Le bord du monde, mémoire de master 1 Création numérique, Université Toulouse Jean Jaurès, 2013.

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Mémoire de Master

Le bord du monde María Victoria Portelles

Dirigé par Mme Carole Hoffmann et M. Xavier Lambert

Master 1 Création Numérique Dép. Arts Plastiques, Arts Appliqués Université Toulouse II-Le Mirail Année 2012-2013



MĂŠmoire de Master

Le bord du monde MarĂ­a Victoria Portelles



Ă€ mes parents



REMERCIEMENTS Tout d’abord je tiens à remercier Natasha Pedroso et sa jolie famille, qui m’ont accueillie chez eux pendant mes deux mois de stage à Paris. Merci aussi à mon époux Stefan Depestre pour sa patience et à Marion Peltier, qui m’a relue. Je remercie mes professeurs du Master Création Numérique, tout spécialement Philippe Semanaz qui fut aussi mon responsable de stage à Artilect. Enfin, je remercie l’équipe de l’atelier de Living Art d’ART3000-Le Cube, en particulier Didier Bouchon et Kevin Tomas, pour leurs précisions techniques, ainsi que mon responsable de stage Florent Aziosmanoff, dont les remarques ont contribué à l’évolution du projet.

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TABLE DE MATIères

Remerciements .............................................................................................................................

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Introduction ...................................................................................................................................

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PREMIÈRE PARTIE : Conception du projet .................................................................................

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Monde réel et monde construit : l’expérience subjective ................................................... Vers une géographie infime ................................................................................................ Un monde dans un autre : le jardin immense ..................................................................... Le jardinet privé comme métaphore de l’subjectivité ....................................................... Les limites du jardin ou comment le jardin devient île ...................................................... Une œuvre vivante qui fait vivre une expérience ...............................................................

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DEUXIÈME PARTIE : Méthodologie de gestion du projet ..............................................................

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Description fonctionnelle et technique ..............................................................................

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Le dispositif, partie visible ............................................................................................ Structure du dispositif et ensemble de composants .................................................... Le contenu (images et sons) ........................................................................................ Ce que voit et entend le spectateur ............................................................................. Ce qu’expérimente le spectateur (interactions) ........................................................... Comportement du dispositif (dynamique) .................................................................... Le dispositif, partie cachée : le programme, le système de détection ............................. Scénographie, circulation, placard technique et sources d’énergie ............................... Du tournage des vidéos au démontage du dispositif ..................................................

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Conduite du projet ..............................................................................................................

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1. Identification des tâches .............................................................................................. 2. Avancement du projet et calendrier prévisionnel ......................................................... 3. Budget ..........................................................................................................................

71 72 75

IX.

Aspects juridiques .............................................................................................................

76

X.

Méthodologie de projets réels ............................................................................................

77

I. II. III. IV. V. VI.

VII.

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. VIII.

TROISIÈME PARTIE : Réalisation du projet (stage) ..................................................................... XI.

XII.

79

Présentation de la formation et de l’étudiante ....................................................................

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1. Le master Création Numérique ..................................................................................... 2. Curriculum vitæ de l’étudiante ......................................................................................

81 82

Stage à Artilect, FabLab de Toulouse (du 04/02/2013 au 01/03/2013) ..............................

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1. Travail sur le système de détection : le tapis sensitif ................................................... 2. Les missions au FabLab .............................................................................................. 3. Bilan .............................................................................................................................

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Table de matières

XIII.

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Stage à ART3000-Le Cube (du 04/03/2013 au 30/04/2013) ..............................................

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1. 2. 3. 4. 5.

Analyse du comportement du dispositif ...................................................................... Analyse de la transition entre les deux thèmes vidéo principaux ................................ Le traitement vidéo ....................................................................................................... La détection de présence et de mouvement ............................................................... Bilan ..............................................................................................................................

90 92 94 97 103

Après l’expérience : en guise de conclusions ou non... ....................................................

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Table des illustrations ........................................................................................................

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Corpus des sources ...........................................................................................................

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Annexes .............................................................................................................................

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INTRODUCTION Je garde toujours en ma mémoire le soleil matinal tombant doucement sur les feuilles du petit flamboyant de mon jardin. C’est un petit jardin rectangulaire qui n’a rien de spécial, traversé par une allée centrale. De chaque côté il y a de la végétation, bien qu’elle soit un peu plus touffue du côté gauche, regardant vers la grille d’entrée. Là, on y a laissé pousser les plantes plus librement : un frangipanier à fleurs blanches à centre rose, six buissons (dont le petit flamboyant), quelques plantes de moindre taille, des fougères, des lys et un peu de gazon qui ont connu des jours meilleurs. Pourtant je me sens très attachée à ce jardinet que j’ai planté moi-même il y a déjà longtemps. Ce qui m’émerveille invariablement est le monde insoupçonné qu’il cache. Si on regarde de très près, par-dessous les feuilles et les tiges, sur la surface de terre, à côté des trous d’araignées, il est possible d’imaginer une géographie en minuscule, avec ses vallées et ses montagnes, ses forêts et ses déserts à l’échelle des insectes. Les différents exemplaires végétaux, les fleurs et les fruits, quelques-uns souvent ignorés à cause de leur taille, deviennent alors de rares spécimens de régions autrefois exotiques. Cet attribut n’est pas le privilège de mon jardin. J’ai pu ressentir la même impression dans un autre jardin, loin de huit mille kilomètres. Ce n’est pas l’espace du jardin, ou du moins pas uniquement, qui dégage cette identité nouvelle ; c’est plutôt le sujet qui la lui fait incarner. Univers dans un autre, créé par l’invention et l’affection au lieu, le microcosme du jardin pourrait s’assimiler à une représentation du monde à l’échelle humaine. Mon idée pour Le bord du monde est de créer une métaphore des relations subjectives que le sujet établit avec les lieux, ce qui configure sa géographie vitale. Si c’est le sujet qui construit le monde dans le jardin, ce monde est contenu aussi bien à l’intérieur du jardin qu’à l’intérieur du sujet, donc sujet et jardin se rejoignent, se superposent. Penser la subjectivité comme un jardin contenant le monde, c’est mettre en relation deux mondes en apparence séparés : le monde du sujet et le monde dit objectif, celui que représentent les mappemondes. Ils ne s’excluent pas du tout ; ils sont un seul. Si le jardin peut être pris comme une représentation du monde au niveau macro, comme une sorte de carte, c’est parce que chaque sujet porte en soi la carte de son monde particulier. Le bord du monde est une installation vidéo interactive composée de quatre projections, une sur chaque mur de la salle d’exposition, et un tapis de pelouse. De forme rectangulaire et placé au centre de l’espace d’exposition, le tapis se veut une référence directe à l’espace du jardin. La diffusion de l’un des thèmes vidéo de l’installation comprenant des images de jardins devra compléter l’environnement.

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Le bord du monde

L’interactivité du dispositif sera déterminée par la présence et le déplacement du spectateur sur la surface du tapis. Le bord du tapis immédiatement en face de chaque projection déclenchera des images vidéo d’horizons marins. À l’intérieur du tapis les images déclenchées seront des travellings faits dans des jardins (en l’occurrence des petits jardins privés comme le mien) en utilisant des cadrages très rapprochés. Ce seront les deux thèmes vidéo principaux de l’installation. Et parce que c’est à l’intérieur du sujet que le monde prend tout son sens, dans le cas où il n’y aurait aucun contact avec le tapis, toutes les projections resteraient éteintes. Pour les anciens Persans, le jardin était un espace sacré qui contenait à l’intérieur quatre parties symbolisant les quatre parties du monde. La structure de l’installation reprend cette idée de quatre parties, représentées par les quatre projections et la forme rectangulaire du tapis, qui renoue également avec la forme du jardin traditionnel. Bien entendu, dans ce cas-ci c’est du jardinet privé qu’il s’agit. Ce n’est pas un chef-d’œuvre en matière de jardins. Il peut même avoir été laissé un peu à l’abandon selon l’initiative de son propriétaire. De mauvaises herbes peuvent avoir poussé, ainsi que des petites fleurs inconnues. Éventuellement les parcelles où plus rien ne pousse, où il y a des cailloux et des feuilles mortes, ponctuent le terrain par endroits. C’est précisément ce type de jardin qui est pour moi l’expression de l’individualité des personnes qui l’habitent et une extension de l’espace privé de la maison. Les images de la mer que j’ai choisi de projeter au moment où les spectateurs seront sur le bord du tapis, sont l’expression de ce monde qui s’ouvre (qu’on croit s’ouvrir) au-delà de l’espace circonscrit par le jardin et, d’une forme imagée, hors le sujet. Un lieu lointain, une promesse, comme n’importe quel horizon. Ce n’est pas un hasard si ces images je les ai tournées à Cuba. Je cherche à établir de cette sorte une relation de sens entre le petit jardin privé et la condition insulaire, ou entre tout cela et la condition subjective. Ma démarche artistique est très en rapport avec les questions géographiques et la cartographie, mais comme une reformulation de l’activité scientifique où le sujet trouverait une place privilégiée. Mes préoccupations générales sont les relations subjectives que l’on établit avec les lieux et la construction que le sujet fait de l’espace qu’il habite, sa capacité à imaginer des mondes dans d’autres, à les créer complètement. De dette dimension constructrice de la relation du sujet avec le monde se dégagent également des interrogations sur la façon dont finalement on connaît et sur la nature de ce qui est l’objet de la connaissance. Mon processus créatif est pensé et accompli comme exploration du monde. Mes interrogations font référence nécessairement à la notion de lieu, de même que, et surtout, aux lieux dans la mesure où ils sont traversés par le vécu. Mon intérêt pour l’aspect géographique du lieu met l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un lieu qui est fondamentalement extérieur, ce qui serait par exemple pour moi le contraire de l’espace intérieur de la maison. Les relations subjectives avec les lieux impliquent une forme de connaissance du monde, de l’extériorité. Elles déterminent, par le biais de l’activité connotative propre à la subjectivité humaine, la forme qu’a le sujet de construire son environnement et de le transformer en multiples. C’est ainsi que les idées du constructivisme en épistémologie ont influencé ma recherche artistique. Elles ont été fondamentales dans

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Introduction

l’élaboration de mon discours et de ma méthodologie de recherche artistique, que j’ai appelée cartographie subjective. À travers cette cartographie subjective, je privilégie le rapport individuel du sujet avec un milieu donné. C’est l’être humain qui construit le monde, enfin « un monde ». Pour la cartographie subjective (vs science géographique) cette idée est plus importante que celle d’un « monde donné », fixé par des conventions représentatives. Opposé conceptuellement aux principes généraux que les systèmes de représentation fournissent, l’acte cartographique subjectif chercherait la réflexion sur les expériences d’extériorité qui apparaissent durant le rapport subjectif-symbolique avec le monde. Pour ce faire je me suis approprié certaines terminologies et pratiques issues des sciences géographiques, tout en adaptant la discipline scientifique à une démarche artistique. Chaque levé de la cartographie subjective constitue une approche sur un aspect donné de la relation avec un territoire qui s’étend tant sur l’horizontal (le physique) que sur le vertical (la pensée). Dans le premier chapitre de ce mémoire, je continuerai à présenter ces axes de ma démarche artistique que je viens d’énoncer précédemment et je situerai ma pratique par rapport au champ théorique de l’épistémologie constructiviste qui a influencé ma manière de penser. Les chapitres qui s’ensuivront vont aborder plus concrètement le présent projet. Tout d’abord, je parlerai sur mon intérêt pour l’espace du petit jardin à travers les traits qui le distinguent. J’aborderai ensuite la question des diverses constructions de sens auxquelles a été soumise la forme jardin, tout particulièrement à l’égard de l’idée du jardin comme espace qui contiendrait ou que serait la représentation d’autres. De la forme générale du jardin je reviendrai encore au petit jardin pour me centrer sur ces mondes qui peuvent apparaître à l’intérieur d’autres par le seul geste de la subjectivité humaine et du pouvoir incommensurable de l’imagination. Je poserai l’hypothèse du petit jardin comme une manifestation ou incarnation du sujet, et puisque le sujet peut y créer des mondes multiples, le petit jardin deviendra au cours de cet exposé, une métaphore de la propre subjectivité. Une opération métaphorique semblable sera faite avec l’espace insulaire : le jardin, devenu espace intérieur de par sa personnification, mais également espace intérieur de par le fait de sa délimitation dans l’espace, sera comparé à l’île. À son tour, l’île sera homologuée au sujet lui-même. Le dernier chapitre de cette première partie du mémoire, dédiée à l’analyse conceptuelle du projet, traitera de l’importance de la relation du spectateur avec le dispositif dans le dévoilement des enjeux du discours et dans la conformation de l’expérience symbolique. La deuxième partie du mémoire comprendra la méthodologie de gestion du projet, où le dispositif sera décrit du point de vue de son fonctionnement et de ses caractéristiques techniques, ainsi que dans sa dimension budgétaire et juridique. Enfin, la dernière partie du mémoire sera réservée fondamentalement au rapport de stage et donc de l’avancement du projet.

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PREMIÈRE PARTIE : Conception du projet



I Monde réel et monde construit : l’expérience subjective

Ma principale préoccupation concerne l’exploration subjective de l’espace géographique comme forme de connaissance du monde. Voilà la raison de mon intérêt pour l’acte cartographique. Mais à la différence de la cartographie traditionnelle, où l’expérience émotionnelle de l’espace géographique est mise de côté, dans la cartographie subjective le sujet n’est pas minimisé, il devient au contraire le plus important. Cartographier ici se définit ainsi comme faire l’expérience d’un territoire, le parcourir, l’habiter. Cette action du sujet-explorateur, qui est aussi bien une occupation physique que mentale, serait ce qui donne forme à un monde, à son monde. Ceci se présente comme une façon autre de connaître le monde, différente de celle du paradigme scientifique, qui prit force notamment au XIXe siècle et qui commença à être contestée au XXe siècle seulement, sauf quelques rares cas comme celui de Giambattista Vico (1668-1744)1. Il était convaincu que la vérité ne se trouve pas dans un monde hors le sujet, mais réside dans la manière dont nous exerçons l’acte même de connaître : « verum ipsum factum » (« le vrai est le faire même »)2. Le paradigme rationnel de la science moderne s’est installé comme le modèle hégémonique pour la connaissance du monde et, malgré les révisions auxquelles il a été soumis, reste bien intronisé dans une partie importante de la communauté scientifique contemporaine et dans les idées reçues. D’après ce modèle rationaliste, la connaissance serait acquise à travers l’observation et l’expérimentation. Tout ce qui s’éloigne du champ observationnel serait exclu parce que métaphysique. L’observation, pour qu’elle soit valable, doit répondre à des prérequis d’objectivité qui assurent la neutralité la plus stricte de ce qui a été observé. Suivre de telles directives permettrait la formulation des lois qui dirigent l’univers. C’est grosso modo ce que l’on a appelé la méthode scientifique, devenue de cette sorte la méthode par antonomase, la seule acceptable. Ses prescriptions reposent sur trois suppositions axiomatiques de l’activité scientifique : 1. il existe un monde réel et indépendant du sujet, 2. le monde n’est pas chaotique, mais gouverné par un ordre de choses qu’il est possible de décrypter, 3. il existe une continuité historique causale entre tous les phénomènes de l’univers matériel. 1. Ernst von Glasersfeld le considère comme le premier vrai constructiviste. E. von Glasersfeld, Introduction à un constructivisme radical. In : Paul Watzlawik (dir.), L’invention de la réalité : comment savons-nous ce que nous croyons savoir ? Contributions au constructivisme, Paris, Seuil, 1999, p. 19. 2. Article Giambattista Vico. In : Wikipédia en Français (auteurs) [en ligne]. Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0. Modifié le 12/03/2013. Disponibles sur : <http://fr.wikipedia.org/wiki/Giambattista_Vico> (consulté le 12/05/2013). J’ai préféré cette traduction de Wikipédia à celle-ci : « le vrai est le même que le fait », qui apparaît dans Ernst von Glasersfeld, op.cit., p. 30, même si on peut lire ensuite que « factum, fait, vient de facere, faire ». La traduction « le vrai est le faire même » met l’accent sur l’action par l’utilisation de l’infinitif, ce qui n’arrive pas avec « fait », qui soulignerait surtout un résultat extérieur au sujet.

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Le bord du monde

Si parmi les principes de la méthode scientifique ressort le présupposé selon lequel le monde peut effectivement être connu (ce qui est encore méconnu ne le sera plus dans le futur grâce aux avancées scientifiques), car il s’agit d’un monde unique et stable, pour la cartographie subjective, au contraire, le monde serait fragmenté, explosé par un nombre indéterminé de sujets. À ce stade surgit la question de s’il est possible ou non de connaître le monde. Ma réflexion se dirige de plus en plus vers l’idée de l’impossibilité de connaître ce monde figé, unitaire, puisque l’ensemble de sujets impliqués dans sa fragmentation le convertit en des mondes parallèles, voire de mondes dans d’autres, superposés. La réalité du monde serait une construction que chaque sujet fait de son espace de vie, plutôt qu’un reflet d’une réalité extérieure à la pensée. Adopter un point de vue constructiviste signifie en plus que les exceptions et les particularités ont priorité sur les généralisations ; à la différence de la science au sens traditionnel, qui fait du caractère général de ses lois une exigence d’universalité. Le monde exploré par la cartographie subjective, monde individuel et multiple en même temps à cause de la pluralité de sujets, ne pourrait être en aucun cas le monde ordonné et simple de la science traditionnelle. C’est un monde complexe, plus ou moins chaotique (en fonction de nos paramètres pour mesurer le désordre). Dans ce monde le hasard et le probable, l’absurde, perturbent le calme de cet autre monde où à toute question correspond une réponse correcte. Cela ne veut pas dire qu’il y règne l’incertitude, seulement qu’il n’y a pas une Vérité à découvrir, mais plusieurs : la vérité de chacun. Finalement, pour la cartographie subjective l’essentiel n’est pas d’expliquer le monde, mais le processus de relation du sujet avec le territoire. Étant donné que toute relation suppose une forme de connaissance, l’ « objet d’étude » de la cartographie subjective sera également, en quelque sorte, la manière dont on connaît le monde. Ce comment fondamental dans la cartographie subjective se vérifie à travers ce que j’appelle les expériences d’extériorité, c’est-à-dire à travers notre vécu dans l’espace extérieur. L’extériorité trouve pour moi son contraire dans l’espace de la maison, qui serait le dedans par antonomase. La relation expérientielle avec l’espace extérieur met l’accent sur l’aspect émotionnellement actif de la rencontre avec le monde, sur une joie ineffable qui serait ressentie dans les espaces ouverts. Le concept d’expérience d’extériorité allie à lui seul deux dimensions qui seraient considérées, de manière conventionnelle, comme séparées l’une de l’autre. D’un côté, le monde perçu, extérieur ; de l’autre, le sujet qui perçoit, qui a une expérience subjective. Bien que j’aie insisté tout le temps sur le caractère individuel, exceptionnel, de la connaissance qui intéresse à la cartographie subjective, je n’ignore pas pour autant qu’il y ait des éléments qui sont partagés, c’est-à-dire des éléments qui font de la connaissance un processus culturel. Comme l’affirme très bien Humberto Maturana, « (…) toute la vie humaine se produit comme vie au sein de relations humaines qui sont

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Monde réel et monde construit : l’expérience subjective

traversées par une création continuelle de mondes, qu’il s’agisse de la science, de la technique, de la philosophie, de l’art, ou de la simple coexistence quotidienne »3. Reconnaître que toute connaissance est individuelle et collective à la fois, c’est tenir compte de la propre nature humaine et sociale du sujet. La cartographie subjective n’est pas étrangère à cette spécificité. Cet aspect culturel de la connaissance se constitue comme le fond contre lequel se découpe la relation subjective-individuelle du sujet avec ce qui l’entoure. La cartographie subjective s’approprie l’outillage conceptuel de la cartographie traditionnelle, mais en cherchant à bouleverser son usage. De ce fait, elle adapte la discipline scientifique à la production artistique, au domaine du symbolique. En même temps que se produit une relation expérientielle, une relation symbolique avec l’espace est activée, puisque la construction du monde est en soi même un acte symbolique. Les termes allusifs à la cartographie, la topographie et à la géographie en général sont souvent utilisés. Dans la cartographie subjective les idées relatives au monde se présentent sous forme de levés. Chaque levé fera référence à une zone (ou question) donnée de l’extériorité qui est problématisée selon les relations expérientielles de l’explorateur. Il s’agit de levés qui seront aussi bien expérientiels et subjectifs que symboliques. Celles-ci sont trois notions clés pour moi. Dans Le bord du monde je soulève deux questions sur l’extériorité en cause : l’une c’est l’expérience du fragment ; l’autre, l’expérience de la frontière. Ce constat m’a menée à associer ce projet à deux levés différents en même temps (ce qui n’est pas généralement le cas) : Levé N° 38 (sur l’expérience du fragment) et Levé N° 40 (sur l’expérience de la frontière). Or, je dois préciser que Le bord du monde ne touche à pas ces questions dans toute son étendue, mais seulement dans les implications d’une relation subjective particulière. L’encyclopédisme n’est pas le but de la cartographie subjective ! Est-ce que toutes les expériences d’extériorité peuvent être éprouvées par une vie humaine ? Chaque levé est susceptible, nonobstant, de s’enrichir par l’ajout de nouveaux projets qui exploreraient des aspects divers de la question traitée. Les pages qui suivent seront une réflexion sur le fragment et la frontière (le bord) dans le contexte spécifique de l’espace du jardin et de l’île, ce qui veut dire dans l’individualité d’une expérience.

3. « (…) todo el vivir humano ocurre como vivir humano en las relaciones humanas en la continua creación de mundos, ya sea la ciencia, la técnica, la filosofía, el arte, o el simple convivir. » [Toutes les traductions, sauf mention, sont de l’auteur] Humberto Maturana, La objetividad, un argumento para obligar, Santiago de Chile, Dolmen, 1997, p. 11.

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II Vers une géographie infime

L’espace géographique de mon existence quotidienne se dessinerait dans un rayon d’à peu près trente kilomètres hypothétiques autour de mon lieu de résidence. Depuis ce centre, il se constitue d’espaces plutôt irréguliers, plus ou moins grands, qui s’étendent successivement. Tout d’abord on trouverait le jardin, qu’il faut absolument traverser en suivant la petite allée pour arriver jusqu’à la clôture et sortir finalement de l’enceinte de la maison ; on passe ainsi à l’espace du trottoir, la rue avec les immeubles, eux-mêmes contenus dans l’espace de la ville tout entière ; enfin il y a la mer entourant cette ville et le pays. Dans cette géographie vitale, le jardin en face de la maison serait l’espace premier, espace frontalier entre l’espace privé de la maison et le monde. La localisation du petit jardin privé est justement l’un des aspects qui m’attire le plus, et un peu moins son statut en tant qu’œuvre jardinière. D’ailleurs, il n’est pas un jardin remarquable dans son genre. Il s’agit du jardinet que n’importe qui pourrait avoir. Il est imparfait, banal, ordinaire4, mais on entretient avec ce petit jardin une relation affective très intense. On voit plus dans ce rectangle d’herbe et de buissons qu’il ne contiendrait en réalité. Je vais énoncer quelques-uns des traits qui configurent le type de jardin dont il est question dans Le bord du monde. Je viens de mentionner la question de sa localisation dans l’espace de vie du sujet. Il serait donc une zone de transition ou intermédiaire relevant d’une agréable ambiguïté entre le dedans et le dehors, le fermé et l’ouvert, un extérieur qui reste encore à l’intérieur, espace où l’on s’essaye au monde avant, ou même sans avoir besoin, de s’y immerger complètement. La géographie de notre vie commencerait dans cette antichambre du monde, « (…) vivant entre cours et paysage, entre maison et dehors, un mi-dedans un quasi-dehors (…) »5. Il y a aussi la question de la petitesse de sa taille, si l’on tient à la comparer à celle de beaux jardins. Il est possible qu’une surface plus importante se prête mieux aux effets grandiloquents. Cependant, je ne crois pas qu’il existe une relation proportionnelle entre la petite taille et les aspirations modestes de la création jardinière des jardinets privés. Leur modestie résulte de leur proximité à la vie de tous les jours. Ici, il est question d’un jardin qui évolue en même temps que la vie des habitants de la maison, qui en retrace l’histoire, comme un journal. La fluctuation entre des moments où le jardin affiche une apparence plus soignée et d’autres où, au contraire, il montre les signes de notre négligence à son égard, met en évidence les joies, mésaventures (émotionnelles, du destin ?) ou la simple indifférence du propriétaire. Quoi qu’il en soit,

4. Cette dénomination de « jardin ordinaire » pour se référer au petit jardin privé apparaît dans : Françoise Dubost, Les jardins ordinaires, Paris, L’Harmattan, 1997 et Anne Cauquelin, Petit traité du jardin ordinaire, Paris, Payot et Rivages, 2005. 5. Anne Cauquelin, op. cit., p. 67.

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Vers une géographie infime

le jardinet privé n’a pas la prétention d’être un jardin d’exception ; il se veut juste un petit coin de verdure, un endroit rassurant à l’abri des regards, un petit bout de monde à l’intérieur du royaume domestique. On se situe de cette sorte dans un territoire marqué par l’affection et que l’on reconnaît comme propre, c’est-à-dire avec lequel on s’identifie, telle une extension de notre corps. C’est une relation émotionnelle que l’on a avec le petit jardin, puisque souvent on l’a planté soi-même et que l’on continue à s’occuper de lui, comme on peut, quand on peut ; ou bien il a servi d’espace de jeu durant l’enfance, ou sinon il est possible de retracer ses mutations à travers les photos familiales (on y va toujours se faire des photos) ; on compare alors avec l’époque où un certain buisson était encore en pieds avant d’être arraché lors d’une tempête mémorable. C’est la raison pour laquelle, comme Françoise Dubost, je pense qu’ « on laisserait échapper l’essentiel si l’on s’en tenait à décrire ce décor comme la version appauvrie de “beaux jardins” »6. L’essentiel ne résiderait pas complètement dans le jardin lui-même comme œuvre jardinière, mais dans la signification qu’il comporte pour chacun. Le jardin prolonge l’espace privé de la maison et se remplit des affects liés au foyer, mais il ne devient pas pour autant architecture, parti du bâti, et cela malgré sa délimitation comme espace intérieur. Le jardin reste toujours entre deux eaux : d’une part la maison et d’autre part la nature, qui en est la matière, et le paysage, dont le souvenir il tenterait vainement d’évoquer. Il ne suffit pas d’être à l’extérieur d’une habitation pour constituer un véritable dehors et pour « faire paysage » ; encore faut-il présenter les caractéristiques logiques de l’extension illimitée. Or le jardin est clos, composé de séquences distinctes en succession. Caractères qui l’excluent immédiatement d’une logique de l’extension comme celle qui sous-tend le paysage7.

Que l’espace du petit jardin soit un espace clos est compréhensible : les clôtures, les murs, les haies vives servent de protection aux vues indiscrètes. C’est, en effet, une caractéristique propre au jardin en général. Pour qu’il y ait jardin, une délimitation dans l’espace il est nécessaire, une division marquant où s’arrête le jardin et où commence le paysage. Ces limites peuvent être plus ou moins manifestes (on a l’exemple du « haha »8) mais elles y sont toujours. Cependant, la différence entre les « jardiniers “ordinaires” »9 et les jardiniers paysagistes réside, justement, dans l’obstination de ces derniers pour rendre les limites du jardin plus floues, de sorte qu’il puisse s’opérer un dialogue avec le paysage environnant, avec la vue d’ensemble. Au cœur du petit jardin point de vue d’ensemble vers l’extérieur. Le propriétaire a tout intérêt à vouloir mettre en évidence les bords de son chez-soi : le prix de son intimité est celui de ne pas voir, ou à peine, au-delà de la clôture. L’ampleur du déplacement, de la marche que l’on peut effectuer à l’intérieur du petit jardin, est une autre des caractéristiques qui le distingueraient des beaux-jardins et 6. Françoise Dubost, op. cit., 1997, p. 157-158. 7. Anne Cauquelin, op. cit., p. 97. 8. Le « ha-ha » ou saut de loup est une clôture dissimulée à ras du sol consistant en un fossé dont l’une des faces est soutenue par un mur vertical et l’autre est formée par une pente gazonnée. 9. Anne Cauquelin, op. cit., p. 20.

