Magazine LiRE 462

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EXTRAITS Elena FERRANTE Jonathan FRANZEN Marceline LORIDAN-IVENS Catherine CUSSET

LES FABLES DE LA

FONTAINE

& autres histoires courtes ENTRETIEN

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Régis Jauffret, le retour des « Microfictions »

NOUVELLES CHRONIQUES

Philippe Delerm Diane Ducret Luc Ferry Josyane Savigneau

HOMMAGE : Jean d’Ormesson & LIRE - 8 pages spéciales

# 462 février 2018 www.lire.fr


L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN

La justesse de l’œil et de l’oreille Delphine de Vigan L’auteure de Rien ne s’oppose à la nuit nous reçoit dans son nouvel appartement baigné de lumière. Le lieu par excellence où elle aime se livrer à la création littéraire. Petit tour du propriétaire.

U

ne rue tranquille du 13e arrondissement, à mi-chemin entre la place Denfert-Rochereau et les Gobelins. Le visiteur affronte le froid de décembre et un vent à décorner les bœufs. Une fois dépassé un fleuriste qui ne manque pas de sapins en cette saison, le voici arrivé à bon port. Reste à sonner à l’interphone d’une résidence calme, à gagner ensuite un bâtiment niché au fond de la cour. L’ascenseur tapissé d’étranges

28•LIRE FÉVRIER 2018

bâches vertes propulse jusqu’à l’avant-dernier étage. Delphine de Vigan ouvre la porte d’un appartement « chargé d’âme » donnant sur des immeubles modernes et des jardins. Là où ont vécu jadis Lucie et Raymond Aubrac. Souriante, elle a déjà commencé à se prêter de bonne grâce aux demandes de la photographe de Lire. Entre deux poses, l’écrivaine – apparue en 2001 avec Jours sans faim –explique qu’elle s’est installée ici en janvier dernier après avoir habité pendant plus de


Une porte tapissée de magnets : les photos des proches y figurent et s’y entremêlent.

Ci-dessus, soleil et lumière entrent par les grandes baies vitrées dans le salon de Delphine de Vigan.

Ci-contre, quelques affiches au mur de la chambre de sa fille.

vingt ans dans le 11e arrondissement de Paris. Un quartier nettement plus animé où elle a plusieurs fois déménagé, dont elle avait fini par faire le tour. En semaine, pour écrire, elle prend possession de la chambre de sa fille étudiante avec qui elle partage l’espace. Le week-end, quand celle-ci la rejoint, elle migre avec son ordinateur dans l’entrée. S’installe dos à la porte tapissée de magnets affichant les photos de ses proches. S’il fait beau, elle a plaisir à ouvrir les fenêtres des baies vitrées et à laisser entrer la lumière et le soleil.

RETOUR À L’ESSENTIEL Delphine de Vigan n’a aucun mal à travailler chez elle, au contraire. Avec les années, elle a testé différentes options et configurations. Longtemps, elle a eu une prédilection pour le salon. Puis, ses enfants ont grandi, les allées et venues se sont intensifiées, il y avait toujours « un problème de Nutella à régler ». Ce qui n’était pas très pratique pour la concentration, l’amenant à prendre un bureau à quelques rues de son domicile afin d’être au calme. S’il lui arrive de bloquer sur une phrase, sur une scène ou un chapitre, elle éprouve le besoin de bouger, de s’activer. Vider le lave-vaisselle ou lancer une lessive aident à souffler, à reprendre la main, confie-t-elle.

Quand sa fille est là le week-end, l’auteure s’installe dans l’entrée de son appartement pour pouvoir travailler.

