Picasso furioso

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Picasso furioso Traduit de l’anglais par Blandine Chambost



PICASSO FURIOSO Un jour en 1958, Picasso téléphona à son marchand de longue date et ami Kahnweiler et lui annonça : « J’ai acheté la montagne SainteVictoire. » « Félicitations », lui répondit le marchand, pensant qu’il s’agissait de l’un des tableaux de Cézanne représentant la Sainte-Victoire dont il avait fait l’acquisition, « mais laquelle ? » « L’original », lui répondit Picasso triomphal1. Il venait d’acheter le Château de Vauvenargues, propriété de plus de 80 hectares, située sur le versant nord de la mon­tagne Sainte-Victoire. Il possédait déjà quatre Cézanne. Il possédait désormais la vue. « Depuis Moïse, personne n’a vu une montagne avec autant de génie. » La remarque de Rilke, dans ses célèbres Lettres sur Cézanne, aurait plu à Picasso qui, plutôt que lire, absorbait le contenu des livres qu’il grappillait dans les conversations, en parfait omnivore. Depuis la légendaire rétrospective de 1907, qui fut peut-être l’exposition la plus importante de tout le siècle, Cézanne avait pris racine dans l’imaginaire culturel.


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Rilke alla voir l’exposition tous les jours. « Mais il faut beaucoup, beaucoup de temps pour tout, écrit-il. Quand je pense à notre surprise et à notre perplexité devant le premier ensemble que nous ayons découvert de lui… Après quoi, pendant longtemps, plus rien, et tout d’un coup, on a les yeux qu’il faut2… » Ce qui était vrai pour Cézanne le fut pour Picasso. Les yeux qu’il fallait faisaient défaut. Cette année-là, à l’âge tendre de 25 ans, Picasso peignit Les Demoiselles d’Avignon, œuvre qui allait être saluée comme un tournant dans l’histoire de l’art moderne. À l’époque toutefois, elle heurta les sensibilités. Pour se faire une idée de l’impact viscéral qu’elle eut sur ceux qui la virent dans l’atelier de l’artiste, il faut lire le commentaire souvent repris de Derain : « un tableau de cette sorte était une impasse au fond de laquelle il ne pouvait y avoir que le suicide ; on trouverait un jour Picasso pendu derrière son grand tableau3 ». Il y avait une référence littéraire dans cette observation caustique : tel fut le sort de Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu (1850) de Balzac, mais aussi celui du « génie avorté » Claude Lantier, dans L’Œuvre (1886) de Zola. Le roman de Balzac obséda deux générations d’artistes d’avant-garde. Cézanne s’identifia fortement avec ce roman (« Frenhofer, c’est moi ! ») ; Picasso lui-même réalisa une série d’eaux-fortes pour une édition de luxe en 1927-1928, et loua quelques années plus tard un atelier à l’adresse de Frenhofer, rue des Grands-Augustins, où il peignit son célèbre chef-d’œuvre Guernica


(1937). Le personnage de Claude Lantier était, lui, inspiré de l’ami d’enfance de Zola, Paul Cézanne. Pour les expérimentateurs convaincus en tout genre – Picasso, Matisse, Braque, Kandinsky, Mondrian, Giacometti, Klee, Modigliani – Cézanne était la référence. « Aux moments de doute, confessa Matisse, quand je me cherchais encore, effrayé parfois de mes découvertes, je pensais : “Si Cézanne a raison, j’ai raison”, et je savais que Cézanne ne s’était pas trompé… Cézanne, voyez-vous, est bien une sorte de Bon Dieu de la peinture4. »

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« Il était mon seul et unique maître ! » confia Picasso à Brassaï. « Vous pensez bien que j’ai regardé ses tableaux… J’ai passé des années à les étudier… Cézanne ! Il était comme notre père à nous tous. C’est lui qui nous protégeait5. » Picasso, naturellement, était héritier présomptif. Il possédait également le secret de la vie intérieure de Cézanne, ou du moins le croyait-il. « Ce n’est pas ce que l’artiste fait qui compte, mais ce qu’il est. Cézanne ne m’aurait jamais intéressé s’il avait vécu et pensé comme Jacques-Émile Blanche, même si la pomme qu’il avait peinte eût été dix fois plus belle. Ce qui nous intéresse, c’est l’inquiétude de Cézanne, c’est l’enseignement de Cézanne… c’est-à-dire le drame de l’homme. Le reste est faux6. »