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Le bord du monde

des espaces ouverts illimités. On trouve même des jardins de maison qui n’ont pas du tout été pensés pour y marcher. Ils ne comptent qu’une seule allée qui permet uniquement de se déplacer, le plus souvent en traversant le jardin, pour atteindre le portail. S’il y a d’autres petites allées, leur parcours sera toujours conditionné à la taille du jardin et son enclos. Il y a même des jardins qui se contentent d’un rectangle ne mesurant pas plus d’un mètre de large. Que ce soit par l’inexistence d’une vue d’ensemble, par l’impossibilité d’une marche cadencée ou par le fait que le déplacement se voit coupé finalement par les limites du jardin, il existe entre le petit jardin et le paysage un « refus mutuel »10. Alors, sans parler du travail du jardinier, ce qui ferait la spécificité du petit jardin par rapport au paysage (et par rapport aux grands jardins), ce serait l’absence d’étendue et de vue d’ensemble. Car même si on réussit à deviner à travers les irrégularités des haies un espace différent qui se prolonge plus loin, et qu’on peut apercevoir (en levant un peu la tête) des arbres découpés contre un ciel qui se trouve de l’autre côté de la clôture, il s’agira toujours là « de paysages allusifs, elliptiques, qui n’ont rien à voir avec les riches espaces du dehors »11. Le petit jardin serait un fragment délimité de l’espace géographique, avec des frontières bien réelles, au contraire de celles représentées sur la mappemonde politique. Et, pour continuer avec l’analogie de la carte, comme un pays, il est sectionné à l’intérieur. Le jardin est constitué lui aussi des fragments, de zones à thématique particulière qui donnent forme à « des jardins internes au jardin (…) Des sous-jardins en quelque sorte »12. Le jardinier s’applique aux détails : il crée des portions plantées en faisant des bordures. Il y a le coin pour les lys et le coin pour les fougères ; les plus obsessifs iront jusqu’à concevoir des divisions ébauchées à l’aide de galets, des minirégions entourées d’allées exiguës annonçant de mini-itinéraires futurs… Voilà l’organisation interne du jardin, organisation qui peut être bouleversée, je l’ai déjà dit, par l’histoire de vie du jardinier. Il ne faut pas oublier non plus que le jardinage est une occupation épuisante (comme toute tâche domestique) qui met à l’épreuve la volonté, la ténacité et l’esprit de résolution. Mais, que se passe-t-il dans ces jardins où les plantes ont poussé à leur bon vouloir, que ce soit faute de soin ou conséquence des états d’âme ? Est-ce qu’il n’y plus jardin quand la nature reprend ces droits ? On revient alors à la question de la localisation. Même un jardin abandonné, recouvert de mauvaises herbes, resterait un jardin du fait de sa localisation dans l’espace. Quoi qu’il en soit, le jardinier de petits jardins est en général un obsédé de la fragmentation et du détail, et peut-être dans l’idéal, de l’ordre. L’attraction pour le fragment va au-delà du simple fait de tracer des formes géométriques à l’intérieur du jardin. Il s’agit d’une expérience complète du regard qui dépasse la simple action jardinière de planter un suivant un plan. C’est ce qu’Anne Cauquelin appelle le « perspect », « de perspicio, voir avec attention, en détail, ce qui est à côté de soi »13. Quand nous scrutons à travers la clôture ou par-dessus, vers les arbres de l’extérieur, nous basculerions vers la dimension opposée : le « prospect », « de prospicio, voir au loin »14. Le prospect convoque ainsi une perspective qui est consubstantielle au pay10. 11. 12. 13. 14.

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Anne Cauquelin, op. cit., p. 11. Ibid., p. 28. Ibid., p. 29. Ibid., p. 21. Ibid.


Vers une géographie infime

sage et au dehors illimité. Dans le perspect du jardin on se focalise (Anne Cauquelin parle d’ « attention perspicace »15) sur les plantes et leurs floraisons, sur des changements quasi inaperçus d’un jour à l’autre ; bref, sur un univers délimité et fragmenté intérieurement. Retenons ici ces deux concepts de prospect et de perspect, puisqu’ils nous seront de grande utilité dorénavant. Dans la vidéo où se montrent les images du petit jardin, j’insisterai sur l’idée d’un perspect qui se change en prospect, ou plutôt dans l’idée de l’oscillation entre les deux. La caméra se déplace sur ce territoire comme un avion à la recherche d’un prospect insoupçonné (vue aérienne ?). La caméra plonge alors dans le détail des plantes, du sol, de la surface du jardin, avec l’objectif de révéler une dimension nouvelle, sorte de géographie infime à l’échelle de la faune qui peuple le monde dissimulé sous les feuilles de petites plantes du jardin. Notre taille s’est réduite comme par miracle et nous sommes maintenant capables de parcourir ce territoire qui s’étend, mais en utilisant la carte de notre monde antérieur et, ceci dit au passage, intérieur. Nous regardons à travers les souvenirs des bois et de déserts, des irrégularités du relief d’une géographie incorporée et enracinée dans notre être profond.

15. Ibid., p. 44.

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III Un monde dans un autre : le jardin immense

« Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde » . Michel Foucault, Des espaces autres16. « On n’a jamais bien vu le monde si l’on n’a pas rêvé ce que l’on voyait. » Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie17.

L’image de l’espace que nous avons devant nous n’est jamais (ou pas seulement) l’image de cet espace telle que deux personnes pourraient la décrire en essayant de se mettre d’accord sur ce qu’elles voient. L’image du monde de chacun ne coïncide nécessairement pas avec cette image consensuelle. Elle se construit avec nos sens et avec nos histoires personnelles, avec notre imagination et avec les associations diverses que chacun peut faire. Donc, ne tenant pas compte de l’image consensuelle (bien qu’elle soit construite elle aussi !), que voit-on lorsqu’on est face au petit jardin ? Ou nous demanderions-nous plutôt : que ressent-on ? Qu’est-ce que cela signifie? Au commencement, le jardin était associé à l’idée de paradis. En effet, le mot paradis vient du mot de l’ancien perse pairidaeza (en avestique, « espace fermé, parc »18), qui désignait le parc de chasse du roi de perse, un grand jardin clos comme celui de Cyrus Le Grand à Pasargades (vers 546 av. J.-C.). On retrouve aussi le mot paradis dans l’Ancien Testament, en hébreu pardes, où il prend la signification de jardin ou parc clos19 ; en grec, paradeisos, où il fait référence à un « parc royal ou somptueux et extravagant »20, le parc des rois persans. Cette signification influencera le mot hébreu et s’imposera définitivement pour désigner le mythe chrétien du jardin d’Éden, le paradis terrestre, aussi bien que le royaume de cieux ou paradis céleste, où finiront les bons. Les musulmans, qui feront la conquête de Perse (637-751), trouveront eux aussi des analogies entre le paradis des élus décrit dans le Coran et les jardins persans. Les conquérants musulmans maintiendront la même structure des jardins persans 16. Michel Foucault, Des espaces autres, conférence au Cercle d’Études Architecturales (14/03/1967), Paris [en ligne]. Disponible sur : <http://foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia. fr.html> (consulté le 08/03/2013) 17. Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 2012, p. 148. 18. Ed Bennis, L’histoire de jardins en Europe, s.l., EGHN, p. 3 [en ligne]. Publié en 2006. Disponible sur :<http://project.eghn.org/downloads/EGHN_Histoire%20des%20jardins> (consulté le 08/03/2013) 19. Christopher Thacker, Historire des jardins, Paris, Denoël, 1981, p. 15. 20. Ibid.

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pour leurs propres jardins, dont le chahar bagh, jardin perse en forme de croix auquel ils apporteront quelques modifications21. Les musulmans succomberont sans remède à l’étonnante ressemblance de ces jardins paradisiaques traversés par quatre ruisseaux et les quatre fleuves merveilleux du paradis des pieux dont parle le Coran22. Que ce soit le jardin originel des Persans ou les appropriations islamiques, le jardin était un espace profondément sacré et symbolique. Le chiffre quatre y était une constante. Les anciens Persans croyaient que le monde était divisé par une croix et qu’au centre il contenait une source23, d’où le jardin divisé par quatre canaux. Ces quatre parties symbolisaient également les quatre éléments qui composent le monde selon diverses cosmogonies anciennes : le feu, l’air, l’eau et la terre. On retrouve encore le même chiffre au jardin d’Éden décrit dans le livre de la Genèse : « Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras » (Genèse 2.10). Le jardin persan, le pairidaeza, deviendra ainsi le paradis des chrétiens et des musulmans. L’existence réelle du jardin d’Éden est de l’ordre de l’incertain ; l’idée du jardin d’Éden serait une image du paradis céleste qu’il faut comprendre dans le contexte du mythe et non pas dans un sens littéral. Cependant, même s’il est impossible aujourd’hui de le situer dans un lieu géographique précis, le déluge biblique ayant transformé complètement la géographie du monde, la conception du jardin comme représentation du paradis, ou des paradis, sur terre reste associée aux jardins de l’Antiquité. La structure en forme de croix des chahar bagh apparaîtra très souvent dans les jardins d’Occident tout le long de leur histoire. L’influence des jardins persans sur l’évolution des jardins occidentaux n’est donc pas négligeable24, bien que l’idée du jardin comme symbole du paradis des textes sacrés se soit perdue dans la culture occidentale25. Nous sommes d’accord, nous ne voyons plus le jardin comme représentation du paradis des justes ; notre idée de paradis associée au jardin n’aurait conservé que le sens d’espace de bonheur, d’enchantement et de diversité exubérante. C’est celui-là le paradis que le jardinier crée dans son jardin. Il regroupe des plantes différentes venues d’endroits multiples, des espèces qui ont même fait de longs voyages à travers les océans, et puis qui sont plantées d’une certaine façon, en créant un nouveau monde parfaitement cohérent dans les limites de leur univers, malgré l’hétérogénéité. Cette idée du jardin comme version réduite du cosmos apparaît sans cesse lorsque le sujet du jardin est abordé. Mais, « serions-nous tout juste bons à répéter médiocre21. Les musulmans vont regrouper deux chahar bagh côte à côte, ce qui crée huit parties qui représentent les huit portes du paradis d’après leur croyance. Pourtant, le détournement étant essentiellement conceptuel, les modifications seront plutôt rares. Ils conserveront la structure en croix des canaux d’eaux (pour eux, le symbole des quatre fleuves du Coran) et la fontaine au milieu propres aux jardins achéménides. 22. « (…) il y aura là des ruisseaux d’une eau jamais malodorante, et des ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des ruisseaux d’un vin délicieux à boire, ainsi que des ruisseaux d’un miel purifié. » (Coran, Muhammad, XLVII ; 15). 23. Gabrielle Van Zuylen, Tous les jardins du monde, Paris, Découvertes Gallimard, 1994, p. 25. 24. « Jusqu’à une époque récente, on pensait qu’avant la Renaissance les parcs paysagers n’existaient pas. Mais on sait aujourd’hui que le concept perse de jardin paradisiaque fermé, adopté par les Arabes, a gagné l’Europe au XIe siècle, par la Sicile puis l’Italie. Les incursions normandes en Calabre et en Sicile en ont permis la diffusion vers l’Occident, jusqu’en Angleterre. » Ibid., p. 37-38. 25. Ed Bennis, op. cit., p.7.

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ment, en petit, ce que nous pensons être le paradis ? »26 Anne Cauquelin trouve cette idée fausse et même humiliante27 : pourrions-nous nous conformer avec ce pseudoparadis, ce monde idéalisé en réduction ? Michel Foucault voit dans le jardin le lieu physiquement localisé de cette utopie. D’un côté, il y aurait les utopies, ces lieux qui n’ont pas d’emplacement réel, car ils ont été imaginés par les hommes. Elles « entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée »28 ; mais, qu’elles soient une version idéalisée de la société ou son opposée, les utopies restent des lieux essentiellement irréels. D’un autre côté, il existe, toujours d’après Foucault, des utopies dont on pourrait faire véritablement l’expérience ; c’est ce qu’il appelle les hétérotopies : … des lieux effectifs, des lieux qui ont [été] dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables29.

L’hétérotopie du jardin correspond au troisième principe des hétérotopies, qui énonce leur faculté de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces incompatibles entre eux. Dans cette catégorie il mentionne également le cas du théâtre et du cinéma. Prenons l’exemple du cinéma : il s’agit d’une salle à l’intérieur de laquelle, au fond, on voit une projection en deux dimensions d’un autre espace en trois dimensions. Foucault illustre un peu plus ce troisième principe de sa théorie des hétérotopies avec les jardins persans qui, même s’ils sont à l’origine des mythes du paradis islamique et chrétien, avaient leur propre signification. Il nous dit que les jardins persans étaient une représentation symbolique du monde, qu’ils divisaient en quatre parties, « les quatre éléments dont le monde est composé »30. Au centre du jardin il y avait « un espace plus sacré encore que les autres qui était comme l’ombilic, le nombril du monde en son milieu (c’est là qu’étaient la vasque et le jet d’eau) »31, et « autour de ce centre, toute la végétation du monde, toute la végétation exemplaire et parfaite du monde devait se trouver réunie »32. L’ancien jardin persan se développa dans un espace naturel désertique où l’eau se faisait rare. Dans ces conditions-là, le jardin des Achéménides apparaissait comme un endroit luxuriant, un réservoir d’espèces végétales auxquelles la sécheresse du pays ne nuisait pas grâce aux canaux d’irrigation. Le jardin était une source de vie, une réserve de tout ce qu’il y aurait de meilleur dans la nature : l’essence de notre monde naturel. Il incarnait également un idéal de perfection et d’ordre, un lieu où l’on pouvait s’adonner aux activités les plus stimulantes pour l’esprit, la réflexion, le repos tranquille 26. Anne Cauquelin, op. cit., p. 105. 27. Ibid. 28. Michel Foucault, Des espaces autres. 29. Ibid. 30. Michel Foucault, Les hétérotopies, s.l.n.d. (transcription d’émission radio, France-Culture, 07/11/1966), p. 4 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.rennes-info.org/IMG/pdf/foucault._conference-2.pdf> (consulté le 09/03/2013) 31. Michel Foucault, Des espaces autres. 32. Michel Foucault, Les hétérotopies, p. 4.

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Un monde dans un autre : le jardin immense

ou l’amusement. Unparadis en somme, mais dans le sens de lieu d’abondance et de plaisance, sans la connotation religieuse particulière qui lui fut accordée plus tard. Alors, de quelle utopie est-il question au final ? Malheureusement, Foucault ne développera pas davantage son sujet. D’une part, il ne dit pas qu’il s’agit de l’utopie du paradis comme jardin d’Éden, car l’exemple donné est celui de l’ancien jardin persan et, d’autre part, le mot paradis n’est jamais mentionné dans son texte. Je pense qu’il est plus pertinent de comprendre l’utopie à laquelle ferait référence le jardin comme celle du paradis dans son acception figurée de lieu idéal. Vu sous cet angle, le jardin exprimerait sa perfection par l’activité du jardinage, qui ferait de lui la représentation d’une nature idéalisée. La condition utopique du jardin se révélerait peut-être plus clairement dans le contexte du jardin de maison. On l’avait déjà vu, il existe tel un interstice entre l’architecture et le paysage. Ni l’un ni l’autre entièrement, ou les deux en même temps, bref, en aucun lieu ; et pourtant, il est aussi, comme le dit Foucault, « un lieu précis et réel, un lieu qu’on peut situer sur une carte »33. Mais la clé pour comprendre l’hétérotopie du jardin réside surtout pour Foucault dans le fait qu’il s’agit d’un espace qui abrite en son intérieur une multitude d’autres espaces, un espace qui est simultanément morceau et résumé du cosmos, d’une totalité. Les jardins de Persans ont plus de points en commun qu’on ne le pense avec la conception du jardin qui nous est arrivée à l’époque actuelle. « Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (…) »34. On peut conclure que la conjonction d’éléments organisés du monde naturel qui constitue le jardin porte la valeur d’une représentation du monde. Composé de morceaux, d’échantillons, aurait pu dire Nelson Goodman, le jardin serait lui-même un échantillon du monde, un espace ayant des propriétés qu’il ne comporte pas en soit, mais qu’il « exemplifie, dont [il] est échantillon »35. Et « exemplifier est à coup sûr symboliser —l’exemplification n’est pas moins que la représentation ou l’expression, une forme de référence »36. La propriété d’exemplification est distinctive de la forme jardin. On y trouve, comme le dit Foucault du jardin persan, une « végétation exemplaire », des espèces remarquables que les hommes ont cru étaient représentatives du reste, et l’ensemble d’espèces ainsi créé, représentatif de la nature. Et en plus de différentes plantes que contient le jardin, il y a aussi la fragmentation que constituent ses divisions internes : les plats de bandes, les carrés de fleurs et autres formes des parterres, les sentiers... Voilà deux dimensions de la question. D’abord il y a la fragmentation, propre au jardin puisqu’il se conforme d’échantillons, de morceaux, et qu’il est divisé à l’intérieur. L’organisation y est axée sur le détail, le perspect, et le séquentiel, « qui s’oppose à la totalité pleine du paysage »37. Ensuite, ou en même temps, il y a le jardin comme fragment lui-même d’un tout qu’il personnifie.

33. 34. 35. 36. 37.

Ibid., p. 1. Michel Foucault, Des espaces autres. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, 2006, p. 98. Ibid. Anne Cauquelin, op. cit., p. 109.

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… le morceau prend la valeur du tout dont il a été séparé ; il vaut pour en ensemble qui n’existe plus mais qui est encore présent à l’esprit. (…) cette totalité est d’autant plus présente qu’en son absence elle est rêvée, idéalisé ; elle est appelée, convoquée par le fragment comme l’esprit du tout dont il est détaché, et ce tout hante le fragment de manière insistante38.

Il s’agit là d’une opération métonymique : la partie, le jardin, est prise pour le tout, le monde, le cosmos. Peut-être, ne pourrions-nous nous contenter de ce cosmos en réduction qui contiendrait le jardin, mais il nous est quasiment inévitable de nous soustraire à une telle association. Nous sommes tombés de plain-pied dans une opération qui tient beaucoup de la poésie39. Ce n’est plus le jardin fragmenté, composé de morceaux distincts, séparation qui supposerait une rupture : le morceau du verre cassé n’a plus d’intérêt à lui seul. Inversement, le fragment pris comme conteneur d’une totalité confère au morceau un tout autre statut. Dire que le jardin devient tous les lieux du monde et sa totalité équivaudrait à « hausser le banal au niveau du cosmos »40. Selon Anne Cauquelin, que le jardin puisse être à la fois fragment et totalité est dû au fait qu’il est lui-même un « dispositif qui repose sur le paradoxe »41. La structure du jardin, remplissant harmonieusement le rôle d’intérieur et d’extérieur, fonctionne comme une caisse de résonance qui rend possible le paradoxe de l’illimité au centre de l’espace limité du jardin. Pensons maintenant à Palomar, le personnage du roman homonyme d’Italo Calvino, en train d’enlever les mauvaises herbes de son jardin. Palomar s’attarde sur chaque petite plante, sur chaque tige qui conforme l’ensemble du pré autour de sa maison ; et soudain, le pré se déploie comme un univers. Palomar est devenu distrait, il n’arrache plus les mauvaises herbes, il ne songe plus au pré : il pense à l’univers. Il essaie d’appliquer à l’univers tout ce qu’il a pensé du pré. L’univers comme cosmos régulier et ordonné, ou comme prolifération chaotique. L’univers fini peut-être, mais innombrable, aux limites instables, qui ouvre en lui d’autres univers. L’univers, ensemble de corps célestes, nébuleuses, poussières, champs de forces, intersections de champs, ensemble d’ensembles…42

Calvino intitulera ce chapitre de son livre « Palomar dans le jardin ». Bien qu’il nous parle d’un pré, c’est bien du jardin qu’il y est question, car ce près ce trouve autour de la maison et qu’il y a été planté exprès dans le but de représenter la nature, et « cette représentation-là s’est faite en remplaçant la nature propre au lieu par une nature naturelle en elle-même, mais artificielle par rapport au lieu »43. Magnifique définition de l’opération jardinière ! Qui plus est, comme nous rappelle Monique Mosser, le fait de planter dans le jardin des herbes communément tenues pour ordinaires n’est pas tout à fait nouveau. Déjà au Moyen Âge, « on allait chercher des touffes dans la campagne que l’on ramenait dans les plats de bande »44. 38. Anne Cauquelin, op. cit., p. 113. 39. Ibid., p. 114. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 118-119. 42. Italo Calvino, Palomar, Paris, Seuil, 1985, p. 37-38. 43. Ibid., p. 34. 44. Monique Mosser, Les jardins, l’intime, le cosmos, conférence à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine (04/11/2010), Paris [en ligne]. Disponible sur : <http://www.dailymotion.com/video/xmdxau_01-lejardin-l-intime-le-cosmos-conference-introductive_creation#.UUQlcxxhV8F> (consulté le 16/03/2013)

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Le jardin est donc un espace où l’on a fait coexister différents mondes. Des jardins persans au jardin comme représentation de l’Éden, le jardin a été le lieu d’innombrables constructions de mondes. Le jardin, réservoir du monde naturel, car il contient des espèces de régions lointaines, morceaux de mondes emportés d’ailleurs, est-il le monde ? Palomar, concentré sur le perspect du jardin, scrute avec attention chaque morceau d’herbe séparément. « Est-ce “ le pré ” que nous voyons, ou bien voyons-nous une herbe plus une herbe plus une herbe ? »45, se demande-t-il. Le morceau qui conforme le jardin dans son pré, ou le pré comme un ensemble ? Concentré sur le détail le plus insignifiant, il essaye de ne plus penser au pré. Sa rêverie de fragment le mène finalement à en faire la liaison : son pré devient fraction du cosmos, partie d’un tout et totalité en lui-même. De la même façon que Palomar regarde la feuille lancéolée et le corymbe si mince, dans Le bord du monde, la caméra qui parcourt le jardin centre son attention sur les détails du terrain, des tiges, des petits cailloux ou des monticules de terre que les insectes ont soulevés suite à la dernière pluie. On pourrait penser que, lorsqu’on le regarde de très près, le jardin en tant qu’espace structuré disparaît dans la nature qui le conforme. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une nature artificielle par rapport au lieu, comme dit Calvino. Tout au moins, c’est une combinaison de nature étrangère au lieu et de nature autochtone, puisque les mauvaises herbes pousseront, pour le grand malheur du jardinier puriste, qui essayera de les supprimer au maximum. Et puis, il reste aussi la certitude de sa localisation dans l’enceinte domestique. Nous y voilà immergés dans le microcosme du jardin. Pourtant, et cela malgré le gros plan, le jardin est encore là ; la présence d’un sujet qui regarde est nécessaire pour que le monde apparaisse. Le fait que le jardin puisse être pris comme l’incarnation du monde est justement le fruit de la relation du sujet avec le jardin et du pouvoir de l’imagination. L’idée de monde dans le jardin ne se réfère jamais à ce que nous pourrions voir objectivement dans le jardin, ce qu’il est de manière conventionnelle, mais dans ce que l’on ne voit pas avec la vue, mais avec l’esprit. Après tout, qu’est-ce que voir objectivement sinon « croire que les propriétés de l’observateur ne rentrent pas dans les descriptions de ses observations »46 ? On baigne alors dans la géographie infime du jardin, réduction d’une autre géographie que nous avons apprise dans les livres ; ce qui me rappelle que pour construire des mondes on part toujours d’une vieille version, ou d’un vieux monde47. Rassemblant autrement les morceaux qui conforment l’espace du jardin, on finit par avoir les éléments d’une sorte de carte du monde ou « représentation à échelle réduite de la surface du globe terrestre »48. L’immensité s’ouvre dans l’espace limité du jardin, et cette immensité, sans aucun doute, elle est un nous49. 45. Italo. Calvino, op. cit., p. 37. 46. “Objetividad: creer que las propiedades del observador no entran en las descripciones de sus observaciones.” Heinz von Foerster [cité dans Mario Ceruti, El mito de la omnisciencia y el ojo del observador. In : Paul Watzlawick, Peter Krieg (comps.), El ojo del observador, Barcelona, Gedisa, 1995, p. 32] 47. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, p. 139. 48. Entrée du mot « carte » dans le Nouveau Petit Robert de la langue française [CD-ROM], Paris, Le Robert, 2001. 49. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, p. 169.

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Nous avons réussi à découvrir le prospect au cœur du perspect du jardin ordinaire, ou mieux encore à le construire, à l’inventer50. Nous nous sommes créé des paysages –les multiples paysages de la planète–, des accidents du terrain, des topographies diverses et même des biomes ; et tout cela nous l’avons fait sans nous déplacer à peine, juste quelques mètres pour aller de la maison jusqu’au jardin. L’espace domestique est le paradigme de la permanence, de l’immobilité. On y tisse des liens qui sont parmi les plus difficiles à défaire ou à modifier. Donc, à la maison, et au jardin puisqu’il en est une extension, nous sommes immobiles, et comme l’a dit Bachelard, dans la solitude et la tranquillité, « dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile »51. Nous construisons des mondes qui sortent de nous-mêmes, composés de nousmêmes, de ce que nous sommes et de nos propres rêveries, pour utiliser ce mot si cher à Bachelard. L’espace qui entoure notre vie n’est jamais simplement cet espace ou tel autre : il a les significations particulières que nous lui accordons. Un même espace se multiplie ainsi selon les individus qui l’habitent. C’est ce que nous apprend justement, a soutenu Foucault, l’œuvre de Bachelard, car « nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités (…) »52. D’après Foucault, il s’agirait là d’un espace du dedans, à l’intérieur du sujet, alors que ce qui le préoccupe, dans le cas des hétérotopies, c’est l’espace du dehors, l’espace dans lequel nous vivons53. Mais, est-il possible d’établir une pareille différenciation ? Il serait très ardu de soulever de telles frontières entre ce qui appartiendrait uniquement au territoire de la subjectivité et ce qui serait à l’extérieur. Nous ne pourrions parler d’un espace sans nous placer au centre de l’espace en question, sans tenir compte des rapports subjectifs que l’on établit avec cet espace. Nous vivons dans un monde, dans l’univers, mais en même temps cet univers est en nous. Nous n’y sommes pas tout simplement, comme si nous avions été « “ jetés dans le monde ” »54 ; ce monde ne nous est pas complètement extérieur, puisque lorsque je fais l’expérience du monde, je la fais à partir de ma propre subjectivité, de l’intérieur de moi-même. Comme dit Bachelard, « nous ouvrons en quelque sorte le monde dans le dépassement du vu tel qu’il est [tel qu’il nous semble être ?], tel qu’il était avant que nous rêvions »55. C’est de cette façon que l’on peut imaginer un monde dans le jardin. Le monde que les cartes représentent est là certainement (du moins cette versionlà dont l’existence fait l’objet d’un consensus), concrétisé dans des éléments physiques qui sont séparés de notre corps et que nous partageons avec le reste des êtres vivants ; mais le vrai sens, individuel et émotionnel, de ce monde n’apparaît que quand nous en faisons l’expérience. C’est par nos relations que ce monde prend une signification propre, des qualités différentes pour chacun. Un territoire dépouillé de 50. Définition de « constructivisme » donné par Heinz von Foerster : « Constructivisme : lorsque la notion d’“ invention” se substitue à celle de “découverte” ». « Constructivismo: cuando la noción de “descubrimiento” es substituida por la de “invención” ». [Cité dans Mario Ceruti, op. cit., p. 32.] 51. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 169. 52. Michel Foucault, Des espaces autres. 53. Ibid. 54. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 169. 55. Ibid.

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toute signification serait impossible à concevoir, parce que l’acte même de penser et d’interagir est construction de sens. Bien sûr, ces significations seront plus ou moins fortes selon le degré d’attachement que nous ayons, selon notre expérience. Gardons à l’esprit ce que nous dit Bachelard : L’espace saisie par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination56.

La construction sereine qui est la rêverie peut s’avérer un mode de relation au monde aussi intense qu’un saut en parachute ; ce qui semblerait hyperbolique pour certains, car on oublie souvent ses rêveries, voire les plus mémorables. Bien que nous ne passions pas tout notre temps à rêver –cela nécessite, d’après Bachelard, certaines conditions de tranquillité et de solitude, dont notre vie contemporaine n’est d’ailleurs pas prodigue–, nous passerons toute notre vie à construire des mondes. La rêverie pourra nous surprendre presque n’importe où, lorsque l’on ne s’y attendra même pas. La rêverie dilate le monde que nous construisons quotidiennement, comme il peut arriver à l’intérieur de notre petit jardin. Devenus ainsi des « rêveurs de monde »57, le jardin n’est plus seulement le jardin, fragment du monde ; il est désormais illimité, immense.

