LA CHRONIQUE 7/8
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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 28 avril 2006
Une recette ; Devenir un roc ; Fier d’être un pourceau.
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Frédérique Ildefonse Les Stoïciens, I. Zénon, Cléanthe, Chrysippe. Figures du Savoir. 240 p. 2000. 13 e
n entendant le chef de l’État le désavouer en direct au 20 heures devant vingt-trois millions de citoyens-solidaires, le Premier ministre, stoïque, décida de conserver son poste ; Quand Martin apprit que son épouse le trompait avec le charcutier et la mercière, au lieu de saisir son fusil comme ses aïeux, il se contenta de demander aux coupables, avec stoïcisme, si, par hasard..., ils n’auraient pas fait une vidéo de leurs ébats grâce à leur nouveau mobile ; Coincé entre des hommes mal lavés et des femmes au parfum bon marché, Pierre attendait stoïquement que reparte la voiture de métro immobilisée depuis une heure dans un tunnel par un mouvement de personnel déclenché pour que les choses bougent. Ainsi les meilleurs d’entre nous supportent-ils les petits désagréments de la vie quotidienne, tels ceux que j’ai glanés à la Une d’un vieux journal ou dans des conversations voisines volées au restaurant, ils font comme si ils n’en étaient pas atteints, grâce aux enseignements d’une ancienne sagesse qui doit son nom à un lieu : le Portique, stoa en grec, où s’assemblaient, pour donner un sens au monde et nous aider à vivre (ce qui s’appelle : philosopher), les Stoïciens. Leur enseignement, dont le fondateur fut Zénon de Kition (env. 334-262 av. J.-C.), a pénétré notre manière de penser la plus commune : accepter sans manifester de douleur peines et maux, c’est être stoïque, crier si un maladroit marche sur votre pied orné de cors, c’est ne pas être stoïque. L’excellent Pierre Larousse introduit dans son grand Dictionnaire, en un exemple de compréhension aisée, une distinction dont l’oubli a engendré bien des malentendus : « Combien de gens, écrit-il, affichent des principes stoïciens qui, à l’occasion, ne sont pas du tout stoïques ! » (Et inversement, ajouterai-je, on peut être stoïque en ignorant tout desdits principes). Le stoïcisme serait-il donc plus qu’une sorte de recette (une « sagesse ») destinée à nous permettre d’ignorer le malheur, comme le laisse croire ce qui en survit ? Eh oui, il est une philosophie complète qui se divise et se construit en une logique, une physique et une éthique (et c’est celle-ci seule, affadie, que nous rencontrons dans le langage courant), ensemble d’une absolue cohérence au point que Cicéron en a écrit : « C’est l’admirable arrangement de la doctrine, l’ordre incroyable des idées qui m’ont entraîné (...) Dans les ouvrages faits de main d’homme, que peut-on trouver qui soit aussi bien combiné, aussi bien joint, aussi bien assemblé ? (...) L’enchaînement n’est-il pas tel que le déplacement d’une seule lettre ruinerait tout ? » Hélas, ce n’est pas le déplacement d’une lettre que nous devons déplorer, mais la perte de la totalité des textes fondateurs et, ce qu’enseignait cette philosophie, nous devons nous résigner à le connaître par des citations, commentaires, développements de disciples plus ou moins fidèles (et Romains : Cicéron, Marc-Aurèle, etc.), d’adversaires (Plutarque et alii) ou de compilateurs (Diogène Laërce et autres) mais un exposé limpide nous en est fourni par Frédérique Ildefonse dans Les Stoïciens, où elle traite des pères de l’« ancien stoïcisme » : Zénon, Cléanthe et Chrysippe (oublions aujourd’hui le « moyen stoïcisme » et le « stoïcisme impérial », enfants plus ou moins légitimes...). (Pour Chrysippe, Richard Dufour nous a donné, pour la première fois, une édition bilingue de la quasi-totalité des fragments et témoignages en notre possession sur sa physique et sa logique : Chrysippe : Œuvre philosophique, soit mille deux cents textes auxquels je renvoie tout lecteur consciencieux et soucieux de connaître exactement le matériau dont nous disposons.)
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Chrysippe Œuvre philosophique, I & II Fragments. Bilingue Textes traduits et commentés par Richard Dufour. LVI-696 & 752 p. 2004. 71 e les 2 volumes.
e ne veux pas paraphraser la reconstruction exemplaire de la philosophie stoïcienne effectuée par Frédérique Ildefonse et, reconnaissant que ce faisant je peux dénaturer l’enseignement de Zénon et successeurs, je ne toucherai qu’à l’aspect moral de la doctrine – mais c’est à celuici, après tout, et même mal compris, que le stoïcisme doit sa survie. Le dogme central est l’éradication des passions, parmi lesquelles se range le désir qui, selon Cicéron, est « l’opinion d’un bien à venir, dont la présence est considérée comme utile ». La Chronique des Belles Lettres
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Parfait. Je vais donc m’employer, grâce à ma volonté (qui n’est qu’un outil permettant d’atteindre un but) à détruire en moi tout désir (y compris le désir de ne plus connaître le désir) et n’ayant plus en moi la moindre opinion du moindre bien à venir je me trouverai en état d’apathes (littéralement : sans passion). Dans cet état idéal, en lequel je me trouve en pleine conformité avec la nature et particulièrement ma nature (qui n’est d’ailleurs pas la mienne, mais celle de l’idéal stoïcien) et où mon cerveau, débarrassé des troubles du sentiment, ne connaît plus que la raison droite, il va de soi que, puisque je n’ai plus d’opinion d’un quelconque bien à venir, ma raison droite ne trouvera aucune raison de me faire entreprendre la moindre action : ainsi serai-je philosophiquement transformé, non pas en légume, lequel cherche encore la lumière, mais en pierre. Conclusion : l’idéal stoïcien est de faire de l’homme un roc, au sens propre. Autrement dit : la véritable nature de l’homme est de ne pas être un homme. Les penseurs du Portique n’étaient pas des idiots et, soupçonnant que cette minime contradiction pût leur être opposée, ils avaient sauvé de l’extermination non des « passions » mais trois « affections positives » (eupatheiai) : la joie, la circonspection, la volonté (toujours selon Cicéron) ; je n’entrerai pas dans le détail de leur démonstration (ou de ce qu’il nous en reste) et note seulement que le refus, entre autres, du plaisir (mal) et l’acceptation de la joie (bien) relève de la classification la plus arbitraire et qu’il n’y a aucune utilité à préserver une volonté qui ne s’exercera pas vers l’atteinte d’un bien utile. Je l’ai déjà écrit : l’échec de toute philosophie vient de ce qu’elle ne fait que poser des concepts et des notions qui s’auto-définissent (ce qui ne nous avance guère) et oscille sans cesse entre la logomachie pompeuse et le lieu commun barbouillé de tautologie ; de ce désastre (qui a sombré dans le franc ridicule à la fin du siècle dernier), je sauve néanmoins la logique, laquelle trouve des applications concrètes – lorsqu’elle cesse de raisonner sur elle-même, elle est un outil admirable pour nous permettre d’agir sans commettre trop d’erreur, et c’est à elle que nous devons toute réussite technique. Quant à la totale philosophie stoïcienne il en reste l’image commune d’un humain acceptant, impassible, maux, douleurs et chagrins ; et de façon plus subtile et plus dangereuse l’idée, diffuse dans le christianisme et de multiples systèmes philosophiques postérieurs, et fondatrice de toute mauvaise conscience, que le plaisir, c’est le mal.
Pierre Gassendi Vie et mœurs d’Épicure, I & II Classiques en Poche [73/74] Traduction, introduction et notes par Sylvie Taussig. CXX-280 & 410 p. 2006. 25 e les 2 volumes.
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ce sinistre programme de l’humaine condition vient heureusement s’opposer un autre système philosophique : celui du bon Épicure, que je me représente en son Jardin goûtant des mets délicats, humant des grands crus, fumant des Havane, échangeant avec ses disciples calembours et plaisanteries grivoises, entouré d’accortes créatures prêtes à toutes galipettes (et quelques mâles éphèbes) puis, repu de volupté, discourant aimablement des atomes d’un univers coupé de tout dieu créateur avec le charmant Horace, qui se définissait lui-même comme Epicuri de grege porcum. Patatras ! Non seulement ce plaisant tableau contient une légère erreur chronologique, mais il ne serait que vile calomnie, comme a entrepris de le démontrer Pierre Gassendi. Prêtre, philosophe, astronome, et adversaire de Descartes, Gassendi (1592-1655) a été tant saisi d’enthousiasme à la découverte de la doctrine d’Épicure qu’il décida de s’en faire le propagandiste mais se heurta vite à un obstacle : la réputation sulfureuse du philosophe et de ses disciples, dont un poète anonyme (peut-être Malherbe) écrivait en 1590 : « Mais je hais plus que tous ceux-ci Nos athéistes sans souci Pourceaux croupissant en l’ordure Des sales plaisirs d’Épicure ». Citons encore le Père Garasse qui, dans sa Doctrine curieuse, (1623), dit d’Épicure : « Son eau est si sale et ses ordures si grandes que toute l’eau de la Seine ne suffirait pas à laver ses taches. Je suis honteux de fouiller plus avant dans cette camarine puante, et d’entrer dans l’étable de Sardanapale et des autres athéismes ». Face à ces accusations, Gassendi décida donc de se livrer à une réhabilitation d’Épicure en publiant le De vita, et moribus Epicuri, dont Sylvie Taussig nous donne la première traduction en français Vie et mœurs d’Épicure. Tâche immense, qui contraignit ce prêtre séculier à un travail de bénédictin, puisque, de l’œuvre considérable d’Épicure (plus de trois cents volumes, ou même sept cents selon d’autres sources) il ne nous reste, comme d’habitude, à peu près rien et que, pour connaître et sa vie (343-270 av. J.-C. ?, un contemporain de Zénon) et sa doctrine, nous devons recourir à de multiples et disparates fragments et témoignages (situation déjà rencontrée) que Gassendi a méticuleusement rassemblés, analysés, corrigés et confrontés. J’admire sans réserve le constant scrupule philologique dont fait preuve Gassendi pour restituer la meilleure version de débris souvent obscurs, et son souci d’exhaustivité, mais je suis en désaccord avec le parti-pris qui est à l’origine de l’ouvrage : prouver qu’Épicure fut, par sa vie, ses mœurs et sa doctrine, l’exact opposé de sa commune représentation.
2 La Chronique des Belles Lettres
Lucrèce De la nature, tome I, livres I-III Collection des Universités de France, série latine Texte établi et traduit par Alfred Ernout. 4e tir. de la 6e éd. revue et corrigée par Claude Rambaux. XXXII-256 p. (1920) 2002. 24 e
Lucrèce De la nature, tome II, livres IV-VI Collection des Universités de France, série latine Texte établi et traduit par Alfred Ernout. 304 p. (1921) 2003. 28 e
Je suggérerai donc un exercice amusant : lire Gassendi en retournant son retournement, tenant pour vrai ce qu’il dit être faux, et pour calomnie ce qu’il prétend exact – ainsi retrouveronsnous, en nous fondant sur les mêmes textes, un Épicure chantre d’une volupté qui n’est pas, comme le prétend Gassendi, une abstraction philosophique, mais bonheur de vivre dans les plaisirs. Et me réconcilie avec la philosophie. P. S. Oui, je n’ai pas même cité Lucrèce, alors que l’on considère habituellement le De rerum natura comme le plus fidèle exposé de la doctrine épicurienne, mais je ne fais pas ici de cours : je ne veux que suggérer des lectures.
