Cinq fictions écrites pour le livre d'Arnaud Théval, "Moi le groupe 2" (Editions Zédélé, 2010)

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Les rêveurs Ça y est, le voilà qui reprend son couplet sur le travail bien fait, l'ordre et la propreté. On le sait que, de son temps, les ouvriers auraient pu manger sur le sol de l'atelier tellement ils le maintenaient briqué et brillant comme neuf. S'ils avaient du temps à perdre... Pourquoi faut-il que ces profs nous fassent tout le temps la morale ? Comme si ce n'était pas déjà pas assez pénible d’apprendre un métier qu'on n'aime pas. J'ai parfois l'impression qu'ils se sont donné une mission quasi-évangélique, comme des prédicateurs venus nous sauver de la perdition. Nettoyer son établi ou purifier son âme, pour eux, c'est du pareil au même. Ils ont voué leur vie aux machines, aux burettes et à la sciure d'acier. Ils voudraient qu'on suive leur exemple, qu'on entre en dévotion devant l'autel du machinisme et qu'on s'engage à servir l'industrie comme certains illuminés prononcent leurs voeux pour la vie. L'usine ou le monastère, très peu pour moi. Mon père, lui aussi, ne jure que par l'apprentissage. Il en a fait une règle de vie. Parce que lui-même a commencé par vider les seaux d'huile usagée dans un garage miteux et qu'aujourd'hui il dirige la plus grosse concession automobile de la région, il est persuadé qu'aucun parcours de formation n'est meilleur que le sien. « Toi aussi, mon fils, tu commenceras par apprendre un métier. Peu importe ce que tu souhaites faire ou devenir plus tard, tu commenceras pas serrer des boulons. Ajuster des pièces est une véritable école de vie. » Je vous passe la suite de sa tirade : je la connais par coeur. Elle me donne la nausée chaque fois qu'il me la sert. Le seul compromis qu'il ait accepté, c'est de m'inscrire dans un lycée professionnel plutôt que de m'envoyer directement en apprentissage. Je l'ai échappé belle. Il faut dire que, tout besogneux qu'il soit, lui aussi a le culte des diplômes qui lui manquent. Et puis, il allège ses impôts en versant une taxe professionnelle au lycée. C'est ainsi que je me retrouve dans la maintenance industrielle pour obtenir quand même mon bac. Si je suis honnête avec moi-même, je dois reconnaître que je m'amuse bien ici. C'est vrai, ce n'est pas difficile de briller dans les matières générales et de s'en tirer a minima dans les taches professionnelles. Vous avez entendu ce que je viens de dire ? J'aime bien balancer en même temps du savant et du trivial : a minima et « taches professionnelles », avec, notez-le bien, « taches » écrit sans accent, c'est voulu. Je passe mon temps à lancer des plaisanteries cryptées que je suis le seul à comprendre. Mes potes rigolent parce qu'ils perçoivent que je me moque, même s'ils ne captent pas vraiment ce que je dis, et les profs grincent des dents sans trop oser m'affronter parce que, eux aussi, ils restent à la rue. Je me balade ainsi dans un espace qui n'appartient qu'à moi, une sorte de bulle d'impunité qui me comble d'aise. Je lis Modiano en cours d'atelier et en français des traités d'architecture. Je suis le seul à connaître l'existence de ces livres. Les autres, en dehors de deux-trois BD et de Télé Poche... Je ne les méprise pas pour autant, bien au contraire. A la vérité, je me plais en leur compagnie car je les trouve candides derrière leurs airs de faux durs. Ils subissent et font