56. Ibid, p. 17. 57. Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 2011, p. 148.

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IV Le jardinet privé comme métaphore de la subjectivité

« (…) les jardins ne sont pas innocents : ce sont nos paysages intérieurs qui toujours s’y inscrivent (…) » Michel Le Bris, Le paradis perdu58.

La singularité de chaque maison trouverait son équivalent dans la singularité de chaque jardin de maison. Il fait partie de la maison en définitive. On sait pourtant que le jardin est un espace paradoxal où l’on reste dedans tout en sortant, où l’on est dehors sans même être sorti. Mais bien qu’ayant ce statut ambigu, nous ne pourrions nier son appartenance plus marquée à un espace d’intimité qui est étroitement lié au foyer. Le jardin fait corps avec sa maison ; il est façonné à son image, ou pour être plus précis, à l’image de ceux qui l’habitent, qui sont souvent ceux qui ont planté le jardin et qui s’en occupent. Ces différences ressenties quand on passe d’un jardin à l’autre pourraient nous faire penser à l’existence d’une connexion métaphorique entre petit jardin privé et sujet. Comme l’a affirmé Anne Cauquelin, il existe une telle continuité entre le jardinier et son jardin, qu’il est possible d’entrevoir l’individu à travers sa création59. Ceci est valable pour le jardin privé si l’on tient compte qu’il s’agit d’un jardin qui a été créé pour une personne (ou pour le groupe familial) en particulier, tout comme l’ambiant de la maison lui-même : Le jardin ne tombe pas du ciel, sans attache, il est fait pour et par quelqu’un. Il appartient à la maison ou la maison lui appartient, c’est selon. J’aurais tendance à dire : « telle maison, tel jardin »60.

Bien évidemment, on retrouvera des invariantes, issues, peut-être, de cette culture populaire qui rôde dans la plupart des jardins ordinaires61. Le petit jardin de maison se consolida avec l’essor du style pavillonnaire. Le retrait de la façade qui suppose le jardin situé devant la maison, apparut pour la première fois en Angleterre avec la cité-jardin Letchworth (1904) conçue par l’urbaniste anglais

58. Michel Le Bris, Le paradis perdu, Paris, B. Grasset, 1981, p. 249. 59. Anne Cauquelin, op. cit., p. 49. 60. Ibid., p. 49-50. 61. « L’histoire des jardins, quand elle n’est plus celle des “beaux jardins” mais celle des jardins ordinaires, s’inscrit nécessairement dans l’histoire du mode de vie populaire […] » Françoise Dubost, Les jardins ordinaires, p. 156.

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Le jardinet privé comme métaphore de l’individualité

Raymond Unwin62 (1863-1940). Depuis, le jardinet privé a écrit sa petite histoire et donné forme à sa singularité par-dessus le modèle qui lui fit voir le jour. … si tout jardin se conforme à un modèle, aucun ne s’y réduit tout à fait (…) aucun jardin ne ressemble vraiment à un autre. […] ces variantes à peine perceptibles peuvent être reprises et amplifiées par les voisins ou le cousin (…) ces micro-changements sont cumulatifs (…) ils finissent parfois, propagés d’un jardin à un autre, par fabriquer un modèle inédit …63

Mais laissons de côté ces considérations sociologiques, qui sont, tout bien considéré, celles qui nous intéressent le moins pour le présent travail, et restons sur la notion d’intime qui se dégage des espaces liés à la maison, tel que le petit jardin. L’intimité dont la maison est l’espace privilégié s’approprie l’enceinte du jardin. Dans le jardin on est bien, comme le dit Bachelard de la maison, dans notre coin du monde64. Rassurés dans ce royaume de paix que protègent les clôtures, nous trouvons le cadre pour que nos rêveries d’immensité cristallisent. Si l’on peut « lire » une maison, une chambre –elles fonctionnent comme des diagrammes pour analyser psychologiquement l’univers de l’intime65–, on pourrait lire également les jardins des maisons. On peut apprécier les jardins dans toutes les différences qui l’individualisent d’un sujet à l’autre. Mais aussi, je dirais qu’on peut les « écrire » ; notre jardin à nous, nous l’ « écrivons », nous le créons, nous lui donnons forme grâce à notre subjectivité. Vu ainsi, le jardin déborde les limites de ses clôtures. Notre portion intime de monde s’étend lorsque nous construisons, lorsque nous y imaginons des mondes. Le jardin comme immensité est comparable à notre espace subjectif : le monde, ou les mondes qui émergent à l’intérieur du jardin, se construisent à l’intérieur du sujet. La correspondance entre le jardinet privé et l’individualité du sujet parlerait sur cette idée que le sujet contient en soi, de par sa faculté créatrice, des mondes multiples. Dans le langage de Nelson Goodman ces mondes multiples sont compris comme des versions. On remarque que de la même façon qu’il existe des versions multiples pour la forme jardin (en fonction des sujets), il existe des façons multiples d’interagir avec l’environnement, ce qui produit des significations également multiples. Le jardin en tant que diversité, dans le sens de style, et en tant qu’extension illimitée, de par les mondes qu’on peut y fabriquer, est l’incarnation métaphorique de notre façon d’appréhender le monde, de l’expérimenter. Chacun à son jardin à soi : sa version. Le jardin de la maison est un espace intérieur fixé sur un territoire ; notre jardin subjectif est, au contraire, un univers portatif, puisqu’il est en nous. Ainsi, quand nous partons, nous partons irrémédiablement avec. Le monde nous pénètre en même temps que nous nous y aventurons. L’immensité peut être aussi la condition de l’homme en mouvement.

62. Françoise Dubost, Les Français el leurs jardins, conférence à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine (07/04/2011), Paris [en ligne]. Disponible sur : <http://www.dailymotion.com/video/xmj8c0_18-lesfrancais-et-leurs-jardins_creation#.UUw0PBxhV8F> (consulté le 22/03/2013) 63. Françoise Dubost, Les jardins ordinaires, p. 158. 64. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 24. 65. Ibid., p. 51.

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Le bord du monde

Si les mondes crées sont multiples, alors qui y a-t-il de ces mondes, ou du moins un, à partir desquels les diverses versions sont faites ? Ce monde extérieur à nous, neutre, indépendant de toute version, à quoi ressemblerait-il ?66 Lorsque nous cherchons à le définir, nous sommes déjà en train de le construire : la perception, la conception, l’interaction, ce sont des activités de l’intellect (« l’œil innocent est aveugle » !67) ; elles créent du sens, faute de quoi le monde, réel ou fictif, demeure inexistant. De cette façon, en nous servant d’images, de sons, de mots, de nombres et de toute sorte de symboles68, mais aussi d’émotions, de souvenirs et de nos histoires de vie, notre vision particulière prend forme. Que le monde soit construit au moyen de versions semble parfaitement plausible à Goodman ; le problème de confirmer l’existence des mondes réels, ou seulement un, reste pour lui moins essentiel69. La réduction de toutes les versions à une seule équivaudrait au sacrifice de toutes les autres et puis, « les nombreuses versions différentes du monde sont d’intérêt et d’importance indépendants, et ne requièrent ni ne présupposent d’être réduites à un unique fondement »70. Nous n’habitons pas un monde, mais plutôt des manières de les faire. Ce que nous appelons communément le « monde réel » est surtout le fruit de la commodité d’un usage répandu et d’un accord généralisé ; « (…) la réalité dans le monde, comme le réalisme dans une peinture, est en grande partie affaire d’habitude »71. Mais cela ne veut dire aucunement que ce monde soit extérieur à nous et séparé de ce que nous pensons sur lui. Nos conceptions et notre personnalité, les événements qui nous font devenir qui nous sommes, les significations que nous leur attribuons, nos référents culturels et familiaux, et même nos rêveries, si fictionnelles soient-elles, bref nos expériences, construisent les mondes multiples de notre vie réelle, et non pas simplement possible. Ainsi, tel un petit jardin pluriel, nous cultivons nos mondes.

66. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, p. 138. 67. Nelson Goodman, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, Paris, Hachette, 2005, p. 37. 68. Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, p. 135. 69. « (…) l’essence n’est pas essentielle, et l’important n’est pas ce qui importe. Nous ferions mieux de nous concentrer sur les versions que sur les mondes. », Ibid., p. 138. 70. Ibid., p. 19-20. 71. Ibid., p. 40.

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V Les limites du jardin ou comment le jardin devient île

Entre le jardin et le bord de la mer il y a une ellipse d’espace. Le bord du monde ne montre pas tout ce qui, dans l’espace euclidien, se trouverait entre les deux. En effet, nous sommes dans un processus de cartographie subjective qui ne se préoccupe pas de recenser l’existence réelle dans l’espace d’un élément donné, mais de soulever les implications subjectives de la relation avec le territoire. Du fait de leurs limites bien définies, on pourrait établir un rapport entre la surface du jardin et la condition insulaire. Ce ne serait qu’un prolongement de mon espace vital privé, vers mon espace en tant qu’habitante d’une île. Sur les bords du tapis, représentation du jardin, ce sont des images de la mer qui apparaissent. Les clôtures s’y transforment en littoral, en horizon marin, comme si le jardin englobait le territoire insulaire tout entier : île-jardin. Filmées à Cuba, mon pays natal, les images de la mer montrent ce territoire de type côtier qui a accompagné toute mon enfance. Peut-être le décalage que suppose le changement du jardin à la mer est-il dû au fait que j’ai vécu toute ma vie à quelques centaines de mètres de la côte ? Quoi qu’il en soit, cette ellipse s’est faite très naturellement pour moi. Sur les bords du jardin s’élève la clôture qui circonscrit un chez-soi et qui fait du petit jardin un espace privé, d’intimité. Il est la manifestation métaphorique du territoire subjectif. Jardin-sujet, sujet-jardin : ils sont un seul, ils sont pleins de mondes à l’intérieur. Comme le jardin et comme l’île, le sujet serait lui-même délimité par un corps physique où déferlent les vagues du monde. La ligne de la côte configure ainsi le corps insulaire du sujet. La géographie de l’île forme une seule entité avec le corps du sujet, spécialement avec le sujet insulaire. La mer est son paysage omniprésent ; elle s’interpose sur son chemin où qu’il aille. Abilio Estévez le rappelle dans son roman Tuyo es el reino (Ce royaume t’appartient) : « (…) habiter dans une île signifie que tôt ou tard on doit affronter la mer »72. La mer épidermique recouvre la géographie vitale de l’habitant d’une île et dessine un horizon où le sujet envisage un au-delà. C’est le conflit le plus déchirant de l’insulaire : il est toujours scindé entre l’ici et l’ailleurs qu’il devine, qu’il imagine, derrière la grande masse d’eau.

72. « (…) vivir en una isla significa que más tarde o más temprano tienes que enfrentarte con el mar. » Abilio Estévez, Tuyo es el reino, Barcelona, Tusquets, 1997, p. 302.

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Le bord du monde

Si l’on rapporte cette situation géographique à mon individualité, je peux dire que le littoral est tout simplement ma peau et que cette même peau joue à la fois ce rôle d’enveloppe et de rempart. Je vis aux frontières de ma peau : je peux alors me tourner exclusivement vers l’intérieur ou bien m’extérioriser... ou bien encore maintenir cette double posture73.

Ici, là-bas, dedans, dehors, ce sont les notions clés qui apparaissent au bord d’une frontière. Sur le plan philosophique cela devient l’être et le non-être74. Comme dit Bachelard, « dedans et dehors forment une dialectique d’écartèlement (…) [qui] a la netteté tranchante du oui et du non qui décide de tout »75. Pourtant, cette dialectique présente aussi une certaine ambivalence qui fait qu’en réalité dedans et dehors se situent dans le cadre d’échanges constants. La correspondance entre le sujet et l’île tient de cette double valeur, à la fois séparés et en relation. La peau et la mer, pensées comme recouvrement, que ce soit du corps ou de l’étendue insulaire, délimitent et permettent à la fois le contact avec le monde. Et c’est justement la mer, dans le contexte insulaire, qui est la principale responsable de cette ambivalence. Elle peut être considérée tantôt comme barrière, tantôt comme l’élément qui fait liaison. Si nous pensons que pendant fort longtemps, avant qu’avec l’invention des avions le milieu aérien ne vienne lui faire concurrence, la mer resta l’unique moyen pour relier l’île et les terres continentales76, on se rend vite compte jusqu’à quel point elle a pu marquer la vie de l’insulaire. Pourtant, et peut être à cause de l’invisibilité de l’air (on n’aperçoit que son effet) ou par habitude, plutôt que de se dire qu’on devra traverser des volumes atmosphériques pour arriver à telle destination, on continue à se dire qu’on traversera des mers et des océans. La mer impose sa présence du poids de ses tonnes d’eau et de sa force naturelle. La mer peut être considérée comme la raison de la fatalité insulaire, et donc là, elle renforce sa condition de frontière infranchissable ; ou bien elle peut être vue comme source de possibles, promesse libératrice, milieu communiquant ; ou encore comme élément protecteur, et même créateur, d’une identité propre. Autant d’éventuelles constructions pour une unique mer s’agitant sur la côte. Depuis les années trente du siècle dernier, la culture cubaine a été marquée par la réflexion autour de la condition insulaire comme l’un des piliers de la constitution d’une identité nationale. « Comprendre Cuba est, en principe, comprendre l’île »77, déclare Odette Casamayor dans un essai sur l’influence du thème de l’insularité dans la littérature cubaine du XXe siècle. Nous pouvons retenir deux voix incontournables dont les visions sur l’insularité vont affecter profondément la manière d’aborder ce sujet chez les générations postérieures : José Lezama Lima (1910-1976) et Virgilio Piñera (1912-1979). 73. Paule Orsoni, L’insularité… In : Le blog de Paule Orsoni [en ligne]. Publié le 30/01/2013. Disponible sur : <http://leblogdepauleorsoni.blogspot.fr/2013/01/linsularite.html> (consulté le 25/03/2013) 74. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 191. 75. Ibid. 76. Dans la région des Caraïbes, d’où je viens, les îles ont affiché historiquement une situation de dépendance administrative et économique envers les territoires continentaux, ce qui s’explique notamment par leur passé colonial. 77. « Comprender Cuba es, en un principio, comprender la isla ». Odette Casamayor Cisneros, Bojeo cubano: algunas aproximaciones a la insularidad en la narrativa cubana del siglo XX. Las Palmas, Gran Canaria, ULPGC, 2006, p.525 [en ligne]. Disponible sur : <http://mdc.ulpgc.es/cgi-bin/showfile. exe?CISOROOT=/tebeto&CISOPTR=127&filename=128.pdf> (consulté le 26/03/2013)

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Les limites du jardin ou comment le jardin devient île

Figure de proue du groupe Orígenes (Origines)78, le premier y verra « le mythe qui nous manque »79, et proposera de faire de l’insularité un projet poétique capable de reconfigurer l’essence de la nation. Lezama, « déchiffreur de la nuit insulaire […] libère les îles du rêve européen qu’elles étaient, du prisme utopique à travers lequel elles étaient vues pour les faire incarner dans leur identité, pour les replier sur soi (…) »80. Il voulait également dépouiller l’image nationale de la superficialité du pittoresque qui caractérisait, selon lui, un certain type de production poétique métisse et indigéniste de l’époque ; retourner, donc, aux origines de la cubanité pour la redéfinir à travers une sensibilité insulaire exprimée poétiquement. Avec son poème « Noche insular: jardines invisibles » (Nuit insulaire : jardins invisibles) (1941), Lezama évoque l’image pressentie de la nature et de la faune palpitant dans les rumeurs et les lumières nocturnes de l’île. Invoquant la mer à travers des métaphores sans inquiétude, il célèbre le bonheur d’y habiter : La mar violeta añora el nacimiento de los dioses, ya que nacer es aquí una fiesta innombrable, un redoble de cortejos y tritones reinando81.

Piñera, face à cette île de jubilation, concevra une idée antithétique de l’espace insulaire. Pour lui, la mer partout ne sera nullement une joie, mais une malédiction. C’est cette angoisse qu’expriment les tous premiers vers de son long poème « La isla en peso » (Le poids de l’île) (1943) : La maldita circunstancia del agua por todas partes me obliga a sentarme en la mesa del café. Si no pensara que el agua me rodea como un cáncer hubiera podido dormir a pierna suelta82.

Voilà deux manières d’assumer la même question qui, malgré leur éloignement déconcertant, ont façonné un sentiment national à l’égard de l’insularité. Car l’île peut symboliser indistinctement le paradis et l’enfer, le bonheur et l’angoisse. Une vision ne peut exister sans l’autre : elles sont complémentaires. Si Piñera personnifie le côté subversif, l’anticonformisme et la critique d’un état illusoirement idéal, c’est parce qu’il est viscéralement attaché à ce territoire insulaire qu’il a déjà fait sien, et dont les

78. Orígenes est le nom d’un groupe d’intellectuels cubains (notamment de poètes) actif dès la fin des années 1930 jusqu’à la seconde moitié des années 1950. C’est aussi le nom d’une publication réalisée par le groupe de 1940 à 1956. 79. « el mito que nos falta », José Lezama Lima, Coloquio con Juan Ramón Jiménez. In : José Lezama Lima, Analecta del reloj: ensayos, La Habana, Orígenes, 1953, p 47. 80. « decifrador de la noche insular […] libera a las islas del mito, del sueño europeo que eran, del prisma utópico a través del cual se veían, para encarnarlas en su identidad, para ensimismarlas (…) », Severo Sarduy, Un heredero. In : José Lezama Lima, Cintio Vitier (coord.), Paradiso [éd. critique], Nanterre, ALLCA XX Université Paris X, 1996, p. 596. 81. « La mer violette souhaite la naissance des dieux, / puisque naître est ici une fête innommable, / un roulement de tambours et des tritons régnant ». José Lezama Lima, Noche insular: jardines invisibles. In : José Lezama Lima, Enemigo rumor, 1941, La Habana, Ucar, García, 1941. 82. « La maudite circonstance de l’eau partout / m’oblige à m’assoir à la table du café. / Si je ne pensais pas que l’eau m’entoure comme un cancer / j’aurais pu dormir à poings fermés ». Virgilio Piñera, La isla en peso, Barcelona, Tusquets, 2000, p. 37.

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Figure 1. (cicharmes, bien que ne lui étant pas indifférents, finissent par devenir un poids : « el dessus, à gauche) peso de una isla en el amor de un pueblo »83. Sandra Ramos, La maldita circunstancia del agua por todas partes (La mau-

dite circonstance de l’eau partout) chalcographie, 50 x 80 cm., 1993.

Figure 2. (cidessus, à droite) Alexis Leyva (Kcho) Archipiélago (Archipel) bois, corde, métal et feuilles de palmier, 2003. Collection du Musée National de Beaux-Arts de Cuba.

La préoccupation pour la question de l’insularité a sillonné la création littéraire et plasticienne de Cuba depuis l’apparition de ces poèmes fondateurs. Durant les années quatre-vingt-dix surtout, on retrouve une prolifération d’artistes traitant les conflits insulaires ; une situation motivée en grande partie par le grand exode qui avait eu lieu déjà dès les années quatre-vingt, mais qui, une décennie plus tard, lors de la crise, n’avait fait que prendre de l’ampleur. La forme de l’île de Cuba devint alors une icône récurrente dans les productions de créateurs ; en plus de bateaux, des rames, des valises et l’allusion à la mer elle-même. On retrouvera cette obsession comme une constante même jusqu’aux tous débuts des années 2000. Parmi eux on peut citer Sandra Ramos (1969), Alexis Leyva (Kcho) (1970) ou Antonio Eligio Fernández (Tonel) (1958). L’artiste Tania Bruguera (1968) fera en 2001 une reprise du poème de Virgilio Piñera dans sa vidéo performance ¡Nadie puede salir, nadie puede salir! (Personne ne peut sortir, personne ne peut sortir !) qui fait partie d’une série de huit bandes vidéos dont le titre est le même que celui du poème.

Figure 3. (À droite) Antonio Eligio Fernández (Tonel), El bloqueo (Le blocus), parpaings et lettres en béton, 1989. Collection du Musée National de Beaux-Arts de Cuba. 83. « le poids d’une île dans l’amour d’un peuple », Ibid. p. 49.

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Les limites du jardin ou comment le jardin devient île

Je ne suis pas étrangère à ces discours sur l’insularité ; bien au contraire, c’est une préoccupation qui subsiste à travers les générations. Ce conflit jalonne la vie des habitants de l’île et, bien entendu, la mienne en tant qu’habitante de cette île en particulier. Mais, mon intérêt est surtout motivé en raison de ma recherche sur la relation subjective avec les espaces géographiques. C’est justement cet angle de la question que je tâche de mettre en relief avec Le bord du monde. D’autres considérations de nature socio-politique en rapport avec l’histoire récente de mon pays, concrètement la question de l’immigration ou celle de l’isolément technologique et informationnel, par exemple, véhiculées d’une manière directe ou littérale, sont exclues. Elles y seraient présentes uniquement, comme circonstance implicite (de l’eau partout ?), valeur ajoutée ou anecdotique de l’insularité, de ce qu’elle a signifié pour la société cubaine ces dernières décennies. Le bord du monde ne propose pas une insularité à caractère maléfique comme chez Piñera, ni paradisiaque comme chez Lezama. Cet antagonisme n’est au bout de compte qu’apparent, car, on l’a déjà dit, les deux visions, à la manière du yin et du yang, se complètent. Loin de vouloir préciser un caractère néfaste ou salutaire de l’insularité, ou encore moins de chercher à déterminer si elle est à l’origine d’une définition identitaire de la nation, ce qui importe pour ce projet est l’expérience subjective de l’espace géographique insulaire par elle-même.

Figure 4. Tania Bruguera, ¡Nadie

puede salir, nadie puede salir! (Personne

ne peut sortir, personne ne peut sortir !) extrait #6 de la série La isla en peso (Le poids de l’île) 10’, Betacam numérique, PAL, noir et blanc, son, 2001. Collection du Musée National d’Art ModerneCentre Georges Pompidou.

Cette expérience subjective suppose une relation à travers laquelle le sujet construit symboliquement son territoire, tout en sachant qu’une telle expérience se produit toujours à deux niveaux : l’un partagé, fruit de ce que l’on a en commun avec le reste des individus, et l’autre plus spécifique, où l’on projette l’histoire de son être et sa personnalité. Disons qu’un caractère plus ou moins fataliste d’aborder l’insularité dépendra en grande mesure de soi-même et, comme les marées, de ses états d’âme. La frontière, le bord, pourra se révéler alors plus solide ou plus perméable, avec un horizon de significations variables. Il est couramment accepté que le territoire insulaire soit une « étendue de terre entièrement entourée d’eau »84 ; c’est ce dont nous avons pris connaissance de manière conventionnelle par les cartes, les cours de géographie, les dictionnaires... Autour de cette croyance de base s’articulent toutes nos constructions sur l’insularité liées à la spécificité qui découle de cette « discontinuité géographique entre terre et

84. Entrée du mot « île » dans le Trésor de la langue française informatisé. Disponible sur : <http://www. cnrtl.fr/definition/> (consulté le 24/03/2013)

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Le bord du monde

mer »85. Cela conforme une condition insulaire, avec des significations et des codes communs qui sont partagés par un grand nombre de sujets. C’est une condition spécifique aux sujets insulaires ; la mer n’aura pas la même valeur pour le touriste en vacances à la plage pendant deux semaines, que pour l’habitant de l’île qui y voit depuis sa naissance, en plus d’un espace de loisir, la manifestation profonde de son être socio-culturel. En effet, même si cela peut être moins vrai pour les toutes petites îles, l’insularité du territoire que l’on habite est une condition que l’on connaît à travers ce qu’on nous a dit préalablement ; normalement, il n’y a que très peu de sujets qui puissent dire qu’ils ont réalisé le cabotage autour de l’île leur permettant d’affirmer « scientifiquement » que le territoire est effectivement complètement entouré d’eau. En tout cas, ce souci de vérification est celui qui devrait nous préoccuper le moins. Est-il vraiment utile ?86 La condition insulaire est un phénomène qui dépasse les données géographiques. Il y a également des questions d’ordre culturel, social, historique, politique, voire affectif, qui y sont fortement imbriquées. Je pourrais dire, en me servant de la distinction faite par Mauro Ceruti, qu’une relation à l’insularité comme celle-ci, de type partagée, relèverait d’une dimension symétrique. Mais en même temps, le rapport à la mer étant aussi individuel, il impliquerait une relation du sujet dans sa dimension asymétrique. Toute relation humaine se trouverait déterminée par ces deux moments si bien entrelacés. … tous les observateurs se définissent réciproquement dans une relation symétrique et asymétrique : symétrique parce que tous les observateurs partagent les mêmes liens naturels, et –dans un certain niveau d’abstraction– les mêmes liens culturels, les mêmes grammaires, les mêmes « limitations » cognitives ; asymétrique parce que la connaissance se construit dans le nouage irréductible des histoires individuelles, des événements irrépétibles, des coupures effectuées, des motivations idiosyncrasiques …87

Le bord du monde souligne clairement cette signification partagée de la mer comme frontière ou bord ; autrement dit, c’est le contexte géographique insulaire dans ces implications culturelles et physiques qui est partagé. Les spectateurs qui découvrent l’installation n’ont la possibilité de faire l’expérience que d’un seul bord à chaque fois. C’est au moment où plusieurs spectateurs se trouvent sur l’ensemble des bords (au moins un spectateur sur chaque bord) qu’ils peuvent apercevoir l’île comme totalité, comme une construction de groupe. 85. Louis Brigand, Insularité. In : Encyclopédie électronique Hypergéo [en ligne]. Disponible sur : <http://www.hypergeo.eu/spip.php?article322> (consulté le 24/03/2013) 86. Le géographe français François Doumenge (1926-2008) établit une série d’indices à partir desquels il serait possible de fixer objectivement le degré d’insularité d’un territoire. On pourrait déterminer, par exemple, à partir de quelle superficie une île laisserait de l’être et deviendrait un continent. Les calculs donneraient des informations assez surprenantes sur des îles qui seraient plus insulaires que d’autres. (cf. Stéphane Gombaud, Îles, insularité et îléité : le relativisme dans l’étude des espaces archipélagiques, thèse de doctorat en Géographie, Université de la Réunion, 2007, p. 418-429 [en ligne]. Disponible sur : <http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/46/25/05/PDF/2007lare0019-gombaud. pdf> (consulté le 21/03/2013) 87. « (…) todos los observadores se definen recíprocamente en una relación simétrica y asimétrica: simétrica porque todos los observadores comparten los mismos vínculos naturales, y –en un cierto nivel de abstracción– los mismos vínculos culturales, las mismas gramáticas, las mismas “limitaciones” cognitivas; asimétrica porque el conocimiento se constituye en el anudamiento irreductible de las historias individuales, de los acontecimientos irrepetibles, de los cortes efectuados, de las motivaciones idiosincráticas (…) » Mario Ceruti, op. cit., p. 32.