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« La furie qui le ruait sur la toile vide » Picasso était pour le moins égocentrique. Son amour propre était gigantesque. Son admirateur Cocteau disait de Victor Hugo qu’il était un fou qui croyait être Victor Hugo. Picasso était un fou qui croyait être Picasso. Mais il ne devint véritablement Picasso, l’archétype de l’artistecréateur, qu’après la Grande Guerre, alors qu’il approchait la quarantaine. Chose extraordinaire, il conserva cette position pendant encore cinquante ans. Il mourut en 1973, au sommet de sa renommée. Ensuite commença l’apothéose. Picasso en est maintenant à sa douzième décennie, pourtant sa productivité posthume ne montre aucun signe de ralentissement. À mesure que l’effet de choc produit par sa peinture s’atténue, de plus en plus d’éléments de cette peinture sont assimilés dans le canon ; la grandeur n’en finit pas de grandir. Non seulement est-il entré au Louvre, palais de la béatitude pour l’âme des disparus, mais il a ses propres musées. Les tout derniers tableaux, décrits par l’incorrigible Douglas Cooper comme les « gribouillis incohérents d’un gâteux frénétique dans l’antichambre de la mort7 », ont fait l’objet d’une réévaluation spectaculaire. Toutes ces parties génitales, jadis aussi dérangeantes que les fameux nez des Demoiselles en forme de quart de brie, sont


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désormais portées aux nues pour la verve, la candeur, le désir et la rage qu’elles manifestent. À propos de Manet – artiste pour lequel Picasso avait un profond respect – Mallarmé évoquait « la furie qui le ruait sur la toile vide8 ». Picasso connut pareil tumulte. Avec la force redoutable de sa personnalité artistique, Picasso Furioso s’est battu avec le xxe siècle. Cette charge historique nécessitait qu’il canalise l’influence de ses aïeux artistiques, que se produise une sorte de sélection naturelle, gouvernée principalement par des affinités de personnalité et de procédés, et par le renom. Picasso avait pour Manet un intérêt confinant à la fascination, pas seulement en raison de son intelligence – « la peinture relève de l’intelligence », dit un jour Picasso au photographe Alexander Liberman, « l’intelligence se voit dans chacun des coups de pinceau de Manet » – mais aussi parce que tant de critiques du Salon trouvaient ses tableaux incompréhensibles9. Le Déjeuner sur l’herbe (1862-1863), par exemple, exposé au bien-nommé Salon des Refusés de 1863, et rejeté par un contemporain comme un « logogriphe peu séant », ne présente aucune intrigue plausible ou acceptable10. On ne peut en faire une lecture anodine (Nu allongé), ni y retrouver un sujet banal (Femme lisant une lettre). Il n’y a là qu’une mise en scène saisissante et les restes d’un pique-nique. C’est à la fois sans affect et sans vergogne, pincesans-rire et plein d’assurance, rigoureux et scandaleux, classique et peu


Le Déjeuner sur l’herbe, 1862-1863, Édouard Manet, huile sur toile, 208 x 264 cm, Musée d’Orsay, Paris.


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c­ onventionnel. Il n’est pas étonnant que le tableau acquît une notoriété immédiate. Manet avait du cran. Sa conception était aussi audacieuse que son exécution. Les résonances classiques n’étaient pas fortuites : la scène était volée. Le Déjeuner sur l’herbe repose sur l’appropriation d’un détail de la gravure de Marcantonio Raimondi d’après Le Jugement de Pâris (vers 1510-1520) de Raphaël. L’art de Manet était astucieux ; il avait pour spécialité la citation et la paraphrase. Picasso était admiratif, à juste titre. Être à la fois rigoureux et célèbre – et qui plus est, remarquablement raffiné – avait en effet de quoi impressionner. Lorsqu’en 1932 le hasard fit coïncider une rétrospective Picasso à la Galerie Georges Petit avec l’exposition du centenaire de Manet à l’Orangerie, André Lhote remarqua avec justesse qu’en dépit de leurs tempéraments dissemblables, « ils avaient en commun ce que certains nomment un vice, d’autres une vertu, en tout cas un penchant singulier : celui de la compilation picturale11 ». Par compilation picturale, il faut entendre « peindre d’après un tableau » plutôt que peindre d’après nature. Certains critiques pensaient que Manet l’emportait. Selon Jacques Guenne, « Manet assimile, quand Picasso se costume12. » Le défi était irrésistible. « Quand je vis Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, je me dis : des douleurs pour plus tard. » Il attendit le bon moment. Cent ans après la variation de Manet sur la variation de Raimondi sur Raphaël, les variations de Picasso sur Manet, prodigieuses comme on pouvait s’y


Picasso était très sensible à la présentation de soi – l’image – qu’il cultivait soigneusement. Contrairement à ce qu’il prétendait, il n’avait jamais appris à nager. Il imitait les mouvements des bras tout en touchant le fond avec les pieds. Picasso était un géant, mais en même temps un homme, avec toutes ses faiblesses. Ce qu’il était ou ce qu’il pouvait être était pour lui une source de fascination inépuisable. Lui qui inventa tant de choses n’inventa pas l’autofabrication, mais il est l’incarnation suprême de l’autofabrication artistique des temps modernes. Vasari aurait sans aucun doute beaucoup aimé inclure le démo-

attendre, virent le jour : vingt-sept peintures à l’huile, cent cinquante dessins, trois linogravures, dix-huit maquettes en carton, cinq sculptures en béton et diverses plaques en céramique, exécutées en série sur la période 1959-1962. Picasso réalisa quelques années plus tard une sorte de parodie, caractéristique elle aussi, alors qu’il sélectionnait des œuvres pour une rétrospective orchestrée par André Malraux. Picasso décida d’inclure une œuvre de jeunesse intitulée Les Amants, autrement connue, en guise de plaisanterie, comme son Hommage à Manet. Il imita l’artiste debout devant la toile, le front plissé d’inquiétude : « Caramba, dit-il, le petit chat a été effacé. Je vais le redessiner au fusain. En plus, il faut mettre du fixatif et écrire le mot “Manet” tout en haut. Qu’est-ce que tu en penses ? Malraux veut me rendre hommage par une exposition ? Eh bien je veux faire la même chose pour Manet ! À chacun le sien13. »

