LE VOLUME D’UNE VILLE
change plus vite que le coeur d’un mortel
Sous la direction de Fabien BELLAT DE 6 : Transformations École Nationale S u p é r i e u r e d’Architecture Paris - Val de Seine
Madeleine de Bellaing
6
AVANT-PROPOS
10
INTRODUCTION
14
I _ SÉDIMENTATION ET NOUVEL ORDRE DE LA MATIÈRE de la terre à la forme urbaine
A : LE SOL NATUREL, FONDEMENT DES FONDATIONS 1 - l’identité du territoire, une histoire de matière
19
2 - de la trace à la ville
21
De la préhistoire à l’antiquité, de l’espace infini à l’espace fini
24
Du paysage naturel au paysage anthropisé, de la transformation à l’identité
36
B : DE LA NATURE DU SOL ARTIFICIEL 1 - réorganiser la matière par un changement d’échelle
37
42
Le développement d’une culture contructive, source de la poésie du projet
2 - sédimentation de la ville ou artificialisation du sol? Le sol, surface de fondation
46
SOMMAIRE
Le sol, ressource de matière première
II _ ÉCHELLE DE TEMPS ET ENRACINEMENT DE LA VILLE comment l’ancrage physique de la ville peut-elle lui conférer une permanence?
50
A : LE SOL E(S)T LA MÉMOIRE DE NOS VILLES 1 - archéologie urbaine : construire sur les vestiges Définir une continuité à l’identité du site pour l’intégrer dans le projet architectural et urbain Étude de cas: le patrimoine industriel face à la ZAC: l’exemple de l’île Seguin
53
58
2 - les tracés de la ville face aux traces du sol
80
Définir une image identitaire au territoire: quels points d’accroche?
82
Le danger de la conceptualisation du vestige
83
Une propension à perdurer?
88
B : DES COMPOSITIONS HUMAINES INTEMPORELLES?
90
1 - traditions, la persistance d’héritages en permanente évolution 2 - faire corps avec le site pour s’inscrire dans sa temporalité
92
Le profil de la ville, un enjeu de composition et de stabilité Donner un sens à la matière préexistante par l’installation humaine
97
CONCLUSION
106
BIBLIOGRAPHIE
110
AVANT-PROPOS
La
maison de Rodin ? Elle est au
sommet de la colline de Meudon. Pour y parvenir, il faut descendre à la station Issy RER de la ligne C et remonter la ville depuis la Seine vers la forêt.
Schématiquement, la ville se compose de deux plateaux séparés d’un
dénivelée d’une soixantaine de mètres. La partie basse, autrefois bourg de pêcheurs fixés sur les bords de la Seine et emprises industrielles, constitue maintenant la partie
dynamique, connectée à Paris par le RER. Restructurée en plusieurs ZAC
successives, la majorité de son tissu ressemble désormais à un patchwork
d’immeubles de 20 mètres de haut et de voiries dessinées à l’échelle de la voiture.
Le second plateau en revanche, a conservé ses entités paysagères
d’antan, de maisons en meulière à jardin, de chemins sinueux et de
grandes vues sur le paysage de Paris. La vie des habitants tourne cependant à l’échelle du quartier, la dynamique du territoire étant enclavée par le relief.
La couture entre ces deux quartiers n’existe, en effet, pratiquement pas. Descendre ou monter relève du hasard tant les impasses
sont nombreuses et les tracés
peu compréhensibles. La ville a
pourtant tenté quelques opérations d’aménagement qui au renfort de
moult terrassements auraient fait
de la colline un escalier fluide et facilement densifiable. Ces projets ont été parés l’un après l’autre par une caractéristique propre à cette topographie que la ville
tend à faire oublier : le sol est en réalité constitué de craie, et fut exploité jusqu’en milieu du
XXe siècle. Vestiges des différentes
époques traversées par le territoire, les carrières furent d’abord une
ressource de blanc de Meudon, avant
d’être réemployées à des fins variées allant de la champignonnière à
l’abri anti-atomique, en passant par l’annexe de l’industriel Renault, ou encore la mûrisserie à bananes. Ce
sont en réalité 8 km de galeries que les Meudonnais ont sous les pieds et aucun terrassement ou construction
lourde ne pourrait être supporté en
surface sans les injecter. Ce dessein rencontre évidemment l’opposition farouche des défenseurs de la
colline, remparts à l’effacement de l’histoire de leur ville.
Me promenant ainsi, je constatai que la méconnaissance de la nature du
sol ou le fait de vouloir l’ignorer volontairement dans la politique urbaine avait un double effet.
D’une part, la colline était dans
une impasse en matière d’aménagement
7
urbain: tant que l’existence des
carrières est passée sous silence,
la colline laissée en friche et dans l’indécision, est une enclave qui sépare la ville en deux.
D’autre part, les parties planes de la ville _ou aplanies_ planifiées selon des programmes du type
ZAC accueillaient désormais une notable uniformité de formes
architecturales : certaines identités paysagères ont aujourd’hui disparu. Mais à la décharge des architectes, comment exprimer un lieu quand on en a transformé si durablement la morphologie?
Dans le cas de cet exemple je
diagnostiquai que, le sol faisant
partie de l’espace urbain, il devait être intégré dans
sa conception afin
d’en permettre l’enracinement de
l’architecture et la structuration des vides urbains.
Plus largement, il me permet de
m’interroger sur le rapport entretenu par la forme de la ville et la nature du territoire dont elle s’empare. Pour repartir d’observations
générales, aussi variées que soient les sociétés, le statut qu’elles attribuent au sol influe sur la structure urbaine.
illustration personnelle
8
9
INTRODUCTION
À quoi
bon rester fidèle au sol
dans une société accélérée par le progrès technique et contrainte
par une croissance démographique exponentielle ? fig.1
la division spatiale de
la
fonctionnelle
ville selon
la Charte d’Athènes de 1933
Le XXe siècle propose un riche
panel d’expérimentations urbaines
qui, empreintes de la nécessité de reconstruction, de la recherche
de modernité et affrontant la haute
densité, s’attachent à l’élaboration
fig.2 Les
travaux
d’Edouard
de modèles plus concentrés sur leur
UTUDJIAN proposant une
fonctionnalité interne que sur
et
prendre place. La liste des exemples
ségrégation du
une
spatiale
optimisation
sous-sol
espace
devenant
servant.
schémas
de
Ces
typologies
de villes montrent que, comme dans les autres exemples
présentés,
l’espace dans lequel elles aspirent à est infinie.
Citons pour illustrer ce propos
l’élaboration de la Charte d’Athènes de 1933 dirigée par Le Corbusier.
les plateformes définies
En définissant quatre fonctions à la
en
et loisir) elle appelle à une
n’entrent que rarement interaction
elles
et
succession
restent de
entre une
plans
superposés hermétiques.
ville (logement, commerce, industrie division utilitaire de l’espace sur
des niveaux différents, n’entrant pas ou peu en interaction les unes avec les autres. En résulte un urbanisme
hors sol qui a réduit la vie urbaine à des mécanismes réglés. (fig.1)
À la même époque, Édouard Utudjian forme le Groupe d’Études du Centre
Urbain Souterrain : pourquoi ne pas exploiter le sous-sol pour y placer les infrastructure et les services techniques de la ville qui la rend fonctionnelle ? (fig.2)
Évoquons encore brièvement les années
11
1960, paroxysme du développement des utopies spatiales. La fascination pour le développement de nouveaux
espaces habitables et des systèmes autonomes fonctionnant comme des
machines s’empare de la fiction comme
du projet et la limite entre ces deux types de récits se fait toujours
plus floue. Alors que Yona Friedman
propose sa célèbre Ville Spatiale en 1959 _ l’utopie d’une mégastructure
qui, sans s’intéresser à la nature du
fig.3
collage Yona
de
FRIEDMAN
illustrant
son
utopie spatiale
territoire,
permettrait aussi bien
d’en enjamber des portions entières que de superposer plusieurs niveaux de ville sectorisés en un même site
(industrie, commerce, résidence) (fig.3)
fig.4
Le quartier de la
dalle des Olympiades,
Paris
_ l’urbanisme sur dalle propose au même moment une séparation des flux
en plan et en coupe. Celui-ci est de
XIII,
construit
nos jours très critiqué, notamment à
1977,
réalisa-
marque avec son contexte, aussi bien
entre tion
1969
et
embléma-
tique de l’urbanisme sur dalle
cause de la rupture physique qu’il
pour l’architecture sans continuité avec la ville ancienne que pour la
forme urbaine qu’il lui impose. D’un point de vue de l’usage ensuite, la dalle créée pour figurer un nouveau sol référentiel ne parvient pas à
se substituer au sol naturel, étant placée au dessus du reste de la ville. (fig.4)
Malgré une inventivité conceptuelle
pour proposer des réponses à la ville dense et congestionnée, ces exemples de planifications ordonnées en zones
12
rationnelles présentent précisément
Quelle est donc la mesure de cette
considérer l’espace tridimensionnel
conceptions ex-nihilo au siècle der-
la caractéristique commune de ne pas de la ville comme un ensemble. Les
plates-formes fonctionnelles définies
n’entrent que rarement en interaction entre elles et restent une succession de plans superposés hermétiques.
Ces sols artificiels nous éloignent
du territoire naturel en créant des environnements utilitaires adaptés à des besoins définis à une époque donnée. L’idée de démultiplier
les surfaces habitables semblait
mathématiquement judicieuse, mais
peut-on vraiment penser la ville en dehors de son épiderme ?
Parmi d’autres de ses confrères, l’architecte Dominique PERRAULT
importance ?
Après l’essor de
nier, on assiste ces dernières années à un retour à des réflexions autour du fondement et de la fondation première du projet d’architecture.
Le constat de la matérialité du sol par opposition à la linéarité vi-
suelle qu’il offre nous porte à nous
intéresser à l’influence qu’a un territoire sur la construction qu’il
accueille : quelle est la véritable nature du sol et qu’apporte-t-il à l’installation humaine?
Quelle place a le territoire géogra-
phique dans le projet d’architecture? Permet-il d’enraciner la ville ?
a récemment publié une recherche
Dans le cadre de cette étude, nous
il propose effectivement d’investir
la ville et le sol sous un angle
intitulée Groundscape1 dans laquelle
le sous-sol au même titre que les hauteurs pour décongestionner la
ville. Son idée en revanche s’appuie sur un sol matériel, support
d’interaction entre les différentes altimétries de la ville. Les trois dimensions de l’espace de la ville sont un même ensemble et non un
empilement de surfaces parallèles,
plateaux supportant de petits mondes différents. Ce postulat témoigne
de l’importance de considérer le
territoire dans l’investissement de l’espace.
considèrerons l’interaction entre géomorphologique : le sol comme
un corps dynamique, et la ville à la fois comme un facteur de cette
dynamique et élément de sa matière. Nous aborderons dans un premier
temps la transformation du sol par
l’action de l’Homme. En fait-elle un
territoire artificiel ou lui définit-il une nouvelle nature ?
Dans un second temps nous nous
interrogerons sur la permanence de
l’architecture dans un territoire :
l’œuvre humaine peut-elle prétendre à la durée géographique du site qu’elle investit ?
1. PERRAULT Dominique,
Groundscape et autres topographies, Ed. HYX, 2016
13
I _ sedimentation et nouvel ordre de la matière de la matière à la forme urbaine
A : LE SOL NATUREL: FONDEMENT DES FONDATIONS 1 L’IDENTITE DU TERRITOIRE UNE HISTOIRE DE MATIÈRE Le
sol est une archive de l’existence
de la Terre, lisible grâce aux
différents types de roches et leur formation. Les cycles et les
strates trahissent une succession
d’événements géologiques, à l’échelle de temps du million d’années.
Cette histoire de confrontations
tectoniques et d’altérations érosives perpétuellement régénérées s’écrit à l’échelle de temps géologique, dont
la longueur est difficile à appréhender pour l’Homme, d’autant plus qu’il ne
s’inscrit pas dans cette chronologie. carte
géologique
territoire
du
français.
Ainsi, ce qui nous apparaît en
surface comme une ligne de foulée est
Les illustrations de cette
en vérité une matière qui constitue
Biologie
toute intervention humaine. Si nous
partie sont extraites de
l’identité d’un territoire avant
S,
n’avons pas forcément conscience des
Ed
Géologie
Tavernier,
1ere
1983
mécanismes complexes qui la meuvent, nous en faisons tous l’expérience au quotidien, aussi bien par la
perception paysagère : couleurs,
textures, topographie, que par la connaissance de la nature du sol affleurant sur lequel nous vivons.
14
L’Histoire de la Terre racontée par le paysage à travers les déplacements de sa matière
CLIMATS
ROCHES VOLCANIQUES ROCHE MERE
altération érosion
CYCLE SEDIMENTAIRE transport sédimentation compactation
ROCHES SEDIMENTAIRES ROCHES PLUTONIQUES
fusion partielle
enfouissement
ROCHES METAMORPHIQUES
L’histoire
L’âge de la Terre est compté en milliards d’années.
r e n o u v e a u
chronologie. Décomposée en éons, ères, périodes
de
cycles
perpétuel de
forces
L’échelle des temps géologiques en organise une
en
et étages elle se raconte en puissance de 10
et
millions d’années. Elle trouve un écriture sur
en
24h pour être appropriable à l’échelle humaine.
confrontations.
La déformation progressive des de
continents
l’activité
du
témoigne
globe.
Les forces tectoniques de compression
et
dilatation
sont à l’origine des reliefs et conduisent à une très
grande diversité de formes de relief et de matières.
15
Nous
pouvons
en trouver une l e c t u r e par
l’interprétation des
formes
et le
recoupement des
indices
les
temps
laissés
par
géologiques d
sa
a
n
stratigraphie.
16
s
17
Éloge
de
l’horizon, Eduardo
Chillida, G i j o n
La
objet
18
ville fini
2
DE LA TRACE À LA VILLE
ce qui différencie donc l’Homme
des autres espèces animales dans
un univers désormais très
le processus de transformation et
pensons généralement dominer l’état
Comment l’Homme prend il part à la
Dans
majoritairement anthropisé, nous
qui lui apporte une durabilité?
premier de la Terre. Cette idée est
modification de la nature ?
à surestimer son influence sur la
Premier élément de réponse:
dans lequel nous évoluons nous
Rappelons un célèbre passage de Karl
que nous l’avons façonné à notre
métaphore filée de l’animal et de
consensus est fondé sur des données
même être comprise littéralement.
effet d’artificialisation du monde
«Une araignée fait des opérations qui
de se questionner sur notre nature
l’abeille confond par la structure
présomptueuse : l’Homme a tendance nature. Bien que l’environnement
le rapport au projet.
préexiste, nous préférons croire
MARX relatif au sens du travail,
image de bout en bout. Certes, ce
l’architecte, qui dans notre cas peut
factuelles. Cependant l’analyse d’un pourrait également être l’occasion
ressemblent à celles du tisserand, et
première.
de ses cellules de cire l’habileté
« L’Homme est un produit de la nature,
qui distingue dès l’abord le plus
durablement son environnement. »
plus experte, c’est qu’il a construit
l’introduction de son livre La Terre
construire dans la ruche. Le résultat
L’enjeu de cette phrase tient au
idéalement dans l’imagination du
effet des stratégies d’occupation et
seulement un changement de forme dans
plupart des espèces animales _ citons
du même coup son propre but dont il a
des fourmis servie par la structure
son mode d’action, et auquel il doit
d’élevage de pucerons _mais qui a
En d’autres termes, le travail humain
d’une taupinière néolithique? Qu’est
transformation par l’animal reste
de plus d’un architecte. Mais ce
mais il est le seul à transformer
mauvais architecte de l’abeille la
affirme Yann ARTHUS-BERTRAND dans
la cellule dans sa tête avant de la
vue du ciel.1
auquel le travail aboutit, préexiste
terme « durablement ». Il existe en
travailleur. Ce n’est pas qu’il opère
d’exploitation des milieux chez la
les matières naturelles ; il y réalise
par exemple la structure sociale
conscience, qui détermine comme loi
de leur fourmilière et leur système
subordonner sa volonté.» 2
jamais entendu parler des vestiges
1. ARTHUS-BERTRAND Yann,
La Terre vue du ciel, 1999
correspond à un projet; et si la
2.
Karl
MARX,
Le capital, 1867
19
anecdotique par son aspect instinctif,
DE LA PRÉHISTOIRE À L’ANTIQUITÉ
l’Homme apprivoise son environnement
DE L’ESPACE INFINI À L’ESPACE FINI
puissante pour le pousser à marquer
« Habiter est toujours une hypothèse,
pour servir une idéologie assez le paysage.
une proposition quant à l’être de l’Homme sur la Terre. »
La notion d’idéologie nous amène
paragraphe: quel sens l’Homme donne-
Les sites datant du néolithique
donc à la question centrale de ce
t-il à l’occupation du sol? Comment s’installer dans la page vierge?
L’observation des premières traces
qu’il laisse nous apporte des indices de ce qui constitue les prémisses
nécessaires et les premiers enjeux du projet d’apprivoisement du
territoire. C’est donc sur la base de celle-ci qu’on pourra développer deux axes d’étude :
- dans un premier temps, d’un point de vue idéologique, son rapport au monde et la conception de la place
Vittorio GREGOTTI
(période préhistorique s’étendant
de -8000 à -3000) sont les premiers signes que nous connaissons de la
confrontation de l’homme au paysage. Nous voyons que ces traces ne sont cependant pas assimilables à des
systèmes urbains, et la confrontation avec la structure des premières
villes connues à ce jour (remontant en moyenne à -3000) nous porte à
étudier à quoi tient l’habileté à
connaître et modeler le territoire habité.
qu’il occupe dans l’espace et le
l’espace néolithique: composer avec l’infini
- dans un second temps, d’un point
On retrouve en Europe aussi bien
temps.
de vue géographique, en analysant
la prise en compte de la spécificité du territoire habité dans le projet urbain.
que sur le continent américain des productions similaires en terme de
conceptualisation de l’espace. Dans des territoires vierges, vastes et
libres,ont persisté des installations complexes de dessin du paysage réalisés avec peu de moyens.
Ce sont _ par exemple en Europe à STONEHENGE, AVERBURY (Angleterre) ou encore CARNAC et en Amérique à POVERTY POINT
20
(Louisiane) ou
encore SERPENT MOUND (Ohio)_ des
interventions abstraites, soulignant les caractéristiques physiques du
milieu; ou encore des tracés figuratifs adaptés aux topographies, témoignant d’une volonté de dialogue dans les dimensions du territoire habité,
comme c’est le cas de la COLLINE DE UFFINGTON (Oxfordshire) aussi bien qu’à BLYTHE SITE (Californie).
L’installation artificielle racontant l’horizon naturel Stonehenge_Avebury_Carnac Les
finies un
qui
sur
s’étend
à
le
définissent
paysage
perte
de
naturel
vue.
et
dans le Morbihan pour le der-
Sillbury_Poverty Point_Serpent Mound
sentent des systèmes gigan-
Le modelage de la topographie naturelle
partir de la surface du sol.
la limite entre l’élément naturel et
A V E B U R Y plan du site C A R N A C vue
aérienne
Wiltshire
cadrage
monumentales
Situés
aérienne
le
et
géométriques
STONEHENGE
vues frontale
dans
compositions
pour les deux premiers et
nier, les trois sites prétesques de pierres érigées à
en des tracés géométriques interroge
artificiel lorsque les moyens qui y sont appliqués sont si élémentaires. Ces exemples témoignent d’une très
grande attention portée à la nature
du site. Qu’il s’agisse de l’érection d’objets depuis le sol ou de la
modification de la topographie, les
installations parlent le même langage que le site naturel. D’une part,
le rapport de dimension permet un dialogue entre l’espace défini et l’espace infini, d’autre part, le matériau issu du site naturel ne
21
subit pas de transformation et prend simplement sens par le geste humain
et l’intention compositrice. L’homme se fait ainsi créateur du lieu qui lui préexiste : ses interventions
révèlent le territoire sans limite et lui donnent une identité.
