Les yeux ouverts, les yeux fermés

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L’éditeur remercie la galerie Pierre-Alain Challier pour son soutien. Sont également remerciés Liliane et Youri Vinci.

© Jean-Luc Parant, 2009 pour le texte et les dessins © Éditions Dilecta, Paris 2009 4, rue de Capri – 75012 Paris www.editions-dilecta.com ISBN : 978-2-916275-55-0


Jean-Luc Parant





Prologue

Nous sommes plus voyants dans le ciel que nous sommes touchants sur la terre. Nous voyons plus que nous touchons, pourtant nous sommes moins tout entiers là où nous voyons que nous sommes tout entiers là où nous touchons. Comme si nous étions plus tout entiers là où nous ne sommes pas que nous sommes tout entiers là où nous sommes. Comme si la mort avait pris le dessus sur la vie, comme si nous portions la disparition avant l’apparition, ce qu’il y a au-dedans de nous avant ce qu’il y a au-dehors, l’un comme une éternité dans la matière et l’autre comme un passage éphémère dans l’espace tout autour de nous. Si nous étions moins voyants, nous serions plus touchants et la lumière du soleil nous brûlerait moins qu’elle nous éclairerait. Nous nous consumerions moins vite sous le soleil et nous serions apparus pour plus longtemps sur la terre. Notre vue dans l’espace sans fin du ciel nous a fait perdre le toucher sur la surface de la terre qui, toute petite sous nos pieds, nous a fait découvrir l’espace infime. Nous touchons pour nous perpétuer dans l’infime et nous voyons pour nous continuer et nous développer dans l’infini. Nos yeux embrassent à la fois ce qui est immense et démesuré mais aussi ce qui est minuscule et infime. Nous butons sur les obstacles autour de nous mais nous traversons le ciel d’un bout à l’autre sans rien toucher. Nous filons droit dans le vide. Nous sommes des étincelles, des infimes parties de feu qui brûlent dans le ciel, des parties si .9.


petites qu’elles sont tout juste touchables et visibles : touchables la nuit mais pas le jour, visibles le jour mais pas la nuit. Nous sommes faits de deux corps : un corps visible et un corps touchable, un corps apparent et un corps inapparent. Nos yeux vont aussi loin dans l’infini qu’ils vont près dans l’infime. Le moindre signe est perçu sur la page comme la moindre trace sur le sol, comme le moindre point lumineux l’est dans l’espace sans fin. Nous voyons mais nous voyons l’infime obscur et l’infini lumineux. L’infime dans l’obscurité et l’infini dans la lumière, ou l’infime dans la lumière et l’infini dans l’obscurité. Nous voyons mais nous ne voyons pas, mais nous voyons et nous ne voyons pas toujours. Nous voyons les mots, les lettres imprimées sur la page, les signes intouchables parce qu’insaisissables dans nos mains, inexistants sous nos doigts. Comme si, si l’infini était trop loin pour les mains, l’infime était trop près et que les yeux étaient apparus sur notre visage pour réduire ou augmenter à volonté les distances qui nous séparent de tout pour que nous puissions avec eux exister dans l’univers. Nous voyons mais nos yeux nous ont rapprochés de l’infini pour pouvoir le toucher avec eux, et ils nous ont éloignés de l’infime pour pouvoir le voir. Les yeux sont des bras immenses qui ont permis d’approcher ce qui est intouchable et trop loin, et d’éloigner ce qui est touchable et trop près. Comme si quand nous voyons ce qui est loin, nous le touchions avec nos yeux et que quand nous voyons ce qui est près, c’est comme si nous le voyions avec nos mains. Les yeux touchent l’infini mais voient l’infime. Sans eux, l’infime autant que l’infini n’existent pas. L’un est trop près et trop petit, et l’autre trop loin et trop grand pour être touché et vu par les mains. Sans les yeux, l’infime et l’infini, le minuscule et l’immense n’existent pas. Sans nos yeux, le monde n’est plus qu’à la taille de nos mains, tout n’est plus qu’à leur mesure, tout tient en elles, rien n’est plus trop petit ni trop grand pour ne pas pouvoir y tenir. Les yeux fermés, le monde tient dans les mains, le monde nous appartient, tout est à nous seuls. Aveugles, tout est à notre taille. Morts, le monde tout entier nous recouvre entièrement. Dans la nuit, tout est avec nous, nous sommes avec tout. Nous sommes tout. Nous sommes le monde entier. . 10 .


