les jardins du papier

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Les jardins du papier

Texte / DominiqueSampiero Peintures / Marc Feld



Les jardins du papier



Patience des germes et des larves Les jardins sont l’âme oubliée du monde, une jachère entre le corps et la lumière, le ciel et le pire de notre passage dans les hautes herbes. On y marche dans l’enfance, en parlant aux fleurs comme à des anges de pétale, joyeux de voir le lombric multiplier sa blessure en anneaux et frères de chair. Les jardins sont insensés. Ils tiennent dans le creux de la main, par une couleur, un trait ou, dans un mot, arbres accroupis à boire, comme des bêtes entre nos mains, toutes les larmes de notre mémoire pour y arroser leurs racines. Les jardins se couchent en chien de fusil dans nos rêves, ouvrant les yeux au tumulte du vent, détournant les gisants de leur vol migrateur vers là-bas, les agenouillant encore et encore dans la patience des germes et des larves. Les jardins ont faim et soif de vents tournant, de gestes tendres, de caresses épousant le soleil sous les feuilles, de regards pour l’invisible et le sommeillant. Quand ils se


frottent aux ventres des femmes, ils ouvrent des saveurs de poivre et de cumin en lisières entre leurs sexes tendres, et nous apprennent que naître et son contraire restent suspendu à leurs lèvres. Les jardins nous pénètrent par leurs laitues, leurs chicons, leurs fraises désirantes et leurs framboises de soie, les yeux écarquillés sur notre maladie de vivre, étonné de nous voir piller le bleu des étangs, le silence des forêts et cette langue étrange qu’ils nous enseignent quand nous restons à mourir dans la lumière interminable de leurs moissons. Les jardins, on y retourne vieux, très vieux, pour y renaître, toucher l’enfance du bout des cils, pas celle passée entre père et mère à apprendre l’ignorance et à ne plus voir Dieu en face de ses nuages, non, la Grande enfance comme on dit la


Grande Ourse, celle qui touche à l’autre bout de soi à la mémoire minuscule des têtards et du divin, celle d’une lointaine rumeur où des bruits d’aile nous font croire à une présence d’un autre corps dans la chair. Si l’âme est un jardin, une cendre chaude sous la pierre de notre présence, laissons là scintiller sur la page, à l’endroit exact où tout nous échappe et où le temps se pose dans la folie aiguisée des récoltes.



1. Voix de bourrasque et d’ardoise



Des chardons poussent sur les estampes Leur petite couleuvre bleue à recouvrir Le vide et le silence Bouquets de cailloux sauvages De soupirs sur la terre Quand il bruine Du blanc parmi les choux Attend la main des mansardes Une fébrilité de sentier marié au lierre Visite le sol sous mes pieds Il n’y a pas de jardinier Seulement une porte à pousser En ouvrant le livre



De la présence partout à la surface Encastre sous mes yeux Le parfum de l’herbe À celui des groseilles Tabac sombre du ciel Piqué de persil et de nuages Roule entre les arbres Sa fumée d’hortensia J’aime le désordre Des mauvaises herbes Je reconnais leur voix De bourrasque et d’ardoise



La mésange Est la fleur préférée Du jardin Le ver de terre s’aveugle La main frappe du bec Contre la page Je lève les yeux vers le safran Mûrissant du papier



Table en fleurs sous mes mains Le suc et l’arôme de l’image Cherchent à poser une pensée Sur mes sourcils de moineau



Il arrive que le vent S’étonne d’avoir peur Et se dérobe Au mouvement de la page Il arrive que « je ne sais quoi » Prenne la forme d’une laitue Ou d’un buisson de persil


Dans le jardin, l’air s’habille Et prouve Que l’âme existe Des lucarnes se déguisent En cages à lapins On ne sait trop comment décrire Ce qui se passe Il faut guetter Ce qu’on ne voit pas C’est ça le jardin Une attente



Les jardins sont mélancoliques Et nous désignent coupables Des blessures de la lumière L’herbe recouvre l’esprit malin Des vieux arbres qui meurent En retrouvant la sève



La mort fabrique des chicons La vie, des labours Moi, j’usine des floraisons Sur l’arrondi des phrases




Aux quatre coins de la nuit Le jardin fait pousser des racines Pour que le matin y germe Fenêtre ouverte Comme l’étang



Poireau dressé vert et bleu Derrière le mur Des maisons déchirées Ébouriffe le où êtes-vous De la mort


Jardin touffu de l’abandon Comme un poème d’ortie Dans la main Où se réfugient la faim Et les morsures de la menthe




Sous la pluie L’ombre tient tête Aux fossés Et au jaune cru des pissenlits Le dernier soir pense À son premier jardin



2. Des fleurs comme blessure



Tu sais je n’ai rien à dire. Absolument rien. Mais j’aimerais que ce rien trouve sa place et creuse une brèche ici. J’aimerais cette chose insensée d’écrire à la fois un silence et une musique. Tout ça aligné dans des pensées pliées dans un texte. J’aimerais qu’on se souvienne de ce rien et de cette inquiétude jusqu’à n’en plus finir. Tirer d’un seul trait le cercle d’un désert qui commencerait par un souffle et finirait par un point. En me disant que cette obstination est plus vieille que moi. Qu’elle consent à me donner un visage de ciel tombé dans mon regard. Qu’il me faut avancer avec ce rien portant sur mes épaules une conviction.