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Toutefois, la relation subjective, asymétrique, n’y pourra jamais être absente, tel qu’il arrive nécessairement dans n’importe quelle relation humaine. L’insulaire face à la mer (voire le spectateur face à l’image de la mer) est confronté affectivement à toutes les images et les souvenirs de mers, ou en rapport avec l’espace du littoral, dont il dispose, alors que d’autres souvenirs nouveaux sont en train de se constituer. Enfin, le passage de la dimension symétrique à la dimension asymétrique (et vice-versa) n’est-il pas concevable ? Ce qui était partagé ne pourrait-il, à travers les mécanismes constructifs de l’esprit, s’individualiser à un moment donné ? Ce qui était individuel ne pourrait-il devenir partagé ou partageable ? Sur les bords de ma subjectivité, les bords du littoral de mon corps, s’inscrit ce que je partage avec le reste de mes semblables : l’appartenance à une culture, à une société, à un système de pensée. Comme la mer, reliant et isolant, la subjectivité est la condition qui nous lie au monde et aux autres, et qui nous sépare, qui nous singularise du reste de sujets. Le jardin, on l’avait déjà vu, présente une ambiguïté équivalente : il comporte une clôture, une barrière qui fonctionne comme frontière ; mais il est aussi une frontière lui-même, l’espace intermédiaire reliant la maison et l’extérieur. Au fond, c’est le double statut de n’importe quelle frontière : elle régule le déplacement en séparant et en permettant l’échange, elle s’ouvre et elle se ferme, à des moments précis et sous certaines conditions. Étant donné qu’il fonctionne comme une extension de la maison et que dans ce sens il est un espace privé, le cas du petit jardin est encore plus paradoxal. À l’instar de la maison, il devient donc espace intérieur ; l’espace subjectif et l’espace insulaire le seraient eux aussi au même titre. Tous les trois, le jardin, le sujet et l’île, maintiennent ainsi un dialogue constant entre le dedans et le dehors. La mer fait office de frontière entre le monde du jardin et le monde soupçonné derrière l’horizon. Comme pour l’ensemble des bords de l’île, on n’a pas fait l’expérience subjective de ce monde, on ne connaît pas tous ses lieux pour que cela constitue une expérience d’extériorité, mais on l’a déjà aperçu maintes fois, de façon médiatisée, dans des milliers d’images. On sait de sa forme ronde, de sa couleur bleue lorsqu’il est vu de très loin, et de ces paysages multiples, de son relief et de ses biomes. Et, surtout, on l’a rêvé, on l’a imaginé, comme à l’intérieur du petit jardin. La clôture d’eau salée, frontière physique et symbolique, marque une séparation, une entrée aussi bien qu’une sortie. La côte sert de limite entre un monde imaginé, construit subjectivement dans le jardin, et un monde, imaginé lui aussi, de l’autre côté de la mer. Le monde du jardin serait-il réellement une représentation de cet autre monde de l’horizon, censé être plus réel ? Si le monde est en moi, de quel côté se trouve alors le monde : du côté du jardin ou plus loin à l’horizon ?

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VI Une œuvre vivante qui fait vivre une expérience

Il faut comprendre Le bord du monde comme un dispositif avec de fortes allusions à la géographie et à une situation géographique déterminée : la géographie de l’île. La relation du spectateur avec l’œuvre se fait en termes géographiques, de la même façon que ce contexte géographique insulaire se constitue en métaphore de la relation du sujet avec le monde. Bien que parallèlement la structure du dispositif se veuille une représentation du jardin, matérialisée par le tapis de pelouse, la part géographique est incontournable pour la création de sens qui se dégage du fonctionnement. Il existe une unité conceptuelle entre ces trois éléments, que je vois également comme étant des espaces : le jardin, le sujet et l’île ; et cette unité est créée en grande mesure à travers la métaphore géographique. Aussi la localisation du spectateur sur le tapis relève-t-elle de l’ordre du symbolique. Le fait de se trouver à un endroit ou à un autre sur l’espace géographique de l’installation et le fait de circuler dans une direction ou dans une autre entraînent des significations en eux-mêmes. Pour arriver à dévoiler les enjeux de l’œuvre, le spectateur doit se déplacer et explorer l’espace comme s’il marchait sur une carte. Il devra faire l’expérience du bord, de la frontière, et celle de l’intérieur, du monde du jardin. Chaque côté du tapis se transforme en littoral à découvrir ; quatre côtés qui renvoient aux quatre points cardinaux et qui font de l’île une espèce de boussole, un centre, une origine et une arrivée. En s’éloignant de la côte, le spectateur arrive aussitôt à l’intérieur d’une l’île devenue jardin, un jardin qui est métaphore de sa condition subjective créatrice de mondes. Voilà comment l’espace géographique insulaire, transposé à l’espace d’exposition, trouve son analogue dans la structure de l’installation. Le sens de l’œuvre est donc intimement lié à l’expérience que le dispositif fait vivre au spectateur s’y déplaçant. Mais à la différence d’une installation traditionnelle, ce déplacement aura une incidence directe sur le dispositif lui-même : sur l’état de l’image vidéo, de même que sur la diffusion d’une séquence en particulier. Que l’œuvre puisse afficher des changements dans son état à travers sa relation avec le spectateur (ou plus largement avec ce qui l’entoure) serait une condition spécifique au numérique ; l’autre partie de cette spécificité serait réservée au calcul automatique88. Il s’agit là d’une manière dynamique de se mettre en relation avec l’œuvre, loin d’une contemplation souvent exclusivement immobile, face à une projection vidéo immuable. La façon dont les œuvres sont appréhendées par les spectateurs s’est ainsi vue bouleversée avec le développement du numérique. Dans son livre Living Art, Florent Aziosmanoff élabore une réflexion autour de ce qui serait, d’après lui, un nouveau système rhétorique où, en utilisant le numérique, 88. Edmond Couchot, Norbert Hillaire, L’art numérique : comment la technologie vient au monde de l’art, Paris, Flammarion, 2009, p. 109.

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Une œuvre vivante qui fait vivre une expérience

l’artiste pourrait exprimer son discours d’une manière spécifiquement liée à ce médium. Ce nouveau système serait celui des œuvres comportementales, qu’il a appelé en l’occurrence « living art ». … le numérique permet de réaliser des systèmes d’acteurs autonomes, des œuvres comportementales, capables de prendre des initiatives complexes et d’entretenir une relation sensible avec leur environnement. Le choix du terme living art évoque le fait qu’il s’agit d’œuvres « vivantes » par leur constitution, et que ce sont des œuvres « à vivre » pour que leur discours puisse s’exprimer pleinement89.

Selon sa définition, sous le nom de living art on trouve un type d’œuvre numérique à faculté agissante qui ferait d’elle une altérité à juste titre90. Aziosmanoff insiste constamment sur le caractère autonome des œuvres de living art, c’est-à-dire sur la particularité qu’elles auraient de montrer un comportement avec des attitudes et des réactions propres, indépendant d’une quelconque volonté extérieure. Il établit une nette séparation entre des œuvres uniquement interactives et des œuvres comportementales. Les premières seraient assujetties à un organe de commande, qu’il soit explicite, comme la souris ou le clavier dans le cas d’une œuvre hypermédia interactive, ou implicite, comme dans les détections réalisées au moyen de capteurs pour les installations interactives. À l’aide de cet organe de commande, le spectateur doit pouvoir « réaliser sur l’œuvre les manipulations nécessaires à son énonciation »91. Il aurait ainsi une influence sur le discours de l’œuvre non moins importante que celle de l’auteur, voire plus importante d’après son opinion. C’est une question qui préoccupe énormément Aziomanoff dans la mesure où, si les œuvres peuvent être pilotées par le spectateur (ou « interacteur ») c’est plutôt son projet et non pas celui de l’auteur qui sera exprimé. Pour résumer, il définit l’interaction comme « un système qui permet de déployer l’identité de l’interacteur, au sens où ce qui se manifeste est exclusivement le résultat de ses intentions »92. Pour lui, seul à travers un système comportemental les enjeux de discours du créateur peuvent être exprimés sans qu’ils soient l’objet de détournements de la part du spectateur, justement parce que l’œuvre comportementale « n’est pas soumise à un système de “commande interactiveˮ93. Cela veut-il dire pour autant que dans un système comportemental aucune interaction n’a lieu ? Non ; malgré les différences entre les deux, l’œuvre comportementale entretiendrait une forme d’interaction avec son environnement94, y compris le spectateur. Nonobstant, Aziosmanoff précise que le système d’interaction est très intelligible95 et que le spectateur peut facilement le maîtriser pour que l’œuvre réagisse d’une manière prédictible et contrôlable, ce qui constitue, selon lui, le principe de base de l’interaction96. Comment concilier alors interaction, au sens décrit, et autonomie au centre d’un même système ? 89. 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96.

Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, Paris, CNRS, 2010, p. 60. Ibid., p. 83. Ibid., p. 75. Ibid., p. 78. Ibid. Ibid., p. 74. Ibid., p. 75. Ibid.

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Le bord du monde

Ce qui distinguerait l’interaction d’un système à l’autre, toujours d’après Aziosmanoff, c’est le fait que dans l’œuvre comportementale, elle apparaisse sous la forme d’une relation97 du dispositif avec le spectateur, ou avec l’environnement en général, et non pas comme un événement de commande-réponse. Cette argumentation ne semble pas complètement satisfaisante, car une interaction, cela veut dire qu’il existe une « action réciproque »98, un échange ou relation entre deux entités, une « actionréaction au sens strict du terme »99, mais pas dans une seule direction ! L’interactivité inclut nécessairement une relation entre le spectateur et l’œuvre ; ce serait peut-être le principe de l’interaction… Voulant plus d’exactitude, la définition d’interactivité, concept apparu vers 1980100, doit se circonscrire au contexte des systèmes informatico-électroniques, et la relation doit s’étendre à l’environnement extérieur en général101. Jean-Louis Boissier précise que l’interactivité comprend des relations qui sont également internes à l’ordinateur : « l’interactivité est interne à l’œuvre, elle est partie constitutive de l’œuvre »102. Mais pour nous concentrer sur ce qui m’intéresse par rapport à Le bord du monde dans le présent chapitre, la question de l’expérience en l’occurrence, on se limitera à traiter la relation entre l’œuvre et le spectateur, et on laissera de côté les interactions avec des éléments non humains, de même que les relations entretenues par les éléments constitutifs du programme à l’intérieur de la machine. Interaction et relation ne seraient donc pas des concepts opposés. L’œuvre réagit au contact du spectateur, ce qui produit des changements sur l’état du dispositif. Ces changements seront en fonction des comportements (conditions) que l’artiste aura préalablement déterminés au moment d’écrire le programme informatique. La variation de l’état de l’œuvre, perçue comme un comportement, aura à son tour une incidence sur l’état du spectateur, qui répondra avec une nouvelle action, et ainsi de suite. C’est lors de ce voyage aller-retour que la relation interactive peut se constituer en une expérience, puisqu’elle se produit comme un accomplissement enchaîné d’événements qui conforment un tout différenciable. Dans L’art comme expérience, Dewey nous dit qu’ « il y a constamment expérience, car l’interaction de l’être vivant et de son environnement fait partie du processus même de l’existence »103. Cependant, pour différencier cette expérience d’une expérience (véritable, complète), il faut que dans son mouvement elle aille jusqu’au bout, qu’elle s’individualise. L’expérience apparaît alors comme « une unité qui la désigne en propre »104. Elle acquiert une spécificité émotionnelle qui peut être appréciée sur le plan qualitatif ; c’est dans ce sens que pour Dewey toute expérience véritable ou aboutie comporte une dimension esthétique105. 97. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p. 78. 98. Entrée du mot « interaction » dans le Nouveau Petit Robert de la langue française [CD-ROM], Paris, Le Robert, 2001. 99. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p. 78. 100. Entrée du mot « interactivité » dans le Nouveau Petit Robert de la langue française [CD-ROM], Paris, Le Robert, 2001. 101. Annick Bureaud, Les Basiques : art “multimédia”. Qu’est-ce que l’interactivité ? In : site de Leonardo/Olats [en ligne]. Publié le 04/2004. Disponible sur : <http://www.olats.org/livresetudes/basiques/6_ basiques.php> (consulté le 02/05/2013) 102. Jean-Louis Boissier, Les traversées de l’image, art et littérature. [Cité dans Annick Bureaud, op.cit.] 103. John Dewey, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010, p. 80. 104. Ibid., p. 83. 105. Ibid., p. 97-98.

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Il faut quand même signaler que l’expérience qui se produit lors de l’interaction avec le dispositif, ne se limite pas, comme le souligne si bien Dewey, « à agir et à éprouver en alternance, mais se construit sur une relation entre ces deux phases »106. C’est ce qui confère à l’expérience une structure sémantique. L’action et sa conséquence doivent être reliées pour que du sens soit créé et perçu par le spectateur. Ce sont le sens et l’étendue de cette relation qui constituent le contenu signifiant de l’expérience107. La relation du spectateur avec l’œuvre se manifeste en plus comme un processus mental, fruit d’interprétations diverses ; c’est d’ailleurs une relation valable pour n’importe quelle œuvre, interactive ou non. L’œuvre n’est pas un objet à part, séparé de l’expérience humaine une fois que sa création est achevée, « puisque la véritable œuvre d’art se compose en fait des actions et des effets de ce produit sur l’expérience »108, une expérience qui inclut les interprétations auxquelles est soumise l’œuvre inévitablement. C’est un constat qui met à l’épreuve la pertinence du concept d’autonomie appliqué notamment aux œuvres où l’action du spectateur est indispensable pour le dévoilement des intentions discursives de son auteur, à plus forte raison que s’il n’y avait pas de spectateur, l’œuvre n’existerait point… Le rôle du spectateur a été sujet à polémique surtout depuis les années soixante/ soixante-dix avec l’essor de l’art participatif (happennig, body art, art cinétique, etc.). Les désirs croissants des artistes de rapprocher davantage l’œuvre et le spectateur, et de faire sortir ce dernier de sa léthargie contemplative, furent le cadre idéal pour que l’idée que le spectateur peut se transformer en coauteur prenne une force inattendue. Cependant, Duchamp avait déjà suggéré le caractère actif de la perception en affirmant que c’est le regardeur qui fait le tableau109 ; mais, si là il s’agissait d’une faculté mentale, avec l’art participatif, et encore plus avec l’art interactif, qui complexifie les préoccupations à cet égard, cette faculté auctoriale devint vraiment physique et objective110. E. Couchot et N. Hillaire tranchent par l’existence de deux auteurs au sein de l’œuvre interactive : un « auteur-amont », qui définit les intentions discursives de l’œuvre, lors de la conception du programme notamment, et un « auteur-aval », qui actualise par son interaction les contenus potentiels de l’œuvre111. Cela suppose une « œuvreamont » et une « œuvre-aval » respectivement. Et ils ajoutent : L’art interactif est conçu –et doit l’être– pour que la subjectivité du spectateur s’exprime le plus librement possible à travers ses choix, ses gestes, son regard, même si cette expression exige d’être encadrée par certaines contraintes. L’œuvre mérite le nom d’œuvre, et le coauteur le nom de coauteur, lorsque l’auteur-amont n’a pas seul le privilège de l’intention112.

106. 107. 108. 109. 110. 111. 112.

Ibid., p. 94. Ibid., p. 95. Ibid., p. 29. Edmond Couchot, Norbert Hillaire, op. cit., p. 109. Ibid. Ibid., p. 109-110. Ibid., p. 111.

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Le bord du monde

Figure 5. Bill Viola, The Tree of Knowledge, en-

vironnement interactif, 2,4 x 3,2 m. (projection) 16 x 2,4 x 3,2 m. couloir) 1997.

Cela reste encore conciliant et dans les limites de l’acceptable ; l’extrême est atteint, à mon avis, en affirmant que dans l’œuvre interactive l’artiste, en tant qu’auteur de sa réalisation et détenteur d’une intention discursive, n’existe plus du tout, et que l’interacteur est le seul auteur de l’œuvre. Où nous conduirait le fait de savoir si une œuvre est interactive ou comportementale ? Une œuvre comme The Tree of Knowledge113 (L’arbre de la connaissance) (1997), de Bill Viola, dont l’opératoire est celle d’une œuvre interactive, véhicule-t-elle exclusivement les intentions du spectateur ? L’installation de Viola consiste en un couloir étroit au fond duquel on voit la projection de l’image de synthèse d’un arbre. Au fur et à mesure que le spectateur avance vers l’image, l’arbre passe par tous les états de son évolution, depuis qu’il est petit (lorsque le spectateur se trouve éloigné de l’image) jusqu’à sa mort (lorsque le spectateur est au plus près). Quand le spectateur fait le mouvement inverse, l’image fait marche arrière comme avec une télécommande. Bien qu’on puisse dire qu’effectivement le spectateur est en mesure de contrôler avec précision le déroulement de la séquence, on est bien loin de pouvoir affirmer que cela suppose que les intentions de l’artiste se soient évaporées sous l’emprise du désir du spectateur d’avancer ou de reculer. Tout est en fonction de décisions que l’auteur a prises, parmi lesquelles celle de faire avancer ou reculer le spectateur. La direction de ces mouvements est clairement porteuse du sens de l’œuvre, qui n’aurait pas été le même si, par exemple, imaginant une autre scénographie, le spectateur avait été amené à se déplacer parallèlement à la projection. Puis, le spectateur est-il vraiment coauteur ? Prenons l’exemple de la télécommande utilisée pour faire avancer un film lorsque nous voulons revoir une séquence qui nous intéresse : nous ne devenons auteurs ni de l’objet télécommande ni du film du simple fait de l’usage que nous en faisons. Nous avons suffisamment de capacité de discernement pour comprendre que les modifications que nous avons créées par l’avancement du film ne font pas partie de sa structure narrative, et qu’elles n’ont donc pas de valeur symbolique en elles-mêmes ; sauf si cette opération était mise en place 113. Œuvre citée pour exemplifier les systèmes interactifs. F. Aziosmanoff, op.cit., p. 75.

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dans le cadre une œuvre interactive, parce que là, puisque c’est censé être de l’art, cela devrait porter un sens qui est défini par l’artiste, et c’est ce à quoi le spectateur sera confronté. Les intentions, ce qui ne veut pas dire les interprétations, restent le territoire de l’artiste ; dire autre chose c’est le prendre trop littéralement. L’exemple de l’œuvre de Bill Viola m’a intéressé tout particulièrement du fait des points communs de sa manière de fonctionnement et de celle du dispositif de Le bord du monde. Dans les deux cas, le mouvement du spectateur, en s’approchant ou en s’éloignant de la projection, produit un changement de l’image vidéo diffusée. Par contre, je répète, je ne crois que ni dans l’un ni l’autre les envies expressives du spectateur l’emportent sur le contenu symbolique (lui-même en fonction de la démarche artistique) que ces actions peuvent entraîner respectivement. Il faut toutefois signaler que dans Le bord du monde, à la différence de l’œuvre de Viola, il ne s’agit pas d’une unique séquence vidéo qui est reproduite du début à la fin, c’est-à-dire la transition des images ne constitue pas un effet enregistré préalablement, mais fait partie d’un traitement en temps réel. Le bord du monde compte trois thèmes vidéo : le bord et le jardin, enregistrés en amont, et la fusion de ces deux, actualisé en temps réel par l’interaction du spectateur avec le dispositif. Les deux thèmes fusionnés tournent de manière indépendante l’un de l’autre, ce qui diversifie les images projetées de par leur combinaison au moment de la fusion, mais surtout qui ajoute plus de complexité au rapport du spectateur à l’œuvre, lui permettant d’entrer en relation avec un dedans et un dehors souples et donc d’expérimenter cette notion de bord qui m’intéresse. Pendant la fusion, les images ne se fondent pas seulement par un fondu enchaîné : un effet de chroma key fait que des zones de l’image d’au-dessus deviennent transparentes et laissent entrevoir l’autre vidéo qui tourne derrière. Le spectateur a le choix d’avancer vers le bord ou de reculer dans le jardin, ou bien de jongler entre les deux tout en restant sur la fusion. Ce dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, crée la sensation d’un bord perméable qui est un questionnement de la traditionnelle séparation entre le monde subjectif et le monde objectif. Ainsi, les enjeux de l’œuvre émergent-ils à travers la relation du spectateur avec le dispositif. S’efforcer de savoir si le spectateur commande ou non l’œuvre est certes inutile, car quoi qu’il en soit, il n’est pas dans une démarche créatrice, il ne fabrique pas une nouvelle œuvre du seul fait de son interaction ; il interagit au cœur d’un ensemble de choix et des règles qui est déterminé par l’auteur. Si l’œuvre se montre d’une forme ou d’une autre suivant le moment de son actualisation par le spectateur, cela ne crée pas des œuvres différentes, c’est la même œuvre sous une certaine facette de sa forme potentielle, celle conçue para l’artiste. Comme le dit Dewey pour l’expérience, dans l’interaction « la forme du tout est présente (…) dans chacune des parties114 ». L’œuvre-amont et l’œuvre-aval : il ne s’agit que de l’œuvre totale de l’expérience. D’autre part, penser que l’éventuelle incompétence du spectateur, voire sa mauvaise volonté115, pourraient être des facteurs nuisant, eux aussi, à la communication du discours, entrerait en contradiction avec la supposée intelligibilité du système 114. John Dewey, op.cit., p. 114. 115. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p. 48 et p. 78.

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interactif… Tout cela pour dire qu’au contraire, les œuvres de living art s’exprimeraient indépendamment de la compétence du spectateur116. Couchot et Hillaire pensent eux aussi que la méconnaissance sur le fonctionnement de l’œuvre peut causer des entraves à la communication du discours : … cette éducation est trop souvent laissée à l’initiative du seul spectateur qui doit découvrir tout seul, sans aucune aide, les règles de navigation ou d’interaction. Il se transforme alors en machine à cliquer –cliquer sur n’importe quoi sans raison ni conscience du geste– et abandonne très vite117.

La réponse du spectateur sera de « remplir les vides laissés par l’auteur »118. Par des actions effrénées qui ne construisent pas de sens, encore moins une expérience, l’œuvre perd son efficacité symbolique. C’est peut-être à cela que se résument toutes les craintes exprimées par F. Aziosmannof à l’égard des œuvres interactives. Mais si cela peut être le cas de certaines œuvres interactives, ce n’est pas obligatoirement un défaut constitutif de l’interactivité. Examinons un exemple où les habilités du spectateur pourraient avoir une incidence sur l’efficacité de la communication du discours. Cité par E. Couchot pour exemplifier ce qu’il a appelé le genre de l’ « outil d’art »119, A very nervous system (1986-1994), de l’artiste canadien David Rokeby est un dispositif qui produit de la musique comme conséquence des mouvements de l’interacteur. Un résultat de qualité musicale est assuré par la programmation, indépendamment des mouvements ; cependant Couchot nous fait remarquer que, « comme c’est le cas avec tous les outils d’art, les résultats n’ont pas vraiment d’intérêt pour un éventuel auditeur que si l’expérimentateur est lui-même inventif et s’il consent à apprendre à jouer du dispositif comme d’un autre instrument »120. Le degré de maîtrise du spectateur et son talent se montrent là comme des éléments de poids dans l’expression du sens de l’œuvre ; mais, le spectateur réussit-il à la manipuler ? Comme j’ai déjà dit, le spectateur ne crée pas une œuvre différente ; il est contraint de choisir parmi un groupe d’éléments déterminés par l’artiste. Le comportement qu’il peut déclencher sur le dispositif, ou le résultat qu’il pourrait ressentir comme modelé exclusivement par son intermédiaire, est soumis à des règles établies par la programmation (difficilement manipulables sans avoir accès au programme), ou ce qui revient au même, par les intentions de l’artiste. De toute évidence, ce qui dérange est l’utilisation du mot manipulation (dans l’acception, pas très édifiante, d’influence insidieuse sur un comportement) et son association à l’interactivité, et enfin, que tout cela signifie que le discours de l’artiste a été détourné. Refuser que le spectateur puisse manipuler une œuvre interactive ne veut pas dire qu’elle soit pour autant autonome ; le programme d’une œuvre interactive tout seul n’est plus qu’un groupe de règles qui n’appliquent nulle part. 116. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p. 80. 117. Edmond Couchot, Norbert Hillaire, op. cit., p. 111. 118. Ibid. 119. Edmond Couchot, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, J. Chambon, p. 189. 120. Ibid.

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Et si l’interaction qui nous est proposée n’est que le petit jeu naïf et amusant d’appuyer à volonté sur le bouton… ? Dewey imagine une activité qui, bien qu’efficace dans le domaine de l’action, ne constituerait pas une expérience consciente : L’activité est trop automatique pour que l’on garde présents à l’esprit son objet et sa visée. Elle arrive à son terme, mais ce terme ne représente pas une clôture ou un couronnement conscients. Les obstacles sont surmontés grâce à un savoir-faire expert, mais ils ne nourrissent en rien à l’expérience121.

Mais le fait d’actionner un bouton, cherchant continuellement et uniquement le plaisir de la variation immédiate, la « complaisance sans but »122, même si c’est de la manière qu’on veut et autant qu’on veut, ne prouve pas non plus que le spectateur contrôle quoi que ce soit ; seulement qu’un comportement donné ne comporte pas de valeur symbolique et qu’il n’est pas réussi pour le faire valoir dans le domaine artistique. Que les interactions se justifient symboliquement, ou pour le dire dans le langage de Dewey, que les interactions deviennent expériences, est le propre de l’art. Dans les œuvres interactives réussies d’un point de vue de l’interaction, le spectateur fait l’expérience de l’œuvre et se fait une expérience, il se crée une expérience, il en est l’auteur : c’est là que réside sa créativité. Bref, chercher à différencier l’interactif du comportemental nous place dans un débat, à mon avis, stérile. Je crois que le spectateur participe à la visibilité du discours de l’œuvre (lui-même élaboré par l’artiste), pas à l’élaboration de son discours à lui. Ce que je retiendrai du concept de living art est l’aspect concernant l’expérience du spectateur avec l’œuvre. Plus que l’idée d’un comportement autonome, j’apprécie l’idée de l’expérience que fait vivre le dispositif ; un dispositif qui est capable, via le programme, de sentir la présence du spectateur et de réagir à ses actions, en quelque sorte comme le ferait un organisme vivant. La comparaison avec le vivant est faite dans la mesure où l’œuvre est susceptible d’afficher des états donnés dans des circonstances particulières, ce qui montre que sa forme n’est pas figée. Précisons ici que le comportement de l’œuvre est établi par le programme, il est figé, mais son expression formelle est variable. Un autre aspect à souligner est celui du symbolisme des informations qui sont recueillies et interprétées par le système, sans que cela suppose dans ce cas que je veuille « connaître l’attention du public, son engagement dans la relation […] pour déduire sa motivation et son appréciation de l’expérience qu’il est en train de vivre »123. Je ne fais pas d’analyse psychologique de l’expérience. Cela pourrait être important pour certaines œuvres de living art, mais pour Le bord du monde, c’est surtout la localisation du spectateur sur l’espace qui est prise en compte, ainsi que le nombre de spectateurs et la direction de leurs déplacements. Ce sont ces informations qui produisent un effet sur l’état du dispositif et qui sont en relation directe avec le discours de l’œuvre. Puisque ces informations sont le résultat de l’action directe du spectateur, je me permets de faire une digression à ce sujet.

121. John Dewey, op.cit., p. 86. 122. Ibid., p. 89. 123. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p. 80.

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Le bord du monde

On avait déjà vu, avec Dewey, que la relation entre l’action et sa conséquence, entre agir et éprouver, était à l’origine du contenu signifiant de l’expérience. Dans un premier temps, Dewey situe ces deux phases d’action et de réception au moment de la création artistique, où l’artiste les conjugue simultanément : il crée en même temps qu’il perçoit. Dewey insiste sur le fait que l’esthétique n’est pas reléguée au seul moment de la réception, car pour produire son œuvre, l’artiste doit se situer lui aussi à la place du spectateur s’il veut avoir une idée de ce que sa création pourra faire ressentir plus tard. Les liens crées entre ce qu’il a déjà fait et ce qu’il éprouve sont la manifestation de son intellect124, ce qui « signifie simplement que l’expérience a un sens »125. Le processus de perception du spectateur n’est, comme on pourrait le penser, un processus passif. Autrement il s’agirait de reconnaissance, sorte de perception interrompue qui n’a pas réussi à se développer126. Non, l’intégration que suppose la réception du produit artistique fait de la perception un acte de reconstruction conscient, vivant et animé127. De la même façon que l’artiste doit passer alternativement par des phases d’action et de perception lors de la création de l’œuvre, le spectateur devra lui aussi se mettre à la place du créateur pour pouvoir extraire la signification du processus créatif, pour qu’il y ait compréhension de l’œuvre et appréhension de l’expérience créative comme un tout. Y a-t-il en définitive un autre moyen pour comprendre et saisir une expérience qui en principe ne nous appartient pas que d’en vivre une autre qui lui ressemble sous certains aspects ? En effet, pour percevoir, un spectateur doit créer sa propre expérience qui, une fois créée, doit inclure des relations comparables à celles qui ont été éprouvées par l’auteur de l’œuvre. Celles-ci ne sont pas littéralement semblables. Mais avec la personne qui perçoit, comme avec l’artiste, il doit y avoir un agencement des éléments de l’ensemble qui est, dans sa forme générale mais pas dans le détail, identique au processus d’organisation expérimenté de manière consciente par le créateur de l’œuvre128.

