Jagna issuu

Page 1

When you see me again it won’t be me Jagna Ciuchta



When you see me again it won’t be me



Table des matières

Table of Contents

5

11

When You See Me Again It Won't Be Me

When You See Me Again It Won't Be Me

Damien Airault

Damien Airault

17

29

« When You See Me Again It Won't Be Me »

“When You See Me Again It Won't Be Me”

l’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta

Jagna Ciuchta’s Palimpsest Exhibition

Florence Ostende

Florence Ostende



When You See Me Again It Won't Be Me Damien Airault

Le socle est à la fois un élément fondamental de la sculpture et de la scénographie de l’exposition. Il est ce qui rend accessible, signale, met en valeur et d’une certaine manière protège l’œuvre. Il est aussi parfois une composante importante de l’œuvre en étant intégré à la sculpture elle-même : elle prend alors une autonomie par rapport à son espace d’accueil, elle devient un jeu de superposition et de hiérarchie entre des éléments qui, en s’accumulant, se mettent en valeur les uns les autres. Le socle est ce module dont on peut garder l’anonymat ou que l’on peut s’approprier, devenant un objet au statut mixte : la marque de fabrique d’un scénographe qui choisira de rester dans l’ombre ou de se revendiquer.

When You See Me Again It Won't Be Me

5


On comprend alors rapidement comment ce socle, en étant laqué de noir par Jagna Ciuchta, se transforme en monolithe, symbole de ce qui n’existe paradoxalement que par sa fonction rituelle et mystérieuse : le mobilier d’exposition devenu à la fois présence pure et trou noir. Alors, quand en 2010, par le biais d’un geste faisant muter l’objet a priori sans auteur en anti-objet et en une présence aussi arbitraire que miroitante, Jagna Ciuchta commence la série When You See Me Again […], elle initie une longue réflexion semée d’étapes et d’autant de transformations. Car si cet ensemble suit l’héritage des Specific Objects de Donald Judd1, fait la part belle au recyclage de pièces, avec un penchant vers l’altération propre aux monochromes retouchés pour être dégradés de Steven Parrino, lequel donnera ainsi plusieurs vies à ses peintures et les fera parfois glisser vers l’installation chaotique, When You See Me Again […] peut être lu comme une aventure plus réelle qu’une accumulation de références, bien présentes sans être indispensables à l’interprétation. Et l’ensemble, toujours en évolution, constitue une pensée sur le fragment et le contexte, où immanquablement les reproductions de la pièce, ses différents états, deviennent la base et la finalité d’une démarche, quand, chez Judd ou Parrino, ils sont un ingrédient permettant de mettre l’accent 1 « Les trois dimensions sont l’espace réel. Cela élimine le problème de l'illusionnisme et de l’espace littéral, de l’espace qui entoure ou est contenu dans les signes et les couleurs – ce qui veut dire qu’on est débarrassé de l’un des vestiges les plus marquants, et les plus criticables, légués par l’art européen », écrira Donald Judd en 1965, mais c’est surtout pour sa manière de moduler ses ensembles en fonction de l’espace qui les accueille, et de cumuler une pratique de sculpteur avec une pratique sporadique de designer que nous le citons ici.

6

Damien Airault


sur l’objet fini. Les séquences de When You See Me Again […] sont conçues pour disparaître, ne devenir que des souvenirs, jusqu’à la disparition, la dilution de l’objet au profit de son image. Par là aussi, l’œuvre se préserve de tout dispositif contraignant, de toute loi, et de tout drame2. Dans le détail, When You See Me Again […] peut être perçu comme une présentation complexe du vocabulaire de l’exposition. Le socle sert de point de départ. Démantibulé, il deviendra peinture, sculpture, estrade ou applique ; prêté, il offrira à un artiste invité les matériaux d’une nouvelle sculpture3 ; jusqu’à être transformé aujourd’hui en la simple présentation de son mode de stockage et de transport, en l’occurrence des morceaux de planches découpés en diverses formes rangées dans un carton, retour au parallélépipède d’origine, du socle à la boîte. Ces mouvements sont peut-être une sorte d’exercice de style. Comment en effet transformer une forme simple et fonctionnelle, et envisager sa présentation pour qu’elle réfère à plus ou moins de fétichisation, qu’elle mette en jeu son statut d’œuvre ? Du monolithe au carton, du tableau à la documentation, de la commande à un artiste dont la pratique peut paraître très éloignée à une mise en position de stockage, des planches simplement appuyées contre 2 Elle rejoint aussi certains artistes de la critique institutionnelle et du simulationnisme, dans son interrogation des contextes de production et la volonté de laisser une série se générer organiquement, dans, aussi, une réalité, des faits, qui sont toujours secondés par leurs représentations. Là où l’image d’un geste ou d’un phénomène prend une valeur nouvelle vis-à-vis du geste ou du phénomène original, faisant éclater et se dissoudre les mythes relatifs à l’auteur et à la singularité. 3

Laurent Le Deunff au bbb de Toulouse en 2012.

