la bibliothèque humaine MA scène nationale Montbéliard green days 2014
le 31 mai 2014, dans le cadre du festival Green Days, MA scène nationale proposait sur le parvis des droits de l’homme à montbéliard la première bibliothèque humaine du Pays de Montbéliard, mise en scène par Cédric Orain avec des habitants / auteurs / récitants. Voici leurs histoires...
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dans chaque lieu, une fable s’invente et se raconte Cédric orain, metteur en scène
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Une aventure artistique porteuse de lien et de sens Yannick Marzin, directeur gral de MA scène nationale
p. 15 La librairie d’audincourt Mélanie Gerber p.19
ma première Peuge Hanane Nouna
p. 23 le labyrinthe de près-la-rose Myriam Guedacha p.27 over the rainbow Sophie Bolle Reddat p. 31 arrêt acropole Zahia Rouabah p. 35
la maison de puttelange Yolande Berda
p. 39
fort lachaux Yasmina Tabeche
p. 43
partie de chasse à brognard Hasna El Omrani
p. 47 le bistrot rue des febvres Andrée Jeanney p. 51 le pont-levis, rue du port Michel Pheulpin p. 54
écouter chaque histoire sur soundcloud
p. 58
générique
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dans chaque lieu, unE fable s’invente et se raconte cédric orain, Metteur en scène
"Yannick Marzin, directeur de MA scène nationale - Pays de Montbéliard, m’a proposé de concevoir une bibliothèque humaine dans le cadre des Green Days. Le principe est assez simple. Il y a une étagère sur laquelle sont rangés des livres, qui ne sont pas des livres, et oui elle est humaine la bibliothèque, donc pas de livres mais des hommes et des femmes. Les auteurs. Le visiteur invité dans la bibliothèque choisit un homme ou une femme comme on choisit un livre, par le titre, le résumé, la rumeur, ou seulement par hasard. À peine touché, le livre bouge, il se lève de l’étagère et emmène son lecteur dans un espace d’écoute. Pendant cinq ou six minutes, ils se font face sur un petit ilot. L’auteur lit ce qu’il a écrit pour son visiteur, les yeux dans les yeux, et tout autour, on entend des murmures à l’oreille de ceux qui veulent bien les entendre. Tous les textes, ont un paysage commun, le Pays de Montbéliard, et plus précisément certains lieux avec lesquels les auteurs ont un rapport intime, une histoire forte et singulière. Dans chaque lieu, une fable s’invente et se raconte, et à travers elle, celui qui l’écrit cherche les traces laissées par l’histoire de ce pays. Quand il lit son texte, celui qui a écrit et qui maintenant parle, cherche d’où ça lui parle, qui parle, d’où lui vient cette voix, cet accent à la fois si rude et si profond, qui le temps d’un récit dévoile toute la richesse d’une région au passé marqué." 6
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Après des études d’ingénieur en mathématiques appliquées, j’ai tout arrêté pour faire du théâtre. J’ai suivi une formation d’acteur au Conservatoire de Grenoble puis à la classe libre du cours Florent. J’ai fondé la compagnie La Traversée, poussé par une curieuse nécessité de faire un spectacle. J’ai regroupé des textes d’Antonin Artaud, pour faire entendre cette voix lutter contre tous les enfermements. Déjà ça annonçait la couleur… Quand je fais un spectacle, ou quand j’écris, (mais pour moi c’est presque pareil), je cherche une voix qui a été retirée du domaine de la parole donnée, je cherche ce qu’on a perdu et qu’on n’a pas supporté, je cherche tout ce qui exprime qu’on ne s’habitue pas à vivre dans un ordre imposé. Je ne travaille pas que sur des fous, des marginaux, des exclus, des oubliés, des condamnés, des persécutés, etc… Non, non pas que. Un peu quand même mais pas que. à part ça, pour mes spectacles, j’utilise
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des textes qui ne sont pas destinés au théâtre, ou des textes que j’écris. Pour chercher une histoire pas encore écrite, pour continuer d’écrire cette histoire sur le plateau : avec les acteurs, les lumières, le son, la scénographie. Ça me permet toujours de rester au cœur de l’écriture, et de lui donner plusieurs voix. Ça me permet surtout d’être perdu, j’aime bien me perdre, surtout quand la nuit tombe, ça réveille l’animalité, ça force à la clairvoyance, ça m’oblige à guetter patiemment, ce qui tout à coup pourrait surgir devant moi dans la nuit. A mort les sorties de secours au théâtre. J’ai besoin qu’il fasse noir. Le théâtre me sert à ça, refaire la nuit, pour moi, pour chacun, et retrouver au milieu des cris, des bêtes, des mâchoires, des spectres, des pioches et des couteaux, au milieu de tout ce qui terrorise, une voix perdue, oubliée, empêchée, et qui n’a pu sortir. Cédric Orain 7
le site de la compagnie la traversée / cédric orain www.latraversee.net
reportage vidéo et interview de cédric orain youtu.be/xcagkdarpga
découverte vidéo de l’installation vimeo.com/106586836
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UNE EXPéRIENCE ARTISTIQUE PORTEUSE DE LIEN ET DE SENS Yannick Marzin, directeur général de ma scène nationale
En demandant à Cédric Orain de travailler sur le projet d’une bibliothèque humaine, nous souhaitions proposer une expérience hors-du-commun : à la fois pour les participants, mis en situation d’écriture et de jeu ; mais aussi pour les passants et les spectateurs, invités à vivre un échange singulier. Tout l’enjeu de cette aventure est l’exploration sensible de notre territoire, le Pays de Montbéliard, et le questionnement des liens qui nous rattachent à lui. Car personne ne voit le même endroit de la même façon. La bibliothèque humaine, avec ses récits incarnés et offerts au public, crée ainsi du lien et du sens. Elle témoigne de la vocation de MA scène nationale à irriguer le Pays de Montbéliard de présence artistique, à construire avec ses habitants une histoire créative partagée. Au-delà de la programmation de spectacles et de l’accompagnement d’artistes, MA scène nationale compose un programme éducatif et participatif fort associant sur la durée artistes, habitants, partenaires institutionnels, culturels et associatifs. Quels que soient l’âge, l’expérience ou les origines sociales, vivre un processus de création peut changer notre vision de nous-même et de notre environnement. La démarche participative agit ainsi comme un déclencheur de curiosité, un levier d’ouverture aux autres, un moyen de sensibiliser à différentes formes d’expressions et d’inspirations. 10
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La librairie d’Audincourt Mélanie Gerber
