BRIGITTE CORNAND
GRAB IGOUJ I À Louise Bourgeois, mon amie To my friend Louise Bourgeois
ÉDITIONS DILECTA PA R IS
Quand j’arrive chez Lb, je lui dis : « bonjour Grabigouji. » Et Louise de répondre : « Grabigouji. » alors je suis contente – ça veut dire que tout va bien. Pendant plusieurs années Lb a chantonné ou repris vaguement des airs archiconnus de comptines pour enfants. Petit à petit le texte initial s’est transformé en onomatopées. Puis la mélodie, à son tour, a disparu. Ne reste maintenant que Grabigouji, Grabigouji qu’elle décline avec plaisir et qui signifie bien des choses. D’abord, comme je l’ai écrit, c’est notre nom de code entre elle et moi, mais c’est aussi l’expression d’un désir, l’envie de faire un dessin, de voir les oiseaux sur la terrasse, d’appeler ses fils au téléphone ou bien c’est un signal, la fin d’une visite amicale et Louise d’ajouter à ce moment-là : « I want to go in the other room. » Grabigouji pour toujours.
When i arrive at Lb’s house, i say “Hello Grabigouji.” and Louise replies “Grabigouji.” Then i’m happy—it means that all is well. For several years now, Lb has sung or vaguely picked up very well-known tunes from children’s nursery rhymes. Little by little, the initial text has been transformed into onomatopoeia. Then the melodic line disappears in turn. Now only Grabigouji remains: Grabigouji, which she delights in inventing variants of and which takes on all sorts of meanings. Firstly, as i’ve written, it is the code name we share between us, but it is also the expression of a desire, the desire to make a drawing, to see the birds on the terrace, to call her sons on the telephone. otherwise it is a signal, the end of a friendly visit, and Louise will add at that point: “I want to go in the other room.” Grabigouji forever.
Ce samedi matin, je file au flea market, les puces du parking de la 5 rue. je trouve un cardigan tout neuf en laine, un nécessaire de couture, des films (un pour jonas) et une belle tapisserie pour Lb. Enchantée de ma trouvaille, elle me montre le dessin de deux pieds, un petit et un grand côte à côte, en rouge. — Que voyez-vous ? Sans attendre ma réponse elle enchaîne : — Ça dit bien ce que ça veut dire n’est-ce pas ? C’est la mère et l’enfant. Ça se voit tout de suite. — Et bien entendu c’est vous l’enfant ? — C’est ça, très bien.
This Saturday morning, i go to the flea market in the parking lot on 5th street. i find a completely new woolen cardigan, a needlework kit, films (one for jonas) and a beautiful tapestry for Lb. Enchanted by my find, she shows me the drawing of two feet, one small and one big, side-by-side, in red. “What do you see?” Without waiting for my answer she continues: “it does say what it should say, right? it’s the mother and child. You can tell right away.” “and of course, you are the child?” “That’s right, very good.”
Louise regarde des images du 17, boulevard Saint-Germain que j’ai photographié. avec son doigt : « Nous habitions ici, au troisième étage. » Son passé surgit soudain, très présent : — je me suis mariée tard, j’avais plus de vingt-cinq ans. Pourtant mon père voulait se débarrasser de moi. je n’aimais pas mon père. La seule personne qui comptait pour moi, c’était ma mère. (Silence). Mon père était un coureur donc il ne s’occupait pas d’elle. Elle est morte car elle avait un emphysème. 193 est une date, non c’est L a DaTE la plus importante pour moi. Quand ma mère est morte, c’est là que tout a basculé. oui c’est ça, tout a basculé… Et puis plus tard il y a eu la réconciliation, beaucoup plus tard. — Pourquoi vous réconcilier avec votre père ? — Parce que j’ai eu pitié de lui alors je lui ai pardonné. Le mot pitié n’est pas très joli, ce n’est pas un mot agréable à l’oreille, en anglais c’est mieux on dit compassion. Tout comprendre, c’est tout pardonner.
Louise looks at the pictures of 17 boulevard Saint-Germain that i photographed. With her finger: “We lived here, on the third floor.” Her past looms up, suddenly very present: “i got married late in life, i was over twenty-five, despite the fact that my father wanted to get rid of me. i didn’t like my father. The only person who mattered to me was my mother. (Silence). My father was a philanderer so he didn’t look after her. She died of emphysema.” “193 is a date… no, it is THE DaTE that is most important to me. When my mother died, that’s when everything changed. Yes, that’s it, everything changed… and then later, there was the reconciliation, much much later.” “Why did you reconcile with your father?” “because i pitied him, so i forgave him. The word pitié is not very nice, it’s not a pleasant word to the ear, in English it’s better, with the word compassion.” Complete understanding means forgiving everything.
je cherche dans toute la maison des documents concernant Marcel Duchamp. bernard, qui écrit un livre sur lui, vient saluer Louise en fin d’après-midi. Louise : — Notre travail aujourd’hui consistera à lui fournir des informations concernant Marcel Duchamp à condition qu’il nous mette dans son livre. Plus tard Lb me demande si sa ressemblance avec MD est réelle. — oui, dis-je. — Mais qui a dit ça ? — jerry et moi. — oh alors ça ne pèse pas bien lourd. Elle sourit et ajoute : « Marcel Duchamp était pingre, c’était un grippe-sou, parce qu’il ne jetait rien. il utilisait tout. »
i search throughout the house for documents concerning Marcel Duchamp. bernard, who is writing a book about him, comes to see Louise in the late afternoon. Louise: “our work today will consist of providing him with information concerning Marcel Duchamp, provided that he puts us in his book.” Later, Lb asks me if her resemblance to MD is real. “Yes,” i say. “but who said it?” “jerry and i.” “oh, well then it doesn’t carry much weight.” She smiles and adds: “Marcel Duchamp was a skinflint, a penny-pincher, because he never threw anything away. He used everything.”