When You See Me Again It Won't Be Me

7


le mur, il s’agit bien ici d’un inventaire de gestes mettant à mal la position, ou s’amusant des mythologies de la sculpture. De plus, comme j’ai pu l’écrire au sujet du projet Missing Alina : « Si Jagna Ciuchta opère bien des transpositions spatiales, elle opère aussi des transpositions temporelles, et chaque pièce, en plus de jouer avec le contexte dans lequel elle se situe ou, autrement dit, d’être construite in situ, opère un décalage géographique et temporel. La circulation des histoires devient un ensemble de mouvements à la fois mentaux et physiques4. » Du mur de la salle d’exposition au stockage en passant par la collaboration, les chemins de When You See Me Again […] sont ponctués de photographies de l’ensemble ou de détails, elles-mêmes intégrées à l’installation, et ellesmêmes reproduites sous différents formats. Instaurant au sein de l’œuvre sa propre mémoire, la photographie vient surtout nous rappeler les différents états de la pièce : une expérience physique de la disparition d’une part, mais aussi une existence autonome en tant qu’image. Et, comme dans la plupart des travaux de Jagna Ciuchta, il faut soulever l’importance de la lumière, si nécessaire que ses travaux semblent être produits en noir et blanc, ou plutôt que les photographies en couleur de ses installations aient l’air prises en noir et blanc. Le caractère atemporel vient ici contrebalancer l’impression que peut donner un jeu de références minimales et post-minimales trop faciles. La bichromie fait se confondre l’image et le volume, et un propos sur la sculpture et la présence corporelle du spectateur devient indissociable 4

8

Damien Airault, "Le travail de Jagna Ciuchta", www.damien-airault.com/Ciuchta

Damien Airault


de son rapport aux reproductions et, peut-être, à une ligne fragile et sans intrigue de storytelling. Alors les points de vue multiples que forment le socle et ses dérivés en nous désignant un objet sont agrémentés par d’autres centres, créés par l’œil photographique et omniprésent de Jagna Ciuchta. L’exposition est un état des choses, elle intègre aussi des propositions de visions. Elle devient en plus un ensemble de propositions de visions nées des éléments qui la constituent, dans un cercle à la fois fermé sur lui-même et ouvert aux expérimentations. When You See Me Again It Won't Be Me dépasse bien ici l’idée habituelle que nous avons de la sculpture en nous focalisant sur des modes de production, voire de destruction, en intégrant les modalités de reproduction par l’image, et en se transformant dans une série de variations. Ainsi Jagna Ciuchta nous attire dans un dispositif où il est difficile de différencier l’objectivité liée à l’expérience systématique et ses constats de la subjectivité. Dans les faits, l’idée ou le concept prennent au fur et à mesure des places de plus en plus discrètes et complexes.

When You See Me Again It Won't Be Me

9


Missing Alina. Three Head-Shaped Ceramic Vases with Flowers. 2012

Missing Alina. Three Head-Shaped Ceramic Vases with Flowers. 2012


When You See Me Again « When You See Me Again It Won't Won’t Be Me Me » Damien Airault l’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta Florence Ostende

L’impossibilité de définir dans quelle catégorie placer The plinth a fundamental element inBe both le projet WhenisYou See Me Again It Won't Mesculpture (2010-2013) and exhibition display. is that which a work of art désarme d’emblée l’âmeItscientifique derenders l’historien de l’art accessible, draws attention to it, emphasizes its importance, vingtiémiste soucieux de cerner les enjeux esthétiques de son Endegree effet, l’étude du travail de Jagna Ciuchta and – toépoque. a certain – protects it. Plinths can also nécessite l’analyse de ses œuvres au même que sesinto be a significant component of a piece whentitre integrated aexpositions sculpture, qui thereby acquiring autonomy from the forment une totalité signifiante au space sein in it is displayed and2010, establishing superposition de which sa pratique. Amorcé en ce projeta s’est construit and hierarchy betweend’expositions elements thatainsi attract to à partir d’un ensemble queattention d'un corpus one another as theyréalisé accumulate. Theetplinth is aces unit that d’œuvres parallèle, en amont aval de événements. can remainde unremarkable or be appropriated, turning into En faisant l’exposition non seulement le résultat mais le amoteur hybridde object – the trademark of the exhibitdedesigner who son œuvre, l’artiste place l’espace monstration decides to stay in thefondamentale shadows or todemove to centre stage. comme une donnée sa production.