La représentation de soi dans l’espace Colline Uffington_Blythe Intaglios En utilisant la topographie et l’échelle géographique
ci-dessus SERPENT MOUND vue
érienne
POVERTY POINT plan du site SILLBURY vue
aérienne
éléments c i - d e s s o u s BLYTHE vue
INTAGLIOS
aérienne
COLLINE UFFINGTON vue
aérienne
semble la un
de
pour
représenter
des
une
comparaison
avec
taille
tenter
grande
référentiel
minime,
dimension. pour
l’Homme
Serait-ce
comprendre
la
dimension de l’environnement infini par
rapport aux éléments qui constituent son quotidien ?
Si l’effort de l’homme au néolithique cherche à déterminer quelle est la place qu’il occupe dans le milieu
environnant existant, l’apparition de la ville inverse le procédé: la ville répond à la représentation qu’il se fait de ce que doit être sa place dans le territoire, et consiste à
dessiner l’espace en fonction de son idée pour que ce soit le cas.
Des ordonnancements de terre
à
mières communautés agricoles
forme humaine
battue réalisés par les preaméricaines à Poverty Point
et Serpent Mound et une colline artificielle de 2 ha
22
Sillbury.
Des figures à ou
animale
et
Uffington
à
Blythe
la ville antique: composer l’espace fini Pour répondre à la volonté de
concevoir un espace plus fonctionnel, la délimitation d’un périmètre d’intervention permet grâce à l’intensification des rapports
humains de fonder une civilisation. L’homme dessine l’espace à son
échelle. Échelle fortement réduite en comparaison de l’échelle géographique traitée par l’homme néolithique. Dans ce petit monde artificiel,
l’espace enserré dans une enceinte
doit suffire à lui-même. L’idée d’être un univers complet a une double
répercussion sur la conception de
l’espace. D’une part, elle nécessite de concentrer de nombreux éléments répondant à des fonctions précises dans un petit périmètre. D’autre part, elle suppose de penser une
opposition entre l’espace intérieur comme connu et l’espace extérieur de l’environnement direct comme étranger. En effet, en réduisant
partiellement le champ dimensionnel du projet, l’Homme crée un nouveau paysage artificiel, pleinement
contrôlé. Celui-ci se différencie
de son environnement et évolue à un
rythme qui lui est propre: les cycles de son renouvellement, faisant écho à une conception de la ville à une époque donnée sont évidemment plus
rapides que les temps géographiques.
En apportant des modifications au territoire, l’Homme inscrit son
histoire dans la continuité de celle du sol original et ceux-ci adoptent une temporalité commune.
Mais quelle est-elle? Est-ce le
projet urbain qui rejoint le temps long de la matière _ ce à quoi
aspire l’Homme en tant que maître et possesseur de la nature, ou au contraire l’épiderme de la Terre
qui, par son anthropisation, voit sa temporalité accélérer pour rejoindre le temps cyclique de la ville?
Une piste de réponse que nous pouvons avancer relève de la différence entre
les deux processus d’installation dans le territoire développés précédemment. La ville procède du prélèvement d’un part d’espace au paysage
naturel, lui conférant, par les
interventions qu’elle lui applique, une individualité durable dans le temps. Par cette acte fondateur,
à valeur profondément identitaire,
l’Homme implante sa civilisation dans l’histoire du territoire: celui-ci ne sera plus jamais un territoire
naturel. Il fait le choix d’une unité spatiale et temporelle plus brève,
mais qu’il comprend mieux et qui sert son intérêt dans le développement d’une culture.
Au contraire le territoire habité au néolithique repose sur la conception d’un monde unique dans lequel les
23
traces parsemées par l’Homme trouvent leur place librement parmi les éléments naturels.
«Un parcours vers l’infini»1 selon
l’expression employée par Leonardo
BENEVOLO. Paradoxalement, c’est cette conception de l’espace, composant
avec la grande échelle et acceptant de n’être d’un détail contribuant à l’univers et vivant au rythme des
Et celle de composer l’environnement selon une idée qu’on a de celui-ci témoigne d’une certaine conscience de soi dans l’espace. L’empreinte humaine soulèvent donc en premier lieu la question du temps et de l’échelle. Comment l’action de l’homme dans l’épiderme influence t-elle la durée du territoire ?
divisions naturelles du temps, qui
semble rejoindre, bien que de manière le plus souvent anonyme, le temps du sol.
Dans une optique de maîtrise du
DU PAYSAGE NATUREL
transmission d’un lieu, la question se
DE LA TRANSFORMATION
territoire à longue durée et la
AU PAYSAGE ANTHROPISÉ
pose alors non seulement de maintenir
À L’IDENTITÉ
et la nature vierge environnante,
Le caractère clos de la ville donne
pour qu’elle puisse répondre à la
qui influent sur la logique de sa
site préexistant à toute construction
de délimiter un site d’implantation
la préhistoire et leur contexte se
de la ville se dissocie alors en
d’une limite impose alors de traiter
de l’espace connu et maîtrisé, la
et la cité.
dans laquelle la ville s’intègre.
le dialogue entre l’élément artificiel mais également d’en composer la forme
à considérer de nouvelles contraintes
fois à l’échelle humaine et celle du
composition. En effet, l’acte fondateur
Si le dialogue entre les artefacts de
impose de définir un seuil. Le dessin
fait naturellement, l’établissement
deux échelles: la première, celle
la division entre le territoire neuf
seconde, celle du territoire étranger,
L’intention d’apporter une transformation à un milieu montre la capacité à ressentir le passage du temps et le besoin d’en fixer un état. 1. BENEVOLO Leo,
24
I segni dell’uomo sulla Terra 1999
Le choix de la délimitation d’un périmètre résulte d’une mise en
équilibre de ce que l’homme peut tirer d’un sol préexistant pour
s’organiser en un système social. La
variété des terrains et des principes
« À peu de
kilomètres de
fondateurs des sociétés humaines
distance, une
conduit à une infinité de combinaisons
surélévation du
dans l’art d’occuper l’espace.
terrain sert de frontière. Un
Certaines expériences architecturales
compartiment
témoignent cependant d’intentions
d’infimes
similaires dans le dialogue de cette
extensions,
double dimension. Nous en montrerons
adossé à une montagne,
quelques exemples choisis parmi les
traversé par un
premières formes urbaines.
ruisseau, creusé dans quelque baie, est un
La conception de la Polis par exemple
Etat. Il suffit
répond à l’idée de l’homme comme être
de monter sur
collectivement libre : les cités
l’acropole, qui
sont autonomes, en compétition entre
en constitue la pièce dominante,
elles, réparties autour du bassin
pour l’embrasser
méditerranéen dans des contextes des
du regard
plus divers. La forme d’organisation
intégralement »1
ci- dessous:
1- la répartition des
colonies
et
métropoles
dans
l’emprise
du
monde
2-
illustration
de
la
place
grec
mise
du
hippodamien
en
plan et
des
équipements
la
ville
principaux Prienne,
dans
de
TURQUIE
intérieure répond cependant à
l’idéologie sociale et urbaine commune.
Bien
suite
que
sur
l’homme son
influe
milieu,
caractéristiques
du
sol,
structurant
toute
par
la
les
ressources
COLONIE COLONIE
METROPOLE
METROPOLE
COLONIE
EMPRISE DU MONDE GREC
EMPRISE DU MONDE GREC
METROPOLE
EMPRISE DU MONDE GREC
et relief, restent le premier élément de
installation.
le territoire comme élément de la ville La ville, objet complexe aspirant à être autonome, est pourtant même en son enceinte, conditionnée par le site qu’elle investit.
1. GLOTZ Gustave, La cité grecque, 1928
25
C A T A L
H U Y U K ,
TURQUIE axonométrie de la ville Ce
site
Néolithique
majeur du Proche-Orient montre parmi
les
des
manifestatant communauté La
traces
premières
d’une
construite.
ville
à
échelle
humaine est conçue comme un assemblage massif qui fait corps avec le sol.
La circulation se fait sur la surface de ce bloc unique et compact.
Toujours en Anatolie, Hattusa, ville capitale du
dont
Royaume
Hittite,
l’implantation
irrégulière
s’adapte
absolument
aux
aspérités du terrain
H A T T U S A , T U R Q U I E photographie aérienne chantier
du de
f o u i l l e s
Les villes phéniciennes sont
généralement
projetées
comme
grandes
de
implantations
selon
une
trame
carrée. En se libérant de
géométriques que
la
contraintes telles
symétrie,
la
composition de la ville répond
à
spontanées
des
règles
s’appuyant
sur les perceptions du citadin dans le site.
26
BYBLOS, L I B A N plan la
de
ville
A T H E N E S G
R
È
C
E
vue de l’Acropole et
plan
topographique
Dans les cités de l’empire grec, les particularités
du site sont préservées respectueusement,
le
relief affleure librement en
pleine
sert
de
ville
support
à
et la
miseen scène de la vie urbaine. Les altimétries différentes de la ville sont
créer
l’opportunité un
paysage
de où
prédominent les espaces
publics de plus grande importance hiérarchique.
Cette symbiose avec le sol
peut
se
retrouver
architecturale
par
également
à
l’échelle
l’insertion des édifices
dans la pente. Le théâtre de
Pergame
en
exemple frappant.
est
un
P E R G A M E T U R Q U I E vue du théâtre et
coupe
topographique
27
Pour apprivoiser le relief, deux
Celles-ci sont effectivement encore
maîtrise par la force, en terrassant
servent l’adhérence entre le projet
partis sont donc envisageables : la
le modelé, ce qui permet de densifier le tissu dans un périmètre donné, ou au contraire l’adaptation de l’objet construit à la topographie. Dans
ces premières formes urbaines, la
contrainte d’espace et d’expansion étant relativement faible, cette approche du territoire est
privilégiée. Sculpter l’architecture en fonction du territoire permet de créer des scénarios de formes
continues, tout en en différenciant les espaces. Le territoire devient un outil pour établir des appels
visuels, marquer les seuils entre
des espaces de nature différente, et
définir un parcours articulé à travers la ville.
De par la nécessité de
composer un site artificiel, le
développement de cette nouvelle
configuration se fait en parallèle
de réflexions portant sur la pratique physique du lieu. La justesse
de l’interprétation des données
géographiques observables porte à la mise en scène de l’espace avec une simplicité de moyen déconcertante.
Les expérimentations architecturales à l’époque antique_ dont l’exemple
le plus abouti est la ville grecque_ se fondent sur des acquis datant des premières créations préhistorique.
28
aujourd’hui des présupposés qui
et l’environnement préexistant. Comme exposé précédemment, elles attestent
de l’élaboration d’outils pour marier le dessin de la petite à la grande
échelle. Quels sont ces fondements, et quels développements ont-ils
trouvé dans la ville antique close et à échelle réduite?
La réalité physique comme fondation stable du projet Le premier postulat _ qui semble
évident mais qui plus tard souffrira de la séparation des plans dans la conception du projet _ est
que l’objet prend place en trois dimensions: longueur, largeur,
hauteur conditionnent son existence. Il n’est donc jamais perçu comme un géométral.
La conception de la forme urbaine basée sur des perceptions, comme dans la cité phénicienne ou la ville grecque par exemple, en
dérive directement. Le parcours
architectural se développe à partir
de l’articulation d’artefacts proches les uns des autres qui dynamisent
le trajet depuis le bas de la cité
jusqu’à son sommet, mis en scène par la montée.
Le second postulat est l’observation
de la gravité, réalité indéniable, qui met en balance la question
du poids de la matière et celle
de l’édifice. Tout l’enjeu est de
s’élever. À Stonehenge, on érige des
dolmens bruts. Le temple grec cherche au contraire à qualifier ce poids:
fonder, élever, couronner. Dresser la matière à la surface du sol prend une MYSTRAS, PÉLOPONNÈSE site Les
archéologique
rapprochés
édifices de
la
autre ampleur: ce peut être un moyen d’exprimer une monumentalité ou une fragilité, un atmosphère spécifique
suivant les formes qu’on lui donne.
ville basse guident le visiteur à travers le la
relief
jusqu’à
citadelle.
Les différents ordres théorisés grecs au
rendre
la
les
répondent
besoin
expressive. les
par
de
matière Selon
élancements
variables
des
c o l o n n e s ,
l’impression produite par le poids n’est pas la même.
29
Le dialogue s’échelle de l’élément à l’ensemble, de l’ensemble à l’univers La confrontation d’échelle entre l’œuvre humaine et l’infinité du
territoire joue sur la taille et
l’importance que prend un élément dans un contexte.
À Stonehenge par exemple, la
répétition de modèles constants, et
leur disposition selon des règles de symétrie centrale, permet d’inscrire l’élément artificiel dans un ensemble organisé cohérent. Il acquiert ainsi un caractère, une
individualité.
L’idée de cohérence de l’élément à l’ensemble trouve également écho
astres, leur donne vie à travers les mouvements de la Terre et du
Soleil. Le sol devient le théâtre qui accueille l’expérience humaine.
Les néolithiques sont aux antiques ce que la description est à la
démonstration. Ces derniers utilisent les constatations élaborées par
l’homme préhistorique _ qui, lui, cherche un sens au x éléments qui l’entourent_ pour raconter une
histoire à travers la transformation et le réagencement de la matière. Du détail à l’ensemble, la ville construite cherche à trouver une
cohérence, entrer en résonance avec le territoire.
dans l’œuvre antique : « L’émotion
naît de quoi ? D’un certain rapport entre des éléments catégoriques :
cylindres, sol poli, mur poli. D’une
concordance avec les choses du site. D’un système plastique qui étend
ses effets sur chaque partie de la
composition. D’une unité allant de
l’unité de matières jusqu’à l’unité de la modénature.»
1
Enfin, une dernière étape pour joindre toutes les échelles: la capacité
à rapporter les éléments et leurs combinaisons en les comprenant
dans l’univers, dimension encore
supérieure et difficile à appréhender. L’orientation des objets ou des édifices selon le mouvement des
1.
description
du
Propylée
d’Athènes par LE CORBUSIER,
30
Vers une architecture, 1925
Les
colonnes
cannelées Propylée
du de
l’acropole d’Athènes,à
l’«entablement complexe lourd d’intentions [...] qui lie 2 l’horizon»
L’expérience est
d’autant
de
l’espace
plus
dense
dans la ville antique, que la proximité des éléments
conduit à une perception
aussi bien à longue qu’à courte
organismes se
distance.
lisent
Les
architecturaux depuis
la
moyenne distance, et leurs richesses et
ornementales
constructives
se
découvrent progressivement quand
le
pèlerin
s’en
approche. La civilisation grecque
parvient
à
une
en
quatre
parcours
maîtrise
ainsi
du
architectural dimensions.
2.
LE CORBUSIER, Vers
une
architecture, 1925
31
la ville comme l’élément du territoire
«Il existe des seuils au delà desquels des formes changent de signification.» 1 La ville cherchant sa place dans
l’immensité d’un territoire peutelle simplement s’appuyer
sur cette
affirmation de Vittorio GREGOTTI changer de dimension
et
afin d’éviter
de rester un détail anecdotique ? Soucieuses d’intégrer l’histoire d’une civilisation à la mémoire
du sol, les architectures humaines
tendent à maintenir un dialogue avec leur contexte en se confrontant à
la grande échelle. Toutefois celuici ne dépend pas uniquement de la G E
G
En
I
Z
Y
E
P
bâtissant
pyramides cadre
de
les
E des
de
gigantesque
T
H
taille
hors
la
du
cité,
civilisations
taille des artefacts. À l’heure de la ville fonctionnelle, ceux-ci doivent
répondre à un sens pour la société qui les conçoit, dont l’investissement de l’échelle géographique contribue à l’établissement humain.
Égyptiennes, amenuisent le
contraste
le
territoire.
l’objet
humain
entre et
Ces
complexes qui par leur dimensions écho
du
à
ville
s’assimilent la
donnent
territoire, également
par
leur
caractère culturel. Ils
distribuent ainsi dans le paysage des objets
évoquant une stabilité éternelle,
pourtant
composés avec d’autres architectures répondant à
l’échelle
humaine.
1. GREGOTTI Vittorio, Le
32
territoire
l’architecture,
de
1966
T E N O C H T I T L A N MEXIQUE
Ville sur l’eau en rapport direct avec la nature environnante, Tenochtitlan
montre
que
la
ville et le territoire ne sont
pas toujours en confrontation. La
ville
l’implantation
compacte,
à
rigide
et
orthogonale célèbre le paysage par son architecture. La ville entière, par ses terrasses, ses escaliers
et
ses
édifices
en
étages est une mise en scène de son environnement immédiat :
«[Les monuments] deviennent part d’un paysage tridimensionnel fortement caractérisé par l’homogénéité des trois dimensions spatiales, dont l’architecture veut donner une représentation abrégée et émouvante.» décrit
Leonardo
BENEVOLO.
Autre exemple en Asie mineure:
La conception du monde s’appuie sur une idée de symbiose à toutes
échelles confondues: le détail donne la cohérence à l’ensemble,
la moindre enceinte de ville
doit être en harmonie avec les lois universelles de l’univers (doctrine
du
Feng
Shui).
Le
projet architectural se conçoit donc à grande échelle. Cette
harmonie n’est d’ailleurs pas figée mais en balance constante pour trouver un équilibre entre des
(Yin
éléments Yang):
complémentaires
tout
ordre
est
complexe et instable. En tout élément coexistent une part de régularité et d’irrégularité.
En sa
d’autres
termes:
taille,
produire
nécessairement
de
quelle un
que
objet
l’affirmer
soit
impose
dans
le
paysage à une échelle qui nous dépasse.
La posture la plus juste serait donc d’accepter
l’idée
que
la
réalité
du
monde dépasse notre contrôle, et que
les équilibres sont toujours à remettre en
question
pour
qu’ils
perdurent.
33
Ces quatre exemples tendent à montrer que la ville, bien qu’élément
artificiel, est un objet appartenant à son milieu. Les stratégies
qu’elle développe peuvent être très divers _ en l’occurrence : créer
l’exception en sortant d’un cadre
prédéfini, souligner la nature par le contraste de volumes géométriques, concevoir tout objet comme un jeu complexe d’échelles, ou encore se CATAL T
U
R
Pour
revenons
Q
U
finir,
fondre dans le sol _ mais partagent ce caractère commun du « paysage-
HUYUK I
E
anthropomorphique » dont parlera GREGOTTI.
nous
sur
« Tenter de structurer en un sens
notre
premier exemple, mais
significatif l’ensemble de l’espace
cette fois ci pour son caractère d’assemblage
physique que l’Homme habite sur
comme un objet autonome
produisant une œuvre esthétique mais
Terre […] ne se fait pas seulement en
tectonique qui s’impose dans la nature. Celui-
aussi en conférant un sens esthétique
ci est composée comme une et
masse
solidaire.
paysage
à des ensembles dont la présence
compacte
précède notre action.»1
Le
l’incorpore.
En d’autres termes, par son caractère
artificiel, l’architecture a le pouvoir de révéler le territoire naturel,
son identité. Contribuer au paysage, en souligner les articulations,
permet à l’artefact d’en augmenter
le caractère tout en y intégrant son histoire propre. La symbiose entre ville et sol préexistant aboutit à une impression de cohérence telle
qu’il semble toujours avoir été là, il peut ainsi aspirer à une durée de vie dépassant celle des cycles 1. GREGOTTI Vittorio, Le
34
territoire
l’architecture,
de
1966
conjoncturels.