Or, cela ne veut dire, et Dewey n’affirme pas non plus le contraire, que le spectateur se transforme en artiste, ou qu’il crée une nouvelle œuvre. Tout au plus, Dewey veut remettre en question l’existence d’une coupure entre le processus de création et de réception. Il tient à préciser que la similitude entre les deux expériences n’est pas littérale, mais qu’elles sont équivalentes seulement dans sa structure, due aux relations de sens qui s’établissent au moment d’agir et d’éprouver. S’il y a une dimension vraiment créative chez le spectateur, il faudrait la chercher du côté de sa démarche interprétative, particularité qui renforce le caractère actif du spectateur dans sa relation avec l’œuvre. Ce n’est pas exclusif de la relation expérientielle du spectateur avec l’œuvre ; dans la vie de tous les jours, pour qu’une nouvelle expérience acquière des traits l’individualisant en tant que telle, autrement dit pour qu’elle devienne une expérience aboutie, elle est confrontée à des expériences passées. Les liens créés, les significations données, plus ou moins marquées, plus ou moins éloquentes sur le plan émotionnel, feront de ses événements des expériences superficielles ou, au contraire, des expériences notables. 124. 125. 126. 127. 128.

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John Dewey, op.cit., p. 96 Ibid., p. 111. Ibid., p. 107. Ibid., p. 108. Ibid., p. 110.


Une œuvre vivante qui fait vivre une expérience

À cause de l’expérience qu’elle peut susciter, l’œuvre s’avère potentiellement polysémique. Elle n’est pas indépendante ou autonome, et ce sont justement les interprétations multiples qui font d’elle un produit complexe et séduisant. Si l’œuvre n’est pas capable de faire ressortir toutes ces interprétations, elle reste virtuellement sans intérêt pour qui que ce soit. « Toute expérience (…) commence (…) comme une impulsion »129. Déplacée au contexte de la réception de l’œuvre d’art, cette idée rejoint le caractère actif de la re-construction de sens ; reconstruction du sens envisagé par l’artiste lors de l’expérience créative, et construction en tant qu’interprétation, du point de vue de l’ « œuvre ouverte »130. La posture active du spectateur est la condition indispensable pour que la relation avec l’œuvre devienne une expérience pour lui. C’est ce qui lui permet d’accomplir une tâche qui est l’aboutissement d’un processus de création de liens entre des phases d’action et de réception. Cela est si valable pour l’expérience qui se crée dans l’interaction au sein du dispositif interactif, que le spectateur doit agir stricto sensu pour que ces relations par lesquelles l’expérience vécue acquiert un sens s’établissent effectivement. L’expérience qui surgit est comparable, quant à la façon dont elle est faite, à celle qui se produit lors du processus de création. Dans l’œuvre interactive, les règles pour les relations qui se créent entre agir et éprouver, relations de sens établies par l’artiste lors de l’expérience de création, se trouvent à l’intérieur du programme. Il est un condensé en puissance de l’expérience créative de l’artiste, ce qui n’est pas sans rappeler, comme le dit Jean-Louis Boissier, que l’interactivité se situe aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du système. On serait tenté par l’idée que le dispositif lui-même crée de relations de sens, qu’il est pris dans des phases d’action et de perception, qu’il éprouve la présence du spectateur et agit en affichant des comportements, et que par conséquent… il vit une expérience. Mais cela devient un non-sens : à l’état actuel de la question, l’expérience, telle qu’elle est définie couramment, reste un phénomène exclusivement lié à l’humain, ou aux êtres vivants selon Dewey, pour qui elle « est le résultat de l’interaction entre un être vivant et un aspect quelconque du monde dans lequel il vit »131. Je ne m’attarderai pas sur le problème de savoir si, vu que l’expérience est un acte d’intellect, une plante, par exemple, serait capable d’éprouver une expérience. Je disais que les informations récoltées sur le spectateur par le système, correspondantes à la phase d’action, contribuent à structurer la dimension symbolique de l’œuvre. Pour bien s’articuler, elles doivent porter un contenu symbolique en ellesmêmes, défini par les intentions discursives du créateur. Dans Le bord du monde, cette articulation se construit à travers la métaphore géographique de l’île. C’est pour cette raison que la localisation se trouve au premier rang ; c’est elle qui donne forme à l’île, marquant le bord qui dessine l’espace intérieur (subjectif). Puis, il y a le nombre de spectateurs, ce qui met l’accent sur l’île comme insularité partagée, et également sur les aspects partagés de la subjectivité. L’œuvre n’est pas la même quand il n’y a 129. Ibid., p. 115. 130. « (…) toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et “close” dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est “ouverture” au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée.» Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979, p. 23. 131. John Dewey, op. cit., p. 94.

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Le bord du monde

qu’un seul spectateur que quand ils sont plusieurs. Plus leur nombre augmente, plus la forme de l’île sera complétée ; cela toujours en fonction de leur localisation. Enfin, la direction de leurs déplacements influence le dialogue entre dehors et dedans, entre l’intérieur et le bord. On remarquera que chaque action du spectateur, avec valeur d’information pour le système, établit des relations de sens avec ce qui doit être éprouvé : un espace bien délimité par des bords qui laissent toutefois imaginer une ouverture se profiler à l’horizon ; une zone intérieure en expansion et (géographiquement) très riche ; une certaine relativité, une marge d’imprévu, au cours de l’interaction (car le plus souvent on n’est pas tout seul) qui met en perspective le processus de perception (re-construction de sens) et la construction subjective en général, les définissant aussi comme le résultat d’une action partagée. Ce sont ces relations de sens qui contribuent à faire de l’interaction, de la rencontre entre le spectateur et l’œuvre, une expérience. La valeur symbolique de l’image est également capitale pour moi, et sa qualité formelle doit contribuer à l’intensité de l’expérience. Tel est le cas notamment de la vidéo du jardin, qui est l’expression de la relation constructive du sujet avec son environnement. L’image du jardin n’est pas seulement l’image du jardin, mais l’image d’un espace symboliquement étendu. Voulant exprimer la condensation d’une géographie totale, ces images cherchent la diversité dans leur forme. Le son incorporé doit contribuer à renforcer leur valeur fictionnelle. On s’accorde à dire que dans les œuvres interactives « le dialogue avec le spectateur est prioritaire »132. E. Couchot indique que la seule raison d’être de l’aspect formel de l’œuvre est le sens qu’il porte pour le projet interactif, et cela malgré l’intérêt des artistes à l’égard de la qualité des images133. Pour l’œuvre de living art « l’enjeu principal dans la réception de l’œuvre n’est (…) pas celui du système formel utilisé, ni l’intérêt fictionnel de la situation, mais la qualité de la relation qui peut s’établir avec elle et l’intérêt de son comportement »134. Frank Popper, en se référant de manière générale à l’art participatif, affirme que c’est la confrontation dramatique qui devient essentielle, et plus l’objet en tant que tel135. Je pense que l’expérience qui fait vivre l’œuvre, et donc la possibilité d’une amplification de la relation du spectateur avec elle, est ce qu’il y a de plus attirant au moment de se décider pour l’interaction. Pourtant, je pense que dans Le bord du monde les images vidéo ont un intérêt par elles-mêmes ; bien entendu, cet intérêt se vérifie par leur imbrication avec le reste des éléments qui composent l’installation et contribue au discours global du projet. Ces images, auraient-elles la même force autrement ? À vrai dire, je ne saurais privilégier un élément de l’œuvre par-dessus un autre, même pour une œuvre interactive. Où se trouve la charge symbolique de l’œuvre, dans la relation ou interaction, dans le programme, dans un effet quelconque qui s’affiche ou dans les éléments formels qui la constituent ? Il faut considérer l’œuvre comme un système où chaque partie joue un rôle qui ne prend sens qu’en s’articulant avec les autres parties à l’intérieur du propre système. Le système pourrait continuer à fonctionner, ou mal fonctionner, en absence d’une de ces parties, mais une partie isolée verra son potentiel diminué, voire anéanti. L’organisation 132. Edmond Couchot, La technologie dans l’art : de la photographie à la réalité virtuelle, p. 189. 133. Ibid. 134. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p. 94. 135. Frank Popper, Art, action et participation : l’artiste et la créativité aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 2007, p. 13.

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Une œuvre vivante qui fait vivre une expérience

dynamique de toutes ces parties dans un but intellectuel, c’est-à-dire avec un objectif qui leur apporte une signification, est la prémisse pour la création de l’expérience symbolique. Dans Le bord du monde, cette idée de dispositif comme système s’applique notamment au programme informatique. En réalité, il n’en existe pas un seul, mais quatre (un pour chaque projection) qui conforment un tout organique. Le comportement du dispositif se dégage de la mise en relation entre les quatre. C’est une condition que l’on pourra remarquer de manière plus évidente quand les spectateurs seront plus nombreux à interagir avec le dispositif. L’expérience qui fait vivre le dispositif prend en compte l’expérience du reste de sujets éventuellement présents. L’interaction des autres spectateurs alimente l’expérience individuelle en l’enrichissant avec de nouveaux points de vue et des suggestions d’interaction. L’intensité que l’expérience peut représenter pour chaque spectateur séparément ne diminue en rien pour autant. L’expérience est vécue avec tout le corps, car ses déplacements sont sollicités pour que des variations s’opèrent sur les images diffusées. Germe de toute expérience véritable, l’impulsion amène le spectateur à découvrir ce qu’il y a à découvrir. Dewey définit l’impulsion comme « un mouvement vers l’extérieur et vers l’avant de tout l’organisme (…) »136, qui naît d’un besoin véhément de parvenir à un résultat. Les impulsions « ne peuvent être satisfaites qu’en instituant des relations précises (relations actives, interactions) avec l’environnement »137. Dans Le bord du monde, l’impulsion anime le spectateur avec le désir de déclencher sur le dispositif des comportements ignorés. Si cette impulsion ne se constate pas, l’expérience ne peut avoir lieu et, ceci dit au passage, l’œuvre non plus. L’expérience dévient intense parce qu’elle est vécue aussi comme une immersion dans le monde qui est créé par les images. Ce sont surtout les images diffusées lorsque le spectateur se trouve au centre du dispositif (les images du jardin) qui sont chargées de donner cette sensation de plongée dans un autre monde, latent dans le perspect du jardin. Pour ces images en particulier, les projections sont toujours visualisées sur les quatre murs de la salle, même quand il n’y qu’un seul spectateur. Il se voit ainsi entouré par les images de tous côtés, et comme l’espace devient démesuré par rapport à sa taille, cette sensation d’immersion est possiblement plus accentuée. Il faut du temps pour retrouver sa proportion ; c’est l’occasion peut-être de se relâcher, de rêver, d’y rester un peu plus longtemps. La phase esthétique, ou phase où l’on éprouve, est réceptive. Elle implique que l’on s’abandonne. Mais laisser aller son moi de façon adéquate n’est possible qu’au moyen d’une activité contrôlée, dont il est fort probable qu’elle sera intense. […] La perception est un acte de libération d’énergie, qui rend apte à recevoir, et non de rétention d’énergie. Pour nous imprégner d’un sujet nous devons en premier lieu nous y immerger138.

136. John Dewey, op. cit., p. 115. 137. Ibid., p. 116. 138. Ibid., p. 109.

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Le bord du monde

La conception deweyenne de l’expérience nous a permis d’analyser l’interactivité au sein du dispositif interactif. Concluons, donc, ce chapitre avec une synthèse de quelques-unes de ces idées déjà abordées, en ayant toujours en tête l’installation Le bord du monde de façon à en faire la transposition. Dewey nous dit qu’il n’existe pas de fissures ni d’intervalles inutiles dans une expérience, mais qu’il y a des « lieux de repos »139 qui permettent de mesurer l’ampleur de l’étape vécue précédemment et empêchent la désintégration de l’expérience totale. Les pauses sont nécessaires au mouvement continu de l’expérience vers son aboutissement. Elles se situent entre les différentes parties qui la composent. Chacune de ces parties correspond à une action dont l’ensemble s’organise de façon dynamique, avec un commencement, un développement et un accomplissement. Cependant, la satisfaction de la culmination n’attend pas la fin pour se manifester ; elle est anticipée tout le long de l’expérience dans un flux constant qui enchaîne les parties l’une à l’autre et conforme une unité. C’est par l’appréciation émotionnelle de chaque partie que celles-ci gagnent en intérêt, ce qui les individualise et leur apporte une signification particulière. Voilà des relations de sens qui viennent d’être faites. La fin en soi n’a une valeur que par l’intégration de ces relations de sens établies à chaque étape. Cela souligne l’importance de l’expérience comme un mouvement, et suppose également que sa signification finale est présente, anticipée, au sein de chaque partie. Accumulées de manière régulière et progressive, rythmées comme dans un mouvement respiratoire140, chaque relation de sens façonne le sens global de l’expérience symbolique.

139. John Dewey, op. cit., p. 82. 140. Ibid., p. 113.

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DEUXIÈME PARTIE : Méthodologie de gestion du projet



VII Description fonctionnelle et technique

1. Le dispositif, partie visible Le bord du monde est une installation vidéo interactive qui comptera quatre projections : une projection sur chaque mur d’une salle rectangulaire (cf. figure 7 et annexes figure 38.). Les projections correspondant à chaque mur dépendront de la zone de détection qui sera activée par le spectateur. Cette zone sera constituée par un tapis rectangulaire de pelouse artificielle (cf. annexes figure 39), dont chaque bord sera en relation avec la projection immédiatement en face. Le centre du tapis, pour sa part, déclenchera toutes les projections dans des conditions spécifiques. Les dimensions de la salle seront variables, de même que celles du tapis. En principe, l’installation pourra être adaptée selon les conditions du lieu d’exposition. Pourtant, il faut remarquer certaines limites, car la taille plus grande ou plus petite de la salle aura une incidence non seulement sur le réglage des capteurs, mais aussi, et plus fondamentalement, sur la taille des projections et la qualité de l’image ; ce dernier paramètre étant en fonction également du modèle de projecteur utilisé. Ces limites pourraient être fixées à une vingtaine de mètres carrés qui garantissent tant la qualité de l’image que les sensations d’immersion du spectateur, mais dans tous les cas les tests s’avèrent indispensables.

2. Structure du dispositif et ensemble de composants Le fonctionnement du dispositif s’opérera à travers un programme informatique réalisé avec le logiciel Max et sa bibliothèque Jitter pour le traitement vidéo en temps réel. L’analyse de la détection sera également réalisée sous Max/Jitter, au moyen de la bibliothèque cv.jit, dédiée à la vision par ordinateur. Un même programme (patch) tournera sur quatre ordinateurs indépendants qui seront reliés à leur tour à quatre caméras web respectivement. Placées en face de chaque bord du tapis et au-dessus de la projection concernée, elles seront utilisées comme capteurs pour la détection de présence et de mouvement. Chaque ordinateur aura donc son propre programme et vidéos (cf. figure 6) ; celles-ci ne seront pas identiques pour autant d’un ordinateur à l’autre.

57


Le bord du monde

Figure 6. Sur chaque ordinateur le pacth de Max/ Jitter s’occupe du traitement vidéo et de l’analyse de la détection.

1

2

3

4

Caméra web

Caméra web

Caméra web

Caméra web

ENTRéE

TRAITEMENT

Max/Jitter

Max/Jitter

Max/Jitter

Max/Jitter

SORTIE a

b

Enceintes Projecteur

Projecteur

Projecteur

Projecteur

Enceintes

c Enceintes

A

B

C

Composants : • 1 tapis de pelouse artificielle • 4 ordinateurs • 4 caméras web • 4 projeteurs • 4 paires d’enceintes • Câbles

58

D

d Enceintes


Description fonctionnelle et technique

Entrée Placard technique A 13

5

6

7

8

14

1

20

21

15

B 9 4

12

2

10 11

D

19

16

3

18

1

2

3

4

Caméras web

5

6

7

8

Ordinateurs

9 10 11 12

Projecteurs

13 14 15 16

Enceintes

C

21 A B C D

Tapis Projections

17

Figure 7. Schéma de l’installation avec tous ses composants.

17 18 19 20

59


Le bord du monde

3. Le contenu (images et sons) Les vidéos qui composent l’installation sont regroupées sur deux grands thèmes : intérieur et bord (cf. figure 8). Le premier correspond à des vidéos de petits jardins privées. La caméra fera des travellings dans le jardin avec un certain ralenti créé en postproduction, mais ils resteront très fluides, car les images seront originalement filmées en 50p. Il y aura une alternance entre des vues un peu plus générales du jardin, qui situeront le contexte filmé, et des images en très gros plan des plantes et du terrain du jardin. Les rushes ne seront pas montés (je garderai le plan-séquence) mais uniquement séparés pour leur donner une durée déterminée. De cette sorte, par moments, on aura l’impression que la caméra plonge dans le jardin. Le second thème sera celui du bord, de l’horizon. Ce seront des images de la côte de mon pays natal, Cuba : des vues de la mer et du paysage côtier. Pour ces images, la caméra filmera un cadre général fixe. Il y aura pourtant un troisième thème qui sera créé par la fusion de deux premiers (cf. figure 8) ; autrement dit, il ne sera pas conformé par des images vidéo préexistantes, mais créé lors d’un processus que l’on pourrait appeler de montage en temps réel. Cette fusion apparaîtra lors du passage du thème du jardin vers le thème du bord, et vice-versa. L’intégration entre les images sera réalisée à travers une incrustation ou effet vidéo par lequel deux images vidéo filmées séparément sont mélangées pour en créer une nouvelle : sur l’une des images on sélectionne une couleur (ou une plage de couleur) que l’on veut rendre transparente et on crée un masque qui laisse voir l’image au-dessous. Ce procédé de sélection d’une couleur clé est appelé chroma key. L’incrustation entre les deux thèmes principaux inclut des réglages au niveau de la tolérance et du dégradé, ce qui permet de contrôler la plage de couleurs et de lisser les bords entre les zones transparentes et opaques. Ces réglages pourraient être perçus par moments comme des fondus enchaînés entre les deux images incrustées. Les vidéos de jardins correspondant à chaque projection seront synchronisées de façon à ce qu’elles montrent des images de même type en même temps : espèce de sous-thèmes du thème du jardin (cf. figure 9). Ces sous-thèmes correspondront à l’association de ces images avec diverses zones géographiques ou biomes, tels que des forêts, déserts, montagnes… Le son d’origine du thème du jardin sera remplacé par du son spécifique en relation avec l’espace géographique connoté par chaque sous-thème. Chacune des quatre vidéos diffusées en même temps sera, comme j’ai déjà dit, différente, bien qu’appartenant au même sous-thème. Les sons seront eux aussi différents : chaque vidéo contiendra une bande-son distincte, sorte de couche sonore qui écoutées ensemble, conformeront le son complet du sous-thème. Le son des images de la mer sera celui de la bande-son d’origine. Par conséquent, si toutes les images d’horizon sont activées en même temps, le son de la mer des quatre côtes sera superposé. Le son de chaque thème fera l’objet d’un fondu enchaîné lors du passage d’un thème à l’autre.

60


Description fonctionnelle et technique

Figure 8. Vue de la zone de détection du tapis. Les vidéos déclenchées seront regroupées sous deux thèmes principaux : intérieur (1) et bord (3). Un troisième thème sera créé en temps réel lors de la fusion (2).

1 Intérieur

2 Fusion 3 Bord Annulation

1

2

3

61


Le bord du monde

Bois divers

Forêts exploitées

Forêts

Rochers, falaises, montagnes

Terrains irréguliers

Figure 9. Les sous-thèmes du thème du jardin correspondent à des séquences vidéo qui ont une atmosphère similaire, car elles font allusion à une géographie particulière.

62


Description fonctionnelle et technique

4. Ce que voit et entend le spectateur Le spectateur entre dans une salle rectangulaire, vide et légèrement éclairée (cf. figure 10). Le seul objet qu’il apercevra sera le tapis de pelouse artificiel placé au centre de la pièce. L’éclairage, très doux, sera concentré sur le tapis. Il n’y aura pas encore de projections ; elles se mettront en marche seulement lorsque le spectateur se trouvera dans le périmètre du tapis. C’est son déplacement sur le tapis qui déclenchera les différents thèmes vidéo de l’installation. Une fois que le spectateur a fait contact avec un des bords du tapis, une projection vidéo d’horizon marin apparaîtra immédiatement en face du bord en question (cf. figure 11) ; les autres resteront éteintes. Au fur et à mesure qu’il s’engage vers le centre du tapis, l’image changera pour devenir l’image du jardin (cf. figures 12-14). La zone intermédiaire entre le centre et le bord déclenFigure 10.

xABCDx A

D

B

C

Figure 11.

_D_ A

D

B

C

Légende ABCD (ABCD) -ABCD_ABCD_ xABCDx

Projections Jardin Fusion Bord Annulation Spectateur

63


Le bord du monde

chera l’image vidéo de la fusion entre l’horizon et le jardin (cf. figure 13). Chaque côté du tapis se comportera de la même manière. Quand le spectateur sera au centre du tapis, les quatre projections seront en fonctionnement (cf. figure 14). Tous les thèmes vidéo auront du son. Les vidéos de l’horizon garderont leur bandeson d’origine. Quant à celles du jardin, le son original sera remplacé par d’autres en relation avec un espace géographique donné que l’image puisse connoter. Figure 12.

_A_ A

D

B

C

Figure 13.

-AA

D

B

C

Figure 14.

(ABCD) A

D

B

C

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Description fonctionnelle et technique

5. Ce qu’expérimente le spectateur (interactions) Le spectateur qui entre dans la salle ne découvre l’installation que s’il en fait l’expérience. La diffusion des images dépend de son déplacement dans l’espace d’exposition et de sa localisation précise sur la surface du tapis. Le tapis est une représentation du jardin, mais également, du territoire délimité de l’île et du territoire subjectif. Le spectateur fera donc l’expérience d’un bord, d’une frontière, sur les extrémités du tapis, et d’un espace intérieur, vers le centre du tapis. L’exploration de l’installation se fera librement ; mais étant donné que toutes les projections ne seront pas déclenchées en même temps, sauf celles du thème du jardin, la découverte sera graduelle. Le spectateur aura le sentiment de pénétrer dans un espace intérieur avec des bords bien marqués. Projetées sur les quatre murs de la salle, les images de jardin le feront plonger dans un monde très divers et captivant dont les relations d’échelle par rapport à sa taille ne feront que renforcer cette sensation d’immersion. Jusqu’à présent je n’ai parlé que d’un seul spectateur, le cas modèle d’interaction. Lorsqu’il s’agit d’une unique personne qui est en relation avec le dispositif, les images (d’horizon et ses transitions) ne seront visualisées que sur l’un de murs à chaque fois, selon le lieu où se trouvera le spectateur ; hormis, comme je viens de mentionner, le thème du jardin. Lorsqu’il y aura plus d’une personne sur le tapis, l’expérience du spectateur rencontrera de variations dans les images diffusées et le nombre de projections activées (cf. figure 15). Ce ne seront pas des modifications du contenu des images en ellesmêmes, mais des thèmes qui seront diffusés. Par exemple, si un spectateur se trouve au centre du tapis et d’autres sont sur l’ensemble de bords, le thème déclenché ne sera pas celui du jardin, mais celui du bord qui est activé. Cela est susceptible de

_A_ -CxCx

Figure 15. A

D

B

C

65


Le bord du monde

provoquer plusieurs cas de figure dans la mesure où il peut y avoir des spectateurs sur tous les bords en même temps ou seulement sur trois, deux ou un seul. On se rend compte qu’une situation de ce type peut évoluer très rapidement en raison d’éventuels mouvements des spectateurs. Les déplacements, et les variations dans la diffusion qu’ils produiront, seront donc un paramètre important dans l’expérience des spectateurs et leur manière d’appréhender le dispositif. Figure 16.

_ABCD_ A

D

B

C

Figure 17.

_AD_ (BC) xCx

A

D

B

C

Figure 18.

(ABC) _D_ A

D

B

C

66


Description fonctionnelle et technique

6. Comportement du dispositif (dynamique) Les variations dans l’état du dispositif seront perçues par les spectateurs comme des comportements du dispositif lui-même. Partant de ce principe, on peut dire que le comportement du dispositif est essentiellement celui d’un espace qui a des limites marquées, comme une île. Les bords sont l’un des éléments clés de son comportement ; l’autre c’est le centre, l’intérieur du tapis, où se trouve le monde du jardin. Malgré cela, les bords ont un rôle primordial pour comprendre le sens voulu pour le comportement. Ils vont annuler sur chaque bord les images que déclencherait le centre du tapis (les images du jardin). Les images déclenchées par la zone centrale sont l’expression d’une approche fictionnelle ou imaginaire de l’espace du jardin ; les images d’horizons marins parlent, pour leur part, de limites en rapport avec la géographie politique. C’est une frontière physique bien précise, mais plutôt de l’ordre du conventionnel, avec une signification qui est partagée par un grand nombre de sujets. L’approche imaginaire du jardin est, par contre, plus subjective, ce qui fait qu’elle ne coïncide pas forcément avec d’autres éventuelles visions du jardin. Bref, lorsqu’un spectateur seul explore le dispositif, les bords se feront évidents de manière consécutive ; c’est-à-dire la découverte des bords se fera au fur et à mesure que le spectateur s’en approchera : un seul bord à la fois. Au contraire, le fait que plusieurs spectateurs explorent le dispositif entraînera des changements dans la manière où le dispositif se montre. Un plus grand nombre de spectateurs aura comme conséquence une exploration multiple et, pour cela, une activation simultanée des bords. S’il y a des spectateurs sur tous les bords, c’est la vision partagée qui dominera sur le monde exclusif du jardin (cf. figure 16). Aussi les bords annulent-ils le centre (cf. figures 17 et 18). Le spectateur seul qui s’éloignerait du centre, activerait l’une de zones de transition et du bord, mais perdrait les images du jardin. Il ne lui serait possible d’explorer qu’un seul bord à chaque fois (exploration consécutive). Il serait sorti du centre qui représente la vision subjective vers le bord, la vision qu’il partage avec un plus grand nombre de sujets. Au-delà c’est l’inconnu de l’horizon prometteur. Les zones à l’extérieur du tapis, comme j’ai déjà mentionné, n’activent aucune projection. Cela fait partie aussi du comportement de l’installation, c’est ce qui dessine les bords. Ce comportement a, bien évidemment, des implications de sens. Aussi bien les bords que le centre font partie de la construction que le sujet fait du monde. Le sujet est au centre de cette relation avec ce qui l’entoure, et tant qu’un territoire donné n’a pas été soumis à l’expérience subjective, il reste inexistant du point de vue de l’expérience.

67


Le bord du monde

7. Le dispositif, partie cachée : le programme, le système de détection Le traitement vidéo en temps réel sera fait sous Max/Jitter, logiciel commercialisé par Cycling ‘74. Le patch conçu à cet effet sera chargé de la reproduction continuelle des vidéos et de la réalisation des chroma keys de transition. L’analyse de la détection se fera également sous Max, à l’aide de la bibliothèque cv.jit. L’image de chaque caméra web sera masquée, de façon à avoir uniquement la partie du tapis qui relève de la détection sur chaque côté (cf. figure 19 et 20). L’objet cv.jit.blobs.bounds sera chargé d’identifier les éléments qui composent l’image, appelés « blobs » dans le jargon de Max. L’image captée par la caméra devra être binarisée pour obtenir une meilleure définition des blobs. Les seuls blobs qui vont intéresser le programme seront ceux qui se trouvent le plus en bas de l’image (valeurs les plus élevées de l’axe des y), normalement ceux qui correspondront aux pieds des spectateurs qui se trouveront le plus près du bord (cf. figure 21). Figure 19. Vue de la zone du tapis qui concerne chaque caméra web (en gris clair). La même chose se répète sur chaque bord.

Intérieur

Fusion Bord

Alors, sur chaque ordinateur le fonctionnement du patch se déroulera comme suit. Deux vidéos tourneront en boucle en même temps, mais une seule sera diffusée, selon les règles établies préalablement ; à savoir que ce sont les informations sur la localisation du spectateur qui se trouve le plus près du bord du tapis qui vont déterminer le thème diffusé. Ces informations seront récupérées au moyen de la caméra web reliée à chaque ordinateur. Les déplacements des spectateurs provoqueront la transition d’une vidéo à l’autre (d’un thème à l’autre), et lors de cette transition le troisième thème vidéo sera créé en temps réel. Certaines parties de l’image deviendront ainsi transparentes et laisseront entrevoir la vidéo qui tourne au-dessous. Pour le fonctionnement correct du programme informatique, les ordinateurs requis pour ce projet doivent avoir, au minimum, les caractéristiques suivantes (celles de l’ordinateur utilisé pour les tests) : • • •

Processeur de 2.20 GHz 6 GB de mémoire RAM Carte graphique Nvidia ou similaire, 1180 MHz, 3072 MB

Les caméras web utilisées pour la détection seront des petites caméras d’une résolution maximale de 640 x 480.