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niaque Picasso dans ses Vies d’artistes, aux côtés du divin Michel-Ange : « Il surpasse et il domine tous ceux qui ont déjà dominé la nature, même les plus fameux maîtres de l’Antiquité qui l’ont surpassée à coup sûr. Seul il triomphe des uns, des autres et de la nature elle-même. Celle-ci n’imaginait pas une chose si étrange et difficile à concevoir : que par la force de son divin génie, par son travail, son dessin et son art, son jugement et sa grâce, il la dépassât14. » Picasso aurait beaucoup aimé y figurer. Il rêvait d’être fêté, présenté et conservé, en des termes définis par lui. Nul n’a plus fière allure, à l’intérieur et hors du champ de l’objectif, que « Don Misterioso ». Pendant la période cubiste, avant les Brassaï et les Doisneau, il prenait les photographies lui-même. Là encore, il était en avance sur son temps. Il joua ses meilleurs tours grâce à une distribution judicieuse – Braque, son bien-aimé rival et acolyte, apparaît dans ses photos en garçon de café sachant manier la bouteille et le verre – mais son genre préféré était l’autoportrait. Cézanne intéressait Picasso non seulement en raison de son inquiétude – sa lutte – mais de sa capacité à inventer et réinventer perpétuellement son art, et en quelque sorte à se réinventer lui-même : parce qu’il combinait tradition et transgression, d’une manière qui lui était tout à fait personnelle. Dans l’art comme dans la vie, il y avait chez Cézanne, en particulier le Cézanne des dernières années, un côté je-m’en-foutiste, une volonté farouche de suivre son propre chemin, sans tenir compte des


La Cathédrale d’Aix vue de l’atelier des Lauves, 1902-1904, Paul Cézanne, aquarelle, 32 x 48 cm, Musée Picasso, Paris.


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idées reçues ou des procédures établies, quelles qu’en soient les conséquences. Picasso était profondément en phase avec cela. Contemplant l’un de ses Cézanne, un Château noir tardif (1903-1904), il songea : « Ces hommes-là travaillaient dans une solitude incroyable, qui peut-être était leur bénédiction, même si elle était leur malheur. Qu’est-ce qu’il y a de plus dangereux que la compréhension ? D’autant plus qu’elle n’existe pas. Elle est presque toujours de travers. On croit qu’on n’est pas seul. Et en réalité on l’est davantage15. » La transgression pouvait prendre bien des formes. L’aspect radicalement inachevé (non finito) de Cézanne dérangeait profondément à l’époque. Dans l’œuvre préférée de Picasso, La Cathédrale d’Aix vue de l’atelier des Lauves (1902-1904), une aquarelle sur papier blanc, c’est le papier blanc qui organise l’aquarelle. Le pathos du papier est l’une de ses grandes découvertes. « Dès qu’il commence à mettre une touche, la toile est déjà là » s’émerveillait Picasso, faisant consciemment ou non écho à Renoir. « Comment faitil ? Il ne peut mettre deux touches de couleur sur une toile sans que ce soit très bien16. »


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« Je ne vous vois plus quand je regarde » Il arrivait également à Picasso de procéder par touches. L’inachevé était aussi fondamental dans son travail qu’il l’était dans celui de Cézanne. En dépit de sa prodigalité, l’économie de moyens était importante pour lui. « Il voit essentiellement en noir et blanc », remarqua le photographe Alexander Liberman, qui observa avec perspicacité sa pratique artistique. « Il n’est pas un coloriste au sens conventionnel, mais il a la vision supérieure du sculpteur-dessinateur. Ses grandes périodes sont principalement monochromes – le bleu, le rose, le gris-brun du cubisme analytique17. » Son célèbre portrait de Gertrude Stein (1906) est une étude en brun. D’après Stein, le portrait nécessita environ quatre-vingts ou quatrevingt-dix séances de pose, nombre invraisemblable pour la plupart des peintres et inimaginable pour le crayon agile qu’était Picasso ; en affirmant cela, Stein voulait peut-être rivaliser avec le marchand Ambroise Vollard qui, dit-on, dut endurer cent quinze séances de pose lorsque Cézanne peignit son portrait en 1899. C’est Vollard lui-même qui vendit à Stein le tableau qui, dit-elle, fut une inspiration pour son propre art, à savoir Madame Cézanne à l’éventail (1886-1888), un tableau que Picasso vit sans aucun doute chez Stein, accroché au-dessus de son fauteuil


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