Le thème du temps du sol se pose dans
Par la mise en scène du milieu, l’Homme
prélevé au sol libre.
complexité
le sens contraire quant au territoire Si le périmètre enserré dans les murs de la cité, exclu du territoire de grande échelle voit sa temporalité réduite par l’usage humain, celle-
ci peut être inscrite dans une durée plus longue par accumulation de
cycles. En effet, la réduction de
l’espace en fait un environnement à
crée une seconde nature dotée d’une propre.
Celle-ci
repose
sur le développement d’une culture du sol et du matériau: bâtir nécessite une connaissance approfondie de la matière
et des ressources. La connaissance du
sol qu’il occuper est donc également une à
condition
technique
l’investissement
de
nécessaire
l’espace.
la fois renouvelable au gré de cycles correspondants à l’évolution de la
structure sociale, mais également un paysage physique mémorisable par les citadins. Pour celui-ci, il devient alors un instrument permettant de s’orienter dans le temps et dans
l’espace: conservant la mémoire des
modifications du passé et transmettant au futur les modifications présentes. Sans pour autant être comparable à l’échelle de temps géologique,
la persistance de certaines traces
démontre cette pérennité. Par leurs choix tectoniques, qui de nos
jours restent des fondements de
la conception architecturale, les
expériences constructives de villes
premières contribuent à un patrimoine universel. Leur transmission au
travers des millénaires dépasse la
durée de temps cyclique de l’abandon ou du recouvrement de l’œuvre ellemême par une nouvelle ville.
35
c i - c o n t r e : illustration de
pierre
extraite
Construire
en
massive,
guide
technique,
Jean-Paul
LAURENT
références
des
illustrations des trois
B: LA NATURE DU SOL ARTIFICIEL 1 RÉORGANISER LA MATIÈRE PAR UN CHANGEMENT D’ÉCHELLE
pages suivantes:
fig 1 plan et coupe du sous-sol parisien, ibid
fig 2 coupe théorique sur les niveaux de l’étage Lutécien exploité à st Maximin,
exposition
Terres d’Ile-de-France,
pavillon de l’Arsenal, 2018
fig 3 débitage d’un bloc de craie, Atlas du Paris souterrain, 2001
fig 4 coupe de principe carriere à ciel ouvert et
piliers
ibid
tournés,
DEFINITIONS
Chaos : Lorsqu’il n’existe aucune représentation abrégée : pour que la description corresponde à la réalité énoncée, il est nécessaire de décrire exhaustivement l’objet d’étude (aucun ordre discernable).
Ordre : Capacité à donner un sens à la diversité de la nature: quand il est possible d’en donner une représentation abrégée, en leur donnant une logique (compression algorithmique).
fig 5 coupe de principe
carriere exploitée par bourrage, ibid
Du
territoire
fig 6 plan de carriere,
que
fig
sous le Val de Grace,
de
fig 8 tableau présentant
d’une
ibid
7
piliers
tournés
ibid les
caractéristiques
physiques par
m3,
des roches
expo
Terres
d’île-de-France, 2018
fig 9-10-11, stéréotomie
d’une voûte, Stereotomy : Stone Architecture and
New Research, Giuseppe FALLACARA, 2013 fig
12-13-14
chantier, à
la
l’Art
du
exposition
cité
l’Architecture, 2018
de
se
bâtit
vierge
l’homme
à
l’univers
s’opère
un
changement d’échelle qui lui permet s’approprier
l’espace.
Celle-
ci est permise par le développement Quels
Comment, s’opère
en ce
culture du
sont
site
les
changement
constructive.
à
processus?
l’édifice,
d’échelle ?
« Plus rien ne pourra le détacher de
ces matériaux qu’il arrache en grognant à la montagne. L’abbaye lui devra sa
peau et sa chair, ses os, ses muscles, ses nerfs. »
Fernand POUILLON , Les Pierres Sauvages
37
Par
sa capacité à modifier le milieu,
de vue […] au passage de la matière
l’Homme compose l’univers à son
au matériau, celui-ci étant déjà doté
contraint à réorganiser la matière
spécifique de notre discipline : matière
dimensions spatiales et temporelles
à devenir la forme du projet. »
échelle. Cette transformation le
d’un sens, qui provient de l’ensemble
de son environnement, dont les
déjà formée par cet ensemble, et prête 1
le dépassent. De la masse naturelle,
jusqu’au projet d’architecture, cette recomposition procède donc d’une
Le monde conçu artificiellement par et
de matière. Le matériau, qualifiable
la nature, mais au contraire est un
décomposition artificielle en unités
pour l’Homme n’est pas un conflit avec
et quantifiable, appartient à un autre
moyen d’entrer en symbiose avec elle.
ordre.
Ces éléments isolés prennent sens
dans leur assemblage, par le dialogue avec l’environnement préexistant et leur cohérence intrinsèque.
Le matériau n’est ainsi qu’une
étape du processus de conception. Il représente la simplification en
LE DÉVELOPPEMENT D’UNE CULTURE
du projet, qui s’inscrivent dans une
SOURCE DE LA POÉSIE DU PROJET
éléments simples, détails fondamentaux
CONSTRUCTIVE
courte durée, avant de recomposer un
ordre complexe dans une architecture, qui, elle, aspire à une continuité
« Quand l’homme se mesure
avec le territoire. Le projet
avec la matière géologique,
d’architecture procède donc d’un
il évalue sa puissance
ordre donné au chaos.
physique en fonction de
l’effort qu’elle requiert
«
Les
matières
avec
pour se laisser fendre,
lesquelles
distribuer,
l’architecte travaille physiquement sont
déplacer. »
des systèmes de matières très complexes
2
entasser,
et d’un haut niveau d’élaboration, qui permettent
seules
à
l’architecture
de se réaliser, de se manifester. Autrement dit, on assiste de ce point
1. GREGOTTI Vittorio, Le
38
territoire
de
l’architecture, 1966.
2. ibidem
La
nature
des
roches
exploitables varie
selon
la composition géologique
du sol et des affleurements.
Par ses techniques d’extraction, matière un
objet
répondant mesures
Le
caractère
objet
en
fini
la
devient
simple, à
des
définies.
de
permet
cet
une
analyse physique. Critères
artificiels, la connaissance
de la nature du matériau n’est alors plus empirique mais structurée
théoriquement.
39
De son état brut à
sa mise en oeuvre en
chantier,
materiau dans
une
le
s’inscrit
logique
d’ensemble
par
l’action de l’Homme. La
pierre
taillée
répondre
est
à
fonction
pour une
précise
dans
l’assemblage.
de
construction,
«
un
fait
porte
rôle
construction
déjà
la
tient
commun.
cette
seule
avec
ordre
qui
concourir
l’ouvrage
le
principe de la
En tant que matériau elle
Tout
et
résume
à
se
à
chose: réunir et
avec
assembler art
de
nombreux
matériaux […] afin d en tirer
une
solide
et,
construction
L’ART
DU
CHANTIER
Alors
que
l’objet
architectural pas se
encore
n’est
fini,
construit
il
par
l’expérience du chantier. Une sorte de maturation
physique qui constitue une
premier
volet
de
l’histoire du bâtiment. Phase de tous les aléas, où le projet se réalise et
s’expose
en
tant
qu’ensemble à la réalité. 1. ALBERTI Leon Battista,
L’art d’édifier, Livre 3,
40
1485
autant
que
possible, entière
et
bien liée. »1
41
X i a m e n Section
II,
CHINE,
2007
Bas PRINCEN,
fig
1:
le
chantier
de
sous
la
fouilles préfecture de
Île
police,
Cité,
de
la
image
extraite du
film
de
l ’ I N R A P T o u r n e z
s’il-vousplait,
42
2013
2 SÉDIMENTATION DE LA VILLE OU ARTIFICIALISATION DU SOL ?
LE SOL, SURFACE DE FONDATION La polysémie du terme « fonder »
«De
notre point de vue, la ville
permet d’aborder deux aspects
représente la façon spéciale dont se
identitaires de la ville. D’une
notamment _ sinon exclusivement _ le
les fondements: lui donner un point
l’échelle, cette matière [le bâti,
directrices. D’autre part, elle évoque
fonction,
un corps, de la matérialiser.
structure une matière particulière,
part, fonder peut signifier en poser
bâti. Mais dès que nous réduisons
de départ, des lignes idéologiques
quand
le fait de lui donner un existence,
il
n’est
mais
pas
pensé
véritablement
comme
comme
étant son aspect matériel] offre une
Souvent décrite comme un paysage
extraordinaire, car elle est composée à
entre des typologies d’usages et de
manipulables
la description d’un point de vue de
complexité structurale et fonctionnelle
composé d’articulations significatives
son tour d’une énorme variété de matières
formes, on s’intéresse ici à en faire
et elle a une capacité particulière
la nature de ses ensembles physiques.
de
par
conserver
historique
des
l’architecture,
la
signes
stratification auxquels
la
communauté attribue de la valeur.»1
Puisque
Dans une parcelle de l’île de la Cité située à coté de la préfecture de
police, un chantier laissé à l’étude d’archéologues de l’INRAP montre la
construire un monde à
échelle humaine consiste à décomposer
richesse et complexité des traces
et le réordonner en assemblages
En creusant, on remonte
que l’empreinte de l’Homme ne procède
traversés par le site, matériaux et
matière préexistante dans le temps
mêlent en un même lieu. (fig.1)
une époque donnée.
Une grande mixité d’usages et de
sur la nature du contexte a le
remontant temporellement, on trouve
construction d’une nouvelle ville
(qui fait écho aux grands travaux
l’environnement en éléments simples
dont recèle le sol.
complexes, on formule comme hypothèse
progressivement à travers les âges
que de la réorganisation de la
formes d’occupation du sol qui se
afin de lui donner une signification à Et en conséquence, quelles influences
passés y sont associés (fig.2): en
déplacement de matière lié à la
- un égout datant du 19e siècle
moderne?
d’Haussmann)(fig 3),
1. GREGOTTI Vittorio, Le
territoire
de
l’architecture, 1966.
43
- l’angle d’une basilique datant du XVIIe siècle (St-Éloi) (fig 4),
- qui était à l’origine un monastère de femmes à l’époque mérovingienne, dont restent des sépultures,
- des fondations de maisons du IVe
siècle constituées majoritairement de pierres de récupération, à en croire
leur taille (l’archéologue les met en lien avec le déplacement du cœur de la cité depuis la rive gauche vers
une place facilement défendable qui lui est contemporaine) (fig 5)
- des fondations d’habitat du Ier
siècle, fosses et implantation de
poteaux dans la terre (qui viennent
selon lui contribuer à l’élaboration d’hypothèses sur la nature de fig 2
fig 3
l’occupation du sol demeurée floue à cette époque)(fig 6)
fig 4
Les vestiges exhumés sont ainsi des indices pour les archéologues et
les historiens qui savent les faire
parler en faisant des correspondances avec des faits historiques. Ceuxci ne sont pourtant ne sont pas
« contenus » dans la trace laissée, mais sont des hypothèses de
scénarios d’un passé, construites par recoupement d’informations:
observer un point précis ne révèle que la matière hétérogène du sol
constituée de ruines enchevêtrées. Leur donner un sens nécessite d’en établir un contexte beaucoup plus fig 5
44
fig 6
vaste. Ainsi, sans l’intervention
d’une interprétation permettant de
les distinguer et de les valoriser, il restent à l’état de matériaux et en ce cas demeurent propres à
leur réemploi par les générations successives.
Assimilées au sol, elles contribuent à son rehaussement progressif :
un sur-sol vient se poser sur le
précédent, provoquant une élévation du système de référence. Ainsi la
ville se reconstruit sur elle même, parfois ignorant les vestiges d’un autre âge. (fig.7)
fig.7
projet
Rome
montrant
invisible
du
les
ScanLab
ves-
tiges des ruines des temples de MITHRA sous
un immeuble abandonné
Le sol au temps t devient référentiel pour la construction à t+1 : une réalité régénérée à partir de laquelle bâtir la nouvelle forme que prendra la ville. La modernité repose ainsi sur la couche qui la précède. Assimilable à la matière du sol, on arrive progressivement à une stratification de matières dans l’épiderme. Ressource indifférenciée : y a-til un sens à faire la différence entre la matière et le matériau?
45
LE SOL, RESSOURCE DE MATIÈRE PREMIÈRE Comme
exposé
dans
le
paragraphe
précédent, le sol naturel est matière constructible mais également matériau de construction. En est-il différemment d’un
territoire préalablement anthropisé ? Bâti entre 122 et 128 à l’initiative de l’empereur Hadrien, le mur (fig.1) est construit de pierres taillées et assemblées directement sur le site, fig 1 Une portion restante mur
du
d’Hadrien,
ROYAUME-UNI
colmaté dans sa partie interne avec de la tourbe.
Son abandon progressif au cours du Ve siècle le laissant à l’état de
ruine s’affaissant dans le paysage,
conduit les habitants à en réutiliser les parties. Alors que nous y voyons son classement à l’UNESCO datant de 1987, les riverains de l’époque y
voient avant tout des matériaux de fig 2 de
La façade l’église
constructions prêts à emploi pour
d’autres édifices. On retrouve ainsi
paléochrétienne
des pierres millénaires dans les
Ekatontapiliani
habitations, églises et bâtiments
de à
des
Panagia
Paros,
île
Cyclades
villages qui l’entourent, aussi bien agricoles. Cette pratique se retrouve fréquemment dans le cas de pillage de pierres de châteaux médiévaux servant à reconstruire les centres urbains mitoyens à la fin du Moyen Age.
D’un point de vue uniquement pratique, il ne s’agit effectivement que de
déplacer la matière utile là où elle aura le plus de sens à l’époque
46
présente. La localité des matériaux
dehors de l’ensemble cohérent dans
constructions, et de fait, dans
est également applicable à l’étude
originaux permet une uniformité des le cas de ces reconstructions, le
déplacement effectué par un élément n’est pas toujours perceptible à première vue.
Ce réemploi de parties d’édifices
témoigne donc du fait que la valeur de l’élément en dehors de l’assemblage auquel il concourt n’est que celle
d’un matériau de construction comme un autre, qu’il soit préalablement ouvragé ou non.
La façade de l’église paléochrétienne de Panagia Ekatontapiliani à Paros,
lequel il prenait place. Ce constat du travail de l’architecte Wang SHU, notamment dans la façade du musée de NingBo, où les pierres et les
tuiles des villages alentours servent désormais, non pas à couvrir ou à construire des murs d’inspiration vernaculaire, mais à évoquer, par l’ornement qu’ils offrent,
l’importance de leur appartenance
locale. Dans le cas de son projet,
leur donner une nouvelle signification dans un contexte contemporain lui permet aussi de se libérer de la
forme traditionnelle attendue.(fig.3)
île des Cyclades.(fig.2) Lors de ses
Privées de signification, les ruines
pierres des colonnes de la ville ont
construction désacralisés qui se
reconstructions successives, les
été réutilisées pour combler l’absence de certains matériaux. Les grandes pierres cylindriques placées à la
verticale remplacent un assemblage de pierres pavées de plus petite taille. Manifestement loin de l’usage pour lequel elles ont été taillées à
l’origine, cette pierre cylindrique
n’est plus un élément de colonne mais simplement une matière qui permet de combler un mur croulant.
Cet exemple montre combien la
codification de l’usage dépend du
statut donné à l’objet par le travail
d’un passé sont des matériaux de
prêtent à de nouvelles interprétation dans leur usage. En effet,
désordonnés, ils redeviennent aux
yeux du bâtisseur un objet permettant l’érection d’une nouvelle ville moderne.
Ce double statut de l’objet façonné
par l’Homme et absorbé par sa nature
physique pose la question de sa durée effective: peut-on la concevoir comme
une sédimentation cyclique à l’échelle de temps humaine ou
assiste-t-on
à une stratification de la ville à l’échelle de temps géologique ?
de la matière, statut qu’il perd en
47
Les architectures ouvragées en vue
d’être habitées répondent à un usage qui leur donne un sens. Le temps
passant, lorsque leur signification sociale disparaît, seul demeure
le vestige tectonique. Soumis de la même manière que la matière
naturelle aux contraintes physiques naturelles, leur érosion conduit à B
A
T
A
R
A
Un projet de Bas PRINCEN
et Anne HOLTROP. Photographies
de
maquettes
gran-
deur nature d’espaces privés d’usage, creusés dans un
matériau unique. Une image
proche de la ruine en décomposition d’une architecture
constituée du même matériau que son environnement. Ils interrogent ainsi la forme
architecturale progressivement dégradée : elle est à
fig
3
façade musée
La
du de
N i n g B o
C H I N E Wang
SHU
une atténuation progressive de la
distinction entre la matière et le
matériau issu de la main de l’Homme. De fait, il s’inscrit pareillement dans la stratification du sol. Les
événements dont il témoigne fusionne
avec celle de sa formation première : des parts d’histoire humaine à
l’échelle de temps cycliques sont
ainsi fossilisées dans le temps long géographique.
la fois spécifique à un lieu par sa nature artificielle,
mais en partie indifférenciée du contexte naturel par l’évolution qu’elle subit.
L’Homme ambigu
entretient
avec
le
donc
un
territoire
rapport
qu’il
occupe: tout en croyant le dominer techniquement
et
idéologiquement,
il aspire à adhérer à son échelle de temps. Or, la capacité à perdurer de son architecture dépend bien de son aptitude
à devenir part de son environnement. Par sa soumission aux contraintes naturelles, le sol se fait à la fois condition première de son
installation et de sa pérennité.
Alors qu’il bâtit son univers à son idée, la matérialité de celui-ci le
48
ramène aux contraintes physiques du site investi. Celui-ci reste donc
maître de son assimilation ou de son rejet.
Les traces restantes des passés
successifs d’une aire étudiée sont
ainsi toutes rassemblées en son sol. Entaillée à un endroit précis, les
éléments identitaires d’un temps t-1 dont il recèle permettent
t
_ à l’instar d’une coupe géologique_ à travers l’analyse de la succession des strates, de leur forme et de
leur composition de reconstituer les déplacements de matières opérés. La
matière des vestiges mis au jour nous rappelle ainsi qu’au moment de leur
exhumation, ils ne portent pas encore le sens de ce que les historiens leur feront dire plus tard, mais
simplement des collages hétéroclites d’époques en un même lieu.
La ville se stratifie sur
cours
elle-même du
au
temps
dans la continuité des
sédimentées temps
couches aux
géologiques.
L’architecture est un objet artificiel qui semble pouvoir atteindre plusieurs échelles
spatiales,
mais
aussi
temporelles en un même ouvrage. Mais en dehors de la persistance du matériau
transmis et recyclé, du point de vue de
l’architecte,
comment
cet
objet
peut-il se rendre nécessaire au sol ?
49
II _ echelle de temps et enracinement de la ville comment l’ancrage physique peut-elle lui conférer une permanence? Comment coexistent des époques et des temporalités différentes sur un même sol ?
Deux configurations sont à
différencier : les enjeux d’intégration ne sont pas les mêmes qu’on rapporte
le détail à l’ensemble ou au contraire l’ensemble au détail. Un premier
type de rapport de permanence existe dans la relation entre la ville et la trace : un paysage récent en
dialogue avec un élément ancien. Nous aborderons par la suite le rapport du projet architectural au territoire, donc à l’inverse un élément récent dans un contexte de longue durée.
A : LE SOL E(S)T LA MÉMOIRE DE NOS VILLES premier type de persistance: la relation entre la ville (ensemble récent) et la ruine (élément ancien)
1 ARCHÉOLOGIE URBAINE: CONSTRUIRE SUR LES VESTIGES? « La trace doit faire apparaître une
proximité, quelque lointaine que puisse 1. BENJAMIN Walter,
Le
livre des passages, 1989.