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ans le cœur de la ville, une maison résiste au temps, à L’Histoire et aux vents mégalomanes. Les anciens l’appellent la maison "Peuquet-Jodry" ; "la librairie" ou le "1, Aristide Briand", pour les nouveaux habitants. Une maison aujourd’hui centrale et pourtant, devant laquelle on peut passer sans la voir. Madame Jodry, 80 ans fleuris, nous accueille devant la maison, Camille et moi. La maison a disparu sous les échafaudages alors il nous faut rentrer pour mieux "saisir le lieu", nous confie-t-elle. Derrière la vieille dame, le maire, l’élu à la culture, l’ancien maire et encore toute une ribambelle d’illustres de la ville, passés et présents. Madame Jodry traverse la pièce principale, nous invite à la suivre… Et nous emmène au grenier ! Chacune d’entre nous observe les traces du passage des propriétaires successifs, gravées dans les murs. Dans la première pièce du grenier, sa voix murmure "C’est ici que s’est endormie Adèle." En 1916, lorsqu’ Adèle y habitait, cette maison se fondait dans le paysage urbain. Une maison particulière, une maison familiale, en pierres, un ancien corps de ferme, comme on en voyait partout. Trois, quatre marches invitaient à entrer dans la pièce principale. De grandes persiennes en bois laissaient deviner le 15
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seul étage qu’elle possédait, le nombre et la taille restreinte de ces pièces. Une pièce cependant est toujours restée dans la confidence, pour tous ceux qui passent devant la maison. Dans cette pièce exigüe, un fauteuil en cuir, une lampe sur pied et des livres. Le tout, collé au seul mur percé de lumière. Adèle aimait passer ses nuits dans cet endroit après avoir liquidé ses tâches quotidiennes et lu une histoire aux enfants. La maison résiste à la guerre mais pas la famille. La veuve Adèle, elle qui aime le pouvoir des livres autant que le confort de cette maison, décide, par nécessité, de transformer les lieux et de leur donner une nouvelle vie. Pour Adèle et ses enfants, les livres, les crayons, les gommes et les cahiers s’entassent dans chaque recoin de la maison. Adèle part sur les routes, dans les écoles, pour les vendre. Camille, sa fille, prend le relais quelques années plus tard et ouvre une petite librairie papeterie, dans la maison. Et l’histoire continue à œuvrer. En 2005, lorsque Camille et moi venons visiter le lieu, les volets sont clos depuis plusieurs années. Débordantes d’enthousiasme et d’excitation, nous portons en nous la prétention de renouer avec l’histoire de la maison. Et pour que l’histoire ne s’arrête pas, les descendants de la famille Peuquet, eux, venaient de léguer la maison à la ville à une condition, une seul qu’une librairie renaisse entre ses murs. Parce que cette maison, si commune d’apparence est devenue au fil du temps, pour chacun, un lieu de convivialité et de culture. En 2005, Madame Jodry, 80 ans fleuris, nous accueille, Camille et moi devant les échafaudages. Elle sourit, est émue. Son mari a grandi dans cette maison ; "Pierre aurait aimé vous rencontrer !" En ce temps, c’était elle, la passeuse d’histoire. Et un peu, bien involontairement, Camille et moi, parce que nous 16
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portions les prénoms des deux femmes à l’origine de toute cette histoire, Adèle et Camille, mère et fille. Presque 100 ans, déjà. La ville pleure ; un trou déjà rempli de fleurs attend le corps de Madame Jodry au cimetière protestant. Madame Jodry, qui avait eu cette idée que nous avions trouvé saugrenue à l’époque, de nous accueillir dans le grenier, Camille et moi. Madame Jodry, qui voulait alors, sans doute, nous transmettre l’histoire de cette maison et s’assurer, surtout, que nous en préserverions l’âme. Madame Jodry ne saura jamais que la librairie a fermé ses portes quelques jours seulement avant qu’elle même ne ferme les yeux. Elle ne saura jamais non plus que depuis, Montbéliard a laissé les portes de sa dernière librairie définitivement se refermer. Je dois maintenant finir mes cartons et quitter cette maison dans laquelle j‘ai vécu quelques années, moi aussi. J’ouvre la petite fenêtre du grenier. Je pousse le volet couvert de fiente de pigeons. Je regrette, un instant, de n’avoir jamais osé m’asseoir dans le fauteuil en cuir désossé.
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Ma première peuge hanane nouna
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té 2004, mon premier travail de saisonnière, ma première fiche de paie, à moi la liberté, Il est 4h20 du matin, je suis stressée, fatiguée mais fière d’aller travaillerdans cette usine qui fait parler d’elle de partout. Je sors de chez moi, dehors le temps est doux, je me dirige vers un arrêt de bus qui se trouve au bout de ma rue. Devant cet arrêt j’aperçois des hommes et des femmes assis sur un banc. Je m’approche d’eux et je me tiens debout juste à côté. Un homme s’approcha vers moi et me dit "c’est ton premier jour" je lui réponds "oui c’est mon premier jour" et il me dit que le bus ne va pas tarder à arriver. Il récupère les salariés de la ville de Bethoncourt, s’arrête ici puis direction Sochaux. Le bus est là, je monte la dernière, toutes les places arrière sont prises, je m’installe devant, à côté d’une femme qui dort et c’est parti. Le chauffeur s’arrête à différents endroits de Grand-Charmont pour récupérer les salariés. Dans le bus, je n’entends aucun bruit, c’est le calme total, j’entends juste le bruit du moteur. Je regarde par la fenêtre, j‘aperçois plusieurs autres bus entrer par une grande porte appelée "la portière Sochaux" qui se retrouve sur une place principale, et là c’est le choc total ce n’est pas un ou deux bus mais une vingtaine de bus qui transportent des salariés venus de toute la 19
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Franche-Comté : Héricourt, Belfort, Montbéliard, Vesoul, Lure... Tout ce monde descend des bus et s’éparpille de tous les côtés pour rejoindre les différents secteurs : peinture, mécanique, ferrage, emboutissage... Je me sens toute petite au milieu de ce monde-là, je regarde autour de moi, je suis perdue, je vois tout ce monde pressé, des regards tristes, des gens à peine réveillés, des voitures partout, différents bâtiments petits, grands, et longs qui se trouvent à l’intérieur de l’usine, avec ses ronds-points, des passages piétons et des feux de circulation. Je me retrouve dans une petite ville que je vais appeler Sochaux bis. En voyant tout ce monde je suis prise de panique, renfermée sur moi-même, je ne sais pas quoi faire, où aller, je demande à un chauffeur de bus où se trouve le secteur emboutissage, il m’indique la route et j’y vais. Je me perds entre les bâtiments je ne sais plus où je vais, perdue dans cette immense usine, je suis énervée et stressée, peur d’arriver en retard, je continue de marcher je regarde à droite, je regarde à gauche, je fais attention de ne pas me faire écraser par toutes ses machines. Je suis des personnes et je vois au loin une grosse pancarte "EMBOUTISSAGE". Je me sens soulagée d’être arrivée à destination. Je rentre dans le bâtiment et là stop c’est le choc total, je suis choquée par toutes ces machines de presse qui font un bruit insupportable. Impossible de rester dans cette endroit plus d’une heure, choquée de voir des passages piétons à l’intérieur. Je me dirige vers le bureau du chef pile à l’heure et je me présente. Le chef de secteur me dirige vers une salle de réunion où se trouvent d’autres personnes, des saisonniers qui attendaient que tout le monde soit là pour commencer la réunion d’information, pour nous faire visiter le secteur emboutissage et 20