La grande bibliothèque en angle des lieux a été organisée avec méthode. Dans la section française, on repère les noms d’Emmanuel Carrère et d’Annie Ernaux, deux écrivains qui ont « ouvert des portes ». Un recueil de poèmes d’Yves Bonnefoy, Hier régnant désert. Des livres d’Arnaud Cathrine, MarieHélène Lafon, Lionel Duroy. Ou encore un bijou de Jérôme Beaujour, édité il y a plus de vingt-cinq ans chez P.O.L. Le formidable Les Gens dont elle n’a jamais oublié cette page magnifique « sur l’attente », qu’il lui arrive de relire. Du côté des écrivains étrangers, on note la présence des chefs-d’œuvre de l’immense James Salter, d’un exemplaire en Folio d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry. À la lettre K, deux des prosateurs préférés de Delphine de Vigan se suivent : les Américains Laura Kasischke et Stephen King. Non loin d’eux est posée la reproduction d’une statue de Degas. Cadeau de sa mère auquel elle tient comme à « la prunelle de ses yeux ». Notre hôte nous prépare un café et nous invite à venir nous asseoir dans un fauteuil du salon. Sous la table

basse, les exemplaires des derniers numéros de Lire forment une belle pile. Son nouveau roman, Les Loyautés, est de ceux qui remuent sérieusement. On y retrouve la veine des Heures souterraines. Une même manière de sonder l’époque. De montrer la violence sourde, les coups que l’on prend chaque jour. D’accompagner le combat de c e u x q u e l a v i e n ’ é p a r g n e p a s. Une « teinte sociale » qu’elle « assume plus qu’elle ne la revendique ». Le volume orné d’une jaquette reproduisant une superbe photo de Saul Leiter est né d’un questionnement récurrent sur la loyauté. « Un problème qui se pose tôt pour les enfants de divorcés », pécise Delphine de Vigan, dont les parents se sont séparés quand elle avait 5 ans. Elle avait également en tête de revenir à une forme plus courte après deux opus d’un fort tonnage. De ciseler un « texte très nerveux qui irait à l’essentiel du début à la fin, avec une grande économie de moyens ». Les Loyautés lui a demandé près de six mois d’écriture intensive. À mi-parcours, elle en a lu quelques extraits à voix haute à son compagnon, François Busnel, zzz LIRE FÉVRIER 2018•29


Ci-contre, la reproduction d’une statue de Degas. Elle a été offerte par sa mère à Delphine de Vigan. En dessous, l’auteure feuillette un carnet de notes, si précieux pour jeter les bases du livre à venir.

discipline ». Il lui est strictement impossible de couper à son « rendez-vous matinal avec le texte ». Quoi qu’il arrive. Qu’elle ait bien dormi ou qu’elle ait fait la fête jusqu’à point d’heure. Comme une manière de « contrat passé avec elle-même ». De 8 h 30 à 13 heures, avec du café et la possibilité de circuler dans l’appartement en cas de blocage. Boîte mail déconnectée, téléphone portable éteint. L’après-midi, elle marche beaucoup, va au cinéma, rejoint des amis, en laissant retomber la pression.

LA PART DES TÉNÈBRES

Ci-dessus, écrivains français et étrangers côte à côte dans la grande bibliothèque en angle.

et s’est rendu compte à quel point certaines pages pouvaient être dures. L’auteure de Rien ne s’oppose à la nuit a pourtant commencé par hésiter entre deux projets. Un « gros », qu’elle n’a pas complètement abandonné et qu’elle reprendra le moment venu. Et un « petit », comme elle s’amusait à appeler Les Loyautés quand elle en parlait autour d’elle. D’emblée s’est imposée la voix d’Hélène Destrée. La professeure soucieuse de l’état du jeune Théo Lubin. Un garçon de 12 ans partagé entre une mère constamment en colère et un père chômeur, qui s’enfonce chaque jour un peu plus. Pour échapper à son quotidien, Théo boit de l’alcool dans l’escalier de la cantine avec son copain Mathis Guillaume. Mathis dont la mère, Cécile, parle toute seule et prend de plein fouet la face noire de l’homme avec qui elle est mariée depuis vingt-cinq ans…