5 mai 2006
Un pionnier birman ; Cuisson du voleur ; Lucy et le racisme.
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l s’éveilla sous une légère brume tropicale, caressa tendrement le pelage de sa femelle encore endormie sur le lit de branchages, s’étira, se dressa sur ses pattes arrière – des jambes – puis, ouvrant bien la bouche (et sans savoir que sa mâchoire se trouverait aujourd’hui au Musée de Rangoon, en ex-Birmanie devenue Myanmar) déclama : – Grande nouvelle ! Je suis le premier homme, et avec moi commence la grande aventure de l’Humanité ! Et délaissant momentanément les spéculations téléologiques, il se mit à quatre pattes pour trouver une racine, qu’il nommerait plus tard, mais dont il appréciait le goût épicé et les vertus aphrodisiaques. Selon certains paléologues, cette scène bucolique, dont toutes les conséquences ne seront connues qu’à l’instant où l’univers disparaîtra, se déroula voici trente-cinq millions d’années près de l’actuel village de Yashe Kyitchaung, dans la région de Myaing. J’ai découvert cette information, sous une présentation plus austère, dans le livre de Guy Lubeigt La Birmanie, l’âge d’or de Pagan publié dans notre collection Guides Belles Lettres des Civilisations, et confesse mon ignorance antérieure sur un peuple dont je savais seulement, grâce aux films thaïlandais Suriyothai (chef-d’œuvre scandaleusement inédit en Occident dans sa version intégrale, de Chatrichalem Yukol, 2001) et Bang Rajan (de Tanit Jitkunul, 2000), qu’il est l’ennemi héréditaire des Thaï, qu’il fut colonisé par les Anglais et intégré au Raj, occupé par les Japonais (Aventures en Birmanie...) puis gouverné par une junte militaire mal vue en Europe, sans doute parce que la concurrente des généraux socialistes au pouvoir est une démocrate héréditaire, puisque fille du fondateur du parti communiste local. Désormais, grâce à Guy Lubeigt, j’ai appris que les Birmans connurent, approximativement entre les années 1000 et 1300, une civilisation d’une exceptionnelle richesse, caractérisée par un foisonnement de constructions monumentales sans équivalent en ce temps (sauf peut-être à Angkor), qui firent, par leur prodigieuse ampleur, l’admiration de Marco Polo et des voyageurs chinois, civilisation à la fois bouddhiste et rigidement militariste, chaque habitant du royaume étant inclus dans une sorte de « régiment » intégré à l’armée royale (organisation traditionnelle qui peut expliquer pourquoi le pouvoir politique demeure aujourd’hui aux mains de militaires).
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Guy Lubeigt La Birmanie. L’âge d’or de Pagan Guides Belles Lettres des Civilisations 320 p. 2005. 15 e
e nombreux textes nous permettent de connaître en détail l’histoire, l’organisation et la vie quotidienne de ces femmes et hommes qui formèrent cette civilisation dont le centre était la somptueuse cité de Pagan ; j’en extrais seulement cet édit de 1249 du roi Kyaswa précisant le châtiment, inventif, réservé au voleur : « (il) souffrira diverses tortures, telles que le fouet en cuir incrusté d’épines en fer, et le bâton à épines. Ses oreilles et son nez seront coupés. Ses jambes et ses membres seront arrachés. Son crâne sera trépané, et du fer en fusion y sera versé afin que sa cervelle puisse bouillir comme de la purée de millet. Sa bouche sera ouverte avec un coin et une lampe allumée sera placée à l’intérieur. Il sera pelé en bandes du cou jusqu’aux hanches, afin que la peau tombe en lanières autour des jambes (...). Il sera ferré comme un cheval et forcé à marcher. Sa tête sera clouée au sol par un pieu lui transperçant les deux oreilles et ensuite il sera tiré par les jambes autour de cet axe. Il sera battu jusqu’à ce que tout son corps soit aussi doux qu’un lit de paille. » Et (au cas où il resterait encore quelque fragment animé du malfaiteur) « il sera emballé dans des ordures, et cuit vivant ». Le peuple de Pagan n’était pas seulement amateur de supplices et conquêtes guerrières, il appréciait aussi la bonne chère et l’alcool, les arts et la poésie, mais tout cela, je laisse mon lecteur le rencontrer dans le livre de Guy Lubeigt pour en revenir au Premier Homme.
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n ramassant dans la jungle au nord-ouest de Pagan au début du XXe siècle, et surtout à partir de 1998, divers bouts d’ossements fossilisés (dents, morceaux de tibias, le bric-à-brac habituel), certains spécialistes, experts, scientifiques entreprirent, selon la méthode éprouvée depuis Cuvier qui nous permet d’offrir aux petits enfants des miniatures en plastique colorié de brontosaure ou ptérodactyle, de reconstruire la chose entière et de la dater (selon des techniques dont la précision me laisse sceptique) et ô surprise : les débris formaient un hominidé vieux, je le souligne, de 35 millions d’années, autrement dit : notre ancêtre à tous (et toutes). La Chronique des Belles Lettres
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Passons vite sur la taille du monsieur, qui n’aurait mesuré qu’un mètre (ce qui lui aurait permis d’être la vedette d’un sous-genre du cinéma nigérien, injustement méconnu en Europe mais fort prisé à Lagos, le thriller dont le héros est un nain), pour insister sur sa caractéristique essentielle : il était un hominidé. Je ne sais absolument pas ce que peut être un « hominidé » (pour mon fidèle et vieux Larousse : « ou hominien, qui ressemble à l’homme », ce qui est le cas du chimpanzé) mais j’ai la conviction obstinée qu’un être vivant est soit un animal, soit un homme et refuse l’existence de toute catégorie intermédiaire. J’aime les animaux (et préfère la compagnie de nos affectueux et indépendants chats et ânes à celle de la plupart des humains), mais il existe une différence de nature radicale et évidente entre l’animal et l’homme (symbolisée par la présence chez ce dernier de l’âme, invention pratique mais qui, pour un esprit rationnel, ne résout rien), telle que l’on ne peut passer graduellement de l’animal à l’homme. Même s’il se tenait régulièrement debout et possédait une boîte crânienne apte à recevoir un cerveau de 451 ml, comme le prouve une canine déterrée avec deux centimètres de fémur, l’hominidé n’est pas un homme mais un rameau éteint de l’espèce singe. Et je n’abandonnerai cette conviction que le jour où l’on me fera lire le récit, rédigé par son protagoniste, de la saynète narrée en ouverture de cette chronique.
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uand et comment est apparu le premier homme, ou la première femme (cf. : qui est premier : de l’œuf ou de la poule ?), est pour moi un total mystère, mais grâce aux travaux de spécialistes, ce n’en est plus un pour les généraux de Rangoon et leur Académie des Sciences qui ont fièrement proclamé que la Birmanie est le berceau de l’humanité. Ainsi est détrônée l’Afrique, à laquelle les scientifiques avaient depuis quelques décennies attribué ce titre de gloire, en créant à chaque découverte d’os émietté une nouvelle catégorie d’« ancêtres-cousins » tels le dryopithèque ou le ramapithèque (grand-père de l’orang-outan qui, précise une encyclopédie pour myopes dont je tairai charitablement le nom, est « assez différent de l’homme »), sans doute pour calmer leur mauvaise conscience de descendants de colonisateurs et esclavagistes (car la loi dit désormais que seuls les Européens pratiquèrent l’esclavage, coutume inconnue de tout autre peuple), et perd sa couronne la sympathique Lucy (qui prouvait que le Premier Homme était une femme, affirmation propre à réjouir les féministes, et qui était pourtant moins ancienne de quelques millions d’années que le câlin australopithèque et néanmoins hominidé baptisé Toumaï, mais fâcheusement mâle), maman de tous les « paranthropes » ou « presque hommes », catégorie d’habitat africain dont la dénomination me semble quelque peu condescendante. Pour des raisons de soutien à l’espoir démocratique, l’antériorité birmane a été ignorée des media occidentaux, alors que ce qui devrait nous faire rejeter, non la découverte des paléontologues et leurs très spéculatives conclusions, mais la gloriole des généraux est le fait qu’ancrer la fierté d’un groupe humain actuel sur une supposée vertu ou spécificité de ses ancêtres est la caractéristique fondamentale du racisme. Ce substantif est essentiellement utilisé aujourd’hui dans le débat intellectuel pour disqualifier un adversaire (avec autant de sens que l’emploi de bachi-bouzouk comme insulte par le capitaine Haddock) et quiconque se trouve accusé d’un quelconque racisme (racisme anti-gay, anti-musulman, anti-scientologue... non ? tiens..., enfin passons avec un : etc.) comprend vite qu’il n’aura plus voix au chapitre.
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r le racisme n’est pas « ne pas aimer » une religion, une conduite etc., ou les critiquer. Pour comprendre ce qu’il est exactement, je cite Ayn Rand, in La Vertu d’égoïsme : « Le racisme est la forme la plus abjecte et la plus brutalement primitive du collectivisme. C’est le fait d’accorder une importance morale, sociale ou politique à la lignée génétique à laquelle un homme appartient et de croire que ses traits intellectuels et caractérologiques sont héréditaires. Ce qui veut dire, en pratique, qu’un homme doit être jugé, non en fonction de son propre caractère et de ses propres actions, mais en fonction de ceux de ses ancêtres. (...) Attribuer ses vertus à son origine raciale, c’est avouer que l’on n’a aucune connaissance du processus par lequel les vertus sont acquises et, la plupart du temps, que l’on n’a pas réussi à en acquérir. » Juive russe exilée aux États-Unis, Ayn Rand (1905-1982) est l’auteur d’une œuvre philosophique dont l’influence a été, et reste, considérable dans le monde entier, sauf en France (la fameuse « exception française »...) ; la lecture de La vertu d’égoïsme permet une première approche de sa pensée qui exalte l’individu et ses mérites propres face à la tyrannie du collectif (clan, tribu, race...) et d’elle je cite encore, pour demeurer dans mon sujet, ces seules lignes : « Le racisme n’a qu’une source psychologique : le sentiment qu’a le raciste de sa propre infériorité ». C’est là un sentiment qu’éprouvent encore beaucoup d’humains, en l’attribuant à une injustice dont ils sont victimes, et je crains que ce n’est pas demain que disparaîtra le racisme.
