Mémoire recherche _ La spatialisation du devoir mémoriel de Berlin

Page 1

LASPATI ALI SATI ONDUDEVOI RMEMORI ELDEBERLI N: LeMémor i al desJui f sas s as s i nésd’ Eur ope

Commentl amémoi r ees taus er v i cedur ay onnementcul t ur el deBer l i n?

Mar i onEmer y

Mémoi r eRecher chePFE .Domi ni queRoui l l ar d .ENSAPM .f év r i er2014


2


SOMMAIRE

INTRODUCTION

p7

I. ENTRE RUPTURES ET COMPROMIS, COMMENT LE MEMORIAL S’INSCRIT-IL DANS UNE HISTOIRE DU MONUMENT BERLINOIS ?

p 23

1. Un débat sans fin : Comment commémorer les crimes que la nation elle-même a perpétrés ?

p 23

a. l’Allemagne, nation persécutrice commémorant ses victimes.

p 23

b. Un débat national sans fin.

p 27

c. La Neue Wache, un seul mémorial pour commémorer toutes les victimes.

p 31

2. La difficile matérialisation de la mémoire.

p 35

a. Perspektive Berlin, ouverture du débat controversé pour la mise en place d’un mémorial des Juifs d ‘Europe.

p 35

b. L’aboutissement difficile du mémorial à travers les projets proposés.

p 41

c. Eisenman I, Eisenman II, Eisenman III, « the Silence of Excess ».

p 45

3. Le Gegen-Denkmal (d’après guerre), comme architecture mémorielle autre.

p 49

a. Vers une esthétisation de la mémoire.

p 49

b. Gegen-Denkmal , Anti-Denkmal, Les contre monuments.

p 51

c. Le mémorial d’Eisenman, Anti Denkmal, Gegen-Denkmal ?

p 59

II. VERS UNE INTEGRATION URBAINE DE LA MEMOIRE

p 61

1. Quelle intégration du mémorial au site, du site à la ville?

p 61

a. Situation urbaine.

p 61

b. Contestation de l’implantation du mémorial

p 65

c. L’effacement des sites authentiques de l’Holocauste, une conséquence ?

p 69

2. Parcours mémoriel et culturel.

p 71

a. Le Mémorial comme point central d’une organisation mémorielle.

p 71

b. Révélation d’un parcours touristique de la mémoire dans (le centre de) Berlin.

p 75

c. La pertinence de l’implantation du Mémorial n’existerait que grâce aux autres lieux de mémoire.

3


4


p 77 3. Complémentarité de la mémoire.

p 81

a. La Bibliothèque Vide.

P 81

b. La Topographie de la Terreur

p 83

c. Le mémorial des Juifs d’Europe, au centre d’une complémentarité programmatique et architecturale.

p 87

III. LA MEMOIRE, REVENDICATION D’UNE NOUVELLE IDENTITE CULTURELLE BERLINOISE.

p 91

1. Construction d’un mémorial négatif dans la perspective d’un avenir optimiste.

p 91

a. L’ Anti Denkmal

p 91

b. les dangers de « la topolatrie »

p 93

c. Revendication d’un futur monument « positif »

p 97

2. Attractivité touristique et centralité politique du Mémorial.

p 101

a. Vers une appropriation de cette nouvelle urbanité.

p 101

b. Enjeux touristiques et attractifs à l’échelle du mémorial.

p 103

c. Révélation d’un commerce de la mémoire.

p 107

3. Le devoir de mémoire au nom du rayonnement culturel de Berlin.

p 109

a. Berlin, élément constitutif d’une culture de l’Holocauste.

p 109

b. Le mémorial d’Eisenman, ou la Mémoire préservée au nom d’une nouvelle identité berlinoise.

p 113

c. « Capitale de l’Allemagne réunifiée, à la fois laboratoire et musée »

p 115

CONCLUSION

p 119

BIBLIOGRAPHIE

p 127

5


6


INTRODUCTION

Le patrimoine culturel d’une société s’exprime principalement par les monuments qui la constituent. Les monuments culturels, politiques, de pouvoir participent à la construction d’une identité collective à chaque citoyen. Le monument mémorial participe ainsi à l’ancrage d’une histoire collective, devenue éternelle par son insertion dans l’espace urbain. La mémoire est la faculté de se souvenir. Elle nécessite un support matériel pour tenter de survivre dans la conscience collective d’une cité. La mémoire se concrétise par le support de la commémoration, lien entre l’organisation des mémoires et la construction identitaire d’une société par le repérage dans le temps. Telle qu’elle est définie par Maurice Halbwachs1, elle se décline en deux natures différentes : la mémoire individuelle et la mémoire collective. L’une est personnelle, l’autre sociale. L’une inhérente à la construction de l’identité de l’individu, l’autre plus artificielle, constituant le lien fondateur au sein d’une famille, d’un peuple, d’une patrie. C’est la fonction narrative de la mémoire qui est incorporée à la construction d’une identité. La mémoire dans l’espace vécu apparaît comme un point de repère façonnant l’espace contemporain. Dans l’uniformité pesante du temps, érigée par la société, la mémoire a besoin d’image, de cadre spatial, pour que le temps soit enfin suspendu, inséré dans l’espace. Elle est donc éminemment topophile. Le passé gravé dans la pierre devient support de commémoration. lieu de mémoire Chaque société a besoin de lieux spécifiques dédiés à cette mémoire. La construction mémorielle et identitaire s’effectue par la matérialisation et la localisation des morts dans la société moderne. « Il n’y a pas de mémoire possible en dehors des cadres dont les hommes vivant en société se servent pour fixer et retrouver leurs souvenirs »2 énonce Halbwachs. Les monuments sont la cristallisation d’un héritage culturel, les lieux de fondations de l’identité des vivants. L’espace qu’ils créent est à la fois matériel puisque implanté concrètement dans l’espace urbain, symbolique par la mémoire à laquelle ils renvoient et fonctionnel par les commémorations qu’ils génèrent. Cette idée du « lieu de mémoire »3 est explicitée à la fin des années 70 par Pierre Nora qui l’immatérialise et en fait un instrument symbolique. Cette notion s’accompagne malgré tout de sa spatialisation et de sa matérialisation, les lieux de mémoires devenant alors patrimoine. Le glissement sémantique de lieux de mémoire transforme le désir d’immatérialité en matérialité et spatialité. La mise en mémoire, « la mémorialisation », les traces sont des

1

HALBWACHS Maurice, La Mémoire Collective, 1950. (version numérique) idem. 3 NORA Pierre, Les lieux de mémoire, la République Tome 1, Paris, 1984. 2

7


8


enjeux nationaux pour chaque société. Le temps, la notion de durée dans le mémorial devient hors du découpage classique, quotidien, puisque l’espace le fixe pour faire ressurgir la mémoire collective. Le Culte moderne des monuments Il semblerait difficile d’aborder le sujet du monument sans aborder le travail fondateur de l’historien de l’art autrichien Aloïs Riegl. C’est en publiant Le culte moderne des monuments4 en 1903 pendant sa présidence à la commission des monuments historiques que Riegl rend publique sa recherche sur la protection des ces derniers. Son étude épistémologique sur le monument historique décline trois types de monuments ainsi que trois valeurs qui leurs sont propres. Il distingue alors les monuments intentionnels, historiques et anciens. Les monuments intentionnels sont une œuvre destinée par le créateur originel à commémorer un moment précis ou un événement complexe du passé. Les monuments historiques eux, représentent un moment passé choisit subjectivement par le pouvoir en place pour commémorer à présent des valeurs. Enfin, les monuments anciens, se définissant comme toute création de l’homme indépendamment de leur signification ou destination originelle, à l’épreuve du temps. « les trois classes apparaissent ainsi comme trois stades successifs d’un processus de généralisation croissante du concept du monument ».5 Si l’Antiquité et le Moyen Age n’ont connu que des monuments intentionnels, c’est en Italie à partir du XVème siècle que naît la protection des monuments. La Renaissance introduit la différence entre la valeur artistique et historique du monument. A ses valeurs monumentales s’ajoutent les valeur de remémoration dans leur relation avec le culte des monuments. La valeur d’ancienneté, considère l’œuvre humaine comme un organisme naturel dans le développement duquel personne n’a le droit d’intervenir. Le culte de l’ancienneté s’oppose donc vivement à la conservation du monument. La valeur historique est l’intérêt pour l’état initial de la création du monument, où les altérations et les dégradations jouent un rôle perturbateur. La valeur de remémoration intentionnelle met en lumière l’immortalité, l’éternel présent, la pérennité de l’état originel dont elle pose la restauration comme postulat de base.

Le monument, étymologiquement se définit comme l’acte de rappeler et d’avertir. En allemand, il existe trois termes différents pour exprimer l’idée de monument ou mémorial. Tout d’abord, Denkmal est le monument pour se souvenir, un mémorial qui rappelle. Mahnmal est le monument où le souvenir est invoqué comme un avertissement, dont l’existence prévient les générations actuelles et futures d’une situation dramatique passée. Enfin Ehrenmal constitue la fonction la plus traditionnelle d’un monument, car à l’inverse de Mahnmal6, il rend honneur (ehren), édifié à la gloire d’une personnalité ou d’une nation.

4

RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Seuil, Paris, 1984 RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Seuil, Paris, 1984, p.43 6 KRUZE, Irène, Le mémorial de l’holocauste de Berlin, Le Vingtième Siècle, Revue d’histoire n°67, juillet-septembre 2000, pp. 25 5

9


le bâtiment des justes au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, construit par l’architecte Moshe Safdie, inauguré en 2005. (photographie personnelle.)


Enjeux monumentaux « La culture, ce n’est donc pas la cerise sur le gâteau de l’histoire : c’est encore et toujours un lieu de conflits où l’histoire même prend forme et visibilité au cœur même des décisions et des actes, aussi « barbares » ou « primitifs » soient-ils. »7 Didi Huberman. Commémoration, avertissement, glorification sont les déclinaisons des enjeux des monuments dans une société. L’édification d’un monument présuppose donc la volonté politique ou nationale de transmettre un message particulier en choisissant d’honorer ou commémorer un événement passé. Le partage et la transmission d’une histoire collective supposent alors l’intégration de rapports de pouvoir entre groupes sociaux, compétitions, conflits pour le contrôle et la légitimation des constructions mémorielles. Il est impossible de détacher l’implantation d’un nouveau lieu de mémoire du contexte politique qui le choisit. L’instrumentalisation de la mémoire est effective à partir du moment où une nation se revendique héritière des victimes du passé à des fins de promotion sociale et de légitimation politique. Le mémorial, s’il commémore ses victimes, est aussi une forte expression du pouvoir qui l’implante, une volonté politique afin d’assurer une identité partagée. Paul Ricoeur en exprime ainsi la notion de « mémoire obligée »8. Les différents pouvoirs ont toujours mis en œuvre une politique monumentale parce que celle-ci participe véritablement aux cadres sociaux de la mémoire. Toute la problématique du lien entre la mémoire collective et la mémoire individuelle s’incarne parfaitement dans l’érection d’un mémorial. L’identité d’une nation si elle est constituée d’une mémoire collective nécessaire, ne peut effacer la mémoire individuelle de chaque citoyen. Le contexte actuel dans lequel nous évoluons semble constituer un espace public où pourraient coexister des mémoires plurielles et conflictuelles. Héritage mémoriel de la Shoah « Oublier l’extermination fait partie de l’extermination »9 . Il semble que Baudrillard exprime particulièrement par cette phrase le danger, la signification de l’oubli et le devoir de la nation de participer au travail de mémoire, de commémoration de l’extermination. Dans la culture juive, les noms des enfants d’Israël sont gravés sur les pierres d’onyx devenant ainsi les premières pierres mémorielles. La mémoire minérale vaut alors pour l’éternité. La Shoah apparaît comme le principal acteur de tous les problèmes mémoriels contemporains. La Seconde Guerre mondiale et le génocide des Juifs, des homosexuels, des Sinti et des Roma ont affaibli la puissance du devoir mémoriel comme glorificateur d’une nation. Le premier mémorial dédié aux victimes juives de la Shoah a été édifié à Jérusalem dès 1953. Le mémorial Yad Vashem a été voté par le Parlement israélien et constitue encore aujourd’hui un des lieux fondateurs de la commémoration des Juifs exterminés. Mais contrairement à l’Europe, Israël se souvient des victimes de sa terre, l’enjeu de commémoration qu’elle crée n’est pas de se souvenir des crimes perpétrés par ceux qui doivent commémorer à présent, mais alors d’honorer son peuple opprimé. En effet, la difficulté de spatialiser la mémoire des crimes contre l’humanité auxquels l’Europe a participé est un des grands enjeux de reconstruction contemporaine à travers une histoire désastreuse. Le

7 8 9

DIDI HUBERMAN Georges, Ecorces, Les Editions de Minuit, 2011, p.20. RICOEUR Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, collection L'ordre philosophique, Seuil, 2000. BAUDRILLARD Jean « La double extermination », in Libération, lundi 6 novembre 1995, page 12

11


12


monument, s’il peut être synonyme de pacificateur de mémoire peut aussi très souvent en être l’agitateur. Ce besoin irrépressible de créer un monument comme avertissement, un monument Mahnmal, s’est manifesté en Allemagne à partir des années 80. Berlin Dix ans après la chute du mur de Berlin, en 1999, a été créé en Allemagne le ministère de l’héritage et du patrimoine culturel10 chargé de « favoriser, mettre en lumière et construire un passé consensuel pour tous les Allemands - consubstantiels aux débats sur les bases culturelles et historiques de la nouvelle République fédérale. »11 C’est donc après la réunification du pays qu’est enfin ouvert véritablement le débat sur la nature du devoir de mémoire concernant le passé nazi. L’Allemagne façonne sa monumentalité publique comme l’élément d’une nouvelle politique. Le devoir de commémorer des victimes et crimes que la Nation elle-même a commise lui donne un devoir de mémoire tout à fait particulier, ambiguë, systématiquement débattu. Comment construire une mémoire qui réconcilierait l’Allemagne avec la multitude d’entités coexistantes au sein de la Nation ? Quel mémorial pour quelle réconciliation ? « C'est la ville elle-même qui m'a paru se faire tout entière mémoire. Ville désarticulée, couturée des cicatrices du siècle, saturée d'une histoire lourde et pathétique, comme Jérusalem, et comme elle, divisée. »12. Cette ville énoncée par Pierre Nora est Berlin. En tant que capitale allemande, elle doit assurer le devoir de commémoration des victimes de la Seconde Guerre mondiale, et doit d’autant plus se relever d’une image d’un pays dévasté par la guerre et la culpabilité. Berlin est, après 1989, une ville défigurée par les traces du mur qui séparait la RDA et la RFA. La ville est à l’image de la succession des couches d’une histoire douloureuse qui la constituent, dont chaque coin de rue paraît en révéler des fragments : national-socialisme, Seconde Guerre mondiale, guerre froide, réunification etc. Le passage du souvenir historique au souvenir patrimonial, culturel, social ou historiographique est nécessaire pour la reconstruction de Berlin. Un mémorial de la Shoah Il semble que l’édification en 2005 du mémorial des Juifs assassinés d’Europe, à Berlin soit le reflet de la volonté de résoudre ces problématiques urbaines et éthiques. Peter Eisenman, l’architecte du monument, est cependant le successeur de nombreux autres artistes qui se sont confrontés à la difficulté de matérialiser, au cœur de Berlin, la mémoire de l’Holocauste.