2 ce qu'ils peuvent. Mais ils ont encore envie de rêver. Je leur donne une petite dose de rêve et ils m'en sont reconnaissants. En retour, ils m'offent leur amitié. Dieu que ça me fait du bien. Car côté affection, chez moi, c'est le désert. Mon père consacre sa vie à sa concession automobile. C'est un patron sans concession. Mais comme père... En tout cas, il n'a pas compris pourquoi je tenais tant à devenir interne. Il ne voyait pas comment je pourrais m'adapter au peu de confort des chambres et aux règles de vie collective. Mais je n'en avais rien à faire de ma chambre-studio bourrée d'écrans avec salle de bain privée et appareils de musculation. J'ai quitté sans regret ce luxe inutile pour une piaule à quatre qui sent en permanence les chaussettes, mais dans laquelle on se marre bien. Où je me sens entouré, apprécié, aimé même, si seulement la pudeur et la timidité de mes camarades les autorisaient à l'exprimer. Ils exhibent leur virilité, mais pas leurs sentiments. Tant pis, je me passe de leurs mots. Ils sont les frères que je n'ai jamais eus. Et puis, il y a Clémence. Qui m'aurait dit que je rencontrerais aussi l'amour dans ce lycée bleu-cambouis ? Clémence est en section Imprimerie. Combinaison vert bouteille, offerte par le Conseil Général, à mi-chemin entre l'uniforme de gardien de prison et la tenue d'éboueur. Les filles deviennent indiscernables sous cet accoutrement qui les appesantit. Il doit y avoir un lien entre la lourdeur de cette cote et celle des presses qui impriment le papier. Enfin, j'imagine. Ou bien il n'y en a aucun et c'est encore plus déprimant. J'avoue que je dois faire un effort pour la reconnaître lorsque Clémence sort ainsi accoutrée dans la cour de récréation. Au début de l'année, elle tenait à se changer avant de nous rejoindre, mais j'ai réussi à la convaincre de ne pas nous priver de ce temps précieux. Depuis, elle arrive sous ses oripeaux de bouteille à la mer et je la rejoins dans ma bleusaille sans forme. Complètement asexués, comme de chastes travailleurs. Heureusement, nos mains se touchent, nos bouches uniques, et nous nous reconnaissons. Clémence pensait se former au métier de maquettiste. Il y avait une ligne là-dessus dans la brochure de présentation du lycée. Elle n'a lu que cette ligne, occultant tout le reste qui ne parlait que d'imprimerie, de réglage de machines, de qualités d'encres... Elle a toujours voulu devenir artiste, mais allez parler de ça à ses parents ! Maison de la presse, travail du matin jusqu'au soir, pas de week-end, et avec ça la chute des ventes de tabac. Autant leur annoncer que leur fille pensait au suicide. Artiste n'est pas un métier sérieux. Clémence savait que ses parents ne seraient jamais d'accord pour qu'elle poursuive sa scolarité en Arts plastiques. C'est pourquoi elle leur a vendu l'option Maquettiste. Ça au moins, c'était du professionnel, du sérieux, du lourd. Pour du lourd, ce fut du lourd. Du pesant, de l'insupportable. Des heures à régler les machines pour, au final, imprimer le calendrier de Super U ! C'est d'abord sa détresse que j'ai remarquée, au milieu de la masse des élèves. Et puis ses yeux… Mais j'arrête là : moi non plus, je n'aime pas parler de mes émotions. Les autres ne se sont pas privés de me charrier. Subitement, je perdais ma superbe, je versais dans l'idiotie la plus ridicule, incapable d'articuler un mot. Puis, ils m'ont laissé tranquille parce que, sous leurs dehors vaches, ils respectent l'amour.


