Le lustre est un garçon idéal
Dans l’angle du mur de briques, suspendu sous un coin de ciel bleu, à la fenêtre, un garçon torse nu regarde longtemps la rue. Il met ses lunettes de soleil, les ôte, se retire un moment, revient, croque une pomme. La frange du rideau du petit restaurant où nous déjeunons ondule comme une rivière engloutissant le jeune garçon. Le rideau tombe. Le soleil nous aveugle dans ce quartier de La Rocinha à Rio.
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Chantiers
Terror. 1986. Place de la Bastille, boulevard Richard Lenoir, je balance une balise routière sur un CRS plaquant au sol un manifestant qui réussit à se dégager. Terrorisé par l’acte impulsif, je m’enfuis à toute allure dans la rue Malik Oussekine. Les cycles de mes chantiers suivent celui des saisons devant la cité des Docks, dans la boue brunâtre ou la poussière anthracite. Des sols charbonneux devenus paysages émergent mes éphémères constructions. Einstürzende Neubauten. Le voisinage redoute ces bouleversements du train-train quotidien. L’accès aux cabanes et aux étendages à linge devient rude. Le père Bergère badigeonne sans cesse de goudron sa vieille barque de Loire et éclabousse l’herbe déjà maculée de la suie grasse des trains qui passent. Il me fait toujours penser à John Wayne avec sa cabane de pionnier compartimentée. Elle hante encore mes rêves aujourd’hui. C’est le moment de bâtir le château fort avec des canalisations. Un mélange de terre et de pierre forme les remparts. Tout autour, un duvet de gazon évoque le jardin, une rampe de silex plantée dans le sol délimite le territoire. Entre la façade de la cité et l’écrasant mur en béton de la mère Lavenant, l’édifice éphémère et défensif ne se justifie que par son effet ornemental. Les draps blancs et le linge de maison font des vagues. 47
Au moment du passage des motrices diesel, les draps sont criblés de points noirs. Ce mois-ci, la fête foraine s’installe sur le carré de terre brûlée au désherbant : des cartons d’emballage aux rabats ouverts représentent la confiserie, la loterie et les attractions aux décorations fantaisistes éclairées par des lampes de poche. Les éléments de lessiveuses façonnent les manèges. Une roue de bicyclette montée sur une fourche de fortune sera la grande roue dominant la fête. Quelques miroirs démultipliant les angles feront l’affaire. Sous un chapiteau de toile kaki tendu par des mâts en noisetier se déroulent les numéros aux lumières colorées, l’orchestre est produit par des bruits de bouche. J’y enferme Serge, mon copain désigné comme spectateur exclusif. Sur le chemin, les Puechavy ont calé leur vieille roulotte contre la clôture du stade Faidherbe. Dès les beaux jours, ils ouvrent les portes du garage où s’entasse tout leur matériel forain et prennent leurs repas sur le seuil. Ma mère nous surprend dans notre cachette camouflée de branches et de paille où nous fumons avec obstination nos premières cigarettes P4. Brigitte Fontaine en jupe plissée de tôle martelée fait le tour des deux cités en claquant deux couvercles de casseroles, ouvrant la parade des vélos, tricycles, patinettes et carrioles. Le père Tonnin confisque sans cesse nos ballons tombés dans son jardin. C’est un retraité de la police. 48
Je lui lance un caillou qu’il reçoit en plein front. Mes parents me punissent et m’interdisent de m’écarter du devant des fenêtres de l’appartement pendant les vacances d’été. Des voisins se sont tous affalés sur le vieux banc sous la fenêtre de la cuisine. Sans prévenir le banc cède et tous se retrouvent par terre, une chaude soirée d’août. Je confectionne un coffret de prestige dans une boîte à chaussures qui servira d’étui au petit saxophone en plastique chromé gagné à la fête foraine. Cet automne, ma mère m’emmène pour la journée peindre l’étang de Chabrulat, enfoui dans la verdure. Les pinceaux s’activent à représenter les reflets scintillants dans l’eau noirâtre. Je traîne derrière moi une lourde péniche faite d’une partie de traverse de chemin de fer. J’y ai planté de longs clous en ligne sur le pont et des boîtes de sardines fixées à du fil de fer. Quand je la pousse dans l’eau, elle s’enfonce dans la vase. Quelque quarante ans plus tard, le groupe de hardcore Madball se produit sur la scène de la salle des fêtes de Sauvigny-les-Bois, à proximité du petit étang oublié. Hong Kong Garden. Je recueille et trie différents types de cailloux selon leur forme et leur couleur. De la plus large à la plus étroite, accumulées en équilibre, j’édifie de légères pagodes de hauteurs variables dans une prairie d’herbes fines. Ma colombe vient se poser 49
au milieu. Le soir, je craque des allumettes constituant de petits feux fugitifs. Joy Division. C’est l’été. Je me promène souvent torse nu avec ma colombe sur l’épaule. Un matin de ces longues journées, elle glisse sur le sol. Un chat s’en empare instantanément. J’ai pleuré toute la semaine. Une étoile est née. J’ai compris la cruauté, j’ai grandi. Je rentre au CM 2. Le 14 juillet, sous le kiosque municipal du parc Roger Salengro, la Philharmonie de Nevers donne son concert annuel : frivolités militaires et airs classiques connus. Le chef d’orchestre, le professeur qui m’endort en cours de solfège, brasse l’air de ses deux bras dévoilant deux énormes trous aux coutures de sa veste d’apparat. C’est pour cette raison qu’écouter Slayer me ravit aujourd’hui. Nous sommes à Paris en septembre pour le weekend du comité d’entreprise d’Alfa Laval. Mes parents profitent du voyage annuel pour visiter les musées, surtout le Louvre. Le soir, nous sommes à Pigalle, paradis des enseignes lumineuses, auvents d’ampoules filantes, fresques clignotantes sur toutes les façades. En état d’extase je percute un réverbère. C’est ma première rencontre sensorielle avec la lumière.
Couleurs
Mauve. Déambuler pour s’apercevoir et surtout ne pas se rencontrer. Tu n’es rien, ta jeunesse te rend inexistant, ton regard est vide d’expression. Bleu. Le bois du parquet craque, l’assiette grasse oubliée sur les draps froissés du lit. Jaune. Contourner la rampe dans l’éblouissement d’un coin de soleil, sur l’angle du tableau. Blanc. Le rez-de-chaussée active la dispersion des figures. Noir. L’horloge comtoise tinte tous les quarts d’heure. On grimpe et redescend l’escalier sans but. Vert. Étendre le moment du petit déjeuner par crainte de l’ennui d’une nouvelle journée sans surprise.
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Rue des Docks
Attendre au fond de la cabane l’ambulance qui n’arrive pas. La lumière filtre à travers les planches ajourées. Hôpital. Maladie. Les pieds balayent le sol. L’approche de Noël est propice. Pleurer d’anxiété. Ne pas comprendre pourquoi ça arrive plusieurs fois. Tous les véhicules font le tour de la maison avant de stationner devant la porte principale. Commerces ambulants de viande, fromage et pain. S’ensuit la ronde des enfants sur les trottinettes. Dévaler à répétition le talus du stade Faidherbe, debout en équilibre sur la carcasse d’une poussette. Seul.
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