zzz

UN MIROIR DE L’ÉPOQUE Une nouvelle fois, Delphine de Vigan épate grâce à la justesse de son œil et de son oreille. Avec sa capacité jamais démentie d’incarner ses personnages, de rendre palpable leur malaise sans forcer le trait. Comme à son habitude, la romancière a beaucoup préparé le terrain en amont. Elle s’est documentée. A réuni des livres et des articles « plus ou moins reliés » aux sujets qu’elle voulait traiter, « quitte à ne pas s’en servir après » ! 30•LIRE FÉVRIER 2018

Puis elle a traversé une longue « période d’incubation où tout se met en place ». L’idée de mêler deux voix de femmes s’exprimant à la première personne et celles de deux garçons peints à la troisième personne est née de sa lecture de La Sainte Famille de Florence Seyvos. Un roman étrange et fascinant qui l’a beaucoup marquée et l’a « aidée à avancer ». Parmi ses autres coups de cœur littéraires récents, elle cite La Porte, de Magda Szabó, qu’elle vient seulement de découvrir en Livre de Poche. Chanson de la ville silencieuse, le nouveau roman d’Olivier Adam, lui a rappelé l’époque de Je vais bien, ne t’en fais pas. Elle mentionne aussi le choc causé par Habiletés sociales, le coup d’essai de Camille Cornu chez Flammarion, « l’histoire d’une fille de 18 ans pas équipée pour la vie en société ». Delphine de Vigan n’écrit pas continuellement et ne peut enchaîner les romans. Une fois un livre terminé, imprimé et publié, il lui faut « revenir dans la vie », se « remettre en contact » avec le monde qui l’entoure. Mais elle finit tôt ou tard par être prise à nouveau par l’envie de raconter l’époque. De « tendre une sorte de miroir ». De creuser ce qui « l’interroge », ce qui « la heurte ». Avec à chaque fois un déclic provoqué par quelque chose qu’elle a vu ou entendu. Lorsqu’elle s’y recolle, elle planche tous les jours « avec une grande

Après avoir pris des notes sur des carnets qu’elle garde à portée de main, Delphine de Vigan tape directement à l’ordinateur. Elle n’imprime pas toujours au fur et à mesure, mais corrige sur la version papier avant d’intégrer les modifications dans le fichier de son Mac. Le titre lui vient souvent en amont, un peu comme « un phare, une lumière à atteindre ». Pour Les Heures souterraines, elle avait songé à « Fragiles ». Ce qui lui avait valu une dispute avec Karina Hocine, son éditrice chez Lattès, qui le jugeait trop sombre et n’en a pas démordu. Il lui est difficile d’émettre un avis sur le film que Roman Polanski a tiré de son livre D’après une histoire vraie (prix Renaudot et prix Goncourt des lycéens) en mettant en avant le côté thriller et en délaissant la réflexion sur la vérité et la fiction. Elle peut éventuellement écrire un scénario avec un cinéaste, mais elle avoue préférer ne pas être impliquée dans le passage à l’écran de ses propres livres. Une adaptation réussie doit, à ses yeux, surtout « donner envie d’ouvrir le roman à ceux qui ne l’ont pas encore fait ». Si elle n’a jamais été attirée par le roman historique, elle pourrait bien s’essayer un jour au polar. Ou tenter de flirter avec le fantastique comme le Stephen King de La Part des ténèbres. En restant « à la lisière entre l’intime et le social ». En donnant chair à des personnages « qui disent quelque chose ». Et puis il va quand même bien falloir faire quelque chose avec ce « gros » qui sommeille dans un tiroir, non ? Alexandre Fillon Photos : S. Lacombe pour Lire +++,, Les Loyautés par Delphine de Vigan, 208 p., JC Lattès, 17 �


Questionnaire

DE PROUST

JEAN D’ORMESSON

«Une tendance à me foutre de tout »