4 La Chronique des Belles Lettres
Ayn Rand. La Vertu d’égoïsme. Iconoclastes [19] Traduit par Marc Meunier avec la collaboration d’Alain Laurent 224 p. 1993. 12,04 e
Philippe Muray Rejet de greffe Exorcismes spirituels I Hors collection. 432 p. (1997) 3e tirage 2006. 25 e
Philippe Muray Les Mutins de Panurge. Exorcismes spirituels II Hors collection. 482 p. (1998) 2e tirage 2006. 25 e
P. S. Selon les scientifiques, l’accroissement du volume du cerveau, et donc du nombre de connexions neuronales, explique le passage de l’animal au presque humain puis à l’homme, soit : plus on a de cerveau plus on est humain. Il est donc regrettable que, dans notre espèce, le volume moyen du cerveau de la femelle soit inférieur de 17% à celui du mâle.
12 mai 2006
Assassinat par la plume ; Du patriotisme économique ; Secret de sultans.
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Portraits d’hommes et de femmes remarquables de Commynes à Chateaubriand Klincksieck. Cadratin. Choix et présentation de Frédéric Charbonneau 320 p. 2006. 23 e
près une étude suivie, dont rien ne m’a jamais distrait, je voyais le roi [Louis XV], un homme sans âme et sans esprit, aimant le mal comme les enfants aiment à faire souffrir les animaux, ayant tous les défauts de l’âme la plus vile et la moins éclairée, mais manquant de force, à l’âge où il était, pour faire éclater ses vices aussi souvent que la nature l’aurait porté à les montrer : par exemple, il aurait, comme Néron, été enchanté de voir brûler Paris de Bellevue ; mais il n’aurait pas eu le courage d’en donner l’ordre. (...) Si l’on voulait lui faire le plaisir de rouer quelqu’un dans la petite cour de marbre de Versailles, je suis bien sûr qu’il quitterait le lit de sa maîtresse dans les moments où il paraît lui être le plus attaché, pour aller dans un coin de fenêtre être témoin avec détail de l’exécution. Il se dédommage autant qu’il peut de ces spectacles si conformes à son goût en regardant avidement tous les enterrements qu’il peut rencontrer ; (...) il marque satisfaction de la mort de tous ceux qu’il connaît, et quand on ne meurt pas, il prédit que l’on mourra. » J’extrais ces lignes des Mémoires d’Étienne de Stainville, duc de Choiseul (1719-1785) qui fut dans le même temps ministre des affaires étrangères, de la guerre et de la marine ; tombé en disgrâce et retiré sur sa terre de Chanteloup, il se consola en protégeant les Philosophes et en exécutant par la plume le souverain qui l’avait élevé puis chassé ; ce texte appartient au genre du portrait, exercice obligé pour tout auteur de Mémoires. Heureuse contrainte qui a permis à Frédéric Charbonneau de réunir dans Portraits d’hommes et de femmes remarquables, de Commynes à Chateaubriand un florilège fascinant de ces textes louangeurs ou cruels, perfides ou mesurés, et dont la lecture m’a donné un plaisir que je ne peux faire partager qu’en citant – ainsi, de l’abbé-académicien François de Choisy (1644-1724) sur Fouquet: « Il avait beaucoup de facilité aux affaires, et encore plus de négligence. (...) Il se chargeait de tout, et prétendait être premier ministre sans perdre un moment de ses plaisirs. Il faisait semblant de travailler seul dans son cabinet à Saint-Mandé ; et pendant que toute la cour, prévenue de sa future grandeur, était dans son antichambre, louant à haute voix le travail infatigable de ce grand homme, il descendait par un escalier dérobé dans un petit jardin, où des nymphes (...) venaient lui tenir compagnie au poids de l’or. » À ce négligent libertin, dont il nous reste Vaux et le cliché d’une criminelle injustice de Louis XIV, Choisy oppose Colbert : « Colbert avait le visage naturellement renfrogné. Ses yeux creux, ses sourcils épais et noirs, lui faisaient une mine austère, et lui rendaient le premier abord sauvage et négatif ; (...) Esprit solide, mais pesant, né principalement pour les calculs, il débrouilla tous les embarras que les surintendants (...) avaient mis exprès dans les affaires pour y pêcher en eau trouble. » Mais après avoir loué Colbert le gestionnaire, Choisy le critique vertement pour sa politique protectionniste, en une page que l’on pourrait appliquer à l’actuel gouvernement du même pays, si fier de son patriotisme économique face à la mondialisation : « Il crut que le royaume de France se pourrait suffire à lui-même, oubliant sans doute que le créateur de toutes choses n’a placé les différents biens dans les différentes parties de l’univers qu’afin de lier une société commune, et d’obliger les hommes par leur intérêt à se communiquer réciproquement les trésors qui se trouvent dans chaque pays. » Et encore : « Toujours magnifique en idées, et presque toujours malheureux dans l’exécution (...) il établit toutes sortes de manufactures, qui coûtaient plus qu’elles ne valaient. (...) Il fut uniquement attentif à fournir les sommes immenses qu’on lui demandait tous les jours, sans avoir le courage de représenter au maître (...) que le peuple était dans la misère, tandis qu’on ne parlait que de fêtes (...). » Serait-ce là l’ébauche de la tyrannie du virus baptisé Homo festivus par Philippe Muray dans ses Exorcismes spirituels (à nouveau tous disponibles, je le rappelle) ?
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Philippe Muray Exorcismes spirituels III Hors collection 464 p. 2002. 21 e
autons plus d’un siècle pour laisser Chateaubriand démasquer, en une chute admirable, la plus française des passions : « Du théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination sur la foule, il [Danton] dit au bourreau : < Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine >. Le chef de Danton demeura aux mains de l’exécuteur, tandis que l’ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes : c’était encore de l’égalité ». Le genre du portrait permet aisément au mémorialiste de transcender le particulier pour atteindre à l’universel (ou oserai-je écrire : passer de l’accident à l’essence ?) mais, comme nous La Chronique des Belles Lettres
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ne vivons pas que sur les cimes, il nous réjouit aussi par le pittoresque plaisant, et le duc de SaintSimon, qui exprima dans son œuvre le génie qui lui fit défaut en politique, nous dépeint le duc de Vendôme (1654-1712), descendant d’un bâtard d’Henri IV et général victorieux, comme un émule du Grobianus rencontré dans une précédente chronique : « Sa saleté était extrême ; il en tirait vanité : les sots le trouvaient un homme simple. (...) Il se levait assez tard à l’armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres et y donnait ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui (...), c’était le temps de lui parler. (...) Il déjeunait à fond, (...) rendait d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant, ou en donnant ses ordres ; et toujours force spectateurs debout (...) ; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et souvent plus d’une fois. Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venait de se soulager servait à lui faire la barbe. » Et, comme Grobianus, Vendôme justifiait sa conduite d’un exemple venu de l’Antiquité : « C’était, selon lui, digne des premiers Romains. »
Souvent, je croise les traces de Saint-Simon et de Chateaubriand ; le duc, en traversant le
domaine de La Ferté-Vidame, où se dressent dans les brouillards de l’aube les ruines fantomatiques du grandiose château qu’édifia le philanthrope marquis de Laborde (futur guillotiné...) après avoir fait raser la demeure féodale où fut écrit l’essentiel des Mémoires ; le vicomte, dans un salon du château de C., là même où il donnait lecture à sa maîtresse, Delphine de Custine, que Boufflers appelait « la Reine des Roses », des dernières pages qui ajouteraient à sa gloire... À La Ferté, dont le parc de 778 hectares est clos du plus long mur de France, après celui de Chambord, je contemple un sentier serpentant vers l’ouest ; peut-être est-celui qu’empruntait le duc pour s’en aller, à cinq lieues de là, visiter Rancé à La Trappe en méditant de faire faire de l’ascète, en une anecdote fameuse, un portrait volé à sa modestie. Ou je regarde le clocher de l’église, là où, selon son expresse volonté, la bière contenant le corps de Saint-Simon fut fixée par des crampons de fer à celle qui avait reçu les restes de son épouse ; aux premiers jours de la Terreur, une bande d’enjoués citoyens, solidaires, éthiques et responsables, et sans culottes, partit du bourg voisin de Senonches pour, après avoir vidé force pichets d’un vin âcre, briser les tombes seigneuriales et éparpiller les ossements ducaux, tandis qu’un acquéreur de biens nationaux soucieux de son bien propre mettait à l’encan les pierres du château encore debout. Le bâtisseur de C., d’une famille cadette du duc, avait épousé publiquement les principes de Liberté-Égalité-Fraternité ; il traversa l’orage sans en être touché, et dès l’Empire la vie mondaine reprit dans un décor qui ne changea que sous la brise des modes, puis l’impôt obligea ses descendants de vendre, pièce par pièce, le mobilier, et ce quelconque fauteuil qui accueille mon derrière n’est pas celui où se posèrent les fesses du vicomte, mais la cheminée est celle où, comme le montre un dessin que fit Delphine en 1821, il se chauffait, le coude sur le dessus du manteau, des feuillets à la main, peut-être ceux de son chef-d’œuvre, la Vie de Rancé... Ainsi se rejoignent par le libertin devenu réformateur monastique ces deux hommes, le pair de France et le hobereau, semblables par leurs ambitions politiques également déçues, et la torture de leurs détresses financières (eh oui, incapables de gouverner leur bourse, ils voulaient gouverner celle des peuples...), et tous deux, vaincus de leur vivant par leurs contemporains rivaux, en triomphent à jamais par les portraits qu’ils en ont laissés.
Philippe Muray Moderne contre moderne. Exorcismes spirituels IV Hors collection 448 p. 2005. 25 e
Friedrich Dedekind Grobianus Petit cours de muflerie appliquée pour goujats débutants ou confirmés Le miroir des humanistes Bilingue. Présenté et traduit par T.Vigliano. 240 p. 2006. 23 e
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ans l’ouvrage que Charles Dantzig conçut et publia sous le titre long mais exact : Les écrivains français racontés par les écrivains qui les ont connus (de du Bellay par Colletet à Cocteau par Maurice Sachs en passant par Stendhal vu par Mérimée) se trouvent bien sûr des portraits, mais aussi des récits, des témoignages et des jugements ; c’est une histoire littéraire de la France par ses acteurs, mosaïque parfaitement ajustée qui forme le plus original tableau de notre littérature, et dont chaque pièce est un régal (Balzac par Gautier : admirable de profondeur, et de vivacité) ; j’ai relevé que si le lieu commun veut que tout écrivain n’ait à offrir à ses confrères que méchancetés, ce n’est pas le cas en ces pages, où dominent l’hommage, l’affection et l’admiration vraies et de ces textes que couper trahirait, je ne citerai que des mots de la fin : « Une femme âgée de quatre-vingt dix ans disait à M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingtquinze ans : < La mort nous a oubliés – Chut ! > lui répondit M. de Fontenelle, en mettant le doigt sur sa bouche. » (Chamfort) Et, terminant les pages de Gautier sur Balzac : « Il y a un proverbe turc qui dit : < Quand la maison est finie, la mort entre >. C’est pour cela que les sultans ont toujours un palais en construction qu’ils se gardent bien d’achever. La vie semble ne rien vouloir de complet – que le malheur (...). « Les fameuses dettes étaient enfin payées, l’union rêvée accomplie, le nid pour le bonheur ouaté et garni de duvet ; comme s’ils eussent pressenti sa fin prochaine, les envieux de Balzac commençaient à le louer (...). C’était trop beau ; il ne lui restait plus qu’à mourir. » P. S. Parmi les mémorialistes choisis par Frédéric Charbonneau pour son anthologie, beaucoup de femmes ; en ces temps, celles-ci, à défaut d’être auteures ou écrivaines, avaient du talent, et du style. 6 La Chronique des Belles Lettres
Les Écrivains français racontés par les écrivains qui les ont connus Hors collection. Anthologie Choix, notices et préface par Charles Dantzig. XX-460 p. 1995. 23,63 e
19 mai 2006
Morbide décadence ; Sodome et Gomorrhe ; Politiquement correct.
