La mouche et le fossoyeur

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La mouche et le fossoyeur

La mouche s’est montrée dès le matin. Lorsqu’il était rentré chez lui, la veille à la nuit noire, il avait trouvé sa perruche au fond de sa cage, déjà froide, à même les cosses de graines, les chiures et les duvets collés. On sait immédiatement qu’un oiseau n’est plus, à son effondrement sur le sol. S’agit-il d’un mouvement progressif, d’une glissade dont il aurait tenté de se rattraper, ou bien de la cassure brutale du ressort qui maintenait rigides ses pattes et fermés en tenaille ses ongles d’animal préhistorique ? Mystère. Nul ne voit les oiseaux décéder ; tout juste peut-on les retrouver morts. Il le retrouva donc mort, ce soir-là, sans l’avoir pressenti, et cette découverte le plongea dans le malaise. Il ne s’expliquait pas comment cet oiseau avait pu se dérober pour mourir, en son emplacement habituel, au milieu du salon, sans le moindre signe avant-coureur. Certes, il ne semblait guère en appétit ces jours-ci. Au cours des derniers mois, il avait même perdu plusieurs belles plumes. Mais va-t-on inspecter les moindres manifestations d’un volatile, fût-ce sa perruche domestique, comme le ferait une mère pour son propre enfant ? Un oiseau de cette sorte, décorative, mène au milieu des humains une existence qui demeure lointaine, obscure et remarquablement monotone à leurs yeux. Avec le temps, cette perruche était devenue acariâtre, sans que l’on ait su pourquoi. Elle agressait les visiteurs et avait même commencé à s’en prendre à son maître lorsqu’il introduisait la main dans sa cage pour renouveler l’eau ou remplir sa mangeoire. Elle continuait de siffler avec obstination selon les rares variations apprises, mais, de toute évidence, elle en voulait au monde entier. Dans ces conditions, peut-on supposer qu’en dépit de la rancœur dévorant son âme captive, cette perruche, sentant la mort venir, aurait attendu le départ de son maître pour choir de sa branche et s’écraser dans la saleté de sa cage ? Abandonné l’inlassable toilette qu’elle imposait à son plumage immaculé pour devenir déchet parmi les déchets ? Quitté sa position verticale dans laquelle elle dormait la nuit et, le jour, scrutait le même décor depuis des années, les humains qui le peuplaient, leurs enfants apparus sans raison qui lui disputaient l’affection du maître ? Délaissé ce maintien et cette dignité pour s’aplatir dans la sciure et la honte ? Si les oiseaux se cachent pour mourir, j’affirme qu’il faut en rechercher la cause dans le grand respect qu’ils nourrissent pour eux-mêmes. Et accessoirement dans notre inattention à leur égard.