50
être ce qui l’a laissée. Proximité qui permet de nous emparer de la chose. »1
Le
Précisément, il illustre, il ne
développement de la partie
précédente invite à penser le sol
raconte pas.
urbaines successives. Au vu de
Cette distinction est soulevée par
_ rares sont les territoires qui
en ruines3. Les ruines sont des
comme une stratification de formes l’importance du phénomène anthropique
Marc AUGÉ dans son ouvrage Le temps
n’ont subi aucune transformation
éléments persistants ponctuels qui
la strate inférieure affleurante se
Elles ne décrivent donc pas un temps
sur une couche plus ancienne revient
une composition hétéroclite et
traces d’une époque antérieure:
aucune réalité historique exacte mais
fonctionnant à l’échelle de temps de
«La ruine est le temps qui échappe à
de leur épiderme_ la question de
fonctionnent en strates multiples.
pose. La régénération de la ville
donné précis et immobile, mais sont
à bâtir un nouvel ensemble sur des
dynamique. Celle-ci ne correspond à
comment concevoir la ville moderne_
évoque simplement un temps qui passe
la journée_ sur les fragments d’une
l’histoire».
ville passée?
Une idée peu fondée et très répandue
On affirmait dans un premier temps
est de considérer les objets
par la composition des sols naturels
d’Histoire. En vérité, leur pouvoir
même et à plus forte raison encore,
au regard que nous portons sur leur
un « répertoire »1 puisqu’il condense
ne sont pas conçus pour raconter
Ce «témoignage d’un rapport
Ce que nous déduisons des pratiques
monde »2 résulte en effet d’un ensemble
d’un vase par exemple, son concepteur
en chaîne : depuis la nature du
de produire un récipient étanche. La
signification qui lui a été attribuée
même ne témoigne que de son existence
son déplacement et son remploi, il
qu’on a de transmettre un patrimoine
de longue durée.
forme de ruine muséifiée mais bel est
l’importance de ces traces laissées
persistants comme des conteneurs
en tant qu’archive du territoire. De
d’évocation tient principalement
le fragment émergent se conduit comme
réalité physique. En effet, les objets
diverses couches de la mémoire.
leur époque, mais à des fins utiles.
expérimental et momentané avec le
d’une civilisation de la découverte
complexe de relations et de réactions
en avait moins le souci que celui
matériau issu du sol premier, à la
présence physique de l’objet en lui-
à une certaine époque en passant par
à un moment donné. De même, l’espoir
illustre en un artefact un processus
aux générations futures n’est pas sous
1. GREGOTTI Vittorio, Le
territoire
de
l’architecture, 1966.
2.
ibidem
3. Le temps en ruines, Marc AUGÉ, 2003, ed. Galilée
51
bien d’une permanence dans son usage.
au langage, à la musique, au son,
l’est d’imaginer que son œuvre a fini
qu’un geste, une parole, un cri, une
Tout aussi loin que ce potier antique dans un musée d’archéologie pour
témoigner des talents en peinture
caractéristiques de sa civilisation, si nous devons projeter les objets
de notre quotidien dans une société future, c’est en le plaçant dans un
aux bruits, au silence : une mémoire douleur ou une joie, une image, un
événement peuvent réveiller. Mémoire de tous les temps qui sommeille
en nous et qui est au cœur de la création. »2
rôle similaire à celui que nous lui
De même qu’il n’y a pas de paysage
En d’autres termes, on ne transmet
le paysage, l’Histoire n’est pas
attribuons.
pas des ruines intentionnellement
dans un but significatif, elles sont là et c’est tout.
Ainsi, leur existence est tout ce
que nous pouvons matériellement et
sincèrement éprouver à leur contact.
«Contempler des ruines, ce n’est pas
faire un voyage dans l’Histoire, mais
faire l’expérience du temps, du temps pur.»
1
Pour déterminer quelle est la place du vestige dans la ville moderne, il faudra tout d’abord éclaircir
rapidement quels sont les enjeux de
la prise en considération de l’image persistante d’un temps révolu : que nous apporte l’expérience du temps pur?
« Nous savons que c’est nous seuls
qui fabriquons nos souvenirs ; mais
sans observateur conscient d’observer contenue dans la ruine mais dans
le regard qu’on porte sur elle. Le vestige n’a pas de signification intrinsèque. Soit.
Il représente cependant un artefact qui permet de se saisir d’une autre temporalité. L’histoire n’est pas contenue dans les traces, mais
elles sont des fragments d’époques anciennes qui se révèlent à nous
par leur présence. La transmission
de la culture et d’une civilisation se fait par les objets, les rites, les gestes. La mémoire collective qu’elle constitue est un récit
continu qui fait partie de notre
construction identitaire, auquel il
est donc nécessaire de se confronter. La corrélation entre la mémoire et l’identité s’applique de manière
analogique aussi bien à l’échelle de l’être qu’à celle du territoire.3
il y a une mémoire, plus ancienne
que les souvenirs, et qui est liée
1. Marc AUGÉ, 2003 2. Edmond JABÈS, 1984
52
3. Évidemment, le rapport entretenu par la ville et la ruine est une question culturelle. En d’autres contextes, des partis différents peuvent être pris, comme en Chine par exemple, où sont souvent détruits les restes pour faire place à une reconstruction neuve à l’identique. Cependant, nous nous intéressons ici au rétablissement d’un dialogue entre l’ancien et le récent. De même on s’attache à l’empreinte du temps, on ne tiendra donc pas compte du cas particulier de la ruine à commémorer.
DÉFINIR UNE CONTINUITÉ À L’IDENTITÉ DU SITE POUR L’INTÉGRER AU PROJET ARCHITECTURAL ET URBAIN De par sa qualité d’élément ponctuel et donc libre de tout poids
historique intrinsèque, le vestige est véritablement une matière du
présent. Sa persistance matérielle
fait de lui un objet qui appartient non seulement à un passé flou mais
également un élément structurant de la ville actuelle.
Si au cours de sa première vie, il
répondait à un usage social précis et portait une signification au yeux de
ses contemporains, il n’en reste, par définition, que sa forme et l’émotion
esthétique qu’elle dégage. Pour cette raison, l’intégrer à la ville vécue relève de la création de relations
de continuité entre son époque et la nôtre.
Réduit à un état historique matériel, une continuité peut être établie
en le rendant de nouveau signifiant,
symbolique et fonctionnel dans la vie urbaine.
Outre son état de délabrement,
l’exclusion de la ruine du reste de l’espace urbain provient
de son manque de sens. Il peut donc retrouver une valeur par
l’institution d’une nouvelle relation
53
entre les signes qu’il porte en lui et l’usage actuel du territoire. Nous nous appuierons maintenant
sur les caractéristiques propres au vestige dégagées précédemment pour
en proposer des exploitations en vue d’une contribution au projet urbain.
la résonance géographique et matérielle: «le vestige appartient au territoire de
fig 1 Musée archéologique de Mérida, ESPAGNE
manière physique»
La trame historique du site est utilisée comme base pour établir la nouvelle. Le bâtiment s’intègre dans le sol en mettant en valeur les vestiges et ceux-ci contribuent à l’enracinement du projet dans son site.
Il est alors exploitable comme
structure identitaire du lieu pour donner une cohérence à la ville
actuelle en tant que parti paysager. (fig.1)
le rappel phénoménologique: «le vestige a été à son époque historique conçu pour répondre à une fonction» fig 2 Les arènes d’Arles, FRANCE Restaurées, e l l e s accueillent de nouveau des manifestations culturelles et des jeux.
De fait, lui attribuer un usage historique est une manière de
rappeler la vie ancienne du site.
Ainsi, de nombreuses édifices du passé sont restaurés et réutilisés pour
accueillir des fonctions similaires, ou qui y feraient écho à l’époque
actuelle. C’est notamment souvent le cas des lieux de cultes. (fig.2)
l’évocation de la mémoire collective: «la trace nous permet de nous saisir de la chose.» affirme W.Benjamin
Son intégration dans l’espace urbain
54
de manière à être accessible et
facilement perceptible dans la ville d’aujourd’hui permet de donner un
caractère aux projets, rendre au lieu ses souvenirs. (fig.3)
l’extraction de la vie urbaine: «la ruine émeut par sa plasticité et son évocation à très longue durée»
Elle apporte naturellement fig 3 Les arènes de Lutèce, FRANCE Pouvoir marcher dans un espace qui aura été parcouru de la même manière des centaines d’années auparavant par des gens que nous n’avons jamais connu, voir quelque chose que peut-être ils auront vu.
fig 4 Ancien temple mis au jour au milieu près de Naples, ITALIE Laissées en l’état et entourées de grilles,les v e s t i g e s d e v i e n n e n t un musée à ciel ouvert, plus proche du spectacle urbain que du cœur de ville appropriable par les citadins. Une enclave mise en scène.
l’impression d’être dépassé par le
temps. Si bien qu’elle semble parfois se suffire à soi-même pour révéler une autre époque. On trouve alors de
nombreux cas où le sol de la ville la plus récente a été simplement incisée pour mettre les traces à l’air libre. La ville continue de croître autour
de ce périmètre, souvent sans jamais véritablement l’intégrer. Il reste
comme un spectacle des temps anciens, tendant vers une muséification finale. (fig.4)
55
les enceintes de Charles V et les travaux du grand Louvre: un exemple d’inclusion à la ville contemporaine
Vivre en symbiose avec l’existence d’un passé propre au site vient parfois naturellement par la
sensibilité aux indices du territoire. C’est par exemple le cas dans la cité grecque, où les constructions perses étaient intégrées à la scénographie
urbaine au même titre que les autres
édifices. Un projet relativement récent qui nous permettrait d’illustrer le
traitement de la frontière temporelle entre deux états historiques est
la redécouverte d’une portion des
enceintes de Charles V _renforcement des remparts de la ville bâtis au XVIe siècle_ lors des travaux du Grand Louvre menés en 1991. fig 5 Les enceintes de Charles V menant à la galerie commerçante du Carrousel du Louvre
Certes, nous n’avons plus besoin
de murailles défensives dont elles
faisaient office à leur première époque, mais elles s’intègrent aujourd’hui fig 6 Les inscriptions lumineuses proposées par l ’ a r t i s t e a m é r i c a i n Joseph KOSUTH
dans le projet du Carrousel de
manière doublement valorisante.
Le pouvoir évocatif de la matière Tel un projet de paysage à l’économie figurative maximale, le mur est
simplement révélé à nu dans son
essence première. Il semble ainsi être une matière fondamentale du musée,
structurante de l’espace. Sa présence contribue à donner une épaisseur
temporelle aux pièces souterraines de
56
la galerie commerçante.
Le rappel phénoménologique Son tracé original suivant chemin
de ronde prend un sens comme espace de circulation devenue souterraine. Au terme de son parcours le long
à Nietzsche. »
« Le mur entre dans le champ du
visible juste à l’endroit où une
maquette d’ensemble du palais est
posée. Une première réflexion, puis un détail se dilate. »
« Les pierres du mur sont signées,
du rempart, le visiteur est conduit
et pourtant chacune reste anonyme.
promenade n’a évidemment plus la
l’archéologue, avec ma pelle. »
vers une sortie sur le jardin. Cette même signification qu’à son époque
Qui écrit ici ? C’est moi, dit
première. Outre sa nouvelle nature
Descriptions poétiques et allusives
scène du musée et de marqueur visuel
éveiller la sensibilité du spectateur
de structure forte de la mise en
tectonique de sa galerie commerçante, il est le support d’animations
culturelles _ par exemple l’œuvre de Joseph KOSUTH._
Ainsi le rempart gagne de nouvelles
symboliques.
Ces fortifications font désormais partie du Carrousel de manière
tellement spontanée que la couture temporelle est à peine perceptible
de l’espace parcouru, elles tendent à sur la complexité du lieu chargé d’histoire, rendu au présent par l’archéologue.
Mais à notre époque, la valorisation du lieu tient-elle toujours à la sensibilité au site traité? Quelle durée architecturale
permettent les outils d’aménagement contemporains?
pour les visiteurs, seulement frappés par l’œuvre d’art « Ni apparence ni illusion »
proposée en 2009-
2010 par Joseph KOSUTH. Au moyen de phrases écrites en néons sur
les murs de pierre, il appelle le
visiteur à porter un regard sur son environnement.
« Je me tiens devant un mur de pierre
du XIIe siècle, le mur de fondation du premier palais du Louvre. Je commence
avec le matériau de construction cher
57
PLAN DE L’ÉTUDE DE CAS I. Comment la ZAC tient-elle compte de la dimension identitaire du lieu?
A. définie par une culture commune,
l’identité du lieu réclame un recyclage
B. La ZAC se révèle être un instrument
très normatif
C. ... qui mène à la sacralisation du
patrimoine et la muséification du lieu
II. Le processus de planification en cause?
A. Le macro-lot, un objet non encore
théorisé *zoning _ traitement des liaisons _ étanchéité des quartiers *mixité _ agrandissement et durée de la ville
B. Un jeu de pouvoir et de rentabilisation
*chronologie de cet imbroglio plus politique qu’architectural
L’île Seguin en 1936, document d’archive, association Renault
58
Conclusion
ÉTUDE DE CAS:
RENAULT ET L’ÎLE SEGUIN LE PATRIMOINE INDUSTRIEL FACE À LA ZAC
Lorsque
privés (maître d’ouvrage). C’est
un outil d’organisation de l’espace qui remplace les ZUP, « Zones à Urbaniser en Priorité » en
Rafael MONEO affirme que
reprenant à sa charge de proposer
l’architecture peut, par la présence
des opérations d’aménagement
lieu, en saisir la spécificité et le
équipements, espace public (voirie
jours menace les villes1, on ne peut
conséquent un idéal actuel de la
réelle, efficiente, de l’édifice en un
public : infrastructures, logements,
sauver de l’uniformité, qui de nos
et espaces verts). Elle vise par
s’empêcher de penser aux opérations
ville.
lieu en France. Je veux parler des
S’agissant cependant d’une décision
Existant depuis 1967, elles sont de
et non uniquement de constructions
des années 1990, avec l’éclosion de
demeure. Que peut on espérer pour son
des grandes villes. À Paris en 2013,
dessiné devient un contexte urbain,
muros, auxquelles s’ajoutent celles
Sans imaginer une certaine permanence
du «Trapèze» à Boulogne-Billancourt,
envisager une architecture? Il m’a
encore
d’analyser comment ces types de
d’urbanisme ayant récemment eu
ZAC, Zone d’Aménagement Concerté.
concernant la planification de la ville
nouveau à l’honneur depuis la fin
isolées, la question de la permanence
nombreux sites concernés en limite
évolution à long terme?
on en dénombre une quinzaine intra-
condition d’existence des édifices.
des villes limitrophes, comme celles
de cette planification, comment
«Coeur de ville» à Montreuil ou
donc semblé intéressant d’essayer
Gonesse. Réglementées en 1976 et en
projets modernes traitent des espaces
au Plan Local d’Urbanisme, elles ont
Comment la ZAC prend-elle en compte
concertation entre les collectivités
par conséquent, peut-on imaginer une
les territoires (regroupements de
Les situations urbaines étant toutes
fixé à 300000) et les promoteurs
des recherches très étendues pour en
celle du «Triangle» de
Le quartier
2000 par des lois qui les soumettent
oubliés de la ville.
pour principal objet de faciliter la
la dimension identitaire du lieu?
publiques, comme les mairies ou
permanence des quartiers dessinés?
communes ayant un seuil d’habitants
uniques, cette question nécessiterait
1. Rafael MONÉO, «Su luogo, tempo e specificità in architettura», L’altra modernità, 2012,Ed. Christian Marinotti, Milano, p.43 «L’ombra del «dovunque» incombe sul
nostro mondo si oppone
attuale, Il mondo di oggi all’idea di particolare»
Et
tirer des principes qui ne soient pas des généralités hâtives (on
compte actuellement environ 800 ZAC
59
en France). Cependant, je fonderai
des cafés, des arbres... », « En
ma réflexion sur l’observation des
revanche, c’est difficile à trouver,
Seine comme référence.
GPS. »
procédés appliqués à la ZAC Rive de
elle n’est pas encore marquée dans le
Celle-ci présente les avantages de
Ils sont étonnés quand on leur
tout en étant chargée d’une identité
où Renault construisit sa première
traiter d’un grand quartier de ville, forte et d’un patrimoine industriel important (le projet concerne la
mutation d’un grand territoire privé anciennement appartenant à Renault). Elle est, de plus, la première
à avoir expérimenté la mécanique du « macro-lot » et est souvent considérée comme un prototype,
apprend que ce quartier est
le lieu
voiture et y développa sa production jusqu’en 1992. En chiffres, une
moyenne de 5000 véhicules produits
par an depuis 1900 sur 74,5 hectares (11 sur l’île Seguin, 33 sur le
Trapèze et les berges, 18 sur la cité du Pont de Sèvres).
ensuite répété et décliné dans les
Pour résumer, ce petit monde parfait,
Gauche par exemple).
totalement sorti de nulle part. À
opérations ultérieures (à Paris-Rive Elle est située en bord de Seine, au sud de Boulogne-Billancourt. Depuis avril 2004, elle a été le centre
d’intérêt de toutes les politiques
d’aménagement des différents acteurs régionaux pour son programme d’équipements publics.
comment la ZAC tient-elle compte de la dimension identitaire du lieu? Une première chose saisissante quand on y arrive est la réaction de ceux qui la découvrent sans en connaître l’histoire. « Ah, c’est sympa ce
quartier ! », « Quand on arrive, on a l’impression d’être tout de suite dans un « petit monde idéal à la
manière des villes nouvelles, avec
60
idéal et confortable leur semble juste titre. Cette partie de la ville, longtemps surnommée « la
ville inhabitée » tend maintenant
à se raccorder au reste de l’entité urbaine et fait l’objet d’une planification mouvementée.
Les remarques des visiteurs trahissent
un important dysfonctionnement de cet aménagement : comment est-il possible qu’un patrimoine aussi important ne se
ressente pas instinctivement ? Comment l’impression d’être dans un paysage hors du temps s’est-elle installée? Quelles conséquences peut-on anticiper pour le quartier ?
Définie par une culture commune, l’identité du lieu réclame un recyclage « Au sud-ouest de Paris, sur l’île
Seguin ancrée entre les deux rives de Billancourt et de Meudon, se dresse la silhouette d’un grand édifice industriel. En ce début de XXIè
siècle, on aperçoit les verrières
brisées, les peintures décrépies, les tôles rouillées, mais l’architecture reste imposante, recouvrant toute
l’île, à l’exception de la pointe
aval, plantée de quelques peupliers.
La passerelle qui relie l’usine à la berge a la largeur d’une avenue, en
forme de dos d’âne comme pour laisser découvrir, une fois arrivé au sommet de la courbe, les lettres capitales de l’une des plus prestigieuses marques automobiles française: RENAULT.
Dès l’entrée, aussi large que celle d’un cargo, on est désorienté par
les proportions du lieu. L’ampleur de l’architecture fait penser à
un Piranèse ou à une cathédrale
des temps modernes. L’espace est
éclairé par des rais de lumière qui descendent des étages supérieurs,
un espace coupé par des piliers et des poutrelles, creusé de fosses,
poulies, des escaliers, des pans de
mur et des parois de verre, certaines
réduites à des débris qui jonchent le sol. Par endroits, un buisson ou des touffes d’herbe prennent le soleil :
sous les toits de l’usine, la nature champêtre d’avant les années 1920 semble vouloir renaître. »1
Cette description du site datant de 2004 constitue l’incipit du livre de Jacqueline COSTA-LASCOUX et
Émile TEMIME, Les hommes de RenaultBillancourt, Mémoire ouvrière de
l’île Seguin. La friche industrielle est alors bien évidemment fermée,
et cette image réservée à ceux qui s’essaient à l’exploration libre de terrains délaissés par les urbanistes.