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amedi 18 février 1899 : vernissage à la galerie Kleinmann, rue de la Victoire à Paris, de l’exposition d’aquarelles de Georges Bottini (1874-1907, et fâcheusement oublié) sur le thème : Bals, bars, théâtres, maisons closes. Ce que l’on y voit ? « C’est le défilé un peu spectral et aguichant des élégances phtisiques, des chloroses fardées et des pâleurs, et des langueurs d’anémies, l’air de petites bêtes malfaisantes et malades, des petites prostituées de la place Blanche et de la Butte, Bérénice et autres petits calices de fleurs faisandées, pleurées par Jean de Tinan et célébrées par Maurice Barrès. « Ballerines impubères du foyer de la danse, figurantes de Music-Hall, gigotteuses salariées du Moulin Rouge, idoles amoureuses de la Souris et du Hanneton, soupeuses et rôdeuses ; délicates, anguleuses, effarantes et macabres, invraisemblables de minceur avec de larges yeux dévorés de luxure et des grandes bouches saigneuses de fard, c’est (...) le charme sûr, mais frelaté, le ragoût de piment et d’odeurs d’hôpital, le baiser au picrate et au phénol de la Dame aux Camélias (...) « Il y a là des insexuées et de fâcheuses androgynes, des bouches de proie et d’agonie, des morphinées, des éthéromanes et des buveuses d’absinthe, il y a de pauvres petites filles qui n’ont pas mangé de la journée, des pourritures naïves et des ferveurs émaciées de Lesbos, il y a beaucoup de pitié aussi dans tout ce vice, mais il n’y pas de hideur ». Tout l’univers de Jean Lorrain (Paul Duval dit, 1855-1906), dont on lit, peut-être, encore les romans (Monsieur de Phocas, La maison Philibert...) brille dans ce compte-rendu extrait de la part la plus négligée, et la plus envoûtante, de son œuvre : ses chroniques, qu’il avait rassemblées dans Poussières de Paris et que Jacques Dupont nous permet aujourd’hui de redécouvrir en un choix intelligent que nous publions sous ce même titre. L’univers de Jean Lorrain ? Morbide. Toujours la beauté et le sexe apparaissent marqués de l’empreinte de la mort, tôt présente dans la lumière de la jeunesse, univers qui se consume dans les drogues (Lorrain : « Je l’ai encore dans le sang, cet éther, (...) le poison qui délivre, le poison immatériel par excellence qui vous souffle dans les poumons le froid vivifiant de la neige et de l’air glacé de la montagne!), s’épanouit dans l’ inversion (Lorrain affichait son homosexualité), et dont le destin se révèle par la maigreur, en un temps où une belle femme devait être grasse et un homme arrivé obèse, et s’entoure, obsessionnellement, de fleurs, iris noirs ou orchidées, fleurs au lourd symbolisme sexuel (Proust-Swann et ses catleyas...), dont le parfum enchanteur contient déjà l’odeur de la pourriture. Jean Lorrain Poussières de Paris Klincksieck. Cadratin. 252 p. 2006. 21 e
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n ce temps, dans les lettres et les arts, l’alliance d’Eros et Thanatos (que célèbrera platement un Georges Bataille) triomphait en de molles voluptés, lascives et mortifères ; dénoncée par Max Nordau (1848-1923) dans son très influent essai de 1894 Dégénérescence (qui inspirera les nationaux-socialistes dans leur lutte contre l’art dégénéré – et dire que Nordau fut un pionnier du sionisme...), elle affleure à chaque page des chroniques de Lorrain, dans cette galerie de viveurs et d’horizontales, d’aristocrates sauvant de la ruine leur ancestral château en épousant quelque fille de parvenu (Boni de Castellane, à la veille de présenter à ses pairs sa future : « j’espère que l’on en dira : elle est moins laide que nous ne pensions », et appelant sa chambre nuptiale : « la chapelle expiatoire »), de théâtreuses-courtisanes se faisant construire par leur amant à l’orée du parc Monceau une maison de style néo-gothique, ou néo-classique, ou néo-renaissance ; de ces hôtels de cocotte, que je trouve charmants, il en subsiste certains dans mon quartier, c’est d’ailleurs tout ce qu’il subsiste de cette société, et même du peuple venu au marché aux chiens que dépeint ainsi Lorrain : « Des femmes en cheveux, corsages avachis de pierreuses ou de ménagères, toute la gamme minable des camisoles et caracots ; du côté des mâles, des vestes courtes d’ouvriers couvreurs ou des jaquettes tachées de marlous, des casquettes à carreaux, des cottes de velours ou des pantalons du Phare de la Bastille, souliers bains-de-mer ou pantoufles de tapisserie ; silhouettes et relents sui generis d’« ouverriers » trop beaux pour rien faire et de gourgandines en tablier. Tout cela piaille, se bouscule, se démène et rigole en se hélant d’un coin de trottoir à l’autre avec des voix traînantes et grasses ». Monde disparu, des plus humbles aux plus huppés, monde toujours vivant grâce à Lorrain, barde et complice de la folie spirite, de l’art nouveau, de la manie de l’exotisme (les Goncourt et leurs japonaiseries) décuplée par l’Exposition universelle de 1900, de la vulgarité grivoise et de l’esthétisme décadent, Lorrain toujours entre le faste et le sordide, son goût des corps, épanouis ou malades, ou même cadavres (sa description du spectacle de la Morgue : « l’étal m’est une déception »...) et soudain, dans ses tableaux, fulgure la pensée, lucide, pertinente – après l’inventaire des meurtres et viols d’une nuit de 14 juillet : « il y a de la férocité dans tout être instinctif en joie... férocité qui aboutit à de l’ignoble ou de l’immonde quand cet être est dégradé par la civilisation de grandes villes comme Londres, Paris et Berlin. » ; quant aux rapports entre Chinois et Occidentaux, ce qu’il en voit serait utile à bien des spécialistes de l’an 2006.
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L
es structures sociales évoluent, l’homme ne change pas, mais notre monde ne connaît pas de Jean Lorrain pour le représenter tel qu’il est, non que le talent manque (cf. Philippe Muray, Benoît Duteurtre, François Taillandier, et quelques autres) mais s’est abattue une tyrannie qui interdit de dire le réel ; elle s’exprime par un tombereau de lois votées par un gang de politiciens qui, à l’instant que j’écris, se dissout dans le ridicule comme fondent sous les flammes, lentement et inexorablement, les personnages de cire de House of Wax (de André de Toth, 1953, et bon remake de Jaume Collet-Serra, 2005), tyrannie nommée politiquement correct et qu’analyse le professeur André Lapied dans un essai novateur et incisif La Loi du plus faible, ou généalogie du politiquement correct ; renvoyant à la Généalogie de la morale de Nietzsche, ce titre indique la clef utilisée par Lapied pour démonter le mécanisme de la nouvelle oppression, qui enverrait devant des tribunaux automatiquement répressifs Lorrain pour à peu près chaque mot qu’il utilise, car coupable de risquer de heurter des sensibilités. S’appuyant sur un principe du marketing – segmentation et différenciation –, comme le démontre André Lapied, le PC (utilisons le sigle) a pour particularité de n’être pas une idéologie, contrairement aux socialismes nationaux (Mussolini, Hitler etc.) ou internationaux (Staline, Mao etc.), mais un slogan et une pétition de principe : tout faible a toujours raison, et il n’est faible que parce qu’il est une victime (ou descendant de victime), victime, selon l’humeur et les circonstances, de ses gènes, de la société, de bourreaux morts depuis des siècles, de ses goûts (dont il ne saurait être responsable), du marché, du non-respect du principe de précaution, du climat, de la taupinière sur laquelle il se foule la cheville en butant et, surtout, victime d’appartenir à une minorité. Aussi le faible doit-il être protégé : il le sera par un arsenal juridique créant des lois spéciales en sa faveur (autrement dit : des privilèges), qui lui accordent automatiquement réparation (contre qui ? c’est variable...) et lui permettent de faire embastiller quiconque émet à son égard le moindre propos critique, dénigrant, ironique ou seulement le désigne par le mot juste (ainsi, finis les sourds et aveugles, et le pédéraste, trop proche du monstre pédophile et devenu gay...). Une fois affirmé que le faible est le bien et le fort le mal, le PC, qui est déni du réel, est bien incapable de définir objectivement ce qu’est le faible, ni d’ailleurs aucun concept ; il affirme, par un principe d’autorité qui fonctionne d’autant mieux qu’est exclue, au nom de la lutte contre l’exclusion, toute opposition, et qu’au nom de la démocratie, dont le principe est d’imposer la loi de la majorité, c’est la minorité qui désormais l’emporte. D’où un amalgame d’incohérences et de contradictions qui forment la nature même du PC : la femme, numériquement majoritaire dans l’espèce humaine, acquiert le statut de minorité, ainsi que les musulmans, supérieurs en nombre aux sectateurs de toute autre religion, tandis que prolifèrent les espèces en voie de disparition ; l’affaire se complique par la multiplication incessante des groupes privilégiés, d’où de surréalistes conflits entre faibles (mais puissants...), qui encouragent et engraissent un ordinaire racisme rebaptisé communautarisme. L’une des cibles du PC sont ces vieux auteurs, que les universitaires américains de la Ivy League sont tenus d’appeler « dead white men », tous ces penseurs et écrivains sexistes, européens et morts, d’Homère à Sénèque, et que je suis si fier de publier ; on les trouve dans le Catalogue de la Collection des Universités de France (gratuit, envoi sur simple demande), leurs crimes sont nombreux, ils sont coupables d’avoir ignoré que toutes les civilisations se valent, et je les sens promis à un proche autodafé (insidieusement commencé par l’abandon de leur lecture...) pour préserver nos contemporains du risque d’une pensée déviante – aussi est-il prudent de se dépêcher de les lire.