3 Bon, vous en savez assez. Je n'en dirai pas plus. Si, juste une chose. Avec Clémence, nous avons un projet secret : quitter le lycée pour devenir artistes. On a passé 16 ans, l'école n'est plus obligatoire pour nous. On fera des petits boulots pour assurer l'ordinaire et on se consacrera à nos créations. On ne sait pas encore exactement quoi, mais ça n'a pas d'importance. L’écriture, le dessin, pourquoi pas le cinéma ? Aujourd'hui, avec un téléphone portable, on peut tout faire. Quand j'ai vu ce photographe débouler dans notre classe pour réaliser des images, quand j'ai vu la décontraction avec laquelle il allait et venait, son air de s'amuser, de ne rien prendre au sérieux, sa liberté de mouvement, l'incapacité de nos profs à lui résister, même quand il enfreignait les règles les plus élémentaires de sécurité, quand j'ai perçu son ascendant alors qu'il ne revendiquait aucune autorité, j'ai été convaincu qu'à mon tour je serais artiste. Cette combinaison inédite de sérieux et de simple plaisir m'a littéralement fasciné. J'ai couru en parler à Clémence, qui émergeait de son atelier dans sa cote de drap mort et j'ai vu briller dans ses yeux une étincelle de joie enfantine, et en même temps intense, décidée. J'ai su que nous le réaliserions, ce rêve. Ensemble. °°° Antoine rêve. C’est ce que j’aime en lui. En même temps, il me fait peur. J’ai l’impression qu’il croit à ses rêves comme s’il ne distinguait pas de frontière entre son imagination et la réalité. Comme si on pouvait réaliser tout ce qu’on rêve. Il ne semble pas en douter. Forcément, pour lui, c’est plus facile d’évoluer dans le rêve : il est à l’abri du besoin. Il n’a pas l’obligation de réussir, de faire ses preuves. Son père a les moyens de l’aider quoi qu’il fasse. Il ne sera jamais livré à lui-même. Je ne peux pas en dire autant. Chez nous, tout est difficile à faire, le moindre projet coûte. On se sent toujours en dette. La réussite est obligatoire, sinon en plus on devient coupable. Comment parviendrai-je à rembourser ce que je dois à mes parents, à leur labeur incessant ? Leurs sacrifices pour nous ont creusé un puits sans fond. Je m’y noierai avant d’avoir rien entrepris. Antoine rêve de devenir artiste. Il nous imagine comme certains couples fameux, dont il me cite les noms : Frida Khalo et je ne sais plus qui. D’autres encore, qui ont réellement existé. Il connaît tellement de choses. Ce garçon est une véritable usine à rêve et il m’entraîne dans ses songes. Lorsqu’il prend ma main, je me vois quitter le lycée pour aller vivre dans un squat. Il écrit des poèmes, j’illustre ses livres. Puis on devient célèbres, forcément, mais on reste dans notre tanière pour garder le feu sacré et ne pas nous laisser corrompre. Rien ne pourra jamais nous atteindre ni nous faire fléchir. Seulement, quand je rentre à la maison, où je retrouve la télé allumée, mes petites sœurs collées à l’écran qui mastiquent des chewing-gums, et sur la table basse la pile de magazines que les parents rapportent tous les jours pour nous encombrer de vide, je sens mon rêve s’effriter. Je suis Cendrillon après les douze coups de minuit, mais une


4 Cendrillon sans la magie du conte. Pourtant, je l’ai trouvé mon prince charmant et je l’aime pour les rêves qu’en parfait illusionniste il sème en moi. Il est mon illusion, je suis son aveugle consentante. Je tâtonne à sa suite dans un monde d’artifices, sans même lui en vouloir de m’égarer. Et je dessine de plus belle dans les marges de mes cahiers pour retenir les visions aperçues dans son sillage. Peut-être finiront-elles par prendre forme pour de bon. Qui sait ?