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Lb ressemble à cette image, à la fois douce comme la laine et soudain aussi féroce que le capitaine Crochet. C’est l’été, Louise m’attend impérativement cet après-midi à trois heures tapantes avec ma petite caméra pour filmer sa conversation avec un ami historien d’art. Nous voici tous les trois autour de la table à tout faire : le critique, un beau jeune homme dirait Lb, semble assez mal à l’aise pendant cette discussion. a-t-il vraiment quelque chose à dire ? il me regarde souvent, se trémousse sur sa chaise et ne prête pas toujours attention aux questions de l’artiste. Soudain Lb se lève en direction de la cuisine et avec son index me fait signe de la rejoindre. Ses yeux bleus changent soudain de couleur, ils sont verts, le vert de la colère : « THE JOB IS OVER », articule-t-elle à voix basse. Et de répéter les dents serrées : « THE JOB IS OVER. » jalousie ? Elle refusera de me voir pendant trois jours.
Lb resembles this image: soft as wool, then suddenly just as ferocious as Captain Hook. it’s summertime; Louise is waiting for me this afternoon, imperiously, at 3 p.m. sharp, with my little camera, to film her conversation with an art historian friend. We assemble around the multipurpose table: the critic—a handsome young man, Lb would say—seems quite uncomfortable during this discussion. Does he really have something to say? He looks at me often, wriggling in his chair and does not always pay attention to the artist’s questions. Suddenly Lb gets up and heads for the kitchen, signalling for me to join her with her index finger. Her blue eyes suddenly change color. They’re green, green with anger: “THE JOB IS OVER,” she pronounces, in a low voice. She repeats through clenched teeth: “THE JOB IS OVER.” jealousy? She refuses to see me for three days.
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Lb dit souvent quand elle parle de sa première rencontre avec robert Goldwater : « I saw he was a diamond. » justement Lb en ce début de soirée me fait lire plusieurs de ses lettres qui lui sont adressées. Toutes commencent par « Ma petite femme ». Cela se passe juste après leur mariage quand robert, parti le premier pour New York, prépare l’arrivée de Louise. « Tout le monde t’aimera, écrit-il en français. Tu leur plais déjà. » L’écriture du jeune historien américain est petite et ronde, appliquée, dans un français châtié. Louise : « j’avais oublié à quel point robert s’exprimait si bien en français. » À la fin de la lecture, je suis complètement retournée. je rentre chez moi à pied et pleure dans la rue.
When she talks of her first encounter with robert Goldwater, Lb often says: “I saw he was a diamond.” as it happens, early this evening, Lb has me read a few of his letters addressed to her. They all start with “Ma petite femme”. This took place just after their wedding, when robert left for New York before her, to prepare her arrival. “Everyone will love you,” he wrote in French. “They like you already.” The young american historian’s writing is small and rounded, fastidious, and in very refined French. Louise: “i had forgotten just how well robert expressed himself in French.” after the reading, i am completely overwhelmed. i walk home on foot and cry in the street.
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Lb veut savoir combien il reste de moulages en plâtre dans son ancien atelier du sous-sol et les regarder. Elle aime travailler le plâtre car c’est quelque chose de « vivant » et l’on ne fait pas toujours ce qu’on veut avec. Louise : « La pire chose pour la sculpture, c’est le moulage. Ce n’est jamais comme il faut. Quand on met de l’eau dans un verre, tout va bien. Mais, après, si le verre n’y est plus ? C’est très différent. Paulo mon ami écrivain et philosophe m’a dit une chose très réelle : “Tu sais Louise, c’est comme lorsque tu me dis un secret. Si je le dévoile, ce n’est plus la même chose, ça n’a plus rien à voir avec ce que tu m’as dit et comment tu me l’as dit.” » Lb : « Donc c’est pareil en sculpture. »
Lb wants to know how many plaster molds are left in her old basement studio; she wants to look at them. She likes to work with plaster because it is a material that is “alive” and you can’t always get it to do what you want. Louise: “The worst thing for sculpture is the mold. it is never as it should be. When we put water in a glass, all is well. but what happens if we take the glass away? it’s very different.” “Paulo, my writer-philosopher friend, told me something very real: ‘You know Louise; it’s like when you tell me a secret. if i share it, it’s no longer the same, it will no longer be anything like what you told me and how you said it.’” Lb: “So it’s the same with sculpture.”