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nous attribuer nos postes de travail ainsi que les consignes de sécurité. Équipée de ma blouse de travail grise et jaune avec le logo du lion sur le côté droit, j’ai mis des gants, les grosses chaussures de sécurité et pour le bruit infernal des boules quies aux oreilles. Un homme vient me chercher et me dit : "je suis ton responsable de secteur c’est moi qui vais te former aujourd’hui". Je me retrouve devant cette grosse et longue machine de dix mètres enfermée dans une grosse boîte vitrée où se trouvait un robot qui pressait la tôle en forme d’aile pour voiture et qui se terminait dans un bac, je devais les récupérer et les mettre dans les conteneurs. Je prends, j’applique les consignes, tout se passe bien, cela fait deux heures que je suis en train de ranger ces pièces, je commence à fatiguer, j’ai mal aux jambes, j’ai envie de m’asseoir mais, je ne peux pas sinon les pièces vont s’entasser et je vais perdre le rythme, je suis obligée d’attendre la pause pour me rafraîchir et manger, c’est long, je me retrouve toute seule derrière cette machine personne à qui parler, derrière moi des fenwicks passent pour ramasser les conteneurs de mes pièces. La machine s’arrête, enfin c’est la pause, je vais m’installer en salle de restauration tout en mangeant j’échange deux trois paroles avec les anciens et nouveaux salariés. Une demi-heure s’est écoulée, la pause est finie, j’enfile mes gants et mes boules quies et c’est reparti pour mes deux dernières heures de travail. Me revoilà debout devant cette machine, je répète les mêmes gestes automatiquement, je suis devenue un robot humain. Un homme s’approche de moi, je le vois s’équiper et il me dit "c’est moi qui vais prendre le relais de ton poste", je suis soulagée, j’ai enfin fini ma journée. Je rejoins la porte de sortie pour prendre le bus et rentrer chez moi me reposer.
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Le labyrinthe de près-la-rose Myriam Guedacha
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’étais encore petite, à peu près 6 ans, lorsqu’un aprèsmidi je suis sortie avec mon père. Comme il faisait beau, il décida de m’emmener au parc du près la rose. C’est un endroit populaire où on se retrouve en famille, entre amis, même les amoureux y vont. Le paysage est magnifique, toutes ses belles fleurs colorées. Sur le chemin, j’ai l’impression, comme à chaque fois, que le monde entier s’était donné rendez-vous. Les passants ont l’air heureux, comme moi ce jour là. En famille, ils pique-niquent, entre amoureux, ils se baladent, entre enfants, on s’amuse...
Il y avait même des mariés qui se prenaient en photo derrière l’herbe verte du parc pour arrière plan. C’est un lieu unique, qui était encore en friche il y a quelques années, avant même ma naissance ! Personne n’osait s’y aventurer tellement le paysage était laid. A l’époque c’est là qu’on y mettait les objets morts, il n’y avait pas de vie dans ses vielles usines! Je n’ai jamais connu ça moi qui suis née beaucoup plus tard. Aujourd’hui, c’est un endroit MAGNIFIQUE !!!!!! Il y a le pavillon des sciences, où plusieurs expositions se succèdent chaque année. De temps en temps, ils font des animations, des concerts … Je marche à côté de mon père jusqu’à ce qu’il s’asseye sur un 23
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banc devant les attractions. Il me laisse m’amuser. Énormément d’enfants jouent, dans la foule je remarque mon amie qui joue avec moi. Je vois mon père me jeter quelques coups d’œil de temps en temps. Pas très loin, il a un labyrinthe en buisson. Mon amie me propose de jouer à cache-cache. Elle pose ses mains sur ses yeux et se met à compter. Je jette un regard autour de moi et j’ai l’idée de me cacher dans le labyrinthe. Je ne réfléchis pas et de toute façon je suis sûre de retrouver mon chemin. Je cours vers l’entrée et continue tout droit et en même temps je reste à l’écoute de mon amie. Je m’arrête soudain parce que je n’entends plus sa voix. Etonnée par ce silence, je fais demi tour mais me rends compte que je n’avais malheureusement pas retenu le chemin. Autour de moi il n’y a que des buissons, j’ai l’air minuscule face à eux. C’est si sombre que je commence à avoir peur. Je m’assois par terre et me mets à pleurer. Je suis paniquée ! Comment ai-je fait pour me perdre ici ? Alors, j’entends un bruit étrange. Je lève ma tête et je vois un corbeau. Il n’est pas comme les autres, il est si beau que je le fixe du regard. Je me dis qu’il a de la chance d’être dans les airs, au moins rien ne peut lui faire obstacle. Alors je le suis, toujours la tête en l’air. Je ne me souviens plus de ce moment, je sais juste que je me suis retrouvée dans ce jardin. Des années plus tard, on me raconte le mythe de Dédale et Icare. Dédale est l’architecte qui a construit le labyrinthe pour enfermer le minotaure, un monstre mi homme mi taureau. Un jour le roi Minos emprisonne l’architecte et son fils dans ce labyrinthe. Pour éviter qu’ils révèlent un secret, ou parce qu’ils l’ont trahi, ou peut-être parce, enfin je sais plus. Donc Le roi Minos enferme Dédale et Icare. Pour sortir, Dédale fabrique pour son fils et lui, deux paires d’ailes qu’il fixe aux épaules avec de la cire. Avant de s’envoler, Dédale dit à son 24
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fils : "ne t’élève pas trop haut sur la mer, écoute moi bien, fais bien ce que je te dis car si tu t’approches du soleil, la cire pourrait fondre et tes ailes se détacher." Mais la jeunesse ne fait que ce qu’elle a en tête, je suis bien placée pour le savoir. Icare n’écoute pas, il monte de plus en plus haut, n’entend pas les cris angoissés de son père, s’approche trop près du soleil et ses ailes se détachent. Il tombe dans la mer et les eaux se referment sur lui. Quand j’ai entendu cette histoire la première fois, j’ai tout de suite pensé au jour où je me suis perdue. Quand je viens au Près-la-Rose, je suis parfois un peu inquiète, peut-être que je repense à ce jour où pour jouer j’étais entrée dans ce jardin et où je ne pouvais plus sortir.