J’avance comme sur un chemin qui m’éloigne de tout. De ma maison. Du monde. Je m’attache à cette détresse inutile et pluvieuse, dénuement qui invente mes caresses pour les fleurs et ouvre des portes de fraîcheur dans mon regard. Mais non. Je reviens toujours sur mes pas, m’évertuant à emprisonner le voyage dans le récit quotidien. J’avance. Mais c’est impossible. Ecrire serait mourir et ouvrirait définitivement les yeux sur cette vérité dont on ne revient jamais, cette clarté de maison vide et d’arbres doucement penchés sur les fenêtres dont la catastrophe reste silencieuse à chaque départ.


J’avance, des fleurs comme blessure, les hanches de l’amante en arcade à mes sourcils, franchissant des collines d’enfants aux aguets, oui, et pour m’y retrouver, je m’y perds, à égale distance de mon visage et de mon âme, l’un étant le silence de l’autre, à l’endroit exact où l’aurore fait un pli dans le ciel, et toi, masque de l’invisible me riant au nez par-dessus l’entre soi de la mort, émerveillant l’inutile et l’éphémère, tu m’annonces le retour du jour où il est plus simple de rester hissé au sommet.




J’avance et il y a de la mémoire dans les pierres, du souffle dans les coquillages, du mouvement dans ce qui paraît clos, immobile, il y a du passage et de l’ouvert dans tout, absolument tout, l’infiniment grand ou l’infiniment petit, le brin d’herbe ou l’étoile, le mot ou l’injure, il y a de l’insoupçonnable et de l’insoupçonné, quelque chose qui m’aveugle à chaque instant et que je refuse, car je ne sais rien dire à son sujet, ou à peine, de temps en temps m’évanouir en lui, comme un galet dans la mer, il y a du présent partout, du présent pour m’ouvrir les veines et peindre, caresser ou écrire à mains nues, à larges brassées de rien et de vide, tout petit, minuscule dans l’effacement du geste pour connaître, du geste impossible, trébuchant infiniment entre les phrases et les boucles, les rejoignant là où elle se rassemblent, couleuvres de lumière grouillant dans cette clairière suspendue entre ciel et terre, la page.


Oui, la page est cela, le clos et l’ouvert, le temple et le ciel, le vide et le plein, on ne peut qu’y tomber, clairière suspendue entre ciel et terre, aveuglée, aveuglante, on s’agenouille sur la page, on la traverse, on marche en elle comme en soi-même, vers l’autre face du monde, de temps en temps, les morts viennent boire au néant de l’encre qui coule entre nos mains et nous chuchotent des mots plus grands que les chemins où ils avancent sans inquiétude, dans cette beauté où ils sont rassasiés de tout, là où la vie éternelle, se posant sur le dos éreinté des phrases, tombe en poussière dans la lumière qui nous délivre de notre propre mort.




J’avance et ce vide enfin me dit que Dieu lui ressemble, là-bas, très loin, là où ma main cherche mon corps à tâtons et trouve le scintillement de l’ici. Là où ma main cherche mon corps à tâtons et ne trouve rien. À part toi, lecteur et ton silence de corde, de dieu distant. Toi, lecteur et ton visage qui n’en est pas un. Ton corps de fuite et de courant d’air. Toi que j’implore dans ma cellule de papier blanc, moine de la pudeur de tes regards, espérant un signe de toi, le salut de mon âme. Toi, lecteur, qu’enfant j’ai apprivoisé, dans le silence de ma chambre, coulant à pic dans le grand fleuve des lèvres silencieuses, explorant mon âme comme le plus vaste des océans, drap d’écume tiré sur mon corps et qui, chaque nuit, me laisse prendre froid pour me guérir de la blessure étrange de vivre.



3. Jardin de l’appel



Cela m’arrive avec les hanches en porcelaine des jeunes filles. La belle fatigue ridée des vieillards aussi. L’impertinente transparence des enfants. De temps en temps, avec un arbre ou un coin de ciel accrochés au reflet d’une gouttière mangée par les nuages. Cela m’arrive n’importe quand et n’importe où. C’est imprévisible. Une ombre claire, inconnue, traverse mon visage comme ça, d’un seul coup. Comme si elle habitait entre mon front et mes yeux. Et ne veut plus en sortir. J’erre ensuite, totalement saccagé, aveugle, gagné par l’impression absurde que ma vie dépend de cette rencontre à peine frôlée, de cette coïncidence qui m’a retourné les pupilles et qu’il me faut apprivoiser pour ne pas mourir dans l’instant. Mourir de quoi ? Je ne sais pas. De solitude.


