Sayed Haider Raza
One of the most prominent painters of his generation, S. H. Raza changed the course of modernism in India. After an early stint in Bombay, with the Progressive Artists’ Group, he moved to France, where he spent the next sixty years. His strong thrust towards non-figurative art, and subsequent influences from European and American modernism, combined with Raza’s own memories and impressions of India, led him to a skilful negotiation between Indian spirituality and Western abstraction. Accompanying the exhibition at the Centre Pompidou in Paris in 2021, this catalogue presents a compelling overview of Raza’s work and the highlights of his journey.
Sayed Haider Raza
Sayed Haider Raza
Éditeur Ashok Vajpeyi
Avec les contributions de Yashodhara Dalmia, Roobina Karode, Ashvin E. Rajagopalan, Homi Bhabha, Gayatri Sinha, Ashok Vajpeyi
Mapin Publishing en partenariat avec The Raza Foundation
Cette monographie est publiée à l’occasion de l’exposition « S. H. Raza [1922–2016] », célébrant le centenaire de S. H. Raza au Centre Pompidou, Paris.
Tous droits réservés conformément aux conventions internationales sur les droits d’auteur. Ce catalogue ne peut être reproduit ou transmis sous quelque forme ou par quelque moyen, électronique ou mécanique, y compris la photocopie, l’enregistrement ou tout autre système de stockage et de récupération d’informations, sans l’autorisation écrite préalable de l’éditeur.
Publié pour la première fois en Inde en 2023 par Mapin Publishing en partenariat avec The Raza Foundation
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Les éditeurs remercient Aicon Gallery, New York, pour leur soutien à la publication de ce catalogue.
Texte © The Raza Foundation Illustrations © The Raza Foundation sauf mention contraire.
Les droits moraux des auteurs énumérés dans l’ouvrage sont revendiqués.
ISBN: 978-93-85360-87-9 (English ed.) ISBN: 978-93-85360-91-6 (French ed.)
Appui administratif: Sanjiv Kumar Choube / The Raza Foundation
Edition de la version anglaise: Ateendriya Gupta, Neha Manke, Mithila Rangarajan / Mapin Editorial
Traduction sous la direction de Samuel Berthet, coordonnée par Sujatha.
Traducteurs: Alice Guillermier, Aparna Venson, Sandeep Bhogavilli.
Design: Lunel Studio, Paris Production: Mapin Design Studio Imprimé en Italie
Légendes: Page 2 Sayed Haider Raza dans un de ses ateliers à Paris
Page 5 Italian Village (détail), 1953 (Voir p. 185)
Page 6 Haut de Cagnes (détail), 1951 (Voir p. 178)
Page 8 Untitled (détail), 1975 (Voir p. 233)
Page 11 Paysage (détail), 1960 (Voir p. 205, au dessous de)
Page 12 Bindu-Genèse, 1988 (Voir p. 245)
Page 14 Surya–Namaskar, 1993 (Voir p. 246)
Contenu
Avant-propos 9
Laurent Le Bon Président, Le Centre Pompidou
Préface 13 Ashok Vajpeyi Fiduciaire à vie et Administrateur, The Raza Foundation
Message 15 Emmanuel Lenain Ambassadeur de France en Inde
Essais 17
De Black Sun à Bindu 19 Yashodhara Dalmia
Leçon sur l'art de la contemplation 28 Roobina Karode
L'Expérience 40 Ashvin E. Rajagopalan
Retour à la Terre : Raza’s Nostos 54 Homi Bhabha
Toiles/Bhu : le terrain en tant que visitation dans la peinture de Raza 66 Gayatri Sinha
Dans la centième année 70 Ashok Vajpeyi
Comprendre Raza 81
Réflexion de Raza sur lui-même 83 J’apporterai mon temps Itinéraire Regarder au-delà
Raza vu par d'autres 103
Waldemar George Rudolf von Leyden
Richard Bartholomew Jacques Lassaigne
Paul Gauthier
Pierre Gaudibert Geeti Sen Michel Imbert Friedhelm Mennekes Ranjit Hoskote
Carnets de Raza 129 Lettres d’artistes 143 Janine et Raza 158
Le catalogue 161
A-Graphie par Osianamaworld 249
Frise Chronologique Bibliographie Sélective Expositions : Solo & Groupe Distinctions & Collections publiques importantes
Annexes 283
Remerciements 285 Sur le Centre Pompidou 287 Sur la Raza Foundation 289
Les derniers jours 293 Raza Shati 296
Avant-propos par Laurent Le Bon
Sayed Haider Raza, dont nous avons célébré en Inde et en France le centenaire, est né en 1922 à Kakkaiya dans l’actuel Madhya Pradesh, province réputée pour ses sites historiques et ses forêts splendides que Raza, fils de garde forestier, connaît intimement. Peut-être imprégnée de ces paysages, son œuvre convoque autant l’histoire culturelle et artistique de l’Inde qu’elle invoque les forces de la nature. Mais la pratique de Raza ne se résume pas à son ancrage dans le sol indien ; ayant passé une grande partie de sa vie en France, où il vécut et travailla entre Paris et Gorbio de 1950 à 2010, l’artiste fréquente les avant-gardes euro-américaines. Son œuvre picturale est dès lors marquée par de multiples échanges culturels et sensibles entre l’Inde et la France, véritable poétique de la relation qu’il cultiva notamment à travers de précieuses amitiés tout autour du monde. En témoigne une correspondance foisonnante, conservée en grande partie à la Fondation Raza de New Delhi, dernière demeure de l’artiste entre 2010 et 2016. De fait, auteur d’une œuvre singulièrement autre en Inde comme en France, c’est sans doute « ailleurs » que Raza a le plus habité, et le plus représenté.