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over the rainbow Sophie Bolle Reddat
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a y est je déménage ! Fini la petite vie tranquille de Lons-le-Saunier. Mon compagnon vient travailler à Montbéliard, et je le suis. Moi ? Je ne connaissais de Montbéliard, que le réveillon des Boulons, le Théâtre de l’Unité, et accessoirement les usines Peugeot. En plus je n’aime pas le foot. La maison que j’ai choisie est nichée sur une colline, plein sud, dans un parc arboré, avec de grandes baies vitrées, et le chant des merles au printemps. Ces petites maisons vertes et marrons ont abrité des ingénieurs de chez Peugeot à partir des années 65 et jusqu’à la vente par Peugeot de son parc immobilier. C’est tout près de la "Peuge" et du stade Bonal. De bonheur, je rayonne ! L’emplacement est idéal. Finalement par l’A36, Besançon n’est qu’à une heure d’ici, on est à une heure de Colmar, sans oublier la Suisse à 20 minutes. Pour venir chez nous, il faut sortir de l’autoroute, sortie, heu... ! Je sais plus le numéro de la sortie, peutêtre la 8 et prendre le rond-point de Mac Do. à mon arrivée à Montbéliard, la voiture chargée du déménagement, je poursuis mon trajet grâce au GPS. Il m’indique le rond-point et ensuite la troisième sortie. Je m’engage prudemment, l’œil aux aguets, à la recherche du centre-ville. La circulation m’absorbe dans son courant continu. 27
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"Prenez la troisième sortie" me conseille la voix. Mais qu’ontils tous ces excités à accélérer juste au moment où je veux tourner à droite. Mon cœur bat de plus en plus vite. Je suis en apnée, mes mains sont moites ! Merde ! Voilà ! J’ai raté la sortie n°3 ! Mon GPS me répète en boucle : "faites demi-tour dès que possible". J’aimerais tellement lui obéir ! Je n’y connais rien aux marques de voitures, mais là, je ne peux pas rater l’emblème de la marque locale qui trône gigantesque, métallique à l’avant des capots, menaçant, avec ses dents brillantes et acérées. Les voitures sont presque toutes grises - la mienne aussi est grise. Je n’en ai jamais vues autant. Il faudra que je personnalise ma voiture pour la retrouver sur les parkings. On fait de jolis autocollants hawaïens. Maintenant, je redouble de vigilance avec le regard affolé d’une poule. Cinquième tour de ce foutu rondpoint. Je suis en transpiration. Un frisson glacé me parcourt le dos. Voilà un con qui double à droite, il lève les bras en l’air et me crache des injures silencieuses derrière sa vitre (il a la clim lui), et cet autre qui me klaxonne tout en faisant des appels de phares… Je crois que je vais pleurer. Premier jour à Montbéliard, premier jour au pays des ronds-points, premier jour au pays des fous. C’est alors qu’au beau milieu du rond-point apparaissent en technicolor des vaches : il y en a des bleues, des rouges, des vertes qui paissent tranquillement. C’est une île gardée par des nains géants au sourire figé. Elles semblent heureuses les vaches d’être là. à la radio, on passe la chanson Somewhere over the rainbow par ce grand type hawaïen, mort d’avoir été trop gros : "somewhere over the rainbow, way up high, there’s a land that I heard of once in a lullaby". Les vaches hochent la tête en me regardant tourner et moi je cherche toujours la sortie n°3, je 28
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veux rentrer chez moi. Mes oreilles bourdonnent. Le volant semble collé à mes paumes. Soudain, je suis feuille, je suis plume. Alors je vois d’en haut le château, la gare, les usines, la rivière, le parc du Près-la-Rose, le temple, la ville et ses lumières… "Somewhere over the rainbow, way up high, there’s a land that I heard of once in a lullaby". Au loin sur la colline, j’aperçois la petite maison verte, dans le parc. Ma maison ! Enfin, malgré tout, je coupe la route à un fieffé crétin qui arrive à fond. La voiture s’échappe du rondpoint. "Au deuxième feu, tournez à droite" - mes mains suivent le mouvement - "prenez la file de gauche" - j’active le clignotant - "à 30 mètres, tournez à droite" - je rétrograde - "à 50 mètres, vous êtes arrivé à destination" - "vous êtes arrivé à destination" - "vous êtes arrivé à destination"...
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arrêt acropole Zahia Rouabah
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août 2013, 20h40. à l’arrêt de bus de l’Acropole à Montbéliard. J’attends le bus de la ligne numéro 1, il aurait dû arriver voilà huit minutes. Il a dû passer en avance, je prendrai le suivant. Je me rassieds sur le banc. En face de moi, de l’autre côté de la route, le château des Ducs de Wurtemberg. Quasiment personne aux alentours. De rares automobiles passent et masquent durant une fraction de seconde le château. Parfois un bus d’une autre ligne s’arrête et dissimule le paysage, je ne vois plus les tours Henriette et Frédéric qui s’élancent dans le ciel. Mon grand-père m’avait demandé un jour, lors de vacances passées en Algérie : "Les bancs blancs, qui étaient au pied du château, sont-ils toujours à leur place ?" J’avais été incapable de lui répondre. J’étais enfant, je ne connaissais pas suffisamment le centre-ville de Montbéliard. Les souvenirs de mon grand-père dataient de la seconde guerre mondiale, lorsque les "indigènes" étaient venus à la rescousse pour repousser les troupes allemandes hors de France. Réserviste, il n’avait pas eu le choix. Il s’était retrouvé en Franche-Comté, destination finale : l’Alsace. Bien que n’ayant jamais fait d’études en médecine il avait été promu "infirmier". De retour en Algérie, après la guerre, il avait rapporté le matériel médical avec lequel il avait "exercé" : pinces, ciseaux, scalpels… Il en avait certainement vues des horreurs, 31
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mais jamais il ne m’en a parlé. C’était tabou. Il n’avait fait que passer, mais il se souvenait de ces bancs, de l’esplanade du château, du soi-disant "tunnel sous-terrain" qui partait du château, passait sous la gare et prenait fin à Châtenois-Les-Forges dans le territoire de Belfort… Si j’avais habité Lyon, Montpellier ou Marseille, quels souvenirs m’aurait-il livrés ? Des années après, comme tous les adolescents de mon âge, je me baladais un samedi après-midi "en ville", comme nous disions. Ce qui consistait à arpenter la rue piétonne d’un bout à l’autre sans autre but que de croiser des jeunes de notre âge. Au programme : bises et salutations, rapide passage à la bibliothèque au centre des Alliés, menus achats au Prisunic et retour à la maison. Ce jour-là, j’avais jeté un bref coup d’œil à l’endroit où devaient se trouver ces bancs et je les avais aperçus : ils étaient bien là, ils avaient survécu à la guerre sur la même placette tranquille que m’avait décrite mon grand-père, jonchée de graviers. Ils avaient certainement fait aussi mai 68. Mais ils étaient verts ! Un bus s’arrête de l’autre côté de la chaussée, lequel ? Le "Diam" ? le "2" ? En face de moi, au pied du château, un parking, presque vide, impersonnel. Les bancs ont disparus, la placette recouverte de graviers est désormais une flaque de bitume bariolée de traits blancs rectilignes. Une 309 s’arrête sur ce qui est aujourd’hui un parking, les portières s’ouvrent, de jeunes garçons sortent, ils parlent très fort. Ils semblent heureux, ils rient. La musique que crachent des hauts-parleurs couvre leurs paroles. Quel contraste avec le souvenir de quiétude de mon grand-père. Sur ce parking, personne. Rien à faire. Personne avec qui se chamailler comme certains le font les samedis après-midis. S’ils étaient passés au même endroit quelques 32