Les intitulés des concours renseignent sur les enjeux et les attentes de l’association citoyenne Perspektive Berlin à l’origine du projet. L’étude des écrits de Peter Eisenman sur son travail et les documents graphiques qui constituent sa monographie ont permis d’avoir une connaissance assez précise de l’architecture du monument et des concepts qu’elle révèle. Silence of Excess, qu’il écrit à 10 11 12

Ministerium für nationales « Erbe » SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.36 NORA Pierre, « Quand l’irréversible est consommé », in Libération, le 22 décembre 2001.

13


14


propos de son projet, incarne ses opérations conceptuelles, interroge l’intérêt de la comparaison sculpture architecture, espace objet et envisage la définition de sa discipline dans l’édification d’un lieu de mémoire. L’archivage de nombreux périodiques allemands et français renseigne sur la difficile mise en place puis réception de l’œuvre de sa conception à l’inauguration. Il met en valeur l’attention médiatique non seulement sur l’objet lui-même mais notamment sur l’avancement, les débats des différents concours et le retard des travaux. Ses informations recueillies ont permis de révéler une position singulière de l’Allemagne et de Berlin concernant l’édification d’un tel monument. La lecture des grands récits théoriques sur la mémoire et le monument (Aloïs Riegl13, Maurice Halbwachs14, France Yates15 et Pierre Nora16) a permis de révéler les véritables enjeux de l’édification du mémorial, et l’importance de sa présence dans le processus de reconstruction de l’identité berlinoise. Le travail historique et sociologique sur la mémoire de l’Holocauste, notamment celui de l historien de l’art James E. Young ancre le travail dans une perspective plus générale de la spatialisation de cette mémoire spécifique. Son étude historique analyse les mémoriaux dédiés à l’histoire de génocide des Juifs, explore la relation entre le monument et son rôle dans l’espace public et la mémoire collective tout en discutant de la relation particulière que chaque nation européenne, américaine et israélienne entretient avec l’Holocauste, en fonction de leurs expériences, traditions ou ideaux et la constante évolution de la signification de ses monuments. James E. Young fut également l’un des jurys du concours que remporte Peter Eisenman pour l’édification du mémorial, et exprime dans son article Germany’s Holocaust Memorial Problem – and Mine17 les polémiques et controverses des modalités et intitulés du concours.

Voyage d’étude, « Berlin: musées et mémoire ». La situation mémorielle à Berlin, dévoilée par des récits sociologiques, est révélée principalement lors d’un voyage d’étude effectué à Berlin. Cette recherche a reçu une bourse du Centre Allemand d’Histoire de l’art permettant de participer au voyage sous le titre « Berlin: musées et mémoire » qui s’est attaché à reconstituer les traces du réaménagement de Berlin Mitte du point de vue de la politique culturelle et de l’histoire des collections depuis 1990 et outre le paysage muséal, la topographie des monuments publics ainsi que la politique de mémoire. Cette expérience révèle alors la capitale allemande comme un laboratoire vivant de la construction d'identités culturelles. Il fut possible d’expérimenter physiquement la déambulation entre les stèles du mémorial et d’observer précisément les usages des visiteurs de ce monument . L’environnement immédiat dans lequel l’œuvre s’intègre a pu être anaysé ainsi que la culture mémorielle déjà présente avant son édification. La perspective de l’esthétisation de la mémoire a été découverte grâce à la rencontre avec la conservatrice des monuments historiques de Berlin, Gaby Dolff-Bonekämper, qui a exprimé la difficulté à mettre en place le mémorial du mur, révélant alors les enjeux et les attentes urbaines et sociologiques de l’implantation d’un nouveau lieu de mémoire.

13

RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Seuil, Paris, 1984 HALBWACHS Maurice, La Mémoire Collective, 1950. (version numérique) 15 YATES Frances A., l ‘art de la mémoire, éd. Gallimard, 1964 16 NORA Pierre, Les lieux de mémoire, la République Tome 1, Paris, 1984. 17 YOUNG, James E., « Germany’s Holocaust Memorial Problem – and Mine », At Memory's Edge: After-images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, Yale University Press, 2000.p.192. 14

15


Pl andeBer l i n,l at r acedumuretl ’ empl acementdumémor i al desJui f sas s as s i nésd’ Eur ope, documentper s onnel .


l’expérience concrète du terrain a permis à ce travail d’intégrer le mémorial à un réseau mémoriel plus vaste, dévoilant l’existence d’autres lieux de mémoire, de comprendre les enjeux de sa localisation, des usages et occupations des visiteurs. Il apparaît alors que le mémorial d’Eisenman n’est pas seulement un lieu de commémoration, mais aussi une infrastructure culturelle et touristique dont le rayonnement s’étend à travers l’Europe.

Ce travail de recherche permet donc de révéler, par l’analyse du mémorial des Juifs assassinés d’Europe de Peter Eisenman, dans son contexte historique, sociologique et urbain, Comment la mémoire est au service du rayonnement culturel de Berlin ?

Tout d’abord, le mémorial d’Eisenman, par son architecture et les enjeux qu’elle exprime s’inscrit véritablement dans une histoire du monument berlinois. Son inscription, faite de ruptures et de compromis, semble être une illustration du devoir mémoriel en Allemagne. Assumer les erreurs commises tout en valorisant l’image d’un pays affaibli par la guerre est une des grandes problématiques de la construction d’une nouvelle identité nationale. Sa spatialisation du devoir de mémoire se heurte à la difficulté de commémorer les crimes que la nation elle-même a perpétrés. L’intégration de la mémoire de l’Holocauste dans l’espace urbain est l’objet d’un débat sans fin, dans lequel se bousculent différentes mémoires à commémorer et multitudes de moyens pour le faire. Il faut alors définir la manière dont la restructuration de la Neue Wache incarne la première tentative de réconciliation dans la concurrence des mémoires est la restructuration de la Neue Wache. Ce monument du XIXème siècle semble être l’emblème du lieu de mémoire réutilisé successivement selon le pouvoir en place. Toutefois la commémoration de l’Holocauste ne peut prendre place dans un lieu de mémoire antérieur à son histoire et surtout anciennement utilisé par le régime nazi. La Neue Wache ne fait que réouvrir le débat plutôt que l’apaiser, représentant la première pierre bancale dans la difficile construction de cette nouvelle identité berlinoise par la mémoire. Ensuite est présentée la difficile matérialisation du mémorial d’Eisenman, dont l’association citoyenne Perspektive Berlin est à l’origine, avant d’être repris au Bundestag18. Les débats nationaux sont relancés quant à la hiérarchisation des différentes victimes face au choix de construire un mémorial pour les victimes juives seulement. Il est possible de lire l’aboutissement laborieux du mémorial à travers les projets non retenus. Comment le projet de Peter Eisenman est-il sélectionné, créant le consensus par sa neutralité et les infrastructures touristiques qu’il y intègre. Si le mémorial s’intègre dans une histoire du monument berlinois par le débat qu’il relance concernant sa spatialisation, il semble aussi être l’héritier d’un courant artistique et architectural des années 80, les Gegen Denkmal ou Anti Denkmal. Ces contre monuments dénoncent une esthétisation de la mémoire au profit d’une politique en place, de la glorification impudique de la nation par la monumentalité des œuvres. Quels sont les rapports établis entre ces derniers se définissant par leur absence, le vide qu’ils créent, et la monumentalité du mémorial dessiné par Peter Eisenman ? C’est peut être l’idée d’une architecture comme expérience

18

Parlement allemand.

17


18


sensorielle sans aucune signification métaphysique revendiquée par Peter Eisenman qui semble les lier conceptuellement. Le débat qu’il alimente à l’image de celui plus général sur la difficulté allemande de spatialiser la mémoire de l’Holocauste et le lien conceptuel existant entre ce monument et les Gegen Denkmal semble imposer le mémorial d’Eisenman comme l’héritier d’une histoire politique et conceptuelle du monument berlinois.

Dans un deuxième temps, il semble nécessaire d’observer vers quelle intégration urbaine tend ce mémorial. Le monument est implanté dans le centre de Berlin, au cœur des institutions politiques et touristiques. Or, si sa situation est caractérisée par sa centralité, elle n’est par un lieu authentique de l’Holocauste. La question soulevée est pourquoi est-il nécessaire d’édifier un mémorial dédié aux victimes juives de l’Holocauste alors qu’il existe dans Berlin même ou ses environs des lieux de mémoire sur les lieux des crimes nazis?. La légitimité de son implantation est remise en question et rend son intégration controversée. La centralité du monument sur un site non chargé d’histoire peut-elle contribuer à l’effacement progressif et dangereux des lieux authentiques de l’Holocauste que sont les camps de concentration et d’extermination ? Peut-être alors la légitimité de son implantation se révèle t’elle par le parcours créé avec les autres lieux de mémoire authentiques dans le centre de Berlin. Le mémorial d’Eisenman semble apparaître comme le point central d’une organisation mémorielle. En effet son édification a généré d’autres monuments pour d’autres victimes de l’Holocauste que sont le mémorial des homosexuels et le mémorial des Sinti et Roma. Leur proximité semble dessiner un parcours mémoriel et culturel avec d’autres mémoriaux implantés sur des sites chargés d’histoire. La légitimité de son implantation n’existerait alors que grâce à la présence d’autres mémoriaux. Ce parcours dessine une mémoire mise en réseau, où les mémoires formalisées se répondent. Par exemple, la Bibliothèque Vide de la Bebel Platz exprime comme le mémorial d’Eisenman l’absence et le vide. L’architecture comme expérience que tous deux revendiquent est alors formalisée de façon très différente : la non-présence de l’une renvoie à la monumentalité et la matérialité de l’autre. Le mémorial d’Eisenman et la Topographie de la Terreur semblent également se correspondre par leur neutralité formelle et les documents historiques qu’ils exposent. Comment s’établit alors entre ces lieux de mémoire une complémentarité programmatique et architecturale qui rend possible l’intégration urbaine du mémorial des Juifs assassinés d’Europe à Berlin ?

Enfin, après avoir analysé l’appartenance du mémorial à un héritage du monument berlinois et son intégration urbaine grâce au parcours qu’il dessine dans la ville, il faut véritablement expliciter comment le mémorial symbolise la revendication d’une nouvelle identité culturelle berlinoise. Il est alors considéré comme l’Anti Denkmal central qui permet de générer l’émergence d’un autre mémorial, dont la mémoire renouvelée synthétiserait la perspective d’un avenir optimiste. L’importance de la présence dans la ville de Berlin du mémorial des Juifs assassinés d’Europe serait dès lors évidente, non seulement pour la commémoration qu’il honore, mais pour celle, positive, qu’il permet de générer à l’avenir.

19


20


En quoi les usages du Champ de Stèles renseigneraient sur l’appropriation possible du mémorial par les Berlinois ? La difficulté des voisins du mémorial à se confronter quotidiennement à la mémoire qu’il invoque se transforme en une appropriation particulière. Sans renier la commémoration, les visiteurs bouleversent le lieu de mémoire en un espace public, conféré par sa position d’ouverture sur la ville. Audelà d’une appropriation quotidienne, les infrastructures touristiques mises en place autour du mémorial informent sur les enjeux touristiques et culturels du rayonnement du mémorial. Les politiques culturelles ont-elles dévié le dessein premier en un moyen d’attirer les foules touristiques ? Le divertissement et l’expérience touristique peuvent-ils être considérés comme une banalisation de la mémoire ? Le rayonnement du mémorial dévoile une culture propre à la société européenne contemporaine : la culture de l’Holocauste, ou son inversion définie par Irme Kertesz « l’Holocauste comme culture »19. La notion d’une culture façonnée par l’histoire de l’Holocauste est le reflet d’une tendance berlinoise, par la multitude des lieux de mémoire qui la constituent. Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe s’apparente alors au symbole d’une mémoire préservée au nom d’une culture renouvelée et revendiquée. Cette culture est alors multiple : celle berlinoise, d’une mémoire assumée et préservée lui permettant de se reconstruire, et ladite culture de l’Holocauste lui permettant un rayonnement européen. L’architecture d’Eisenman semblerait pouvoir évoquer cette ville allemande où chaque bâtiment convoque une mémoire différente, où chaque coin de rue est empreint de cette culture de l’Holocauste. L’îlôt dans lequel s’est implanté le mémorial représente Berlin où la mémoire est préservée au service de la construction d’une nouvelle identité culturelle. L’analyse du mémorial dévoilerait une mémoire au service du rayonnement culturel de Berlin.

19

KERTESZ Imre, l’Holocauste comme culture, Actes Sud, 2009

21


Le monument de Goethe et Schiller Ă Weimar, gravure de 1900, weimar.de


I ENTRE RUPTURES ET COMPROMIS, COMMENT LE MEMORIAL S’INSCRIT-IL DANS UNE HISTOIRE DU MONUMENT BERLINOIS ?

La Seconde Guerre Mondiale laisse à l’Allemagne le goût amer du devoir de commémoration de victimes dont les bourreaux furent ses citoyens. L’histoire du monument allemand révèle l’instabilité de la position mémorielle dans laquelle se trouve la nation. Si elle reste fragile, les mentalités évoluent à partir des années 80, période à laquelle se pose la question essentielle de la commémoration de ce douloureux passage de l’Histoire. : Quel monument pour quelle mémoire ? A la suite de la réapproriation indélicate de la Neue Wache, haut lieu de la commémoration allemande, c’est bel et bien à l’initiative d’une association d’artistes, historiens et journaliste que se pose l’édification d’un mémorial dédié aux victimes de la Seconde guerre mondiale. Quelles victimes ? un seul mémorial pour toutes les victimes ou plusieurs pour une seul ? Le débat lancé par cette initiative citoyenne révèle la difficulté de mettre en place un tel espace dans la ville, autant par les notions qu’il révèle que les projets qui y sont proposés. Si finalement Peter Eisenman est choisi pour l’édification de ce mémorial, le projet n’apaise pas les consciences, et se perd dans les critiques d’une certaine esthétisation de la mémoire, normalisation du passé, pourtant contradictoire avec les contre monuments, courant artistique et architectural des années 80 auquel il semble indéniablement s’appuyer, poser ses fondations.

1. Un débat sans fin : Comment commémorer les crimes que la nation elle-même a perpétrés ? a. l’Allemagne, nation persécutrice commémorant ses victimes.

