Les Migrations de Carole Benzaken

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Les Migrations de Carole Benzaken

Éditions Dilecta


Avant-propos Par Charles Villeneuve de Janti

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Le musée des Beaux-Arts de Nancy présente, d’avril à juin 2014, une exposition consacrée au travail de Carole Benzaken, dont le commissariat est assuré par Claire Stoullig. Diplômée de l’École des beaux-arts de Paris en 1990, Carole Benzaken quitte son atelier parisien pour Los Angeles où elle restera sept ans. De ce séjour elle retiendra l’influence marquante du jazz et de son expérience du ghetto plutôt que de la scène artistique américaine. Avec sa série Tulipes, issue directement des images de prospectus ou d’étiquettes de graines et de plantes distribuées dans les supermarchés, et plus largement avec les images prises dans les médias où se mêlent actualité, anecdote, publicité, décoration, Carole Benzaken défie la qualification d’« artiste pop » que la critique utilise pour la définir. Mais cette figuration, traitée à l’excès par des défilés de gros plans qui évoquent dans son sujet le thème de la vanité, va très vite être questionnée par des thématiques de la peinture même, comme la lumière, le mouvement ou la série. Ce sera en partie le résultat de son séjour à Los Angeles dont découlera le Prix Marcel Duchamp en 2004, qui lui vaudra une exposition au Centre Pompidou. À l’aune des thématiques liées à la fuite du temps (vanité, lumière, mouvement, suspens…) qui traversent certaines démarches artistiques d’aujourd’hui, et celle de Carole Benzaken en particulier, l’exposition choisit de montrer un petit nombre de séries spécifiques à l’artiste en témoignant ainsi d’une certaine scène artistique actuelle qui se plaît à déjouer les classifications arbitraires et commodes de l’art contemporain.

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7 Travelling 4 2004 Acrylique et huile sur toile 210 x 290 cm


8 Travelling 3 2004 Acrylique et huile sur toile 210 x 290 cm


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Les Migrations Par Claire Stoullig

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Depuis plus de vingt ans, Carole Benzaken se déplace tel un oiseau migrateur. Hier à Los Angeles, aujourd’hui au Bénin, happée par les lieux où elle se trouve, avide de leurs cultures, elle y puise à chaque fois, à chaque installation, ses sources d’inspiration. Ainsi s’élaborent ses premières notations visuelles. Le Rouleau à Peintures, aujourd’hui long de soixante-dix mètres, constitue un réservoir d’images qui se déroule au fil des jours, à l’image d’un journal intime que l’artiste écrirait, et c’est sous cette forme bien spécifique qu’elle participe à l’un des genres les plus attachants de l’art d’aujourd’hui. Si ces peintures minuscules défilent le long du mur comme un long travelling, elles vont migrer sous d’autres formats avec d’autres techniques. Depuis son retour des États-Unis, Carole Benzaken ne cesse de développer une pratique plus large, inventant toutes sortes de techniques picturales, au moyen de la vidéo, de caissons lumineux, de tables et tableaux de verre. Si ce ruban, d’où naîtront d’autres rouleaux, les deux Candide notamment, suggère un espace oriental à la narration, très vite le travail pictural va s’inscrire dans la profondeur du tableau, posant la problématique du mouvement en peinture et de l’illusion/ allusion propre au cinéma. Utilisant différents supports, vidéos (Rush Hour), dessins rétroéclairés, verres feuilletés spéciaux (Strange Fruit), calques, rubans de peinture (Porte – Tehilim), le travail de superpositions affirme et manifeste une épaisseur physique réelle qui (se) jouera des « dessous » de la peinture. Amorcée dans les (Lost) Paradise, la déconstruction de la surface aboutit aujourd’hui à un refus du plan du tableau. Les images brisées, effilées des Tehilim vibrent et résonnent d’un rythme musical haché qui (s’)ouvre à la lumière. Sous le rideau, la lumière, sous la peau, le sang (Saviv, saviv), sous la peinture, l’huile, sous le verre, la peinture ancestrale, l’encre de Chine (Magnolia). Le retour à la peinture à l’huile, provoqué dans l’urgence d’une addiction à l’acrylique de