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heures plus tôt, ils auraient certainement pris part à la bagarre qui opposait les jeunes des Buis à ceux de la ZUP alors que des policiers arrivés en renfort par cars entiers tentaient de les séparer. Ils repartent. Des personnes, de l’autre côté de la route attendent leur bus. Derrière moi un long bruit strident. Un train passe, son sifflet retentit. Dans une dizaine d’heures des montbéliardais débuteront des vacances au soleil loin de la grisaille quotidienne. Sur ma gauche l’office de tourisme : une vieille bâtisse sans caractéristiques particulières, sinon l’enseigne illuminée rose-fluorescent. Etrange cette couleur. Vite, je me lève et m’engouffre dans le bus. J’ai failli le rater. Je m’installe à l’avant pour garder un œil sur la route. Bref coup d’œil à ma montre : 21h55, je suis restée plus d’une heure, assise, sans réaliser que j’avais raté au moins trois bus ! Nous quittons "l’Acropole". Je ne vois aucun pilier, aucun vestige de la Grèce antique. Pourquoi ce nom ? Je poserais bien la question au chauffeur, je me retiens. Il augmente le son de la radio. Je ne pense pas non plus que cet arrêt soit un refuge. Peut-être devait-il l’être lorsqu’il a été pensé et élaboré. à la radio un commentateur sportif hurle. Le FC Sochaux Montbéliard joue à "l’extérieur" et vient d’encaisser un but. Le chauffeur baisse le son. Je dois rester concentrée sur les arrêts qui défilent. Les rues et les quartiers sont quasiment déserts. La vie s’est arrêtée en même temps que les usines Peugeot. Presque tous les ouvriers de la "Peuge" sont partis en vacances avec leur famille. Lulli, Jean Moulin, Rouget de l’Isle, Courbet, Oehmichen… Ah ! voilà Saint Saens. "Cling" : "arrêt demandé", le voyage prend fin. Je repense à mon grand-père. Pourquoi ces bancs avaient-ils été si importants pour lui ?
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la maison de puttelange Yolande Berda
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e regarde la photo où mon père est devant la maison natale, avec frères et sœurs ; il tient un petit chien sur ses genoux. Il est assis sur les marches du perron. Au rezde-chaussée devant l’une des deux fenêtres apparaît sa maman. La maison est encaissée entre deux autres, d’où sa hauteur sur deux étages. Elle rejoint par une cour intérieure la rue arrière. Elle possède également deux larmiers qui éclairent la cave. Il fallait une grande maison pour abriter les grands parents et leurs six enfants. Toute la famille vivait dans la cuisine du rez-de-chaussée. Le premier étage accueillait la chambre des parents et celle des filles. Les garçons dormaient au second qui comportait aussi le grenier.
Sarah mit au monde Suzanne, l’aînée des enfant, partie tôt de la maison pour épouser un coiffeur. Puis Marcel, qui faisait croire à sa sœur Lucie qu’il y avait un fantôme dans le grenier, ce qui la terrorisait. Marcel rêvait de partir aux Amériques, comme l’oncle Jonas émigré quelques années plus tôt. Sylvain, plutôt taciturne, très exigeant sur sa toilette corporelle, qui s’aspergeait chaque jour d’eau de Cologne. Lucie, une maniaque du balai, astiquait tout, surtout la salle à manger où personne n’entrait de peur de l’abîmer. D’ailleurs c’est elle qui ressemblait le plus physiquement à grand-mère. Irène s’ad35
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mirait dans le miroir de la chambre des parents, en essayant diverses tenues. Et Gaston mon père, le plus jeune des enfants, toujours heureux, toujours satisfait, aidait son père à faire les marchés, vendant des tissus et de la vaisselle. Il aimait aussi cultiver le jardin potager. En 39, la maison se vida. Les fils furent mobilisés, la grand-mère et ses filles expulsées de Puttelange en raison de leur confession juive. Elles trouvèrent refuge à Dijon jusqu’à la fin de la guerre. Grand-mère y mourut en 41. Ma mère était réfugiée en Dordogne. Ils ont correspondu durant toute la guerre. Ils se sont mariés en 45, ma mère ne voulait pas faire les épousailles avant-guerre. Elle ne voulait pas avoir d’enfant à ce moment-là, et craignait de se retrouver veuve. Gaston resta captif en Allemagne durant les cinq années de guerre. à son retour il dut être soigné à l’hôpital militaire de Nancy durant six mois pour un empoisonnement du sang causé par la malnutrition. L’une des infirmières laissa échapper dans son dos : "il n’a qu’à crever ce juif." Mon père parlait parfaitement la langue allemande, il rapporta ces propos au médecin chef qui prit des sanctions envers l’infirmière. Un jour, durant sa captivité, un soldat lui dit : "vous les juifs, vous n’avez pas de cœur." Gaston rétorqua : "vous avez entièrement raison, mais vous savez pourquoi les juifs n’ont pas de cœur ? Ils n’ont pas de cœur parce qu’ils ont deux estomacs." Je suis née à Puttelange-aux-Lacs en décembre 46, dans la maison. Nous avions un mobilier succinct, de bonnes âmes ayant tout volé dans la maison abandonnée. Le curé du village, dont l’église avait été bombardée, lança un appel aux habitants afin qu’ils rendent tout ce dont ils s’étaient emparés, mais sans effet. Par contre quelques années plus tard, ma mère aperçut par une fenêtre ouverte dans une maison de la rue Clémen36
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ceau, une armoire qui avait appartenu à ses beaux-parents. Elle ne chercha pas à la reprendre. Il fallait tourner la page et ne pas refaire la guerre. En 45, la maison contenait un évier de pierre dans la cuisine, sans eau courante, une cuisinière pour chauffer l’eau recueillie à la fontaine devant la maison. Les toilettes dans la cour intérieure étaient rudimentaires, dans une cabane munie d’une porte en bois et d’un siège aussi en bois. Mes parents s’installèrent donc dans ce village, le temps de ma naissance et celle de ma sœur Raymonde en 48. En 49, sur l’insistance de ma mère qui voulait un avenir pour ses enfants, nous nous sommes installé à Belfort. Mais les liens ne furent pas rompus car chaque été nous passions nos vacances dans la maison en juillet. Mes parents la meublèrent avec de la récupération. Le grenier était dangereux, car le plancher était en partie démoli ; il y avait des trous de balles dans les murs extérieurs. Malgré celà nous aimions nous y retrouver, et revoir les amis de mes parents évoquer des souvenirs d’avantguerre. Lorsque j’arrivais dans la "maison de Puttelange" je reconnaissais une odeur de renfermé, mais pourtant agréable. Il m’arrive de la retrouver dans mon sous- sol dans ma maison aujourd’hui. Au 14 juillet le garde champêtre annonçait la fête avec son tambour ; les enfants de moins de 14 ans recevaient de la part de la commune une tablette de chocolat Suchard. Jusqu’au jour où la maison dut être vendue, au grand dam de mes parents. Querelle d’héritage, appât du gain pour tante Irène notamment, qui a fait le forcing pour s’enrichir. Ce fût une vente aux enchères. J’y suis retournée quelques années plus tard, avec mes sœurs. Elle a été très peu modifiée, et nous avons pris des photos.
