Lettres d'amour à Helen

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II première LETTRE

Des Lettres d’amour de Poe, de ces productions remarquables, le Professeur Harrison a dit : « Il faut remonter aux plus vibrantes lettres d’Héloïse et Abélard pour trouver le feu et la soif ardente d’être aimé, qui brûlent et rayonnent dans les lettres de Poe à cette période de sa vie, période d’espoir qui se lève, de résurrection, de renaissance à une existence qui commence à frissonner avec les feuilles nouvelles et la lumière du printemps après les bourrasques automnales et la tristesse des mois passés. La joie avide, tremblante, orageuse des premiers mois est l’annonciatrice du nouveau Poe qui va naître ou qui aurait pu naître si 29


Lettres à Helen

le désastre n’était intervenu, comme à chaque crise importante de la vie du poète, criant “ halte ”. » La première lettre de Poe à Mrs. Whitman, le 1er octobre 1848  , montre la rapidité de son succès auprès d’elle, car à peine quinze jours s’étaient écoulés depuis la lettre d’introduction que Miss Mac Intosh lui avait donnée à New York. Il avait fait son siège d’une façon vive, impétueuse et écrasante et, bien qu’il n’eût pas encore de réponse satisfaisante de Mrs. Whitman, il est évident qu’il lui fit une vive impression, et qu’elle fut profondément émue par sa personnalité magnétique. En parlant du début de cette correspondance, Mrs. Whitman dit plus tard : . Il faut cependant préciser que Poe avait écrit à Helen dès le 5 septembre 1848, sous le pseudonyme de Edward S. T. Grey : Chère Madame, Ayant pris l’engagement de mettre au point une collection d’autographes des auteurs américains les plus distingués, j’entends, bien sûr, me procurer le vôtre. Si vous vouliez bien me faire l’honneur de me répondre, quoique brièvement, vous me rendriez un service tout particulier, Edward S. T. Grey Sur l’enveloppe, apparaît le mot suivant, de la main de Helen Whitman : Envoyé par E. A. P. sous un faux nom pour vérifier si j’étais bien à Providence. (Note de l’éditeur).

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Première lettre

« Il essaya de me persuader que je pouvais tirer sa vie de la torpeur de désespoir qui l’ensevelissait, et donner une inspiration à son génie qui n’avait pu jusqu’à présent se manifester. Mais malgré l’éloquence avec laquelle il disait ses vœux et ses espoirs, je savais trop bien que je ne pouvais espérer exercer sur lui le pouvoir qu’il me prêtait, de plus je dépendais entièrement de ma mère dont la vie était liée à la mienne. En le quittant, je lui dis que je lui écrirais et lui dirais bien des choses que je ne pouvais lui dire alors. Ce fut en réponse à cette lettre que je reçus la première des siennes. » Fordham, dimanche soir, 1er octobre 1848.

J’ai pressé votre lettre sur mes lèvres encore et encore, douce Helen, l’arrosant de larmes de joie, ou d’un « désespoir divin ». Mais moi, qui si récemment, en votre présence, vantais le « pouvoir des mots », de quel secours me sont les mots maintenant ? Si je pouvais croire à l’efficacité des prières près du Dieu du ciel, je me mettrais à genoux, 31


Lettres à Helen

humblement à genoux à ce moment le plus sérieux de ma vie, à genoux, dans mon besoin de mots, mais des mots qui vous révéleraient, qui me permettraient de mettre à nu devant vous mon cœur tout entier. Toutes pensées, toutes passions semblent maintenant se fondre en un seul et brûlant désir, le simple souhait de vous faire comprendre – de vous faire voir la chose qu’aucune voix humaine ne peut traduire, l’inexprimable ferveur de mon amour pour vous ; car si bien je connais votre nature de poète, oh Helen, Helen ! que je suis sûr que si vous pouviez voir au plus profond de mon âme avec vos purs yeux spirituels, vous ne pourriez me refuser de prononcer ce que, hélas ! vous évitez si résolument de dire. Vous m’aimeriez, ne fût‑ce que pour la grandeur de mon amour. N’est‑ce donc rien, dans ce monde triste et froid, d’être aimé ? Oh ! si je pouvais seulement emplir votre esprit de la profonde et vraie signification que j’attache à ces trois syllabes soulignées ! mais hélas, tout effort est vain et « Je vis et meurs incompris ». 32