On trouve une première occurrence de cette libre circulation des formes et des idées dans les années 1940-1950, que l’on aurait du mal à qualifier d’années de formation tant Raza démontre déjà, et de l’aveu même de ses professeurs à la prestigieuse Sir J.J. School of Art de Mumbai, une maturité exemplaire. Âgé de vingt-cinq ans, il est membre fondateur du Progressive Artists’ Group (PAG) en 1947 avec Maqbool Fida Husain, Francis Newton Souza, Sadanand K. Bakre, Krishnaji Howlaji Ara et Hari Ambadas Gade. Bien que le groupe ait l’intention de rompre avec les canons esthétiques nationalistes jugés trop académiques de l’école du Bengale, les artistes du PAG arriment la modernité dont ils sont les agents à l’art classique et populaire indien. Pleinement investi dans la dynamique d’émulation fusionnelle qui règne au sein du groupe, Raza prend part à ses expérimentations relatives à la géométrisation des formes et emploie systématiquement une aquarelle opaque de tradition séculaire en Asie du Sud-Est, sans jamais abandonner la figuration.
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C’est en 1950, à la faveur d’une bourse attribuée par le Gouvernement français, que Raza se rend pour la première fois en France. À Paris, où il étudie brièvement à l’École nationale supérieure des beaux-arts avant d’être jugé, ici aussi, trop expérimenté par ses professeurs pour poursuivre son apprentissage, il retrouve F. N. Souza et Akbar Padamsee. Ensemble, ils présentent en 1952 leur travail à la galerie Creuze, première exposition de Raza en France. Peu de temps après, Raza fait la connaissance de Lara Vincy, rencontre déterminante puisqu’il sera peu après représenté par sa galerie. Cette dernière œuvre sans relâche à la reconnaissance de l’œuvre de Raza, qui reçoit en 1956 le prestigieux prix de la Critique. Durant une quinzaine d’années, la galeriste et l’artiste entretiennent une correspondance épistolaire quotidienne, dans laquelle Raza consigne les détails de sa vie matérielle et le développement de son œuvre. Le milieu des années 1950 marque dans la pratique de Raza un tournant déterminant, puisqu’il abandonne la gouache pour la peinture à l’huile et réalise exclusivement des paysages. Il opère un virage assumé vers l’abstraction, accumulant la matière sur ses toiles à la manière alors en vogue des tenants de l’art informel ou de l’École de Paris. Mais les couleurs chaudes qui s’y déploient viennent d’ailleurs, d’un arrière-pays qu’il ne cessera d’étendre à la faveur de ses voyages. En 1959, Raza épouse Janine Mongillat, avec laquelle il mènera, entre Gorbio et Paris, une vie dédiée à l’élaboration de leurs œuvres respectives. Celle de Raza est dès lors dirigée vers une abstraction spirituelle qu’on ne saurait manquer
de rapprocher de l’art de Mark Rothko, qui fait forte impression sur Raza lorsqu’il séjourne aux États-Unis en 1962. L’artiste s’inspire des formes et des couleurs des miniatures rajput qu’il affectionne pour élaborer un travail rigoureusement abstrait et géométrique, qui intègre des éléments thématiques issus du rapport singulier qu’il entretient à la terre, objet d’une série de toiles majeures. Le noir, « couleur mère » dans la pensée indienne, acquiert une profondeur et une densité qui culminent dans le recours systématique à partir des années quatrevingt au symbole du bindu, germe de vie, « graine noire » selon ses propres termes.