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roisement réussi entre le Brave new world d’Huxley et le 1984 d’Orwell, le PC donc protège et réprime ; il le fait en rectifiant le passé (obligeant les journaux, qui obéissent servilement, à truquer d’anciennes photos devenues incorrectes, cf. Auto-hebdo...), en diabolisant les conduites à risque (fumer, boire, manger, forniquer, vivre), et dérive en toute insouciance de l’hygiénisme à l’eugénisme (il y a peu, en France, cinq débiles mentales – je devrais écrire « mentally challenged », je sais – ont été stérilisées de force ; elles se sont plaintes, ont été déboutées) sous l’impulsion de féroces médecins télévisuels... Pourquoi les humains acceptent-ils, et veulent-ils, cette tyrannie ? André Lapied nous offre une explication ; à chacun de la discuter, pour l’approuver ou la rejeter, montrant ainsi qu’il est demeuré un individu, et se veut responsable. P. S. Un lecteur m’a demandé s’il pouvait, sans risque pour sa liberté, parler des annales de la mairie de Paris ; je le lui ai déconseillé.
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André Lapied La Loi du plus faible ou généalogie du politiquement correct Hors collection. 160 p. 2006. 13 e
26 mai 2006
Un bon usurier ; Deux bandits ; Mon corps est à moi.
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Joseph Shatzmiller Shylock revu et corrigé. Les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la société médiévale. Histoire Traduit de l’anglais par Sylvain Piron 336 p. 2000. 29 e
l’étranger tu pourras prêter avec usure, mais tu ne prêteras pas à usure à ton frère. » Cette prescription du Deutéronome (23, 20), rencontrant la prohibition de l’usure (« racine de tous les vices » selon une maxime constante) par le droit canon, permit à un certain nombre de juifs d’exercer l’activité interdite aux chrétiens : le prêt à intérêt (toujours alors désigné par le terme « usure »). Je vais pour le moment négliger l’histoire économique pour ne relever qu’un fait social : l’usure a toujours été considérée avec hostilité (en partie à cause d’une grosse bourde d’Aristote, qui négligea le facteur temps dans une analyse superficielle mais influente, mais surtout parce que fleurissent les emprunteurs qui aimeraient se dispenser de rembourser) et les usuriers (« prêteurs ») perpétuellement haïs (cf. dans l’Inde actuelle les attaques contre les loan sharks, ou « prêteurs requins »). Les juifs étant par ailleurs coupables d’avoir refusé la parole de Jésus, et de s’obstiner dans ce rejet en ne se convertissant pas à la religion nouvelle, nous supposerons qu’un homme qui se trouvait être juif et exerçait la profession d’usurier était unanimement honni de ses voisins chrétiens. Surprise ! Lorsque l’usurier juif Bondavin, de Draguignan, fut l’objet, à Marseille en 1317, d’un procès intenté par un débiteur peu scrupuleux, il put faire comparaître en sa faveur vingt-quatre témoins, tous chrétiens, et de bon statut social, qui attestèrent de son honnêteté, de sa générosité et de sa bienveillance. L’affaire a été découverte, sous la forme d’une cinquantaine de folios d’archives de tribunaux, par l’historien Joseph Shatzmiller, qui passa vingt ans à l’étudier et la situer dans son contexte, et nous a donné la synthèse de ce travail capital dans Shylock revu et corrigé – les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la société médiévale. Œuvre exemplaire, et par sa rigueur historique – Shatzmiller examine toutes les dépositions en les comparant à celles d’autres procès, pour séparer ce qui n’est que formule rhétorique d’usage (l’accusation de fréquenter les tavernes, de jouer aux dès à en perdre sa chemise...) du fait propre à la cause – et par sa nouveauté : ici se trouvent détruits les habituels lieux communs tant sur la position des juifs dans le monde médiéval que sur le commerce de l’argent. N’en concluons pas que les juifs ne furent pas persécutés, ni victimes de diverses formes d’antisémitisme, ni que cessèrent prohibitions et fulminations sur l’usure, (ni qu’il n’y eut pas d’usuriers escrocs...) mais retenons que, quand des documents nous permettent, par une lecture rigoureuse, de voir le réel, celui-ci nous réserve quelques étonnements – autrement dit, et encore une fois, les textes normatifs (trop souvent nos seules sources...) disent ce qui devrait être, non ce qui est. Et plus ils sont répétés, plus cela prouve qu’ils n’étaient pas appliqués, ou respectés. L’affaire Bondavin restituée avec brio par Shatzmiller a ainsi le mérite rare de nous montrer concrètement comment, en un certain temps et un certain lieu, agissait et se comportait un groupe humain. Groupe constitué de chrétiens et de juifs se côtoyant en bonne harmonie, groupe respectueux de la Loi (celle de Moïse ou celle de l’Église), mais qui savait la contourner au nom d’une nécessité nommée efficience économique.
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e vis dans un pays où le mot « économie » est une sorte de gros mot, comme « caca puant » ou « truie pustuleuse », et où un bas-bleu très mondain connut, selon la prédiction d’Andy Warhol, les cinq minutes de gloire promises à tout un chacun en invectivant l’« horreur économique », ce qui a autant de sens que d’injurier l’« horreur botanique » ou l’« horreur zoologique », l’économie n’étant nullement un synonyme de cupidité ou de rapacité, comme on le croit communément en ce pays, mais une science (et non une doctrine, et encore moins une idéologie) qui étudie, analyse, mesure les échanges et interactions entre humains et leurs effets, en se gardant d’émettre le moindre jugement de valeur (cf. l’œuvre indispensable de von Mises, dont j’ai déjà parlé). Et c’est dans l’ouvrage d’un économiste que se trouve, en un court chapitre, l’analyse la plus pertinente du prêt à intérêt (lequel met en rapport, comme ne l’a pas vu Aristote, un bien présent et un bien futur, donc deux biens qui ne sont pas identiques...), condition essentielle du développement de toute production humaine, et dont est ici démontrée l’efficience... Cet économiste se nomme Philippe Simonnot, son ouvrage est L’Invention de l’État – Économie du droit et pourtant, malgré l’étiquette, et une précieuse première partie intitulée « les outils de l’économiste » (dont l’ignorance absolue par des esprits aussi brillants que Paul Veyne ou Marcel Mauss nuisent à la portée de leurs réflexions sur l’évergétisme ou le potlatch), qui a le grand mérite d’initier à l’usage de la discipline tant calomniée et si peu étudiée, je considère essentiellement Simonnot comme un historien des idées, ou un philosophe, au sens des Lumières. Philippe Simonnot L’Invention de l’État. Économie du Droit Hors collection 432 p. 2003. 25 e
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renant en compte les doctrines, théories, analyses des principaux penseurs du politique/économique/juridique, des anciens Grecs à Marx ou Kelsen (et en relevant l’apport à une conception anarchiste de la société dû à Laozi – qui écrit, vers - 500 (?) : « plus il y a d’interLa Chronique des Belles Lettres
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dits, plus le peuple est pauvre » – et Zhuangzi (369-286 av. J.-C.) qui affirme : « Le monde n’a pas besoin de gouvernement ; en fait, il ne devrait pas être gouverné. »), Simonnot nous montre l’évolution qui conduit de la spoliation désordonnée commise par le bandit itinérant (le pillard) à la spoliation organisée institutionnalisée par le bandit stationnaire (roi, gouvernement, État) et ainsi au premier système véritable (et durable...) d’exploitation de l’homme par l’homme. Étude historique éclairée par un examen attentif des sociétés primitives, leur économie et leur droit ; dans cette partie, Simonnot est prudent, et je le serai encore plus que lui. De ces sociétés sans écriture, nous ne connaissons que des récits d’explorateurs ou des études d’ethnologues, nous en avons donc une description utilisant nécessairement des concepts inconnus aux groupes décrits et même si la totale malhonnêteté d’une Margaret Mead, qui truque le fait pour servir son idéologie, demeure l’exception, il est quasi impossible de les voir et les dire sans les déformer au prisme de nos propres connaissances; les spécialistes connaissent cette difficulté, elle n’en reste pas moins insoluble. Ce qui ne diminue en rien notre fascination pour ces groupes humains, dont nous nous plaisons à penser que leur observation répondra à toutes nos interrogations sur nos sociétés originelles (et, pour certains, pourrait nous fournir des modèles d’organisation sociale radicalement autre...), et plus nous les contemplons (du moins ce qu’il en reste...) plus nous les faussons – d’autant que l’observé acquiert vite une grande bonne volonté à dire ce que souhaite entendre l’observateur... Simonnot ne tombe pas dans ce travers somme toute sympathique (après tout, il s’agît encore de s’enrichir humainement par le contact d’autrui), il se contente de suggérer quelques leçons raisonnables, certaines iconoclastes, sur la polygamie et l’achat de femmes..., les plus pertinentes, pour moi, concernant le droit pénal (et l’absurdité inefficace de la prison). L’Invention de l’État constitue le premier tome de L’économie du droit. Dans le second, Les Personnes et les choses, Simonnot montre le retour du droit romain dans la société française à partir de la Révolution, et comment ses conceptions imprègnent la bio-éthique, le droit du travail ou les législations sur l’immigration. Plus audacieusement, il observe (et sa thèse mérite et une lecture approfondie, et une discussion argumentée) qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’esclavage et le salariat, d’où une ample analyse de ces deux statuts – et l’opportunité, pour le lecteur, de découvrir que ces deux mots ne désignent pas exactement ce que l’on croit communément, par défaut, dirai-je, de définition univoque, l’émotion ayant, sur ces sujets, balayé la rigueur scientifique...
Philippe Simonnot Les Personnes et les choses. Économie du Droit / 2 Hors collection 432 p. 2004. 25 e
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a personne est-elle une chose ? Si elle ne l’est pas, qu’est-elle – et donc : peut-on être propriétaire de soi si la personne n’est pas une chose, donc objet pouvant être soumis à la propriété... ? Question évidemment capitale (et sur laquelle je garde pour moi mes convictions) qu’abordent sous un angle très différent Claire Grignon et Marie Graille, toutes deux docteurs en philosophie, dans À qui appartient le corps humain ?, essai qui, sans prendre parti, fait le point des conceptions actuelles sur le sujet, conceptions qui peuvent se vêtir d’atours philosophiques (« éthiques ») et de diktats juridiques (« lois ») mais qui ont été provoquées par un phénomène très contemporain : l’ultra-médicalisation de la société et certaines « avancées » de la biologie. L’attitude dominante qui en résulte (malgré des oppositions que mettent en valeur Grignon et Graille) est ce que l’on peut attendre du monde actuel – et me donne envie de vivre sur une autre planète.
Claire Crignon-De Oliveira & Marie Gaille-Nikodimov À qui appartient le corps humain ? Médecine & Sciences Humaines 304 p. 2004. 17 e
P. S. « Mon corps est à moi ! » était un slogan féministe des années soixante/soixante-dix, aujourd’hui enfoui dans l’immense fosse commune où furent jetées contestations et revendications libertaires...
Faim et fin ; Qui est malade ? ; Qui guérit ?