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14 Migration temporaire Technique mixte 280 x 320 x 10 cm

2013


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Benzaken, (de) la branche des voyageurs Conversation avec Carole Benzaken par Sophie Amestoy

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Sophie Amestoy : Carole, votre travail semble jalonné d’expériences et de changements radicaux liés au déplacement, au voyage ; vous avez longtemps séjourné aux États-Unis avant de retourner subitement en France. En quoi cette migration est-elle fondatrice dans votre œuvre ? Carole Benzaken : Le terme même de « migration » est pluriel. Il évoque un déplacement polysémique depuis un lieu d’origine, qui tisse des ramifications jusqu’aux différents lieux visités, qu’ils soient géographiques ou non. Il y a d’une part les voyages réels et d’autre part les voyages symboliques, les déplacements en esprit et les déplacements physiques. Les deux s’entremêlent dans ma vie et dans mon travail. À l’origine, il existe deux branches dans ma famille : celle de ceux qui détestent voyager parce qu’ils ont trop bougé par le passé, et celle des voyageurs dont je fais partie. Je suis née et j’ai grandi à Grenoble. C’est là que j’ai découvert le cinéma qu’on appelait « d’art et d’essai », qui a beaucoup compté pour moi. Nourrie de ma passion pour l’art, j’ai fait, à l’âge de quatorze ans, un premier voyage en Hollande, où j’ai vu des œuvres de Kandinsky, Mondrian, Van Gogh, Frans Hals, Rembrandt et Chagall, ainsi que d’artistes plus contemporains comme Kienholz… Ce fut un véritable choc ! Cette escapade a forgé un désir de déplacement inextricablement lié à cette première émotion artistique. À dix-sept ans, je me suis installée à Paris, poussée par ma passion adolescente pour les films Hôtel du Nord et Les Enfants du paradis, réalisés par Marcel Carné. Leurs décors prenaient pour modèle le quartier

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18 Rush Hour 2006 6 vidéos en boucle sur 6 écrans Dimensions variables


Angeles… Là, venait s’enraciner mon désir d’habiter dans la fiction des lieux de mon enfance. Habiter la fiction, ou bien rendre réel mon désir de fiction : un désir où musique et image se mêlent. Et le temps s’est progressivement étiré avec l’espace californien. Je devais y séjourner quatre mois, qui se sont transformés en sept années… Quant à mes voyages au Bénin ou en Pologne, ils interviennent après mon retour des États-Unis, à la fin de l’année 2003, et sont consécutifs aux transformations radicales opérées pendant ce long séjour. Avec le recul, ils m’apparaissent comme de véritables « creusets » ouvrant à de nouvelles expériences artistiques.

On vous considère comme peintre et, pourtant, tout dans votre travail évoque le cinéma, l’image en mouvement. Vous combinez peinture et vidéos, vous multipliez les expériences en entretenant un rapport très libre avec le médium peinture, je pense en particulier à la série Travelling… En anglais, le mot travelling signifie « en voyageant » ou bien « en se propageant » à propos du son et de la lumière. En français, il désigne le « mouvement latéral de la caméra » cette dernière étant posée sur des rails. Ce double sens est l’endroit même du croisement idéal entre la biographie – et ses déplacements réels – et l’illusion du mouvement, sa projection onirique ou symbolique.