« "When You See Me Again When It Won't You See Be Me ». Again L’exposition It Won't Be palimpseste Me de Jagna Ciuchta

17 11


Défier les lois, éclater la perspective Le choix du titre When You See Me Again It Won't Be Me annonce d’emblée la perturbation volontaire des repères spatio-temporels qui jalonnent l’évolution du projet. Il s’agit d’une réplique tirée de la série Twin Peaks (1990-1991) de David Lynch, prononcée par un homme de petite taille surnommé « The Man from another place » qui apparaît dans les rêves mystérieux du protagoniste pour lui donner des indices sibyllins. À l’occasion d’une résidence à SaintCirq-Lapopie en 2010, l’artiste découvre les paysages isolés du Lot qui lui rappellent les forêts sombres et brumeuses de l’État de Washington filmées à perte de vue dans la série. La végétation humide, les formations géologiques et les grottes de la région Midi-Pyrénées forment un paysage surnaturel qui l’incite à envisager l’exposition de fin de résidence comme une dimension parallèle à la nature environnante dont l’existence au-delà de l’événement dépendra de sa capacité à se reproduire et à se répéter dans le temps. On serait ainsi tentés d’interpréter la prophétie irrationnelle du titre (que l’on pourrait traduire en français par « Quand tu me reverras, ce ne sera pas moi ») comme une possible définition de l’exposition tel un personnage destiné à réapparaître sous différentes formes tout en restant lui-même. Si le rôle de l’exposition est ici comparable à celui d’une entité poreuse capable de défier les lois spatio-temporelles qui lui sont assignées, l’œuvre de Jagna Ciuchta se place à travers When You See Me Again […] dans une lignée de gestes d’artistes dont les expositions, volontairement « impures » et indissociables de l’œuvre, vont à l’encontre de l’homogénéité traditionnellement associée à la pureté moderniste du

18

Florence Ostende


white cube (le « cube blanc »). Le travail de l’artiste agit ainsi au-delà du cadrage limité et univoque de l’œuvre comme finalité ou vecteur de perception – un changement de paradigme historiquement semblable à la conquête spatiale provoquée par les premières installations. Autrement dit, l’abandon dans When You See Me Again […] d’une conception unilatérale de l’œuvre au profit d’un éclatement hétérogène et diffus de l’exposition libère le point de vue du spectateur invité à appréhender le don d’ubiquité d’une production artistique. L’« œuvre-exposition » est le cheval de Troie refoulé du modernisme capable d’élargir la porosité de notre champ de perception mettant ainsi à profit l’assimilation systématique et trompeuse de l’exposition à un pur événement médiatique. L’étude minutieuse des différentes étapes de cette série d’événements nous invite à comprendre par quels moyens Ciuchta est parvenue à éclater la perspective monolithique de l’œuvre pour faire de l’exposition dans sa totalité la focale de son travail, démultiplié dans différents espacestemps. En effet, l’ensemble du projet constitue une seule et même exposition « palimpseste ». Trois socles construits au commencement du projet vont jouer un rôle matriciel en se reproduisant sous des formes différentes. Au fil du temps, le processus de modification (démontage, remontage, découpage) de ces socles d’origine va se poursuivre et s’accompagner de réminiscences personnelles par le biais d’archives photographiques. Ainsi, l’exposition palimpseste s’écrit en plusieurs étapes en réintroduisant à chaque fois une nouvelle version à partir des précédentes – la mutation des socles, objet utilitaire, banal et invisible a priori, est la clé de transition d’un événement à l’autre.