La fascination qu’exerce ce lieu sur ceux qui en connaissent l’existence
n’est pas seulement l’empathie qu’ont les ouvriers en retournant sur les lieux qu’ils ont fréquenté tant
d’années et auxquels sont rattachés des souvenirs précis.
Le visiteur accueilli par ces
vestiges, se sent comme appartenant à une culture commune. Le lieu est donc caractérisé par une identité qui lui
sillonné par deux voies latérales faisant le tour intérieur du
bâtiment. À mesure que se fait
l’accommodation visuelle, on découvre des panneaux d’avertissements
accrochés comme des cartouches, des
1. Jacqueline COSTALASCOUX, Émile TEMINE, Les hommes de Renault-Billancourt, Mémoire ouvrière de l’île Seguin, 2004
61
Le mur de l’artillerie, Quai Georges Gorse, 2018 Une halle sur l’île Seguin, 1992, document d’archives, Association R e n a u l t
donne une certaine permanence.
Les expériences individuelles d’urbex à cet endroit témoignent du fait que, face à ces 10 hectares de patrimoine industriel, la volonté instinctive de la population est d’investir ces
lieux, une manière de les faire
vivre, par un nouvel usage. Informel tant qu’aucun projet architectural n’est formulé pour les recycler.
62
La ZAC se révèle être un instrument très normatif Longtemps laissée sous forme de
friche industrielle en bord de Seine, le problème de la stratégie urbaine à adopter se pose lorsqu’il s’agit de réinvestir cet espace. Comment
dessiner un quartier entier sur une aire chargée d’histoire(s)? Quelle
image veut-on donner à cette partie de ville jusqu’à lors enclavée et
oubliée du reste de la commune? La
projection du quartier nécessite une réflexion à deux échelles.
D’une part, en tant que composante de la ville, l’insertion dans le La pointe de l’île, désormais occupée par la «Seine Musicale» de Shigeru BAN
tissu urbain existant est un premier facteur. Rétablir des connexions entre les différents quartiers,
comprendre comment on y arrive, son
importance relative, quelles en sont les limites et les franchissements, s’il modifie la façade de la ville, son image, son rayonnement. Dans
le cas dans le cas du Trapèze et de
l’île Seguin, ces aspects nécessitent une attention particulière puisque, effectivement, le terrain était une
grande tache opaque sur la carte de Boulogne-Billancourt.
D’autre part, en tant que système d’organisation des futures
architectures, la mise en scène des constructions, le rapport des unes aux autres et à leur contexte, et,
63
dans le cas du site une fois encore,
tracés d’après les modèles simplifiés
avec le patrimoine existant à
règlement, il s’agit de définir
étudier.
quartier « l’unité » de sa forme
L’outil qui y est alors appliqué est
écritures architecturales. »2.
le rapport qu’elles entretiennent
l’intérieur même du quartier sont à
de la ville historique». Quant au
des règles de manière à «donner au
urbaine dans la « diversité » de ses
celui de la fameuse zone d’aménagement
L’intérieur des unités d’intervention
apporte est à double tranchant.
organisés par un coordinateur de
concerté et la réponse qu’elle y À l’occasion d’une étude de la campagne des Halles de Paris,
sont confiées à différents architectes l’îlot.
Françoise FROMONOT analyse le mode
Le dessin du nouveau quartier n’est
urbains, dont le Trapèze en est
l’esprit du lieu et la sensibilité
opératoire des récents projets
l’exemple le plus authentique. En effet les mécanismes décrits sont appliqués scrupuleusement.
«Le projet urbain à la française
est donc un urbanisme d’architecte, qui repose sur deux principes
intangibles : une composition et un règlement. »
1
Elle dénonce le mode opératoire des ZAC qui appliquent uniformément aux
territoires concernés la même recette depuis les premières législations, il y a trente ans.
donc pas réfléchi par rapport à qu’en a le dessinateur,
mais selon
une formule préétablie qui s’inspire des tracés historiques en les
corrigeant. Cette approche méthodique de l’espace se ressent dans le tissu urbain, en particulier à la jonction avec les autres quartiers. Dans la ZAC de Boulogne-Billancourt par
exemple, le quartier est séparé du reste de la ville par les grandes
voies qui la traversent. Au nord de la ZAC, l’axe qui relie Paris au
plateau de Vélizy voit passer plus de 100000 véhicules par jour !
Pour ce qui est de la composition,
À l’échelle de l’édifice, les
un terrain nettoyé de ses bâtiments
leur laisse le règlement du projet
on
parle d’ « implantation », « sur
obsolètes et de leur parcellaire»,
et constituée «d’espaces publics
64
1. Françoise FROMONOT, La campagne des Halles, les nouveaux malheurs de Paris, Ed.La Fabrique, p.114, Paris, 2006
architectes investissent la marge que urbain. Le projet urbain conditionne à lui seul le rapport de son nouvel 2. ibid. p 114 3. ibid. p 113
usage à son passé identitaire.
recyclage du patrimoine, la ZAC
bâtiments qui donnent forme aux
faite, absolument inappropriée. Les
« Dessiner pour chaque lot des
activités prévues en respectant
les règles d’urbanisme, c’est de l’architecture. Pour qu’on ne
s’ennuie pas trop en les regardant, ces bâtiments sont construits dans
différents styles, car les architectes sont aussi un peu artistes.»
3
La ZAC s’avère donc être un outil
stérilisateur. Dans ces conditions,
la valorisation de l’identité du site dépend complètement de la sensibilité du concepteur du plan de masse, à son intuition des contraintes et
consignes à donner aux architectes. Si on prend le site du Trapèze, le plan de Patrick CHAVANNES apporte quelques idées qui sortent de la
norme: par exemple lorsqu’il utilise
le tracé du parc du château de Meudon (ville mitoyenne située de l’autre
est par la définition qui en a été
destructions progressives ont fait disparaître la quasi-totalité des
traces du passé des usines Renault. Aucune trace par exemple de la rue
du Hameau fleuri, où Renault avait son premier atelier au fond du jardin,
sur laquelle a été redessinée l’avenue Emile Zola. Même les ponts peints en
bleus qui rattachent l’île à la ville ont été démontés en octobre 2018.
Il ne reste aujourd’hui que quelques
moulures d’une façade, le bâtiment X, ancien siège social, caché derrière des palissades de chantier en
attendant que son sort soit fixé, un
pan du mur de l’artillerie, construit pendant la première guerre mondiale
pour enjoliver la façade sur les bords de Seine, aujourd’hui non-aménagés et pratiquement inaccessibles au piéton.
côté de la Seine) dans le dessin
Malgré cela, le projet peut-il
le prolongeant dans le Cours de
l’esprit du
de l’espace public boulonnais, en l’île Seguin, parti pris fédérateur entre les villes. C’est aussi le
cas lorsqu’il rappelle l’identité géographique du lieu avec une
attention portée au traitement de
l’eau. Il fait du bassin d’expansion des cures un parc en longueur qui fédère les îlots neufs.
En revanche, pour ce qui est du
s’inscrire dans la continuité de lieu ?
... Qui mène à la sacralisation du patrimoine et la muséification du lieu Partant du constat que l’esprit du lieu est imperceptible par celui
qui en ignore l’existence, nous nous intéressons maintenant à décrire les
caractéristiques de ce patrimoine qui
65
ont joué en défaveur de sa mise en valeur.
Les vestiges encore conservés des anciennes constructions se font
rares. Pourtant, il existait au début du projet un certain consensus sur
leur devenir : il était acté que la
mémoire de Renault faisait partie des emblèmes de la ville et de ce fait,
que son patrimoine devait être rendu visible. Or, quelques années plus
tard, nous assistons à des démolitions
« retirer du monde réel pour
passer dans le divin » conduit à un éloignement
entre la globalité
du urbain et l’objet architectural devenu autonome et hermétique à
l’évolution de son environnement.
Il est alors impossible aux usagers de se l’approprier, et donc dans
ces conditions d’y faire vivre une architecture. C’est le processus
qui s’est appliqué au cas des deux
façades conservées et du bâtiment X.
successives qui laissent l’identité
En projetant le nouveau visage de
Par ailleurs, les morceaux conservés
qu’un bâtiment peut avoir plusieurs
industrielle toujours plus abîmée. subissent une forme d’isolation du processus urbain: ils sont définis
comme les lieux dédiés au souvenir
d’une époque passée et de ce fait en
deviennent des reliques intouchables. Dans son ouvrage Profanations,
Giorgio AGAMBEN raconte ce processus de sacralisation du patrimoine. Dans la société d’aujourd’hui où le musée
remplace le temple, la sanctuarisation du lieu réduit à l’impossibilité
de son usage. Les lieux sont comme
captifs de la valorisation économique du patrimoine.
Depuis les années 1980, pour proposer
ville ainsi, on semble oublier
vies. En France, la réhabilitation est souvent considérée comme une intervention technique et est
fréquemment dédaignée des architectes. Il s’agit pourtant bel et bien d’un
processus de création à part entière d’un point de vue architectural:
proposer un recyclage d’un bâtiment
n’est pas seulement une opération de remise aux normes. L’enjeu d’un tel
projet réside principalement dans sa réinterprétation sous une nouvelle
forme, qui réponde aux nécessités du
présent, et dans son dialogue avec la ville contemporaine.
une solution à la question de la
Dans un second temps, on peut
les projets urbains en France ont
le rapport au patrimoine est si
deuxième vie du patrimoine industriel, tendance à tenter une reconversion muséale. Or, systématiquement
66
s’étonner que dans un site où
complexe, comment se fait-il qu’il en reste si peu ?
Le Pont Seibert permettait l’accès à l’île Seguin depuis la rive Meudonnaise. photo extraite d’un article du Parisien annoncant les mesures prises par la ville à son égard.
La logique de la composition de
la ZAC est un autre mécanisme qui s’applique à la conservation du patrimoine dans cette aire. Si
la sacralisation du patrimoine se ressent particulièrement au cœur des grandes villes (Paris en est
l’exemple-type), où se superposent les normes, règles, projets et
manières de penser la ville lors de l’élaboration de projets urbain ;
les grands projets sont relégués à
l’extérieur de la ville, proches de la périphérie, où se matérialise la
limite entre « le Sacré et l’Impie ». Si dans l’aire sacralisée, le bâti est figé et les évolutions limitées
par les divers plans de sauvegarde, l’aire qualifiée d’ « Impie » par
Pourtant reconnu comme élément d’importance patrimoniale, il a été démonté en novembre 2018.
AGAMBEN est beaucoup plus libre et on peut y imaginer démolir, revendre des terrains, réaménager, densifier. A cette jonction se trouvent la
plupart des ZAC qui tentent de créer des quartiers en se greffant au tissu urbain existant. Les entités définies par le PLU sont revendues à des
promoteurs privés dont le but est de
rentabiliser la valeur de leur terrain (foncièrement très importante du fait de son emplacement), d’en faire un
pôle d’attractivité. La sensibilité du site n’entre donc que peu dans
les contraintes de la concertation. Seules les règles établies par le masterplan général
permettent de
67
donner une cohérence aux éléments qui
lieu de vie? », le mode de gestion et
le cas de Patrick Chavannes dans la
ont conduit à une réponse guidée par
resteront du quartier précédent. Dans ZAC de l’île Seguin, l’attention a été portée aux franchissements entre la
ville et l’île, jugés emblématiques. Les ponts sont donc les uniques
les circuits de décision successifs l’économie et la politique. Ce faux
sens viendrait-il de l’outil même de planification?
constructions ayant fait l’objet d’un
le processus de planification en cause?
De ce fait, c’est finalement l’action
Par sa méthode de projet, la ZAC a
prononcent sur l’héritage patrimonial
la conservation et la mise en valeur
projet de recyclage architectural.
publique et les acteurs privés qui se accordé au lieu.
Dans le cas étudié, comme dans de nombreux autres chantiers du même
type, le quartier de ville émergent
se fonde pour beaucoup sur un terrain débarrassé de son passé. Le contexte
ainsi falsifié donne une impression de
donc des répercussions négatives sur du patrimoine architectural. Outil
de gestion du projet, elle sert plus les politiques d’aménagement que les projets d’architecture. Comment se fait-il qu’un outil de projet tant utilisé et si peu critiqué s’avère aussi destructif ?
ville effectivement hors du temps et
Dépendant de l’action foncière,
fondée sur un idéal de confort. Il
l’initiative d’une personne publique.
du lieu, une forme d’utopie actuelle en résulte un quartier vendable, vivable, et même agréable, si ce
n’est qu’à l’exception de quelques
vues sur les boucles de la Seine, il est devenu un décor sans repère, et semble presque standardisé. Témoin de l’uniformisation des lieux,
l’appropriation de l’espace de vie
sera probablement difficile sur le long terme.
Pour conclure, à la question urbaine « comment transforme-t-on les restes d’une activité industrielle en un
68
la ZAC est toujours lancée à
Les avantages qui lui sont attribués selon la Direction de l’Urbanisme
de l’Habitat et de la Construction, donc du point de vue des aménageurs
et urbanistes, montrent à quel point ce processus est éloigné de la
problématique de la durée du projet. «La ZAC est l’outil privilégié
pour les opérations présentant une
certaine complexité et une certaine
ampleur. Elle permet le découpage ou le regroupement de parcelles [...].
La ZAC est une procédure adaptée pour
engager de nouvelles urbanisations,
les formes et en faire des entités
sous-utilisées ou en friches : elle
manière autonome. Nous sommes alors
ou restructurer fortement des zones est conçue pour créer de nouvelles parcelles de terrains à bâtir, ou
pour traiter des îlots à démolir et à réorganiser, par l’intervention de plusieurs promoteurs. La ZAC permet de constituer le cadre
général d’une opération d’envergure permettant d’accueillir diverses
opérations ponctuelles (permis de construire, lotissement). Elle
conduit à une réflexion sur les
équipements nécessaires et facilite
divisibles et administrables de
très loin de la volonté de rechercher des indices d’un passé, comme le
fait MONEO lorsqu’il s’appuyait sur la trame de la vie précédente de
son site dans l’organisation de son musée à Mérida. Ce choix pose alors la question de la nouvelle unité d’aire : établi dans un souci de
répartition foncière, on s’interroge
à présent du sens qu’il a du point de vue urbain.
leur financement. [...] Cette
Jacques LUCAN analyse cette
des aménageurs privés et publics,
macro-lot en passant par l’îlot puis
opération permet de favoriser, avec la création de nouvelles zones urbanisées (habitat, bureaux, commerces, activités...). »
1
C’est donc aussi bien d’un point de
vue de son processus que des acteurs
transition, depuis la parcelle au
par le lot, dans une étude intitulée Où va la ville ? Formes Urbaines et Mixité commandée par la Ville de
Paris. Il définit le macro-lot par
« la réalisation d’un îlot entier,
qui entrent dans sa réalisation
mêlant des programmes hétérogènes
le contrôle de l’aménagement du
d’ouvrage. L’un d’eux, souvent un
que l’architecture semble perdre territoire.
Le Macro-lot, un objet non encore théorisé En le redécoupant, la ZAC ne permet pas de mettre en valeur des tracés
historiques ou topographiques propres à l’âme du territoire traité, elle a seulement vocation à simplifier
1. définition donnée à la ZAC par le Conseil d’Architecture et d’Urbanisme
et impliquant plusieurs maîtres
promoteur privé, en est le leader, les autres, les utilisateurs.»
2
Cette manière de faire vise ainsi à combiner au sein d’un même ensemble
une mixité programmatique et sociale (logements, équipements, commerces
équipements), garantir une diversité architecturale (intervention de
divers architectes sur un même macro-
2. Jacques LUCAN, Où va la ville ? Formes Urbaines et Mixité, Ed.de la Villette, Paris, 2012
69
lot) tout en conservant la rapidité
la question du rapport au contexte
publics pas nécessaires puisque le
de la relation entre le macro-
d’exécution (concours de marchés
foncier est géré par le promoteur, délais de concertation limités).
Le prototype du macro-lot est celui développé dans la ZAC du Trapèze à Boulogne-Billancourt. Son auteur,
se pose à deux échelles : celle lot et l’espace public et celle de la relation entre le nouveau
quartier et son contexte (quartiers
mitoyens, desserte depuis les villes environnantes)
Jean-Louis SUBILEAU, qui avait été
Chaque architecte reçoit une aire
et qui a fondé depuis «Une Fabrique
prédéfini. Ce qui n’est pas attribué
directeur général de la SAEM Euralille de la Ville» s’en justifie : «Renault
avait déjà vendu ses terrains à des
promoteurs. Sans maîtrise du foncier, le macrolot était un moyen de
reprendre le contrôle sur la qualité
urbaine et architecturale du quartier. Nous avons imposé aux promoteurs des programmes, un cahier des
charges, l’organisation de concours
d’architecture privés… C’était aussi
une manière de ne pas écrire la ville d’une seule main, ce qui est un peu
la tendance des urbanistes à qui l’on confie des quartiers entiers.» À ce
titre, l’analyse du fonctionnement de ce nouveau quartier nous apporte de
nombreux indices des limites de cette nouvelle forme urbaine.
-Zoning, traitement des liaisons, étanchéité du quartier Avec l’usage du « zoning » en plan pour répartir des unités urbaines entre différents maîtres d’œuvre,
70
à aménager au sein d’un ensemble
à un concepteur devient un résidu de
cette planification. L’îlot tourné vers
l’intérieur et dessiné en concertation entre les différents intervenants semble oublier la rue. Ainsi,
lorsqu’on soustrait les logements,
les équipements, les commerces, les
bureaux et les parcs, reste l’espace public dont le dessin trahit à quel point les projets au sein des lots
sont devenus indépendants des tracés
directeurs. Cette caractéristique est problématique pour le fonctionnement du quartier puisque la rue prend alors simplement un rôle de
desserte, et que par conséquent son appropriation par les usagers est
limitée. La vie du quartier est mise en péril. Dans le cas de Boulogne, elle a cependant su trouver sa
place dans la vie urbaine grâce à
un dysfonctionnement administratif. Les cœurs d’îlots ont souvent été
fermés postérieurement à la livraison des réalisations, et inaccessibles
aux habitants de par leur propre volonté , l’espace de rencontre
et de communauté se retrouve donc
projeté vers l’extérieur et non dans les cours intérieures initialement prévues à cet effet.
À l’échelle supérieure, la
problématique est la même. De la même manière que les îlots sont dessinés en plan sans contexte et reliés par des voies dessinées séparément,
le dessin du quartier est, comme
l’énonce Françoise Fromonot (1), le résultat d’une recette applicable à tous les sites, donc
adaptée à
aucun en particulier. Ne prenant
« Z O N I N G » : plan d’aménagement de l’opération Ile Seguin-Rives de Seine, SAEM Val de Seine aménagement
pas en compte ses particularités
géographiques, la relation entretenue avec les entités urbaines existantes
est parfois totalement oublié dans le 100 mètres plus au nord, la Cité du Pont de Sèvres construite en 1970 selon les plans de Daniel BADANI et Pierre ROUX-DORLUT
processus de conception.
Pour exemple à Boulogne, la ZAC est
bordée d’échangeurs routiers et de la Seine, qui sont autant d’obstacles à
franchir pour y parvenir et les moyens de desserte initialement rares. Ces éléments concourent à l’impression
d’isolement, de partie de ville hors
du temps et de l’espace, sans repère. Pensé en se concentrant vers l’intérieur et sans souci de
l’extérieur, la ZAC semble vouloir
exister pour elle-même. Jacques LUCAN avertit du danger de cette forme
71
urbaine narcissique. «Des parties de
villes risquent de se transformer en une addition d’îlots autarciques.»