Je me félicite que cette première rétrospective en France ait lieu au Centre Pompidou avec le précieux soutien de la Fondation Raza et de son président, Ashok Vajpeyi. Je remercie toutes celles et tous ceux qui y ont contribué, à commencer par Bernard Blistène, ancien directeur du Musée national d’art moderne, assisté de Diane Toubert. On l’aura compris, Sayed Haider Raza est un passeur entre nos deux pays. Puisse la célébration de son œuvre, en Inde et en France, nous rapprocher à l’heure où la culture, plus que jamais, se doit d’être une invitation au voyage et le musée un foyer.
Laurent Le Bon Président du Centre Pompidou
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Préface par Ashok Vajpeyi
Sayed Haider Raza aurait eu cent ans le 22 février 2022. Nous sommes ravis de constater que l’exposition la plus complète et la plus grande jamais organisée de ses œuvres a lieu dans le prestigieux Centre Pompidou à Paris, de renommée internationale. Raza a passé deux tiers de sa vie à Paris et à Gorbio et il est tout à fait approprié qu’une exposition d’une telle ampleur et d’une telle magnificence ait lieu à Paris. Elle devrait permettre à une audience internationale, malgré la pandémie de la Covid-19 qui fait toujours rage, de voir et d’apprécier les œuvres d’un artiste indien majeur, choisies parmi un large éventail, réalisées sur six décennies.
Le livre comprend six essais spécialement écrits et une sélection d’essais et d’extraits écrits au fil des ans par d’éminents critiques en Inde et en Europe. Une petite sélection des propres écrits de Raza, de son carnet de notes et de ses lettres a été également incluse ainsi que des lettres de ses proches amis artistes. Une note sur sa femme artiste Janine Mongillat et une autre sur ses derniers jours à Delhi ont été ajoutées pour compléter la vue d’ensemble d’une vie très riche et inspirante.
Nous sommes profondément honorés d’avoir l’avant-propos de cette publication signé par le Président du Centre Pompidou, Monsieur Laurent Le Bon. Beaucoup d’efforts ont été déployés pour réunir cette exposition et cette publication. Nous espérons qu’elles encourageront et inciteront de nombreuses personnes à regarder le répertoire de Raza dans toute sa vaste complexité et à comprendre à quel point son œuvre a été riche, variée, intense, et instructive. En empruntant les mots de Rilke, on pourrait dire que pour Raza, son art a été « ce petit morceau d’humanité pure» et cependant son propre cœur était « trop vaste pour y être contenu. »
Ashok Vajpeyi
Fiduciaire à vie et Administrateur, The Raza Foundation, New Delhi
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Message par Emmanuel Lenain
La rétrospective Raza, présentée par le Musée national d’art moderne du Centre Georges Pompidou, célébrera dans quelques mois son centenaire de naissance et rendra hommage à un artiste célèbre qui a contribué à favoriser les influences interculturelles entre l’Inde et France.
Sayed Haider Raza fait ses études en Inde à l’école des Beaux-Arts de Mumbai, avant de cofonder le Progressive Artists Group. Ce groupe contribuera grandement à la promotion de l’art indien, tout en posant les fondations et les bases d’un art contemporain postindépendance en dialogue avec d’autres cultures, qui fera la réputation de l’Inde. Sayed Haider Raza, actif à Bombaycomme on l’appelait auparavant- après 1947, consacre énormément de son temps à ce collectif avant de choisir de tracer son propre chemin artistique.
La partie française de sa vie commence en 1950, quand il reçoit une bourse du gouvernement français qui lui permet de venir à Paris pour y poursuivre ses études au sein de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts. C’est à partir de cette période, très foisonnante pour lui, qu’il rencontre les artistes des scènes fra nçaises et i nternationales qui séjournent dans le pays. Il rencontre également le succès en France. Reconnue pour être aux avants postes de la création et avoir largement contribué à l’écriture d’une partie de l’art contemporain français, la galerie Lara Vincy expose
Sayed Haider Raza. En 1958, c’est dans cette galerie que l’artiste signe sa première exposition personnelle. Une première exposition personnelle est toujours une date importante pour un artiste. L’accueil que réserve la France à Raza jouera un rôle important dans sa longue amitié avec notre pays. Grâce au travail de sa galeriste Lara Vincy Raza, il obtient le Prix de la Critique en 1956.