DESRUE ROBERT LAFFONT

C’est l’un des exercices imposés de l’interview : le fameux test auquel l’auteur de La Recherche s’était plusieurs fois soumis, jusqu’à désormais lui donner son nom. Mais, contrairement à ce que son intitulé suggère, cet exercice n’est pas d’origine française, mais britannique. Outre-Manche, les jeux intellectuels de ce genre s’avéraient en effet particulièrement prisés au milieu du XIXe siècle, avant d’être vulgarisés dans l’Hexagone. Ainsi, ce célèbre questionnaire fut connu du grand public en France grâce aux émissions télévisées de Bernard Pivot qui voyait là un bon moyen de révéler la personnalité d’un auteur. Lire a également maintes fois posé cette série de questions à des écrivains, parmi lesquels Jean d’Ormesson, dans notre édition de septembre 2005. Et ses réponses sont… épatantes ! Le bonheur parfait selon vous ? Ne pas être né. Être mort. Entre-temps, il y a de bons moments. Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ? Le bon pied. La dernière fois que vous avez explosé de rire ? Là, maintenant. La dernière fois que vous avez pleuré ? Là, maintenant. Quel est votre principal trait de caractère ? Une fâcheuse tendance à me foutre de tout. Votre principal défaut ? Une fâcheuse tendance à tout prendre au sérieux. À quelle figure historique vous identifiez-vous le plus ? À une figure de rhétorique. Qui sont vos héros, aujourd’hui ? Mon père, ce héros au sourire si doux. Votre héros de fiction ? Moi. Votre voyage préféré ? En Italie. Quelle est la qualité que vous préférez chez un homme ? Le courage. Et chez une femme ? La tendresse. Vos écrivains préférés ? Homère, Corneille, Racine, Chateaubriand, Toulet, Proust, Aragon. Votre compositeur préféré ? Mozart. 40•LIRE FÉVRIER 2018

La chanson que vous sifflez sous la douche ? Il m’arrive de prendre des douches, mais je ne siffle pas. Votre livre culte ? Les Mémoires d’outre-tombe. Le classique que vous détestez ? Sade. Votre film culte ? Le Guépard, Le Festin de Babette. Votre peintre préféré ? Piero della Francesca, Carpaccio. Votre boisson préférée ? L’eau. Votre couleur préférée ? Le bleu. Le cliché que vous détestez ? Tous, sans exception. Votre plus grand regret ?

N’avoir pas écrit l’Iliade ou l’Odyssée. Quel talent voudriez-vous avoir ? Du génie. Votre faute de goût ? Dites-la-moi, que je me corrige. Que considérez-vous comme votre plus grande réussite ? Ma fille, ma petite-fille. Qu’est-ce qui vous est le plus cher ? Ceux que j’aime. Votre chef-d’œuvre inconnu ? La vie. Si vous pouviez changer une chose dans votre apparence ? J’aimerais ressembler moitié à Gregory Peck et moitié à Woody Allen. Que détestez-vous par-dessus tout ? Les chronophages. Quand vous n’écrivez pas, quelle est votre occupation préférée ? Ne rien faire. Votre plus grande peur ? Je n’ai pas très peur. À quelle occasion mentez-vous ? Je ne mens jamais, sauf quand c’est nécessaire. Quelle est votre devise ? L’absence de système est encore un système, mais plus sympathique. Comment aimeriez-vous mourir ? Convenablement. Rédigez votre épitaphe. Élevez-moi… Non, ne m’élevez rien. Si vous rencontriez Dieu, qu’aimeriez-vous qu’il vous dise ? Je te pardonne.


L’ÉVÉNEMENT

Les contrevies Paul AUSTER Pour façonner ce monstre de plus de mille pages, Paul Auster est entré en écriture pendant trois ans. Dans son récit, unique en son genre, il sculpte les âmes de ses personnages.