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Je mets des gants J’aime enfiler mes gants en latex. C’est un geste technique qui me protège et en impose. J’engage une distance, un protocole, un mode opératoire. On nous a appris une batterie de termes pour en justifier l’utilité. Depuis que je mets des gants pour travailler, j’ai du vocabulaire. Comme quoi, un métier se dit autant qu’il se fait. Mes gants signifient ce que je fais. Ils me distinguent, me démarquent. Ils m’évitent le contact direct. (Allergique comme je suis, il vaut mieux.) Je ne risque pas d’avoir les mains gonflées et gercées comme ma mère qui passe la serpillière à main nue. D'ailleurs, je ne lave pas, j’applique des produits spécifiques, que je change selon les supports. Il faut savoir lire les étiquettes, ne pas se tromper de dose. C’est de la biochimie, de la bactériologie. Une véritable science. Parfois, je mets un masque, en plus des gants, car le risque vient autant des agents pathogènes que des émanations toxiques des produits de nettoyage. Il faut savoir évaluer les dangers, mesurer les risques, appliquer les bonnes solutions. L’à-peu-près ne pardonne pas. C’est un métier hautement technique. Nous sommes des forces d’intervention, combattant l’invisible et sournoise menace qui ronge en permanence la moindre de nos installations. Sans nous, point de sécurité, encore moins d’hygiène. Nous sommes chargés de mettre en œuvre des normes européennes, des critères de qualité. C’est du droit, de la certification. Il nous faut connaître tout ça. Il est loin le temps des femmes de ménage. Je me forme aux métiers de l’hygiène, de la sécurité et de l’environnement. Et je mets des gants, comme un chirurgien avant d’entrer au bloc opératoire. On dit d’ailleurs que certaines usines sont plus propres que beaucoup de services hospitaliers. C'est grâce à des professionnels comme nous. Quand j'enfile mes gants, j'affiche ma qualification. J'y tiens. Cette fine pellicule de latex transforme un labeur misérable en métier d'avenir. J'enfile mes gants et je pars en intervention. Autres matériels, autres horizons. Autre avenir ?


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Le blues des couleurs Bleu Le bleu ne me va pas, je l'ai toujours dit. Surtout ce bleu-là, couleur d'encre. On dirait que toutes les cartouches de mon stylo se sont déversées sur ma cote. Ça fait tache. Remarquez, ce n'est pas tout à fait faux : le bleu, on le porte pour se protéger des taches. Il a une logique là-dedans. On devient une grosse tache pour ne pas en prendre sur soi. Les apparences sont sauves. Oui, mais, sous le bleu, en dedans... Est-ce qu'on ne devient pas autre chose pour de bon en revêtant cette combinaison bleu d'encre ? Une catégorie, une simple silhouette, un spécimen parmi d'autres ? Est-ce que la tache d'encre qui s'est emparée du tissu ne déteint pas à l'intérieur ? Ne fait-elle pas de nous des ouvriers pour toujours, indétachables, comme sous l'effet d'un tatouage envahissant, incrusté sous la peau ? C'est une histoire d'enveloppes, celle du dessus et celle du dessous. J'ai bien peur que ça ne soit les mêmes, la cote et la peau. J'ai beau me dire que l'une protège l'autre, je pressens également que ma peau va devenir bleu. Et j'aurai beau frotter, ça ne partira pas. Ce n'est pas simplement de la crasse sous les ongles, c'est plus profond. Ça agit dans la tête et sur le regard des autres. Ce bleu, n'y a-t-il pas moyen de s'en faire aussi un costume, comme au théâtre où les comédiens changent d'identité en se travestissant ? J'enfile mon bleu et vous me prenez pour un ouvrier. Libre à vous. Je vous laisse à vos assimilations. Elles vous rassurent et en un sens me protègent. Car elles vous dispensent de me regarder et donc de chercher à me connaître. Je me conforme et vous échappe. Je suis un ouvrier en bleu, rien de plus normal, mais à l'intérieur, ou en dehors, qui suis-je ? Vous ne le saurez jamais. Dans les faits, il m'arrive plus souvent de me sentir bleuir que de rire sous cape. Ça dépend des jours. Et puis, il y a mieux que l'usine comme scène de théâtre. Pourtant, il va bien falloir faire avec, sinon c'est sûr que je vais