En 1959, il épouse l’artiste et sculptrice française Janine Mongillat qui jouit d’une renommée sur la scène par isienne, et d’affinités avec l’Inde. Par la suite, Sayed Haider Raza séjourne longuement à Gorbio dans les AlpesMaritimes. Pendant cette période, il reste en contact avec de nombreux artistes et nourrit des échanges avec différents courants artistiques, notamment les avant-gardes européennes et américaines tout en revenant régulièrement dans son pays d’origine, l’Inde. Son travail très varié révèle les traces inspirées de ces multiples rencontres et découvertes artistiques.
La découverte de l’œuvre de Sayed Haider Raza par le Musée national d’art moderne se base sur un travail de recherche et de recoupement, qui témoigne de la curiosité de l’artiste, et de ses affinités électives très diverses. La Fondation Raza à New Delhi – qui réunit un fonds d’archive énorme –a permis de mener l’ensemble de ces recherches, qui enrichissent l’exposition d’archives et documents, utiles non
seulement à la compréhension de la démarche artistique du peintre mais qui permettent aussi de revivre ce parcours à ses côtés. On y retrouve les dialogues amicaux qu’il a entretenu toute sa vie avec les milieux culturels du monde entier. Parallèlement à l’exposition, le Musée national d’art moderne propose un important programme culturel qui permet de mieux comprendre le travail de l’artiste et les perspectives qu’elles ouvrent.
Je tiens à remercier la Fondation Raza et son président, M. Ashok Vajpeyi, ami de longue date de l’ambassade. Je souhaite également remercier et féliciter le Président du Centre Georges Pompidou, M. Laurent Le Bon et M. Bernard Blistène, ancien directeur du Musée national d’art moderne d’avoir organisé la première rétrospective de Sayed Haider Raza en France. C’est une occasion unique d’explorer ce corpus majeur dans notre pays. Je ne doute pas que cette exposition remarquable atteindra le plus large public fidèle à l’artiste lui-même qui, toute sa vie, contribua à construire des ponts entre les cultures et les régions du monde. L’Inde et la France peuvent s’enorgueillir de la résonance de cet événement auprès du public qui découvrira ces œuvres exposées par le Musée national d’art moderne à Paris.
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Emmanuel Lenain Ambassadeur de France en Inde
Eglise Jaune, 1956 Acrylique sur toile 48 × 63 cm
Autorisation: The Raza Foundation
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Essais
Du Soleil noir au Bindu Yashodhara Dalmia
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En parcourant la trajectoire du modernisme, l’artiste Sayed Haider Raza est passé de formes géométriques élémentaires à des formes abstraites dans le clair et le sombre et de grands pans de couleur enveloppant la surface. À chaque étape, il a imprégné les œuvres de sa vision personnelle et des exigences des expressions modernistes. On pourrait dire que sa quête s’est nourrie de la couleur et de la composition, qui ont pivoté autour du cercle noir et se sont transformées sans cesse en nouvelles modalités.
Raza avait passé son enfance dans les forêts du Madhya Pradesh, au centre de l’Inde, et avait trouvé du réconfort parmi les verts chlorophylliens des feuillages et la sève juteuse des plantes. Voyant son talent inné pour capturer le vif de la vie, il fut envoyé en formation à Nagpur School of Art, d’où il s’est rendu à Bombay (actuellement Mumbai), le centre de l’activité artistique en Inde à cette époque. C’était une période sombre pour le pays nouvellement indépendant, qui allait connaître les ravages de la partition. Au milieu de la frénésie communale qui s'ensuivit, toute la famille de Raza partit pour le Pakistan. L’artiste choisit pourtant de rester à Bombay, où il devint membre fondateur du puissant groupe moderniste connu sous le nom de Progressive Artists’ Group, formé l’année même de l’indépendance du pays. Le groupe formula ses propres idées, rejetant toute tendance au renouveau ou au naturalisme académique dans l’art, et au milieu d’une multitude de traditions existantes, il a tracé sa propre voie vers le modernisme, en le reliant aux tendances internationales. Raza prenait part à
des débats et des discussions avec d’autres membres du Groupe, tels que M. F. Husain et F. N. Souza, qui se poursuiv aient jusque tard dans la nuit. La pauvreté de leurs moyens n’avait d’égal que leur sincérité et leur talent, qui les propulseront plus tard dans le courant artistique dominant du pays.