66•LIRE FÉVRIER 2018

années 1970. « Mon projet était de les suivre jusqu’à la quarantaine, et au-delà jusqu’à leurs vieilles années. Mais quand j’ai compris que le roman porterait sur la formation de l’être humain, les vingt premières années sont devenues les plus importantes. Ces années fascinantes où l’on passe de l’état de nourrisson sans défense à celui d’homme et de femme adulte. Celles où tout change en permanence, et à grande vitesse, et où chaque semaine et chaque mois, l’individu expérimente des premières fois. Cette période m’a paru extrêmement excitante, mais aussi très déroutante », explique le romancier.

L’IMPRÉVU ET LE PROBABLE Comment devient-on quelqu’un plutôt qu’un autre ? Et si les choses s’étaient passées autrement ? Avec quatre romans d’initiation en un seul, Paul Auster pénètre au cœur de cette mystérieuse équation qui règle la formation de chaque individu. À la manière d’un dieu grec, le voici qui joue à peser et à doser les parts de probable, d’imprévu, d’espéré de la vie. Que les parents de Ferguson se séparent (Ferguson n° 1), qu’ils restent en couple (Ferguson n° 3) ou que son père périsse très tôt dans un incendie (Ferguson n° 2), provoque des bifurcations transformant sensiblement sa manière d’être au monde. Qu’il grandisse dans une famille modeste (Ferguson n° 1) ou que son père fasse fortune (Ferguson n° 4), fera aussi la différence. Mais ce qui compte pour Paul Auster, c’est que l’algorithme existentiel s’avère infiniment plus fin, plus complexe et opaque. C’est donc ailleurs, dans le microscopique tamis du quotidien, que vont se sculpter les âmes de nos quatre Ferguson. Semaine après semaine, année après année, au rythme de grandes et de petites rencontres, au fil de mille invisibles hasards qui feront prendre telle direction, telle embranchement plutôt que tel autre. L’un d’eux se cassera un bras en tombant

E.GARAUT/PASCO AND CO

C

’est un livre total, un gigantesque kaléidoscope, un somptueux monstre à quatre têtes. Mille cinquante pages noircies en poussant les marges, accouchées par l’une des légendes vivantes de la fiction américaine. Pour en venir à bout, il lui aura fallu arrêter tout le reste. Exit les entretiens, les conférences, les voyages. Sept jours sur sept pendant plus de trois ans, il n’y aura qu’eux deux, enfermés à Brooklyn. Ce huis clos littéraire, Paul Auster en parle comme d’un moment de transe, une puissante osmose. « J’ai commencé à écrire ce livre peu après mon soixante-sixième anniversaire, soit à l’âge auquel est décédé mon père. J’ai réalisé que je n’avais plus de temps à perdre. Je ne voulais pas mourir avant de l’avoir fini. Cette urgence m’a rendu plus concentré que jamais. Je suis entré en état de transe. Quand j’écrivais, j’avais l’impression de danser. La pièce s’emplissait de la musique du livre, les phrases se mettaient à tourbillonner dans les airs, les mots semblaient en suspension sur mon bureau. J’avais l’impression qu’il me suffisait de tendre le bras pour les prendre et les déposer sur la page. » Une apesanteur qui transparaît souvent à la lecture, le sentiment d’un état de grâce. Son livre intitulé 4321 raconte quatre versions parallèles de la vie d’un même garçon. Ou pour le dire autrement, 4321 relate la vie de quatre garçons identiques, mais différents. « Quatre garçons ayant les mêmes parents, le même corps, le même patrimoine génétique, mais chacun vivant dans une maison différente, dans une ville différente, avec sa propre panoplie de circonstances. » Ils s’appellent Archibald Ferguson et, comme Auster, sont nés en 1947 à Newark dans le New Jersey. Déroulant leur existence par tranches de vie successives, Paul Auster déploie leur parcours de la naissance à leur entrée dans l’âge adulte, soit au début des