« "When You See Me Again It Won't Be Me ». L’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta

19


« Water Walk » Dans le cadre d’une résidence à Saint-Cirq-Lapopie, initiée par la Maison des arts Georges Pompidou, centre d’art contemporain à Cajarc, l’exposition « Water Walk » inaugure la première étape du cycle When You See Me Again It Won't Be Me. L’artiste décide d’intervenir dans le processus de fabrication de trois socles à travers le travail répétitif du ponçage et du laquage nécessitant l’application laborieuse de plusieurs couches : « C’est pendant ce travail physique que j’ai pensé à ces objets comme à des sculptures ayant plus d’« authenticité » et d’énergie que les œuvres que j’exposerai dessus1. » Pendant le montage, juste avant de rendre l’exposition publique, Ciuchta installe les parallélépipèdes peints en noir et de même dimension en jouant sur leur orientation dans l’espace et donne ainsi l’impression qu’il s’agit de volumes géométriques différents. Elle fait réaliser une série de photographies des socles avec et sans les objets destinés à les surmonter, en prenant soin de garder le même angle de vision, conforme à la photogénie des vues d’expositions traditionnelles. Bien que la série des « socles nus » ressemble à s’y méprendre à des documents d’archives, il s’agit pour l’artiste d’une œuvre en soi à l’image d’une exposition fantôme dont la trace photographique servira de leitmotiv obsédant aux futures itinérances du projet. C’est donc à travers la réminiscence constante de l’exposition en tant qu’image, authentique ou falsifiée, que l’écriture en palimpseste s’opère au sein de l’accrochage dans sa forme finale. Posée de biais sur l’un des socles noirs comme une 1

20

Citation extraite d’une correspondance avec l’artiste, février 2013.

Florence Ostende


partition sur un pupitre, une photographie en noir et blanc, prise en 2005 à l’occasion d’une exposition au ciam2 à Toulouse, a été évidée par l’artiste empêchant de voir son propre travail à travers une longue rangée de grandes baies vitrées. La partie manquante est une installation composée de quatre cents cannes d’aveugle suspendues à l’horizontale avec des fils de nylon comme si une masse cinétique se propulsait dans un mouvement latéral (Sans titre [lignes de fuite], 2005). La qualité optique de l’œuvre ici absente renforce le pléonasme espiègle visant à retirer du regard l’outil du non-voyant. En évidant l’intérieur de l’exposition pour ne laisser que le cadre donné par l’architecture, l’artiste fait de l’espace vacant le vecteur de l’expérience de l’œuvre au même titre que la surface visible. Le second socle est surmonté d’une douzaine de plaques de plâtre empilées, récupérées dans une réserve de stockage d’un magasin de construction local. L’eau de pluie qui tombait du toit a creusé un trou dans le plâtre comme une formation géologique que Ciuchta associe à ses souvenirs du « Trou Madame », une résurgence d’une rivière souterraine dans le Lot. Pour que la végétation continue de pousser, les plaques sont arrosées pendant l’exposition formant ainsi une petite maquette de paysage. Sur le troisième socle, la diapositive d’un paysage luxuriant et exotique trouvée au marché aux puces est projetée en écho à la végétation foisonnante de la région. La porosité des œuvres s’accorde avec l’humidité des lieux : l’exposition devient à la fois l’espace en négatif de la nature environnante et une plongée intérieure dans la mémoire du travail. 2 Centre d’initiatives artistiques de l’Université de Toulouse le Mirail.

« "When You See Me Again It Won't Be Me ». L’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta

21


« eva, can i stab bats in a cave? » L’étape qui suit se déroule quelques mois plus tard, toujours en 2010, à l’occasion de l’exposition monographique de l’artiste « eva, can i stab bats in a cave? » à la Galeria at à Poznań en Pologne. La photographie des « socles nus » prise dans l’exposition « Water Walk » ressurgit alors dans l’accrochage comme si chaque nouvelle exposition de Ciuchta était l’itinérance spectrale de la précédente. L’image, à nouveau posée de biais, rappelle l'inclinaison des photographies de famille disposées sur le mobilier domestique, subtilement évoqué ici par l’échelle intimiste du petit socle en bois peint en noir, fixé à la même hauteur qu’un meuble d’entrée. L’évocation de « Water Walk » se poursuit avec l’élément le plus singulier de l’exposition, la photographie 1-1A (2010) d’une perle de caverne présentée dans son milieu de formation, la grotte du Pech Merle dans le Lot. Il s’agit d’un phénomène très rare qui transforme la perle en toupie à force de tourner sur elle-même. Le collage minutieux des légendes « 1 » et « 1A » sur deux morceaux de papier renvoie au geste du conservateur de musée qui sort la toupie de son socle pour la déplacer. L’artiste souligne ici la finalité muséale de ce « désoclage » qui fige le processus géologique au profit de la monstration voyeuriste de la contre-forme vacante. Autre réminiscence cette fois-ci plus lointaine et plus personnelle encore, une photographie de l’accrochage de son diplôme en école d’art en 2001, en Pologne, contrecollée sur un bloc de plâtre perforé. Le titre Yellow Painting (2010) nous laisse imaginer la peinture jaune circulaire évidée sur le coin supérieur droit comme un soleil aveugle. Sur le mur, Ciuchta invoque un autre