m'en faire des bleus à l'âme. Blanc Le blanc ne me va pas, je l'ai toujours dit. J'ai la peau trop foncée. Je me croirais dans un vieux film, sans couleurs, un film en noir et blanc. C'est difficile pour moi d'accepter de voir mon corps en blanc, avec seulement les mains et la tête qui restent noires. J'ai l'air de quoi ? D'une albinos, à moitié, d'une trois-quarts blanche, mais sans mélange. Quelque chose de coagulé, comme des liquides qui se repoussent. C'est malsain, cette solution qui n'en est pas une. Pourquoi ne peut-on pas revêtir une blouse en couleur ? Parce que le blanc, ici, c'est le symbole de la propreté et que je suis censée nettoyer ? Quel est le plus important : le symbole ou la propreté ? On utilise bien des détergents de toutes les


7 couleurs pour assainir, décaper, faire briller. Et il n'y aurait qu'une seule couleur possible de blouse ? Enfin, si on peut appeler ça une couleur. Blanc, ce n'est rien, c'est même l'opposé d'une couleur, son absence absolue. Pour moi, le blanc ça n'existe pas. Comment je peux exister dans du blanc ? Est-ce que je ne vais pas me dissoudre à mon tour sous cette blancheur ? On est sûr que ça n'attaque pas les tissus ce genre de coton absolument blanc, que ça ne ronge pas jusqu'à l'os au point de ne plus laisser qu'une fine poussière blanche ? Le blanc me fait peur, par son inertie, l'affirmation de sa pureté, son refus de se mélanger. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il faut la nettoyer cette blouse pour qu'elle demeure absolument blanche ! Comme si on ne pouvait s'attaquer à la saleté qu'une fois totalement délavée. C'est une sorte de rituel initiatique, comme dans les cérémonies magiques. On voit les sorciers se couvrir la tête de cendre. Souvent, ils se sont peint le visage en blanc afin de mieux entrer en communication avec les spectres. Nous, en fait, c'est pareil : on frotte notre blouse jusqu'à l'usure pour qu'elle soit d'un blanc immaculé, c'est la condition pour devenir digne d'engager le combat contre la souillure et les germes. Chacun son rituel. Comme quoi, l'hygiène, c'est aussi une religion, à sa façon. (Comme je n'arrive pas à me résoudre à ce blanc sans partage, j'ai cousu à l'intérieur des mes poches deux petits tissus africains, bien colorés. Personne ne peut les voir, mais sitôt que j'y plonge mes mains, je sens leur présence et ça me fait du bien. Ce sont mes grigris à moi. Ils me protègent du grand vide stérile.) Noir Le noir ne me va pas, je l'ai toujours dit. J'ai l'impression d'aller à un enterrement. Encore que... Pour décider de passer sa vie dans un bureau, il faut bien accepter d'enterrer une part de soi. La question est de savoir laquelle. Ce tailleur noir m'emprisonne dans un corset de convenance, strict, effacé. Mes formes disparaissent. Il ne me reste plus que la tête et les mains, mes outils de travail. De quoi d'autre une secrétaire aurait-elle besoin ? Une fois en noir, je ne suis plus qu'un instrument, un organisme agissant, cérébral, sans corps palpitant, sans afflux de sang, sans désir incontrôlable. Ah le désir ! C'est le noeud du problème. On nous apprend à ne rien mettre en avant de nos attraits personnels, sans rien dire de nos charmes. Le sexe, voilà l'ennemi. Tapez « secrétaire » sur Google, qu'est-ce que vous trouverez en premier ? Des images érotiques. Pour réussir dans ce métier, on dit qu'il faut coucher avec son patron. D'ailleurs, pourquoi les secrétaires sont-elles quasiment toutes des femmes, sinon pour attiser le désir des hommes ? Et il faudrait qu'on le masque, qu'on fasse comme si ? Surtout, ne jamais paraître vulgaire, se garder de tout écart, se contenir. De la tenue, du respect, du professionnalisme. Sourire, certes, mais discrètement, sans équivoque. Le moindre faux-pas nous serait aussitôt reproché. Car c'est de nous, forcément, que viennent les complications. De qui d'autre ? Une fois vêtue en noir, tu fais corps avec ce métier, tu deviens lisse et vierge comme


8 l'écran de ton ordinateur. Ta voix également doit se mettre à l'unisson, douce et neutre, blanche. C'est noir ou blanc, sans aucune nuance intermédiaire. Mais le rire, alors ? Qu'est-ce qu'on fait du rire ?