d’un arbre. Un autre aura deux doigts amputés lors d’un accident de voiture. Un troisième sera frappé par la foudre. Le quatrième perdra sa virginité le jour de l’assassinat de Kennedy. Et, lors de la panne d’électricité qui frappa Manhattan en 1965, passera près de treize heures coincé dans une cabine d’ascenseur… Avançant dans le vertige de son arborescence romanesque, Paul Auster revisite les thèmes qui lui sont chers : le hasard et la contingence, mais aussi le sport, l’amour, l’amitié, l’identité, le rapport à la mère, au père, aux racines, à l’argent…

J. WESTERHOFF

DE L’ENFANT À L’ADULTE L’extraordinaire inventivité narrative ne sert ici rien d’autre qu’un plaisir de fiction, généreux et plein de tendresse. La longueur du roman n’est jamais un obstacle, puisque aucun chapitre ni paragraphe ne semble avoir été construit de manière identique. Naviguant sur l’entière palette des possibles, Paul Auster semble d’abord faire ses gammes, puis ses arpèges, puis quelque chose de plus grand. À la fois très classique et unique en son genre, le récit avance ainsi gaiement, paisiblement, épousant les singularités du regard de l’enfant, puis celles de l’adolescent, enfin celles d’un jeune adulte dans l’Amérique des années 1950 et 1960. La phrase alors se cristallise, devient plus pointue, souple, ouverte vers l’extérieur. Quel qu’il soit, Ferguson s’intéresse au baseball, à la musique, aux filles, au cinéma, à la littérature, et bien sûr à l’écriture. L’un deviendra journaliste, l’autre écrivain, nous offrant de délicieux romans dans le roman. Tous passeront du temps en France, se perdront dans les rues de Paris, mais resteront profondément enracinés à New York, ville dangereuse et épatante, dépeinte au cœur des conflits raciaux. Fins, saillants, diablement inspirants et intelligents, les personnages secondaires sont l’autre grande force de ce livre, servi par l’impeccable traduction de Gérard Meudal. À commencer par la renversante et intrépide Amy Schneiderman, tantôt cousine, tantôt petite amie et grand amour de Ferguson. Comme son copain Noah, comme sa tutrice, la parisienne Viviane, elle est de ceux qui vous rendent plus perceptifs, plus attentifs au spectacle du monde. Pièce maîtresse du roman, Amy est au cœur de ce grand laboratoire du comportement humain qu’est 4321. Lorsqu’on l’interroge sur l’architecture de son œuvre, Paul Auster répond : « Cela fait maintenant plus d’un demi-siècle que j’écris tous les jours. Avec les années, je suis entré si profondément dans l’écriture que je n’y pense même plus. L’écriture est dans mon corps autant que dans ma tête. Ce livre est le fruit d’une sorte de force propulsive, une force qui était en moi et qui savait ce que j’étais en train de faire alors que moi, je n’en avais aucune idée. Je crois beaucoup aux pouvoirs de l’inconscient. Je crois que celui-ci fournit tout le matériau dont l’écrivain a besoin. Tout le reste est contre-productif. Pour écrire, il faut s’ouvrir à soi-même, et puis se mettre à danser. » Alors suivons ce conseil. Et après avoir chanté ses louanges, dansons maintenant… Estelle Lenartowicz +++++ 4321 (Id.) par Paul Auster, traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard Meudal, 1024 p., Actes Sud, 30 �

> EN COMPLÉMENT

Vies minuscules Hanya YANAGIHARA Un coup de maître pour ce premier roman d’une intensité narrative de haut vol.