« Sa bouche est interdite et son corps est sacré » (Renée Vivien) Sans existence autre que sa seule présence, la mode a pour fonction de différencier et intégrer dans le même mouvement : me séparer d’une morne masse passéiste et m’affirmer dans une avant-garde éclairée. Dépourvue d’objet propre, et même de nature, autre qu’auto-destructrice – elle cherche un succès qui, une fois survenu, doit nécessairement la faire disparaître – elle se manifeste de toute éternité dans la quasi-totalité des productions humaines, du vêtement à l’architecture, en passant par le mobilier, les genres littéraires ou les stratégies guerrières..., pour enfin atteindre, grâce à la modernité, la maladie. Tuberculose (phtisie), hystérie, asthme furent ainsi des maladies à la mode, ce qui ne signifie pas qu’elles n’existent pas – on construisit des maisons d’abord par nécessité et leur forme fut dictée par le climat et la proximité des matériaux disponibles, plus tard seulement, grâce au pro10 La Chronique des Belles Lettres
2 juin 2006
grès technique, la forme l’emporta sur la fonction – mais la maison à la mode n’en demeure pas moins une maison. L’analogie vaut-elle pour la maladie ? Peut-on dire que, comme pour une maison, la maladie à la mode existe en tant que maladie, indépendamment de la mode qui la montre ? Et d’abord, qu’est-ce que la maladie, que j’ai rangée ici, avec ma désinvolture philosophique revendiquée, dans la catégorie des productions humaines ? Difficile question, dont l’arrivée soudaine et caressante de notre chatte B., qui réclame de la pâtée en gelée, me distrait ; je vais donc remettre la réponse à plus tard, copieusement nourrir notre minette d’ailleurs trop grasse mais tant pis, et énoncer cette constatation : bien que femelle et vivant au XXIe siècle, B. ne souffre pas d’anorexie, ce qui la distingue des jeunes humaines occidentales soucieuses de mode. Apparue furtivement à la fin du siècle romantique puis grossissant avec constance au fil d’années qui virent disparaître toute crainte de famine, l’anorexie est désormais bien installée dans les dossiers des magazines féminins, les romans de gare et les thèses universitaires, au détriment de la musique planante et du hulla-hoop. Si l’on oublie son étymologie trop vague (« non-appétit/désir », qui renverrait trop facilement à un bouddhisme superficiel), l’anorexie se manifeste par le refus habituel de manger, en un équilibre délicat : manger moins que sa faim, mais assez pour ne pas mourir. Chassée du statut de choix individuel (ce qu’était bêtement l’ascétisme) pour accéder à celui de maladie (comme, d’ailleurs, toute conduite humaine un peu excentrique, mais ceci est une autre histoire), inscrite dans le sous-genre « névrose » mais parfois « pathologie », l’anorexie relève désormais d’une médecine supposée capable de guérison, par des pratiques médicamenteuses ou magiques (psychanalyse).
«J
e suis affamée et sans courbes. Je suis peau et os. Elle a appris sa leçon. » (Eavan Borland, In her own image).
Isabelle Meuret L’anorexie créatrice Klincksieck. 50 Questions / 28 208 p. 2006. 13,50 e
Outre souci pour les parents d’adolescentes tour à tour bouffies et squelettiques et aliment de débats télévisés, l’anorexie est un ingrédient littéraire, qu’étudie Isabelle Meuret dans L’anorexie créatrice, essai que j’ai lu avec gourmandise et qui m’a rassasié d’information rare sur le phénomène. Sur la présence jadis maigre de l’anorexie en Occident lettré, des anciens mystiques à Gide ou Kafka, je renvoie au travail d’Isabelle Meuret, pour m’attarder sur ce qu’annonce le titre : l’anorexie produit-elle de la littérature ? Ni plus ni moins que n’importe quel sujet qu’entreprend de montrer/faire vivre un auteur, mais de même qu’un certain type de sujet fait naître plus aisément un certain type de littérature (les tours du destin : la tragédie ; les quiproquos : le vaudeville...), l’anorexie, qui est effet du conflit d’un humain avec son corps, favorise l’émergence d’œuvres qui exprimeront particulièrement ce conflit, en le transfigurant, en s’y vautrant, en en étant délicatement imbibées... Dans son principe, ce conflit est radical : il ne peut se résoudre que par l’abolition du corps (Virginia Woolf ou Sylvia Plath se sont suicidées, Renée Vivien s’est noyée dans l’alcool), l’acceptation du corps (en l’occurrence : son propre corps) n’étant pas solution mais abandon/fuite/déplacement du conflit. Et ce n’est pas un hasard si, dans sa quasi-totalité, la littérature anorexique est féminine, et plus spécifiquement féministe : ce n’est pas contre n’importe quel corps qu’est menée la bataille, mais contre le corps de la femme – ce « cloaque » pour Augustin –, ce corps qui, pour l’autre dominant (le mâle) se réduit à un organe lui-même seule essence de l’être-femelle : tota mulier in utero. Alors qu’une poignée de féministes se faisaient de cette formule une gloire, et mangeaient, l’anorexique féministe en demeure prisonnière pour la nier en niant son propre corps, au lieu d’en dénoncer la réductrice stupidité. Ce qui pourrait se faire aisément en ripostant avec un totus vir in pene, qu’a récemment illustré Michel Houellebecq avec La Possibilité d’une île, roman entièrement écrit avec sa bite, organe au fonctionnement aléatoire, d’où les hauts et bas de l’ouvrage, alternant les chapitres d’une éblouissante et juste drôlerie avec les passages pathétiquement flasques, qui ont la consistance romanesque de la flanelle narrée par Stendhal dans Armance. La malheureuse anorexique littéraire n’a pas la force suffisante pour la répartie ; obsédée par ce corps qui réclame une nourriture qu’elle ne veut lui donner, et pataugeant dans une sexualité tortueuse, entre saphisme sans joie et abstinence mal assumée, elle ne voit qu’elle-même, et ne raconte et écrit que ce soi haï et souffrant – fermée à autrui, coupée de l’universel, elle ne crée qu’une mauvaise littérature nombriliste (mais qui peut être un précieux document), que la mode transforme parfois en succès.
S’
il est aisé de cerner la mode ou l’anorexie, la maladie est, pour la raison, un adversaire d’une autre envergure : est-elle un état ou un agent, un effet ou une cause ? Peut-on l’énoncer autrement que tautologiquement : la maladie est ce qui fait d’un homme un homme malade ? (Et je n’ai pas écrit « un homme sain », parce qu’il faudrait définir « sain »). Et qu’est-ce qu’un malade ? Dans le film hindi Shaadi se pahle (de Satish Kaushik, 2006), le héros hypocondriaque La Chronique des Belles Lettres
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se gave sans cesse de médicaments et, du moment qu’il apprend être atteint d’un cancer, se sent parfaitement bien... Un humain qui se sent mal, alors qu’il n’est atteint d’aucune affection répertoriée, se sent effectivement mal – et est effectivement malade, comme l’anorexique – tandis que le porteur sain d’un virus, mortel pour d’autres, n’est aucunement malade... Je suis incapable de répondre à ces questions mais j’en ai trouvé un exposé fin et complet dans Imaginaires et rationalité des médecines alternatives, ouvrage du philosophe spécialiste de l’imaginaire Jean-Jacques Wunenburger, dont la lecture a excité mon esprit critique (mon mauvais esprit). Sur le sens de maladie/santé,et l’ambiguïté de la guérison, je renvoie donc le lecteur au livre de Wunenburger, qui en expose et explore la délicate problématique, pour aborder l’affaire des médecines dites alternatives (ou « parallèles », « douces », « non-violentes » etc., avec des nuances idéologiques facilement repérables). Wunenburger traite cette question avec une grande honnêteté ; je ne veux ni le commenter ni le paraphraser, et de ce qui suit, je suis seul responsable. Le partage entre médecine « officielle » et « alternative » n’est pas scientifique : il est politique. Car c’est la loi (un texte voté par une poignée de politiciens) qui dit la médecine (et, si l’on accepte cette prétention, pourquoi refuser à la loi d’écrire l’Histoire ?) et crée une corporation qui a le monopole de sa pratique, rejetant dans l’enfer de l’illégalité (ou « crime », mais crime sans victime) quiconque a le toupet de soigner autrement – de même que c’est une agence gouvernementale qui décide qu’une quelconque substance est un médicament, ou une drogue (dont les utilisateurs et marchands seront jetés dans des geôles).
Jean-Jacques Wunenburger Imaginaire et rationalité des médecines alternatives Médecine & Sciences Humaines 288 p. 2006. 19 e
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i même l’on oublie les considérables difficultés épistémologiques (ce que signifient maladie, santé, guérison...), il est quasiment impossible de comparer l’efficacité des médecines « officielle » et « alternatives », ne serait-ce qu’en raison de l’écart numérique colossal entre les populations concernées – la masse des patients recourt (de gré ou de force) à la médecine « officielle », une infime minorité aux « alternatives ». Le caractère quasi-clandestin de ces dernières (même si, prudents, certains de leurs praticiens sont des médecins « officiels » inscrits à l’Ordre institué par une loi de l’honni gouvernement de Vichy) en renforce naturellement l’attrait pour un certain nombre d’individus : échappant au carcan législatif, les médecines « alternatives » se parent de toutes les vertus que l’humaine imagination y placera (d’où le titre de Wunenburger, et ses fines analyses) et leurs résultats échappent à toutes les procédures usuelles de vérification. Nous entrons ici dans un domaine qui exclut le vrai et le faux : l’homéopathie est scientifiquement une imposture (elle prétend agir sans agent...) mais je connais des humains que son utilisation « guérit », et le rationaliste obstiné que je suis a été témoin d’une guérison effectuée par les incantations d’une sorcière berrichonne (la malade était ma mère, qui souffrait à en mourir, et ne souffrit plus). Nous vivons dans une société ultra-médicalisée – i-e : qui tend à transformer chaque individu en malade et le pousse à se voir comme tel, annihilant le corps comme source de joie – une société créatrice donc de malades imaginaires, mais être persuadé d’être malade sans l’être relève aussi de la maladie, et d’une maladie dont il faut guérir (être soulagé, débarrassé...). Une équation logique poserait : à maladie imaginaire remède imaginaire, peut-être, mais formules, mots, concepts importent peu à l’humain souffrant (je me répète : imaginer que l’on souffre est souffrir) qui, après avoir été jeté, avec sa complicité, dans un état de malade réclame à en être soustrait, par n’importe quel moyen – et un respect du plus élémentaire droit de l’Homme devrait lui en laisser le libre choix, au risque d’être guéri par un charlatan. Pour moi, propriétaire d’un corps qui, à chaque instant écoulé, se dégrade et meurt, j’ai pris le parti d’ignorer absolument médecins et maladie et jusqu’à ce jour, je m’en porte fort bien. « Mourir Est un art, comme tout le reste Je le fais exceptionnellement bien » (Sylvia Plath, in Lady Lazare) N. B. J’ai emprunté les citations qui parsèment cette chronique au livre d’Isabelle Meuret : merci.
Maîtres du monde ! ; Des femmes pour le khan ; J’emprunte donc je suis.