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Colère manifeste J'ai mis du gel dans mes cheveux pour la première séance de photos. On ne savait pas trop ce qui nous attendait, mais j'ai préféré assurer. Tout le monde m'assure que je suis beau gosse, je n'allais pas me présenter en négligé. En règle générale, je n'aime pas me voir en photo : j'ai toujours l'air trop jeune. On me prend pour un enfant et je déteste ça. Je fais tout pour paraître plus vieux, mais sans le moindre soupçon de moustache, c'est mission impossible. Dans la classe, plusieurs se rasent déjà. J'ai la honte. Ce jour-là, j'ai mis le paquet : cheveux en pétard, fausses pattes en pointe, déodorant Axe Men, mon plus beau T-shirt de marque. J'étais prêt pour faire mon show. Mais ça n'a servi à rien : ce photographe nous voulait en bleu de travail. Il nous a occupés à manipuler des pièces de moteur, il nous a balladés dans le lycée, tout ça pour faire des photos de quoi ? De nous ou d'une image de nous, d'un cliché genre troupeau docile, les mains noires de cambouis ? On s'est amusés un temps à brandir des perceuses, comme si ça pouvait suffire à nous transformer en un commando de super-héros. On avait tout juste l'air d'échappés d'un asile, et dangereux avec ça ! Qu'est-ce qu'il cherchait avec ce genre de clichés à la manque ? J'étais atterré. Tous les autres entraient dans son jeu, uniquement, j'imagine, parce que c'était un jeu, une forme de récréation. C'était toujours ça de gagné. Mais moi, ça ne m'amusait pas du tout. J'ai horreur d'être pris au dépourvu sur les photos. Ceux qui prétendent que les photos spontanées sont les meilleures ne sont que des menteurs. Une photo, ça se travaille, ça se compose. Il faut savoir ce qu'on veut montrer de soi. Parce qu'une photo, ça dure, ça reste au-delà de l'instant, et ça peut faire mal, longtemps après. Je refuse de me laisser photographier au hasard. Je veux savoir pour quoi c'est faire. Là, on était partis à l'aveuglette, emmenés par ce photographe comme les rats par le joueur de flûte. Bons pour la noyade. J'ai passé la séance à me planquer. Je restais derrière les autres, je les laissais prendre les devants puisqu'ils semblaient s'en amuser. Moi, je faisais de l'anti-figuration : je signalais ma présence dans l'invisibilité. Je me suis fait courant d'air, à peine perceptible, pas de quoi imprimer la pellicule. C'était du sport, mais j'ai cru y être arrivé. Eh bien non. Lorsqu'il est revenu pour nous montrer ses photos, j'ai constaté avec horreur que j'apparaissais sur plusieurs d'entre elles. Il avait réussi à me saisir. « Saisi sur le vif », ça dit bien ce que ça veut dire. Pour moi, ça signifie « pris au piège », pire même : mis à mort instantanément, comme un papillon qu'on épingle dans une boîte. En une seconde, de papillon qu'il était, il devient dépouille de papillon, image inerte. Qui se soucie de la ressemblance chez un papillon ? Qui vous dit qu'un papillon s'y reconnaîtrait ? Parce que nous sommes incapables de percevoir sa grimace de douleur lorsque l'aiguille le transperce, « à vif ». Moi, j'ai bien vu mon air égaré sur les photos, l'air d'un papillon qui ne s'est même pas rendu compte qu'il venait d’être pris au filet. Ce filet-là est invisible. Il