C’est précisément cette mort dérobée aux regards, sans agonie ni émotion, cette mort qui n’est plus qu’à constater, simple fait survenu à l’égal d’un verre brisé ou d’une tache sur la moquette, c’est cette mort aux allures de suicide qui plonge son maître dans le malaise. En achetant son oiseau, il nourrissait l’envie secrète de s’en faire un compagnon familier. Plus qu’un élément de son décor domestique, un facteur de mouvement, d’agitation, voire de désordre, qui soulèverait du battement de ses ailes la poussière de l’ennui. Le vendeur lui avait garanti que cette perruche s’apprivoiserait facilement et qu’il en tirerait les plus grandes satisfactions. Il n’obtint rien de tel. Le volatile demeura distant. Certes, il sifflait, mais d’une manière à ce point répétitive qu’elle excluait jusqu’à l’intention de jouer. Il sortait parfois de sa cage pour voleter de-ci de-là, mais, au premier mouvement brusque perçu dans le décor, la peur le submergeait et il ne se rassurait, à grand-peine, qu’à l’approche de son maître. Agrippé à ses doigts, il se laissait alors reconduire derrière les barreaux où il reprenait la surveillance de toute chose. Il se transforma ainsi en un scrutateur permanent, qui portait sur la maisonnée une sorte de regard incompréhensible, épiant, suivant, traquant – les yeux déjà ouverts lorsqu’ils se réveillaient, les regardant encore comme ils se mettaient au lit. Insensiblement, cet oiseau se réduisit à deux pupilles constamment en éveil. Le désir les tenaillait de se protéger de son regard d’espion, non pas qu’il fût menaçant, mais, bien au contraire, bête, dépourvu de mobile et néanmoins obstiné. Finalement, cette perruche, qui n’avait pas demandé à venir vivre parmi eux, passait pour une intruse et chacun s’efforçait de l’oublier derrière ses barreaux pour éviter la lueur vide de ses yeux incontournables. Qu’étaient devenus les rêves d’intimité, les espoirs de jeux, légers et sonores ? Les seules plumes qu’ils retrouvaient désormais étaient tombées derrière la cage, parures salies d’ailes qui ne volaient plus, qui s’engourdissaient peu à peu dans l’immobilité et le mutisme. Le décès survint comme une conséquence logique. Et pourtant, inanimé, l’oiseau lui fait plus peur encore. Œil grand ouvert (comme une malédiction qui s’acharne), voilé d’un gel vitreux, ailes et pattes durcies dans la position où les a figées le dernier instant, plumage froid et mou, il le dégoûte et l’effraie. Pour ne pas subir plus longtemps sa présence, il se résout, malgré sa répugnance, à le prendre dans sa main pour le sortir sur le balcon. Là, son sens du mystère et des gestes rituels (même oubliés, même ignorés) le pousse à déployer les ailes de l’oiseau et à l’exposer ainsi pour la nuit, aux yeux de tous. Veut-il communiquer sa peur aux voisins ou en appeler aux génies ambiants pour qu’ils enlèvent la dépouille aux pays des morts ? Peut-être espère-t-il assister au dernier envol de l’oiseau vers un antipode définitif où il ne connaîtrait plus ni barreaux, ni maître siffleur, ni gamins encombrants. Une fois achevée sa besogne mortuaire, il rentre et referme soigneusement la porte. C’est au réveil qu’il aperçoit la mouche. Grosse, noire et bourdonnante, elle tourne autour du cadavre avec insistance. Son plan d’approche est


long, appliqué et vaguement gênant. Bientôt, elle se pose sur la bête qu’elle entreprend de parcourir en tous sens. Elle semble investie d’une mission de confiance, elle n’est pas venue à la légère, ne veut pas décevoir qui l’envoie. De plume en plume, elle remonte depuis la queue jusqu’à la tête. Parvenue au voisinage des yeux, elle se fait plus attentive, prospecte avec lenteur et circonspection. Délaissant les deux globes blanchis et déjà durs, elle s’engage sur le bec, le suit jusqu’à son extrémité, puis revient sur ses pas pour s’arrêter subitement au-dessus des minuscules orifices à quoi se réduisent les narines de l’oiseau. Là, posément, elle pond des œufs minuscules qui roulent au fond des deux trous en direction des entrailles de l’animal. A peine la dépouille entrée en décomposition, l’infatigable Nature récupère son bien. Il a suivi avec fascination la charognarde activité de la mouche, mais, à présent que le germe est semé au cœur de son oiseau hier encore inattaquable, il n’aspire plus qu’à s’en débarrasser. Pour autant, il se refuse à jeter ses restes dans le vide-ordure, car il conserve en lui une sorte de religion sans dogme comme en célèbrent les enfants lorsqu’ils inventent des cérémonies au pied des arbres. Aussi, dès la nuit tombée, descend-il furtivement dans le jardin de la résidence pour y enterrer sa perruche sous un peuplier ému du moindre vent. D’une nuit à l’autre, la terre noire a repris l’oiseau blanc qui serre en ses flancs les œufs chauds et blancs de la mouche noire. A vous les vers !


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