L’Allemagne de l’après-guerre doit se reconstruire. Dévastée par la Seconde Guerre mondiale, au-delà de la destruction massive de ses villes, le pays doit guérir aussi bien les deuils publics que les deuils privés. Les monuments érigés doivent garantir la mémoire des victimes, ne pas oublier les erreurs du passé tout en adoucissant les crimes commis, renouvelant alors le culte des morts du monument traditionnel allemand. À l’origine de l’identité nationale allemande, le culte du monument ne se retrouvait qu’au travers des personnalités que l’on commémorait, telles que Goethe ou Schiller. On peut lire une évolution de ce culte au cours des deux derniers siècles, traduisant de façon sous jacente la politique en place, le devoir de mémoire à accomplir. À partir de la deuxième moitié du XIXe, des monuments sont érigés à la gloire

23


À partir de 1981, des chantiers internationaux de Jeunesse ont lieu régulièrement à Neuengamme. Des jeunes du monde entier aménagent le site de l´ancien camp de concentration de Neuengamme pour en faire un lieu de mémoire, dégagent des vestiges du camp et installent des panneaux d’information. Photographies datées de 1986 de ANg (http://www.kz-gedenkstaette-neuengamme.de)


des héros de la nation, aussi bien politiques que militaires. Sous la république de Weimar, ils sont voués à commémorer les soldats tombés au front. Le culte des morts, sous le régime nazi, devient une arme politico-religieuse : L’esthétisation de la guerre exacerbée dans les monuments révèle une exaltation de la force, du courage et de l’honneur. Cette esthétisation de la mémoire grave dans la pierre un devoir, désir de revanche. Il est néanmoins possible de remarquer une certaine constante du culte des morts en Allemagne : jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les monuments demeurent une éternelle variation autour du devoir de mémoire : « mortui vivantes obligant »20. Après cette dernière guerre, la politique du culte des morts n’a plus le droit de glorifier les citoyens morts pour leur mère patrie que fut l’Allemagne hitlérienne, les victimes allemandes correspondant à la nation des coupables. Depuis 1945, les générations d’Allemands ont vu se construire des monuments commémoratifs destinés à des victimes différentes, illustrant l’évolution des politiques et l’acceptation douloureuse de l’échec auquel le pays doit faire face. L’Allemagne se confronte, contrairement à la Pologne et Israël, au devoir de commémorer des crimes et victimes que la nation elle-même a perpétrés. Désormais, le monument doit se confronter à la souffrance, au deuil, ou encore la consolation. Assumer les erreurs commises tout en valorisant l’image d’un pays affaibli par la guerre est une des grandes problématiques dans le cadre de la construction d’une nouvelle identité nationale. L’Allemagne ne peut simplement plus ériger des monuments traditionnels à la gloire de la nation ou d’une personnalité. Le caractère individualisé dans la représentation des victimes ne convient plus. La fonction traditionnelle du monument ne peut être dans le cas de la mémoire allemande, un moyen suffisant, efficace concernant sa mémoire. L’érection du monument doit non plus seulement rappeler, glorifier, mais avertir, se prémunir des crimes contre l’humanité que la nation a commis. Après 1945, les premiers monuments érigés honorent les victimes civiles et militaires sans distinction. Les Allemands expriment dans un premier temps le besoin inévitable de glorification de l’Histoire nationale. L’Etat et le pouvoir s’autocélébrent comme dernière et inévitable tentative de redressement. L’Etat s’investit, des journées de commémoration publique sont organisées, la mémoire paraît être assumée passant sous silence les atrocités commises par le régime nazi. Durant cette période, la Shoah représente un élément marginalisé de l’Histoire allemande. Les manuels d’histoire des écoles n’y consacrent que quelques notes en bas de pages. Ce n’est qu’à partir des années soixante-dix que les mentalités évoluent, et que certains militants expriment leur volonté d’avoir un monument national, visible. Les années 80 représentent un nouveau souci de commémoration. La situation s’inverse radicalement. De nombreux monuments commémoratifs sont créés, chacun dans la particularité des victimes qu’ils honorent. Le fait d’assumer les crimes commis révèle avant tout la capacité d’un pays à se relever d’une défaite terrible. Les adolescents des années 80/90 se sentent plus que jamais concernés. Les jeunes passent leur été dans des anciens camps de concentration (notamment Neuengamme) pour des fouilles archéologiques, ou reconstruisent des synagogues à Essen21. À partir de cette époque, le souci de commémoration devient inhérent à

20 « les vivants sont redevables aux défunts » in. SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.77 21 REICHEL Peter, L’Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, Paris, 1998.

25


Skulptur Projekte 87 Sol Lewitt’s Black Form dedicated to the missing jews Munster, Allemagne, 1987. Photo : James E. Young

Skulptur Projekte 87, Sol Lewitt’s Black Form dedicated to the missing jews Hambourg, Allemagne, 1989. Photo : James E. Young


chaque nouvelle génération d’Allemands. Mais la difficulté de commémorer un crime commis à une époque dans laquelle de moins en moins de citoyens ont vécu est presque insoutenable. Les intellectuels réfléchissent sans cesse à une possible spatialisation ou matérialisation de la mémoire. Les propositions se heurtent pourtant bien souvent au déni et refus d’intégrer cette mémoire dans le quotidien des habitants. L’installation Skulptur Projekte 87 de l’artiste Sol Lewitt illustre cette dualité entre commémoration et quotidien, ce problème d’acceptation. En 1987, il met en place devant le palace de Münster un cube noir en pierre en mémoire des victimes juives. L’intégration urbaine devient problématique dès lors que les espaces existants et leurs usagers sont soumis au changement. Les problèmes d’accessibilité des limousines des dirigeants et les critiques des habitants décriant la difficile intégration esthétique amènent à la destruction de l’installation l’année même. Le monument est réinstallé en 1989 devant la mairie de Hambourg22. Il semble alors évident que la véritable problématique à laquelle l’Allemagne doit se confronter est comment commémorer l’Holocauste sans sembler outrager l’espace contemporain ? Cette spatialisation du devoir de mémoire se heurte à la difficulté de commémorer les crimes que la nation elle-même a perpétrés, si elle veut permettre la construction d’une nouvelle identité berlinoise.

b. Un débat national sans fin Le souci du devoir de mémoire des Allemands s’affirme donc à partir des années 80. L’Allemagne réunifiée, après 1989, nécessite une nouvelle construction de son identité. Certains artistes, écrivains, hommes politiques considèrent que l’Allemagne ne peut se redresser qu’en construisant une nouvelle identité culturelle. Cette nouvelle identité culturelle ne peut se concrétiser qu’en assumant les actes commis par le passé, et donc, en créant des monuments exprimant la mémoire de ces actes passés. Le débat pour la construction d’un nouveau mémorial est alors ouvert, et la sphère politique s’intéresse de plus en plus à ses problématiques d’enjeu national. Au cours de cette décennie, le travail de deuil s’est progressivement transformé en une sorte de religion civile avec ses dogmes (le devoir de mémoire), ses rituels (les commémorations) et ses lieux de recueillement (les lieux de mémoire) encore manquants. La nécessité du devoir de mémoire se confronte à de nombreuses impasses dans cette incapacité à faire ressurgir des événements que de plus en plus d’Allemands n’ont pas vécu directement. Quelle mémoire commémorer? quelles victimes pour quelle spatialisation privilégier? sont les principales interrogations auxquelles la construction d’un nouveau mémorial doit répondre. Cependant, le souvenir paraît être difficile à entretenir sereinement et le renouvellement de la culture du monument en Allemagne est inévitable. En allemand, il existe deux mots signifiant mémorial : Denkmal et Mahnmal. Ces deux mots dont le sens paraît être identique se différencient par leur étymologie. Si Denkmal se rapproche plus de la définition d’un monument traditionnel au sens de « commémoration », Mahnmal révèle un sens différent, la commémoration comme « avertissement ». Le 22 YOUNG James E., « Germany : The Ambiguity of Memory », The Texture of Memory: Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press, 1993, p.18.

27


28


monument s’il est conçu en tant que Mahnmal, doit être une mise en garde, un geste tourné vers l’avenir. Le mémorial semble se définir par la complexité de sens de ces deux définitions du monument. Le mémorial doit témoigner d’une intégration collective de la mémoire, ou du moins lutter contre son évacuation. « What are the national reasons for remembrance? Are they redemptory, part of a mourning process, pedagogical, self-aggrandizing, or inspiration against contemporary xenophobia? To what national and social ends will this memorial be built? Just how compensatory a gesture will it be? How anti redemptory can it be? Will it be a place for Jews to mourn lost Jews, a place for Germans to mourn lost Jews, or a place for Jews to remember what Germans once did to them? These questions must be made part of the memorial process, I suggested, so let them be asked by the artists in their designs, even if they cannot finally be answered. »23 James E. Young

James E. Young, en tant qu’historien de l’art, spécialisé dans l’analyse de l’Holocauste, semble parvenir à révéler les enjeux du débat que soulève cette nouvelle idée selon laquelle le devoir de mémoire permettrait à une nation de se reconstruire, d’avancer. En effet il insiste sur les raisons nationales concernant la commémoration. Ces raisons sont-elles rédemptrices, dans l’idée d’un processus de deuil, ou alors d’autocélébration nationale, d’inspiration contemporaine contre la xénophobie ? Quelles seraient les fins sociales et nationales de la mise en place d’un tel projet de mémorial ? Au delà des raisons nationales, Young questionne sur le public commémorant et les victimes commémorées. Ce lieu de mémoire doit-il être destiné aux Juifs honorant leurs ancêtres décimés, aux Allemands commémorant les Juifs assassinés, ou aux Juifs pour ne pas oublier ce que la nation allemande a fait ? James Young considère que ces questionnements font partie intégrante du processus de construction du mémorial, que les questions doivent être posées aux artistes, afin qu’ils tentent d’y répondre par leur création, même si la réponse semble ne jamais pouvoir être trouvée.

L’ambiguïté du débat du devoir de commémoration de l’Allemagne est incontestable. Chaque monument est, et sera, sans cesse scruté, critiqué, débattu. Les questions artistiques, éthiques et historiques hantent les esprits. Il est cependant important de remarquer la rareté de la responsabilisation que s’impose l’Allemagne de commémorer les crimes commis. En effet, peu de nations jusqu'à présent responsables d’un génocide ou autres crimes contre l’humanité se sont vues construire un monument aux morts, concernant les victimes de ses propres bourreaux (Indiens d’Amérique, africains esclavagés, victimes des Koulaks Russes etc). 23 « Quelles sont les raisons nationales de la commémoration? Sont-elles rédemptrices, s’intégrant dans un processus de deuil, sont-elles pédagogiques, auto-glorificatrices, ou bien inspirés par la xénophobie contemporaine? A quelles fins sociales et nationales ce mémorial sera t’il bâti? à quel point ce geste sera t’il compensatoire ? Peut-il être anti-rédempteur? Sera t’il un lieu pour les Juifs faisant le deuil de Juifs disparus, ou un lieu pour Juifs se remémorant ce que les Allemands leur ont fait ? Ces questions doivent faire partie intégrante du processus mémorial, et je l’ai suggéré, laissons les artistes se les posées à travers leur projet, même si elles ne peuvent pas trouver de réponse. » YOUNG, James E., « Germany’s Holocaust Memorial Problem – and Mine », At Memory's Edge: After-images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, Yale University Press, 2000.p.192.

29


Vueex t ĂŠr i eur edel aNeueWache, documentper s onnel .


Par ailleurs, Le meilleur mémorial allemand n’est-il pas, au-delà d’une possible construction d’un monument, le perpétuel questionnement, le débat sans fin à propos de la mémoire à conserver, sa spatialisation et sa finalité ? Le traumatisme se transforme peu à peu en une sorte de mémoire nationale institutionnalisée, mais celle-ci est révélée comme un élément essentiel de l’écriture de l’histoire du pays, déterminant l’identité culturelle allemande. Le principe même du mémorial tel qu’il est pensé dans la situation de l’Allemagne, est de transformer le pays, ou du moins la ville dans lequel il s’implante dans l’imaginaire collectif.

c. La Neue Wache, un seul mémorial pour commémorer toutes les victimes.

La première initiative gouvernementale mise en place pour résoudre cette apparente incapacité de commémoration après la Seconde Guerre mondiale, fut la mise en place en 1993 du mémorial national Allemand en souvenir de toutes les victimes de la guerre et du fascisme. Cette tentative n’a cependant pour effet qu’échauffer le débat rendu alors public sur le devoir de commémoration berlinois et sa difficulté intrinsèque de le spatialiser. Ce mémorial n’est en fait que la restructuration d’un monument public Berlinois du début du XIXe. siècle, la Neue Wache. Ce monument, au fil des siècles et de la succession des différents régimes, n’a eu de cesse de servir la commémoration dont le régime mis en place avait besoin. En 1818, Karl-Friedrich Schinkel, l’architecte prussien néoclassique qui conçut également en 1823 l’Altes Museum, pense un nouveau centre des garnisons berlinoises qui serait au service des parades et des cérémonies officielles. Il construit donc la Neue Wache24. Sous la république de Weimar, la Neue Wache est transformée par le ministre-président Otto Braun en Ehrenmal, l’équivalent en français d’un cénotaphe. Ce monument s’élève alors à la gloire des soldats prussiens tombés au front durant la Grande Guerre. La Neue Wache est réutilisée sous le régime nazi, devenant alors un mémorial en souvenir des soldats martyrs. Dès 1951, Le magistrat de Berlin-Est ordonne la réhabilitation du lieu pour en faire un mémorial en souvenir des victimes du fascisme (Gedächtnisstätte für die Opfer Faschismus). Le gouvernement fédéral, après la réunification, décide en 1993 à Bonn de la destinée de la Neue-Wache. Ce monument est une nouvelle fois façonné par les besoins d’un gouvernement encore fragile, s’érigeant alors en mémorial en souvenir de toutes les victimes de la guerre et du règne de la violence. L’aménagement architectural de 1931 est préservé, une piéta au centre, seul témoin d’un renouvellement d’une mémoire ambiguë. La piéta est une reproduction d’une sculpture de l’artiste Käthe Kollwitz, la mère et son fils mort, réalisé après le décès de son fils sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. À l’entrée du lieu de mémoire, une plaque commémorative détaillant les différentes victimes à ne pas oublier : La Neue Wache est le lieu de souvenir et de commémoration des victimes de la guerre et de la tyrannie. Nous nous souvenons des personnes qui ont souffert de la guerre. 24

« la nouvelle garde »

31


plaque commémorative à l’entrée de la Neue Wache, photographie personnelle


Nous nous souvenons de leurs citoyens qui ont été persécutés et ont perdu leur vie. Nous nous souvenons de ceux qui sont tombés lors des deux guerres mondiales. Nous nous souvenons des innocents, que la guerre et les séquelles de la guerre ont fait vivre dans la patrie, en captivité et lors de l'expulsion. Nous nous souvenons des millions de juifs assassinés. Nous nous souvenons des Sinti et Roms assasssinés. Nous nous souvenons de tous ceux qui ont été tués en raison de leur ascendance, leur homosexualité, faiblesse ou de maladie. Nous nous souvenons de tous les assassinés, dont le droit de vivre a été refusé. Nous nous souvenons des gens qui sont morts à cause de leur conviction religieuse ou politique. Nous nous souvenons de tous ceux qui ont été victimes de la domination violente et de la mort d’innocents. Nous nous souvenons des hommes et des femmes qui ont résisté contre la tyrannie et ont sacrifié leur vie. Nous honorons tous ceux qui ont accepté la mort plutôt que la trahison de leur conscience. Nous nous souvenons des hommes et des femmes qui ont été persécutés et assassinés parce qu'ils étaient opposés à la dictature totalitaire jusqu’en 1945.25

Cette première initiative émanant de l’Etat depuis la chute du régime nazi est malmenée dès l’inauguration du lieu de mémoire. La société civile rejette, dénonce le manque de consultation publique concernant la mémoire collective. La décision de ce mémorial dépendant uniquement du gouvernement fédéral, la discussion avec la population demeure inexistante. Malgré le fait indéniable que ce monument dédié à toutes les victimes de toutes les guerres constitue un premier pas en avant de la part du gouvernement, il semble néanmoins insuffisant pour satisfaire les Berlinois. Les maladresses de symbolique du mémorial paraissent trop problématiques pour être acceptables. Après l’inauguration, les contestations se font entendre. Dans un premier temps, la piéta apparaît comme un motif trop chrétien pour représenter cette volonté universelle d’une mémoire collective globale. Il semble aussi nécessaire de préciser le curieux changement d’échelle subi par la statue, initialement conçue comme une statuette, un objet modeste. L’agrandissement ne prend pas en compte le besoin d’accentuer les détails ou d’enrichir les expressions du visage de la piéta par un nouveau travail de la matière. La piéta, l’élément ajouté par le gouvernement ne semble donc pas à la hauteur de l’ampleur de la mémoire à commémorer et y est représentée appauvrie.