J’aime ne pas savoir qui va venir dans l’écriture. Qui va s’inviter. C’est pareil. C’est comme une silhouette captant mon attention dans la banalité d’une rue froide et dont je ne parviens plus à détacher les yeux. Oui. C’est le même frisson. Celui de la présence. Une forme accroche mes yeux à ses pas tel un vêtement à un cintre. Comme si j’allais mourir dans l’instant de ne pas être cette présence qui me repousse et m’attire, tellement lointaine, tellement semblable à moi, mais en quoi, je ne sais pas.




Je ne sais en quoi me ressemblent la jeune fille, le vieillard et l’enfant. L’arbre ou le coin de ciel sur la gouttière. La couleur et le trait sur la toile. Ils ressemblent à tout ce qui me manque, à tout ce qui s’absente, à tout ce qui me recouvre. À la beauté fuyante, insaisissable et à ce qui m’obsède à vouloir dire la splendeur. Ils ressemblent à ce que je ne sais pas de moi et qui prend le masque d’une fuite. Au jardin qui s’empare de ma chair comme l’herbe dans les chemins du regard.


Ces corps me donnent envie de les suivre. De marcher derrière eux. De me glisser dans le mouvement de leur vie. Tout à coup je sais ce que je veux. Je veux être lui, l’autre, là-bas, qui s’enfuit et m’échappe et que j’ai laissé s’échapper, s’enfuir car comment lui expliquer et lui expliquer quoi ? Comment l’atteindre ? D’où monte cette perte qui d’un seul trait efface ma vie, me la faisant sentir vague, floue, sans contour ? De quelle enfance bien sage, bien enfouie aussi ? De quelle enfance avant l’enfance ? Puis je renonce. Je reviens au raisonnable. Et je regrette cette folie jusqu’à oublier de l’avoir aimée.




J’ai eu parfois envie de suivre les morts aussi. De les rejoindre là où ils règnent, dans cette vaste et profonde absence. Les morts que j’ai vénérés et dont je ne parvenais plus à détacher les yeux, dans la chambre mortuaire, visage et paupières fermées sur leur secret, dans la chambre où hier ils s’étaient vautrés pour regarder le monde ou échanger de vagues paroles, sans se douter du faciès qui les guettaient un jour dans la même pièce, le visage de leur mort, oublieux, éclairé de la monstruosité des signes où s’abrège le mirage de vivre.


Quelque chose dans leurs traits s’était effondré, d’un seul coup. Une stupeur. Quelque chose de mystérieux et de fragile. Ils ne ressemblaient plus à aucune de leur photo ni à rien de connu. J’ai essayé de me glisser derrière ces masques pour sentir le poids de l’air sur la peau. J’ai cru parfois rejoindre le vide lumineux qui les avait mangés tout entier. Puis je secouais la tête en me disant : arrête de croire à cette lointaine mémoire de la nuit plantée en toi comme une autre chair. Arrête d’avoir peur de cette misère prévue dans ton premier souffle et vis au bord sans t’aveugler.




Parfois, une voix chuchote dans mes oreilles et plante des orties dans mes réponses : ce qui est vrai a surgi devant toi. Ce qui est vrai a des contours et t’échappe, intouchable, aussi banal et mystérieux qu’une rencontre fortuite dans la rue. À peine une flaque. Mais tes yeux au lieu d’y voir le ciel tout entier cherchent ce que le ciel a fredonné dans cette collision. Comme un refrain entêtant dont tu as tout perdu, le titre, la mélodie, le sens même des paroles. Reste la panique d’avoir connu un pur moment d’intimité, bref et fulgurant, dont tu ne peux te souvenir d’aucun détail, et même, sans savoir pourquoi, dont tu te sens légèrement coupable. Peut-être as-tu déjà vécu cet instant mais avec qui et où ? Dans quel ailleurs dont tu ne peux rien dire ?


Ce mouvement du faux souvenir est comme un rêve, une prophétie, un appel sans contour. Quelqu’un, quelque part, sait qui nous sommes mieux que nous. Quelqu’un ou quelque chose. Un territoire. Et nous ne le connaissons pas. Nous le cherchons dans le visage de l’étranger qui lui ressemble en nous croisant. Si familier que soit cet effondrement dans la fulgurance où nous nous rallions, c’est un envers retourné subitement, un dedans dehors, éclosion de fleurs et de soupirs. Ce nuage attendrit notre mémoire pour qu’elle s’ouvre, dans sa fenêtre, à ce qu’elle héberge.



L’horizon est un oiseau, témoin que rien n’est jamais noir dans la nuit où notre regard est apparu.




Privé du corps, notre silence songe à l’infini que prononcent nos pupilles quand elle regarde la lampe du vide. Là où il n’y a plus de porte. Mais des sources comme passage à l’ici.


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