Pour acquérir une meilleure formation et se familiariser avec les œuvres de maîtres comme Cézanne, Picasso et Matisse, Raza se rendit à Paris en 1950 grâce à une bourse. À bien des égards, c’était à la fois un point culminant et un début. Le Paris de l’après-guerre souffrait d’un sentiment d’épuisement et portait un regard hanté. Les lieux de rencontre réguliers des artistes et des écrivains, comme le Café de Flore, avaient un air désert et les maîtres n’étaient présents que par leur absence. L’École de Paris avait fait son temps, laissant derrière elle les derniers vestiges de l’art abstrait, avec des peintres comme Pierre Soulages, Nicolas de Staël et Serge Poliakoff. Alors que la scène s’était déplacée vers New York, Paris, la ville par excellence pour l’art, abritait une mélancolique nostalgie des maîtres de l’art. Pourtant, toute une génération d’artistes venus d’autres parties du monde allait venir s’y installer pour s’imprégner des paradigmes du modernisme qui ont fait la réputation de la ville. Raza, par exemple, collabora avec l’artiste libanais Chafiq Abboud, dont le parcours était comparable au sien, dans la mesure où les deux artistes ont passé la plus grande partie de leur vie à Paris mais sont devenus des peintres influents dans leur propre pays. Abboud est également resté attaché à ses racines moyenorientales, se souvenant des narrations
Du Soleil noir au Bindu
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Rajasthan, 1973 Autorisation : Vadehra Art Gallery (Voir également, p. 228)
La centième année Ashok Vajpeyi
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Aarambh, 2014
Acrylique sur toile, 120 × 100 cm Autorisation : The Raza Foundation, New Delhi
Lorsqu’il écrit « I Will Bring My Time », ce n’est pas une vantardise esthétique mais une douce affirmation que Sayed Haider Raza fait dans une lettre d’amour à Janine Mongillat, artiste française devenue sa compagne de vie en 1959. Le jeune artiste indien en difficulté installé à Paris pour une dizaine d’années y restera finalement près de soixante ans. Il est l’artiste indien ayant vécu et peint le plus longtemps en France. Raza ne changea jamais de nationalité et a toujours conservé son passeport indien. Vers la fin de 2010, il rentre définitivement en Inde et décède le 23 juillet 2016 dans un hôpital de New Delhi. Il est enterré le lendemain, selon ses souhaits, à Mandla, à côté de la tombe de son père, près de la rivière Narmada, dont il se souvenait toujours avec un profond respect.
Ayant fait l’expérience de la beauté et de la peur dans les jungles épaisses de Mandla dans son enfance, ces dernières sont devenues des préoccupations d’une vie, la peur étant à la fois remplacée et mise de côté lorsqu’il poursuivait la beauté à travers son art. Par son art, il a atteint une fusion rare mais vitale, du sens plastique français et des concepts métaphysiques indiens.
Raza dira qu’il a appris comment peindre en France et quoi peindre en Inde ! Il a recherché un langage visuel s’appliquant à la peinture, qui pourrait incarner son sens de la célébration et de l’affirmation de la vie tout en révélant sensuellement sa réalité spirituelle, par des couleurs vibrantes et une forme dynamique. Ayant vécu en Occident pendant près de soixante ans, Raza explore dans son travail une modernité
alternative de consonance, festive et cérébrale, d’affirmation et de silence, de germination et de rajeunissement. Tout au long de sa vie, la nature a pour lui été un thème central. C’est peut-être une sensibilité païenne héritée qui ne cédait pas aux dichotomies qui dominaient l’art occidental moderne. Les premières œuvres de sa période française étaient en grande partie des paysages urbains, suivies par des « inscapes », c’est-à-dire des natures profondes ou paysages intérieurs. Il a appelé son art roop adhyatam, ou « forme spirituelle», soulignant que pour l’art, la beauté est à la fois physique et métaphysique. Dans les peintures de Raza, il n’y a pas de traces visibles de l’histoire de l’après-guerre, quand bien même il était en France à cette époque. Lorsque je lui ai fait remarquer qu’il était plus préoccupé par l’éternité que par l’histoire, il l’accepta joyeusement!