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Rush Hour

où je vis et travaille aujourd’hui encore. Puis j’ai habité Los


22 (Détails) Rush Hour 2006 6 vidéos en boucle sur 6 écrans Dimensions variables


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24 (Détails) Rouleau à Peintures Acrylique sur papier 5,2 x 7000 cm

1989 - …


jamais se rencontrer ni même se toucher, évolue librement. Le temps est suspendu dans une frénésie et une délectation dont on prend part. Ce personnage apparaît pour la première fois dans la pièce intitulée Search for the New Land, exposée en 2004 à l’Espace 315 au Centre Pompidou, à l’occasion du Prix Marcel Duchamp : un polyptyque de dix-sept mètres de long présenté sur trois niveaux et composé de plusieurs fragments associant en alternance huiles sur bois et vidéos. Cette silhouette souriante s’est en quelque sorte greffée dans la vidéo Rush Hour [p. 18, 21-23]. Elle est devenue avec le temps un autoportrait, l’emblème de ma transformation.

Autoportraits et journal intime jalonnent votre œuvre, en jouant avec des temporalités différentes associées à des techniques très diverses, je pense bien sûr au Rouleau à Peintures… et à Candide. En effet l’autoportrait revient fréquemment dans mon parcours, sous des formes très variées. Il y a les récents Autoportrait (ancien) [p. 70-71], Rush

Hour [p. 18, 21-23], Old Self portrait, et puis il y a Candide

[p. 28, 30-35], évidemment. Mon

Candide [p. 28, 30-35] est une projection

du héros de Voltaire en autoportrait, c’est une œuvre que j’ai réalisée entre Los Angeles et Paris, le journal de bord d’une voyageuse

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Rouleau à Peintures

En se répétant, la silhouette est devenue multitude : Un essaim de figures clonées, toutes affairées à aller et venir, sans


26 (Détails) Rouleau à Peintures Acrylique sur papier 5,2 x 7000 cm

1989 - …


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dessin comme médium à part entière. Il est devenu le support d’une nouvelle réflexion. Il m’a fallu ressentir l’absence de mon Rouleau à Peintures [p. 24, 26-27] qui se trouvait alors en itinérance, pour une année, à l’occasion de l’exposition « Cher Peintre, peins-moi » au Centre Pompidou en 2002, à la Kunsthalle de Vienne en 2002-2003, et à la Schirn Kunsthalle de Francfort en 2003. J’étais éloignée de cette matrice, qui me permettait de transformer en peinture les images issues de ma banque de données – photos intimes et images de presse – liant dans un va-et-vient permanent le personnel et l’universel. Fin 2002, invitée par les Éditions Item à réaliser une estampe dans leur atelier, j’ai évoqué avec Patrice Forest le désir de réaliser un rouleau en lithographie. C’est ainsi que Candide [p. 28, 30-35] est né. Candide [p. 28, 30-35] se divise en deux corpus : les rouleaux lithographiques, Candide 1, Candide 2, et les dessins sur calques originaux disposés dans des consoles lumineuses installées bord à bord sur le mur. Il y a, bien entendu, une référence à l’œuvre de Voltaire, mais sans le cynisme qui l’habite. Candide [p. 28, 30-35] consiste à regarder et à travailler par le biais du dessin les images du monde, à mettre en lumière une réflexion grave et humoristique du réel et de ses représentations. Il se présente sous forme de bandes rétroéclairées qui renvoient aux bobines de films ou aux négatifs, et que l’on examine une fois développés, sur une table lumineuse, dans un laboratoire photographique. Le dispositif de montage, identique au Rouleau à Peintures [p. 24, 26-27], est rythmé par une suite de dessins miniatures travaillés aux crayons lithographiques, à la mine de plomb, à l’encre de Chine et à la

29 (Vues d’atelier) Candide 2003 - … Mine de plomb, encre de Chine, crayon lithographique et gouache sur films

Candide

partagée entre deux continents. Je n’avais pas encore utilisé le


32 Candide 2004 (Vues de l’exposition « Search for the New Land », Espace 315, Centre Georges Pompidou, 2004-2005) Mine de plomb, encre de Chine, crayon lithographique et gouache sur films montés dans des consoles lumineuses


