Du monde à l'assiette. Mythologies alimentaires

Page 1

Table

Des paysages alimentaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 La vierge aux poulets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Portrait de bœufs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Autour d’une poule au pot. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Les territoires de la paella . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Destins de cassoulet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 La naturalisation du couscous. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 La birria de chivo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Projections sur une pizza. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 L’incontournable hamburger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Des usages du talo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Tamales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Géographies de l’empanada. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 L’exotisme au quotidien des sushis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 L’inaccessible pibale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Le saumon de tous les jours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Histoires de jambons. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 La beauté intérieure du canard gras. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 173


Du monde à l’assiette

Le miracle de la dinde. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Le bifteck et les frites, 2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Un kebab métissé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Du pain de maïs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Saints massepains. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Sachertorte(s). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Kinder Pingvi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Calavera de chocolate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 La plus française des crêpes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159


Des paysages alimentaires

C’était un jour d’avril 2007 dans une fameuse cantine japonaise de la rue Sainte-Anne, à Paris. Je n’y cherchais pas quelque plaisir exotique. J’étais venu là parce que j’avais tout simplement eu envie de manger des tempuras et un grand bol de riz et je savais d’expérience que le menu proposé par cette honorable maison me conviendrait parfaitement. Le serveur m’accorda un compagnon de table lui aussi guidé par ses habitudes. Avant même que j’eusse achevé mes beignets, il s’en alla, ne laissant presque rien du plat de nouilles qu’il avait commandé sans même regarder la carte. Pendant que je continuais mon repas, deux cadres japonais franchirent le seuil de l’établissement, s’installèrent devant le comptoir et commandèrent dans leur langue natale quelque soupe qu’ils eurent le temps d’avaler avant que leurs téléphones portables ne les appelassent vers d’autres lieux. Alors que mes baguettes choquaient les parois d’un bol presque vide, une mère et sa fille d’origine maghrébine considéraient la carte à la table qui jouxtait la mienne. Visiblement la mère s’apprêtait à manger pour


Du monde à l’assiette

la première fois dans un restaurant japonais. Sa fille l’eut vite rassurée en lui disant que les plats crus n’étaient pas à l’honneur dans cette cantine. Ensuite, elle lui conseilla les raviolis qu’elle jugeait excellents. Au moment de commander, la mère eut un doute : n’étaient-ils pas farcis avec de la viande de porc ? Le serveur acquiesça. Un peu gênée, sa fille se rattrapa : « Ils en font aussi aux légumes… » La mère fit gentiment semblant de la croire et commanda autre chose. Trois quarts d’heure dans la vie d’un restaurant japonais durant lesquels nous nous trouvâmes tous mis en présence d’une même cuisine mais avec des appétits différemment conditionnés. Pour être certaine qu’elle pourrait satisfaire sa faim en ce lieu qu’elle découvrait, la mère dut s’assurer qu’elle ne serait pas confrontée à une nourriture crue soulevant chez elle un scrupule insurmontable et que l’ingestion du plat qui lui serait servi ne la conduirait pas à manger une chair que sa religion considère immonde et non consommable. Les cinq autres mangeurs, dont je faisais partie, se trouvaient dans une situation différente puisqu’ils savaient par avance que les nourritures proposées dans cette cantine leur convenaient. Cependant, la familiarité des deux hommes d’affaires avec celles-ci était bien différente de la nôtre. Dans leur bol de ramen, ils retrouvaient un mets devenu, en moins d’un siècle, incontournable dans le Japon urbain où ils avaient appris à les manger. Pour notre part, nous mangions une nourriture adaptée avec un certain succès sous le climat parisien, comme le rappelaient les nombreux clients attablés et