I

ls sont quatre jeunes hommes. Et deviendront quatre vieillards. Amis depuis l’université, ils traverseront ensemble, pour le meilleur et pour le pire, cinquante ans d’existence. Ils vont s’aimer, se brouiller et s’éloigner, se retrouver mais jamais s’oublier. L’un deviendra comédien célèbre. L’autre sera architecte scrupuleux et passionné. Le troisième, artiste peintre, manquera de se brûler dans la drogue et les rancœurs. Et puis il y aura Jude, le plus énigmatique de la bande. Jude l’orphelin taiseux, hypersensible, secret et asexuel. Jude le confident et le conseiller, maladivement altruiste, poussant l’abnégation de soi jusqu’au délire. Avocat brillant, rongé de l’intérieur par d’indicibles secrets, il est l’aimant du quatuor que l’on va suivre tout au long de leur vie adulte.

UNE VIRTUOSE DES SENTIMENTS Finaliste du Man Booker Price 2015, le premier roman de l’américaine Hanya Yanagihara est bien plus que le récit d’un groupe d’amis à New York. D’une virtuosité littéraire écrasante, ces huit cents pages vont dans le vif des sentiments humains les plus nobles – la grande amitié fidèle et fraternelle, le courage, la volonté, le don et l’abandon de soi. Le voyage comprend aussi, comme en contrepartie, un douloureux trajet dans les terrains sombres de l’horreur et de la maltraitance, une grande partie du livre étant une plongée déchirante dans l’âme et le corps d’un homme meurtri par d’inimaginables sévices. En quête d’une intensité psychologique et narrative toujours plus grande, le récit bascule parfois du côté du pathos, l’allégorique prenant alors le pas sur le vraisemblable. Qu’à cela ne tienne. Faisant délibérément l’économie d’un ancrage historique et politique, Hanya Yanagihara se consacre à l’exploration acharnée de ses vies intérieures, toujours plus absorbées dans leur propre présent, leur passé, leur avenir. ++++, Tournant les émotions dans tous les sens, Une vie comme les autres n’esquive aucun pli, ne fait Une vie comme les autres l’économie d’aucun angle ni recoin, atteignant (A little life) à plusieurs reprises des degrés irréels de saipar Hanya Yanagihara, sissement intime. Trop rares sont les écrivains qui parviennent à faire naître et exister de si traduit de l’anglais (États-Unis) par solides réservoirs d’expériences humaines. Emmanuelle Ertel, Impressionnante d’ambition et d’amplitude, 816 p., BuchetHanya Yanagihara a réussi son pari. E.L. Chastel, 24 � LIRE FÉVRIER 2018•67


LITTÉRATUREFRANÇAISE

Un très grand coup

de maître Pierre LEMAITRE

Quatre ans et demi après Au revoir là-haut, le lauréat du Goncourt 2013 offre Couleurs de l’incendie, le deuxième volume de sa trilogie sur l’entre-deux-guerres. Un grand roman pour entrer en 2018.

DE TRAGÉDIE EN TRAGÉDIE Au revoir là-haut se refermait sur une mort : celle d’Édouard Péricourt qui se suicidait en se jetant sous la voiture de son père. Couleurs de l’incendie s’ouvre sept ans plus tard. En cette année 1927, la France ne s’est pas relevée d’une guerre gagnée dans la douleur des tranchées. Le père, Marcel Péricourt, vient de succomber à son tour. C’est le branle-bas de combat dans le grand hôtel particulier où la famille habite, boulevard de Courcelles 72•LIRE FÉVRIER 2018

la gouvernante, et tant d’autres. Pour trouver des réponses à ses questions et éviter la banqueroute, Madeleine va devoir se venger. De son côté, bien qu’immobilisé, le petit Paul n’en devient pas moins adolescent. Et mélomane, aussi, se passionnant pour une cantatrice…