-Mixité, agrandissement et durée de la ville D’un point de vue typologique, le
macro-lot n’est encore pas un objet théorisé. Mais il est à certains
points de vue assimilable aux grands ensembles des années 70.
Alors que la parcelle offre la possibilité d’une approche
typo-morphologique qui, par
sa capacité évolutive et ses
multiples combinaisons contribue à la diversité architecturale de la ville , «le macrolot a fait
naître des mégastructures qui
empilent parkings, espaces libres mutualisés, commerces, bureaux,
logements, équipements… ». Par sa
difficulté à s’adapter à une mutation éventuelle, la mixité de programme
et l’échelle épaissie de l’opération conduisent à une certaine rigidité de l’architecture du quartier. De ce fait, la question de la durée
d’une telle architecture se pose de
nouveau. Lucan ouvre le débat par une comparaison avec la caractéristiques des grands ensembles : mixité de
programme, fusion du parcellaire,
image de quartier au confort idéal, immutabilité, … quelle différence
autre que formelle avec le macrolot ?
72
Peut-on en espérer encore la pérennité d’un tel dessin?
Un jeu de pouvoir et de rentabilisation Le fonctionnement de la zone
d’aménagement concerté s’appuie
donc sur un outil qui, encore peu analysé, est capable de nuire
au fonctionnement urbain et au
développement de l’architecture.
D’autre part, il est à noter que les
architectes ont finalement peu de marge de manœuvre dans ces opérations et
que le projet résulte principalement du choix politique et des pressions
des différents partis. La concertation est alors un débat complexe. Alors que les promoteurs privés tentent de rentabiliser les terrains,
la Mairie, elle, vise un projet
d’excellence pour valoriser la ville, en augmenter le rayonnement, voire l’utiliser à des fins électorales. Les représentants politiques des
autres bords sont alors évidemment en opposition avec les choix formulés et tentent de les bloquer à divers
stades de la concertation, souvent en s’alliant aux associations de défense de l’environnement, du patrimoine ou des riverains en défaveur du projet. Les architectes ont pour objectif de faire accepter leur projet et
sont donc contraints d’accepter des compromis émis par les différents
partis lors de la négociation. Le
projet est alors susceptible de
par RCR Arquitects a finalement été
critiques successives. De la même
tout dans le masterplan signé par
changer radicalement en fonction des manière, le choix de la conservation et la mise en valeur du patrimoine
devient politique, puisqu’il concoure à l’identité du site.
Or ceux-ci ne sont parfois pas très
avisé en cette discipline et arrivent à des contre-sens.
Dans le cas de Boulogne-Billancourt, le débat dure depuis 1992, et le sort de l’île n’est toujours pas absolument fixé.
En revanche, elle
a vu apparaître et disparaître une multitude de projet. Le site était particulièrement polémique du fait de la valeur foncière du terrain, de sa superficie et de son poids
historique. Dans ce cas, comment
concilier tant d’enjeux et d’acteurs?
accepté pour la pointe aval, le
Jean Nouvel. Les très enthousiastes articles du journal communal le
trahissent: en faisant appel à des grands noms de l’architecture, le pouvoir actuel tente à la
fois d’augmenter l’importance du
rayonnement de sa ville mais aussi de rassurer les habitants de l’efficacité et de l’investissement de leur maire en vue des prochaines élections.
Accessoirement, faire de ce quartier
artificiel un pôle d’attractivité pour les services qui y sont concentrés
est un moyen de pallier le manque de connexion avec ses environs. Aussi,
la polémique du projet de l’île Seguin connut de nombreux belligérants et des débats mouvementés.
Le point d’entente est alors le moyen de financement, puisque de la même
manière, la mairie et les promoteurs privés ont pour objectif premier de rentabiliser leur investissement au
plus court terme possible. Economie, planning et, dans le cas du maire, l’opinion publique régissent les
choix architecturaux. La question du patrimoine est finalement un détail
dans les préoccupations de ceux qui décident du devenir de la ville.
Aujourd’hui, elle abrite la Seine
Musicale de Shigeru Ban à la pointe
amont et un projet de centre culturel
73
Chronologie de cet imbroglio plus politique qu’architectural.
1989 Renault décide de fermer ses
portes. Il met alors en concurrence l’Etat et les collectivités locales
qui souhaitent tous deux récupérer ce site d’importance et support de tous les fantasmes urbanistiques.
Dès lors les idées de projet se
superposent: Roland CASTRO imagine une sorbonne scientifique et des
logements sociaux, avis globalement
rejoint part Paul CHEMETOV. Suivi en
1991 par une suggestion de cité du
cinéma « phare » par Jean-Jacques
1999 Jean NOUVEL s’insurge face aux
prémisses de cette démolition et
parle du recyclage de ce patrimoine industriel:
« Boulogne assassine Billancourt !»
2000 Le milliardaire François PINAULT
acquiert la pointe aval de l’île et invite Tadao ANDO à y dessiner sa
fondation : « un vaisseau de verre
suspendu au-dessus de la Seine ».
Les urbanistes GRETHER et SUBILEAU sont chargés de trouver un projet cohérent pour le reste de l’île.
2002 Il est désormais communément
ORY, d’une « cité des plaisirs » de
admis que les bâtiments industriels
d’une « cité bleue » de Paul
d’économies de frais. On parle
Nicolas LEDOUX et Matthieu O’NEILL, GRAZIANI, maire en 1993
1995 Il consulte six agences
internationales : Bernard TSCHUMI Architects, Renzo PIANO Building
Workshop, ROGERS STIRKS HARBOUR and
Partners, AUA Paul CHEMETOV, CHAIX et MOREL, REICHEN et ROBERT. Les projets seront oubliés mais un consensus est établi sur l’importance de valoriser le patrimoine du site.
ne seront pas conservés par mesures d’ « île des deux cultures », en
amont les sciences, en aval les arts.
2004 ARM Archicture remporte
une consultation pour une façade enveloppe enserrant l’île. Par
ailleurs un recours des associations d’environnement bloque la validation
d’un nouveau PLU pour une densification de l’aménagement.
2005 PINAULT abandonne le projet.
1998 Bruno FORTIER est lauréat face à
S’en suit une confusion totale
la suite d’une nouvelle consultation.
hôtel 4 étoiles, Université
Jean-Pierre BUFFI et Paul CHEMETOV, à Son projet prévoit de détruire les installations Renault.
d’idées pour réinvestir cet espace : américaine, Institut national du cancer, ou encore exposition de l’ancien paquebot France
74
2006 L’Etat propose un Centre
européen de la création contemporaine, pendant que Brigit DE KOSMI dessine un projet de Skyline entourant un espace vert.
locaux: la première, que l’île
risquerait de couler sous une telle
descente de charge; la seconde, à la vue de la maquette, qu’on ne voulait pas de tours transparentes.
2013 Le projet de cité Musicale
2008 Un nouveau maire est élu
de Shigeru BAN est dévoilé. Et les
densification de l’île. Il fait table
contre le PLU, bloquant le projet de
en ayant fait campagne contre la rase de tous les projets.
associations font un nouveau recours R4.
2009 Jean NOUVEL est choisi comme
2014 Les élections municipales sont
une nouvelle consultation. En
projets, le maire parvient ainsi à
architecte coordonnateur après
collaboration avec le projet de Grand
Paris à ce moment là en développement, la nouvelle vocation de l’île est de s’insérer dans une « vallée de la
culture » et accueillir en aval une
cité musicale, en amont un centre d’art contemporain (R4), et entre
les deux des bureaux, équipements, commerces, jardins et logements.
2010 Le paysagiste Michel DESVIGNE
dessine un jardin éphémère rendant
hommage au passé industriel de l’île.
l’occasion de présenter de nouveaux reconduire son mandat.
2015 Le promoteur du R4 ayant des
« tracas judiciaires », le projet est abandonné.
2016 Nouveau promoteur, nouveau
projet : un troisième pôle culturel et artistique attribué à RCR
Arquitectes. Duquel la ville tire la
grande fierté d’accueillir un « nouveau
Pritzker à Boulogne-Billancourt »
Jean NOUVEL présente un projet
sous forme de 5 tours qui crée la polémique étant donné qu’il avait défendu le contraire auparavant.
2012 Il propose trois variantes de
son projet lors d’un référendum.
Le projet sera finalement abandonné devant deux objections des élus
75
La maquette du projet de Jean NOUVEL portant à confusion par sa matérialité, atelier Jean Nouvel, le Moniteur, 2012
Ces péripéties
sont un témoignage spécialement
caractéristique de ce à quoi tient le
projet architectural de nos jours. Il
n’est pas question de ce qu’est le
lieu, de ce qui y est authentique.
Pour donner raison à Baudelaire,
cette modernité
est complètement transitoire, fugitive,
contingente, et à plus forte raison Article des voeux de 2019 dans le journal municipal vantant le projet de l’Île Seguin et le démontage du pont Seibert au profit d’un pont «plus beau et plus fonctionnel»
76
choisie par des acteurs dont la
compétence n’est pas de juger un projet d’architecture.
Quelle conclusion à cette étude de cas?
ait véritablement de souvenir,
cette mémoire fait partie de sa La ZAC ne permet pas de valoriser
construction identitaire.
on peut se soucier sur son effet
Dans le cas industriel de l’usine
fonctionnement, qui est assuré par
architectes consultés était la
la proximité de ses commerces et ses
on attendait plutôt la mise en scène
à ses habitants, mais pour ses
qui aurait permis de trouver
ville.
repères pour la ville, une cohérence
décisions du projet, suivant les
pour l’usager. Or dans ce paysage
semble avoir remplacé la théorie de
est impossible et l’appropriation
l’esprit d’un lieu, et par conséquent à long terme. Pas tant pour son
Renault, la première intuition des
l’attractivité de ses équipements,
bonne : dans un paysage similaire,
services, le confort qu’elle dispense
d’une époque fondatrice disparue
conséquences d’uniformisation de la
cohérence dans le projet, des
De ce qui regarde les circuits de
et sa juste place dans cet espace
capitaux, la politique de la ville
désormais uniformisé, l’identification
l’architecture.
difficile.
Cet exemple permet de réfléchir à
destructions successives, victimes
effet, l’esprit du lieu est respecté
du site et semblent simplement être
la conception de la ville d’Aldo
de recyclage urbain, devenu un pur
une
Les emblèmes ayant survécus aux
quoi tient la durée d’un lieu. En
de muséification ne portent pas l’âme
et recyclé lorsque, comme dans
l’aveu d’un échec dans la tentative
ROSSI, celle-ci révèle des formes
façadisme.
des emblèmes qui en rappellent le
À l’issue de l’essai de Jacques
sans avoir besoin d’avoir recours
connaît les symptômes et les dangers
reconnaissables de son architecture, passé.
Pour faire vivre un quartier
à des artefacts comblant les désirs d’une société du spectacle et de
la consommation avide de confort,
il est nécessaire de valoriser les
marqueurs de l’identité de la ville: permettre au passant d’évoluer
dans un patrimoine, racine d’une culture commune.
Sans qu’il en
LUCAN, Philippe PANERAI conclut: «On
des récentes modalités de conception de la ville. Suffit-il de théoriser
l’objet «macro-lot» pour en avoir
une utilisation raisonnée? Ou y a
t-il peu d’espoir sans se donner le
moyen de libérer l’architecture de la question politique. La question est donc: que veut-on?».
77
Bien que cette étude de cas ne soit qu’un exemple d’actuels processus de planification de la ville,
elle nous permet de constater la
difficulté de valoriser une mémoire
et construire un lieu identitaire,
vecteur du sentiment d’appartenance lorsque celle-ci ne s’appuie pas
sur des éléments de territoire, de problématiques géographiques ou
architecturales. En favorisant des facteurs extérieurs au sol comme
la politique urbaine, l’économie ou des avantages administratifs, la conception d’un environnement ne
peut trouver une continuité entre le présent et les époques passées, et
par conséquent non plus trouver une cohérence propre.
En extrapolant ce thème de la
disparition de la mémoire, nous nous intéressons maintenant au processus contraire : peut on créer une
ville sans mémoire ? Comment fonder une identité à partir de la «page blanche» ?
78
79
80
2 LES TRACÉS DE LA VILLE FACE AUX TRACES DU SOL
qu’elles soulèvent, nous nous
« C’est en vain, que je m’efforcerai
en Yvelines, relativement révélateur
bastions élevés. Je pourrais te dire
face au territoire en France.
attacherons au cas français, et en
particulier à celui de Saint Quentin de la politique des villes nouvelles
de te décrire la ville de Zaïre aux
de combien de marches sont faites les
rues en escalier, de quelle forme sont les arcs des portiques, de quelles
Face à l’explosion démographique
recouverts ; mais déjà je sais que
politique de villes nouvelles est
pas de cela qu’est faite la ville,
nationale, dans l’objectif d’organiser
son espace et les événements de son
principaux pôles urbains .
feuilles de zinc les toits sont
d’après-guerre et l’exode rural, une
ça serait ne rien te dire. Ce n’est
mise en place en 1965 à l’échelle
mais des relations entre la mesure de
le développement urbain autour des
passé. » Villes de mémoire _ Zaire
Avec Cergy-Pontoise, Evry, Marne la
Étonnamment,
1
la première typologie de
Vallée et Melun-Sénart, Saint Quentin en Yvelines fait partie de celui
ville qui vient communément à l’esprit
prévu autour de Paris mis en place
est celle de la ville nouvelle.
du besoin de nouveaux aménagements,
cas de la France à partir des années
de temps humaine. En trente ans,
enfin donc _comme nous le rappelle le
agricoles sont remplacés par une
quand on évoque une «page blanche»
par Paul DELOUVRIER. Dans l’urgence
L’image de villes émergées, pour le
les villes prennent vie à l’échelle
60, sans passé, donc sans mémoire,
temps d’une génération, les paysages
synopsis du film Blade Runner où les
urbanisation programmée.
leur absence de souvenirs personnels
Comment se construire une appartenance
monde qui commencerait d’un coup sous
d’implantation relève de décisions
Mais qu’en est-il réellement ?
la partie précédente invite à penser
villes nouvelles ayant éclos autour
formes urbaines successives. Au vu de
années et des problématiques diverses
_ rares sont les territoires qui
robots ne diffèrent des hommes que par _ des villes privées d’humanité. Un
à un territoire, lorsque le mode
l’impulsion d’aménageurs pionniers.
administratives? Le développement de
Au vu de la très grande variété de
le sol comme une stratification de
du monde au cours des 80 dernières
l’importance du phénomène anthropique
<Le domaine des Dieux, Astérix et Obélix, UDERZO&GOSCINNY, Ed. Hachette, 1971
1. Italo CALVINO, Les villes invisibles, 1972
n’aient subi aucune transformation
81
de leur épiderme_ la question de la
Cette remarque démasque une première
La régénération de la ville sur
nouvelles : il n’existe pas de fameuse
strate inférieure affleurante se pose. une couche plus ancienne revient
à bâtir un nouvel ensemble sur des traces d’une époque antérieure:
comment concevoir la ville moderne_
fonctionnant à l’échelle de temps de la journée_ sur les fragments d’une ville passée? DÉFINIR AU
UNE
IMAGE
TERRITOIRE:
IDENTITAIRE
QUELS
POINTS
D’ACCROCHE? Dans un environnement uniquement
défini par sa faible topographie et
son parcellaire agricole, définir des
idée reçue à propos des villes
« page blanche ». Dans un cadre
géographique donné, quand bien même
on n’y puisse pas déceler à première vue une trace d’un passé historique
persistant et une structure paysagère remarquable au point d’en faire un élément identitaire du paysage, il n’existe pas de site qui ne porte
absolument aucune caractéristique. Par ailleurs, il est désormais
extrêmement rare d’être confrontés à des espaces qui ne portent aucun témoignage d’une forme urbaine préalable.
lignes directrices au territoire et
Dans le cas de St-Quentin, les débuts
une nouvelle implantation pourrait
traces dans le sol, que l’équipe
décomposer l’espace pour y installer aboutir à des propositions s’appuyant sur son idéalisation par les
aménageurs, et résultant en des choix très gratuits. Dans l’incipit de
son livre Saint Quentin en Yvelines, Une épopée urbaine, Yves DRAUSSIN, urbaniste en chef du centre-ville de Saint Quentin de 1974 à 89,
dément cette hypothèse en soulignant l’importance donnée à la topographie dans le premier dessin des lignes
de forces de la structure urbaine. Dans le cadre ainsi posé pourra se développer le concept urbain.
82
des travaux révèlent en effet des de conception, avide de détails
potentiellement identitaires pour
développer la structure et l’image
de la ville, s’empresse d’ajouter à l’analyse du site.
En l’occurrence, la mise à jour de
rigoles datant du XVIIe siècle fait écho à la proximité du domaine de
Versailles. Celles-ci constituaient un réseau qui reliait les étangs et portaient l’eau à Versailles. Leur
tracé servaient également d’appui aux délimitations parcellaires agricoles et communales. (fig 1)
LE DANGER DE LA CONCEPTUALISATION DU VESTIGE Alors que la décision est prise de l’intégrer dans le parti paysager, les tracés historiques posent
problème : ils ne correspondent pas au masterplan général défini
au préalable par l’établissement
public d’aménagement. La référence aux rigoles sera conservé comme
choix du traitement de paysage, sans s’encombrer du vestige. (fig 2)
fig 1: Les rigoles datant du XVIIe siècle révélées par les travaux.
Par ce choix, les aménageurs fig 2: Des rigoles sont créées de toutes pièces. Se disant « référence au patrimoine local », elles quadrillent les quartiers de Voisin le Bretonneux et Guyancourt. Photos extraites des Cahiers de l’IAU n°130 2001
s’éloignent inconsciemment de leur objectif initial : l’habitant
récemment arrivé dans la ville
nouvelle, non initié aux sous-sols de cette terre, ne peut pas y deviner
une référence. Il ne s’agit en effet plus d’un vestige qui permette de lui faire prendre conscience du
temps long dans lequel s’inscrirait la ville mais d’un concept
d’aménagement. La trace hors sol n’a plus de signification : une rigole
est une rigole. Comment pourrait-on conserver la symbolique d’un objet sans en conserver l’authenticité ? Tenter de concevoir l’objet en dehors du contexte par et pour
lequel il existe est donc un faux sens. En effaçant les traces pour
en dessiner des plus modernes qui
ne contraignent pas le modèle prévu
hors sol, l’identité du site mise au
83
jour disparaît en même temps que les témoins des époques passées.
Mais l’idéalisation du site ne s’arrête pas aux grands traits
urbains. L’architecture de St Quentin témoigne également de deux enjeux principaux de la ville nouvelle.
D’une part, proposer un confort et un mode de vie « idéal » pour l’époque. (fig 1 2 3)
D’autre part, les architectures sont elles aussi soumises à une volonté de créer des symboliques propices
à dégager une identité forte. Alors que Riccardo BOFILL s’attaque à une réinterprétation du jardin
à la française en tant qu’espace communautaire et présente en son
projet des Arcades du Lac (1981) une « Versailles du peuple »,
Henri
GAUDIN tend à dessiner un projet
s’appuyant sur une analyse urbaine mais déplacée hors du territoire.