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Fort Lachaux Yasmina Tabeche
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ous connaissez le Fort-Lachaux, vous savez ce site qui surplombe Grand-Charmont, Sochaux et Montbéliard, la où se retrouvent des familles, des jeunes, des couples pour un barbecue, une rencontre amoureuse ou tout simplement une balade. C’est là aussi que vont s’aérer les enfants, le centre de loisirs du Fort-Lachaux les accueille à chaque période de vacances scolaires.
Cet endroit si calme se transforme alors, on se croirait dans une ruche "ça grouille" de partout ! Et, si vous vous y rendez aujourd’hui, vous constaterez une effervescence particulière, les enfants sont surexcités, l’agitation est à son comble. Normal, ce soir c’est "l’Eté au Soleil", le spectacle que tous les parents attendent et qui a lieu à l’entrée des "grottes", c’est comme cela que les enfants les appellent, mais en fait ce sont les entrées des tunnels d’accès à l’intérieur de ce qu’il reste du "Fort Rouzout" qui est le vrai nom du Fort construit entre 1876 et 1878 afin d’empêcher l’ennemi de contourner la place forte de Belfort par le sud et pour contrôler les passages de la Savoureuse au Nord et du Doubs au Sud. Le Fort abritait plus de 700 hommes, sous officiers et officiers, il y avait une infirmerie et une boulangerie et dans ces deux magasins on pouvait entreposer 140 tonnes de poudre. 39
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Il assurait la jonction entre le Fort du Mont Bart au sud et du Mont Vaudois et du bois d’oye au Nord. Ce jour là je décide de monter un peu plus tôt, avant le spectacle afin de profiter du panorama. Je prends les escaliers à travers bois, je m’engouffre dans une fraîche odeur de terre, d’herbe, de mousse, d’orties et de menthe sauvage. Je m’aventure un peu plus à l’intérieur du bois quand tout à coup je crois percevoir une forme, j’entends des petites bruits, comme si quelqu’un piétinait, le silence et le calme sont remplacés par les sons des battements de mon cœur qui s’emballe, j’ai des sueurs froides, je suis presque tétanisée. On raconte tellement de choses sur le Fort-Lachaux, des apparitions étranges : la dame blanche, des soldats en armures d’époque et il parait même que certains y célébreraient des rites sataniques ! La nuit ne va pas tardée à tomber, je m’empresse de rejoindre au plus vite le chemin goudronné quand devant moi plantée sur ses pattes, une biche me fixe, aussi surprise que moi, son regard est profond, plus rien ne m’accroche que ses yeux écarquillés. Pas de fantômes, ni revenants, ni aucune créature maléfique, non juste une biche. J’arrive à l’orée du bois et je sors devant le bâtiment 1 qui rassemble plusieurs petites salles qui sont louées aux particuliers pour des événements familiaux : mariage, baptême, anniversaire, décès. En fait c’est une partie du Fort qui dans les années 1950 a été rasée pour y installer des baraquements destinés aux logements des ouvriers des usines Peugeot. Le père de mon amie Nadia nous a raconté que quand il est arrivé 40
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d’Algérie il y avait été logé : ils étaient plusieurs par dortoir et partageaient une cuisine commune, des toilettes et des lavabos le tout très rudimentaire. Je poursuis mon chemin et passe devant le club de tir qui se trouve à la place du casernement, là où logeaient les soldats. Il commence à y avoir du monde, les voitures envahissent l’espace, il n’y aura bientôt plus où se garer, je ne regrette pas d’être venu à pied, je contourne le centre de loisirs en passant derrière les maisons, celle des moyens et des grands puis celle des petits (chaque tranche d’âge a son espace aménagé, sa maison). Il fait nuit, je suis seule au milieu de l’aire de pique-nique, derrière la foule et je pense aux nuits de campings passées avec les enfants, à la chasse au dahu et aux histoires que l’on racontait, aux chants autour du feu de camp et aux brochettes de chamalows… Les grottes s’illuminent, une musique joyeuse retentit, les enfants entrent en scène, ils dansent, ils chantent : “je rêve“, c’est le titre du spectacle.
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partie de chasse à brognard Hasna El Omrani
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l y a du sable, de l’eau, c’est un endroit où on peut se baigner, c’est reposant. On a l’impression d’être à la plage. C’est très beau, surtout quand le soleil se couche, on voit les reflets sur l’eau, normal c’est un étang. Un matin ma sœur et moi avions prévu d’aller courir à Brognard, la fameuse base nautique que tous les Montbéliardais aiment tant. Pour eux c’est comme une plage, un endroit pour fuir le quotidien. Cet endroit plait à toutes les générations, il y a beaucoup de familles qui y vont pendant les vacances ou les weekends on peut aussi y faire des barbecues. Avec mes parents et mes amis j’y allais souvent. Avant d’être une base nautique Brognard était une gravière qui a été aménagée en 1993. Ce jour-là ma sœur et moi enfilons nos tenues de sport et prenons la voiture direction Brognard. Arrivées à destination, ma sœur gare la voiture.