Pendant quelques années, la vie de Raza en France ne fut ni douce, ni facile. Accepté comme peintre de l’école parisienne, il accède à une certaine reconnaissance et à une clientèle, qui le rend en contrepartie mécontent de son identité artistique. À travers de nombreuses remises en question angoissantes, il est ramené au bindu –image sur laquelle un instituteur d’une école du village près de Mandla lui avait dit de se concentrer, garçon à l’esprit rebelle qu’il était à l’époque. Le bindu en tant que source d’énergie, à la fois point d’entrée, de sortie et centre, est devenu le motif central de Raza. Dans l’imaginaire populaire, parmi les spectateurs occasionnels comme parmi les connaisseurs, le bindu est associé à Raza :
La centième année
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Kriti Prakriti, 2012 Autorisation: The Raza Foundation, New Delhi (Voir p. 101)
Comprendre Raza
Un poème du poète moderniste américain Wallace Stevens s’intitule « Thirteen Ways of Looking at a Blackbird ». S’il en est ainsi, il doit alors y avoir beaucoup plus de façons encore de regarder l’art. Raza a écrit des notes détaillées sur son art et sa vision ; plusieurs critiques, de France, d’Europe, et d’Inde, ont écrit sur son art, et tout au long de sa vie, Raza est resté en contact avec ses amis artistes par le biais de la correspondance. Tout ce matériel riche et varié offre des perspectives intéressantes pour mieux comprendre la vie, les luttes, les autoréflexions, la richesse de Raza.
Une petite sélection est présentée ici. Certaines de ses propres notes, quelques lettres d’amour à son artiste-épouse Janine Mongillat et quelques extraits de ses carnets sont inclus. Il tenait des carnets — tous appelés « Dhai Akshar » (Deux Mots et Demi) — dans lesquels il notait des poèmes, des pensées, des idées philosophiques et esthétiques, des énoncés provenant d’un large éventail de sources, d’écrivains et de penseurs, de poètes et de sages dans de nombreuses langues, à savoir l’hindi, le sanscrit, le français, l’anglais, et l’ourdou.
Les essais ou extraits de critiques ont été sélectionnés en gardant à l’esprit leur actualité et leur pertinence historique, fournissant la carte critique d’un voyage artistique de plus de 70 ans. A. V.
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Encounter, 1999 Autorisation: The Raza foundation, New Delhi (Voir, p. 99)
Raza sur lui-même
l’expérience humaine sont familiers et peuvent être communiqués. Mais d’autres restent encore inconnus et appartiennent aux domaines obscurs où reposent mille énergies potentielles prêtes à se réveiller. Dans l’Inde antique, la création artistique était considérée comme la manifestation du pouvoir divin. L’intuition était le moyen le plus élevé de l’esprit. Pour l’atteindre pleinement, il fallait d’abord faire l’apprentissage de la vie, du savoir et de la connaissance. Cette étude de base était indispensable pour toute recherche de vérité, aussi bien dans le domaine de l’esprit que dans l’expression artistique. Une discipline rigoureuse était imposée au départ tant pour la technique et la pratique que pour orienter la vision. Et ce n’était qu’un commencement. Une fois l’apprentissage terminé, il fallait revenir à soi et chercher sa propre vérité. Toute connaissance éclectique était mise en question. Cette période d’assimilation et d’effort personnel assidu était primordiale. Et puis un jour naissait la vérité. L’artiste commençait à voir avec une lumière intérieure, les grands chefsd’œuvre créés avec cette optique, dans cet état d’esprit, ne sont même pas signés, car l’auteur était la puissance supérieure, l’artiste n’étant qu’un exécutant. L’histoire de l’art mondiale démontre aussi que l’expression artistique atteignait la plénitude dans les périodes de croyance en la vérité d’une religion, en son lieu et en ses dogmes. L’œuvre était la réalisation spirituelle d’une foi inébranlable. Les thèmes traités alors avaient une double exigence, celle de la doctrine religieuse et d’une parfaite connaissance plastique. Les créateurs sont émancipés, leur ferveur manifeste la transcendance propre à l’art. L’œuvre est un acte de foi, un état d’exaltation, une plénitude.
Certes, il y a d’autres périodes de grandes expressions artistiques, dues à l’évolution perpétuelle de la pensée humaine ainsi qu’à la recherche plastique. L’art s’éloigne de l’absolu, tend vers un réalisme humain, subit maintes transformations, comme en témoigne l’art européen des derniers siècles depuis la Renaissance. Son retentissement est grand, car cette forme d’expression est plus accessible à la conscience générale universelle. L’artiste découvre la beauté du monde visible : le corps humain, les animaux et la nature sous toutes ses formes vers lesquelles les yeux sont braqués avec un nouveau pouvoir d’observation. Et puis, il y a la grande découverte de la lumière chez les impressionnistes en France, dont l’évolution logique nous amène à Cézanne, aux cubistes, et finalement à la peinture abstraite.