10 vous attrape l'air de rien, sans vous porter atteinte, du moins en apparence. Mais c'est ensuite que les choses se gâtent, lorsque l'image s'échappe de vous et entame une vie en dehors de la vôtre, à votre insu. « Sur le vif », « à votre insu » : pour moi, il n'y a rien de pire. J'étais ulcéré. Je lui ai demandé ce qu'il comptait faire de ces photos. Il ne m'a pas répondu clairement. Il ne semblait pas le savoir lui-même. Il était en train. En train de faire quelque chose. Tout lui semblait ouvert, modifiable. Moi, ça ne m'a pas rassuré. Je lui ai dit que je ne voulais pas. Il m'a demandé pourquoi. Est-ce que je sais moi ? Je ne voulais pas, c'est tout. Je n'avais pas d'argument. J'ai lu quelque part que n'importe qui peut refuser l'utilisation de son image sans avoir aucune justification à donner. On dit non et puis c'est tout. Moi, j'ai dit non. Ça n'a pas eu l'air de l'affoler. Il m'a répondu : « OK, tu fais comme tu veux, mais trouve un moyen de donner forme à ton refus. » J'ai mis du temps à comprendre ce qu'il voulait dire. Sans attendre, il avait déjà entamé une nouvelle série de photos avec les autres, toujours aussi bonne pâte. Ah les veaux ! Mais je ne voulais pas me retrouver seul, délaissé par le groupe comme un poids mort, une pièce au rebut. Je crains plus encore la solitude qu'une mauvaise image. Ma colère est montée d'un cran. Non seulement il n'en faisait qu'à sa tête, ma protestation n'avait eu aucun effet sur lui, mais encore il détournait mes copains et me renvoyait sans ménagement hors du décor. Je n'existais plus. J'ai recollé au groupe avec sur le visage une expression de fureur vibrante, une véritable crampe de hargne, et je me suis planté au milieu des autres pour qu'il me voie bien. « C'est très bien ça », m'a-t-il lancé gaiement. Et il a continué à nous photographier comme si tout était rentré dans l'ordre. Je me suis accroché jusqu'au bout de la séance, je ne l'ai pas lâché d'une semelle. Je suis sûr qu'il n'a pas pu prendre une seule photo sans que j'y apparaisse, furieux, omniprésent. A une ou deux reprises, pourtant, j'ai failli me faire éjecter du cadre car je m'étais laissé distraire. Ce n'est pas facile d'être en colère sans désemparer, c'est même carrément épuisant. Mais chaque fois, j'ai réussi à me remettre dans le coup, sur les bords, à la lisière certes, mais dedans. Je me suis fait l'effet d'être la mouche qui tourne autour du fromage sans jamais se laisser écarter. A peine consent-elle quelques écarts pour mieux revenir à la charge. Je ne bourdonnais pas, j'étais même absolument silencieux, mais j'affichais mon air furibard avec une obstination de mouche à merde. Qu'est-ce qu'il va pouvoir faire à présent de ces images minées de l'intérieur ? J'ai laissé sur chacune ma mine anti-personnel, prête à exploser. Il devra m'effacer s'il veut retrouver les clichés qu'il cherchait. Mais qui sait ce qu'il cherchait ? Peut-être même attendait-il ma colère pour qu'il se passe quelque chose dans les images ? Je me perds en conjectures. Je n'avais jamais eu à affronter une situation aussi insolite, sans attendus ni règle du jeu. Ma fureur est venue de là, de cette incompréhension du jeu. Je n'aime pas jouer et encore moins qu'on joue avec moi. Eh bien tant pis : il est bien plombé, son jeu, à présent. Qu'il se débrouille avec.


