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JEAN-PAUL OLINGER

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La liste

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« Nous ne pouvons pas attendre le gouvernement de 2023 pour agir sur la fiscalité », prévient Jean-Paul Olinger.

« La prospérité future du pays n’a rien d’évident »

Le directeur de l’UEL, Jean-Paul Olinger, plaide pour un effort collectif en faveur de la compétitivité. Dans un contexte d’incertitude et de hausse des coûts, le Luxembourg reste en concurrence avec d’autres localisations pour attirer et retenir tant les entreprises que les talents.

Interview THIERRY RAIZER Photo ANTHONY DEHEZ

Dans cette période chahutée, quelles sont les priorités de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) ? Pour assurer la prospérité future du Luxembourg, l’UEL agit pour le développement de talents durables, en travaillant étroitement avec toutes les parties prenantes engagées. La priorité sera la capacité de notre pays à attirer, former et mobiliser les talents de demain.

Qu’est-ce qu’un talent durable ? Les talents sont durables quand ils sont pérennes, évolutifs et engagés pour la transition vers le développement durable. Je pense au talent individuel des dirigeants, des salariés et des indépendants, mais aussi au talent collectif des entreprises créant la richesse de demain. Et, bien sûr, à notre talent d’équipe, entre organisations privées et publiques, si spécifique au Luxembourg, en matière de partenariats publicprivé. Il s’agit de préserver les compétences existantes et de développer des compétences nouvelles.

Les talents individuels doivent encore remplacer ceux qui partent en retraite et ceux qui viendront créer l’emploi nécessaire pour financer l’État providence. Un emploi représenté par des professions existantes, mais aussi par des métiers en devenir qui nous aideront à épouser la double transition : digitale et environnementale.

Des talents qu’il faudra continuer à faire venir pour alimenter les caisses de l’État. Ce modèle est-il mis à mal par le télétravail et un recours à des collaborateurs qui n’auraient plus un lien ni physique ni fiscal avec le pays ? Le Luxembourg est attractif pour des talents étrangers en raison de sa stabilité, de son économie et de son ouverture. Pour autant, le recours à des collaborateurs distants n’est pas nouveau, même si cela semble s’accentuer. Déjà avant le Covid, certains salariés non résidents représentaient leur entreprise luxembourgeoise aux quatre coins du monde et alimentaient plutôt les caisses publiques de leur lieu de résidence.

À côté de cela, nous avons toujours connu des entreprises qui avaient accès à des ressources établies dans d’autres pays, soit parce que les compétences n’étaient pas disponibles en suffisance au Luxembourg – comme les informaticiens –, soit parce que la maind’œuvre y était moins chère. Nous allons de plus en plus assister à un mode hybride de l’organisation en entreprise et des flux commerciaux, a fortiori dans une économie ouverte comme celle du GrandDuché. Les frontières dans le monde du travail s’estompent de plus en plus.

BIO EXPRESS

Jean-Paul Olinger est né le 5 juin 1978 à Luxembourg.

Aux côtés des entreprises Il dirige l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) et l’Institut national pour le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises (INDR) depuis juillet 2018.

Il était auparavant associé chez KPMG Luxembourg avec une activité centrée sur la fiscalité.

Mandats Il est membre de la Fédération des jeunes dirigeants d’entreprise, membre du conseil d’administration (CA) du Cercle Munster, membre du CA de la Fondation Luxembourg Air Rescue et vient d’être nommé au CA de la Philharmonie.

Cela dit, l’intérêt de notre pays est bien de disposer de suffisamment de jeunes talents que nous ne pouvons pas uniquement importer. Nous devons aussi les former sur place et favoriser les écosystèmes nécessaires pour développer les compétences.

L’enjeu reste bien de financer l’État providence… C’est tout un cercle vertueux qu’il faut entretenir. Et ce cercle est d’abord financé par le secteur financier au sens large, en prenant en compte tous les prestataires et consultants du secteur. Les retombées du principal pilier de l’économie se font ensuite ressentir sur la construction, la restauration… Ce secteur phare de l’économie est la locomotive qui permet de développer l’emploi direct et indirect, qui génère ensuite des impôts et des cotisations, garants de l’État providence. Ces éléments ne sont pas non plus acquis, en raison notamment du mouvement continu de l’harmonisation des règles fiscales internationales et d’une responsabilité accrue du Luxembourg en Grande Région. Et qui dit responsabilité accrue, dit financement accru.