Comme BOFILL il préconise un retour à la ville traditionnelle et à
« l’évocation poétique ». Faisant référence à la multiplicité de la
84
fig. 1 2 3: Trois types de quartiers qui se jouxtent : Conçus ex-nihilo, ces idéaux émergent dans la ville en trois phases successives sans transition entre elles, comme des objets figés dans le temps. Les années 70 s’inspirant de l’urbanisme sur dalle, les années 80 proposant un retour à la ville traditionnelle et aux dessins de rues, les années 90 accueillant une vague plus hétéroclite d’architectures signées par des grands noms (immeuble Edison de Fuksas par exemple).
ville antérieure au XVIIIe siècle,
« caverneuse, riche de proximités, pourvoyeuse de matière et de face
à face » il va même jusqu’à établir un parallèle entre la forme de
Venise «géographie de la séduction » et la placette du « Tournesol »
(son projet) «cour à un mouvement tourbillonnaire ». En somme, un
espace dessiné selon une définition
personnelle de ce qui fait la ville pittoresque. (fig 4 5)
Enfin, les toponymies données aux quartiers tendent à évoquer aux
citadins ayant nouvellement emménagé dans des logements collectifs neufs, le passé villageois et l’ambiance de la vie communale.(fig 6)
Les références à l’histoire et à fig 4: Les Arcades du Lac, Versailles du peuple, Riccardo BOFILL, 1976 fig 5: Henri
Le Tournesol, GAUDIN, 1978
photos extraites de StQuentin en Yvelines, habiter entre utopie et tradition, 2002
la mémoire du site ont donc servi à fournir des outils d’analyse du territoire aux aménageurs, mais ils ont été interprétés d’une
manière complètement artificielle. La conservatrice de l’écomusée de Saint-Quentin en Yvelines, Julie GUIYOT-CORTEVILLE se défend dans
un article des Cahiers de l’IAU en
2001 : « Il a pourtant fallu que ceux
qui étaient en charge de construire la ville s’appuient sur la culture
du territoire, quitte à ce que cette mémoire collective soit peu ou prou
détournée vers un imaginaire capable
de produire avant tout du symbolique et de l’identitaire».
Mais l’imaginaire, est-ce
véritablement créer de l’identité ?
Créer des images de l’idée de ce que
cela pourrait être est simplement une justification de pastiches de villes et le résultat ressemble plus à un
collage type parc à thème, qu’à une
85
ville moderne rappelant son passé historique.
Les expériences architecturales
effectuées dans les années 80, tant décriées par les opposants à la
ville nouvelle ne sont en réalité que des révélateurs de modèles
faussement pensés pour l’homme et par le territoire. En ce sens, le
choix délibéré à St-Quentin que de fig 6: La « rue du chemin des bœufs »: nom donné à l’esplanade du quartier sur dalle, lui-même étonnamment nommé « Les sept mares ». Le contraste entre l’espace perçu et le nom qui lui est attribué ne convoque par conséquent aucun ressenti particulier. Cette association d’images ne contribue pas spécialement au développement d’un sentiment d’appartenance.
développer la ville à travers de faux tracés en est d’autant plus
symptomatique. En vérité, l’identité de la ville-conçue-hors-sol pesait plus dans leur processus de
conception que les traces portées par le site. Croire en une justification patrimoniale de la structure de ville relève plutôt d’un leurre que les concepteurs s’imposent. Le rattachement au territoire
n’était pas le véritable fondement de leurs dessins. L’exemple est
particulièrement frappant en France où les rapports de concertation et l’organisation autour du projet ne permettent pas forcement une concertation adaptée. Peut-être
était il trop compliqué ou trop tard pour changer le schéma directeur.
En résulte néanmoins l’application uniforme d’un dessin préétabli en atelier, collage de modèles
fonctionnels et autonomes, sans
réflexion générale sur son contexte territorial.
86
Mais ville nouvelle et planification
ex-nihilo ne signifient pas forcément nier absolument l’importance du
site face à la ville utilitaire.
En prenant un cas comme par exemple celui de Togliatti en ex-URSS, nous serions arrivés à une conclusion
moins mitigée. Ville industrielle
satellite « récente » (1950), elle fait partie d’un vaste programme d’urbanisme autour de Moscou à des fins de délocalisation des
industries. Conçue selon la recette traditionnelle (schéma ex-nihilo, issue de contraintes d’expansion par la politique industrielle
et démographique), la ville est un exemple de l’adaptation aux
contraintes du territoire. Alors
que les choix politiques relatifs
à son implantation autour du fleuve s’orientent dans un premier temps
vers une fausse piste, le projet est corrigé face à la réalité du relief fig 7: principes généraux appliqués à la conception de la ville nouvelle en ex-URSS, Cahiers de l’IAU, 1975
et les potentialités restreintes de développement.
Par rapport au cas français, certes, elle bénéficie des savoir-faire et
savoir-construire accumulés au cours de l’établissement des nombreuses
villes satellites, et sans doute les acquis dans le domaine apportent une
plus grande agilité. Ainsi, malgré la détermination d’un plan type et d’un système d’organisation relativement
fixe et rigide (fig 7), la programmation
87
accepte également des modifications
jouxtant, mais aux univers différents.
qui permet d’aboutir à des résultats
établir à laquelle travaillent les
face à la réalité du territoire. Ce
qui semblent beaucoup plus spontanés dans le cas des villes nouvelles de
Une mémoire collective difficile à écomusées.
l’ex-URSS.
D’un point de vue de l’avenir du
Ainsi, pour concevoir un ville qui
des objets n’y appartenant pas sous
fonctionne elle ne peut se résumer à
une exploitation de l’espace. Même si elle tend à lui donner un autre sens, un autre ordre que celui qu’il a
naturellement, rompre la possibilité
de dialogue avec l’existant la plonge dans une impasse. De part sa réalité effective, le projet fixé dans sa
version hors-sol n’existe pas. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre le modèle et l’utopie.
UNE PROPENSION À PERDURER? Pour revenir sur le cas de St-Quentin en Yvelines, par le peu de cohérences que la ville a réussi à apporter
territoire, les considérer comme
prétexte qu’elle n’aient pas su le mettre en valeur en leur temps et
en faire table rase, serait répéter
l’erreur qu’on critique ici. La ville nouvelle fait en effet partie de notre patrimoine en tant qu’expérience architecturale témoignant d’une
époque. Si la ville de St-Quentin a
longtemps cherché à se définir par un passé qu’elle niait instinctivement par ses circuits de décisions,
les aménageurs avaient en réalité
conscience que sa véritable identité était celle de la ville nouvelle, et en effet, elle constitue maintenant une nouvelle histoire du site.
entre des quartiers parfaitement
Ce n’est ainsi pas tant le fait de
avoir l’image d’une ville humaine
toutes pièces qui en fait un objet
fonctionnels, il est difficile d’en et pérenne. Les quartiers datant
désormais d’un demi-siècle restent
récent dans l’imaginaire collectif, ne s’étant pas adapté à l’évolution
de leur territoire. La forme figée des modèles successifs cause également un problème pour le sentiment
d’appartenance commun aux habitants, qui habitent des quartiers se
88
vouloir subitement créer une ville de étranger au territoire_ déjà parce qu’il n’existe pas de lieu sans
mémoire, ensuite parce que toute
ville est fondée à un moment ou un autre_ mais les choix territoriaux
eux-mêmes, lorsqu’ils sont conduits par des stratégies politiques, ou économiques, qui ne défendent pas
les mêmes intérêts que l’architecte, l’urbaniste ou le géographe.
89
B : DES COMPOSITIONS HUMAINES INTEMPORELLES? Nous nous intéressons à présent
au type de rapport de permanence contraire. Celle du projet
architectural (relativement récent) par rapport à la longue durée du
territoire dont il aspire à se saisir. Mais peut-on réellement prétendre à inscrire le projet d’architecture dans la temporalité longue portée
par le sol? Ce serait proposer une
œuvre dont la transmission dépasse la temporalité des cycles générationnels et du renouvellement des formes et
des usages. La description d’un objet résistant au temps de cette manière évoque directement l’image des
architectures traditionnelles, qui
nous semblent figées dans le temps. La
conception traditionnelle de l’habiter permettrait-elle d’atteindre une forme d’immuabilité ?
1 TRADITIONS, LA PERSISTANCE D’HÉRITAGES EN PERMANENTE ÉVOLUTION À quoi tient la distinction si nette que nous faisons instinctivement entre la temporalité des œuvres
90
traditionnelles et celles des sociétés dites « modernes » ? En nous appuyant sur l’exposé1 que
fait Fernand BRAUDEL dans les Annales, une première piste de réponse tient de leur décomposition en unités
de temps. En effet, si les sociétés modernes attachent de l’importance à l’événement et au temps court dans lequel il prend place, les
Gérard LENCLUD, directeur de
recherche au CNRS en anthropologie, le résume ainsi :
« Au lieu d’une coupure entre passé
et présent, le passé est regardé
comme sans cesse réincorporé dans le présent. Le présent est conçu comme
une répétition, et non d’un point de
vue de l’exception comme le serait un bégaiement »3.
sociétés traditionnelles s’expriment
En d’autres termes, on peut définir
cyclique. Celui-ci correspond, dans
du passé dans le présent, qui _ à la
directement dans l’échelle de temps les sociétés modernes au temps
construit par la condensation des
éléments ponctuels, devenant ainsi des cycles conjoncturels. Cet écart tient à la spécificité de l’organisation traditionnelle, fondée sur le
principe de solidarité mécanique,
conceptualisé par Émile DURKHEIMé. La cohésion sociale vient du poids du
groupe qui prévaut sur l’individu : dans le souci de le préserver,
aucun écart à la règle générale
établie n’est tolérable. De fait, un événement n’est plus conçu comme un
fait unique et inédit, mais comme un fait identique à son original. Cette
différence impose un rapport très
différent au passé et à l’Histoire,
donc également au patrimoine et à sa transmission.
1. Fernand BRAUDEL, «la longue durée», A n n a l e s , 1 9 4 9 2. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, 1893
3. Gérard LENCLUD, La tradition n’est plus ce qu’elle était, 2004
la tradition comme une permanence différence du vestige _ conservant
sa signification culturelle, tend à être reproduit. Par ailleurs, elle se différencie du vernaculaire
par
l’acte de transmission, qui fait lui même partie de son patrimoine, que
ce soit par l’expérience et le geste ou par la parole et le récit. En
somme, si la tradition semble être
un élément de permanence, l’absence de bouleversement dans son histoire
ne signifie pas qu’elle n’évolue pas. Ce que nous pouvons palper de sa
réalité physique de nos jours est le fruit d’hérédités successives, de développement de savoirs et de savoir-faire, dont persistent les
plus justes et les plus adaptés à la réalité.
91
Fernand
POUILLON souligne la logique
« Il ne s’agit pas de plaquer le
2 FAIRE CORPS AVEC LE SITE POUR S’INSCRIRE DANS SA TEMPORALITÉ
dans celui-ci l’esquisse de solutions
Resserrant
d’une transmission sélective :
présent sur le passé mais de trouver
que nous croyons justes aujourd’hui, non pas parce qu’elles ont été
pensées hier mais parce que nous le pensons maintenant. »
La tradition serait ainsi un point de vue que les hommes du présent développent sur ce qui les a
précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains.
au domaine de la
conception du territoire, nous
nous intéressons maintenant à la
forme que prend cette architecture traditionnelle ? Quels sont
les attributs tectoniques qui expriment cette impression
d’intemporalité ? Et par ailleurs,
l’est-elle véritablement ? À travers l’observation d’exemples de quelques typologies de villes, je tenterai
de définir à quoi tient notre émotion plastique face à ces ensembles issus d’une autre époque, et de déterminer
si elles sont réellement permanentes. LE PROFIL DE LA VILLE, UN ENJEU DE COMPOSITION ET DE STABILITÉ: Quand la masse de la ville fait corps avec la topographie et construit un paysage On trouve autour du globe des exemples de traitement de la topographie
très comparables, dans des sociétés pourtant très différentes d’un point de vue des contextes culturels, de l’équipement technologique, des
contraintes extérieures du climat.
Par écartement de pistes successives, on peut émettre l’hypothèse que
la forme de ces typologies tient
simplement à la nature du sol et à sa topographie. Pour illustrer ce
92
propos, nous présenterons quelques exemples parmi l’infinie variété de
relations entre la ville et son site qui existent, rassemblées en quatre typologies.
Implantation humaine imitant le relief:
imitation du relief
Shibam, YEMEN
Dans un paysage de plaine et de
succession de hauts plateaux, la ville elle-même est érigée comme
semblant en être l’un d’eux. Ramassée dans une enceinte qui empêche son
développement périurbain, et suivant extraction du relief
un plan directeur vertical, elle parait imiter la morphologie des
montages plates environnantes. Bâtie de la terre même qui porte ses
cultures, elle semble émerger du sol
sans s’en séparer. L’orthogonalité de ses édifices, et les espaces qu’ils
créent entre eux pour laisser place à complément du relief
la vie de la ville marquent cependant un contraste net avec la nature
environnante plus uniforme et moins ordonnée. L’actualité de ses formes et les techniques rudimentaires
propres à sa construction fait douter de sa temporalité: ville millénaire ou objet récemment posé dans le désert ?
réponse: fondation au IVe siècle
sculpture du relief
93
Village près de Luoyang, Henan, CHINE La surface du plateau de Loess ne
laisse dans un premier temps percevoir que des terrasses de cultures taillées en escalier. La ville troglodyte se loge en dessous. Matériau meuble
et fertile, le Loess, formé par une Pitigliano, Toscane, ITALIE
Couronnement à l’aplomb d’une
falaise de tuf, la limite entre l’environnement préexistant et
la ville est presque invisible:
construite du même matériau que la falaise, la différence sensible se
perçoit dans le calepinage ordonné des pierres par opposition à
l’uniformité chaotique de la pierre. La morphologie anguleuse des édifices répond aux irrégularités du relief et leur hauteur double l’épaisseur de la falaise rocheuse. Le clocher
de la cathédrale s’élève alors hors de cette masse et donne un repère
spatial permettant de se figurer la forme de la ville.
Implantation humaine s’effaçant du relief:
accumulation de limons (ici ceux du
fleuve Jaune) transportés par le vent, se prête mieux aux cultures qu’à la
fondation d’habitation. Celles-ci se développent en dessous de cet espace commun. Sous le sol, organisées en
réseaux ou autour de cours carrées, elles se créent un microclimat
artificiel, protégées du froid et du vent.
Les façades qui ne sont pas
directement creusées sont bâties de terre jaune du plateau de Loess. Sous forme de brique ou d’adobe
recouvert de torchis, les matériaux
sont engendrés par le sol local. À en
croire le témoignage de ses habitants, ils parviennent en ce territoire à une symbiose fonctionnelle de leur occupation avec la nature.
<- Matmata, TUNISIE: Malgré la diversité des contextes, cette typologie d’habitat y trouve une variante.
94
Implantation humaine complétant le relief:
équivalent dans un tout autre contexte climatique et culturel, comme par
exemple aux vignes de Lanzarote sur les îles Canaries. Dans cet exemple au contraire, le sol volcanique est
très fertile (cendre). L’érection de murets en graviers volcanique permet de pallier le climat désertique et
l’absence de source d’eau : plantées individuellement, les vignes, ainsi
protégées du vent, puisent l’humidité contenue dans les murets qui les entourent tels des entonnoirs. Inishmore, îles d’Aran, IRLANDE
La falaise de 90m de haut au large de l’Irlande se dresse comme un premier barrage aux vents et aux courants
violents se dirigeant vers la côte. Le
rocher de 14 km par 4 est uniformément plat et balayé par les vents. Les
seuls reliefs sont des murets que la population locale dresse depuis des siècles pour abriter des parcelles
agricole. Répandant sur la roche nue un mélange de sable et d’algues, ils
sont par ailleurs l’unique facteur de fertilité du sol.
Ce réseau de murs brise-vent, qui
atteint presque les 12000km linéaires, construit ainsi une œuvre de paysage monumentale en structurant un
territoire préexistant, et contribue à l’établissement d’un système de culture viable pour l’Homme.
Ce dispositif d’intervention légère et à vaste échelle trouve son
illustrations: JP LOUBES, Voyage dans la Chine des cavernes Yann ARTHUS-BERTRAND
95
Implantation humaine sculptant le relief:
la pente crée une exception dans le paysage qui, par son échelle, dialogue avec son ampleur.
En parvenant à un équilibre de tension
juste entre la mise en valeur du paysage physique préexistant et la viabilité
propre de la ville en tant qu’objet fonctionnel, celle-ci peut prétendre à
devenir
un
élément
structurant du territoire.
nécessaire,
Muyu Uray (littéralement «cercles descendants» en langue Quechua),
un site archéologique Inca toujours d’usage
Sur un plateau
à 3500 m d’altitude
entre Cuzco et le Machu Pichu, un
ensemble antique de cinq amphithéâtres monumentaux constitués de terrasses circulaires ou en fer à cheval sont désormais le support de cultures et de pâturages. Aujourd’hui érodés par les intempéries, ces grands
terrassements concentriques taillés dans ce relief de haute altitude créent un microclimat propre au
développement de parcelles agricoles. Les plateaux à l’abri du vent et aux température plus douces à mesure de
leur déclivité permettent de cultiver des espèces végétales différentes. Creusées à même le monolithe, des canalisations de 30 cm de largeur servent à leur irrigation.
La géométrie des tracés appliqués à la topographie pour en régulariser
96
1. Les cultures en terrasses de Colca Canyon au Pérou 2.Les rizières du plateau de Loess en Chine. Systèmes topographiques: par leur simplicité, les cultures en plateau sont un procédé d’appropriation de la pente spontanément utilisé dans différentes régions du monde, concourant à des dessins du sol comparables.
DONNER UN SENS À LA MATIÈRE PRÉEXISTANTE PAR L’INSTALLATION
le rapport à la matière du sol reste un
outil de conception plein d’avantages et
HUMAINE:
fascinant.
Quand l’objet architectural investit la masse
L’architecture par soustraction implique
du sol
un renversement du processus de
conception. L’Homme ne surimpose pas un « L’histoire de l’habitat humain peut
être suivie à travers deux archétypes :
la cabane et la caverne. La version
enfouie de l’architecture a de tous
temps cohabité avec la version érigée.
Cette remarque permet de montrer que
ces deux architectures ne s’opposent
pas, elle constituent deux registres
de l’intelligence constructive pour
résoudre la question de l’habiter. »1 Comme le souligne JP LOUBES, à
choisir entre ces deux typologies de
construction, les architectures ont le plus souvent tendance à se distancer du sol, affirmer leurs volumes face à
la ville. Mais qu’il s’agisse d’abris offerts par des cavités naturelles
(dues à l’érosion ou aux déformations
plastiques de la roche) ou d’habitations
objet dans le paysage mais au contraire l’excave. Il s’approprie l’espace non
pas en le décomposant et le recomposant à son idée mais en le creusant ponctuellement.
Physiquement, il ne bâtit pas le
cadre d’un espace mais l’espace luimême, et par ce statut de détail
d’un ensemble autonome déjà cohérent en lui-même, il se soumet plus que
jamais aux contraintes du contexte.