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Un jour mon photographe viendra Quelle fille de notre classe n'a pas rêvé de défiler un jour sous les flashs des appareils photos ? Dans la filière Mode, tout le monde en rêve. On passe notre temps à regarder des magazines féminins, à scruter les créations, à envier les modèles. On s'imagine à leur place, on mime leur expression, absente, magnétique. On s'entraîne à marcher comme elles, selon une ligne imaginaire qui ne connaît ni résistance ni obstacle. On voudrait glisser comme elle le font sur les podiums, tout en donnant à leurs robes un mouvement impérieux. On ne voit qu'elles et pourtant, c'est la haute-couture qui défile. Elles sont et ne sont pas, elles s'affichent sans exister. Elles donnent corps à des chimères de vêtements que peut-être personne ne portera jamais. C'est trop de magie pour nous, trop loin de notre monde de tous les jours, de nos machines à coudre, de nos modèles de points. Nous, on est dans la couture, pas dans la haute-couture. Existe-t-il une passerelle de l'une à l'autre ? Une couturière peut-elle devenir styliste ? Surtout, peut-elle devenir mannequin ? Car aucune de nous n'a vraiment envie de coudre des robes. On voudrait les porter. On voudrait briller sous les lamés, les broderies hors de prix, les cuirs rouge grenat. On voudrait s'habiller, se dévêtir, apparaître nues entre deux drapés, voir un bustier s'ajuster sur notre poitrine, être l'objet de toutes les attentions. On voudrait qu'un couturier jette sur nos épaules l'esquisse de sa nouvelle création et l'ajuste à nos formes comme s'il la composait uniquement pour nous. Et pour finir, on voudrait qu'un photographe vienne immortaliser cette extravagance cousue sur nous. Eh bien, aussi extravagant que cela puisse paraître, un photographe a bel et bien débarqué dans notre classe pour faire des photos de nous. On n'en croyait pas nos yeux. Personne ne nous avait prévenues. On n'était pas prêtes. Aucune n'était habillée pour la circonstance. Ce n'était pas possible de faire des photos dans cet état. Nous, on a beau rêver de haute-couture, on n'a pas les moyen de s'habiller chic. Alors on s'arrange. On porte un peu de marques et beaucoup de fripe. On se rattrape avec les assemblages, qu'on essaie de rendre originaux. Mais ce n'est pas toujours facile. Et puis, on ne se met pas en peine chaque matin pour aller au lycée. C'est pourquoi ce jour-là, le photographe nous a trouvées toutes moches, attifées à la va-vite comme un matin ordinaire : allez faire des photos comme ça ! C'était rageant. Si seulement, on avait été prévenues ! On aurait mis le paquet. Mais là, ça nous a découragées. Il a voulu faire des portraits quand même. Non merci, rien ne collait avec l'idée qu'on se faisait d'une séance de pose devant un photographe. C'était trop gris, trop terne, trop quotidien. Est-ce qu'on photographie un mannequin le matin chez elle, quand elle prend son café dans sa cuisine, en négligé, sans maquillage, sans éclairages sophistiqués ? Ou alors c'est qu'elle est déjà immensément célèbre. Mais nous, on n'était rien d'autre qu'une classe d'obscures couturières sans attrait particulier. Il ne pouvait pas nous figer sur la pellicule dans cette banalité.


12 C'est lui qui a eu l'idée de la blouse. Nous, on n'y aurait jamais pensé. Cette blouse, c'est notre tenue de travail, celle qui fait de nous des couturières. La blouse nous confond, nous assimile. En blouse, nous sommes un lot indistinct bon pour l'atelier. Peu importe qui nous sommes dessous. Il fallait vraiment un regard extérieur pour transformer notre blouse en costume. Ses yeux étonnés d'étranger au monde de la couture lui ont permis de trouver l'astuce. Dès qu'il nous a proposé de poser en blouse, nous avons perdu la pesanteur de nos vêtements sans forme, escamotés sous les plis conventionnels du coton blanc. C'est comme si un styliste avait effacé d'un coup les croquis pré-existants pour repartir de zéro et imaginer de nouvelles formes. Voilà, on portait désormais sur nous un écran vierge qu'il nous restait à habiter, à faire vivre. On s'est lancées sans retenue. Chacune sentait que le photographe la trouvait belle et qu'il saisissait cette beauté en train de se déployer. On a vécu un moment euphorique. Tout nous était possible. On pouvait s'inventer, s'imaginer à notre guise, poser, oser, se donner pour être. Ça se voit sur la photo qu'il a retenue. Nous sommes toutes ensemble, mais chacune y occupe une place entière, absolument individualisée, comme si le photographe n'avait eu d'yeux que pour elle. Nos gestes s'accomplissent sans obstacles, les plus discrets comme les plus outranciers. Nous formons un groupe, un groupe de filles qui font les mannequins dans leur blouse de couturières. Peut-être qu'à travers cette image, nous avons trouvé un certain équilibre entre nos rêves et notre vie. C'est quelque chose d'énorme et de simple.


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