25 « Die Neue Wache ist der ort der erinnerung und des gedenkens an die opfer von krieg und gewaltherrschaft Wir gedenken der volker, die durch krieg gelitten haben Wir gedenken ihrer bürger, die verfolgt wurden und ihr leben verloren Wir gedenken der gefallenen der weltkriege Wir gedenken der unschuldigen, die durich krieg und folgen des krieges in der heimat, die in gefangenschaft und bei der vertreibung ums leben gekommen sind Wir gedenken der millionen ermordeter juden Wir gedenken der ermodeten sinti und roma Wir gedenken aller, die umgebracht wurden wegen ihrer abstammung, ihrer homosexualitat oder wegen krankheit und schwäche. Wir gedenken aller ermordeten, deren recht auf leben geleucnet wurde. Wir gedenken der menschen, die sterben mussten um ihrer religiösen oder politischen überzeucung willen Wir gedenken aller, die opfer der gewaltherrschaft wurden und unschuldig den tod fanden. Wir gedenken der frauen und männer, die im widerstand gegen die gewaltherrschaft ihr leben opferten. Wir ehren alle, die eher den tod hinnahmen, als ihr gewissen zu beugen. Wir gedenken der frauen und männer, die verfolgt und ermordet wurden, weil sie sich totalitärer diktatur nach 1945 widersetzt haben.“ Plaque commémorative à l’entrée de la Neue Wache.

33


34


D’autre part, la plaque commémorative et le nom du mémorial (« de toutes les victimes de la guerre et du règne de la violence ») paraissent être le point d’orgue d’un débat davantage virulent. L’inscription gravée sur la plaque de toutes les victimes, sans hiérarchies, sans distinctions paraît aplatir la mémoire ou du moins la normaliser. Peut-on célébrer dans un même lieu les victimes et leur bourreau ? Peut-on placer côte à côte un soldat mort au combat et un enfant juif exterminé dans un camps de concentration ? La Neue-Wache, dans sa tentative d’universalité et sa volonté de satisfaire le plus grand nombre, pensant éviter les mécontentements ou les plaintes des derniers laissés-pourcompte, doit faire face à un déchaînement de critiques de l’apparente impossibilité d’inscrire ensemble toutes les victimes sans hiérarchie aucune. Enfin, La réutilisation incessante de la Neue-Wache au service des régimes en place ne peut plus légitimer la situation d’un nouveau lieu de mémoire. En effet, dans le cadre de la construction d’une nouvelle identité nationale à travers la mémoire, est-il possible d’y créer une énième accumulation? Ce lieu palimpseste, dans lequel viennent se superposer les différentes commémorations des différents régimes paraît ne plus être le monument symbolisant la construction d’une nouvelle identité. La maladresse est alors de commémorer les victimes du régime nazi, dans lequel fut célébré le régime nazi. Sans penser la ville comme tabula rasa, il faut néanmoins comprendre que la réutilisation d’un monument de l’Histoire berlinoise à des nouvelles fins identitaires est à présent impossible. La Neue-Wache est le mémorial commémorant toutes les victimes, il représente aussi ce qu’il n’est plus possible de réaliser aujourd’hui. Ce monument annonce le devoir de créer de nouveaux lieux pour commémorer de nouvelles mémoires.

2. La difficile matérialisation de la mémoire.

a. Perspektive Berlin, ouverture du débat controversé pour la mise en place d’un mémorial des Juifs d’Europe.

Il semble alors que la problématique de la spatialisation de la mémoire et tous les débats enrichissants qui en découlent sont illustrés à la perfection dans la mise en place même du projet pour la construction d’un mémorial dédié aux Juifs d’Europe. Les nombreuses polémiques qui ont été soulevées par l’idée seule d’un mémorial dans Berlin sont par ailleurs véritablement révélatrices quant au rapport que les Allemands entretiennent avec leur passé nazi et leur identité politique actuelle. S’il a été mentionné précédemment que le meilleur mémorial possible serait incarné par les questions et débats sans fin concernant la mémoire conservée au sein de la ville, le mémorial des Juifs d’Europe semble alors en être l’accomplissement. Le débat controversé concernant l’érection d’un mémorial honorant les victimes Juives de la Seconde Guerre mondiale a été ouvert par la création d’une initiative citoyenne à l’automne 1988, Perspektive Berlin. Créée par la journaliste allemande Lea Rosch et l’historien Eberhard Jäckel, cette

35



association revendique la nécessité d’un tel lieu de mémoire. Le crime a besoin de prendre place, de s’inscrire dans l’espace. La mémoire des victimes doit être visible au cœur de la ville, dans la capitale allemande qu’est Berlin. Cette revendication est née après une visite au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, révélant alors le manque à combler dans la nation allemande. L’association se fait connaître au lendemain des élections sénatoriales berlinoises par un « Appel Public » le 30 janvier 1989, jour anniversaire de la prise de pouvoir par Hitler : « Il y a cinquante ans de cela les Nazis avaient pris le pouvoir, et ils furent responsables de l’extermination des Juifs. Sur le sol allemand, il n’existe toujours pas de mémorial en souvenir de cet acte. Ce manque est une honte. Pour tout Allemand, qu’il soit de l’Est ou de l’Ouest l’érection de ce monument, doit lui apparaître comme nécessaire. »26 Cette initiative fut immédiatement soutenue par une vingtaine de personnalités du paysage politique et culturel, tel Otto Schilly, Willy Brandt, Günter Grass ; et reçu plus de 10000 signatures de soutien. Le maire de l’époque Walter Momper se dit alors favorable au lancement d’une discussion publique sur l’érection d’un mémorial à Berlin, faisant de cette association citoyenne le fer de lance du débat national.

La chute du mur de Berlin en novembre 1989 facilite nettement la mise en place concrète du projet. Perspektive Berlin sollicite alors quelques architectes pour proposer un projet d'aménagement de la Prinz-Albrecht Gelände, l’ancien siège de la Gestapo, en concurrence avec une autre association Aktives Museum Faschismus und Widerstand qui désire créer un musée du fascisme et de la résistance sur ce même site. Perspektive Berlin s’engage alors dans une campagne de communication de grande envergure pour gagner une certaine légitimité et demeurer sur le site initialement choisi pour son passé historique évident. Malgré les annonces publicitaires dans les quotidiens allemands, les campagnes de signatures auprès d’hommes et femmes politiques de Bonn et de Berlin, le soutien de Daimler-Benz et du groupe Bosch Gmbh, le Sénat décide de donner le site de l’ancien siège de la Gestapo à Aktives Museum Faschismus und Widerstand (qui devient la fondation pour la Topographie de la Terreur, existant aujourd’hui). Ce déploiement médiatique, s’il n’a pas permis au mémorial de trouver un site, démontre un soutien certain et révèle l’importance de la discussion, contribuant à faire en sorte que le projet de mémorial national pour les Juifs victimes de l’Holocauste devienne un projet d’envergure national. Le programme de ce mémorial est défini en avril 1991 par Haral Szeeman, un historien de l’art de nationalité Suisse, sur demande de Perpektive Berlin. La mise en fome doit être un concept intégratif mêlant documentation, statistiques, objets historiques ayant pour fonction de former un tout. Un monument « actif », lieu de l’expérience, exploité sur et sous terre.

Il semble qu’une des plus grandes polémiques soulevées par la mise en place du projet soit vraisemblablement la nature restrictive ou du moins hiérarchique des victimes représentées. Pourquoi le mémorial ne commémore-t’il que les victimes juives ? Est-ce une injure aux autres victimes du régime nazi ? Que fait-on alors des tziganes, des homosexuels ? Où seront-ils représentés dans la ville ? Les historiens Christian Meier et Reinhart Koselleck prennent cette sélection comme une provocation, et 26 . SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.114

37


38


interpellent en exprimant l’idée que la hiérarchisation des victimes ne reste rien de moins qu’une pure logique nazie. Dans l’espoir d’une réconciliation possible entre les différentes victimes, le chancelier était partisan d’un monument national dont l’objectif serait d’honorer tous les morts, les victimes contre mais aussi pour le régime national-socialiste. Cette première forme de normalisation du passé a bien évidemment rencontré de nombreux obstacles faisant avorter le projet, faisant étrangement écho à la Neue-Wache.

Le débat s’introduit enfin dans la sphère politique en 1992. Le Sénat soutient l’initiative Perspektive Berlin et le gouvernement fédéral et le Land décident de prendre en charge la moitié des frais. Le ministre de l’intérieur met aussi provisoirement fin à la dispute sur la hiérarchisation des victimes à honorer en convenant de l’érection d’autres mémoriaux en souvenir des autres groupes de victimes de la barbarie nazie dans un second temps. Il est ainsi possible aujourd’hui d’apercevoir le Mémorial des homosexuels à deux pas de celui des Juifs d’Europe, Celui des Sinti et Roma près de la porte de Brandebourg. Ce choix des victimes représentées par le monument national est perçu malgré tout comme une proposition d’une vision de l’histoire, une véritable instrumentalisation de la mémoire au profit de la politique actuelle. Entre 1993 et 1994, une exposition est consacrée aux monuments commémoratifs et sera diffusée à Munich, Washington et Berlin. Les questions sur la réalisation ou la nature même du monument commencent à se faire entendre. Des colloques internationaux se mettent alors en place à Berlin, regroupant des intellectuels afin de débattre de l’éternel sens à donner au mémorial. Le mémorial se confronte violemment à la difficulté presque insurmontable à entretenir sereinement le souvenir. « Le mémorial doit être là pour consacrer l’intégration, ou du moins lutter contre l’évacuation de la mémoire »27 énonce l’historienne Irène Kruze.

Le mémorial des Juifs d’Europe comme monument à échelle nationale est une forme de récupération de la fonction légitimatrice du monument traditionnel et dans ce dessein, nécessitant de faire l’unanimité, et anticipant tous les risques et contraintes qui peuvent découler de ce consensus. La redéfinition du monument commémoratif à travers les débats lancés par les colloques internationaux participe au renouvellement de la culture du monument en Allemagne. Les débats soulevés restent en suspens. S’il est possible de se demander en quoi l’esthétisation de la représentation du génocide peut être une manière de banaliser le crime, peut-être est-il nécessaire de s’interroger sur la forme à adopter, la véritable spatialisation d’une mémoire allemande douloureuse. L’exposition, les colloques internationaux, questionnements et polémiques soulevés révèlent finalement l’urgence et l’inévitable nécessité pour l’ensemble des Allemands de questionner perpétuellement le rôle politique et moral de Berlin par rapport au passé de leur pays.

27

KRUZE Irène, Le mémorial de l’holocauste de Berlin, Le Vingtième Siècle, Revue d’histoire n°67, juillet-septembre 2000, p.25.

39


Pr oj etdeChr i s t i neJacobMar ks

phot .G端nt erSchl us che,1999.ht t p: / / www. hgbl ei pz i g. de/ mahnmal / denk 01. ht ml

Pr oj etdeUnger s

phot .G端nt erSchl us che,1999.ht t p: / / www. hgbl ei pz i g. de/ mahnmal / denk 01. ht ml

Pr oj etdeWei nmi l l er

phot .G端nt erSchl us che,1999ht t p: / / www. hgbl ei pz i g. de/ mahnmal / denk 01. ht ml


b. L’aboutissement difficile du mémorial à travers les projets proposés.

Une fois les débats lancés sur le sens d’un mémorial à échelle nationale dédiés aux Juifs d’Europe et les inquiétudes quant à la possible banalisation des crimes commis par l’esthétisation, l’aboutissement formel tente d’y apporter certaines réponses. Le mémorial est Mahnmal28, La forme potentielle du mémorial se décline en plusieurs projets proposés dans le cadre de deux concours. Le site, un terrain laissé à l’abandon après 1945, près de la porte de Brandebourg, bordé à l’ouest du parc Tiergarten représente par ses dimensions un défi redoutable à relever. L’auteur allemand Martin Walser craint que ce monument ne soit comme « un cauchemar de la taille d’un terrain de football 29», dénonçant «l'instrumentalisation de notre honte à des buts contemporains»30. 20000 mètres carrés sont malgré tout prêts à recevoir ce que doit être le futur mémorial de l’Holocauste. Le premier concours lancé en 1995 retient 500 projets. Le jury est représenté par de nombreuses personnalités : les historiens de l’art Werner Hofmann et James E. Young, l’auteur Martin Walser, et le journaliste et critique Heinrich Wefing. Il paraît intéressant de décrire deux des projets retenus pour comprendre les interprétations des enjeux du concours et les querelles à propos de la spatialisation de la mémoire. Le projet de l’artiste Christine Jacob Marks avait pour principe une stèle de béton trapézoïdale de 100x100m, sur laquelle seraient gravés les noms des victimes. Sur cette plaque seraient dressés 18 tas de trumeaux rapportés de Massada, région symbolique de la persécution des Juifs et de leur résistance face à l’envahisseur. Massada est une ville où les Hébreux furent (dans l’actuel Israël) assiégés par les Romains au 1er siècle après Jésus Christ. Les Hébreux préférèrent se suicider plutôt que de rendre leur citadelle. Seuls 100000 noms seraient tout d’abord gravés puis grâce aux dons des visiteurs, l’ensemble des noms des victimes y figurerait. La réflexion de l’artiste était de rendre aux victimes leurs noms, revendiquant son projet comme un objet vivant, sorte de « work in progress » de la mémoire participative. Dans une autre variation, le projet de Ungers représente une plate-forme quadratique de 85x85m vide en son cœur, reposant sur des socles en béton. Les noms des 18 camps de concentration y seraient gravés tout autour. De plus, les rails, symbole de la déportation s’y intègreraient. Les rayons du soleil projetteraient les noms des 18 camps inscrivant une ombre négative sur le sol de la capitale. Le jury déclare les deux projets comme finalistes, preuve de l’incapacité à trouver un discours unificateur concernant la question de la matérialisation de l’Holocauste. Une fois le projet Jacob Marks sélectionné, le Chancelier Helmut Kohl utilise son veto, jugeant le projet trop ambitieux et indélicat (comparer le suicide avec l’extermination nazie) pour être intégré dans le centre de Berlin, aussi bien dans un souci d’intégration urbaine que politique ou culturelle. Le projet avorte pour certaines raisons politiques, notamment pour cause de non réélection du Chancelier Kohl. Une polémique explose lorsque Martin Walser provoque cet avortement, soutenant l’idée que trop d’argent a déjà été dépensé sur le sujet. Accusé d’antisémitisme par la communauté juive, 28

un monument « avertissement » MILLOT Lorraine, De l'étranger : Martin Walser contre le souvenir, http://www.liberation.fr/livres/0109259996-de-l-etrangermartin-walser-contre-le-souvenir 30 idem 29