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rêve : je me promène dans une ville étrange semblable à celles qui sont exposées actuellement au sixième étage du Centre Pompidou*. je croise Louise et jean-Louis. Louise échange mon sac de voyage, qu’elle collectionne, contre un numéro du journal La Semaine de Suzette. Le journal est tout colorié et crayonné par elle – les aplats de couleurs différentes sont magnifiques sur les images grises. « Puis-je garder ces dessins ? » Ma sœur me réveille. * Exposition « Dreamlands », 1.
Dream: i am strolling through a strange city, similar to the ones currently exhibited on the sixth floor of the Centre Pompidou*. i come across Louise and jean-Louis. Louise trades my travel bag, which she collects, for a copy of La Semaine de Suzette magazine. Louise has completely colored in and doodled over the magazine—the areas of various colors are magnificent against the gray pictures. “May i keep these drawings?” My sister wakes me. * Exhibition “Dreamlands”, 1.
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je discute avec Lb puis lui lis quelques pages de L’Histoire de la tapisserie. Le nom de Le Corbusier est alors mentionné. — Le Corbusier, scande-t-elle comme si l’architecte venait d’entrer dans la pièce. — Vous étiez très amie avec lui n’est-ce pas ? — Très très amie. il venait souvent là où nous habitions auparavant. — À Stuyvesant Folly ? — C’est ça. robert l’aimait beaucoup. Ce qui était remarquable chez lui c’est qu’il savait très bien ouvrir les huîtres. oui c’était un très grand ouvreur d’huîtres. je pouffe de rire tant l’anecdote sur « Le Corbu » est inattendue et cocasse. Louise a toujours le bon mot pour remettre les choses à leur place ! je me souviens encore du jour où souriante avec ses yeux bleus malicieux, elle m’a dit : « Je veux déboulonner les grands types. »
i chat with Lb then read her several pages from the Histoire de la Tapisserie. Le Corbusier’s name is then mentioned. “Le Corbusier!” she chimes, as though the architect had just entered the room. “You were very good friends with him weren’t you?” “Very very good friends. He often came to see us where we used to live.” “in Stuyvesant Folly?” “That’s right. robert liked him a lot. What was remarkable about him was that he really knew how to shuck oysters. Yes, he was an excellent oyster-shucker.” i burst out laughing at the unexpected comedy of this anecdote on “Le Corbu.” Louise always has the right word for putting things in their place! i still remember the day when, smiling with her malicious blue eyes she told me: “Je veux déboulonner les grands types.” [i want to send the big guys packing.]
Samedi aprèsmidi. Felix dit « Felix le chat », vient d’arriver pour travailler avec LB. « Quel dessin voulezvous que je grave aujourd’hui ? » demandetil. Louise me fait signe d’aller en bas et de rapporter « une petite plaque de cuivre ovale » à côté de la presse. Je trouve la plaque. Louise la saisit avec empressement. Elle reproduit l’ovale sur une feuille de dessin puis, à l’intérieur, écrit « Je t’aime » avec un Magic Marker. « Voilà, c’est ça qu’on va faire aujourd’hui. »
Saturday afternoon. Felix, known as “Felix the Cat”, has just arrived to work with LB. “Which drawing would you like me to engrave today?” he asks. Louise signals for me to go downstairs and bring back “a little oval copperplate” next to the press. I find the plate. Louise seizes it enthusi astically. She reproduces the oval on a sheet of drawing paper, then, inside it writes “Je t’aime” with a Magic Marker. “There you are, that’s what we’re going to do today.”
au téléphone la voix anxieuse : « j’ai de la famille qui doit venir à New York, le fils de mon cousin jacques, avec sa femme. ils arrivent demain. Vous croyez qu’ils vont loger dans la maison ? » je la rassure, expliquant qu’ils ont pris une chambre d’hôtel et lui feront juste une petite visite. Plus tard je trouve Lb à sa table, un dessin devant elle. Elle a écrit en très gros : « Be Calm » sous la forme d’un petit treillis au crayon de couleur rose. « Magnifique, dis-je. Voilà comment braver l’angoisse. » Elle sourit – Lb est paisible et contente : l’anxiété a disparu. Elle me donne une photocopie de son œuvre curative qu’elle signe, puis ajoute du rouge entre les jambes des lettres majuscules et dessine « une petite bee au-dessus du b ». Charmant. je l’ai mise à côté de mon lit. Depuis je m’endors et me réveille avec cette image apaisante.
an anxious voice on the telephone: “i have some family coming to New York, the son of my cousin jacques, with his wife. They arrive tomorrow. Do you think they’re going to stay at the house?” i reassure her, explaining that they have booked a hotel room and they’re just going to pay her a little visit. Later, i find Lb at her table, a drawing in front of her. She wrote in very big letters: “Be Calm” in the form of a little stencil work in pink pencil. “Magnificent,” i say. “That’s the way to cope with anxiety.” She smiles—Lb is peaceful and happy: the stress has gone. She gives me a photocopy of her curative work, which she signs, then adds red between the legs of the capital letters and draws “a little bee above the b.” Charming. i put it beside my bed. Ever since, i have gone to sleep and woken up with this soothing image.