Où se situent les principaux risques actuels qui peuvent entamer la bonne santé du secteur financier ? Bien que je ne sois pas un expert du secteur financier, j’estime qu’il faut écouter les marchés et tenir compte des changements en cours : compétition internationale, réglementation, structure de coûts locale, environnement fiscal, démographie européenne, organisation du travail et Brexit.

Le Covid a accentué le problème du manque de maind’œuvre. Ceci se vérifie tant pour le boucher ou le restaurateur que le banquier. Si on veut se différencier d’autres pays et attirer

des talents, en plus du télétravail, nous devons repenser l’organisation du travail. Et rajouter par exemple de la flexibilité avec des hautes et basses saisons, etc.

Dans l’environnement fiscal international tel que nous le connaissons, nous devons travailler sur trois éléments. Tout d’abord, encourager l’investissement dans les transitions écologique et digitale via des incitants fiscaux pour les entreprises et les personnes physiques. Nous devons aussi maintenir une législation fiscale compétitive pour le secteur financier, en particulier dans les fonds. Enfin, nous devons aussi rendre attractive la fiscalité des personnes physiques pour attirer des jeunes talents étrangers. Ni les autres pays ni les jeunes talents ne nous attendent.

Le niveau de vie élevé du pays implique des rentrées fiscales importantes, d’une part, et, d’autre part, un impact environnemental non négligeable. Ce fonctionnement vous semble-t-il sous tension ? « There ain’t no such thing as a free lunch » dans un marché unique harmonisé. À court terme, nos finances publiques nous placent dans une situation enviable par rapport aux pays voisins. Une situation enviable qui est aussi – rappelonsle – liée au triple A que nous conservons. C’est à nouveau un cercle vertueux qui repose sur un équilibre très fin. Les résultats de la tripartite (accord entre partenaires sociaux, hors OGBL, du 31 mars dernier en vue d’atténuer la hausse des coûts de l’énergie, ndlr) contribuent à préserver cet équilibre au Luxembourg, et dans la Grande Région d’ailleurs.

Le GrandDuché fait face à de nombreux défis pour préserver son modèle économique et social vertueux pour les générations futures. Se rajoute – pas uniquement depuis la crise en Ukraine – le besoin de réconcilier les objectifs d’indépendance énergétique, de réindustrialisation de l’Europe, les objectifs climatiques et le devoir de vigilance en matière de chaînes de valeur. Une quadrature du cercle.

Un mois après la tenue de la « tripartite énergie », que retenez-vous de l’accord obtenu entre le patronat (que l’UEL représente), deux syndicats (LCGB et CGFP) et le gouvernement ? L’accord tripartite représente un bon compromis établi au départ d’un bilan des différents secteurs de l’économie qui n’évoluent pas sous les meilleurs auspices. En effet, la guerre en Ukraine entraîne d’importantes répercussions sur les prix de l’énergie et des matières premières. Ce bilan a aussi été effectué en tenant compte de la situation des ménages, qui sont aussi soumis à l’inflation généralisée.

Nous aurions souhaité faire un peu plus en faveur de la compétitivité des entreprises. Comme un index était tombé en 2021, nous avions par exemple demandé que l’index soit suspendu cette année, sans supprimer son principe. Nous n’avons pas obtenu gain de cause, mais l’accord a été trouvé sur une limitation, cette année et en 2023, à une tranche indiciaire, tout en prévoyant des compensations pour les ménages les « moins bien lotis », sachant que l’on parle tout de même d’une intervention pour la moitié des ménages. Ce compromis était finalement acceptable pour presque tous les participants à la tripartite, ainsi que pour 52 des 60 députés qui ont dû se prononcer sur le texte.

Lors de la présentation du paquet de mesures de solidarité en conférence de presse, le président de l’UEL, Michel Reckinger, a rappelé l’importance de la prévisibilité pour les entreprises. Comment cela se vérifie-t-il sur le terrain, dans le contexte actuel ? La prévisibilité est importante pour chaque ménage et chaque commerçant, tous secteurs et toutes tailles d’entreprises confondus. Pour prendre l’exemple du secteur financier, nous observons que, afin de préserver leur compétitivité, les grands groupes internationaux examinent la pertinence de leur organisation, de leur cœur de métier et de leurs implantations, ainsi que de leurs investissements et prises de participations. Même si des résultats annuels

DES COMPÉTENCES AU COÛT DU TRAVAIL

0,5 %

Selon l’enquête du World Economic Forum et de PwC, l’investissement dans la formation professionnelle continue représente seulement 0,5 % du PIB mondial.