41


projet Warum de Jochen Gerz pour le concours de 1997 in Germany’s holocaust memorial problem, James E. Young, p.207

projet Steinatem de Libeskind pour le concours de 1997 in Germany’s holocaust memorial problem, James E. Young, p.208


il remet le projet d’actualité, le gouvernement voulant canaliser les colères. Un deuxième concours naît, avec d’avantage de réglementations. le jury est composé de représentants de l’Etat, d’historiens de l’art, et d’architectes. Une ultime séance de débat est mise en place le 10 janvier 1997 afin de préciser les attentes du jury concernant la formalisation du mémorial. L’objectif est alors de contrecarrer l’asymétrie entre la bonne mémoire des victimes et la mauvaise mémoire des coupables, d’être en nette opposition avec le devoir de mémoire abordé par la Neue Wache. Il est par exemple précisé, par rapport aux problèmes d’implantation sur le site, que la dimension n’est pas une donnée absolue, mais que la question de l’échelle par rapport à la structure urbaine reste plus importante. Deux autres points apparaissent essentiels : « 1.2 With the memorial we intend to honor the murdered victims, keep alive the memory of these inconceivable events in German history, admonish all future generations never again to violate human rights, to defend the democratic constitutional state at all times, to secure equality before the law for all people and to resist all forms of dictatorship and regimes based on violence. 1.3 The memorial will be a central monument and place of remembrance, connected to other memorial centers and institutions within and beyond Berlin. It cannot be replace the historical sites of terror where atrocities were committed. »31

La formalisation du mémorial doit donc honorer les victimes assassinées, garder vivante la mémoire des inconcevables évènements de l’Histoire allemande et avertir les générations futures de ne plus jamais violer les droits humains, de défendre la démocratie et d’assurer l’égalité pour tous devant la loi et de résister à toutes formes de dictature et régimes basés sur la violence. La centralité du monument met en valeur l’importance de la mémoire qu’il illustre. Les membres du jury sont davantage défenseurs d’une représentation, formalisation abstraite et de l’ouverture concernant les signes (anticipant les projets trop ambigus ou lourds de sens comme dans le cas précédent). Les résultats du concours ont révélé plusieurs tentatives de mettre en lumière le sens au détriment de la forme. Tel est l’exemple de Richard Schröder, théologien social-démocrate, qui propose un monument sur lequel serait gravé « ne massacre point » en hébreu. Jochen Gerz, penseur du mouvement des contre-monuments 32 des années 80, tente un projet représentant une place où se dressent des mâts porteurs de l’inscription « Pourquoi ? » dans les langues des pays touchés par le génocide, et invite les visiteurs à prendre position sur le génocide. Leurs avis seraient ensuite gravés sur la surface de la place. Ces projets ne correspondent alors pas aux recommandations des membres du jury quant à la représentation abstraite de l’Holocauste : « Les monuments incarnent un impératif culturel par des moyens d’expression limités. Cet impératif est – Tu n’oublieras pas ! – Ils sont extérieurement et intérieurement des marqueurs de l’identité culturelle et politique ; et par conséquent utilisés lors de rites commémoratifs dans le cadre de la diplomatie

31 32

Extraits de l’intitulé du second concours sur le site officiel du mémorial www.stiftung-denkmal.de Traduction française du mot Allemand « Gegen Denkmal »

43



internationale. Ce que l’on est en mesure d’espérer de ce lieu est qu’il remplisse une fonction pédagogique, qu’il provoque plus encore que la stimulation ; l’irritation de la mémoire. »33

c. Eisenman I, Eisenman II, Eisenman III, « the Silence of Excess 34».

Le nouveau concours, dans l’écriture plus précise de son cahier des charges, tente d’orienter les artistes à propos des enjeux de la spatialisation du devoir de mémoire : « Les mémoriaux incarnent l’expérience, l’auto-idéalisation, les nécessités politiques et les traditions culturelles d’une nation. Pour ces raisons, les formes qu’ont ces mémoriaux des Etats-unis, de Pologne, d’Israël et des Pays-Bas se distinguent les uns des autres et se distingueront aussi des mémoriaux allemands.(…)Grâce à ce mémorial, l’Allemagne d’aujourd’hui commémore les victimes, les actes, la perte immense et irréparable, le néant existant, qu’elle a laissé derrière elle sur le continent.(…)Le mémorial devra fonctionner sur le mode de la réception contemplative et émotive auprès du visiteur. »35

Les propositions se font nombreuses et variées : L’artiste Dani Karavan (actuel créateur du mémorial des Sinti et Roma de Berlin) et Gesie Weinmiller conçoivent ce lieu sous la forme d’une étoile de David ; Le duo Zvi Hecker et Eyal Weinzman proposent une sorte de livre dont les pages sont déchirées ; Rebecca Horn, imagine une place quadratique, une clairière entourée de plusieurs rangées d’arbres, avec en son centre une pierre tombale agrémentée d’un mât de 27m. Libeskind crée un projet intitulé « Steinatem », sur le thème des stèles, faisant largement écho au projet Field of Memory, de Peter Eisenman et Richard Serra. C’est ce dernier qui est retenu par le public et gagne le concourt du nouveau mémorial des Juifs assassinés d’Europe.

Le projet d’Eisenman, à l’image de la difficulté de spatialiser une telle mémoire, a été décliné, enrichi, repensé en trois propositions, dont on comprend l’évolution vers une intégration urbaine plus douce. Initialement, Eisenman I représente un projet radical de 4000 stèles. Serra dessine une topographie différente des stèles au sol, créant un espace sans repères, sans aucune stabilité. La radicalité de ce projet est alors nuancée par les problèmes d’accessibilité et de volonté didactique que le programme contraint. Le jury exprime la volonté d’avoir, au-delà du monument commémoratif, un musée ou centre d’information qui accueilleraient les fonds d’entretiens des survivants de l’Holocauste réalisés par la fondation Steven Spielberg. Richard Sera démissionne lorsque le projet s’oriente vers un espace visitable, praticable à l’échelle urbaine. En effet, Eisenman II représente chacune des stèles comme une ombre portée de l’Holocauste dans ce jardin que le promeneur explore sans que le moment ne soit toutefois concrètement représenté, et y intègre l’ajout d’un musée tout le long du champ afin de

33

STAVGINSKI in SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.125. 34 in RAUTERBERG Hanno , Holocaust Memorial Berlin : Eisenman Architects, éd. Lars Müller Publishers, 2005 35 Nouveau cahier des charges, SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p. 104

45


COUPES.

i nRAUTERBERGHanno,Hol ocaus tMemor i al Ber l i n:Ei s enmanAr chi t ect s ,éd.Lar sMül l erPubl i s her s ,2005.


répondre aux nouvelles attentes. Eisenman III est un projet adapté, à l’environnement proche, à la necessité d ‘accueillir les touristes, et l’infrastructure nécessaire qui en découle. La moitié des stèles prévues dans la première proposition se transforme en arrêt de bus, trottoirs, restaurants. Il ne reste alors d’Eisenman I que 2400 stèles et un centre d’information au sous-sol. L’ajout de ce centre d’information modifie quelque peu les intentions premières du projet d’Eisenman, évoluant dans une certaine pureté, et n’est pas reçu par les Allemands avec l’engouement espéré. Le caractère hybride de la programmation du mémorial s’intensifie, et la définition de ce lieu est interrogée. Est-ce un musée ? Un cimetière ? Un mémorial ? Par exemple, Volker Beeck, homme politique du Parti des Verts allemand exprime ses doutes sur l’existence du centre d’information sur le site du mémorial. Même si l’esprit didactique semble irréversible, il semble néanmoins en affaiblir l’esthétique architecturale et programmatique. De nombreux détracteurs, dont Martin Walser, définissent ce monument comme « la monumentalisation de la honte »36. D’autres personnalités s’expriment sur leur mécontentement concernant l’érection de ce mémorial, comme le romancier hongrois Gyorgÿ Konrad qui lance une pétition « Gegen-Holocaust-Mahnmal » signée par 19 personnalités dont l’écrivain Günter Grass, Walter Jens, et l’historien Reinhart Koselleck.

La première pierre est posée le 27 janvier 1999, et l’inauguration du mémorial organisée six ans plus tard. Le chantier et la concrétisation de ce projet rencontre aussi de nombreuses difficultés. Des manifestations contre son érection sont organisées. Une affiche géante pour la campagne de fonds du mémorial a été détournée, dénonçant le négationnisme de ces propos. Le second degré de « L’holocauste n’a jamais eu lieu » a été jugé trop ambigu pour être acceptable. Le chantier est mis en pause plusieurs années après une polémique supplémentaire. L’entreprise fournissant les surfaces anti graffiti n’est autre que Degussa, fournisseur du gaz toxique « Zyblon B » utilisé à Auschwitz. L’entreprise se défend en affirmant son soutien financier concernant la recherche pour la matérialisation d’un monument à la mémoire des victimes de l’Holocaust, revendiquant un changement politique et idéologique. Le passé troublant de l’Allemagne et de son économie refait surface et la volonté d’ériger ce mémorial se confronte à des problèmes éthiques inattendus mais vraisemblablement inévitable. Le monument encore aujourd’hui alimente les critiques et débats sur sa spatialisation. De nombreux intellectuels dénoncent l’existence même d’un tel monument, comme l’auteur Adolf Muschg : « ce monument c’est aussi involontairement un monument à la violence. C’est contre la violence passée, mais c’est aussi un immense acte de violence de poser cet espace brutal dans un tel contexte. Ce monument semble exprimer : « regardez autour de nous, nous sommes les seuls au monde à avoir honte à ce point »37.

36 BLACKWOOD Michael, Peter Eisenman : Building Germany’s Holocaust Memorial, Michael Blackwood Productions, New York, 2005, Anglais, 59 min. 37 BLACKWOOD Michael, Peter Eisenman : Building Germany’s Holocaust Memorial, Michael Blackwood Productions, New York, 2005, Anglais, 59 min.

47


48


3. Le Gegen-Denkmal comme architecture mémorielle autre.

a. Vers une esthétisation de la mémoire.

Les détracteurs du mémorial des Juifs assassinés d’Europe dénoncent l’esthétisation de la mémoire au profit d’une politique en place. Les intellectuels allemands contre la mise en place du lieu de mémoire reprochent une mémoire aseptisée, rendue supportable pour qu’elle puisse être oubliée. La revendication d’une tendance reflétant la société actuelle, exprime l’aseptisation de la mémoire pour tendre vers une réelle esthétisation. Ce principe semble négatif, anéantir la mémoire que l’on commémore. Mais de quelle manière serait-il possible de rendre au mieux l’horreur de la réalité vécue sous des formes géométriques et abstraites ? L’écrivain allemand Martin Walser, premier détracteur du mémorial des Juifs assassinés d’Europe, lorsqu’il publie Auschwitz ne peut pas devenir une menace de pure routine dans le journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung le 12 octobre 1998 accuse et dénonce l’instrumentalisation de la mémoire et son esthétisation par la politique allemande en générale : « Personne n’ignore notre fardeau historique, cet opprobre ancré à jamais. Pas un jour sans qu’on nous en fasse le reproche. […] Je n’ai jamais pensé qu’il était possible de quitter le banc des accusés. […] Mais quand chaque jour dans les médias on me reproche ce passé, je sens que quelque chose en moi se hérisse contre cette mise en scène permanente de notre honte. Au lieu d’être reconnaissant pour cette mise en scène,je me prends à détourner mon regard, j’essaye d’examiner la raison de ces reproches récurrents ; et je suis presque heureux, quand je crois pouvoir déceler qu’il s’agit le plus souvent non pas de la mémoire et de l’interdiction d’oublier, mais de l’instrumentalisation de notre honte à des fins actuelles. À des fins certes excellentes et honorables. Mais cela reste malgré tout une instrumentalisation. […] Auschwitz ne peut pas devenir une menace de pure routine, un moyen d’intimidation utilisable à tout moment, une morale rentrée à coups de massue, ou encore un exercice obligé.» Le mémorial d’Eisenman n’est pas le seul à subir ces dénonciations et révéler le problème sousjacent d’une spatialisation de la mémoire par un monument. Le mémorial du mur de Berlin est également controversé. La présence du mur n’a pas été suffisante pour témoigner du passé, le mur doit être œuvre d’art, pour que ce soit plus tolérable. Le projet du « mur rouillé » est choisi en 1997 mais le problème de l’authenticité de la mémoire se pose lorsqu’une partie du mur est reconstruite pour faire plus « vraie ». L’ajout d’un mur non original pour que l’originalité et l’authenticité du site soient intactes paraît totalement paradoxal mais une réalité à avouer. Au-delà de l’esthétisation de la mémoire, son authenticité aussi est en jeu dans la construction d’un lieu de mémoire, et il semble que Berlin, dans son processus de reconstruction doit faire face aux détournement d’une mémoire véritablement retransmise. La notion d’ « esthétisation » est développée par Walter Benjamin pour analyser la politique nazie. « la conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. A cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond la violence

49


50


subie par un appareillage mis au service de la production des valeurs culturelles » 38. Le fascisme et sa politique ont orienté le peuple allemand dans l’esthétique de son quotidien : vivre esthétiquement par les mythes, les images, les symboles la dérive vers la mort. Par cette analyse, Benjamin dénonce le processus de transfert de l’activité politique sur les plans sensibles et émotionnels. Cette esthétisation du souvenir dépasse le souvenir de l’événement ou de l’acte en lui-même pour en créer une forme nouvelle. Même si l’esthétisation de la politique du régime nazi n’est plus revendiquée comme telle après 1945, l’Allemagne et la mise en scène de sa mémoire, si elle veut pouvoir se reconstruire et laisser derrière elle son passé tumultueux, doit pouvoir honorer la mémoire et commémorer les victimes autrement. Les signes, symboles, formes imagées directement intelligibles ne peuvent plus exister dans les mémoriaux actuels. C’est pourquoi l’œuvre d’art ne peut être pensée en tant qu’objet. La responsabilité historique ne peut être donnée ou ordonnée à l’observateur ou au visiteur par le geste autoritaire du monument.

L’esthétisation de la mémoire est une des grandes dénonciations d’un courant artistique et architectural allemand des années 80, le Gegen Denkmal. C‘est pourquoi avant d’analyser le concept de Gegen Denkmal ou Anti Denkmal, soit les contre-monuments, il faut expliquer la raison de leur émergence. Comment la revendication de la négation du monument ou lieu de mémoire peut exister dans un pays considéré meurtri par la guerre, dont son histoire doit être révélée par l’architecture mémorielle? Il semble impossible de comprendre la légitimité de ces monuments « invisibles » sans analyser ce contre quoi ils s’affirment. Qu’est ce que le contre monument dénonce de l’architecture mémorielle traditionnelle ? La réponse semble être la normalisation du passé à travers l’esthétisation de la mémoire. Le Gegen Denkmal se révèle alors comme la distance qui se crée entre le mémorial et l’observateur, entre le souvenir propre de l’individu et ce que le mémorial provoque en son esprit, son cœur et sa conscience. Le mémorial doit témoigner du passé sans raviver la douleur. Ce que Martin Walser dénonce du mémorial d’Eisenman, cette esthétisation de la mémoire et du passé, est aussi la revendication des artistes tels que Jochen Gerz ou Micha Ullman dans leur GegenDenkmal. Pourtant, Si on analyse leur projet et celui de Peter Eisenman, l’idéal d’une mémoire suggérée par une architecture mémorielle comme expérience fait du mémorial des Juifs assassinés d’Europe un véritable contre-monument. Le mémorial d’Eisenman est-il la forme contemporaine d’un monument traditionnel ou revendique t-il son affiliation aux Gegen-Denkmal ?

b. Gegen-Denkmal , Anti-Denkmal, Les contre monuments.