Aujourd’hui, l’art vacille entre la toile blanche et l’hyperréalisme. C’est un phénomène propre à notre époque. Entre les deux extrêmes se situe une très importante recherche formelle dite « non-figurative » qu’on le veuille ou non, l’art contemporain pénètre notre vie, est présent partout, dans l’architecture, les meubles, les livres, les tissus, le cinéma, la télévision, dans les villes comme dans les campagnes. La photographie accentue la conscience de la réalité optique, et en même temps libère et stimule l’imaginaire. On est désorienté par l’abondance d’images, de renseignements et de connaissances faciles. En plus, les préoccupations matérielles et les obligations quotidiennes laissent peu de temps à la réflexion pure, destinée à prendre conscience des valeurs réelles.
Le propre de l’art est de donner à voir pour donner à réfléchir. Avec le temps ou malgré le temps, l’artiste authentique reste en perpétuelle quête de la vérité. Il brûle toujours de la même ferveur, la même passion pour aller jusqu’au bout. Certes, le langage a évolué, les moyens d’expression aussi, le rythme s’est accéléré. Certaines forces génératrices sont remplacées par d’autres. Mais l’artiste reste en contact permanent avec les forces nouvelles qui lui sont contemporaines. Il a le discernement, le pouvoir de perception et la volonté d’un total épanouissement. Car rien n’est changé intrinsèquement dans le processus de l’art. Et apparemment tout semble nouveau, ce qui implique une nouvelle prise de conscience pour retrouver l’essentiel.
Le sacré dans l’art, c’est l’esprit qui l’anime. Un thème religieux traité sans ferveur ou peint sans connaissance plastique suffisante ne serait ni sacré ni artistique. Par contre, un paysage (Greco, Bonnard), une chaise (Van Gogh), un visage (Georges Rouault) ou une toile abstraite (Rothko, Tapies) peuvent contenir la flamme sacrée à l’état pur. L’art et la vie demeurent étroitement liés. Dans l’antiquité où presque toute activité humaine était un sacrement, les chemins étaient mieux tracés. En notre époque de science et de réalisme dialectique, remplie de confusions des valeurs, d’ambitions matérielles et humaines inutiles, un effort colossal est indispensable pour retrouver les racines.
L’art représente un espoir, à condition de se recueillir, en silence, au-delà du savoir.
Regarder
102
au-delà
Autres sur Raza
Ranjit Hoskote
Ranjit Hoskote est théoricien de la culture, et poète. Il est l’auteur de plus de 25 livres et de deux recueils de poésie.
Au cours des sept décennies de sa pratique, S.H. Raza est devenu un cartographe indispensable des continents des sens perdus. Il a été un créateur de ponts qui a amené les spectateurs à prendre conscience de ces dispositifs de connaissance sensorielle et de gnose, que certains ont peut-être été trop pressés d’abandonner au musée des idées dépassées. Raza était également un pèlerin dans les domaines de la philosophie et de la poétique: à travers ses peintures, il a testé diverses propositions concernant les relations entre l’image et la résonance, la poésie et l’abstraction, la couleur et la mémoire.
Nous pouvons discerner le déroulement de la logique interne de la pratique de Raza dans la transition qu’il a faite entre les paysages formellement accomplis du Cachemire et les paysages urbains français produits lors de la première phase de sa carrière, au symbolisme vital et palpitant qui parvient enfin à distinguer l’art de sa maturité, sa somptueuse sensualité chromatique et texturale engagée dans une interaction productive par une géométrie austère faisant signe en direction des formes de la cosmographie. Dans les peintures de Raza, l’œil s’attarde sur une série de cercles concentriques qui se construisent en mandalas; sur la double hélice qui représente à la fois les serpents étroitement entrelacés des religions de fertilité chthoniennes de l’Inde et le symbole inépuisable de l’ADN humain; sur le flux cobalt de la rivière posé contre les ambres et les terres de Sienne en terrasse et sillonné; et sur la flèche montante des chevrons empilés, marquant la symbiose et la synergie reliant la terre, prithvi, à l’empyrée, akasha.
Raza ne s’est pas contenté de relayer dans le présent un trésor de symbolisme reçu. Il a créé des symboles qui nous transportent à travers les perturbations de la vie contemporaine, vers une appréciation des continuités contemplatives qui peuvent nous ramener à la plénitude. Il a constamment refaçonné pour nous des rappels archétypaux de notre relation avec les contextes plus larges de nos vies, nous présentant les évocations de la force vitale et des éléments dont elle tire un élan dynamique du temps et de l’éternité.