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ous mes yeux, une carte du monde. Elle date de l’an 2002, est divisée en six sections, et indique la répartition des commandements militaires américains : USPACOM (Pacifique), USEUCOM (Europe), USSOUTHCOM (Amérique du Sud), USNORTHCOM (idem du Nord, Mexique inclus) et USCENTCOM (le Moyen-Orient pétrolier : « commandement central ») ; un petit encadré montre que l’Antarctique n’a pas été oublié. Je peux me tromper, mais je ne crois pas que les gouvernements du Guatemala ou du Danemark, par exemple, aient produit une telle carte pour octroyer à leurs généraux la respon12 La Chronique des Belles Lettres
9 juin 2006
sabilité armée de territoires couvrant l’ensemble de la planète et qui, ma foi, sont censés ne pas leur appartenir. Je crois même que seuls les dirigeants des États-Unis d’Amérique se sont accordés, de leur propre chef, la suzeraineté de la totalité de notre terre (océan compris...) et c’est là la caractéristique d’un Empire, dont la nature est de régner sur l’ensemble du monde connu, lequel, aujourd’hui, coïncide avec le monde réel, faisant ainsi de l’Empire américain le premier véritable Empire universel de l’Histoire de l’humanité.
«Q
William Bonner & Addison Wiggin L’Empire des dettes. À l’aube d’une crise économique épique. Hors collection Traduction de l’anglais par Marianne Véron 432 p. 2006. 21 e
ue nous faut-il pour faire de nous un peuple heureux et prospère ? Un gouvernement sage et frugal, qui retiendra les hommes de se porter tort l’un à l’autre, et pour le reste les laissera libres de régler leurs propres efforts d’industrie et de progrès, et n’enlèvera pas de la bouche du travailleur le pain qu’il a gagné. Voilà le résumé du bon gouvernement, et voilà ce qui est nécessaire pour boucler le cercle de nos félicités. » Cet idéal est celui qu’exprimait Thomas Jefferson (1743-1826) dans son Discours inaugural de sa première présidence des États-Unis d’Amérique, le 4 mars 1801, et, pour ce qui concerne les affaires étrangères, il se fixait comme but : « la paix, le commerce, et l’amitié honnête avec toutes les nations, des alliances contraignantes avec aucune. » Certains pourront soutenir que le bombardement de villes exotiques n’est que manifestation primesautière d’une « amitié honnête » et que l’élection d’un fantoche servile sous la menace de spadassins surarmés ne constitue pas une « alliance contraignante », d’autres observateurs y verront l’expression d’une hégémonie qui, pour ne pas dire son nom, ne s’en exerce pas moins avec une vorace brutalité. Mais trêve de sémantique, le simple bon sens suffit pour voir et dire que les États-Unis sont un Empire, et se conduisent comme tel, d’où cette question : comment la frugale République instituée par les Pères Fondateurs, dont Jefferson, s’est-elle transformée en un insatiable Léviathan, qui exerce avec une redoutable bonne conscience sa tyrannie et sur tous les peuples de la terre, et sur son propre peuple ? Question que traite en historien et moraliste William Bonner dans L’Empire des dettes, ouvrage virtuose qui, loin des lieux communs sur la vanité fugace des entreprises humaines, nous montre la naissance et la mort des divers Empires plus ou moins aboutis que subit l’humanité (chinois, inca, centrafricain, mongol, romain, aztèque, français, byzantin, khmer, britannique, sassanide etc.), en établissant des parallèles toujours pertinents avec la construction inconsciente et tenace de l’Empire américain. Et pourquoi un Empire ? Gengis Khan, qui fut le bâtisseur et le maître du plus vaste Empire jamais établi (avant celui des États-Unis), apportait une réponse honnête : « Pour un homme, le plus grand bonheur est de pourchasser et vaincre son ennemi, de s’emparer de tous ses biens, de faire pleurer et gémir ses épouses, de chevaucher son hongre et d’utiliser le corps de ses femmes comme vêtement de nuit et comme source de réconfort. » Woodrow Wilson qui, de l’agression contre le Mexique à la guerre contre l’Allemagne, fut le premier maître d’œuvre de l’impérialisme américain (et dont William Bonner nous trace un portrait instructif) était moins précis dans son programme : « Nous nous battrons pour la démocratie, pour les droits et les libertés des petites nations, pour (leur) apporter paix et sécurité et faire régner la liberté sur le monde ». Contrairement au pillage et au viol, activités bien concrètes, les buts énoncés par Wilson et ses successeurs sont des idées susceptibles d’interprétations multiples (pour James Madison, autre Père Fondateur : « les démocraties se sont toujours révélées incompatibles avec la sécurité des personnes ou les droits de propriété », quant à la « liberté », elle fait l’objet de débats métaphysiques qui sont loin d’être clos...) et donc des buts impossibles à atteindre, puisque dépourvus tant d’existence physique que de définition univoque... Trahison absolue des principes qui ont fondé la République américaine, l’Empire a d’abord exercé son pouvoir contre son propre peuple (essentiellement depuis le vertueux Lincoln, mais il y eut des tentatives antérieures...), pour le dépouiller en pratique de tous ses Droits inscrits dans sa Constitution (il suffit pour cela que la Cour suprême déclare « constitutionnel » ce qui de toute évidence ne l’est pas, ou se taise) avant d’entrer dans une guerre permanente contre les autres peuples (ou des entités : guerres contre la « drogue », la « terreur », l’« obésité ») qui justifient, à l’intérieur, de nouvelles suppressions de Droits, et, à l’extérieur, l’élaboration, par l’agression ou la menace, d’un fouillis de liens de vassalité et d’alliances, qui, englobant des millions et millions d’humains aux intérêts divergents, se révèlent vite contradictoires et génèrent de nouveaux conflits – au hasard : le Panama, le Viet-Nam, l’Irak étaient dirigés par des hommes qui étaient, ou avaient été, les alliés de l’Empire lorsque celui-ci décida de les envahir, sous des prétextes grotesques.
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eposant sur le mensonge et la fumisterie, et imbibé de nuisibles bons sentiments, l’Empire a totalement oublié la finalité qui justifiait les disparus empires antérieurs, et qu’il est pourtant simple de retenir : rapporter, dans son établissement et son maintien, plus d’argent (roubles, sesterces, louis, dollars...) qu’il ne coûte. En d’autres termes, un Empire se doit d’être une entreprise La Chronique des Belles Lettres
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bénéficiaire qui gagne plus (grâce au tribut pris sur les soumis) qu’elle ne dépense et répartit (inégalement) ses profits entre ses dirigeants et ses sujets. Curieusement, l’Empire américain, lui, dépense infiniment plus qu’il ne gagne et n’évite la faillite honteuse qui frapperait toute autre entreprise que grâce au miracle de l’emprunt. Avec une frénésie qui établit chaque jour un nouveau record de dettes, dont le montant atteint un niveau tel que l’esprit humain ne peut même plus se le représenter. (Jefferson : « Aucune génération ne peut contracter de dettes supérieures à ce qu’elle peut payer dans le cours de sa propre existence. ») William Bonner nous montre la naissance et la croissance de cette machine folle et a le talent de nous la faire voir en action, spectacle fascinant qui nous permet de contempler l’objet que son excès même eût du dissimuler. Il nous explique, point crucial, que ce n’est pas seulement l’Empire (i-e : le gouvernement) qui a cédé à la frénésie du crédit, mais également ses citoyens : ceux-ci, comme leurs dirigeants, dépensent plus qu’ils ne gagnent et continuent allègrement de le faire, en gageant leurs biens (hypothèques immobilières) auxquels prêteurs et emprunteurs s’accordent à donner une valeur virtuelle sans cesse augmentée – sans qu’aucune réalité ne la valide. Nulle condamnation ici du crédit destiné à financer un investissement supposé productif, car la dette américaine ne relève pas de cette rubrique : elle ne sert qu’à payer au jour le jour les dépenses quotidiennes (et à verser, souvent en monnaie de singe, i-e en dollars dévalués comme le montre William Bonner, les intérêts de la dette) – télés plasma et smartphones pour les sujets, nouvelles fournées de bombardiers, fonctionnaires et satellites-espions pour leurs maîtres. Je trouve la chose curieuse : quels que soient les gains de productivité que l’on puisse rêver, il est d’une absolue évidence que jamais la dette américaine ne pourra être remboursée, et pourtant, il se trouve chaque jour de nouveaux prêteurs pour la faire grossir, et rendre ainsi encore plus certaine l’insolvabilité de leur débiteur (en droit, c’est là le délit désigné sous le nom de « soutien abusif » qui, tiens, ne s’applique pas aux gouvernements qui l’ont promulgué...). Délaissant le franc pillage de jadis, l’Empire s’est converti à l’ escroquerie (moins visible par sa sophistication, et qui recueille, dans un premier temps, la complicité de victimes appâtées par des espoirs de gain rapide) ; William Bonner la démasque et la dénude ; il ne nous dit pas, ne prétendant être devin (et il a trop d’humour pour endosser cet habit), combien de temps encore elle peut durer – mais il nous donne de précieux conseils pour nous éviter d’être ruinés par son inéluctable chute.
Ramsay MacMullen Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir Histoire Traduit de l’anglais par A. Spiquel et A. Rousselle 464 p. 1991. 38 e
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ar, égyptien ou mexicain, autrichien ou maurya, les Empires meurent, et nous aimerions savoir pourquoi, que nous soit apportée une réponse autre qu’un peu utile « tout s’use », ou du moins, s’il n’existe pas d’autre réponse, qu’il nous soit montré comment ces monumentales constructions humaines se sont usées. Reprenant un sujet largement traité depuis Gibbon, mais disposant d’une plus vaste information, Ramsay MacMullen, qui est sans aucun doute le meilleur historien actuel de la période, nous propose une analyse neuve de l’effondrement de l’empire romain dans Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir (que j’avais cité trop brièvement dans ma première chronique) et nous offre un comment, à défaut de l’impossible pourquoi (Momigliano : « en dernière analyse, Rome tomba parce qu’elle fut conquise »...). Il examine également avec une grande précision, et sans se départir d’une nécessaire prudence, l’état de chaque province au moment du « déclin » et de la « chute » et nous fait découvrir, à nous, victimes d’une périodisation qui remplace les lentes transitions par d’imaginaires ruptures, que ce déclin et cette chute furent, en bien des lieux, des temps de prospérité – les Empires s’écroulent, et nombreux sont leurs sujets qui n’en remarquent pas la disparition. P. S. Les citations de Jefferson sont extraites de ses Écrits politiques ; j’en conseille vivement la lecture pour accompagner la synthèse de William Bonner ; elle permet de contempler le gouffre qui sépare les intentions des Fondateurs de la République américaine avec ce que celle-ci est devenue. (Benjamin Franklin, prémonitoire : « Nous vous léguons donc une République, si vous parvenez à la garder. ») N. B. Pour qui souhaite se donner le plaisir de lire les analyses quotidiennes de William Bonner, fondateur et dirigeant de l’un des premiers groupes mondiaux d’information financière : il les trouvera, en anglais, sur www.dailyreckoning.com, adaptation française sur : www.la-chronique-agora.com.