Tous les débats alimentés par la construction du mémorial d’Eisenman sont l’héritage culturel du monument allemand. Il est ainsi possible de faire le lien entre ce dernier et les monuments créés par des

38 BENJAMIN Walter, « Epilogue » in L'oeuvre d'art à l'époque de la reproductibilité technique, 1936, petite collection aux éditions Allia, novembre 2009, p.74.

51


Monumenti nv i s i bl e,Saar br 端cken,1993,JochenGer z .

YOUNG,J amesE. ,TheTex t ur eofMemor y :Hol ocaus tMemor i al sand Meani ng,Yal eUni v er s i t yPr es s ,1993,p. 33


artistes des années 80 apparaissant comme pionniers dans leur volonté de penser le monument autrement. Penser le monument autrement c’est tout d’abord introduire cette notion de commémoration des victimes des crimes commis par la nation même. C’est donc dans les années 1980 qu’une nouvelle génération d’artistes naît. La critique qu’ils énoncent est influencée par la pensée de certains historiens. Magrit Kahl, Micha Ullman, Norbert Radermacher, Alfred Hrdlicka et Jochen et Esther Gerz ne veulent plus concevoir un monument sur un piédestal. Le monument ne doit plus orienter le spectateur, ne doit plus lui ordonner ce qu’il doit penser de l’objet que le monument commémore. Ces artistes sont contre cette normalisation du passé développée précédemment : l’influence de la politique sur le mémorial orientant totalement la vision du passé représentée. Leurs monuments sont donc ainsi nommés des AntiDenkmal, se positionnant paradoxalement comme la contradiction, la négation même du monument traditionnel. Il apparaît donc que la première réelle rupture dans l’histoire du monument allemand par rapport à sa conception traditionnelle soit effectuée par ce mouvement, influençant bien évidemment les générations futures dans leur conception de lieux de mémoire. ”its aim is not to console but provoke, not to remain fixed but to change, not to everlasting but to disappear, not to be ignored by passersby but to demand interaction, not to remain pristine but to invite its own violation and desanctification, not to accept graciously the burden of memory”39

Le principe du Gegen-Denkmal, ou contre monument est de prendre le contre pied absolu de la représentation du monument traditionnel. L’objectif premier étant de réduire au minimum tout support visuel. La mémoire ne devrait être représentée que dans les esprits. Le monument contre le fascisme, ou 2146 pierres, un monument contre le racisme, créé en 1987 à Hambourg par les Gerz en est la parfaite démonstration. Les étudiants de Gerz ont décroché un à un les pavés du sol de la place du château de Saarebruck, investi par la Gestapo durant la guerre. Sur chaque pavé est inscrit le nom d’un cimetière juif puis les pavés sont reposés à leur place, l’inscription contre terre. Le monument créé est alors invisible. Le devoir de commémoration n’aveugle pas le visiteur. La mémoire universelle est renvoyée à la conscience individuelle de chacun des passants. Le passant sait ce que signifie marcher sur cette place, sur ces pavés, mais rien ne lui est représenté. C’est à lui de se créer sa propre représentation de la mémoire. « Les espaces de vide de ces monuments négatifs de Gerz ne renvoient pas seulement à des césures et pertes historiques ; ils délèguent de nouveau directement aux visiteurs la mission du devoir de mémoire et de l'action justifiée par la morale 40» énonce Paul Sigel. Le monument négatif, dans sa définition même se refuse à interpréter l’histoire. Un autre monument, invisible, créé par les Gerz en 1986 dans le centre commercial piétonnier de Hambourg, est condamné à disparaître. Un pilier noir, érigé contre le fascisme et pour la paix, permet à tous les citoyens du monde d’y graver leurs pensées sur la mémoire à commémorer. Leurs messages et le monument s’enfoncent dans le sol jusqu’à la disparition totale en 1991. Seule la dernière face reste 39 40

YOUNG, James E., The Texture of Memory: Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press, 1993, p.30 SIGEL Paul, Goethe-Institut e.V., rédaction en ligne, Novembre 2005, http://www.goethe.de/kue/arc/dos/dos/zdk/fr204638.htm

53



présente sur le sol du centre commercial, dernier témoignage du monument commémoratif. Les messages sont soufflés aux oreilles des visiteurs, mais ne leur sont pas représentés. C’est à eux de se créer leur propre représentation de la mémoire. La volonté première des artistes et architectes des Gengen-Denkmal est que le monument renvoie à la mémoire sans pour autant usurper le désir de commémoration de la communauté. Le meilleur monument serait selon Gerz l’absence totale de monument, que seule ne persiste que la mémoire. “We will one day reach the point where anti-facist memorials will no longer be necessary, when vigilance will be kept alive by the invisible pictures of remembrance41” Jochen Gerz.

Les contre-monuments sont l’expérimentation d’une mémoire collective individualisée, revendiquant leur différence par rapport à la manière dont la mémoire est révélée par la Neue Wache. Le monument comme expérience est aussi une des notions revendiquées par Eisenman concernant le mémorial des Juifs d’Europe à Berlin. L’architecture comme expérience semble être le lien véritablement existant entre les contre-monuments allemands, Gegen-Denkmal et le mémorial d’Eisenman.

c. Le mémorial d’Eisenman, Anti Denkmal, Gegen-Denkmal ? Au-delà de la description architecturale du mémorial dessiné par Peter Eisenman, il semble important d’en ériger les principes conceptuels qui le définiraient alors dans la droite lignée des contremonuments. Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe reflète, selon les propos de l’architecte recueillis par Michael Blackwood42, l’insuffisance de sa présence et le perpétuel débat de sa matérialisation. Ce mémorial n’est pas seulement un lieu permettant de commémorer les morts, mais aussi de méditer sur l’absence et le vide. L’absence de traces dans le site même sur lequel il est implanté, le vide laissé par les milliers de victimes de l’Holocauste. Les stèles irrégulières, non parallèles, portent en elles-mêmes le devoir de commémoration, comme la matérialisation des disparus. Ce véritable champ produit incontestablement une atmosphère de malaise et de confusion voulue par l’architecte. Témoin d’un système supposé ordonné qui a perdu le contact avec la raison humaine, le mémorial est bien localisable dans la ville, mais ne se trouve dans ni dans l’espace urbain quotidien, ni dans les vestiges d’une ville historique, mais peut être alors dans ses deux unités spatiotemporelles, existant pour lier le présent au passé, les morts aux vivants. Selon les propos de l’architecte, la première condition de ce travail n’est pas ce qui est vu mais ce qui est ressenti. L’expérience du lieu de mémoire doit être tactile, au-delà de toute révélation architecturale. Aucune présence métaphysique n’est sollicitée, Peter Eisenman se défendant de toutes connotations iconographiques significatives, symboliques tentant de réduire son

41

YOUNG, James E., The Texture of Memory: Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press, 1993, p.32. BLACKWOOD Michael, Peter Eisenman : Building Germany’s Holocaust Memorial, Michael Blackwood Productions, New York, 2005, Anglais, 59 min.(document audiovisuel) 42

55


56


travail à sa présence pure. Il exprime dans Silence of Excess43, un texte présent dans la publication officielle de son projet de mémorial, ce que représente l’essence même de l’architecture selon lui et la manière dont il a voulu spatialiser sa vision de la discipline dans ce dernier travail. Sa pensée est introduite par la pensée d’un autre, “the Viennese architect Adolf Loos said that architecture was a question of monuments and graves”44. L’architecture comme architecture mémorielle indispensable à l’identité d’un espace urbain résonne dans la conception même du monument. « Par le sujet que le monument révèle, la sérénité et le silence perçus de la rue sont rompus par une densité interne et claustrophobique ne lui conférant guère de répit, enveloppant le visiteur qui pénètre dans le champ. L'expérience d'être présent dans la présence, sans les marqueurs conventionnels d'une expérience, d'être potentiellement perdu dans l'espace, d'une immatérielle matérialité : voici les incertitudes du mémorial, dans son excès, dans l'excès d'une raison devenue folle, alors un tel monument devient un Mahnmal, non pour être jugé sur sa signification ou son esthétique, mais par l'impossibilité de son propre succès. »45 Le lieu de mémoire convoque les sens, les émotions. Il contraint le corps dans un rapport brutal avec l’histoire, la mémoire, et donc ici la mort. Le corps et l’esprit sont mis en résonance. Le corps est contraint volontairement pour une expérience éphémère sensorielle. Son architecture n'est pas seulement faite de béton, mais son essence est exprimée par une réflexion, des émotions. L’architecture devient alors expérience. Ce rapport de l’espace au corps dans un temps suspendu par la mémoire collective, cette convocation des sens pour une expérience architecturale éphémère dessine un héritage avec le Gegen Denkmal ou Anti Denkmal. En effet il existe entre ces monuments la même perspective temporaire, et la volonté de permettre au plus grand nombre d’y associer un sens. Le mémorial d’Eisenman obéit aux principes d’expérience individuelle et d’implication personnelle pour une mémoire collective enrichie. Or, les contre-monuments sont l’expérimentation d’une mémoire collective individualisée L’architecture mémorielle semble être le véritable lien existant entre ces contre-monuments allemands des années 1980 et ce dernier lieu de mémoire. Eisenman ne réduit pas les visiteurs du mémorial à des spectateurs passifs. Si Eisenman présente son œuvre comme un lieu du rien, un mémorial pour lequel se pose la question du pourquoi (il existe), son architecture ne peut être cependant qualifiée d’invisible comme l’ont été et le sont aujourd’hui les Anti-Denkmal. Il semblerait alors qu’au-delà

43

RAUTERBERG Hanno , « The Silence of Excess », Holocaust Memorial Berlin : Eisenman Architects, éd. Lars Müller Publishers, 2005. 44 RAUTERBERG Hanno , « The Silence of Excess », Holocaust Memorial Berlin : Eisenman Architects, éd. Lars Müller Publishers, 2005. 45 “Because of its subject, the serenity and silence perceived from the street are broken by an internal claustrophobic density that gives little relief as it envelops the visitor who enters the field. The experience of being present in presence, of being without the conventional markers of experience, of being potentially lost in space, of an un-material materiality: that is the memorial’s uncertainty, in its excess, in the excess of a reason gone mad, then such a work become a warning, a mahnmal, not to be judged on its meaning or its aesthetic but on the impossibility of its own success.” BLACKWOOD Michael, Peter Eisenman : Building Germany’s Holocaust Memorial, Michael Blackwood Productions, New York, 2005, Anglais, 59 min.(document audiovisuel)

57


58


des principes conceptuels, l’architecture d’Eisenman demeure un lieu que l’on doit voir, dans lequel on doit pénétrer, et où, donc, la question de la mémoire à commémorer ordonnée se pose.

Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe semble être véritablement héritier d’une histoire du monument allemand complexe et riche, entre revendication d’une mémoire collective et proposition d’une architecture mémorielle comme expérimentation individuelle. Si l’intégration du mémorial en tant qu’ancrage dans une histoire du monument allemand semble réussie, son intégration urbaine paraît davantage problématique. La remise en question de son implantation dans le centre de Berlin génère alors la dénonciation même de sa présence, alors défendue dans la ville par la présence des autres lieux de mémoire.

59


Si t uat i onur bai nedumémor i al

i nKRUZE,I r ène,Lemémor i al del ’ hol ocaus t edeBer l i n,LeVi ngt i èmeSi ècl e,Rev ued’ hi s t oi r en° 67,j ui l l et s ept embr e2000,pp.2132


II. VERS UNE INTEGRATION URBAINE DE LA MEMOIRE.

Le site sélectionné pour accueillir le mémorial est au cœur de Berlin, au centre de la vie politique, culturelle et économique de la ville. Cependant, certains membres du jury du concours contestent, par son implantation, l’objet même de son édification. Par sa centralité se déclinent des questionnements sur les autres lieux de mémoire présents sur le territoire berlinois et allemand, et l’ambivalence de sa présence, annulant ou convoquant les mémoires environnantes. Les différentes échelles mémorielles se confrontent, faisant apparaître le mémorial d’Eisenman comme le point de rencontre d’un parcours mémoriel, redéfinissant la complémentarité qu’il exerce au sein des autres lieux, camps ou monuments aux morts de la ville.

1. Quelle intégration du mémorial au site, du site à la ville? a. Situation urbaine.

La recherche d’un site dans Berlin pour recevoir ce lieu de mémoire ne fut pas chose aisée. Initialement, le choix des créateurs de Perspektive Berlin se porta sur la Prinz-Albrecht Gelände, l’ancien site de la Gestapo. Sa centralité, son histoire semblait réunir les conditions parfaites pour accueillir le recueillement et la commémoration. L’association fit appel à quelques architectes pour concevoir le mémorial à cet emplacement précis. Ce projet parut davantage réalisable après la chute du mur de Berlin et sa réunification à partir de novembre 1989. Mais l’on projetait sur le site de l’ancien siège de la Gestapo d’autres espoirs. De nombreuses associations étaient en concurrence avec Perspektive Berlin, toutes y projetant un lieu de mémoire à échelle nationale, étant donnée l’importante symbolique du site. Le Sénat céda le site à l’association Aktives Museum Faschismus und Widerstand qui installa à partir de 1990 la Topographie de la Terreur, un centre de documentation et une exposition sur les crimes nazis et le rôle de la police secrète pendant cette période.

Le site actuel du mémorial fut donc choisi dans un second temps. Toujours dans une certaine centralité berlinoise, le site fait partie d’un quartier économiquement et socialement riche, plus précisément l’actuel quartier gouvernemental, bordé par l’ambassade américaine, de beaux immeubles de logements, de l’école des Beaux Arts. Sa position permet de jouer un rôle dans la reconstitution du

61


62


centre de Berlin. Représentant le centre de la capitale réunifiée, le lieu de mémoire est situé sur une trajectoire allant de l’Alexanderplatz à la Siegessaüle, de la place centrale de Berlin-Est au monument en souvenir de la victoire de la guerre de 1870. Au cœur des institutions politiques, à proximité des ministères, d’autres nombreuses ambassades et notamment du Reichtag ; Le mémorial est surtout situé sur un parcours que chaque touriste emprunte pour visiter le Reichtag et sa coupole. À pied, il semble inévitable de l’apercevoir si l’on va de la porte de Brandebourg à la Postdamer Platz, le mémorial se situant à mi-chemin de ses deux institutions berlinoises. Le site du mémorial paraît donc extrêmement propice à un rayonnement central et national de la popularité du mémorial des Juifs assassinés d’Europe.