Première lettre

Quand je vous ai parlé de ce que je ressentais, disant que j’aimais maintenant pour la première fois, je n’espérais pas que vous alliez me croire ni même me comprendre, mais si quelque longue et sombre nuit d’été, j’avais pu vous tenir près, tout près de mon cœur, et vous soupirer les étranges secrets de son histoire passionnée, alors vraiment, vous auriez pu voir que j’étais loin d’essayer de vous tromper. Je vous aurais montré qu’il n’était pas, et qu’il n’avait jamais pu être au pouvoir d’aucune autre que vous de m’émouvoir au point où je suis ému, de m’oppresser de cette ineffable émotion, de m’envelopper et de me baigner de cette lumière électrique qui enflamme et illumine ma nature tout entière, remplissant mon âme de joie, d’étonnement et de crainte. Pendant notre promenade au cimetière, tandis que des larmes amères, amères, jaillissaient de mes yeux, je vous ai dit : « Helen, j’aime maintenant, maintenant pour la première fois et la seule fois. » J’ai dit ceci, je le répète, non dans l’espoir que vous me croyiez, mais parce que je ne pouvais m’em33


Lettres à Helen

pêcher de sentir la différence des richesses du cœur que nous pouvions nous offrir l’un à l’autre : moi, pour la première fois, me donnant tout entier, tout de suite et pour toujours, même quand les mots de votre poème résonnaient encore à mes oreilles : Oh alors, aimé, je pense à toi Et à cette vie si étrangement belle, Avant que déjà un nuage de souvenir Se soit assemblé dans les cheveux d’or de l’espoir, Je pense à toi et à cette tombe solitaire Sur le vert coteau là‑bas, Je vois les fleurs sauvages se courber Autour de toi sous le souffle du vent de nuit ; Et cependant, quoique seuls restent des nuages Sur l’horizon de la vie, froid et lugubre, Le rêve de jeunesse revient encore Avec la douce promesse de l’année. . Oh then, beloved, I think on thee And on that life so strangely fair Ere yet one cloud of Memory Had gathered in Hope’s golden air. I think on thee and thy lone grave On the green hill‑side far away

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Première lettre

Ah ! Helen, ces lignes sont vraiment belles, belles – mais leur beauté même est cruauté pour moi. Il me semblait, aussi, qu’il y avait une raison toute particulière dans ce que vous avez fait. Je vous ai déjà dit que quelques mots prononcés à votre sujet […]  par Miss Lynch furent les premiers qui m’apportèrent votre nom. Elle vous décrivait, pour ainsi dire, personnellement. Elle parla de ce qu’elle appelait vos « excentricités », et fit allusion à vos chagrins. Sa description des premières attirait étrangement, son allusion à ces derniers enchaîna et captiva mon attention. Elle avait parlé de pensées, sentiments, traits, états d’esprit que je savais être miens, mais que, jusqu’à ce moment, je croyais m’être entièrement personnels, et n’être partagés par aucun être humain. Une profonde I see the wilding flowers that wave Around thee as the night-winds sway ; And still, though only clouds remain On Life’s horizon, cold and drear, The dream of Youth returns again With the sweet promise of the year. . Ici, trois mots surchargés et illisibles.

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Lettres à Helen

sympathie prit immédiatement possession de mon âme. Je ne puis mieux exprimer ce que je ressentis qu’en disant que votre cœur inconnu sembla passer dans mon sein – pour y demeurer à jamais – tandis que le mien, pensais‑je, se transmuait en le vôtre. À partir de cette heure‑là, je vous aimais. Oui, maintenant je sens que ce fut à ce moment – en cette soirée de doux rêves – que la première aube d’amour humain se leva sur la nuit glacée de mon esprit. Depuis je n’ai jamais vu ni entendu votre nom sans un frisson de joie et d’anxiété mêlées. L’impression laissée, toutefois, sur mon esprit par Miss Lynch (soit par ma faute ou par son intention, je ne sais) était que vous étiez mariée maintenant et très heureuse, et ce n’est qu’au cours de ces derniers mois que l’on m’a détrompé. Pour cette raison je fuyais votre présence et même la ville où vous demeuriez. Vous pouvez vous rappeler qu’une fois, passant par Providence, avec Mrs. Osgood  , je refusai catégoriquement . Mrs. Whitman a écrit elle‑même la date : 1845.