Nous descendons, puis nous allons courir sur le sable. Le soleil n’est pas totalement levé, il fait bon je sens le vent sur mes cheveux. Cette sensation me donne des frissons. Nous courons depuis maintenant trente minutes, entre temps le soleil s’est levé. Tout se passe à merveille, j’ai l’esprit zen. Tout à coup, ma sœur s’arrête, j’ouvre les yeux et vois un énorme Berger Allemand devant moi, j’ai très peur des chiens et ma sœur aussi, mon cœur bat, je transpire des mains, mes jambes tremblent, 43
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je tourne la tête vers ma sœur. Elle et moi ne bougeons plus, nous sommes tétanisées. Puis j’ai une idée : je prends mon courage à deux mains, je baisse la tête et je vois un bâton par terre, je me baisse et le prends tout ça sans quitter le chien des yeux, je le jette loin. Le chien le suit comme prévu. Je dis à ma sœur d’aller se cacher derrière quelque chose avant que le chien ne revienne. Nous remontons dans le parking car il était en hauteur, le sable et de l’eau sont en bas et le parking est comme sur une colline. Nous nous cachons derrière une voiture. A peine deux minutes plus tard il revient avec le bâton à la gueule. Il nous cherche je l’entends renifler. Je regarde par-dessus la voiture et le vois qui se rapproche de plus en plus de la voiture derrière laquelle nous sommes cachées. Je dis à ma sœur que nous devons trouver une nouvelle cachette. Au moment où je vais changer de cachette je vois le chien devant moi. Alors je décide de trouver un nouveau plan, de jouer avec lui, je me rapproche, doucement, en tremblant, avance mes mains jusqu’à lui, j’hésite à les poser, puis je les pose délicatement sur son dos, je vois qu’il ne réagit pas donc je commence à le caresser, en le caressant je me souviens de tout ce que les gens m’ont raconté, comme quoi avant, Brognard n’était pas aussi beau qu’aujourd’hui, en été les familles qui n’avaient pas les moyens d’aller en vacances allaient là-bas pour camper. C’était un camping sauvage sans toilettes, ni salle de bains, avec des rats en liberté. Chaque année beaucoup d’enfants mourraient soit noyés, soit mangés par des chiens, d’ailleurs beaucoup de gens me mettaient en garde sur ce lieu, ils me disaient qu’il y avait beaucoup de chiens sans surveillance, mais 44
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je ne les croyais pas car je n’en voyais jamais. Bref je disais, je commence à le caresser puis il se couche délicatement sur le ventre, il se calme, j’enlève délicatement mes mains de son dos, il ne réagit pas, je le lâche et retourne à la voiture, nous rentrons chez nous épuisées.
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Le bistrot rue des Febvres Andrée Jeanney
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epuis des jours, elle se prépare. Dans sa tête. Mais rien n’y fera. Elle aura beau s’y essayer jusqu’à l’obsession. Elle ne sera jamais prête. Elle s’est garée loin comme d’habitude. Elle a toujours aimé marcher. Et aujourd’hui, la marche pour essayer d’apaiser, de mettre de l’ordre dans le tumulte intérieur. La passerelle, l’escalator. Puis la rue quasi déserte en cette fin de journée. Fin de semaine aussi. Mais trop froid. Ce rendez vous comme un cadeau. Elle s’offre une pause dans l’une des nombreuses boutiques le long du chemin. Là encore, les lieux sont quasi déserts. Quand elle arrive au cœur de la rue piétonne, cœur de la ville, l’odeur des gaufres. Elle aime ces douceurs d’hiver, normalement. Normalement, elle en aurait dégusté une, aurait soufflé sur le sucre glace comme une gamine, s’en serait mis plein les doigts. Mais depuis un certain temps plus rien n’est normal. Depuis un certain temps la boule est là, dans la gorge. Impossibilité d’avaler quoique ce soit. Le corps refuse. Il semble avoir émis comme règle : "Entrée interdite. Do not enter. Do not disturb." Elle pousse la porte. Les tables proches, très proches les unes des autres, sont toutes occupées. Tout le monde semble être 47
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venu se mettre ici à l’abri du froid. Comme d’habitude des jeunes, des pas jeunes, des enfants même. C’est ce qu’elle aime. Et aussi les seuls, les pas seuls, les en couples, les entre amis, les entre collègues. Ambiance conviviale. Un jour, elle a demandé au patron. Le bistrot existe depuis les années 1900. Il en reste comme une atmosphère de café de village. Quelque fois elle y vient tôt le matin. Tant de chemin pour trouver un lieu de chaleur ; de moins en moins de cafés dans la région. L’atmosphère est différente le matin, presque familiale ; tout le monde se connaît, se fait la bise, connaît le patron ; elle non ; le matin elle ne connaît personne ; mais ça ne la gêne pas. Depuis longtemps elle n’a plus peur. Peur des inconnus, peur des regards. Ici c’est encore plus facile que dans d’autres cafés Elle se dirige vers le fond. C’est son endroit préféré. La table est libre, par chance. Elle s’y installe. Encore une fois elle est la première. Pendant quelques instants elle va savourer comme une sorte de répit. La bibliothèque en trompe l’œil, les affiches en couleur, à la gloire de Peugeot, emblème incontournable de la région. Elle plaisir à être là. Elle y vient souvent. Avec les copines. Combien de fous rire, de confidences partagées. Mais de plus en plus elle vient seule. Et maintenant elle attend. Elle dit qu’elle ne commande pas tout de suite, qu’elle attend quelqu’un. Laisse errer son regard sur la salle. Deux couples d’un certain âge s’offrent l’apéritif du soir. Plus loin un solitaire avec son bouquin. La table à côté d’elle, trois jeunes filles qui se racontent la difficulté des relations avec les parents, avec les petits copains. Impossible d’échapper aux conversations ambiantes. L’attente se prolonge ; elle sait maintenant que ça peut être 48
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long. Elle a pensé à apporter son livre cette fois. Même si elle sait qu’elle ne pourra rien lire. Elle aura beau revenir dix fois sur une même phrase, celle-ci gardera tout son mystère. Et pourtant, normalement les livres sont pour elle le refuge suprême. Normalement. Alors elle repose le livre. Nouveau coup d’œil sur la salle. Et l’angoisse qui revient. Alors elle se décide et commande une bière. Quelques gorgées, rapides, qui vont lui monter à la tête. Et puis le carnet est là également au fond du sac ; toujours là lui. Toujours en secours. Quelque soit l’endroit. Elle le sort rapidement, y jette furieusement quelques mots. Dans l’espoir là encore de mettre un peu d’ordre. Mais en vain. Alors elle lâche prise, ne cherche plus à lutter. Et puis, au bout de combien de temps elle ne sait pas, la porte s’ouvre et pendant une heure il n’y aura que ce visage, ce sourire, les mots dits, les mots devinés. Et puis un jour elle viendra, seule à nouveau. Plus d’attente. Elle reviendra parce que ce bistrot, comme tous les bistrots, aident à soigner les âmes. La sienne, celles de beaucoup d’autres qu’elle croise ici et dont elle se sent si proche, elle la fille de paysans : employés, ouvriers (combien d’ouvriers encore ?), vendeurs, étudiants, sans emplois. L’âme des solitaires, des perdus, de ceux pour qui le boulot, quand il y en a, est trop dur ; de ceux pour qui les amours, les familles, les amitiés se sont fracassées. On lui a raconté l’histoire de ces bistrots que les patrons firent détruire. Trop nombreux à leur goût sur le chemin de l’usine. Menace pour la bonne marche des affaires. Il y eu résistance : un bar associatif vit le jour en une seule nuit: le "Quand même", parce que quand même, quoi ! Aujourd’hui, plus de "Quand même" ; plus beaucoup de bistrots même, qui, au-delà de l’ivresse, nous aident à tenir debout. La grande affaire de nos vies étant bien là : tenir debout, malgré tout. 49
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le pont-levis, rue du port Michel Pheulpin
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ne route, une rue plutôt, parce qu‘on est en ville. Encombrée comme toujours parce que c’est l’une des quatre entrées de cette ville. Quatre entrées, aux quatre points cardinaux pour permettre l’accès au centre. Ce qui fait que lorsque vous avez affaire (à faire ?) en ville, votre itinéraire, sauf à prendre le chemin des écoliers, est déterminé à l’avance.