Le site fut auparavant un parc où il n’y eut jamais de bâtiments, appartenant aux palais des familles de la notabilité prussienne, frontière avec la vieille ville de Berlin comme la porte de Brandebourg toute proche. De l’autre côté était installé le territoire de chasse pour le roi de Prusse. Les familles nobles ont ensuite vendu leurs palais à l’Etat, et le parc est devenu celui des ministères. Le parc n’était pas un espace public, les Berlinois n’ayant pas le droit de se promener dans ses jardins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le bunker d’Hitler est installé pendant le régime nazi sous terre, à quelques centaines de mètres du site, près de la rue Voßstraße. C’est ici qu’il déclara peu avant son suicide en 1945 « Grâce au nazisme, l’Humanité me sera éternellement reconnaissante d’avoir éliminé les Juifs d’Allemagne et d’Europe centrale »46. Se trouve également le bunker de Goebbels, le ministre de la propagande, à l’angle nord-est du terrain, à quelques dizaines de mètres de la porte de Brandebourg, où s’élevait la chancellerie hitlérienne. Après la guerre, cet endroit a fait parti de la frontière entre le secteur de l’occupation soviétique et le secteur de l’occupation britannique. Le parc Tiergarten, toujours présent aujourd’hui, se trouvait dans le secteur britannique et le site du mémorial dans le secteur soviétique. Après 1945, ainsi que pendant la guerre froide les tramways qui traversaient la ville devaient s’arrêter à Potsdamer Platz car dans Berlin-Est les femmes étaient autorisées à conduire les tramways mais à L’Ouest c’était inconcevable ; les passagers devaient alors changer de tramways dans cette zone. En 1961, lorsque les tensions entre la RDA et la RFA se durcirent, il fut décidé de construire le mur sur ce terrain même, sur lequel il n’y avait pas de bâtiments. Les deux murs construits créèrent un no man’s land jusqu’en 1990, où le terrain demeura nu, bordé à l’Est de HLM et à l’ouest du mur qui coupait la ville en deux. Après la réunification de la ville, ce site était totalement libre de toute construction et donc propice à recevoir le mémorial. De ce quartier il est possible d’apercevoir la coupole de verre de Bundestag, le gratte ciel de la Potsdamer Platz et entre les arbres la silhouette de la nouvelle chancellerie. La situation urbaine du mémorial est donc bien inscrite dans une centralité berlinoise, au centre des institutions politiques, au cœur d’un rayonnement national certain. Cependant l’hypothétique implantation sur l’ancien siège de la Gestapo aurait peut-être davantage légitimé la présence d’un tel mémorial, l’actuel site n’étant pas remarquablement chargé d’Histoire.

46 SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.119

63



b. Contestation de l’implantation du mémorial

La situation urbaine du mémorial de l’Holocauste, si elle se justifie par la vocation nationale et centrale du lieu de mémoire, ne semble exister qu’au regard des différents lieux de mémoire présent sur le territoire. En effet, l’histoire du site et son emplacement dans la ville berlinoise ne présupposait pas une telle fonction de la commémoration des victimes de l’Holocauste. L’occupation ancienne par la chancellerie ou la proximité avec les bunkers d’Hitler et du ministre de la propagande peuvent y invoquer un lien historique. Même s’il est couramment admis que les monuments aux morts ne sont pas sur les champs de bataille, mais bien dans le centre des villes, le mémorial de l’Holocauste, ici semblable par la commémoration qu’il évoque aux monuments aux morts traditionnels, a été vivement contesté par les intellectuels concernés par le sujet à l’époque du choix du site. Berlin constitue déjà un réseau dense de lieux authentiques de commémoration, et sa centralité ne permet pas d’affirmer la légitimité de son existence.

Cette problématique fut notamment soulevée par les membres du jury du concours du mémorial des Juifs assassinés d’Europe. James Young, l’un d’entre eux, par son écrit Germany Holocauste problem and mine47, exprime ses doutes lorsqu’il est appelé à participer au jury du concours. Il s’est alors notamment demandé pourquoi doit-il y avoir un mémorial dans le centre de Berlin alors qu’il existe de nombreux sites authentiques de l’Holocauste dans les environs de la capitale. Le paysage allemand est déjà peuplé de ses lieux de mémoire. Pourquoi ne pas utiliser l’argent supposément utile à la création du nouveau mémorial pour préserver ses sites existants ? Quel site pourrait être en mesure de commémorer toutes les victimes, et au-delà même, des victimes et des persécuteurs ? N’existe-t’il pas déjà la Maison de la Conférence de Wannsee48 (la Villa Marlier ou Wannsee) à Berlin ou L’exposition de la Topographie de la Terreur (l’ancien site de la Gestapo) qui sont à la fois lieux de mémoire dans Berlin et lieux authentiques de l’Holocauste ? Le camp de Bunchenwald, le musée de Dachau, Les centaines de plaques commémoratives à travers l’Allemagne marquant les sites d’expulsion, et les dizaines d’anciennes synagogues aujourd’hui vides ne constituent-ils pas un paysage mémoriel suffisant ? En d’autres termes, la question principale supposée par les doutes de l’historien serait : un mémorial peut-il, doit-il concentrer en un seul espace tous les enjeux mémoriaux d’un pays, d’un peuple, d’une guerre ?

En analysant quelques-uns des lieux authentiques de la mémoire, peut être est-il possible d’en révéler les manques, comblés par la présence du mémorial des Juifs assassinés d’Europe. Le 20 janvier 1942, dans une luxueuse villa au bord du lac de Wannsee, s’est organisée la conférence permettant la mise en œuvre de la déportation des Juifs d’Europe vers l’Est et leur extermination. Adolf Eichman est l’auteur du procès-verbal, retrouvé en 1947 dans les dossiers du 47 in YOUNG, James E., At Memory's Edge: After-images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, Yale University Press, 2000. 48 LONGERICH Peter, The Wannsee Conference in the development of the Final Solution, London, The Holocauste Educational Trust, 2000.

65


Pl andus i t edumĂŠmor i al .

ht t p: / / www. ber l i nenl i gne. com/ monument s _ hol ocaus t . php


Ministère des affaires étrangères, attestant de l’effroyable participation de l’appareil de l’Etat à ce génocide. Depuis 1992, la maison de la conférence de Wannsee est un centre commémoratif et pédagogique, s’adressant à un public aussi bien touristique que scolaire, inauguré le 20 janvier 1992 à l’occasion du 50ème anniversaire de la conférence. Le mémorial est aujourd’hui géré par une association regroupant l’Etat allemand et diverses institutions religieuses et civiles. Il est financé à 50% par le ministère des Affaires culturelles et à 50% par le land de Berlin.

Un autre lieu authentique de l’Holocauste témoigne aujourd’hui de l’atrocité du passé, l’ancien camp de concentration de Sachsenhausen. Il est aujourd’hui un centre d’information sur l’histoire de ce lieu, situé aux portes de Berlin, à Oranienburg. Le Gedenkstätte des Todesmarsches « musée de la marche de la mort », a été créé en 1981 et est administrativement lié au mémorial du camp. Dans la forêt de Belower, près de Wittstick, 18000 prisonniers ont trouvé la mort, forcés par les SS à marcher jusqu’à mourir en direction de Schwerin. Les bâtiments d'origine du camp de concentration sont considérés comme garants de la mémoire. Par conséquent, leur préservation et la restauration ont été une priorité absolue. Après la chute du mur et la réunification de l’Allemagne, le mémorial est placé temporairement sous l’administration du ministre des Sciences, Recherches et Culture. Depuis janvier 1993 le musée et le mémorial de Sachsenhausen font partie de la fondation des mémoriaux de Brandebourg, qui sont financés à part égale par la République fédérale d’Allemagne et le land de Brandebourg. Ce lieu révèle le concept du musée décentralisé. La réhabilitation du mémorial de Sachsenhausen a été pensée en termes de décentralisation par rapport à Berlin, permettant de communiquer aux visiteurs l’Histoire à l’endroit même où elle s’est passée. Après l'achèvement des travaux de rénovation, le musée et le mémorial de Sachsenhausen restent un lieu de deuil et de souvenir dans un contexte européen.

Ces lieux de mémoire authentiques dans Berlin et ses environs apparaissent comme témoins d’une réhabilitation des lieux chargés d’Histoire en lieux d’information et de commémoration. Il semble alors que le Mémorial du Martyre Juif vient soulever un point important dans la chronologie des lieux de mémoire allemands. Si la prise de position envers la responsabilité politique allemande vis-à-vis du passé subsiste depuis quelques décennies, la capitale cherche aujourd’hui une identité nouvelle, une unité, sans oublier le passé. L’érection d’un nouveau mémorial qui ne se trouve pas sur un lieu authentique du crime n’est-il pas la manifestation d’une nouvelle manière pour l’Allemagne d’aborder le III Reich, qui jusqu’à présent n’était mis en scène que sur des lieux témoins ?

67


Mémor i al descampsdeBuchenwal d

ht t p: / / www. demot i x . com/ phot o/ 53609/ concent r at i oncampbuchewal dmemor i al pl ace

Cent r ed’ i nf or mat i ondumémor i al deBer genBel s en phot .KSPEngel undZi mmer mannAr chi t ek t en ht t p: / / i t . ur bar ama. com/ pr oj ect / document at i oncent er of ber genbel s enmemor i al

Mémor i al deDachau « Pui s s el ’ ex empl edeceuxqui f ur entex t er mi nésde1933à 1945dansl al ut t econt r el enaz i s mef ai r equel esv i v ant s s ’ uni s s entpourdéf endr el apai x ,l al i ber t é,etl er es pectdel a per s onnehumai ne.

ht t p: / / gs s q. bl ogs pot . com/ 2006/ 05/ t r i pwi t hj i ek ai par t 16day 10dachau. ht ml


c. L’effacement des sites authentiques de l’Holocauste, une conséquence ?

Si l’on ne considère plus seulement la ville de Berlin comme seule détentrice du devoir de mémoire et que l’on observe à l’échelle de l’Allemagne et même de l’Europe de l’Est le traitement de la mémoire de l’Holocauste, alors la centralité mémorielle berlinoise peut être mise en doute, ou du moins en confrontation par rapport aux lieux authentiques où les crimes ont été commis : les camps de concentration et d’extermination de Auschwitz Birkenau, Dachau, Buchenwald, Bergen Belsen. Les anciens camps de concentration, lieux authentiques de l’extermination des Juifs d’Europe, constituent aujourd’hui les dernières traces de l’Holocauste, les dernières pierres aujourd’hui fissurées, témoins d’un passé vertigineusement accablant. Nombreux d’entre eux sont devenus, par l’initiative d’une politique allemande et européenne coupable et ayant le devoir d’assumer les erreurs du passé, des musées ou mémoriaux et de véritables lieux de mémoire. Car les générations d’après guerre ont eu besoin de voir les conditions inhumaines dans lesquelles leurs ascendants ont péri. Aujourd’hui, à une échelle désormais internationale, les nouvelles générations ont besoin de comprendre, et pour cela de se rendre sur les lieux de l’atrocité du IIIème Reich génocidaire, fondant la mémoire collective européenne. La réhabilitation des camps de concentration tel Auschwitz paraît absolument et irrémédiablement nécessaire dans la construction d’une histoire et d’un passé collectif. Ce sont ces traces-là que de nombreux intellectuels voient disparaître et qui leur font craindre le vide et l’absence après leur ruine totale. C’est pourquoi l’Europe et plus particulièrement l’Allemagne, la France, l’Angleterre et la Pologne se sont engagées dans le processus de restauration de ces lieux en totale désintégration, en finançant leur restauration et leur pérennisation. Par exemple, au nord de l’Allemagne, dans la ville de Bergen, résiste encore le camp de concentration, tombé dans l’oubli par un incendie et la fermeture du camp après la guerre. La réhabilitation du camp de concentration en lieu de mémoire n’est effective qu’en 2007, avec l’inauguration d’un centre de documentation, un musée, la maison du silence et de la réflexion, et de nombreuses pierres commémoratives. Le camp de Buchenwald quant à lui devient dès 1958 le « mémorial national de l’exhortation et du souvenir de Buchenwald » remanié dans les années 90 par Eberhard Jäckel, à l’initiative également de l’association Perspektive Berlin que cet historien dirige. Chaque année plusieurs millions de visiteurs viennent ou reviennent sur les traces de cette mémoire ineffaçable. Mais peut être l’effacement des traces de ces hauts lieux de destruction massive décrivant l’Holocauste, au-delà d’un manque de moyens pour leur restauration, vient-il d’un ailleurs, et selon les conservateurs des musées des camps, cet ailleurs serait la centralité mémorielle de Berlin. Berlin revendiquant son statut de capitale culturelle de la mémoire et clamant le mémorial de l’holocauste comme un mémorial « national » et «central» ne tend-elle pas vers une mémoire centralisée, une mémoire saturée ? De nombreux historiens et intellectuels (comme il a été possible de le comprendre pendant la mise en place du projet de mémorial des Juifs d’Europe)49 crient au scandale face à un Berlin mémoriel. Ils posent le postulat suivant : le mémorial « non authentique » d’Eisenman ne vise-t-il pas à effacer les traces authentiques de l’Holocauste ? Ne participe-t-il pas, de part sa centralité

49

voir notes 8 et 15.

69


70


et sa non-authenticité, à l’effacement des dernières traces témoins des camps ? Ce projet de stèles ne vient-il pas plonger les crimes nazis dans l’oubli ? Une proposition manifeste lors du premier concours du mémorial des Juifs d’Europe a tenté de relever le défi : Placer sur le site actuel du mémorial d’Eisenman un arrêt de bus financé par l’Etat, accompagnant tous les visiteurs dans la région allemande pour se rendre sur les lieux authentiques de l’Holocauste. Le mémorial central et national voulu par Berlin n’aurait eu comme seul statut le point de départ d’un itinéraire de la mémoire, seul garant de la révélation des dernières traces. La présence de l’actuel mémorial ne pourrait-il pas accentuer l’importance des lieux autres ? Même si, l’amalgame mémoriel entre monuments aux morts et champs de batailles ne peut plus être fait, la remise en question de mémorial des Juifs d’Europe peut être effective, non pas pour ce qu’il revendique, mais justement peut être pour ce qu’il ne revendique pas. « Quelle forme donner au souvenir, tel est la question. Tandis que les mémoriaux allemands érigés sur les lieux des crimes nazis s’efforcent de plus en plus de ne pas submergés d’émotion, les visiteurs, mais de leur permettre une approche objective, analytique de cette douloureuse problématique, les institutions berlinoises promues à la dignité « nationale » ont été conçues pour s’adresser au visiteur en frappant ses sens, en l’émouvant par une architecture surchargée de symbole. Il s’agit manifestement là, d’amener le visiteur à compatir plus qu’à comprendre. »50 Stephanie Endlich.

Le mémorial efface-t-il les autres lieux de mémoire en usurpant leurs autorité ou légitimité mémorielle ? Ne deviendrait-il pas au contraire le centre de gravité des dizaines d’autres lieux de mémoire et d’information situés sur les sites de destruction, exprimant chacun une nature de mémoire différente, de la compréhension à l’émotion ?

2. Parcours mémoriel et culturel. a. Le mémorial comme point central d’une organisation mémorielle.

Le Mémorial d’Eisenman, par son engagement à respecter les autres lieux authentiques que son centre d’information au sous-sol mentionne et décrit avec précision, parvient, également par sa présence centrale et l’échelle hors norme qui le constituent, à s’intégrer dans une certaine organisation mémorielle. Peut-être tout simplement parce que dès les premières réflexions sur le concept même du mémorial des Juifs assassinés d’Europe avait été mentionnée l’obligation, la nécessité de respecter les autres victimes en leur promettant un lieux de commémoration qui leur est propre.