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36 Strange Fruit 1 2011 Verre peint montÊ sur châssis en acier 100 x 120 x 10 cm


dessin au document d’origine et déroule le synopsis d’un film dessiné en cours de montage. Le passage de l’image source en couleur par le filtre du dessin noir et blanc induit une distanciation temporelle qui conjugue ainsi l’image au passé. Candide [p. 28, 30-35] est plus politique que mon Rouleau à Peintures [p. 24, 26-27]. Il conjure l’usage mortifère de l’image et sa banalisation médiatique. Par sa lenteur d’exécution, il est devenu un acte de résistance face à toute forme de pression, d’urgence et d’obligation à la rentabilité imposée par l’air du temps. Représenter la violence sous toutes ses formes en la « recadrant » : la rendre minuscule, l’affaiblir. En insérant les éléments de ma propre histoire et de nombreux autoportraits au sein d’un contexte d’images violentes, Candide [p. 28, 30-35] est devenu le substrat de mes interrogations, le moyen de les révéler et de dévoiler jusqu’à mes propres contradictions. Au fond, tout a commencé avec le Rouleau à Peintures [p. 24, 26-27]

et la série des Tulipes. Entre ces deux corpus radicalement

différents mais pourtant réalisés durant la même période, il y avait un grand écart : j’étais consciente qu’il y avait une sorte d’incohérence nécessaire à mon désir d’images en peinture. Cette « ouverture » de départ initie une traversée qui convoque des catégories très éloignées les unes des autres au sein même de la peinture : mode narratif, peinture liée à la reproduction photographique, montage discursif / abstraction, mode sériel, répétition du motif par l’auto-référentialité de la grille moderniste au profit d’une peinture libérée du sujet. Aujourd’hui, cette prospection se poursuit au travers de différents médiums,

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Strange Fruit

gouache opaque. Il mixe les catégories, renvoie directement le


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48 Porte – Tehilim 1 2013 Encre de Chine et encre lithographique sur papier 260 x 122 x 6 cm


de brzezinka, qui signifie en polonais « petit bois de bouleaux », lieu d’implantation des fours crématoires. Devant l’immensité de ce terrain de mort de 175 hectares, un abîme s’ouvrait sous mes pieds. Face à l’impensable, je me suis rappelée la vision des ossements secs, au chapitre 37 d’Ézéchiel : « Saviv saviv », verset 3 de ce chapitre, où le prophète est littéralement poussé par la main de Dieu « autour autour » d’une vallée immense, remplie d’os. Cette vision est paradoxalement celle de l’espérance du peuple juif, puisqu’elle annonce sa résurrection et la fin de son exil. Voilà ce à quoi je me suis raccrochée. C’était périlleux d’aborder la question de la mémoire en tentant de greffer sur ces cendres une mise en image. Devant mon incapacité à représenter, c’est en visionnant les rushs que la figure de l’arbre s’est à nouveau imposée comme sujet de la métaphore de la mort au vivant. À partir d’arrêts sur images extraits de mes films, les dessins et encres sur calque superposés sont rétroéclairés puis recouverts d’un filtre opalescent. Ils sont ensuite photographiés, numérisés et enfin imprimés sur film. Cette accumulation de couches est feuilletée dans du verre, avec pour effet de pétrifier l’image. Ces plaques de verre sont alors encastrées dans des modules cubiques à l’intérieur desquels est installé un programme de rétroéclairage, ce qui permet de réchauffer ces fragments de paysage « gelés ». La programmation en variation lumineuse métamorphose ces images et les transforme en un réseau veineux et artériel, irrigué par un fluide doré et sanguin. Le regardeur est invité à circuler autour de ces cuves dispersées dans l’espace.

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Porte – Tehilim

avec stupéfaction, que birkenau est la traduction allemande


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56 Od drzwi do drzwi 5 Huile sur toile 130 x 190 cm

2013


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