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Thomas Jefferson Écrits politiques Bibliothèque classique de la Liberté Traduit de l’américain par Gérard Dréan Préface de Jean-Philippe Feldman 240 p. 2006. 21 e
16 juin 2006
Démons couronnés ; Muray et les Vandales ; Quel « Arabe » ?
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orsqu’elle avait usé de ses trois ouvertures, elle adressait des reproches à la nature, s’irritant que celle-ci n’ait pas percé ses seins de manière un peu plus large, pour qu’elle puisse expérimenter par là une nouvelle manière de s’accoupler. » Et : « Souvent, s’étant rendue à un repas commun avec dix jeune gens ou davantage, tous remarquables par leur force physique et qui faisaient métier de faire l’amour, elle couchait avec tous les convives toute la nuit, et lorsque tous abandonnaient la partie, elle allait vers les serviteurs de ceux-ci, y en eût-il trente, et s’accouplait avec chacun d’eux. » Qui est cette sympathique amatrice de gang-bang ? Une émule de Messaline (« Et lassata uiris, necdum satiata recessit », Juvénal...) ? Ou la moderne héroïne de l’un de ces films américains dits gonzos, qui sont aux tranquilles films érotiques de naguère ce que le décathlon olympique est à la gymnastique dominicale d’un notaire retraité et bedonnant ? Non, cette aimable gourmande n’est pas l’une de nos contemporaines symbole d’une décadence morale fustigée par les envieux, mais la très-chrétienne impératrice de Byzance Théodora (née vers 505, couronnée en 527, morte en 548), fille d’un montreur d’ours, sexuellement précoce et pragmatique – « Théodora, étant impubère, ne pouvait (...) avoir des relations sexuelles comme une femme, mais elle couchait comme un garçon avec des misérables » – puis actrice et danseuse (donc « courtisane »...) qui séduisit Justinien (482-565), s’en fit épouser et monta avec lui sur le trône, inaugurant un règne communément décrit comme l’apogée de Byzance. Règne dont la gloire doit beaucoup aux œuvres de Procope de Césarée (env.500-560), chantre officiel de Justinien, ... et auteur des lignes que j’ai citées. Pour la biographie de Procope, nous ne savons que ce que l’on peut tirer de ses propres livres, et je ne m’aventurerai pas sur le terrain friable des supputations, hypothèses et autres conjectures, pour m’en tenir aux faits, bien suffisants pour faire de l’homme Procope l’une des plus attachantes énigmes (ou illustration ?) de la nature humaine.
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Procope Histoire secrète suivi de « Anekdota » par Ernest Renan Traduit et commenté par P. Maraval. Préface d’A. Nadaud. La Roue à Livres XVI-240 p. 1990. 21 e
Procope La Guerre contre les Vandales Traduit et commenté par D. Roques. Préface de Ph. Muray. La Roue à Livres XVIII-286 p. 1990. 23 e
orte d’historiographe autorisé de l’Empereur (comme Racine le sera pour Louis XIV), ainsi qu’en témoignent Les Édifices, sur les prodigieuses constructions de Justinien, dont Sainte-Sophie, et le cycle des Guerres, qui narre la reconquête de l’essentiel de l’Empire d’Occident (Italie, Afrique...), Procope fut en même temps l’auteur de la charge la plus violente, la plus impitoyable et féroce contre ses maîtres, texte connu sous le nom d’Anekdota (littéralement : « inédits ») et en français : Histoire secrète. Découverte au début du XVIIe siècle, publiée par Allemani en 1623 comme neuvième volume des Histoires (!), l’Histoire secrète changea radicalement notre perception du génial conquérant, bâtisseur et législateur nommé Justinien (lire Gibbon...), et souleva des débats qui ne seront jamais clos. Et m’importent peu, car ce qui me fascine est la personne de Procope rédigeant simultanément et les hauts-faits de l’Empereur et Madame, et le récit de leurs crimes dont l’ampleur est proprement sadienne. Trahisons, meurtres, tortures, pillages, orgies : c’est l’univers des Cent-vingt journées de Sodome qu’annoncent les Anekdota (en beaucoup moins ennuyeux, et même : pas ennuyeux du tout), chronique d’un retournement absolu des valeurs fondamentales : Justinien et Théodora, hypocrites radicaux, se parent des habits du Bien pour servir sans relâche le Mal, pour la seule volupté de le commettre. Trompeurs, incarnations du Mal..., ces deux caractéristiques du couple impérial doivent nous mettre la puce à l’oreille, et Procope finit par révéler en toutes lettres le secret que nous subodorions : Théodora et Justinien ne sont pas des humains, mais des démons, au sens propre, et sous leur apparence, c’est le Diable qui gouverne l’Empire. Mais le maître-trompeur peut être trompé et, malgré la multitude de ses espions qui s’étendaient « jusqu’aux plus intimes de mes proches », selon Procope, celui-ci n’hésite pas à écrire – en secret – la vérité, cette vérité qui contredit toute son œuvre publiée... Nous faut-il alors appliquer à cette dernière la grille de lecture définie par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire, et accepter que le texte ait pour fin de dire le contraire de ce qui nous est donné à lire ?Mais quel texte est dissimulation ? Celui des Guerres, ou celui des Anekdota ? Le bon sens répond que dans l’œuvre destinée à la postérité, et dont il est conscient qu’elle ne sera lue de son vivant, Procope ne ment pas, alors qu’il y est ailleurs contraint, mais nous pouvons également croire que pour exercer quelque vengeance posthume il se soit livré aux joies de la calomnie sous les apparences de la sincérité opprimée... Pour moi qui tiens que la vérité est une, je rappellerai que le réel est néanmoins vaste et l’être humain multiple et changeant (évidence qu’il est énervant de devoir sans cesse rappeler à de bornés manichéens) ; en exposer les diverses facettes ne soulèvent de contradictions qu’apparentes, et c’est dans le qualificatif (dont abuse Procope) que se love le faux, non dans le fait.
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orsque Gélimer, dernier roi vandale d’Afrique, arriva à Carthage, en 534, pour se rendre à son vainqueur Bélisaire, « il partit, écrit Procope dans La Guerre contre les Vandales, d’un rire dénué de toute discrétion et irrépressible. (...) Certains supposèrent qu’il était devenu fou (...) ses amis préférèrent croire qu’il montrait là son intelligence : tous les revirements de fortune, bons ou mauvais, qu’il avait connus le conduisaient à penser que les affaires humaines ne méritaient rien d’autre qu’un grand éclat de rire. » Sur ce rire s’achève, non les conquêtes de Bélisaire, le plus fameux général de Justinien, dont Procope fut le conseiller, mais la fabuleuse épopée des Vandales, cette peuplade germaine qui, partie du Danemark, traversa la Gaule, triompha en Espagne, en fut chassée par les Ostrogoths pour franchir la Méditerranée et établir sa souveraineté sur l’ancienne Afrique romaine. Contrairement à leur réputation de destructeurs incultes, les Vandales, « de tous les peuples que nous connaissons, écrit Procope, ont été le plus délicat » ; une fois institué leur royaume, qui dura plus d’un siècle, ils ne vécurent que pour les plaisirs de la table et se livrer « avec beaucoup d’assiduité à toutes les activités de l’amour ». Ces « barbares » ne se transformèrent pas qu’en voluptueux « épicuriens », ils adoptèrent aussi la foi chrétienne, dans sa variété arienne, particularité qui a retenu l’attention de Philippe Muray dans sa préface des « Guerres » et qui (après une originale analyse de la personnalité de Procope) lui fait soupçonner une continuité entre cette bizarrerie qu’est l’arianisme des Germains et le futur protestantisme allemand – c’est là du meilleur Muray. Revenons au texte de Procope : si les spécialistes s’attardent à y voir l’influence (réelle) de Thucydide, le lecteur profane se contentera d’en savourer les portraits piquants et les tumultueuses péripéties ; il y trouvera aussi (et nulle part ailleurs) une description quasi-ethnographique des trois « peuples » qui cohabitaient sur ce même sol : les Berbères (Maures), les Gréco-Romains, les Vandales.
Archives Juives n° 38/2 « Juifs du Maghreb entre Orient et Occident » 160 p. 2005. 16,75 e
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uelle prodigieuse variété humaine vécut sur cette terre d’Afrique dite jadis « blanche » et aujourd’hui « Maghreb », et très faussement « arabe » ! Berbères (qui ne furent même pas les premiers autochtones), Phéniciens, Italiens, Grecs, Germains, Juifs, Arabes (sans doute moins nombreux, lors de leur invasion, que les Vandales...), Turcs, plus une multitude d’esclaves venus d’Afrique noire et de tout le bassin méditerranéen, et tous faisant souche en se mêlant, tout en professant au fil des siècles, et contre toute vraisemblance, une fantasmée revendication identitaire à telle ou telle tribu... Et lorsque les troupes françaises du maréchal de Bourmont envahissent l’actuelle Algérie en 1830, ce ne sont pas contre les « Arabes » qu’elles combattent, mais contre les Turcs, ce qui leur vaut, après leur victoire et dans un premier temps, l’alliance des Couloughlis (descendants de Turcs et de « femmes indigènes ») et des Arabes, et un accueil enthousiaste des Juifs (alors polygames et opprimés par les Turcs...) ; dans un second temps, les Arabes rassemblés par Abd elKader se retourneront contre les Français, et en profiteront pour massacrer les Juifs (pour un examen de l’affaire, lire notre revue Archives Juives, n° 38/2, où l’on trouve de précieux et rares éléments d’information purement historiques), tandis que Maures, Couloughlis et autres « peuples » tentent de survivre comme ils peuvent entre les belligérants... Pour moi, qui ai la conviction que toute affirmation identitaire n’est que manifestation primaire d’un instinct raciste (bien ancré chez les hommes...), mon goût de la connaissance historique m’interdit d’admettre l’équation « Africain du Nord = Arabe » (et pourquoi Arabe ? parce que musulman comme un Indonésien ou un Malais ? Parce que parlant une langue aussi éloignée de l’arabe égyptien que l’espagnol de l’italien, pour ne rien dire de celle du Coran ?...), et je pense que cet humain né sur la terre du Maghreb et se dit (ou est dit) « arabe » a plus de chance d’avoir pour ancêtres des Germains ou des Phéniciens ou des Grecs que des cavaliers venus des sables de Ryad...
Guglielmo Cavallo Lire à Byzance Séminaires byzantins Traduit de l’italien par P. Odorico et A. Segonds VIII-168 p. 2006. 23 e
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Michel Desgranges
LES BELLES LETTRES P. S. Lorsque, dans un réduit secret, Procope rédigeait le récit des galipettes de Théodora et des crimes sanglants de Justinien, quel espoir pouvait-il caresser d’être lu ? Qu’y avait-il alors comme livres à Byzance, et pour quels lecteurs ? Réponse dans le passionnant ouvrage de Guglielmo Cavallo Lire à Byzance qui nous apprend tout sur la fabrication, la circulation et la réception de l’écrit dans ce qui, jusqu’à la chute en 1453, continua de se nommer Empire romain.
© Michel Desgranges, 2006
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