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Description fonctionnelle et technique

Figure 20. Vue de la caméra normale (à gauche) et avec un masque (à droite) ne laissant voir que la zone de détection liée à ce côté en question.

0

80

160

240

320

x

60

120

Figure 21. Les carrés verts représentent les blobs repérés à l’aide de cv.jit. blobs.bounds. La valeur retenue par le dispositif, visualisée par le trait bleu, sera celle du y le plus bas du blobs le plus bas.

180

240 y

8. Scénographie, circulation, placard technique et sources d’énergie Les murs de la salle seront peints en blanc (ce qui n’est d’ailleurs pas banal pour la définition des images projetées), mais l’environnement de la pièce sera plutôt obscur. Un minimum d’éclairage sur le centre, bien que très doux, sera fondamental pour la captation des mouvements. Deux spots seront utilisés pour éclairer cette zone de détection sur le tapis. Ils seront situés juste au-dessus pour limiter la formation d’ombres qui pourraient gêner la captation. L’accès au dispositif se fera par la seule porte d’entrée. Le nombre de personnes présentes dans la salle sera déterminé par rapport aux dimensions de celle-ci qui, comme j’avais déjà dit, seront variables. En tout cas, le nombre des spectateurs ne devra peut-être pas dépasser la dizaine pour que le comportement du dispositif reste stable.

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Le bord du monde

Tout l’équipement technique sera dûment dissimulé de la vue du public de par la hauteur de son emplacement et la relative obscurité de la salle. À cause de leur petite, taille, les cameras web, resteront très discrètes ; elles seront placées au-dessus les projections respectives. Les enceintes seront également disposées par paires au-dessus des projections, convenablement séparées l’une de l’autre et avec une inclination de 45° vers l’intérieur, de façon à former un triangle avec le spectateur situé devant. Le fait que chaque projection ait ses propres enceintes permettra un repérage spatial plus efficient de la source sonore, ainsi qu’une immersion plus intense quand toutes les projections seront déclenchées en même temps. Les projecteurs et tout le câblage seront eux aussi placés par-dessus l’aire de projection. Quant aux ordinateurs, ils seront situés dans un placard technique habilité à cet effet près de l’entrée (cf. figure 7 et annexes figure 42). Pour son fonctionnement le dispositif nécessite de l’énergie électrique. Il sera directement branché au secteur. Douze prises électriques seront requises pour effectuer toutes les connexions.

9. Du tournage des vidéos au démontage du dispositif Du tournage au développement du programme informatique, en passant par la mise en forme préalable des images et du son, toutes les opérations concernant la fabrication du dispositif seront réalisées par moi-même. Bien entendu, les périodes de stage vont y contribuer, et les spécialistes que je pourrai rencontrer apporteront des éléments indispensables pour surmonter d’éventuels écueils techniques. Quant au montage, la maintenance et le démontage du dispositif, je serai également capable de l’assumer. Cependant, en cas de panne importante due à un problème matériel ou autre, le dispositif sera fermé au public jusqu’à ce que le mauvais fonctionnement puisse être réglé. De même, en cas de panne d’électricité ce sera moi qui mettrai en marche le dispositif. À chaque redémarrage des ordinateurs, il faudra s’assurer aussi que tout fonctionne comme il se doit. Cela nous conduit directement au prochain chapitre où sera énoncé l’ensemble de tâches nécessaires à l’aboutissement du projet.

70


VIII Conduite du projet

1. Identification des tâches Les actions à mener pour la réalisation de ce projet sont envisagées dans une logique de conception, fabrication, validation et exposition. Ces différentes actions incluent à leur tour des tâches qui seront détaillées à continuation. A) Conception T1

Recherche conceptuelle : études, lectures et travail de rédaction réalisés en parallèle du projet qui visent à son argumentation conceptuelle et qui conforment partiellement la première partie du présent mémoire.

T2

Spécification comportements : analyse générale des comportements du dispositif et des différents cas de figure d’interaction selon le nombre de spectateurs.

T3

Analyse transition images vidéo : travail sur la forme de fusion entre les deux thèmes vidéo principaux.

T4

Choix système de détection : analyse du système le plus approprié pour la détection de présence et de mouvement, selon les comportements prévus pour le dispositif.

B) Fabrication T5

Tournage : enregistrement des images vidéo du jardin et des horizons.

T6

Sélection de rushes : le projet ne nécessite pas un montage des rushes en tant que tel, mais une sélection et un ajustement de leur durée, un ralentissement des séquences du jardin filmées à 50p, ainsi qu’une conversion du format vidéo originel à un des formats gérés par Max (.mov dans ce cas-ci).

T7

Sélection du son : sélection du son qui remplacera celui des images du jardin.

T8

Mixage audio : travail d’harmonisation des différentes sources son, retouche du son si nécessaire et exportation finale de pistes sonores individuelles.

71


Le bord du monde

T9

Écriture programme : réalisé sous Max/Jitter, le programme informatique pour le fonctionnement du dispositif inclut le traitement d’image, transitions par chroma keys, et la détection de présence et de mouvement qui influencera le comportement de l’image vidéo.

C) Validation T10

Test du programme : le test du programme se limite à la validation du fonctionnement d’un seul des quatre patchs, qui seront identiques, sauf dans les fichiers vidéo associés.

T11

Test général du dispositif : test du dispositif en fonctionnement sous sa forme accomplie, avec les quatre programmes tournant en même temps.

D) Exposition T12

Communication : recherche de financement ou des partenariats ; création d’un dépliant informatif sur l’œuvre et l’auteur.

T13

Montage dispositif : installation du dispositif en vue de son exposition.

T14

Maintenance : intervention éventuelle en cas de panne ou dérèglement technique du dispositif.

T15

Démontage dispositif : désinstallation complète du dispositif.

2. Avancement du projet et calendrier prévisionnel Le projet a beaucoup avancé cette année tant sur l’aspect conceptuel que technique. Le programme informatique est fonctionnel, bien qu’il reste encore des éléments importants à finir. Dans la page suivante, un tableau montre l’avancement du projet pour cette année 2012-2013. Ensuite, un calendrier prévisionnel pour l’année 2013-2014 présente dans le temps les tâches qui restent à accomplir pour la finalisation du projet. Chaque cellule contient le nombre d’heures consacrées à la tâche par semaine.

72


Spécification comportements

Analyse transition images vidéo

Choix système de détection

T3

T4

Écriture programme

T9

Test général du dispositif

T11

Maintenance

Démontage dispositif

T14

T15

Total h

Communication

Montage dispositif

T12

T13

EXPOSITION

Test du programme

T10

VALIDATION

Sélection du son

Mixage audio

T8

T6

T7

Tournage

Sélection de rushes

T5

FABRICATION

Recherche conceptuelle

T1

T2

CONCEPTION

TÂCHES

Avancement du projet / 2012-2013

4

2

2

4

2

2

7

janvier 7

18

2

9

7

18

11

7

18

8

3

7

février

18

8

3

7

7

35

3

1

12

12

35

3

1

9

15

7

35

23

3

2

7

mars

35

24

2

2

7

35

28

7

35

28

7

35

21

14

avril

35

4

17

14

35

35

mai

35

35

2013

2

4

4

10

juin

juillet

7

7

7

7

7

7

5

5

août

480

2

4

8

141

16

23

42

21

37

186

Total h

Conduite du projet

73


74

Spécification comportements

Analyse transition images vidéo

Choix système de détection

T3

T4

Mixage audio

Écriture programme

T9

Test général du dispositif

T11

Montage dispositif

Maintenance

Démontage dispositif

T14

T15

5

3

2

5

3

2

402

480

10 10 10

5

3

2

Total h / 2013-2014

10

5

3

2

octobre

5

5

4

2013

Total h / 2012-2013

Total h

Communication

T12

T13

EXPOSITION

Test du programme

T10

VALIDATION

Sélection du son

T7

Sélection de rushes

T6

T8

Tournage

T5

FABRICATION

Recherche conceptuelle

T1

T2

CONCEPTION

TÂCHES

Calendrier prévisionnel / 2013-2014

5

5

4

5

5

4

5

5

4

15

5

5

5

4

882

5

5

5

4

15 15

5

5

5

4

janvier

Total h Général

novembre

7

5

3

4

15 19

5

5

5

4

7

5

3

4

19 19

7

5

3

4

février

7

3

3

4

19 17

7

5

3

4

7

3

3

4

17 17

7

3

3

4

mars

4

3

2

1

4

17 14

7

3

3

4

4

3

2

1

4

4

3

2

1

4

avril

14 14

2014

2

14 2

4

3

2

1

4

2

2

3

3

mai

35

21

14

1

1

1

1

1

1

juin

7 7

402

7

3

21

65

14

16

68

72

40

16

80

Total h

Le bord du monde


Conduite du projet

3. Budget DéPENSES

RECETTES

Quantité

Nbr/Jours

PU

total

Nature

Total

Tournage

Ø

4

380 €

1 520 €

Autofinancement

1 520 €

Mixage audio

Ø

10

380 €

3 800 €

Autofinancement

3 800 €

Écriture programme

Ø

30

390 €

11 700 €

Autofinancement

11 700 €

Design graphique

1

1

300 €

300 €

Autofinancement

300 €

Impression dépliant

50

Ø

0,50 €

25 €

Autofinancement

25 €

Montage / démontage dispositif

Ø

5

250 €

1 250 €

Autofinancement

1 250 €

Maintenance

Ø

1

250 €

250 €

Autofinancement

250 €

Ordinateur

4

Ø

700 €

2 800 €

Partenariat / sponsor

2 800 €

Caméra web

4

Ø

12 €

48 €

Partenariat / Sponsor

48 €

Projecteur

4

Ø

649,21 €

2 596,84 €

Partenariat / Sponsor

2 596,84 €

Paire d’enceintes

4

Ø

129,90 €

519,60 €

Partenariat / Sponsor

519,60 €

Câbles divers

Ø

Ø

Ø

200 €

Partenariat / Sponsor

200 €

Support plafond projecteur

4

Ø

29,80 €

119,20 €

Partenariat / Sponsor

119,20 €

Tapis de pelouse artificielle

1

Ø

Ø

300 €

Partenariat / Sponsor

300 €

Spot

2

Ø

20 €

40 €

Partenariat / Sponsor

40 €

Structure placard technique

Ø

Ø

150 €

150 €

Partenariat / Sponsor

150 €

Déménagement composants

Ø

2

Ø

100 €

Partenariat / Sponsor

100 €

Assurance

1

20

55 €

1 100 €

Partenariat / Sponsor

1 100 €

26 818,64 €

Total Recettes

26 818,64 €

PRESTATIONS

MATÉRIEL

DIVERS

Total Depenses

75


IX Aspects juridiques

Ce projet, comme n’importe quelle œuvre de l’esprit (originale dans sa forme et qui porte l’empreinte de la personnalité de son auteur), est assujetti au droit de la propriété intellectuelle. La protection de l’œuvre implique deux attributs essentiels : les attributs intellectuels, reliés au droit moral, et les attributs patrimoniaux, qui concernent les droits patrimoniaux ou d’exploitation, notamment commerciale mais pas seulement, de l’œuvre. Le droit moral est attaché à la personne, que ce soit l’auteur ou ses ayants droit, et comporte un caractère perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il s’agit d’une spécificité du droit français, qui voit l’œuvre comme une production de l’esprit qui dépasse sa seule valeur d’objet matériel. Il comprend quatre branches principales : le droit de divulgation, le droit de retrait et de repentir, le droit à la paternité et le droit au respect de l’œuvre. Le droit moral protège donc l’œuvre, dans ce cas-ci Le bord du monde, de manière automatique, sans qu’il soit nécessaire d’engager une procédure particulière. Il protège l’auteur des contrefaçons, pourvu que toute poursuite en justice soit tentée dans la limite des 5 ans après l’infraction (art. 2224 du Code civil). Tous les éléments qui constituent ce projet seront créés par l’auteur. Pour le son j’utiliserai des sons naturels provenant de différents endroits de la planète que je n’ai pas intégralement en ma possession. C’est pourquoi je compte utiliser des sons issus de sites de partage gratuit de son, comme http://www.freesound.org/, que je retravaillerai plus tard. Cela minimisera la question des droits d’auteur concernant ces productions, bien que les sons dont je me servirai soient vraiment une matière première et non pas une œuvre de l’esprit en tant que telle. Les droits patrimoniaux, quant à eux, regroupent des droits relevant de l’usage qui sera fait de l’œuvre, moyennant ou non une rémunération. À la différence du droit moral, qui est à vie, ils sont limités dans le temps (70 ans après la mort de l’auteur) et n’appartiennent pas forcément à l’auteur, qui peut les céder. Ils comportent quatre prérogatives : le droit de représentation, le droit de reproduction, le droit de suite et le droit de distribution. Le projet Le bord du monde a été réalisé dans le cadre du master Création Numérique ; donc, en raison du droit de représentation, qui appartient à l’université aussi bien qu’à l’auteur, sa divulgation devra toujours inclure la mention de ce fait. Max/MSP/Jitter étant un logiciel payant, son utilisation pour la réalisation du patch du projet doit faire l’objet d’une licence. Jusqu’à présent j’ai utilisé des versions d’essai de Max ; je compte me servir pour le reste du projet de la licence que possède l’université. Par contre, l’emploi du patch final dans un espace d’exposition ne nécessite pas de licence Max. Le fichier peut être exécuté grâce à une version d’essai, même après l’expiration de ce temps essai (30 jours).

76


X Méthodologie de projets réels Durant l’année 2012-2013, j’ai participé, avec le reste des étudiants du groupe, à la réalisation d’un flyer (cf. figure 22 a) pour l’exposition aux Espaces Vanel pour Toulouse Numérique, dans le cadre du festival La Novela) regroupant quatre anciens étudiants du master. Le flyer contenait à l’intérieur des photos et des références sur les œuvres exposées, ainsi qu’une petite note biographique sur les auteurs. a Fenestra On Mundus// Application tablette La réalité propre à un lieu ne doit pas se cantonner à la simple vision humaine. Fenestra On Mundus fonctionne comme une fenêtre sur le monde grâce à une interface révélant un monde de possibles. La démarche consiste à hybrider un univers actuel et virtuel par ce concept de fenêtre sur le monde, permettant d’en avoir une vision plurivoque. Nous avons accès à une représentation

d’un présent et à la fois d’un ailleurs ce qui permet d’envisager une multitude de perceptions lors de son utilisation. En recherchant la création d’une interface entre le monde perçu et virtuel, nous pouvons faire émerger des images à caractères polysémiques et éphémères. Cette interface établit le lien entre ces deux mondes : c’est une surface de contact. Cette application permet d’accéder à une mulititudes de propositions dont on ne dispose pas dans la réalité.

Num_Erotique //

Installation interactive

Né d’un constat de l’implication grandissante de la technologie dans notre vie, Num_ Erotique est une expérience sensible et émotionnelle ancrée dans le numérique. L’installation questionne les limites de l’emprise digitale, de la place laissée à l’Homme lorsque tous ses faits et gestes deviennent une source possible d’interaction numérique. A travers son oeuvre, Antoine Desnos nous

Sandra Garcia Mejia

Plasticien de formation, fasciné par le corps et ses émotions, s’est intéressé à l’influence des nouvelles technologies sur notre intimité.

Aurélien Allétru

Guillaume Loussarevian

Designer graphique de formation, s’intéresse dans un premier temps aux différences existantes entre la typographie sur support papier et à la typographie sur support écran.

Installation interactive Nous sommes aujourd’hui dans une transition technologique où la machine est de plus en plus présente et joue un rôle important dans la consommation massive de produits. Codex interroge la place du livre en ajoutant un lien obligatoire avec l’avancée

De formation plasticienne, intéressé par l’art et la création dans toutes ses formes, ses travaux actuels intègrent l’animation et la 3D en temps réel.

technologique. C’est une rencontre entre deux modes de pensée différents et plus précisément entre deux façons de lire. Il s’agit d’une installation où l’utilisateur ne peut lire le livre qu’à l’aide d’une tablette numérique dont l’exploitation est décrite dans le livre lui-même. Le lecteur devient acteur direct de la confrontation entre l’origine et son évolution. Cette dernière tend vers une instantanéité du flux de l’information. (Avec la participation de Jonathan Lurie & le Fab Lab de Toulouse)

Geoblanco // Vidéo Geoblanco est une oeuvre qui s’est vue exposée dans le cadre de la première édition de la Biennale Passage(s) : Utopies blanches, propositions paysagères, centréé sur le thème du “Blanc”. Ce projet final interroge la notion de paysage. Au travers de la vidéo, Guillaume Loussarevian confronte la liberté totale de création offerte par le numérique et l’infini potentiel

de la feuille blanche. D’une étendue vierge, un terrain émerge et se forme, se transforme et se peuple, comme l’oeuvre émerge de la toile blanche.

Le master Création numérique est une formation diplômante (niveau 1) qui a pour vocation de former des spécialistes dans les domaines de la création numérique. Il intègre la pratique du son en amont des projets, dans son articulation avec les arts visuels, et est ouvert aux pratiques qui relèvent de l’image, in situ ou à distance via réseau, de l’objet, de l’installation et du spectacle vivant.

Il propose en M2 des cours de 3D temps réel, de robotique et de téléphonie mobile. Il permet le développement de pratiques innovantes, en relation avec des problématiques contemporaines, d’envisager les orientations professionnelles et d’anticiper sur les métiers émergents, dans les domaines de l’art, de l’industrie, de la recherche et du développement.

Fort de ses dimensions technologiques et d’ingénierie, le master Création Numérique s’inscrit dans une démarche de création - recherche profession. Il articule : - formation universitaire, scientifique, artistique et technique - échanges avec des professionnels - pratique de stage au sein d’entreprises ou d’institutions.

Enseignements

Des enseignements fondamentaux, de recherche, méthodologiques, technologiques et des enseignements centrés sur la pratique du projet, et des technologies numériques dans le cadre des projets.

CRÉATION NUMÉRIQUE

MASTER Master Création Numérique

http://www.univ-tlse2.fr/accueil-utm/formation/tous-les-diplomes/master-creation-numerique-122143.kjsp

Master Création Numérique

Organisation de la formation Master Création numérique, Université de Toulouse le Mirail Département Arts plastiques, arts appliqués 5 allées Antonio-Machado, 31058 TOULOUSE Cedex 9 Tél : 05 61 50 38 93 Fax : 05.61.50.41.98 Mail : mastercr@univ-tlse2.fr Informations complémentaires et dossier de candidature téléchargeable :

La formation a lieu de de septembre à juin avec un enseignement semestrialisé (450h hors stage) : - Une période de formation à l’université (enseignements, ateliers et projets personnels) de septembre à février, - Une période de stage en milieu professionnel de trois mois à temps plein (de mars à mai), - Un retour à l’université en juin pour la finalisation des projets, l’élaboration du mémoire et pour la préparation de la soutenance (fin juin).

Débouchés professionnels - Création numérique : concepteur multimédia concepteur réalisateur ; designer d’interactivité (navigation, ergonomie de l’interface) ; auteur-scénariste ; graphiste d’interface ; infographiste multimédia ; directeur artistique, rédacteur-scénariste-multimédia, ... - Gestion de projets multimédia : chef de projet multimédia ; responsable du développement multimédia ; directeur de production... - Formation aux technologies contemporaines - L’obtention du master Création numérique permet l’accès au doctorat, et par conséquence aux métiers de l’enseignement et de la recherche (recherche scientifique et artistique, recherche et développement industrielle).

Numérique

(a) ; plaquette promotionnelle du master (rectoverso) (b, c).

MASTER création numérique

b

PRATIQUES INNOVANTES MÉTIERS ÉMERGENTS

Num_Erotique confronte notre corps à ces technologies en proposant deux espaces d’expérimentation : un extérieur nous permettant d’exercer un regard voyeur sur l’intimité d’autrui et un intérieur qui est quant à lui, le lieu de l’expérimentation du corps à la technologie.

Antoine Desnos

Issue d’une formation de photographie et de design graphique, elle s’est par la suite intéressée à l’interface numérique et aux possibilités qui en découlent.

Codex //

démontre ici comment la technologie pénètre notre intimité tout en nous essayant de comprendre ses champs d’application et de suivre son évolution.

Figure 22. Flyer (verso) réalisé pour l’exposition de quatre anciens étudiants du master aux Espaces Vanel lors de Toulouse

c

Objectifs

- transversalité, polyvalence et compétences multiples - articulation art, sciences et technologies - savoirs et savoir-faire. Le but de la formation est de former des professionnels qui soient rapidement opérationnels, qui soient à la fois créatifs, qui aient des capacités d’analyse, des méthodes, qui maîtrisent les contraintes techniques, budgétaires, culturelles et juridiques, qui soient capables d’appréhender un projet dans sa globalité, de sa conception à sa réalisation, et qui soient à même d’utiliser les outils numériques en question, d’en problématiser les usages et de souligner les enjeux plastiques, esthétiques, et sociétaux contemporains. Dans une perspective d’innovation, ils devront être à même d’anticiper sur les métiers dits émergents.

Accessibilité Pour le Master 1 être titulaire d’une licence Pour l’entrée en Master 2 Être titulaire d’un Master 1 en arts plastiques ou arts appliqués ou diplôme équivalent pouvant justifier la dispense des titres (commission pédagogique avec examen, pour chacun des candidats, du dossier de candidature et du dossier artistique. Puis, entretiens pour les dossiers retenus). Accès en formation initiale et en formation continue.

Crédit photo : Pierre-Jean Grattenois

77


Méthodologie de projets réels

a

Figure 23. Vue du flyer et de la plaquette une fois assemblés (a) ; design du flyer qui permettait l’intégration de la plaquette.

78

b

Sous la direction de M. Pierre-Jean Grattenois, on a également conçu pour l’occasion une plaquette promotionnelle du master (cf. figure 22 b, c). On a voulu intégrer les deux créations pour qu’elles forment un tout homogène. Pour ce faire, le design du flyer permettait que la plaquette, une fois pliée, puisse être glissée du côté gauche (cf. figure 23 a, b). Cette mission ne s’est pas seulement limitée à la partie communication, mais a compris également l’installation des œuvres dans l’espace.


TROISIÈME PARTIE : Réalisation du projet (stage)



XI Présentation de la formation et de l’étudiante

La période de stage implique une responsabilité tripartite : l’université (et en particulier la formation du master), l’étudiant et l’institution qui l’accueille pour la réalisation du stage. Dans cette dernière partie du mémoire seront abordés ces trois éléments, en insistant davantage sur l’aspect de la réalisation du projet. 1. Le master Création Numérique Le master Création Numérique est une formation diplômante (niveau 1) de spécialistes dans le domaine de la création numérique. Il permet le développement de pratiques innovantes, en relation avec les problématiques contemporaines et anticipe sur les métiers émergents, dans les domaines de l’art, de l’industrie, de la recherche et du développement. Le master intègre la pratique du son en amont des projets et est ouvert aux pratiques de l’image, in situ ou à distance via réseau, de l’objet, de l’installation et du spectacle vivant. Il propose en M1 des cours en imagerie numérique 2D, 3D, montage virtuel, intégration multimédia, gestion d’événements interactifs en temps réel, technologies capteurs et son. Il intègre en M2 la 3D en temps réel, la robotique et la téléphonie mobile. Fort de ses dimensions technologiques et d’ingénierie, le master Création Numérique s’inscrit dans une démarche de création-recherche-profession qui articule : • formation universitaire, scientifique, artistique et technique • échanges avec des professionnels • pratique de stage au sein d’entreprises ou d’institutions Objectifs : • transversalité, polyvalence et compétences multiples • articulation art, sciences et technologies • savoirs et savoir-faire Le master vise à former des professionnels créatifs, rapidement opérationnels, qui aient des capacités d’analyse, des méthodes, qui maîtrisent les contraintes techniques, budgétaires, culturelles et juridiques. Ils seront aussi capables d’appréhender un projet dans sa globalité, de sa conception à sa réalisation, et seront à même d’utiliser les outils numériques, d’en problématiser les usages et de souligner les enjeux plastiques, esthétiques et sociétaux.

81


Le bord du monde

2. Curriculum vitæ de l’étudiante

María Victoria PORTELLES DE LA NUEZ Née en 1979, à La Havane, Cuba

FORMATION 2012-2013 Master 1 Professionnel Création Numérique, Université Toulouse II-Le Mirail 1999-2004 Instituto Superior de Arte (ISA), La Havane 1994-1999 Academia de Bellas Artes « San Alejandro », Spécialité Gravure, La Havane Expérience Professionnelle Expositions et pratique artistique 2013 Résidence au Centre de Création Numérique ART3000-Le Cube, Issy-Les-Moulineaux / Traverse vidéo, histoire(s), Lycée des Arènes, Toulouse 2012 You and Eye, Casa de Cultura de Plaza, Collatéral à la 11e Bienal de La Habana 2010 El extremo de la bala, un decenio de arte cubano, Pabellón Cuba, La Havane 2009 Tales from the new world, Pabellón Cuba, 10e Bienal de La Habana / Numéro Cero, revue de la 2e Trienal Poli/gráfica de San Juan: América Latina y el Caribe 2008 Mirando el mundo, salle Manuel Galich, Casa de las Américas, La Havane / Colloque Esthétiques, situations et pratiques, en lien avec le paradigme d’un art comme expérience. 76e Congrès de l’ACFAS, Québec, Canada 2006 Lauréat du Concours de Projets d’Arts Visuels 2006, Agence Espagnole de Coopération Internationale 2005 Résidence Batiscafo (Triangle Arts Trust, Hivos, British Council), La Havane 2004 Common Property, 6e Werkleitz Biennale, Halle, Allemagne 2003 Experiencia de Acción : 30 días (DIP), 8e Bienal de La Habana / Double Séduction, salle Amadís, Madrid / Sens Commun, Galerie Habana, La Havane 2001-2004 Membre fondateur du Departamento de Intervenciones Públicas (DIP), ISA : réalisation d’interventions, collaboration artistique dans la sphère de l’art public Autres 2013 Stage à Artilect, FabLab de Toulouse 2004-2007 Professeur stagiaire, Département de Gravure, Faculté d’Arts Plastiques, ISA : cours de 2e année de la spécialité 2006 Enseignante invitée pour un mois, Université Paris 8 : direction de l’atelier d’interventions urbaines Sortir Dehors pour les étudiants de Licence en Arts Plastiques 2003 Membre du comité organisateur d’Experiencia de Acción : 30 días (DIP), rencontre internationale d’interventions publiques, 8e Bienal de La Habana : commissariat, programmation et design graphique

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XII Stage à Artilect, FabLab de Toulouse (du 04/02/2013 au 01/03/2013)

Le choix de mon premier lieu de stage a été déterminé par le fait que j’avais pensé à utiliser un tapis sensitif comme capteur. Mon installation comptait déjà elle-même un tapis de pelouse artificielle, alors c’est très naturellement que j’ai considéré l’utilisation du tapis capteur en dessous. Le tapis sensitif s’avérant très efficace pour connaître la localisation du spectateur sur une surface, je me suis dit que c’était la solution. Dans le prochain chapitre, j’expliquerai les raisons de mon changement. Mais pour l’instant on est au moment où je pense encore à me servir du tapis sensitif pour la captation. L’association Artilect, FabLab de Toulouse, semblait le lieu parfait pour mener à bout la fabrication dudit tapis, ou de sa maquette dans un premier temps. Le concept de FabLab a été imaginé vers la fin des années 1990 par Neil Gershenfel à l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT) ; « FabLab » étant la contraction des mots anglais Fabrication Laboratory. Il s’agit d’un réseau mondial de plus d’une centaine d’ateliers dédiés à la création d’objets physiques à l’aide de machines contrôlées par ordinateur. Dotés d’équipements professionnels, bien que standards et relativement peu couteux, l’idée à la base est de démocratiser l’accès à la haute technologie et délocaliser la production industrielle. Avec une forte vocation éducative favorisant l’inventivité, les FabLabs privilégient la collaboration et l’entraide grâce à la présence d’un public très varié qui s’intéresse à la fabrication de toute sorte de choses. Les FabLabs sont fondés sur le principe du partage d’information et de savoirs, et de l’utilisation de l’open source. Ils ne prescrivent pas la commercialisation de productions réalisées dans les ateliers ; par contre, les fichiers et les plans de réalisation doivent rester accessibles et réutilisables au sein du FabLab, et même pour les autres Fablabs du monde. L’association Artilect, cofondée par Nicolas Lassabe, son président actuel, a obtenu le statut de FabLab en août 2010, ce qui fait d’elle le premier FabLab à avoir vu le jour sur le territoire français. Au début l’association siégeait dans une cave d’un immeuble du Faubourg Bonnefoy, mais en 2012, soutenue par la ville de Toulouse, elle a déménagé dans des locaux beaucoup plus grands qu’elle partage à présent avec l’association La Serre. Dans l’atelier du FabLab de Toulouse, j’avais à ma disposition plusieurs machines comme la découpeuse laser ou l’imprimante 3D, très pratiques pour le prototypage. Il était possible de se servir aussi d’outils divers pour l’électronique et la soudure, et en plus j’avais accès à des composants électroniques tels que les cartes Arduino, indispensables pour la programmation du tapis sensitif. Également important, je pouvais bénéficier du conseil technique des spécialistes travaillant au FabLab, ainsi que de celui des adhérents de l’association qui fréquentent l’atelier.