44%

Le Future of Jobs Report 2020 du World Economic Forum dédié au changement du marché du travail dans un monde post-pandémique pointe notamment que 84 % des employeurs de secteurs à cols blancs à l’échelle mondiale sont enclins à digitaliser rapidement leur processus, avec un usage appuyé du télétravail. Et le potentiel de transférer 44 % de leurs collaborateurs vers un mode de travail à distance.

43

C’est, en euros, le coût horaire moyen d’un salarié au Luxembourg selon Eurostat (2021). Soit la deuxième position de l’UE, juste après le Danemark avec 46,9 euros. La Belgique suit avec 41,6 euros. La France arrive cinquième, avec 37,9 euros, et l’Allemagne septième, avec 37,2 euros. L’Irlande, centre financier concurrent, affiche 33,5 euros. À l’échelle de l’UE, le coû est de 29,1 euros, et de 32,8 pour la zone euro. positifs ont été récemment annoncés, il faut les remettre dans le contexte de ces dernières années, qui ont vu le nombre de banques présentes au Luxembourg se réduire. Le ratio dépenses/recettes a aussi fortement augmenté sous l’effet de la pression réglementaire, ce qui pousse les banques à se structurer en succursales et à être de plus en plus sélectives quant à l’ouverture de nouvelles filiales.

Compte tenu de la structure des coûts au Luxembourg, nous devons rester attentifs à ces éléments. La tendance est similaire dans les fonds, où nous restons leaders, mais les autres centres financiers, comme l’Irlande, la GrandeBretagne ou l’Allemagne, voient leur part de marché augmenter. Ces Places ont aussi été convoitées dans le contexte du Brexit et de la relocalisation d’acteurs établis dans la City. Plus que jamais, rien n’est acquis, tout doit se mériter. La prospérité future du pays n’a rien d’évident.

Au-delà de l’accord tripartite, que retirezvous des modalités et des tonalités du dialogue social à l’échelle nationale ? L’adoption d’un accord à la majorité plutôt qu’au travers d’un consensus montre-t-elle que le modèle traditionnel de la tripartite a vécu ? Je ne crois pas. Le dialogue social fonctionne. Nous devrons analyser, avec un peu de recul, le déroulement de cette tripartite et le positionnement des différents acteurs par rapport à ce qu’ils représentent dans l’économie nationale. Le Luxembourg présente une économie non marchande au sein de laquelle le secteur de la santé est très important. Ce secteur, primordial pour la vie du pays, est fortement représenté au sein de l’OGBL. Il bénéficie peu ou prou des mêmes conditions salariales que le secteur public, avec pour conséquence de voir les salaires augmenter confortablement en fonction de l’évolution des conventions collectives. Aujourd’hui, les salaires de ce secteur – qui bénéficie aussi de la garantie de l’emploi – figurent parmi les plus élevés en Europe, voire dans le monde.

Si l’on considère que le modèle de compensation retenu pour remplacer temporairement l’index bénéficie proportionnellement aux salaires moins élevés, qui sont d’abord représentés dans le commerce, l’horeca ou partiellement l’industrie – des secteurs en partie moins syndiqués –, on peut comprendre les positionnements des uns et des autres. Ceci dit, le modèle de la tripartite n’est pas remis en cause pour autant.

Le modèle classique de l’index devrait-il continuer à être rediscuté sur base du modèle transitoire imaginé durant la tripartite ? Il reviendra aux responsables politiques de trancher, mais la situation actuelle a probablement montré les faiblesses de l’indexation

Commission de surveillance du secteur financier (chiffres provisoires de l’emploi pour les banques) Source

LA PLACE RÉSILIENTE

telle que nous la connaissons. Cette réflexion ouvre la voie à une alternative qui permettrait de maintenir le pouvoir d’achat sans faire peser sur l’économie – et donc sur les entreprises – des hausses salariales importantes que nous n’observons pas dans une pareille mesure au sein des autres pays.

Le principe de l’index fonctionne en situation normale et, pour le reste, en situation exceptionnelle, nous avons l’outil de la tripartite, qui permettra de rassembler le gouvernement et les corps intermédiaires pour trouver des solutions temporaires à des problèmes – espéronsle – temporaires.

L’OGBL pointe les résultats positifs affichés par certaines grandes banques pour contrecarrer le gel de l’index. Mais ces institutions ne devraient pas cacher une forêt d’entreprises – surtout des PME – qui ne dégagent pas de bénéfices exorbitants… 39.000 entreprises sur les 40.000 que nous recensons au Luxembourg emploient moins de 50 personnes. Parmi le millier d’entreprises restant, environ 800 emploient moins de 250 personnes. On compte donc quelque 200 grandes entreprises.