Il est donc nécessaire de remettre en discussion le schéma habituel auquel
nous nous attachons pour comprendre un territoire : dans ce cas, l’action de
bâtir consiste en articulation de vides et non de pleins, l’espace se dessine
par l’intérieur et non l’extérieur, sa perception se fait plus volontiers par
le sens du toucher que celui de la vue.
construites par creusement _ comme dans le cas des Yaodong par exemple _ la
tradition troglodytique porte en elle
Une architecture conditionnée par son
la caractéristique d’être à la fois
contexte, projet du territoire:
la grotte, premier abri de l’Homme,
« Parce que la forme est contraignante,
universelle et intemporelle. Depuis jusqu’aux récents projets d’architecture
l’idée jaillit plus intense. »
2
investissant le sol _ comme le musée
d’art de Chichu sur l’île de Naoshima, Japon, conçu par Tadao ANDO en 2004,
1. JP LOUBES, Archi-Troglo, 1984
2. Charles BAUDELAIRE, Lettre à Armand FRAISSE, 1880
97
Les espaces troglodytes, en contact
données identitaires.
directement soumis aux contraintes de
le creusement sera vertical (accès par
direct avec leur propre matière sont la roche. Connus pour leur confort
thermique en été comme en hiver, pour leur acoustique, ou encore pour leurs atmosphères lumineuses sophistiquées,
ceux-ci dépendent cependant plus qu’en toute autre circonstance de l’écoute du site et la connaissance parfaite du contexte physique. L’intégration
de la nature du sol dans le dessin de l’espace est la première condition à l’habitabilité de l’espace creusé. Les habitations troglodytes sont
généralement excavées dans des roches sédimentaires (calcaire, mollasse, grès, tuf, loess), plus tendres
donc plus simple à façonner que les volcaniques, bien qu’il en existent
également des exemples (notamment dans
les architectures à vocation religieuse ou funéraire). L’inertie thermique
Exemple trivial : dans un terrain plat, patio par exemple) et le toit sera une façade, alors qu’en cas d’installation dans un site en forte déclivité ou
falaise, l’espace intérieur sera creusé horizontalement depuis la paroi. Il
en est de même pour la distribution de la lumière: comment la faire parvenir jusqu’au cœur des espaces habités ? Les caractéristiques de la roche
investie sont également des questions primordiales : en connaître la
résistance et la porosité permet de
constituer une structure viable. Mais
ces contraintes sont autant d’occasions
de composer des paysages intérieurs : un fontis peut-être une source de lumière zénithale, une nappe d’eau contenue
dans la roche, l’opportunité de faire dialoguer le végétal et le minéral.
propre à ces roches fait de ce type
Ainsi, vivre dans la roche est un
sorte de climat. On le retrouve ainsi
par son fonctionnement nécessairement
d’habitat un modèle adapté à toute
partout autour du globe _les roches
sédimentaires en recouvrant 75% de la superficie_. De fait, il en existe une
très grande variété de typologies, qui
dépendent directement de la forme et du comportement plastique du matériau qui
lui donne corps. Autrement dit, la forme et le fonctionnement de l’espace utilisé par l’Homme sont nécessairement dictés par la nature du territoire et ses
98
système d’habitation à la fois durable en symbiose avec son environnement
mais pour cette même raison, dans un équilibre en perpétuelle balance.
Une architecture concourant à son contexte, projet de paysage: « La stratégie du vide c’est la
disparition de l’architecture,
l’absence d’architecture permet de faire vivre le paysage » 1
par un détail saisir un territoire, en révéler l’identité, appeler le
regard à observer sa nature, en faire un lieu.
C’est donc par le contraste sensible entre l’intervention humaine dans le paysage que celui-ci se construit.
L’architecture soustractive
Dans une architecture presque
mettre en valeur. Soit l’aspect du
le seuil entre l’intérieur et
celui de l’architecture insérée.
signaler.
dans un ensemble sans entrer dans sa
bâtiment de manière plus générale,
Cachée dans la matière, libérée de
déterminant, lourd de sens et de
perceptible, la lisière entre le
véritable référence du projet, on
part perceptible du projet. Quel effet
terre, on pénètre un monde souterrain
s’effacerait donc du paysage pour le
intégralement cachée dans la matière,
contexte lui préexistant prime sur
l’extérieur est le seul moyen de la
Mais comment s’intégrer durablement
«Pour l’espace enterré, et pour le
composition?
la surface du sol constitue un plan
la contrainte de sa forme physique
symbole. À partir de cette surface,
dehors et le dedans reste la seule
descend pour s’enfoncer dans la
a-t-elle sur le paysage ?
ou bien, au contraire, on s’élève
Le paysage est. Ensemble naturel
Qu’elle soit visible ou non, cette
concept, sa définition tient de la
présente.»2
À son image, la géographie n’apporte
Le seuil est toujours un enjeu
Par sa capacité à transformer les
celui-ci se présente-t-il au premier
contraire, lui donner une échelle
premières problématiques du parcours
et cohérent, sans limite et sans
description de milieux géographiques.
pour se détacher du sol nature.
limite de deux mondes demeure très
pas de proposition.
important d’une architecture: comment
milieux, l’architecture peut, au
abord et comment y entrer sont les
et une délimitation spatiale, faire
qu’elle abrite.
prendre conscience de sa complexité et lui donner un sens intrinsèque. En insérant une exception dans un
contexte uniforme, l’architecture peut
1 Dominique Groundscape,
PERRAULT, 2015
2 Pierre VON MEISS, Entre le souterrain et l’émergent: en quête de cohérence verticale, L’Architecture d’Aujourd’hui, n°340, 2002
Dans le cas d’une architecture enfouie, l’entrée constitue la
partie visible servant d’appel, un signe apparent qui révèle
l’architecture discrète. Il doit la manifester et inviter à entrer dans
la matière. Bien que partie infime du projet total, il joue donc un rôle fondamental dans le caractère que
prendra l’objet architectural. (fig 1 2)
Le pouvoir d’évocation porté par une architecture invisible n’est
finalement pas moins important que celle d’une architecture émergée.
Sculptée dans la masse géologique,
elle donne un sentiment d’épaisseur protectrice, d’intimité et Alberto CAMPO BAEZA, Casa dell’infinito, un exemple d’architecture i n v i s i b l e révélant un lieu
d’enracinement. De fait, elle évoque
un lieu hors du temps et de l’espace, qui s’extrait du déferlement de la vie urbaine. (fig. 3)
fig 1 2 L’entrée de l’université d’Ewha de Dominique PERRAULT et celle des thermes de Vals de Peter ZUMTHOR Descendre dans le sol de façon monumentale ou faire de l’entrée un passage intime? Le choix soulève la question de la lisibilité des espaces emmottés : que veut bien laisser penser l’entrée du projet ? Qu’annonce-t-elle de sa part cachée dans le relief ?
100
Le geste même de soustraction plutôt que d’addition donne à l’espace créé un pérennité: si un assemblage peut être à terme démantelé, la seule
trace de l’espace creusé est le vide lui-même, qui ne pourra pas être comblé. Ainsi une transformation
portée sur la matière même du sol est manifeste et irréversible.
La part d’artifice de l’objet est fig 3: La façade de l’église de Gorëme, Cappadoce. Taillée dans la roche au IXe siècle, elle est surnommée «Dark Church» . fig 4: Lalibela
L’église de en Ethiopie.
Depuis les tombes phrygiennes et le temple souterrain d’Abou Simbel, jusqu’à l’église de St-Emilion, en passant par les grottes d’Ellora en Inde, les lieux de culte et de recueillement font de la matière du sol un seuil symbolique entre le monde des hommes et la dimension spirituelle.
simplement l’action de l’homme restée figé dans la masse. La matière qu’il
investit est le seul témoin palpable, la durée de son œuvre s’inscrit donc dans celle de la roche _ et fait
écho à la part d’éternité à laquelle
aspire un lieu à l’usage religieux ou funéraire. (fig 4)
101
L’aspect
de la ville traditionnelle
trouve écho en notre sensibilité
par sa composition. Celle-ci nous
fait ressentir son appartenance à un ensemble, un ordre de la nature qui dépasserait l’échelle courte de la vie humaine.
Dans le cas du rapport direct à la matière _ comme dans les architectures soustractives
_ l’inscription de l’œuvre de
l’Homme au temps géologique se
fait naturellement : il n’existe physiquement que la matière,
porteuse de sa propre temporalité,
l’intervention humaine se limite au geste.
Concernant la ville elle-même, sa sédimentation de cycles issus de sa tradition vers une échelle de temps longue reste plus fragile:
l’impression de temporalité tient seulement au fait qu’on puisse
déceler ou non la limite précise
entre sol artificiel et sol naturel, différenciation rendue difficile lorsqu’ils sont en symbiose.
Cependant, elle est toujours remise en discussion et n’est jamais à l’abri d’une défiguration.
C’est ce que nous montre Paolo
PASOLINI dans son film La forme d’une 1. Pier Paolo PASOLINI, La forma della città, film documentaire diffusé sur la RAI en 1974, 15’
102
ville1, lorsqu’il se met lui-même en
scène à scruter le profil de la ville d’Orte, Lazio, Italie.
Extrait. « J’ai choisi la ville
construites ailleurs. Qu’est-ce qui
la forme architecturale d’une ville,
appartiennent à un autre monde.
d’Orte. Concrètement, mon sujet est le profil d’une ville. Ce que je
veux dire est ceci : je t’ai d’abord montré une vue d’Orte apparaissant dans sa perfection stylistique,
c’est-à-dire dans sa forme absolue,
parfaite. Mais je n’ai qu’à faire un
zoom arrière et la ville devient ceci
: la masse architecturale de la ville est imparfaite, gâchée, déformée par quelque chose d’étranger, comme la maison à gauche.
[...] Si je regarde dans l’objectif, j’ai un plan large encore plus
parfait qu’avant. La forme de la
ville est vue dans sa plus haute
perfection. Mais si je panote de
gauche à droite, ce que j’ai dit est encore plus sérieux. Le ville se
termine par un extraordinaire aqueduc sur fond de terre brune.
Près de l’aqueduc se trouvent des maisons modernes qui ne sont pas si laides mais très médiocres,
modestes, sans imagination… Des maisons d’ouvriers. Qui sont
me dérange autant ? Le fait qu’elles Leurs caractéristiques stylistiques
sont assez différentes de la vieille ville. Le mélange des deux choses
me bouleverse, le style et la forme
deviennent imparfaites.[…] En ce qui concerne Orte, je voudrais ajouter,
ayant choisi le sujet de la forme de la ville, que cette forme est pour moi la plus apparente lorsqu’elle confrontée à son environnement
naturel. La forme d’Orte apparaît ainsi quand elle est dévorée par
l’automne, au sommet de sa colline brune, baignée de brume bleutée,
sur fond de ciel gris. Les maisons
d’ouvriers dont j’ai parlé perturbent la relation entre la forme de la
ville et la nature. Les problèmes de la forme de la ville et de la
protection de la nature sont un seul
et même problème. C’est une question de respect des limites naturelles entre la forme de la ville et la campagne environnante »
certainement nécessaires, mais
demeurent un élément qui gâche la forme parfaite d’Orte, comme la
maison que nous avons vue auparavant. Qu’est-ce qui me bouleverse, me met en colère et me peine à propos de
ces maisons pour les pauvres, qui
sont si nécessaires ? Le problème, c’est qu’elles auraient dû être
103
La ville parfaite dans son ensemble
De nos jour, l’intérêt pour
relief. Elle prolonge le paysage et
l’environnement et à grande économie
car absolument cohérente avec le
le valorise par sa composition. Par
sa forme plastique si bien sédimentée, elle semble intemporelle : il n’y
aurait pas de sens à différencier sa
part de nature de sa part d’artifice. Une tache dans ce tableau vient
cependant rompre le charme et fait
réaliser à l’observateur leur nature de créations humaines. Niant la
composition paysagère du site, il en
retire toute cohérence, et transforme la ville en une banalité pittoresque. La combinaison de deux échelles
les solutions respectueuses de de moyen stimule l’étude des
architectures traditionnelles. Elles sont considérées à comme l’essence de la durabilité de ces formes.
Soit, elles ne sont pas extérieures au processus de fixation dans le
temps. Cependant, elles constituent seulement un élément de la prise en compte du site dans la composition
de la ville. L’émotion esthétique et la cohérence de l’ensemble au détail sont le réel fondement de cette impression de persistance.
de réflexion dans l’aménagement du
Après ses voyages d’étude du
relativement durable. En effet, la
l’architecte André RAVÉREAU attire
territoire porte à un arrangement structuration de l’espace physique à l’échelle géographique se fait
à travers la lecture des éléments prééminents du milieu, combinée à
l’observation de la dimension humaine dans l’usage formel de ce même milieu.
patrimoine traditionnel au Maroc,
l’attention sur cette considération presque trop fonctionnaliste de l’architecture traditionnelle:
«Je ne pouvais pas distinguer la
forme, aussi bien de la mise en œuvre que des matériaux et du comportement du lieu. […] Mais en vérité je
n’assure ma recherche d’objectivité qu’avec mon sens interne de
l’équilibre. […] J’éprouve le besoin de ressentir les cohérences, la
relations des éléments entre eux,
qui correspond à l’usage de l’espace intérieur. »1
La stabilité vient de l’écoute sincère du lieu mais aussi du développement
104
1. André RAVÉREAU, Du local à l’universel, 2007
du regard qu’on porte sur lui.
105
« Fuck the context !» s’est exclamé
Rem Koolhaas. Les querelles sur
l’adaptation au contexte sont bien artificielles à l’heure où tout
contexte local se veut aussi global et où la signature de l’architecte
symbolise ce changement d’échelle.
Local ou global, le contexte n’est
finalement qu’un prétexte à métaphore,
une métaphore sans autre référent que l’architecture elle-même. »
1. Marc AUGÉ, L’architecture globale , article paru dans Le Monde, octobre 2009
2. Rafael MONÉO, «Su luogo, tempo e specificità in architettura», L’altra modernità, 2012
1
Marc AUGÉ dénonce dans cet article
l’écueil de plus en plus commun d’une architecture conditionnée par une
société d’images, avide de manifester ses rapports de dominance et son
importance à l’échelle mondiale. Déjà annoncée par Claude LEVI-STRAUSS à la fin de son livre Tristes Tropiques,
en 1955, la globalisation économique 3. Leon Battista ALBERTI, L’art d’édifier, livre 2, 1452
met le territoire en péril par une homogénéisation des formes, des
paysages, des modes de vie et des 4. André CORBOZ, Le territoire c o m m e palimpseste, 2 0 0 1
architectures.
On a en effet pu remarquer à travers
les quelques exemples étudiés que les territoires ont tendance à perdre
leur particularité identitaire et ce, de manière générale, de plus en plus
rapidement. En cause, les circuits de décision. Face à la mondialisation, au désir de confrontation entre
grandes puissances, à l’uniformisation de l’idéal auquel aspirent les populations, à l’attitude de
CONCLUSION
l’architecte plus souvent guidé par
à son sol, et il serait une bien
par la justesse de son œuvre et sa
entrer en confrontation avec le
une volonté de reconnaissance que
pérennité, l’architecture devient un projet politique et économique dont
« insolente folie »3 que de vouloir milieu du projet.
le premier souci n’est pas la ville
À l’ère du paysage uniforme,
mais la ville rentable, confortable,
qui permettrait
humaine et ancrée dans son territoire compétitive. L’architecture se fait tribune de l’architecte.
C’est un contresens. Rafael MONEO
raconte le projet d’architecture en
l’architecture est donc un outil
d’en ressaisir la
spécificité. Comment entrer dans un
dialogue de territoire et sortir des enjeux de pouvoirs propres à notre société en constante accélération?
ces termes :
«La nature c’est ce que la culture
physique les idées architectoniques
cette définition s’applique aussi à la
«L’objet construit capture en sa forme
élaborées par l’architecte. Quand
celle-ci se manifeste sur le lieu,
désigne comme tel. Il va de soi que nature humaine. »4
elle est contrainte d’interagir sur
Nature et culture, l’un n’existe pas
futur. Le lieu contribue à déterminer
CORBOZ nous démontre qu’entre deux
le contexte qui accueillera l’édifice le caractère et la signification de l’architecture qui y est ou
sera édifiée. Sans lieu d’origine
singulière, unique, l’architecture ne peut se manifester.»
2
Il retient ainsi l’attention sur la concrétisation physique de l’architecture : ça n’est pas
simplement une théorie, une métaphore ou un concept. Seule l’expérience
matérielle, la confrontation avec le site en tant qu’environnement unique en fait un objet d’architecture. En somme, de la même manière que l’Homme fait part de la nature, l’architecture doit appartenir
sans l’autre. Par cette phrase, André ensembles conceptualisés, seul existe le contraste qu’ils produisent. Dans un territoire presque intégralement anthropisé et modifié par l’Homme, le couple d’opposition le plus
exploitable dans l’observation du sol sera alors « ce qui existe » contre « ce qui n’existe pas ». C’est à dire ?
On a démontré que le territoire
est désormais une composition de formes naturelles et culturelles
homogénéisées par le temps. Celles qui perdurent ont fusionné avec
leur environnement, celles qui ne parviennent pas à s’y intégrer
107
finissent par en être rejetées et
S’inscrire à longue échelle dans un
à un épiderme. Soit l’action de
témoigne d’un besoin d’authenticité.
détruites, telles des corps étrangers l’homme accélère les processus
physiques de dégradation du paysage et des ressources, amenuise la temporalité de la Terre.
Mais pour sauver le monde de son
uniformité et de sa courte durée, peu importe de savoir si l’état
des choses est d’origine naturelle ou artificielle: l’enjeu est
simplement d’apprendre à écouter le site, comprendre le lieu dans son intégralité, son identité, sa complexité pour composer un
environnement durable à petite et vaste échelle.
Suite à la prise de conscience de l’appartenance de l’Homme à
son milieu et à la destruction en
perpétuelle accélération des paysages et des ressources, on assiste depuis
territoire et en cueillir l’essence L’ancrage dans une réalité palpable nécessite de percevoir le lieu par expérience et non par habitude, de dessiner le projet pour le site et
non pour répondre à la commande d’un système administratif opaque. En
d’autres mots, la réalité du monde
porte déjà des poésies sur laquelle se fonder.
Pour les comprendre, il faut donc
essayer de le voir comme il est et
non essayer de le faire correspondre à une idée qu’on s’en est fait :
une imperfection est un détail qui
accroche le projet et lui donne une matérialité, l’intervention humaine lui donne simplement un sens. De là viendra l’impression que le
territoire ne pouvait exister sans l’objet qu’il accueille.
quelques temps à une dynamique de
« Ils ne croient pas encore à la
idéologie durable. Retours aux savoir-
suis le seul à croire à un résultat.
constructions empreintes d’une
faire vernaculaires, aux solutions
respectueuses de l’environnement et à grande économie de moyens sont de mise.
Des initiatives qui ne manquent pas d’être intéressantes mais
qui s’attaquent en réalité à un
détail d’un problème pas forcément uniquement technique.
108
beauté de ces cailloux.[...] Je
Personne n’imagine encore que la rudesse, la difficulté de taille,
l’irrégularité des pierres, seront
le chant et l’accompagnement de notre
abbaye. La difficulté est l’un des plus surs éléments de la beauté. »&
1. Fernand P O U I L L O N Les Pierres Sauvages, 1964
Fondement matériel commun à toute société, poser la question de
l’enracinement de l’installation humaine par le sol me permettait
d’aborder dans des lignes générales
ce à quoi tient la genèse d’un lieu en tant que projet dans un territoire. Au terme de cet exposé cependant, elle reste une considération
trop large qui mériterait d’être
développée thématiquement pour toutes les facettes que cette surface et
matériau offre. Paysage chez Roland SIMOUNET, support d’un principe
constructif chez Gilles PERRAUDIN,
archive du temps chez Rafael MONEO, répertoire d’éléments identitaires
totémiques chez Vittorio GREGOTTI, le territoire se fait matrice d’autant de réalités saisissables que de processus de conception.
109
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111
112
113
D’un point de vue physique,
construire une ville, procède simplement de déplacements de matière. Mais que devient-elle ensuite? À quelles conditions ces déplacements effectués à l’échelle de temps humaine pourraient-ils aspirer à une longue durée? Un réflexe trop fréquent consiste à en faire abstraction lorsqu’ils paraissent encombrer le projet contemporain. Pourtant il faut se rendre à l’évidence: ils existent et font partie du monde avec lequel on compose.
ville matière
«La
on
forme le
territoire mémoire
échelle
d’une
sait,
que
ville le
change cœur
plus
d’un
vite,
mortel.»
Julien GRACQ, paraphrasant en 1985 la formule de BAUDELAIRE dans Le Cygne, Les Fleurs du Mal, 1857
RÉSUMÉ