Dans la nuit, si les yeux enveloppent infiniment loin le ciel, les mains recouvrent infimement près la terre. Si le ciel s’ouvre sous nos yeux, la terre se referme sous nos mains. Les mains touchent et les yeux voient parce que la terre est plus petite que le ciel. Sinon, si la terre était aussi grande que le ciel, nos mains seraient des yeux, et si le ciel était aussi petit que la terre nos yeux seraient des mains. Nous devons nos yeux au ciel et nos mains à la terre. Nous sommes voyants parce que le ciel est sans fin et nous sommes touchants parce que la terre a une fin. Si nous touchons c’est parce que la terre est une boule qui a les contours de nos mains. Nous voyons parce que le ciel est une autre boule qui a éclaté dans nos yeux pour s’ouvrir sur l’infini. Nous sommes entre la terre et le ciel, entre deux boules, entre le plein et le vide. Nous sommes à l’image de cette boule fermée sous nos pieds et de cette boule ouverte devant nos yeux. Nous sommes fermés/ouverts, ouverts/fermés, terre et soleil, soleil et terre à la fois. Sans cesse ouverts/fermés, fermés/ouverts, sans cesse soleil/terre, terre/soleil. Si la terre s’ouvrait, elle deviendrait le soleil et si le soleil se fermait il deviendrait la terre. Tout tient entre un passage ouvert sur le ciel et un autre fermé sur la terre. Entre une ouverture sur le soleil en les yeux et une ouverture sur le corps en le sexe. Tout tient entre la fente des yeux et la fente du sexe, entre le jour et la nuit, le lointain et le proche, le loin et le près, la vue et le toucher, le visible et le touchable, l’infime et l’infini, l’éveil et le sommeil. La terre est une planète éteinte où règne une telle obscurité que nous n’aurions pas pu nous éveiller et nous mettre debout si nos yeux ne s’étaient pas projetés au-delà de nous dans l’espace intouchable. Car si l’homme s’est mis debout et s’est éveillé, c’est bien parce que ses yeux ont vu jusqu’où son corps ne pouvait pas aller avec ses jambes ; et ses yeux qui ont été là où son corps n’allait pas l’ont soulevé du sol pour l’emporter au-delà. Nous sommes debout parce que nos yeux vont là où notre corps ne va pas, et que nos yeux tirent sur notre corps pour le redresser sur le sol et le faire aller là où ils voient. Si les animaux sont restés sur leurs quatre pattes, c’est parce que leurs yeux ne vont jamais plus loin que là où leur corps peut aller avec ses pattes. . 11 .


Les animaux n’ont pas eu besoin de se lever, leurs yeux ne les ont jamais menés plus loin que là où ils pouvaient aller à quatre pattes avec leur corps. Les animaux n’ont pas eu besoin de se redresser puisque leurs yeux ne leur ont jamais montré d’espace plus lointain que celui où leur corps couché pouvait aller. Les yeux des serpents vont là où ils rampent, les yeux des poissons là où ils nagent, les yeux des oiseaux là où ils volent. Nous nous sommes levés pour aller tout entiers avec notre corps où nos yeux se projetaient, comme si nous nous étions mis debout pour aller toucher avec notre corps tout entier ce que seulement nos yeux voyaient. Mais les animaux sont restés couchés car leurs yeux ne se sont jamais projetés plus loin que là où leur corps pouvait aller. Les animaux sont restés dans la nuit, ils sont restés couchés, ils ne se sont pas levés. Ils dorment. Ils dorment plus que nous, ils sont le plus souvent allongés et, si leur peau plus que leurs yeux les différencie entre eux, c’est parce que leurs paupières ne se sont pas soulevées complètement. Si l’homme se différencie par le regard de ses yeux, les animaux se différencient par la couleur et la matière de leur corps. Si les hommes ne se différenciaient pas entre eux par la couleur et le regard (la matière ?) de leurs yeux, leurs yeux ne seraient jamais allés où leur corps ne pouvait pas aller. À force de projeter ses yeux là où son corps ne pouvait pas aller, l’homme a emporté son corps dans ses yeux. Il voit mais il touche. Ses yeux avec son corps en eux ne voient plus le monde, ils le touchent, ils le touchent tant que quand l’homme le voit, il est plus près de ce qu’il voit avec ses yeux que de ce qu’il touche avec ses mains. Il voit mais il embrasse le monde ; et plus ce qu’il voit est loin de lui, plus il l’enveloppe de ses bras et le recouvre de son corps jusqu’à pouvoir le toucher et le cacher de ses mains comme il touche et cache le soleil dans le ciel. Pour trouver la lumière sur une planète si obscure, nos yeux ont dû se projeter jusque là où plus rien n’est touchable. Sans nos yeux projetés audelà, nous n’aurions jamais pu nous mettre debout sur le sol. C’est parce que nos yeux nous mènent là où nous ne pouvons pas aller que nous avons pu . 12 .


nous lever de terre et nous déplacer jusque dans l’espace. Nous sommes dans le noir et, si les animaux n’ont pas réussi à se soulever de terre, c’est parce que leurs yeux sont restés attachés à leur corps dans la nuit. Leurs yeux se sont projetés seulement là où leur corps a pu aller, leurs yeux ont suivi leur corps, leurs yeux n’ont pas été plus loin que là où leur corps a pu marcher, nager et voler. Mais l’homme a réussi à suivre tout entier ses yeux jusqu’où ses yeux se projetaient. Son corps tout entier a réussi à monter dans ses yeux et à partir avec eux. Si nous ne nous voyons pas, c’est parce que nous ne voyons pas nos yeux et que nous sommes tout entiers dans nos yeux. Nous ne nous voyons pas parce que nous sommes dans nos yeux. Si nous étions dans nos mains, nous serions tout entiers visibles devant nous, et nous existerions dans le ciel sans fin. Nous sommes dans nos yeux et nous sommes tout entiers touchables pour exister jusqu’à l’horizon sur la terre. Si dans nos yeux il y a la nuit, dans nos mains il y a le jour. Du jour à la nuit et de la nuit au jour, nous passons sans cesse du très petit au très grand et du très grand au très petit, de la taille la plus infime à la taille la plus infinie et de la taille la plus infinie à la taille la plus infime. Du jour à la nuit et de la nuit au jour, nous retrouvons notre taille passée puis notre taille future, nous passons de notre première taille à la dernière, et de la taille future à notre taille passée, de notre dernière taille à la première. Le jour éclaire notre enfance. Nous ne nous rappelons de rien parce que déjà le soleil nous montre tout et nous montre tout ce qui s’est passé, rien n’a été caché ni oublié, tout est devant nous, présent dans la lumière du jour.


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