Des paysages alimentaires

ceux qui attendaient de pouvoir entrer dans le restaurant, mais qui n’y était pas encore naturalisée. Elle demeurait en effet introuvable en dehors des établissements revendiquant une certaine japonité ! Quand le restaurant ferma ses portes, il avait permis à nos six mangeurs, et à beaucoup d’autres, de trouver des réponses culturellement acceptables à leur besoin physiologique de s’alimenter. Tous ne partageaient pas la même culture alimentaire, mais chacun avait pu trouver, sur la carte, des mets qui entraient dans le champ des possibles alimentaires défini par la culture dont ils étaient imprégnés. En effet, chaque groupe humain trace les contours d’un espace du mangeable en décidant, parmi les « virtualités nutritionnelles » qui lui sont accessibles, celles qui entrent dans la catégorie du comestible et celles qui vont rejoindre dans l’incomestible les non-aliments absolus, ces produits suffisamment vénéneux pour mettre un terme à la vie ou engager très sérieusement le pronostic vital de celui qui se contenterait d’y goûter une seule fois – songeons à l’amanite phalloïde ou à la ciguë . Ce faisant, chaque groupe façonne un paysage alimentaire à l’intérieur duquel chacun de ses membres s’oriente et forge ses propres goûts. Que nous nous repérions facilement dans le paysage alimentaire qui est le nôtre ne signifie pas, en effet, que nous apprécions tous les éléments qui le composent. Il en est que nous ne connaissons qu’à distance. Je n’ignore .  De Garine, 1979, p. 72-77.


Du monde à l’assiette

pas, par exemple, que le caviar constitue l’un des éléments suprêmement raffinés du paysage alimentaire français, je pourrais même en détailler les variétés mais je n’en ai jamais mangé. Si tous les membres d’une société ont vue sur un même paysage alimentaire, tous ne le parcourent pas dans sa totalité. Les élites peuvent dédaigner des nourritures qu’elles jugent trop populaires tandis que les plus pauvres mangent ce qu’ils peuvent, ce qui est loin de ­correspondre nécessairement avec ce qu’ils voudraient manger . Nos relations plus personnelles avec certaines nourritures (cette fraction infime de nos goûts qui échappe pratiquement à la construction sociale) peuvent aussi nous situer à distance de certains éléments du paysage alimentaire dans lequel nous évoluons au quotidien, sans nous empêcher pour autant de bien les connaître. Le sandwich jambon-beurre fait indéniablement partie du paysage alimentaire dans lequel j’évolue une partie de l’année. Beaucoup de Français possèdent une réelle tendresse pour celui-ci et si je demande dans une brasserie un sandwich au jambon et que j’omette de préciser « sans beurre », le préposé à la fabrication des sandwichs en tartinera abondamment et naturellement l’intérieur de la demi-baguette qu’il me destinera. À force de croiser des amateurs de sandwichs jambon-beurre, je connais les petits secrets qui les font quelconques ou délicieux. J’entretiens donc une certaine familiarité avec le sandwich jambonbeurre et j’ai conscience de sa place dans notre paysage alimentaire national. Si un touriste mexicain me deman .  Aguirre, 2005, p. 16-17.


Des paysages alimentaires

dait d’ailleurs de lui indiquer un sandwich bien français, je lui dirais sans hésiter le jambon-beurre. Cependant, un autre fait est certain : j’exècre le sandwich jambon-beurre. Les cultures alimentaires sont dynamiques par essence, aussi les paysages qui les matérialisent ne cessent-ils d’évoluer. Des aliments et des techniques culinaires sont acclimatés, finissent parfois par se naturaliser, se combiner ou s’hybrider avec des éléments préexistants. Dans le même temps, certaines nourritures et des savoir-faire restent d’actualité, alors que d’autres tombent dans l’oubli ou sont abandonnés. Tenpura et ramen, que nous évoquions à l’instant, constituent deux excellents témoins des évolutions récentes du paysage alimentaire japonais. En effet, les beignets tenpura naquirent au xvie siècle après que les missionnaires portugais eurent introduit leur habitude de faire frire poissons et légumes durant les jours maigres (Quatuor anni tempora ). Apparus à Nagasaki, ces beignets obtinrent peu à peu une place dans les cuisines de Kyoto, d’Osaka puis d’Edo à la fin du xviiie siècle. Longtemps nourritures de rue, les tempuras ne trouvèrent une place au menu de la restauration assise qu’au début du xxe siècle . Quant aux ramen, elles n’apparurent que très tardivement dans la galaxie des nouilles japonaises. D’origine chinoise, elles ne commencèrent à être réellement consommées au Japon qu’au début du xxe siècle, à ne devenir très ­populaires .  « Les quatre saisons » : l’expression désigne les jeûnes de l’Église dans les quatre saisons de l’année pendant trois jours d’une semaine (note de l’éditeur). .  Watanabe, 2004, p. 12.


