Entrée principale

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EntrEe principale

entretien de Philippe Ungar avec

Roger Taillibert architecte

Toute ma vie, j’ai dû lutter contre des cloisons. Elles n’existent pas seulement sur le plan matériel, il y en aussi dans les esprits ! L’espace intérieur dans lequel nous sommes ici est traversé de part et d’autre par la lumière, sans aucune cloison intérieure. Cela libère l’esprit que d’avoir devanto.i de la perspective dans l’espace. La question des cloisons intérieures est essentielle, mais c’est en réalité toute la structure architecturale qui t en jeu, car dans toute construction il reste forcément des cloisons ! Ma critique de la cloison ne porte pas sur l’objet lui-même, mais sur son emplac e ment, son fonctionnement, sa logique, dans l’architectur e d’un bâtiment, car la cloison répo nd a de matérialiser une cellule vitale, à ce sentiment un chez soi qui rmette de se retrouver, que ce soisur lieu de travail, de sport ou de rési des architectu res qui enferment et d’autres offrent des ou vertures et des perspectives. Or, les constructions dans lesquelles nous évoluons nous influencent d’une façon beaucoup plus grande que nous ne l’imaginons. C’est ce rapport entre le bâti et l’humain qui me


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On met en œuvre de la pierre, du bois, du ciment ; on en fait des maisons, des palais ; c’est de la construction. L’ingéniosité travaille. Mais, tout à coup, vous me prenez au cœur, vous me faites du bien, je suis heureux, je dis : c’est beau. Voilà l’architecture. L’art est ici. Le Corbusier Vers une architecture, Paris, 1923


Roger Taillibert au-delà du cadre Pierre Daix

Même si l’on doit à mon ami Michel Ragon, passionné de peinture, la meilleure Histoire mondiale de l’architecture, si de Le Corbusier à Fernand Léger les créateurs unissant les deux arts ont marqué la première partie du xx e siècle en France, les rapports intimes entre eux restent une zone trop laissée en jachère, surtout dans le sens architecture-peinture. On trouve partout, par exemple, l’influence du cubisme sur l’architecture novatrice d’avant 1914, mais, sauf chez Matisse et quelques spécialistes, rien sur la signification de Maisons à l’Estaque de Braque dans la naissance du cubisme. Aussi le livre de Roger Taillibert, dont le nom est lié à des réussites aussi extraordinaires que le Parc olympique de Montréal et qui est en même temps peintre : Entrée principale, entretien avec Philippe Ungar, vient-il à point pour ouvrir de nouveaux horizons. Le cubisme avait achevé la rupture avec le fixisme de la perspective classique, mais sa dynamique créait de nouveaux cadres dont Picasso sut le premier se libérer en réintroduisant, avec ses premiers collages, les hasards des formes naturelles. La peinture abstraite qui est sortie de la libération cubiste a mis plus longtemps à se libérer de la géométrie. Daniel Abadie,


8 quand il organisera une rétrospective des Années 50 en 1988 au Centre Pompidou, retiendra comme un tournant en ce sens l’exposition de Fautrier à Paris en 1943 (qui annonçait celle de ses Otages en 1945). Il en retenait qu’elle a « manifesté une autre compréhension de ce que peut être la peinture. Avec sa technique complexe d’enduits, de pastels gras, d’aquarelle, de vernis, Fautrier rompait avec le classique medium à l’huile ». / Daniel Abadie, Les Années 50, Centre Pompidou, 1988, p. 48 / Disons pour fixer les idées qu’elle manifestait l’abstraction des matières peintes sans repères, sans cadre préconçu, ce qu’on voyait également chez Hartung, Pollock, Riopelle ou Soulages. Je n’insiste là-dessus qu’afin qu’on mesure, en ce xx e siècle à l’histoire sans cesse accélérée, la durée au contraire des changements dans la compréhension de l’espace de la peinture. Roger Taillibert, né en 1926, est un créateur de la génération arrivée à maturité en plein dans ces changements. Son premier grand succès, le Parc des Princes, date de 1972. Comme il le dit dans Entrée principale, c’est Le Corbusier qui a bouleversé ses références. « Il est sorti de l’angle droit […] Quand j’ai vu l’immense paquebot de “La Cité radieuse” à Marseille, j’étais enthousiaste. » Roger Taillibert notera plus loin : « La courbe protège, tandis que l’angle droit soumet […] La courbe favorise une réflexion sur ce qui est au-delà d’elle. » À la question de Philippe Ungar : « Votre passion pour la peinture joue-t-elle un rôle dans votre architecture ? », Roger Taillibert répond : « Une peinture est aussi une architecture. Je perçois la peinture de façon volumétrique, c’est-à-dire en trois dimensions […] Pour moi, l’essentiel dans un tableau n’est pas dans le cadre, mais dans le mystère qui dépasse le cadre.

9 Rothko le disait déjà : “le mystère est au-delà, il n’est pas chez moi”. » Roger Taillibert traduit : « La lumière est traversière. Je cherche à ce qu’elle traverse la toile comme elle traverse mon architecture. » Rothko, dans son œuvre trop vite interrompue, n’a eu de cesse en effet de happer le spectateur de sa peinture dans les communications et profondeurs de ses champs colorés. « Champs » est à entendre ici aussi en son sens physique : espace où se manifeste un phénomène : la peinture. C’est ce que Roger Taillibert a retenu des conversations qu’il a eu la chance d’avoir avec Riopelle et Rothko en 1966 : « Il m’a dit un jour une chose qui m’a marqué : “Je travaille au-delà du cadre. En fait, il n’y a pas de cadre”. » Roger Taillibert traduit : « Ça m’a beaucoup intéressé, parce qu’il avait dans la tête une volumétrie, un sens de l’espace tri-dimensionnel […] L’architecture est au-delà de l’espace qu’elle occupe, de son empreinte physique réelle. » C’est là en effet désormais le problème clé pour l’essor d’une peinture libérée comme la sienne de ses cadres. Rappelons, pour schématiser, que la grande peinture classique demandait aux sujets qu’elle traitait son rayonnement hors du tableau. Les modernes se sont appris à produire ce rayonnement par l’extension des pouvoirs et des effets de la seule peinture, ses contrastes de matières colorées, de surfaces, de rythmes, leurs béances et leurs dépassements. Les contemporains, comme ils s’appellent eux-mêmes, ont trop tendance à croire qu’il suffit de casser tout cadre pour se libérer, « d’installer », sans percevoir qu’ils se privent, s’ils s’en tiennent à cette occupation d’espace, de toute issue de leur art hors de leurs effets. Roger Taillibert, dans son double registre de création, n’a de cesse, au contraire,


10 de créer l’au-delà de ce qu’il produit en deux ou trois dimensions. Voilà pourquoi ces entretiens ajoutent à la compréhension d’une des architectures les plus novatrices de notre temps bien d’autres sujets de réflexion sur le sens même des arts plastiques en ce début du xxie siècle. Sur l’au-delà du cadre.


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