C’était mon cas ce samedi : je me trouvais, posé sur cette route, au volant de ma voiture, une antique berline achetée grâce à mes travaux de vacances. Devant moi, le dernier modèle de la marque locale. L’habitacle est occupé par un couple, semble-til d’âge mûr, se chauffant le dos sur le plastique qui recouvre encore les sièges. Dans le coin, les voitures sont sous blister : on les garde six mois et on les vend sans avoir roulé. Juste les courses le samedi, et encore, pas tous les samedis pour pas y mettre trop de kilomètres. Et devant encore, l’inévitable feu tricolore, lamentablement rouge et bien sûr interminable ! Mon regard pouvait errer de gauche à droite… Sur ma gauche, la rue montant au nouveau quartier en cours 51
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de construction. Au-delà de cette rue, des engins de chantier d’un jaune sale et des murailles d’acier formant le coffrage des piles de pont. Une grue dominait l’ensemble, sa flèche oscillant au gré du vent. Avec cette impression qu’elle se moquait des pauvres terriens fixés au sol ! Et enfin le feu passe au vert. Perdu dans ma contemplation je ne m’en aperçois pas tout de suite. Sans importance parce que la voiture devant moi n’a pas bougé. C’est pas grave, elle va démarrer sans tarder, enfin peut-être ! Non, elle ne démarre pas, c’est fou ce que les vieux ont les réflexes lents. Et l’inévitable se produit : orange, puis rouge. C’est fichu pour ce coup-ci, je vais pouvoir reprendre ma sieste rêveuse. Sur ma droite, le canal, eau verdâtre et stagnante, avec ses berges enherbées, plus ou moins stables. Quelques pêcheurs, assis sur la rive, ont provisoirement retiré leurs cannes. Deux péniches, flottant mollement, avancent en se demandant si c’est la peine de faire cet effort… De l’autre côté du canal, on distingue les ruines d’une ancienne manufacture, spectacle désolant d’une ville qui n’avait pas encore décidé de devenir moderne ! Et enfin le feu passe au vert. Cette fois pas d’hésitation, pied sur l’embrayage, j’engage ma vitesse, prêt à décoller dès que le pépé aura poussé sa charrette ! Rien. Va pas réagir l’ancien… Un léger coup d’avertisseur, juste pour le réveiller. Trop tard. Et l’inévitable se produit : orange, puis rouge. C’est fichu pour ce coup-ci, je vais pouvoir reprendre ma sieste rageuse. Un peu plus loin, on distingue les structures du pont-levis, 52
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son armature métallique qu’on croirait inventée par Monsieur Eiffel, dominant le canal, sorte de sentinelle veillant sur le port et le débarcadère. Et mes yeux se promènent d’une rive à l’autre, d’un côté l’ancien, non pas l’ancien, le vieux, la friche, le pont-levis comme si la ville avait la nostalgie du Moyen-Âge et avait recréé à son entrée l’octroi qui avait disparu du château. Et de l’autre côté la modernité avec ses symboles de béton armé et les bulldozers qui essaient de nous faire croire que ce sont eux qui la poussent. Et enfin le feu passe au vert. Cette fois c’est sûr, si le vieux démarre pas, je le pousse à coups de pare-chocs. Faut pas exagérer : devraient pas traîner sur les routes les pépés. Séniles ils sont. Belle auto mais aucun réflexe ! Coup de klaxon légèrement prolongé, vaguement insistant, rien ! Je le pousse ? Et l’inévitable se produit : orange, puis rouge. Enfin, merde, il fait quoi l’aïeul ? Et soudain, je le vois ouvrir sa portière, descendre lentement de sa voiture et, dignement, calmement, venir dans ma direction. Arrivé à ma hauteur, il me fait un petit signe et moi, résigné, je baisse ma vitre. Alors, sans colère et sans hâte, en se tournant légèrement, il m’indique du doigt les structures métalliques du pont, avec un mouvement insistant pour bien se faire comprendre et me dit d’une voix grave et posée : "Veuillez tempérer votre fougue, jeune homme, et calmer votre impatience. Vous enflammer ne servira à rien. Tant que le pont-levis sera levé, il n’y a que les péniches qui passeront !"
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La librairie d’audincourt
Mélanie Gerber
le labyrinthe de près-la-rose
Myriam Guedacha
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ma première Peuge
Hanane Nouna
over the rainbow
Sophie Bolle Reddat
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arrêt acropole
la maison de puttelange
fort lachaux
partie de chasse à brognard
le bistrot rue des febvres
le pont-levis, rue du port
Zahia Rouabah
Yasmina Tabeche
Andrée Jeanney
Yolande Berda
Hasna El Omrani
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Metteur en scène
Cédric Orain Assistant
Edouard Liotard Scénographe
Karin Serres Photographe
Bertrand Couderc Comédien
Marcel Djondo Enregistrement voix et mixage son
Charly Sicard
Auteurs-récitants
Mélanie Gerber, Hanane Nouna, Myriam Guedacha, Sophie Bolle Reddat, Zahia Rouabah,Yolande Berda, Yasmina Tabeche, Hasna El Omrani, Andrée Jeanney, Michel Pheulpin Production
MA scène nationale - Pays de Montbéliard Avec l’aimable soutien de
Emmanuel Brugger, directeur général CRISTEL SAS Pierre Lauret, directeur général de Pompes Japy Brigitte Bari, présidente du conseil d’admin. de Pompes Japy
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MA SCÈNE NATIONALE - PAYS DE MONTBÉLIARD EST SUBVENTIONNÉE PAR LE MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION - DRAC FRANCHE-COMTÉ, PAYS DE MONTBÉLIARD AGGLOMÉRATION, LA VILLE DE MONTBÉLIARD, LA VILLE DE BETHONCOURT, LA VILLE DE SOCHAUX, LE CONSEIL RÉGIONAL DE FRANCHE-COMTÉ, LE CONSEIL GÉNÉRAL DU DOUBS N° LICENCES D’ENtrepreneur du spectacle 1-1045320 / 1-1058283 / 1-1045582 / 2-1045322 / 3-1045323 N° Siret 778 330 399 000 24 / Code APE 9001 Z Illustration de couverture © DR impression : les grandes imprimeries