On doit par ailleurs se féliciter que le secteur financier engrange des bénéfices. Aussi longtemps que ce sera le cas, il va payer des impôts et il va trouver une raison d’être durable au Luxembourg, car il y est profitable. Cela dit, nous constatons que la rentabilité relative des banques est plutôt à la baisse en raison de la réglementation accrue et du besoin en capital, qui n’a fait qu’augmenter durant les dernières années. Presque un quart des banques au Luxembourg sont déficitaires. Qui dit banque déficitaire, dit business model remis en cause à moyen terme.

Est-ce envisageable de discuter avec les partenaires sociaux – en particulier la CGFP – de la hausse des coûts salariaux alimentés par la hausse des salaires dans les secteurs public et parapublic ? Nous avons besoin d’un secteur public performant, notamment pour développer notre économie et aborder la transition écologique. Il faut néanmoins rester prudent quant au recrutement massif et au niveau des salaires dans le secteur public, qui sont plus élevés en moyenne que dans le privé. Toute augmentation devrait suivre une logique d’accroissement de productivité. La compétition pour attirer les talents s’exerce aussi par ce biais. Si cette attraction du privé vers le public se faisait ressentir essentiellement dans l’artisanat, nous la ressentons bel et bien aujourd’hui dans le secteur financier. Ce qui signifie – hors postes spécifiques – que le secteur public est devenu le secteur le mieux rémunéré, et cela en plus de la garantie d’emploi. Ceci n’est pas tenable dans la durée.

Si la photo de la place financière publiée par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) illustre la poursuite de l’érosion du nombre des banques, l’emploi demeure en progression, sous l’effet du secteur des fonds.

BANQUES - COMPARAISON ANNUELLE

Nombre (28/02/2022) 123

Somme des bilans (30/09/2021) 921,437 Mia €

Résultat avant provisions et impôts (30/09/2021) 3,876 Mia € 3 entités

74,679 Mia €

455 Mio €

L’emploi (au 31/12/2021) reste dominé par le secteur bancaire, même s’il voit logiquement son nombre baisser, à l’image de l’évolution du secteur. Une évolution, précise la CSSF, qui ne correspond pas à une création ou une perte nette d’emplois, mais comprend des transferts d’emplois existants du secteur non financier vers le secteur financier. Et vice versa.

25.965 141

Banques

5.084 222

1.903 118 5.949 473

Sociétés de gestion (chapitre 15)

Entreprises d’investissement

PSF spécialisés

8.892 95

PSF de support

740 129

Établissements de paiement / de monnaie électronique

L’UEL attend des impulsions fiscales de la part du gouvernement pour cette année afin d’envoyer à nouveau un signal vers l’étranger. Pensez-vous pouvoir être entendus ? Nous ne pouvons pas attendre le gouvernement qui sortira des urnes en 2023 pour agir sur la fiscalité. Nous devons à nouveau nous comparer par rapport à ce qui est pratiqué dans d’autres pays, comme l’Irlande, la GrandeBretagne et la Suisse, pour définir les mesures ad hoc. Pourquoi ne pas encourager fiscalement les entreprises et les personnes physiques à investir dans la double transition numérique et environnementale et le skilling ? Restera le problème du logement pour améliorer la qualité et le niveau de vie. Nous devons construire plus et plus vite, afin d’enlever une source de pression financière qui nuit à l’attractivité du pays. La fiscalité peut être un vecteur vertueux. qui ne rapporteront rien en termes d’accroissement de productivité. Nous nous attendons là aussi à un incitatif fiscal pour accélérer ces investissements, ainsi qu’à une feuille de route précise pour la mise en œuvre détaillée des objectifs climatiques au niveau des entreprises.

Finalement, peut-on décrire la méthode Reckinger-Olinger pour conduire les activités de l’UEL ? Notre méthode est fondée sur un travail collégial et complémentaire. Michel Reckinger et moimême allions notre parcours et nos compétences complémentaires pour aborder les différents sujets qui nous sont propres. Après, il ne faut pas oublier qu’être directeur est un poste à temps plein, alors que le président a une entreprise à gérer !

Qu’attendez-vous de la mise en place d’un « pacte climat pour les entreprises », qui figure dans l’accord tripartite ? Les entreprises industrielles et artisanales, via leurs fédérations respectives, ont reconfirmé leur volonté de s’inscrire dans cette transition, qui passe d’abord par des investissements

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