Les peintures de Raza sont des foyers dramatiques, destinés à guérir notre attention fragmentée et nos facultés cognitives brisées, et à les doter de cohérence. Considérées sous cet angle ses œuvres sont chargées du pouvoir du seuil, que nous franchissons pour entrer dans un espace de rêve et de transformation. Les peintures ne sont pas soumises à la montée et au déclin des modes; leur pertinence réside, non pas dans ce qu’elles sont mais dans ce qu’elles font. Au mieux, les peintures de Raza ne sont pas des noms qui encombrent la mémoire; ce sont des verbes qui agissent directement et de manière palpable sur la conscience du spectateur.
Ce texte a été précédemment publié dans Ashok Vajpeyi (ed.), Understanding Raza: Many Ways of Looking at a Master, New Delhi: Vadehra Art Gallery, 2013.
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Carnets de Raza
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Janine et Raza
Janine et Raza
Raza a rencontré Janine Mongillat à l’école d’art à Paris où il étudiait aussi grâce à une bourse du gouvernement français. Après presque une décennie de relations, ils se sont mariés en 1959.
Par rapport à Raza, Janine était une artiste plus expérimentale qui utilisait beaucoup de matériaux inhabituels pour créer des œuvres, notamment des sachets de thé, des jouets en bois de Bénarès, des almirahs, et des objets jetables. Raza admet que c’est grâce à elle qu’il a pu comprendre certains des aspects métaphysiques du christianisme. Raza avait l’habitude de se rendre chaque dimanche à l’église où Janine a été baptisée, près de la rue de Charonne.
Ils ont visité l’Inde plusieurs fois ensemble, Janine a participé à de nombreux salons à Paris ; ses expositions solos ont eu lieu à Paris, Berkeley, Milan, Grenoble, Menton, et SaintRemy-de-Provence.
Ils ont travaillé dans des ateliers séparés à Paris et à Gorbio. Ils ont tous deux été très impliqués dans la restauration du château du xiie siècle de Gorbio et sa transformation en centre d’art. Ils ont fait don au centre de plusieurs de leurs œuvres ainsi que d’autres de leur collection. Janine a suscité l’admiration de plusieurs amis pour sa générosité, sa franchise, ses vues artistiques assez différentes de celles de Raza et son hospitalité enthousiaste. Elle était la véritable compagne pour la vie de Raza qui, malheureusement, est décédée en 2002.
159
La Terre, (detail), 1977
Autorisation : Kiran Nadar Museum of Art, New Delhi (Voir également, p. 235)
160
Le Catalogue
Village Corse, 1957
Huile sur toile, 80 × 160 cm
Autorisation: Musée ethnographique de Genève, Genève
198
199
294
Le dernier atelier de Raza, 2011–2016, New Delhi Autorisation : The Raza Foundation, New Delhi
295
Yashodhara Dalmia is an independent art historian and curator based in New Delhi. Roobina Karode is Director and Chief Curator, Kiran Nadar Museum of Art. Ashvin E. Rajagopalan is an art historian and the Director of the Piramal Museum of Art, Mumbai. Homi K.Bhabha is the Anne F. Rothenberg Professor of the Humanities, Director of the Mahindra Humanities Centre, and Senior Advisor to the President and Provost at Harvard University. Gayatri Sinha is a critic, editor and curator and has curated many important shows and written extensively about modern and contemporary Indian art. Ashok Vajpeyi is a New Delhi-based Hindi poet-critic who has written poetry and criticism of literature, music and visual arts in many publications.
MODERN & CONTEMPORARY ART
Sayed Haider Raza
Editedby Ashok Vajpeyi
296 pages 298 illustrations 10 x 11” (254 x 280 mm), hc
978-93-85360-87-9 $60 | €45 Feb. 2023 | World rights
ISBN:
Un des peintres majeurs de sa génération, S. H. Raza a changé le cours du modernisme en Inde. Après un passage précoce à Bombay, avec le groupe des Progressive Artists, il part en France où il passe les soixante années suivantes. Sa forte inclination pour l’art non-figuratif, et les influences ultérieures du modernisme européen et américain, alliées aux souvenirs et impressions de l’Inde de Raza lui-même, l’ont mené à une habile négociation entre la spiritualité indienne et l’abstraction occidentale. Accompagnant l’exposition du Centre Pompidou à Paris en 2023, cette monographie présente une vue puissante du travail de Raza et des moments forts de son parcours.