22

Florence Ostende


événement intimement lié à sa vie d’artiste : une série de onze dessins au fusain (Drawing on Performance, 2010) recouvre des photographies d’archives d’une performance réalisée alors qu’elle était encore étudiante. Dans Państwa– Miasta (2000), elle reprend les règles d’un jeu d’enfant polonais dont le but est de conquérir son territoire en traçant sa progression au sol. L’artiste avait utilisé son propre corps, désormais camouflé par le fusain, comme compas pour délimiter, à la bombe, sa conquête spatiale. Ce retour en boucle vertigineux du passé dans le présent qui ponctue « eva, can i stab bats in a cave? » fait écho au choix du titre de l’exposition, un palindrome romanesque aux airs de thriller qui se replie infiniment sur lui-même en se lisant indifféremment de gauche à droite ou de droite à gauche.

When You See Me Again It Won't Be Me. Again. À la demande de l’artiste, le centre d’art contemporain de Cajarc conserve les planches de bois qui ont servi à la construction des trois socles noirs de la première exposition « Water Walk ». En 2011, Ciuchta saisit l’opportunité d’une invitation à la galerie PoinTDom à Toulouse pour empiler les planches du premier socle « désossé » et les poser à la verticale contre un mur. Bien que la présence physique du bois laqué évoque la matérialité d’une sculpture, la pièce n’en reste pas moins un support d’accrochage fidèle à sa fonction d’origine. Disposée à l’angle d’un pan de bois, l’image récurrente du « socle nu » de « Water Walk » a été évidée laissant ainsi la surface du bois d’origine remplacer le simulacre argentique. Les plaques restantes sont réorganisées et recomposées en situation d’exposition avec d’une part la construction

« "When You See Me Again It Won't Be Me ». L’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta

23


d’un tableau monochrome accroché au mur, et une sculpture au sol de facture minimale. La surface du parallélépipède est laissée intacte jusqu’aux traces de vis : il devient à la fois objet de présentation et de représentation. Tout comme dans « eva, can i stab bats in a cave? », le leitmotiv des socles photographiés agit comme un palimpseste assurant la transition d’une exposition à l’autre, au-delà du lieu et de la durée. Le vertige de la répétition atteint son paroxysme et l’artiste intitule cette étape When You See Me Again It Won't Be Me. Again. C’est à l’artiste Laurent Le Deunff que Ciuchta donne carte blanche pour concrétiser une étape inattendue du projet à l’occasion d’une exposition au centre d’art contemporain le bbb à Toulouse en 2012. Connu pour ses sculptures zoomorphiques aux réminiscences préhistoriques, Le Deunff se voit confier cinq planches de bois (soit la totalité des socles d’origine déconstruits) comme « matière première » pour réaliser une œuvre de son choix. Les découpes réalisées par Le Deunff à partir des plaques forment un animal préhistorique difficilement identifiable, dans un registre formel radicalement différent de la contenance minimale et conceptuelle du projet de Ciuchta. Toutefois, le retour aux formes archaïques de l’espèce animale renvoie à la volonté initiale de l’artiste de retourner l’œuvre sur elle-même, non seulement à travers la conservation de la matière première mais aussi à travers la chronologie à rebours du projet, ponctuée par des références constantes à son travail antérieur. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’évocation inconsciente des jeux d’enfants (toupie, marelle et dinosaure) émane irrésistiblement de When You See Me Again […]. La boîte en carton contenant les chutes de la sculpture de Le Deunff