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1. Travail sur le système de détection : le tapis sensitif Au Fablab de Toulouse j’ai donc confectionné une maquette du tapis (cf. figure 26 a, b, c) dont j’allais pouvoir me servir pour la réalisation du programme qui ferait fonctionner le dispositif. Le tapis sensitif se fabrique avec des matériaux très faciles à trouver dans notre environnement quotidien : du papier aluminium de cuisine, du papier kraft, de la mousse d’emballage, du ruban adhésif, de la colle et des fils électriques (cf. figure 24 a, b, c). Il fonctionne comme un capteur tout ou rien, espèce d’interrupteur. On doit confectionner plusieurs dalles qui assemblées conforment le tapis en sa totalité. Chaque dalle est constituée de deux morceaux de papier aluminium contrecollés à du papier kraft. Pour créer les pôles négatif et positif, un fils électrique doit être fixé sur chaque côté métallique. L’aluminium contrecollé devra être disposé de sorte que les côtés métalliques soient face à face. Enfin, pour les isoler lorsque la dalle n’est pas activée, on place de la mousse perforée entre le deux. Figure 24. Construction des dalles du tapis sensitif.

Le reste du système de détection est conformé par la carte Arduino qui contient le programme (cf. figure 27) permettant d’analyser les informations récupérées à travers le tapis. Les fils de chaque dalle sont connectés à la carte ; un petit travail de soudure a dû être fait pour assembler tous les fils et les résistances nécessaires au circuit électrique (cf. figure 25 a, b). a

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Figure 25.

Le tapis sensitif est un très bon système pour connaître la localisation du spectateur d’une manière très précise. Par contre, sa fabrication, malgré sa simplicité, peut devenir lourde lorsqu’il s’agit d’une surface plus importante et pas seulement d’une maquette. Qui plus est, le montage, la transportation et la conservation dans le temps sont assez délicats. Il suffit que l’un des fils se décolle un peu de l’aluminium pour qu’une dalle ne soit plus reconnue ou fonctionne mal. Même en tenant compte des inconvénients, j’apprécie le tapis capteur notamment d’un point de vue conceptuel : correspondance entre le tapis comme surface qui s’active à travers la relation sensible et le rapport sensible du sujet avec le monde ; correspondance entre tapis et carte. La réalisation de la maquette du tapis m’a donné l’occasion de transiter par toutes les étapes de sa fabrication, de les apprendre et d’incorporer ce savoir-faire que j’utiliserai sûrement dans d’autres projets par la suite.

Figure 26. Maquette du tapis sensitif à cinq zones sensibles.

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Figure 27. Programme Arduino pour l’analyse des données en provenance du tapis sensitif. Lorsqu’on appuie sur chacune des cinq mini-dalles, le serial moniteur affiche ces zones du tapis qui sont activées, quatre dans ce cas-ci.

2. Les missions au FabLab En parallèle du travail sur mon projet, j’ai réalisé plusieurs autres activités, parmi lesquelles le design et fabrication de la signalétique pour les différents espaces du FabLab (cf. figure 28 et 29 a, b, c, d, e), en collaboration avec trois autres étudiants stagiaires du master (Annie Théodore, Jessica Subra et Maëva Fernandez). Cela m’a permis de m’entraîner à la manipulation de la machine à découpe laser, dont je me suis servie pour la réalisation de ma maquette. Mais aussi, ne provenant pas d’une formation en Arts Appliqués, cela a été très instructif comme initiation au design utilitaire dans un espace concret. Pour le design, nous avons décidé d’ajouter sur le coin droit supérieur des panneaux une forme de roue dentée, vu que c’est un élément qu’on retrouve dans toutes les machines du FabLab. Le seul panneau que nous avons fait différemment c’est celui du Bio FabLab ; il s’agit d’une partie de l’atelier où des associées travaillent sur

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Stage à Artilect, FabLab de Toulouse (du 04/02/2013 au 01/03/2013)

des fabrications orientées à la biotechnologie. Le panneau des toilettes a été fait à partir des typiques figures représentant les deux sexes, mais on a voulu le faire avec un peu d’humour par l’ajout des lunettes au logo d’Arduino (une idée d’Annie qui a été très bien accueillie par toutes). Les panneaux de l’atelier ont été réalisés en bois ; le reste en acrylique. Cela nous a permis de tester la découpe de deux matériaux différents, et donc d’apprendre sur les différents réglages nécessaires pour chaque cas. Le détail des lunettes du panneau des toilettes a été réalisé en mode de gravure, et là encore on a eu l’occasion de tester la machine sur cette tâche. Étant donné que la découpeuse laser allait découper l’intégralité des corps des lettres, on a choisi une police (biliz_blurRegular) n’ayant pas originalement de trous. Le FabLab de Toulouse est, comme tout FabLab, un espace de convivialité. Ainsi, tous les lundis durant un mois j’ai participé à des soirées portes ouvertes pour tous ceux voulant découvrir le travail du FabLab et s’informer sur ce que c’est. Avec le reste des stagiaires, on faisait de la médiation avec le public, en lui expliquant le fonctionnement des machines et en l’aidant même dans la réalisation de petits objets de démonstration : la devise des FabLabs est d’apprendre en faisant soi-même ! Le reste des missions ont inclus de petits travaux de rangement et d’entretien, mais qui peuvent devenir des tâches très importantes pour le fonctionnement effectif du FabLab. L’atelier ne compte qu’un seul employé : le Fab manager (M. Semanaz). Donc, c’est à tous ceux qui se servent du FabLab de contribuer à la conservation des espaces de l’atelier. Une fois de plus l’entraide et le respect mutuel sont les principes fondamentaux dans le maintien pour tous des services de l’atelier. Figure 28. Quatre des panneaux réalisés pour l’atelier du FabLab.

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Le bord du monde

Figure 29. La machine à découpe à laser réalise un des panneaux (a). Un groupe de panneaux déjà terminés (b) que l’on a ensuite installés dans les locaux (c, d, e)

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3. Bilan Mon stage à Artilect a été satisfaisant en ce qui concerne l’accomplissement des objectifs que je m’étais fixés. À la fin du stage j’avais une maquette du tapis sensitif que j’ai moi-même fabriquée, ce qui a été très instructif sur le plan pratique, par exemple dans l’apprentissage du fonctionnement de la machine à découpe à laser. Je dois souligner que le dialogue avec mon responsable de stage et Fab manager M. Philippe Semanaz, a été constant et que j’ai pu bénéficier de ses conseils techniques à tout moment. Par ailleurs, le stage m’a permis de connaître ce qu’est un FabLab de l’intérieur. Les FabLabs étant des structures qui encouragent le partage et l’entraide, ce mois de stage a était aussi très formateur d’un point de vue humain.

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XIII Stage à ART3000-Le Cube (du 04/03/2013 au 30/04/2013)

Le centre de création numérique Le Cube a été créé en 2001 à l’initiative de la ville d’Issy-les-Moulineaux. Ce centre pionnier dans le domaine de l’art numérique en France est géré par l’association ART3000, fondée en 1988 par les frères Nils et Florent Aziosmannoff. Le Cube s’occupe du soutien et de la diffusion de la création numérique, mais en parallèle le centre se consacre aussi à la formation de publics divers aux outils multimédias. Il compte également un espace de documentation avec plus de 4 000 ouvrages de référence sur la culture numérique. Espace de réflexion sur les enjeux du numérique dans la société actuelle, Le Cube encourage les débats sur ces sujets en organisant des séminaires et des conférences et à travers sa revue en ligne (www.cuberevue.com). L’atelier de Living Art du Cube, où j’ai effectué deux mois de stage, mène un travail de production artistique d’œuvres qui se servent des systèmes temps réel. L’activité de l’atelier, dirigé par Florent Aziosmannoff, est un prolongement des conceptions que sur le living art a développé son directeur. La recherche théorique sur le living art accompagne le processus de création d’œuvres de l’atelier, notamment à travers les séminaires Living Art Lab qui ont lieu régulièrement. Mon séjour au Cube s’est réalisé sous la forme d’une résidence artistique où il ne m’était exigé que de travailler sur mon projet. Il faut signaler que c’était la première fois qu’ils mettaient en place ce type de stage, à mi-chemin entre la résidence artistique et le stage dans sa version typique. Ma mission était d’avancer sur le développement du programme informatique de mon installation par moi-même, sous des conditions d’autonomie, bien que j’aie eu aussi les conseils du directeur technique de l’atelier Didier Bouchon. Par ailleurs, j’ai pu bénéficier d’un échange fréquent avec Florent Aziosmanoff, directeur de la création du Cube, ce qui m’a permis d’approfondir sur les comportements liés au dispositif et leurs implications symboliques. Durant mon stage j’ai eu l’occasion d’assister au Séminaire Sémiologie du Living Art, qui est consacré à l’élaboration d’un langage spécifique au living art à travers la réflexion menée par des professionnels travaillant les systèmes en temps réel, l’intelligence artificielle et les réseaux numériques. J’ai également été présente au séminaire Créateurs de comportements, où des programmeurs engagés dans des réalisations d’artistes, et parfois créateurs eux aussi, viennent exposer leur travail. En étant témoin de ces débats, j’ai pu enrichir mes propres analyses, ce qui a contribué à l’instauration d’une position personnelle par rapport au living art.

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Le bord du monde

1. Analyse du comportement du dispositif Dès mon arrivée à l’atelier de création j’ai été invitée à réfléchir sur le comportement de mon installation. Le premier jour j’ai eu un entretien avec F. Aziosmanoff à propos du projet sur lequel j’allais travailler durant mon séjour. Aussitôt il m’a demandé d’y penser du point de vue du living art, concept qu’il expose dans son livre du même titre publié aux éditions CNRS en 2010. Son idée est d’appréhender l’œuvre comme un système de comportements à l’intérieur du dispositif (via le programme) c’est-à-dire en tant qu’entité autonome qui réagit à son environnement et aux attitudes du spectateur, et non pas en tant qu’un système de commande-réponse où le spectateur, comme s’il appuyait sur un bouton, crée un effet qu’il s’amusera à répéter à plusieurs reprises. Le fait que le spectateur prenne le dessus sur le discours du créateur est la différence, d’après lui, entre l’œuvre uniquement interactive et l’œuvre comportementale. Parfois, a-t-il ajouté lors de notre rencontre, il suffit de modifier la façon d’interpréter une œuvre pour qu’elle devienne une œuvre de living art… Dans le chapitre VI de ce mémoire, j’ai déjà examiné la question des systèmes interactifs et comportementaux, et j’ai expliqué mon point de vue à cet égard. C’est une position qui s’est consolidée progressivement au long de mon stage. Sur ce point, je répète que faire la distinction entre un système et l’autre ne m’a pas intéressé, surtout parce que je ne vois pas le spectateur comme un agent capable de détourner mon discours ; au contraire, son action se révèle essentielle pour le dévoilement de la démarche artistique et pour l’aboutissement de l’expérience symbolique. Quant aux comportements du dispositif, bien que dans le cas de Le bord du monde je les appelle de cette manière (mon stage au Cube doit en être sûrement la cause), il ne s’agit pas vraiment d’un comportement, mais d’une réponse du dispositif qui est ressentie en tant que telle. Par contre, dans le discours de F. Aziosmanoff, bien qu’il ne l’exprime pas comme cela dans son ouvrage de référence, le comportement des œuvres de living art doit relever, dans une certaine mesure, de l’intelligence et de la vie artificielle 1 ; c’est d’ailleurs une de raisons de son insistance sur leur caractère autonome. Je dis « dans une certaine mesure », car F. Aziosmanoff déclare lui-même qu’il existe malgré tout une forme d’interaction avec l’environnement et le public (ce que l’on constate en regardant les exemples donnés d’œuvres de living art). La différence serait, selon lui, le statut de « relation » de cette forme d’interaction dont j’ai déjà également parlé précédemment. Le comportement général de mon dispositif était bien clair pour moi depuis le début, car en concordance avec mes intentions conceptuelles ; pourtant lors de mon stage au Cube j’été amenée à le développer encore plus. Analyser en profondeur ces comportements m’a permis d’imaginer les possibles cas de figure de la relation du spectateur avec le dispositif, mais aussi, et plus essentiel, j’ai réfléchi aux valeurs symboliques de ces relations. J’ai pu ainsi déterminer ce qui devrait se passer lorsqu’il n’y a qu’un seul spectateur ou lorsqu’ils sont plus nombreux ; sachant qu’il y a toujours une marge pour l’imprévu qui n’apparaît qu’au moment de la mise en place effective du dispositif. 1. Florent Aziosmanoff. In : Living Art : l’art du troisième millénaire sera numérique, site dédié au living art. Disponible sur : <http://www.living-art.fr/> (consulté le 01/06/13)

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Stage à ART3000-Le Cube (du 04/03/13 au 30/04/2013)

Le temps consacré à la réflexion m’a permis d’aboutir aux règles de comportement du dispositif : 1.

Les bords annulent l’intérieur : lorsqu’un spectateur se déplace du centre du tapis vers le bord, il perdra les images du jardin.

2.

Les images d’horizon ne sont diffusées que lorsqu’un spectateur se trouve sur le bord en question.

3.

Chaque bord déclenche uniquement la projection correspondant à ce bord, pas toutes.

4.

L’intérieur du tapis déclenche toutes les images du jardin en même temps.

5.

Lorsqu’il y aura plus d’un spectateur, celui qui se trouvera le plus près du bord sera celui que prendra en compte le dispositif.

6.

L’espace en dehors du périmètre du tapis annule toutes les projections.

Mes échanges avec F. Aziosmanoff m’ont amenée aussi à continuer la réflexion sur le sens que j’accordais aux notions de bord et de frontière. Le résultat de cette réflexion, menée lors de tout mon stage, et surtout durant le premier mois, peut être résumé comme suit : Il s’agit d’un dispositif qui parle de frontière, de bord, et aussi, puisque ce sont des concepts très liés les uns aux autres dans ce projet, d’intérieur et d’extérieur, de sujet et de monde, de fragment et de totalité. Le sens de bord ou de frontière dépasse sa signification uniquement géographique et se déplace métaphoriquement vers l’espace subjectif ; mais dire que l’espace subjectif se transforme en espace géographique ne serait certainement pas un contresens. Il s’agit tout à la fois du bord de l’île, du bord du monde que l’on sait de l’autre côté de la mer et du bord du monde qui vit à l’intérieur du sujet. Et ce bord est une frontière perméable, espace pour l’échange, espace que l’on partage ; au point de questionner l’existence d’une telle séparation. La relation avec le dispositif met pourtant en évidence une forme aux bords bien définis, notamment dans un cas de figure particulier. L’installation est tout à la fois une représentation du petit jardin, de l’île et du territoire subjectif. Lors de ce premier entretien avec F. Aziosmanoff, il m’a manifesté son désaccord quant à l’utilisation du tapis sensitif. Il m’a évoqué les inconvénients qu’il pouvait présenter pour sa conservation dans le temps, son installation, la fiabilité dans la captation… Il m’a conseillé de repenser la partie des capteurs, ou plutôt de ne plus y penser pour l’instant et de me concentrer sur les comportements. D’après lui, l’utilisation du tapis sensitif pouvait, en plus, perturber la lecture des images vidéo dans le cas de mon projet, séparant l’œuvre en deux points de force : d’un côté ce qui se passait sur le tapis, de l’autre côté ce qui se passait dans l’image. Mais vu avec un peu de recul, je soupçonne que la vraie cause de son refus était peut-être en raison du rapport entre le tapis et un interrupteur quelconque. Car si c’est un interrupteur cela veut dire qu’on l’active à la manière d’un bouton, ce qui n’est pas sans rappeler sa description des dispositifs interactifs comme des organes de commande-réponse. Il m’a vanté alors les possibilités issues de l’utilisation d’une caméra web comme capteur : on peut réaliser des analyses plus complexes sur les spectateurs ; elle nous

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Le bord du monde

Figure 30. (Page ci-contre) Essais pour la fusion de deux thèmes principaux au moyen d’Adobe Premiere Pro CS5. Modes de fusion : obscurcir (1, 2) ; couleur plus foncée (3) ; produit (4). Effet incrustation, différents réglages (515). Si le dégradé n’est pas modifié, les bords restent trop tranchants (12,13), ce qui ressemble à peu près au résultat du chroma key avec Puredata.

permet de connaître sur leur intérêt vis-à-vis de ce qu’on leur propose, par exemple ; ce qui se transforme en information psychologique sur le spectateur. Il a insisté notamment sur la détection de visages, qu’ils emploient souvent à l’atelier par le biais d’un programme, Boucam, conçu par Didier Bouchon, le directeur technique de l’équipe. J’ai eu beau lui répéter que les visages n’étaient pas importants dans le cas de mon projet. L’essentiel c’était de connaître la localisation du spectateur sur le tapis. En plus, comment ferait-on lorsque le spectateur tournera le dos à la caméra ? Finalement, je me suis décidée pour l’utilisation de la caméra web, mais ma motivation (j’en parlerai dans la section consacrée à la détection) n’a certainement pas été en relation avec les arguments apportés par M. Aziosmanoff, car il fallait que ce soit surtout en concordance avec mes intentions et mes intérêts discursifs. Par ailleurs, je ne pense pas qu’un système soit meilleur qu’un autre ; tout dépend de ce que l’on veut exprimer. Un autre désaccord est apparu à l’égard du logiciel dont je devais me servir pour la réalisation du programme qui ferait fonctionner le dispositif. En principe, j’ai songé à me servir de Max/Jitter, puisque j’y avais déjà été initiée dans le cadre de la formation, et aussi parce que le logiciel me paraissait tout à fait approprié au niveau de sa performance pour le travail avec la vidéo associée à la détection de mouvement. Mais F. Aziosmanoff a refusé ma proposition, au moins au début : cela allait prendre un peu plus d’un mois pour qu’enfin je retombe sur mon idée initiale qui était celle d’utiliser Max. À ce jour, les raisons réelles de ce rejet ne sont pas très claires pour moi, si ce n’est qu’à l’atelier on privilégie la programmation en C++. Malgré toutes ces différences d’avis, le bilan de l’échange a été très positif, surtout à l’égard des significations symboliques du comportement du dispositif. Il m’a permis ainsi de creuser mes intentions discursives et de les clarifier. Concernant les comportements, le plus compliqué à gérer a été le nombre de spectateurs. Je me rendais compte que pour une seule personne cela fonctionnait plutôt bien au stade où j’étais avant de me décider pour la forme actuelle du projet ; lorsqu’il y en avait plus, cela devenait conflictuel. Que faire lorsque des spectateurs sont simultanément sur le bord et au centre du tapis ? Il fallait définir lequel de thèmes vidéo allait prévaloir, et plus que cela, il fallait définir le sens que cela allait comporter dans mes propos. J’estime être parvenue à trouver un équilibre entre ce que je veux exprimer et les contraintes par rapport au nombre de spectateurs.

2. Analyse de la transition entre les deux thèmes vidéo principaux Dans l’optique du living art, telle qu’elle est définie par F. Aziosmanoff, cette analyse de la transition entre le thème du jardin et le thème du bord, correspondrait au moteur d’expression de l’œuvre. L’œuvre de living art est constituée d’une structure à trois entités qu’il nomme « moteurs » : le « moteur de comportement » (que j’ai abordé plus haut), le « moteur d’expression » et le « moteur de perception » . Je trouve que c’est une méthode d’analyse très pertinente pour les œuvres utilisant le temps réel ; pour-

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vu que cela ne devienne pas une recette de création. Alors, je reprends la définition donnée par F. Aziosmanoff : « Le moteur d’expression est donc bien littéralement le mécanisme formel par lequel le discours de l’œuvre se constitue dans le réel, pour être livré à la connaissance du public » 2. J’ai décidé de faire la transition entre les deux thèmes principaux à travers une incrustation. Mon intention était de fusionner les deux images à un moment donné. Au tout début, j’avais pensé à un simple fondu enchaîné, mais avec l’analyse postérieure je me suis aperçue que le mieux était de donner l’impression que la côte se trouvait par derrière le jardin, ou sur ses limites. À mon avis, cela montrerait de manière plus directe l’idée d’une frontière souple et d’une continuité entre le jardin, la côte et l’horizon. 2. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p.84.

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Pour cette partie du travail, j’ai effectué plusieurs essais au moyen du logiciel de montage Adobe Premiere Pro CS5 (cf. figure 30). J’ai testé certains modes de fusion, ainsi que les chroma keys, l’effet final étant à peu près semblable. De la même manière que le chroma keys, le fonctionnement des modes de fusion consiste, grosso modo, à employer deux images qui, juxtaposées de diverses façons, en créent une autre.

3. Le traitement vidéo Sous la direction de F. Aziosmanoff, j’ai travaillé exclusivement sur la conception du projet durant les deux premières semaines de stage. Je ne le regrette pas, j’ai pu en tirer des bénéfices ; cependant, je me disais qu’il ne fallait peut-être pas laisser traîner la réalisation du projet trop longtemps. Ainsi, de temps à autre je regardais des tutoriaux sur Puredata. J’ai dit qu’en principe j’avais pensé à Max/Jitter, mais le problème était qu’à l’atelier ils ne possèdent pas de licence Max/MSP/Jitter, et moi non plus. Je travaillais sur mon ordinateur portable et j’avais par ailleurs épuisé le temps d’essai aussi bien sur la version 5.1 que sur la 6.0. Le moment venu de choisir le logiciel pour la réalisation du programme informatique, F. Aziosmanoff m’a dit de travailler sur Processing, et concernant la détection il a insisté pour que j’utilise Boucam, alors que, comme j’ai déjà précisé, j’avais besoin de détecter des éléments autres que le visage. Les premières tentatives d’utilisation de Processing n’ont pas été très concluantes. Le logiciel se révélait assez capricieux pour le traitement vidéo et l’installation de la librairie OpenCV s’est avérée impossible. Bien que F. Aziosmanoff m’ait indiqué l’utilisation de Boucam, j’étais persuadée que ce n’était pas ce dont j’avais besoin ; d’où mon intérêt pour OpenCV. Bref, une semaine plus tard le travail sous Processing n’avançait pas. Il faut dire que je ne suis pas une spécialiste dans ce domaine, loin de là. On s’était mis d’accord avant mon arrivée au Cube pour que mon stage comprenne une part d’autoformation assez importante. J’étais donc censée travailler de manière autonome, sauf que si l’on me demandait de programmer en C++, cela n’allait pas marcher… À ce momentlà j’avais encore l’aide de Kevin Tomas, stagiaire comme moi, mais avec un profil d’ingénieur en informatique ; pourtant il découvrait Processing. Il fallait changer de voie. On fait une réunion avec l’équipe de l’atelier pour déterminer quelle autre solution technique on pouvait trouver pour mon projet. Les logiciels examinés ont été les suivants : Processing, Isadora, openFrameworks, Max MSP/Jitter et Puredata/GEM. Parmi ceux-ci, on a retenu Puredata avec l’extension GEM pour le traitement vidéo plutôt que Max/MSP/Jitter, puisqu’il s’agit d’un logiciel libre et gratuit, avec une grande communauté d’utilisateurs. Le fait qu’il ressemble à Max (auquel j’avais été initiée) est devenu une raison de poids ; openFrameworks, bien qu’il soit lui aussi libre et gratuit, est basé sur le langage de programmation C++ ; et Isadora, dont les performances pour le traitement vidéo ont été évoquées lors de la réunion, est payant. J’ai passé deux semaines à travailler sur Puredata durant lesquelles j’ai réussi à faire un patch fonctionnel pour le chroma key. Pour y arriver, j’ai testé plusieurs objets, dont pix_alpha, pix_masque et pix_chroma_key (cf. figure 31), ce dernier étant l’objet spécifique, comme l’indique son nom, pour le chroma key. Cherchant à faire une incrustation plus douce, notamment sur les bords de l’image découpée, j’ai es-

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Figure 31. Le patch Puredata pour l’incrustation, avec l’objet pix_chroma_key

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(4) et trois exemples du résultat (1-3). J’ai essayé d’intégrer le son à l’image vidéo sans succès (5). Je me suis dit que cela devenait trop compliqué et qu’un plus cela pouvait s’avérer difficile aussi pour la synchronisation .

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sayé de combiner ces différents objets dans un même patch sans résultat. Je voulais obtenir un rendu comme celui que j’avais déjà expérimenté avec Adobe Premiere, où il est possible de modifier les paramètres concernant le dégradé. Les inconvénients rencontrés avec Puredata comprenaient aussi le fait que la vidéo était importée séparément de sa bande-son, ce qui au final devenait un problème auquel je n’ai pas pu donner une solution. Me voilà encore confrontée à l’utilisation de Max/Jitter, décision que j’ai enfin prise sans consulter plus personne. J’ai donc installé une version d’essai sur l’un des ordinateurs de l’atelier dont je me suis servie jusqu’à la fin de mon stage. Le travail sous Max, comme celui sous Puredata, je l’ai réalisé à l’aide de tutoriaux et des exemples compris dans le logiciel, et en faisant des recherches sur les forums. J’ai déjà précisé qu’à l’atelier ils n’utilisent pas Max, encore moins Puredata. Le développeur de l’atelier, Didier Bouchon, m’avait clairement fait comprendre dès le départ qu’il n’y se connaissait absolument pas, et que d’ailleurs le travail avec la vidéo ne lui plaisait pas énormément, car à son avis la présence des codecs pouvait compliquer beaucoup le travail de programmation. D’autre part, il m’a assuré aussi que ce serait peut-être intéressant de s’y mettre, car ils recevaient à l’atelier de plus en plus d’artistes voulant travailler la vidéo.

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Figure 32. Patch Max/Jitter pour le

Avec Max le travail est devenu bien plus performant, et j’ai vite obtenu un patch (cf. figure 32) comme celui que j’avais avec Puredata, sauf qu’avec Max j’ai retrouvé chroma key tous les réglages pour le chroma key (notamment le fade) que je regrettais ne pas (version HD). avoir sous Puredata. Par conséquent, l’image a gagné en qualité formelle. Dans le L’objet jit.chropatch que j’ai réalisé, il est possible également de choisir la couleur qui sera transpamakey (1) permet rente. Cette couleur étant commune pour toutes les séquences, cela m’a semblé prode manipuler la blématique initialement, puisque toutes les images n’étaient pas identiques d’un point tolérance des de vue chromatique. Pourtant, j’ai remarqué que si je sélectionnais un certain ton de couleurs transbleu clair, le chroma key se comportait de façon adéquate pour l’intégralité des plans. parentes et le dégradé (fade) (2). Il est possible de choisir la couleur qui deviendra transparente, en cliquant sur le rectangle coloré ou sur la propre image (3).

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Le patch comprend deux vidéos reproduites en boucle en même temps qui, selon les valeurs de tolérance et de fade, seront plus ou moins fusionnées, et l’une de deux sera plus présente que l’autre. Le thème du jardin est composé de plusieurs plans rassemblés dans le but d’avoir une idée de l’effet pour l’ensemble des images que j’avais filmées (les sous-thèmes). Cette séquence, d’une durée de 14 min. 30 sec., est constituée de huit plans de 1 min. 30 sec. environ chacun, qui se succèdent l’un après l’autre par simple coupe ; ce que j’ai fait uniquement en vue de la réalisation du patch. Pour l’installation dans son état final ou idéal, cette séquence devrait être beaucoup plus longue. Je pense, nonobstant, que cela pourrait générer encore quelques soucis techniques dont la solution serait peut-être de faire une liste de reproduction.