Du monde à l’assiette

qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et à n’être véritablement à la mode qu’à la fin des années 80 . Les secteurs du paysage alimentaire que nous fréquentons quotidiennement finissent par sombrer dans une certaine normalité , par nous sembler sans relief particulier… si ce n’est lorsque le regard d’un étranger ou la découverte d’autres paysages alimentaires le révèlent sous un autre jour. Une de mes grands-mères, très attachée à son petit pays, ne fit jamais de cuisine régionale. Midi et soir, comme elle le disait, elle « faisait quelque chose à manger ». Néanmoins, lorsqu’elle regardait un programme culinaire à la télévision ou qu’une de ses amies lui parlait de ses recettes, ma grand-mère affirmait une certaine identité culinaire au travers d’une comparaison entre les manières de faire qui lui étaient présentées et les siennes. Face à ce que lui montrait la télévision, elle affirmait un « Nous » (les gens d’Ici) et face à son amie, un « Moi ». L’habitude reprenait ensuite ses droits : la remarque de toute personne de passage lui disant qu’elle faisait une excellente « cuisine basque » lui paraissait ridicule puisque ce qu’elle faisait, ce n’était qu’à manger. Cela ne l’empêchait pas, bien sûr, d’être plus particulièrement fière de certains de ses savoirfaire, ainsi sa recette de l’omelette aux piments. Qu’une certaine excellence dans la préparation de ce plat populaire pût nourrir une satisfaction chez une ménagère qui refusait, parce que son éducation l’y avait préparée, de .  Cwiertka, 2006, p. 138-148. .  Contreras, 1999, p. 25. 10


Des paysages alimentaires

se poser en cuisinière, n’est guère surprenant. Dans chaque paysage alimentaire, il existe quelques monuments, des plats mettant en œuvre des aliments marqueurs ou prenant un sens particulier aux yeux du groupe qui les produit ou les consomme. L’omelette aux piments était de ceux-là dans le paysage alimentaire que ma grand-mère connut dès son enfance. Au milieu des années 20, en effet, l’omelette constituait déjà depuis pas mal de temps (elle est mentionnée dans des livres de cuisine publiés localement à la fin du xixe siècle) une des manières populaires de préparer les piments plus ou moins doux qui se cultivaient et se consommaient abondamment dans l’extrême sud-ouest de la France depuis au moins la fin du xviiie siècle . La fierté de ma grand-mère face à une omelette aux piments réussie était d’avoir bien fait un travail qu’il était naturel de bien faire pour une bonne ménagère. Cependant, les éléments remarquables d’un paysage alimentaire se trouvent souvent pris dans d’autres enjeux. Considérés d’un œil extérieur, ils deviennent typiques et peuvent devenir des éléments employés dans l’identification d’une cuisine. Localement, ils peuvent servir de support à l’affirmation d’identités collectives. L’omelette aux piments ne resta pas en marge de tels processus. À l’âge d’or du gastronomadisme, cette pratique consistait pour les gastronomes urbains à partir sur les routes à la recherche des gourmandises insoupçonnées de la campagne ; elle trouva .  Thore, 1803, p. 77 ; Bergeret, 1802, II, p. 43 et La Cuisine béarnaise […] (1919), 1996, p. 13. 11


Du monde à l’assiette

une place dans la géographie gourmande du Pays basque et plus généralement dans celles des bas pays de l’Adour . Au début des années 2000, alors que les producteurs de piment doux du Pays Basque et du Seignanx partaient à la conquête d’une Indication Géographique Protégée , un championnat du monde de l’omelette aux piments fut organisé pour la première fois dans le cadre des Fêtes de Bayonne. L’esprit de cette manifestation, maintenant renouvelée chaque année, est à l’affirmation de l’identité d’un produit. Mais pour les associations locales qui y participent, il s’agit de montrer qu’elles sont vraiment d’ici, à travers leur capacité à bien faire l’omelette aux piments !

.  Cousin, 1928, p. 73. . Label qui établit un lien entre un produit et sa région d’origine (note de l’éditeur).


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.