24

Florence Ostende


est à ce jour le dernier stade de transformation du projet semblable à un jeu de construction infini, conservé à l’état de veille sous l’apparence d’un écrin archivé. En 2013, la série de peintures paysage+rivière laisse réapparaître quelques traces subliminales de When You See Me Again […]. Au départ, la série n’était pas destinée à intégrer une quelconque récidive mais devait simplement assouvir le désir de peindre à nouveau. Ciuchta délègue le choix du thème à l’artista a noleggio Iacopo Seri, en français un « artiste à louer », qui lui propose de travailler sur une loi de physique. Une fois la formule Panta Rei (« tout s’écoule, tout est un flux ») choisie, l’artiste tape les mots clés du titre « paysage+peinture » sur le moteur de recherche Google et rencontre le paysage de rivière d’un peintre symboliste du xixe siècle, Eugène Carrière. Ciuchta finit par apprendre par cœur le tableau Paysage avec large rivière (1906) qu’elle utilise comme une trame pour réaliser des dizaines de peintures à l’huile de petit format, sur toile ou sur bois, plutôt réalistes et fidèles dans un premier temps. Les versions accumulées deviennent de plus en plus abstraites et s’éloignent du modèle de départ. La peinture de rivière déborde alors littéralement sur d’autres supports trouvés dans l’atelier dont des tirages argentiques et photocopies laser émanant de diverses occurrences de « When You See Me Again It Won't Be Me », notamment les « socles nus » de « Water Walk » ou encore la performance Państwa–Miasta (2000). Et Ciuchta de conclure : « La peinture couvre la perspective architecturale des photographies d’exposition, les socles se retrouvent engloutis sous le paysage3. » 3 Citation extraite d’une correspondance avec l’artiste, mars 2013.

« "When You See Me Again It Won't Be Me ». L’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta

25


La toupie a remonté le temps En faisant des socles de « Water Walk » l’épine dorsale du projet, Ciuchta confronte la transformation volontairement manuelle, voire artisanale, des parallélépipèdes à l’évocation minimaliste qui s’en dégage une fois installés dans l’espace. Cette apparente contradiction est sans doute au cœur de la dialectique sous-jacente du travail de l’artiste, marquée par sa découverte des empreintes de coffrage sur les pilotis de la Cité radieuse (1945-1952) de Le Corbusier à Marseille, emblème de l’architecture moderniste. Ainsi, les traces de déconstruction et de reconstruction des socles qui ressurgissent à travers les différentes étapes parasitent les formes archétypales modernistes comme le tableau monochrome exposé à la galerie PoinTDom. L’artiste rend visibles les empreintes de construction et de recyclage bloquant ainsi toute projection fantasmée vers une pureté autonome de l’œuvre. La réitération incessante des mêmes matériaux et de la même iconographie opère un glissement métonymique permettant à la même exposition de se répéter sous des formes différentes. Ainsi, la partie confidentielle, et donc impure de l’exposition (construction, installation, montage, démontage, itinérance) s’intègre à l’œuvre au même titre que la confidentialité de sa propre production. Un nouveau paradoxe voit le jour : la stratégie en apparence conceptuelle du travail de l’artiste fait place à un procédé plus intuitif fonctionnant par associations d’idées dont la mise en abyme semblable au travail d’érosion agit comme le fil conducteur du projet. En partant de la grotte aux cavités creusées par l’eau pour aboutir à l’opération de découpage sur les photographies évidées, l’accès aux souvenirs

26

Florence Ostende


de l’artiste est rendu disponible seulement par intermittence comme si les trous, performés littéralement sur les œuvres, reflétaient la vie sensible de l’artiste, métaphorisée par une percée au-delà de la fenêtre, vecteur de perception ancestrale dans l’histoire de l’art. Ce travail en creux marque la singularité de l’œuvre de Jagna Ciuchta qui se définit en négatif, à travers l’espace vide qui existe entre les pièces. À la fois forme et contre-forme, l’œuvre-exposition s’incarne dans l’image même de la toupie qui tourne sur elle-même sous l’effet de la répétition. En rendant impossible une vision globale et homogène de son travail dans un même espace-temps, Ciuchta laisse aux spectateurs l’impression d’une dispersion continue assimilant les souvenirs les plus lointains aux déflagrations d’une bombe.

« "When You See Me Again It Won't Be Me ». L’exposition palimpseste de Jagna Ciuchta

27



Travaux

Works


2005 Centre d’Initiatives artistiques de l’Université Toulouse II-le Mirail, France


2010 Maison des arts Georges Pompidou, Centre d’art contemporain Cajarc, France

>











Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.