JUBILATION ET PLAISIR Au revoir là-haut était plutôt un roman sur les hommes. Ici, les femmes ont le dernier mot. L’auteur revendique avoir « retrouvé exactement la même jubilation, le même plaisir à être décapant, injuste, et drôle enfin à [sa] mesure ». Le premier volume, plus tragique, se greffait sur un fait divers historique avéré, celui du trafic de cercueils dans les cimetières militaires. Le deuxième est cocasse, rusé, provocant et cinglant : Lemaitre, homme de gauche revendiqué, s’attaque à la naissance de la technocratie moderne, à l’économie de marché issue de l’économie de guerre, ainsi qu’aux ressorts anticommunistes du fascisme (latin) et du nazisme (germain). Dans ce roman, narré et mené par une énergie des plus ironiques, il se joue des résonnances entre les années 1930 et notre époque. On retrouve aussi la langue élégante de l’auteur, ses prises à partie avec le lecteur, ses piques et son sens de la politique. Couleurs de l’incendie est un livre plus profond, plus émouvant et plus révolté que celui dont il est le prolongement. Le pari de Lemaitre, déjà risqué en 2013, est une nouvelle fois brillamment relevé. Un énorme plaisir de lecture ! Hubert Artus

R. FRANKENBERG

Q

uand parut Au revoir là-haut à la rentrée 2013, Pierre Lemaitre revendiquait le changement de braquet : auteur reconnu de polars, il voulait se débarrasser de l’étiquette du genre. Force est de constater qu’il a fait bien mieux que tirer son épingle du jeu. Depuis, le roman a été adapté en bande dessinée (en 2015, par Christian De Metter) et sur grand écran (par Albert Dupontel cet automne). Après un retour au suspense l’an dernier avec Trois jours et une vie, voici la suite tant attendue de la saga familiale et historique. Ce nouveau roman est ainsi la deuxième pièce de sa trilogie sur l’entre-deux-guerres. Après les années 1920, voici les années 1930. Le troisième volume sur la décennie suivante débutera avec l’exode de 1940.

à Paris. « On ne savait pas exactement ce qu’on allait mener au cimetière, un important banquier français ou l’époque révolue qu’il incarnait. » Même le président de la République accom+++++ pagnera la dépouille Couleurs de l’incendie par de celui qui était un Pierre Lemaitre, véritable « emblème de 544 p., l’économie nationale ». Albin Michel, Mais une autre tragé22,90 � die advient aussitôt dans la famille : avant même que ne parte le cortège funéraire, Paul, petit-fils du défunt, saute du second étage et s’écrase sur le cercueil. Il a 7 ans et restera paralysé pour toujours. Pourquoi ce geste ? C’est ce que Madeleine, sa mère – personnage discret du volume précédent, fille de Marcel et sœur d’Édouard –, tentera de comprendre, elle qui se sent coupable de n’avoir rien vu venir et qui a failli perdre son fils unique. Devenue protagoniste majeure, elle voit alors arriver les vautours : des hommes qui, à cette époque, sont encore les seuls à pouvoir voter et qui pensent donc être les mieux à même de gérer les comptes en banque de cette veuve à la tête de la prestigieuse maison Péricourt. Dans le panier de crabes de la succession, le sens des affaires fait vite oublier le temps du deuil : il y a Charles, le frère politicien qui devait sa carrière aux appuis de Marcel, Joubert le fondé de pouvoir, Delcourt le précepteur devenu chroniqueur dans la grande presse, Léonce


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+ EN CADEAU LE ROMAN DE DELPHINE DE VIGAN Les loyautĂŠs ThĂŠo, enfant du divorce, entraĂŽne son ami Mathis sur des terrains dangereux. HĂŠlène, professeur de collège Ă l’enfance violentĂŠe, s’inquiète pour ThĂŠo : serait-il en danger dans sa famille ? Quant Ă CĂŠcile, la mère de Mathis, elle voit son ĂŠquilibre familial vaciller, au moment oĂš elle aurait besoin de soutien SRXU SURWpJHU VRQ Ă€OV Les loyautĂŠs sont autant de liens invisibles qui relient et enchaĂŽnent ces quatre personnages.

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