P o u r E lv i n J o n e s
Dans la même collection : Jean-Pierre Faye, Henri Maccheroni, La Sorte, 2007
© Pleine Page, 2007 ISBN : 978-2-91-3406-49-0 www.pleinepage.com
Zéno Bianu M a rc Feld
Pour Elvin Jones (Consumations)
L’un dans l’autre Pleine Page éditeur
ZĂŠno Bianu
Marc Feld
Pour Elvin Jones (Consumations)
c’est impossible de jouer comme ça impossible j’entends le cœur du jazz agitation âme ardeur 26 mars 1965 Half Note New York City
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j’entends le cœur du jazz braise bouillonnement brillance blessure bousculade impossible de jouer comme ça de jouer la musique en elle-même en son essence d’elle-même en sa quintessence d’elle-même
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impossible de jouer l’énergie à ce point colère combat conviction cadence calcination cela ne demande aucun effort je ne sais pas si l’on peut même en parler vraiment en parler
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la musique troue les cœurs comme rien d’autre je l’ai senti un jour avec les maîtres tambourinaires de Guinée les Grands Invulnérables aux rythmes carnassiers les Combleurs d’Intensité les Maîtres du Chavirement
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j’avais l’impression d’entendre des voix dans ma tête j’avais l’impression oui d’entendre le cœur du jazz décharge douleur désir désordre dévoration
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la musique des vrais vivants qui torréfie les nerfs comme rien d’autre John Coltrane McCoy Tyner Jimmy Garrisson les êtres les plus vraiment vivants que j’ai rencontrés dans ma vie
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boule de jour boule de nuit John Coltrane Quartet quatre pistons dans le moteur de Dieu les ĂŞtres les plus rayonnants les plus rayonnĂŠs
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quand nous jouons cela est pur invraisemblablement pur s’il est possible d’imaginer une harmonie impétueuse entre êtres humains nous l’avons approchée nous l’avons traversée nous l’avons transpercée
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pour apprendre encore pour apprendre et désapprendre dès que je monte sur scène avec lui tout se transforme éclat emportement éruption engloutissement effervescence
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tout se métamorphose élan étincelle exaltation nous sommes au bord du possible nous ne parlons pas nous ne décidons jamais le morceau s’ouvre et s’achève de lui-même
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song of praise afro blue nous scintillons au bord de tout intelligence des choses sel des êtres et de la vie intelligence irrémédiable les éternités s’accélèrent
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fièvre force foudre une fois Coltrane a joué pendant trois heures de son instrument ne sortaient plus que des onomatopées mais avec tant de merveille merveille merveille c’était à la fois cohérent et incroyable c’était une autre musique le chant de l’âme le principe des giboulées
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flamme flingue fulguration a love supreme le chaudron suprême où l’on entend le cœur du jazz la pulsation de Prométhée femme forêt folie chaque jour le renouveau s’approfondit
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pas de quartier toutes les lignes à la fois le violent et le tendre le doux et l’amer la nuit et le jour la vie et la mort toutes les lignes ensemble
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mais non mais non Coltrane ne joue pas trop de notes c’est vous qui ne percevez pas assez vite fournaise fougue fusillade flamboiement
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tout souffle est à perdre haleine tout souffle vibre dans l’imprévisible tout souffle est insufflement d’âme jamais trop vite nous descendons et redescendons du temps comme on descend d’un train en marche
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nous juxtaposons les étoiles feu nourri des premières écoutes feu nourri soleil noir feu nourri des passions précises feu nourri des longs recueillements
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je demeure dans la souplesse une souplesse orageuse tournoyante je libère sans fin mes poignets et mes Êpaules houle impulsion je monte et je dÊmonte
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chasin’ the trane dans le précipité rageur dans le tumulte fluide dans le cœur du jazz incandescence incendie inspiration le plus loin le plus au-delà
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Coltrane on le reconnaît à la première note peut-être même avant au silence qui précède la première note c’est une question de spirale et toute vraie spirale est surnaturelle
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et toute vraie spirale transforme les éoliennes en moulins à prières et toute vraie spirale est un rituel d’amplification du monde une parole qui ne s’arrête jamais
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chut je ne veux pas d’une vie sarcophage je veux me frotter à la lumière noire je suis un désaliéniste je suis un désintégriste
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je veux accueillir le mystérieux foisonnement du monde lésion lèvres lumière dans le cœur du jazz je pilonne et je martèle je bats je me bats hors des sentiers battus
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quand je joue ma tête est vide comme si la musique n’avait jamais existé
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auparavant je tire les comètes par la queue je veux écouter l’univers écrire émouvoir étonner dérouter questionner
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je veux entendre l’univers sauter d’une falaise dans le cœur du jazz onde ondoiement ondulation tempo tonnerre tumulte je suis le veilleur des tohu-bohus
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je puise mes forces dans une prière incessante là où tous les oiseaux du temps volent librement là où on peut encore apprivoiser la mort
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là où on peut encore advenir à tous ses possibles entrer en résonance entendez-vous l’inouï qui se déploie entendez-vous le saut dans le chaos remous rougeur ravage dans le cœur du jazz
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entendez-vous
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le vivant de ce qui est
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Pour Elvin Jones (Consumations) reproduit 36 œuvres de Marc Feld, 31 travaux sur papier 50x65 cm (huile, pigments, mine de plomb, crayons de couleurs, peinture industrielle) et 4 travaux sur papier 70x100 cm (huile, pigments, peinture industrielle)
Achevé d’imprimer à Bordeaux en juin 2007