Stage à ART3000-Le Cube (du 04/03/13 au 30/04/2013)

La séquence vidéo de la mer dure 1 min. Il ne s’agit pas de la vidéo finale, que je n’ai d’ailleurs pas encore filmée, mais d’une vidéo que j’avais faite pour un autre projet, et dont la qualité SD n’est pas la meilleure pour le présent projet. Je l’ai utilisée uniquement pour la réalisation du patch et du prototype de l’installation. Les images vidéo du jardin risquent elles aussi d’être augmentées et remplacées. Les plans que j’avais filmés étaient en principe pour tester les possibilités en mode macro de mon caméscope, et pour avoir du matériel vidéo avec lequel pouvoir travailler. Une part du travail a consisté à la sélection des rushes, à ajuster leur durée, puis à les convertir à un des formats gérés par Max/Jitter, QuickTime (.mov) dans ce cas-ci. Durant la réalisation du patch j’ai utilisé des vidéos de petite résolution, 360 x 203 px, que j’ai encodées en sorenson. C’était nécessaire, vu que l’ordinateur que j’utilisais n’était pas spécialement puissant. La question du format vidéo reste un des écueils techniques du projet que je n’ai pas encore réussi à contourner. Lorsque le dernier jour de stage j’ai réalisé un test à la résolution souhaitée, 1920 x 1080 px, avec le codec MPEG-4, la vidéo se montrait saccadée. Cependant, le patch Puredata fonctionnait bien sur cette même résolution, de même que le patch Max/Jitter avec le chroma key tout seul, voire le patch de suivi de couleur dont je parlerai dans la prochaine section. La cause en est sûrement le calcul qui doit réaliser la machine pour la détection, additionné au traitement d’image, ce qui n’était pas le cas auparavant.

4. La détection de présence et de mouvement L’implémentation d’une transition au moyen d’un chroma key a eu des conséquences sur le système de captation. Maintenant la transition entre les thèmes vidéo devait se faire de manière progressive, l’objectif étant de pouvoir jongler entre ces deux états et même de pouvoir rester sur le moment de la fusion. Pour ce faire le tapis sensitif n’était plus la meilleure option. J’ai dû changer alors la façon de concevoir le système de détection. Sur ce point j’ai eu les conseils techniques de Didier Bouchon. D’abord il m’a suggéré l’emploi d’une caméra web sous le plafond (cf. figure 33 a). La caméra serait connectée à un ordinateur, chargé de faire toute l’analyse, et cet ordinateur serait à son tour connecté à un hub ou concentrateur pour distribuer les données vers trois autres ordinateurs. L’inconvénient de ce système est que la caméra doit être placée suffisamment haut pour qu’il existe le moins de déformations possibles à cause de la perspective. Qui plus est, cela pourrait se révéler très contraignant au moment de choisir un lieu d’exposition. Alors il m’a recommandé de placer la caméra devant chaque bord du tapis et audessus de la projection concernée (cf. figure 33 b). Chaque caméra serait reliée à l’un des quatre ordinateurs indépendants, ce que j’ai déjà expliqué dans la deuxième partie du mémoire. C’est un procédé plus simple qui ne supposerait pas de contrainte par rapport au lieu d’exposition. Le seul inconvénient pourrait survenir au cas où on voudrait détecter un deuxième spectateur caché par un autre devant lui ; mais cela n’a pas constitué un problème pour ce projet du fait que le spectateur qui serait pris en compte serait toujours celui qui se trouve devant, le plus près du bord. C’est ainsi que ce système s’est imposé comme le plus adapté.

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Le bord du monde

Figure 33. Le a b système de 3 détection sur deux 5 moments de son 2 1 évolution : a) une caméra placée sous le plafond (1) et connectée à 2 8 6 4 un ordinateur (2) 6 4 1 chargé de faire l’analyse, ensuite transmise aux 3 autres ordinateurs 7 (4-6) à travers 5 un hub (3) ; b) quatre caméras (1-4) chacune J’ai compris qu’il est plus conseillé de commencer par une conception rigoureuse desquelles est connectée à un du projet : premièrement, avoir bien défini le comportement et la forme du projet pour ordinateur (5-8). ensuite déterminer le système de captation. C’est en fait de cette manière que le pré-

conise F. Aziosmanoff lorsqu’il énonce les moteurs de comportement, d’expression et de perception, dans cet ordre. La détection correspond au moteur de perception, qui « est chargé d’identifier les éléments extérieurs qui vont avoir une influence sur les comportements de l’installation » 3.

Je l’avais envisagé différemment : j’avais commencé par travailler sur le système de détection, le tapis sensitif, et j’ai dû tout changer quand il y a eu une modification du projet au niveau de son comportement et de son expression formelle. L’enseignement que j’en tire est que dans l’œuvre (interactive) tout est bien enchaîné et interdépendant ; tout étant relié, on ne peut pas travailler sur un aspect sans tenir compte du reste. Figure 34. (Page ci-contre) Patch de suivi de couleur (1). Dans le premier souspatch (2) l’objet jit.findbounds (3) est associé à une vidéo qui montre un cercle qui bouge constamment (4) ; dans le deuxième (5), on se sert de la caméra web (6). Le sélecteur du slider (7) permet de visualiser le y le plus bas de l’objet rouge.

Dans cette nouvelle perspective, l’idée était de réaliser un unique patch pour le traitement et la détection qui fonctionnerait de manière indépendante sur chacun des quatre ordinateurs du dispositif ; ce qui changerait serait seulement les vidéos. Ayant déjà le patch pour le chroma key, j’ai entrepris donc l’élaboration d’un sous-patch qui servirait exclusivement à la détection et qui influencerait le patch principal. D’abord, j’ai utilisé un objet appelé jit.findbounds (cf. figure 34), qui permet de réaliser le suivi d’une couleur préalablement spécifiée et d’obtenir ses coordonnées x et y. En me basant directement sur les exemples qu’inclut Max, j’ai repris le patch exemple pour cet objet, dans lequel un cercle rouge fait des mouvements dans tous les sens. Je suis partie du principe que le cercle rouge allait symboliser une personne se déplaçant sur le tapis. J’ai récupéré l’information sur l’axe des y et je l’ai reliée à mon chroma key du patch principal. J’ai obtenu ainsi un résultat semblable à celui que je souhaitais. Puis, j’ai tout répété, mais cette fois-ci en utilisant la caméra web. Déjà, il était possible de manipuler l’image au moyen d’un objet de couleur rouge. La difficulté serait après de réussir à peindre les spectateurs en rouge…, comme m’a signalé Didier Bouchon. Cependant, ce patch avec jit.findbounds, bien qu’il puisse paraître anodin, a été essentiel pour le développement ultérieur de la partie du projet concernant la détection. J’avais déjà un résultat équivalant de ce que je voulais, et je m’étais rendue compte que l’information dont j’avais besoin était seulement celle des y. 3. Florent Aziosmanoff, Living Art : l’art numérique, p.102.

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La clé pour la détection à été la bibliothèque cv.jit, conçue spécifiquement pour la vision par ordinateur. J’ai commencé par utiliser l’objet cv.jit.blobs.centroids qu’on avait travaillé en cours. Cet objet permet de récupérer la localisation d’un blobs de forme circulaire, ainsi que sa taille. J’ai adapté alors le patch de suivi de couleur à ce nouveau patch (cf. figure 35), notamment l’idée du slider qui, situé sur la droite de la fenêtre de l’image de la caméra web, permettait de visualiser exactement le blobs dont on obtenait la valeur y. Au début, j’ai pensé que cela allait devenir très compliqué d’isoler le blobs dont j’avais besoin ; et bien, c’est justement grâce à ce que j’ai appris avec le patch de suivi de couleur que j’ai remarqué que l’information que j’obtenais était déjà justement celle que je souhaitais obtenir ! L’emploi de cv.jit.blobs.centroids impliquait, cependant, de faire une opération mathématique pour obtenir la valeur du y de l’extrême inférieur du cercle au lieu de celle du centre du blobs, qui ne m’intéressait pas. C’est pourquoi j’ai finalement utilisé l’objet cv.jit.blobs.bounds (cf. figures 36 et 37), qui localise des blobs par le biais d’une forme rectangulaire et proportionne la valeur du y de l’extrême inférieur du rectangle sans qu’on ait besoin d’aucun calcul supplémentaire. En ayant fait ceci, le patch était presque prêt. Il a fallu encore ajouter une opération mathématique pour créer un retard dans les fluctuations des valeurs de y, ce que j’ai pu réussir à faire grâce aux dernières indications de Didier Bouchon. C’était très important, car sans cela l’image faisait une espèce de scintillement visuellement très désagréable. Ensuite, j’ai augmenté mon patch avec une partie qui sert à « éteindre » la projection dès qu’il n’y a plus personne sur le champ de la caméra. En réalité, il s’agit d’une manipulation de la brillance de l’image, qui devient noir (zéro) lorsque la valeur de y est zéro, c’est-à-dire lorsqu’aucun blobs n’est détecté. Le dernier jour de stage, j’ai eu l’occasion de réaliser un test (cf. annexes figures 44-46) de ce que j’avais fait. Le patch fonctionnait bien globalement, malgré certains détails sur lesquels il faut encore travailler. Par exemple, il existe une relative imprécision sur les bords de l’image, au moment où le spectateur sort du champ de la caméra web. Les valeurs chutent très rapidement à zéro et si un spectateur s’y attarde, l’image commence à fluctuer très rapidement entre une brillance minimum et maximum ; autrement dit, elle commence à clignoter. Il faut dire que ce défaut n’est pas systématique et que les conditions d’éclairage de la zone de détection vont déterminer en grande mesure son apparition. J’ai constaté aussi que l’éclairage pouvait être un élément perturbateur pour le visionnage optimal de la projection. Il faudra trouver un équilibre entre les deux, ou bien envisager d’autres solutions, telles qu’une caméra infrarouge, par exemple. Un autre petit problème a été remarqué sur les côtés droit et gauche de l’image de la caméra : si le spectateur rentre dans la zone de détection (vide) par l’un de ces côtés (notamment par la partie centrale) l’image qui s’affichera d’abord sera celle de la mer (bien qu’atténuée) et une seconde plus tard celle de la fusion, qui est l’image qui aurait dû s’afficher immédiatement. Cela arrive puisqu’il a fallu que j’établisse un délai pour l’affichage de la vidéo du jardin pour le cas précis où le spectateur rentre par le côté inférieur du cadre correspondant au bord du tapis (image de la mer). Je m’arrête là car je me rends compte que cela reste un peu abstrait. En tout cas, une seconde n’est pas énorme, mais le problème est quand même visible. Je pense continuer à travailler sur ces détails, ou essayer de trouver un équilibre pour que ce qui pourrait être un défaut devienne un comportement susceptible d’être incorporé au comportement général du dispositif.

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Figure 35. Souspatch utilisant

cv.jit.blobs. centroids (1) et le patch principal

au-dessus (2). L’emploi de cv.jit. blobs.centroids impliquait

la réalisation d’une opération mathématique pour déplacer le y du blobs vers le bas (3).

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Le bord du monde

Figure 36. Souspatch utilisant cv.jit.blobs. bounds (1). Il

permet d’obtenir les coordonnées du rectangle, et donc les valeurs du y bas (2) qui sont celles qu’importent pour la détection.

J’aimerais indiquer que durant mon stage je me suis concentrée fondamentalement sur le travail de l’image et la détection ; je n’ai pratiquement pas touché à l’aspect sonore du dispositif. Le son reste à faire entièrement, depuis sa sélection, en passant par sa remise en forme, jusqu’à son intégration au patch. Il est nécessaire que les sons des deux thèmes se fondent, tout comme les images, et qu’ils ne s’entendent pas en même temps lorsqu’il ne s’agit pas du thème de la fusion. À la fin du stage j’ai pu aboutir à un patch qui fonctionne bien, sauf sur certains aspects que j’ai mentionnés plus haut. Le travail réalisé représente à peu près un quart de l’installation. Il s’agit du patch d’un des quatre ordinateurs, à ceci près qu’il manque encore la partie son et le masque pour la zone du tapis. J’avais dit dans la deuxième partie du présent mémoire qu’un masque était nécessaire pour occulter de la vue de la caméra ce qui n’intéresse pas la détection ; par conséquent, la zone délimitée par le tapis n’est toujours pas présente dans le patch de prototypage et les bords s’étendent pour le moment jusqu’aux limites de l’image fournie par la caméra web.

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5. Bilan Mon stage à l’atelier d’ART3000-Le Cube s’est avéré très productif. J’ai réussi à bien avancer le projet, et parallèlement j’ai pu aussi acquérir de nouveaux savoir-faire ; même si en général la quasi-absence d’encadrement technique se faisait sentir. Bien entendu, l’accord sous-entendait une large autonomie de ma part ; mais autonomie n’est pas synonyme de maîtrise totale de l’ensemble des habilités requises pour le développement du projet. Paradoxalement, cette autonomie forcée a motivé davantage mon travail. Le choix de mon stage dans une telle institution s’explique en partie parce que je pensais bénéficier d’un tutorat pour l’avancement concret du projet. J’aurais peutêtre dû me renseigner au préalable sur les logiciels dont ils se servent à l’atelier ; cependant j’ai l’impression qu’il y avait une certaine réticence lorsqu’il s’agissait de renouveler leurs habitudes de travail, alors qu’on pourrait espérer une plus grande ouverture de la part d’un centre consacré à la création s’appuyant sur les nouvelles technologies. Quoi qu’il en soit, les précisions techniques qui m’ont été dispensées sont devenues essentielles dans la progression du projet. D’autre part, l’échange avec F. Aziosmanoff a été très profitable pour l’approfondissement conceptuel de l’œuvre et des significations symboliques des comportements du dispositif. L’état actuel du projet, bien qu’il préserve ma position personnelle, porte en grande mesure l’empreinte de cette rencontre.

Figure 37. Patch principal, dernière version. Le sous-patch pour la détection fournie les valeurs de y (1) qui vont influencer le chroma key (moins ou plus de fusion) (2) et ses valeurs de tolérance (3) et de fade (4). Cette partie du patch est chargée de « éteindre » la projection lorsqu’il n’y a personne dans le champ de vision de la caméra (5).

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Après l’expérience : en guise de conclusion ou non...

« Il est toujours intéressant de poser une question, même si répondre ne l’est pas toujours ». Oscar Wilde1

Tel que l’île dans son environnement naturel, le sujet est ancré dans son environnement quotidien : il est intégré à sa géographie vitale, ou c’est sa géographie qui est intégrée à lui, et c’est peut-être la raison pour laquelle elle est « vitale ». On ne peut le savoir ; ce qui est certain est l’expérience, l’interaction avec ce qui est autour, comme pour l’île. Depuis sa côte à lui, le sujet regarde un horizon qui l’attire, qui lui fait ressentir l’impulsion de bouger vers l’avant, hors de lui-même, pour aller à la rencontre de nouveaux territoires subjectifs. Il soupçonne un monde qui s’étend derrière l’horizon, un monde qu’il a imaginé à l’intérieur du petit jardin. Mais, puisque le monde du jardin est le fruit de sa rêverie, ce monde lointain est-il plus réel ? Dans Le bord du monde, lorsque le spectateur sort du périmètre du tapis, l’horizon disparaît : il n’y a plus rien. Le monde lointain ne peut être pressenti que s’il est regardé du bord, sans dépasser la frontière. En réalité, le monde lointain est créé à l’intérieur du jardin ; il existe parce qu’il est imaginé, rêvé, pensé. Il prend sens à travers un processus de construction qui se fait à l’intérieur du jardin, ou du sujet, ce qui dans la logique du projet est la même chose. Le monde de l’horizon ne peut exister sans le monde du sujet. C’est pour cela que le dispositif prend vie seulement si le spectateur entre dans le jardin, représenté par le tapis. Il s’agit là d’une frontière confuse, malgré des limites bien concrètes : le corps du sujet, la clôture du jardin, la mer partout. La disparition des images quand le spectateur n’est plus sur le tapis met en évidence ces limites physiques qui, comme la mer infranchissable, pourraient paraître d’une réalité à jamais figée. Pour aller à la rencontre des nouvelles expériences d’extériorité que l’horizon promet, il faut bouger, ce qui implique non pas seulement de bouger notre corps, mais aussi de transporter avec nous notre jardin personnel, car faire l’expérience du monde de l’horizon implique également de lui conférer des significations en se l’appropriant subjectivement. Ainsi, Le bord du monde est-il l’expression de mon questionnement à l’égard de la prétendue séparation entre subjectivité et objectivité, une autre construction au final…

1. Oscar Wilde, Aphorismes, Clamecy, Mille et une nuits, 2012, p. 15.

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Le bord du monde

Mais, pourquoi n’est-ce pas possible au sein du dispositif ? Pourquoi le monde de l’horizon devient-il inaccessible pour le spectateur ? Les réponses sont d’autres questions : qu’est-ce que le monde ? Peut-on le connaître ? Qu’est-ce que connaître ? L’essentiel reste l’expérience. Elle est le moyen par lequel le monde s’individualise pour chacun. D’elle se dégagent les multiples manières de construire le monde. Comme Nelson Goodman, concentrons-nous alors sur les manières, sur les expériences. Au cours de sa relation avec le dispositif, le spectateur se crée lui aussi une expérience. C’est cette expérience qui va permettre le dévoilement des intentions discursives dont l’œuvre est le moyen communicant. Le moment de l’expérience esthétique est un processus actif de reconstruction des sens envisagés par l’artiste, aussi bien que de création de significations personnelles ou d’interprétations particulières. Le spectateur devient de cette sorte l’auteur de son expérience symbolique. Dans Le bord du monde le spectateur fera donc l’expérience d’un prospect au cœur du perspect du jardin ; sensation qui sera renforcée par la fusion avec le prospect de l’horizon. L’idée que l’on peut retrouver l’illimité à l’intérieur du jardin, l’immensité dans le fragment, évoque métaphoriquement la capacité créatrice du sujet dans sa relation avec le monde et contribue à l’indéfinition de cette frontière qui ferait de ces deux espaces, celui du jardin et celui de l’horizon, deux mondes séparés. L’expérience subjective du monde comprend une relation symétrique, de type partagé, qui est le cas de l’insularité. C’est la raison pour laquelle dans Le bord du monde l’île géographique apparaîtra comme le résultat d’une construction de groupe. L’expérience d’un spectateur isolé se verra multipliée à travers d’autres spectateurs éventuels : ils vont dessiner la forme de l’île par le partage de leurs expériences mutuelles. La dimension individuelle, ou asymétrique, habite pour sa part à l’intérieur du jardin. Dans le processus de construction du monde, il y aura toujours une oscillation permanente entre ces deux dimensions. En ce qui concerne ma propre expérience de réalisation du projet, je ne peux que dire qu’elle a été fort stimulante. Les périodes de stage s’étant révélées très enrichissantes pour le projet, tant d’un point de vue pratique que conceptuel, l’avancement pour cette année reste tout à fait satisfaisant. D’une part, j’ai été confrontée à des structures nouvelles pour moi, notamment celle du FabLab, qui m’a beaucoup appris sur le travail en équipe et le partage de savoirs. L’échange avec les personnes que j’ai rencontrées m’a menée à une réflexion approfondie sur ma méthodologie de travail pour ce projet en particulier. De cette sorte, j’ai pu mesurer l’importance, par exemple, de l’étape de conception, où l’on doit clarifier les comportements du dispositif, et son impact sur l’évolution ultérieure du projet. D’autre part, j’ai acquis un nombre important de compétences techniques à travers la réalisation du projet. J’ai eu l’occasion d’être formée à la manipulation d’une machine spécialisée telle que la découpeuse à laser, par exemple. J’ai pu par ailleurs appliquer dans mon projet personnel les enseignements reçus lors des cours de la formation, que j’ai ensuite en partie complétés par un travail d’expérimentation et d’autoformation. Le fait que j’aie abouti à un résultat fonctionnel, bien qu’encore au stade de prototype, m’a servie de confirmation sur la voie que j’ai prise, ce qui n’empêche pas que la réussite m’ait aussi un peu (agréablement) étonnée.

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Après l’expérience: à mode de conclusions ou non...

L’année prochaine je compte continuer à travailler en vue de la finalisation du projet : il est nécessaire de poursuivre le développement du patch par rapport au son et à la détection sur la zone délimitée du tapis ; il est aussi impératif de trouver des solutions pour pallier la reproduction saccadée des vidéos HD ; il faut encore régler une liste de détails techniques, déjà évoqués dans la troisième partie du mémoire ; il y a des vidéos qui restent à filmer, ce qui pourrait être à l’origine de modifications dans l’aspect formel du projet. Pour l’installation effective du dispositif dans un espace d’exposition, il sera capital de trouver des financements ou des partenariats. Il faudra absolument passer par cette voie, surtout à cause de l’équipement technique lourd que demande la présentation de cette œuvre. Cela représentera un grand défi pour l’aboutissement futur du projet. Les questions l’emportent pour l’instant sur les réponses. Le processus d’expérience est générateur de questionnements, l’embryon d’autres expériences à venir, l’élément moteur. Le plaisir éprouvé lors de chaque étape sert d’avant-goût de l’expérience totale. Il faudra franchir le bord de la côte, du tapis… car au bout du compte, l’espace du petit jardin, de par son rapport au contexte de la maison, reste associé à l’immobilité et au repos. Les expériences d’extériorité appellent, quant à elles, l’action ; bien qu’ « (…) avant l’action l’imagination travaille »2. Le moment est arrivé de faire voyager son jardin et de vivre de nouvelles expériences.

2. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 30.

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

Couverture, M. V. Portelles, Le bord du monde, image issue de l’expérimentation pour l’incrustation .................................................................

p. couv.

Première partie, M. V. Portelles, Le bord du monde, photogramme de la vidéo ..........................................................................................................

p. 15

Figure 1, Sandra Ramos, La maldita circunstancia del agua por todas partes. Disponible sur : <http://www.tumiamiblog.com/2010/11/antimanifies to-de-cuba.html> (consulté le 30/05/13) ....................................................................................

p. 38

Figure 2, Alexis Leyva (Kcho), Archipiélago. Disponible sur : <http://www.lajiribilla. cu/2008/n380_08/380_10.html> (consulté le 30/05/13) .............................................................

p. 38

Figure 3, Antonio Eligio Fernández (Tonel), El bloqueo (image retouchée). Disponible sur : <http://observatoriocriticodesdecuba.wordpress.com/2012/11/06/contrael-auto-bloqueo/> (consulté le 30/05/13) ....................................................................................

p.38

Figure 4, Tania Bruguera, ¡Nadie puede salir, nadie puede salir! Disponible sur : <http://www.newmedia-art.org/cgi-bin/show-oeu.asp?lg=FRA&ID=150000000044524> (consulté le 30/05/13)....................................................................................................................

p. 39

Figure 5, Bill Viola, The Tree of Knowledge. Disponible sur : <http://on1.zkm.de/ zkm/e/werke/TheTreeofKnowledge> (consulté le 30/05/13) ......................................................

p. 46

Deuxième partie, M. V. Portelles, Le bord du monde image image issue de l’expérimentation pour l’incrustation ......................................................

p. 55

Figure 6, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ..............................................

p. 58

Figure 7, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ..............................................

p. 59

Figure 8, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis et images personnelles .........................

p. 61

Figure 9, M. V. Portelles, Le bord du monde, photogrammes de la vidéo ................................

p. 62

Figure 10, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 63

Figure 11, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 63

Figure 12, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 64

Figure 13, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 64

Figure 14, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 64

Figure 15, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 65

Figure 16, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 66

Figure 17, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 66

Figure 18, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 66

Figure 19, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 68

Figure 20, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 69

Figure 21, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

p. 69

Figure 22, Groupe master 1 Création Numérique 2012-2013, design flyer (a) et plaquette (b, c) ............................................................................................

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Figure 23, M. V. Portelles, photographies du flyer (a, b) ............................................................

p. 78

Troisième partie, M. V. Portelles, Le bord du monde, photogramme de la vidéo ..........................................................................................................

p. 79

Figure 24, M. V. Portelles, photographies personnelles (a, b, c) ..............................................

p. 84

Figure 25, M. V. Portelles, photographies personnelles (a, b) ..................................................

p. 85

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Table des illustrations

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Figure 26, M. V. Portelles, photographies personnelles (a, b, c) ..............................................

p. 85

Figure 27, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 86

Figure 28, A. Théodore, J. Subra, M. Fernandez et M. V. Portelles, design panneaux FabLab .............................................................................

p. 87

Figure 29, M. V. Portelles, photographies personnelles (a, b, c, d, e) ......................................

p. 88

Figure 30, M. V. Portelles, images issues de l’expérimentation pour l’incrustation ..........................................................................................

p. 93

Figure 31, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 95

Figure 32, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 96

Figure 33, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnels ..........................................

p. 98

Figure 34, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 99

Figure 35, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 101

Figure 36, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 102

Figure 37, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

p. 103

Figure 38, M. V. Portelles, Le bord du monde, croquis personnel ............................................

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Figure 39, Tapis de pelouse artificielle (a, b) Disponible sur : <http://christapissier.over-blog.com/article-gazon-synthetiquefourniture-pose-multitude-de-couleur-108591854.html> (consulté le 08/06/13) ........................

p. 114

Figure 40, M. V. Portelles, impression écran .............................................................................

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Figure 41, M. V. Portelles, Le bord du monde, Modélisation 3D ...............................................

p. 116

Figure 42, M. V. Portelles, Le bord du monde, Modélisation 3D ...............................................

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Figure 43, M. V. Portelles, Le bord du monde, Modélisation 3D ...............................................

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Figure 44, Rémy Hoche, Communication Le Cube ..................................................................

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Figure 45, Rémy Hoche, Communication Le Cube ..................................................................

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Figure 46, Rémy Hoche, Communication Le Cube ..................................................................

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CORPUS DES SOURCES

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112


Annexes

Entrée Placard technique 13

A 1

5

6

7

8

14

9

20

21

15

B

4

2

12

10

Figure 38. Une autre idée pour l’installation du dispositif. Les projecteurs situés sur l’extrême opposé des murs de projection permettraient d’avoir une image plus grande. Projecteurs et caméras web sont l’un à côté de l’autre sur le croquis, mais en réalité chaque projecteur serait placé au-dessus chaque caméra web.

D 19

16

3

18

1

2

3

4

Caméras web

5

6

7

8

Ordinateurs

9 10 11 12

Projecteurs

13 14 15 16

Enceintes

11 C

21 A B C D

17

Tapis Projections

17 18 19 20

113


Le bord du monde

a

b

Figure 39. Exemple de tapis de pelouse artificielle comme celui qui fera partie de l’installation.

114


Annexes

a

Figure 40. Deux moments du dĂŠroulement du dernier patch fait avec Max/Jitter (a, b).

b

115


Le bord du monde

Figure 41. Modélisation 3D du projet.

Figure 42. Modélisation 3D du projet avec vue de l’entrée et du placard technique.

116


Annexes

a

Figure 43. Modélisation 3D du projet : un spectateur fait le parcours des trois thèmes vidéo (a, b, c).

b

c

117


Le bord du monde

a

b

Figure 44. Test du dernier patch réalisé avec Max/ Jitter. La zone activée est celle de l’intérieur, du jardin (a, b).

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Annexes

a

b

c

Figure 45. Test du dernier patch réalisé avec Max/ Jitter : un spectateur est sorti du champ de vision de la caméra : la projection est éteinte (a) ; le même spectateur a reculé dans la zone de la fusion (b) ; la zone activée est celle du bord (c).

Figure 46. Une partie de l’équipe de l’atelier de création d’ART3000-Le Cube et l’auteur lors du test du projet. De gauche à droite : Kevin Tomas, Didier Bouchon, María Victoria Portelles et Caroline Bénard.

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C

O

N

VE

N

TI

O

N

Le bord du monde

120


C

O

N

VE

N

TI

O

N

Annexes

121


C

O

N

VE

N

TI

O

N

Le bord du monde

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N

O

TA TI

ES

AT T

Annexes

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C

O

N

VE

N

TI

O

N

Le bord du monde

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C

O

N

VE

N

TI

O

N

Annexes

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C

O

N

VE

N

TI

O

N

Le bord du monde

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N

O

TA TI

ES

AT T

Annexes

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