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Première lettre

de l’accompagner chez vous et même provoquai une querelle par mon obstination et l’apparence déraisonnable de mon refus. Je n’osais y aller ni dire pourquoi je ne pouvais. Je n’osais parler de vous, encore moins vous voir  . Pendant des années, votre nom ne passa pas mes lèvres, alors que mon âme buvait, avec une soif délirante, tout ce qui était dit en ma présence vous concernant. Le moindre chuchotement qui parlait de vous exaltait en moi un sixième sens, tremblant, vaguement formé de crainte, de bonheur extatique, et un sentiment sauvage, inexplicable qui ressemblait à rien autant qu’à une culpabilité consciente. Jugez maintenant avec quelle joie étonnée et incrédule je reçus votre manuscrit bien connu, la . Sur cette visite à Providence, Mrs. Whitman note : « La nuit dont il parle, lorsqu’il passa par Providence avec Mrs. Osgood, fut, je crois, cette nuit qu’il me vit pour la première fois et me reconnut d’après la description qu’elle lui avait faite de moi. Je ne me “ promenais pas alors dans un jardin de roses ”, comme a cru devoir me décrire le Dr Griswold, mais je me tenais simplement debout sur le trottoir ou dans l’entrebâillement de la porte par cette lourde soirée de juillet, quand le poète me vit et “ rêva un rêve ” à mon sujet qui se cristallisa par la suite en des vers immortels. »

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Lettres à Helen

« Valentine », qui me fit voir que vous saviez que j’existais. L’idée de ce que les hommes appellent « Destinée » perdit alors pour la première fois à mes yeux son caractère futile. Je sentis après cela qu’on ne devait douter de rien, et je me perdis, pour plusieurs semaines, en un rêve continu, délicieux, où tout n’était que vive, quoique indistincte félicité. Immédiatement après avoir lu la « Valentine », je souhaitai trouver un moyen de reconnaître, sans vous blesser en le reconnaissant directement, mon sentiment, oh ! mon vif, mon profond, mon exultant, mon extatique sentiment de l’honneur que vous m’aviez conféré. Accomplir comme je le désirais, exactement ce que je désirais, semblait impossible ; et j’étais sur le point d’abandonner cette idée, quand mes yeux tombèrent sur un volume de mes poèmes ; et alors, les vers que j’avais écrits dans ma jeunesse impétueuse au premier amour purement idéal de mon âme – à Helen Stanard  dont je vous ai . Cf. chap. IV, troisième lettre.

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Première lettre

parlé, frappèrent mon esprit. Je les cherchai. Ils exprimaient tout, tout ce que je vous aurais dit si complètement, si justement, et d’une façon si concluante, qu’un frisson de superstition intense me parcourut. Lisez ces vers et considérez le besoin particulier que j’avais précisément à ce moment d’un moyen, aussi apparemment inaccessible, de communiquer avec vous, comme celui qu’ils permettent. Pensez à l’à‑propos absolu avec lequel ils remplirent ce besoin, exprimant non seulement tout ce que j’aurais dit de votre personne, mais encore ce dont je désirais le plus vous assurer, dans ces vers commençant par « Sur les mers désespérées longtemps accoutumé à errer ». Pensez aussi à la rare conformité du nom – Helen, et non, le plus banal Ellen –, pensez à toutes ces coïncidences et vous ne vous étonnerez plus de ce que pour moi, habitué comme je le suis au calcul des Probabilités, ils aient revêtu un véritable air de miracle. Il n’y avait qu’une difficulté : je ne voulais pas copier les lignes de mon propre manuscrit, je ne voulais pas non 39


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