50

COMBE Sonia, DUFRENE Thierry et ROBIN Régine, Berlin, l'effacement des traces : 1989-2009, Fage, Lyon, 2009 p.28,

71


Pl andupar cour smĂŠmor i el ber l i noi s


« La République Fédérale allemande reste obligée de se souvenir des autres victimes du nationalsocialisme. (…) La Fondation se chargera de mettre en œuvre les moyens les meilleurs afin de rendre hommage dignement à toutes les victimes du national-socialisme. »51

Le mémorial d’Eisenman serait donc la première pierre, ou stèle, posée en vue de la construction d’autres lieux de mémoire pour d’autres victimes à commémorer. Il y trouverait alors dans ce dessein la force de sa présence enfin légitimée : sans le mémorial des Juifs assassinés d’Europe dans le centre de Berlin, l’édification d’un mémorial dédié aux homosexuels assassinés durant le IIIème Reich et d’un autre commémorant les Sinti et Roma n’aurait pu être possible. Au même titre que le mémorial des Juifs assassinés d’Europe, le mémorial des homosexuels et celui des Sinti et Roma ont été édifiés sous le titre de « mémorial national » garantissant aux monuments une portée davantage universelle.

C’est tout d’abord le mémorial des homosexuels qui a été pensé dès 2008, quelques années après l’inauguration du mémorial de l’Holocauste. Selon les estimations, entre 5000 et 15000 homosexuels ont été déportés dans les camps de concentration, contraint de porter non pas l’étoile jaune mais un triangle rose. Le mouvement d’initiative à la construction d’un monument aux homosexuels revendique son édification et un nouveau lieu de commémoration est mis en place. Le projet du couple dano-norvégien d’artistes Michael Elmgreen et Ingar Dragset reprend l’aspect d’une décision du Parlement prise en 2003 « pour poser une marque durable contre l’intolérance, l’hostilité et l’exclusion envers les gays et lesbiens »52. Situé en plein cœur de Berlin, à quelques mètres du mémorial d’Eisenman, dans le parc Tiergarten, près de la porte de Brandebourg, le cube monolithique en béton semble reprendre par la matière, la forme et les proportions de manière presque ironique les stèles du monument de l’Holocauste qui lui fait face. À travers une fenêtre oblique dans ce cube de béton, les passants pourront apercevoir une vidéo mettant en scène un baiser entre deux hommes. Dès 1992, le Bundestag promit à Berlin un mémorial commémorant les Sinti et Roma déportés pendant la guerre. Mais c’est seulement depuis 2010 qu’est apparu dans le jardin zoologique de Berlin, au sud du bâtiment du Reichtag aujourd’hui siège du Bundestag, un petit lac, sous la forme d’un cercle régulier, dans lequel les visiteurs peuvent apercevoir leur reflet. Au milieu de ce lac se trouve une pierre noire formant un triangle sur lequel est déposée chaque jour une rose. Reprenant des images de la culture tzigane l’artiste Dani Karavan rend hommage aux milliers de victimes tziganes exterminés. Dani Karavan avait également participé au premier concours pour le mémorial des Juifs en pensant une immense étoile de David.

51 52

Résolution du Bundestag du 25 Juin 1999, (annexe) directive parlementaire du 8 mai 2003, http://www.homo-denkmal.de/

73


MĂŠmorial des homosexuels

MĂŠmorial des Sinti et Roma photographies personnelles


Ces mémoriaux nationaux n’ont pas été érigés sur des lieux authentiques des actes de persécution par les nazis, mais dans des endroits choisis en fonction d’un contexte urbanistique et d’une visibilité dans l’ensemble de la ville. Ils forment un ensemble de mémoriaux commémorant les victimes de la Seconde Guerre Mondiale, les distinguant, mais ne semblant oublier personne. Le mémorial d’Eisenman a donc eu de véritables répercussions dans le paysage urbain et mémoriel berlinois, garantissant une organisation mémorielle dans la ville dont il paraît être le point central.

b. Révélation d’un parcours touristique de la Mémoire dans le centre de Berlin.

C’est alors que semble apparaître dans Berlin même différentes typologies du lieu de mémoire. Selon Gaby Dolff-Bonekämper53, conservatrice des monuments historiques à Berlin, la question de la nature du lieu doit révéler la question de la transmission de la mémoire. Les différentes typologies du lieu de mémoire dans Berlin semblent être les suivantes : l’installation commémorative de l’événement sur le lieu même de la mort ; l’installation commémorative sur les lieux de la répression et des crimes ; l’installation commémorative sur les lieux de la disparition et de la perte de liberté ; autour d’un nom, d’un visage ; l’installation commémorative de « symbolisation totalisante ».

Ces différentes typologies sont incarnées par les nombreux mémoriaux et musées dans le centre de la ville, que sont par exemple et chronologiquement la Neue Wache, décrite précédemment comme un lieu de mémoire ayant suivi successivement les desseins des politiques au pouvoir depuis les années 1800, puis réhabilitée en 1992 comme monument commémorant toutes les victimes de la guerre et du fascisme. Puis en face de la Neue Wache s’est installée en 1995 la bibliothèque vide de Micha Ullman, mémorial de l’autodafé commis par les étudiants fascistes en mai 1933. Le musée Juif de Daniel Libeskind inauguré en 1999 représente la volonté de muséifier l’histoire de l’Holocauste, tout en exprimant les émotions du génocide par l’architecture que chaque visiteur expérimente. Le parcours s’effectue en sous-sol, par trois couloirs : le couloir de l’holocauste, celui de l’exil, et de la continuité. C’est au bout du long couloir de l’holocauste que se situe la tour de l’holocauste. Un puit de béton de 20 mètres de haut, dont la seule relation avec l’extérieure est une discrète fente libérant la lumière du soleil. Les couloirs, le sous-sol, le béton, les tours vides sont ici pour déstabiliser le visiteur, l’amener corporellement vers un ailleurs. Six vides ponctuent la visite du musée. Le mémorial d’Eisenman inauguré en 2005 préfigure alors la création de deux autres mémoriaux que sont le mémorial des homosexuels en 2008 et le mémorial des Sinti et Roma en 2010 décrits précédemment, et enfin la Topographie de la Terreur finalisée en 2010, centre de documentation implanté sur le site tant convoité par Perspektive Berlin, l’ancien site de la Gestapo. Constituant une 53 Gaby Dolff-Bonekämper, conservatrice des monuments historiques à Berlin, rencontrée lors du voyage d’étude à Berlin « musées et mémoire » organisé par Godehard Janzing du centre culturel allemand à Paris.

75


Mémor i al desJui f sd’ Eur ope,Pet erEi s enman,2005

Topogr aphi edel aTer r eur ,Ur s ul aWi l msetHei nzW. Hal l man, 2010.

Mémor i al deshomos ex uel s , Mi chael El mgr eenetI ngr at Dr ags et ,2008

Mus éej ui f ,Dani el Li bes k i nf ,2001

LaBi bl i ot hèquev i de,Bebel Pl at z ,Mi chaUl l man, 1995

Mus éeCheckpoi ntChar l i e,1990

phot ogr aphi esper s onnel l es


cartographie mémorielle dans le centre de Berlin, ces lieux de mémoire implantés sur des sites de l’Holocauste ou non, déclinent des typologies de commémorations différentes. En un peu plus de 15 ans s’est manifestement construit un véritable parcours mémoriel dans la ville, chaque lieu de mémoire déclinant les erreurs du passé génocidaire du IIIème Reich, entraînant le visiteur dans un véritable parcours mémoriel et touristique. Cette notion de parcours culturel dans la ville berlinoise n’est pas sans faire écho à l’île des musées en plein centre de Berlin dont l’enjeu de sa réhabilitation a été en grande partie fondé sur la création d’un parcours architectural entre chaque musée. L’architecte Chipperfield gagne en 1998 le concours de la restructuration des musées se trouvant sur l’île. Il dessine un master plan visant à réhabiliter les plus grand musées de Berlin et par extension d’Allemagne. Bonn, Pergamon, Neues et Altes musem sont alors reliés, réunis dans un parcours créé par l’architecte. Si les différents musées déclinent l’art de plusieurs époques et de plusieurs courants artistiques, ils forment par l’intervention de l’architecte une promenade culturelle et artistique. Comme chacun des différents musées de l’île des musées forment à présent un itinéraire d’un parcours culturel, les lieux de mémoires à Berlin semblent constituer un point du parcours culturel et mémoriel créé par leur mise en réseau dont évidemment le mémorial d’Eisenman en est le point central. Les lieux de mémoire à Berlin, situés dans une même unité géographique, permettent aux touristes ou aux simples visiteurs de se dessiner Berlin par le parcours mémoriel qu’ils explorent.

Il semble donc évident que le mémorial d’Eisenman, dont la présence est renforcée par les mémoriaux qu’il a générés, s’inscrit par sa localisation et son programme dans un réseau, en lien avec les autres lieux de mémoires à Berlin. Cette mise en réseau très particulière se révèle entre les sites historiques, les monuments, les mémoriaux déclinant l’histoire de l’Holocauste, de façon nettement plus forte que dans d’autres villes allemandes. Ainsi les concepts esthétiques et le savoir documenté peuvent se compléter mutuellement à tous les niveaux.

c. La pertinence de l’implantation du mémorial n’existerait que grâce aux autres lieux de mémoire. Après avoir mis en évidence la remise en question de la localisation du mémorial dans une centralité douteuse par rapport aux réels sites de l’holocauste, le risque d’effacement des sites authentiques qu’il engendre quant à son rayonnement national voulu par les politiques berlinoises, et la mise en réseau effective dans la ville avec les autres lieux de mémoires existants ou générés par luimême, il est possible d’affirmer la réussite de son intégration urbaine. Au-delà des problématiques conceptuelles sur la définition d’un lieu de mémoire et ses différentes typologies, la pertinence de son implantation n’existe alors que grâce à la présence dans la ville, d’autres lieux de mémoire.

77


BODE MUSEUM ALTE NATIONALGALERIE

PERGAM0N MUSEUM

NEUES MUSEUM

ALTES MUSEUM

L’île aux musées, document personnel


Stefanie Endlich54, historienne de l’art et sociologue de la mémoire, définit le rôle d’un projet de mémorial à échelle nationale, justement dans le réseau différencié de la culture mémorielle dans laquelle il s’intègre. Ce réseau comporte tout d’abord des lieux historiques, sa structure étant déterminée par des sujets historiques, structure de dialogue et non structure hiérarchique. Ensuite la nouvelle politique allemande donne à certains lieux une fonction « centrale », leur attribuant le statut d’importance « nationale », ceux-ci représentant alors des classifications hiérarchiques définies selon des critères politiques. Ces nouveaux lieux « d’importance nationale » (ici le mémorial d’Eisenman), s’identifient dans la volonté de confirmer devant l’étranger que l’Allemagne réunifiée, après les avoir négligées pendant longtemps, avait enfin assumé ses obligations mémorielles. C’est alors que la conception artistique ou architecturale acquiert une importance extraordinaire. L’esthétique des lieux de mémoire doit traduire la manière dont l’Allemagne traite la mémoire et sa manière d’évoquer les souvenirs du passé nazi.

La mise en réseau de la mémoire de l’Holocauste à Berlin, si elle peut enfin légitimer la présence du mémorial d’Eisenman, semble générer un phénomène de muséification de l’histoire allemande, indiquant un silence trop respectueux, un mutisme engendré par la réelle impossibilité d’accompagner l’indicible, l’infigurable, l’irreprésentable. Cette notion est qualifiée par Régine Robin de « mémoire saturée »55. La mémoire saturée des représentations et codifications du passé, de la spatialisation de l’Histoire, contribuant peut-être à anéantir véritablement toutes traces authentiques. L’aperçu de la place du potentiel faux souvenir et de tout événement rapporté fait malgré tout partie de la mémoire et notamment de cette importante construction d’une mémoire collective allemande et européenne. Régine Robin ne condamne pas toute représentation, tout récit ou spatialisation d’Auschwitz, qu’elle considère alors fictif mais nécessaire. La mise en réseau de la mémoire peut donc avoir comme conséquence la saturation de l’espace psychique ou psychologique des individus mais aussi et surtout, de l’espace urbain. Peut-être que face à la nécessité de se souvenir et de redéfinir la notion de témoin, la mise en réseau tend malgré tout vers cet apprentissage nécessaire à l’appropriation de la mémoire collective pour que chaque individu devienne témoin. Les lieux de mémoire et le parcours qu’ils dessinent permettent alors de redéfinir le statut de témoin.

Selon la conservatrice des monuments historiques à Berlin, Gaby Dolff-Bonekämper56, l’absence de témoin direct n’empêche pas l’instruction et l’apprentissage des visiteurs qui deviennent, par l’appropriation du savoir, témoins à leur tour : « Le témoin est celui qui a été et est à présent, mais comment peut être témoin celui qui n’était pas ? Comment rejoindre une mémoire collective ou un collectif de mémoire auquel il n’appartient pas directement ? ». Le passage de l’apprentissage à l’appropriation du souvenir est alors révélé dans le parcours mémoriel et culturel dévoilé. 54 ENDLICH Stefanie, « les politiques mémorielles à Berlin et en Allemagne et leur réalisation dans la ville », in BATTEGAY Alain, ERRAMUZPE Geneviève, TÊTU-DELAGE Marie-Thérèse, Exposer les mémoires et l’histoire. Berlin-Ravensbrück, collection « sociologie » - matières à penser, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010. p.261. 55 ROBIN Régine, La mémoire Saturée, Stock, Paris, 2003. 56 DOLFF-BONEKÄMPER Gaby, BATTEGAY Alain, ERRAMUZPE Geneviève, TÊTU-DELAGE Marie-Thérèse, Exposer les mémoires et l’histoire. Berlin-Ravensbrück, collection « sociologie » - matières à penser, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010. p.225.

79



3. La mémoire en réseau. a. La Bibliothèque vide.

L’analyse des lieux de mémoires qui constituent le parcours mémoriel et touristique, auquel le mémorial d’Eisenman appartient, semble nécessaire à sa possible édification en tant que monument d’importance nationale tant voulue par la politique culturelle berlinoise, dont la compréhension serait rendue possible par la mise en relation avec les autres. On pourrait parler alors de la complémentarité de la mémoire ou de la mémoire en réseau.

Premièrement, comparer la Bibliothèque Vide de Micha Ullman au mémorial se résume à comprendre que les enjeux de leur mise en place et en forme ont été différents. La Bebelplatz, accueillant la Bibliothèque Vide, est une place située au cœur de Berlin, en face de la Neue Wache, où se côtoient l’université, l’opéra et une cathédrale. La construction de la place fut décidée en 1740 par Frédéric le Grand, le Forum Fredericianum, constituée d’un opéra (l’actuel Opéra National d’Unter den Linden), d’une Académie et d’un palais royal. La cathédrale Sainte Hedwige dont la façade est inspirée du Panthéon de Rome est construite trente ans plus tard et se trouve au sud-ouest du forum. En 1780, à l’ouest en face de l’opéra est construite la Bibliothèque Royale, abritant l’université Humbolt. La Humbolt Universität est aujourd’hui installée dans le palais du Prince Heinrich. C’est sur cette place de l’ancienne bibliothèque que furent brûlés 20000 livres d’auteurs juifs, communistes, libéraux, le 10 mai 1933 par des étudiants fascistes. Cette place représente alors par son histoire, sa localisation et les monuments intégrés, un lieu politique et central dans la ville. Avant 1991, une plaque commémorative est installée sur la place, qui fait alors office de parking, sur laquelle est inscrite : : « Auf diesem Platz vernichtete nazistischer Ungeist Die besten Werke der deutschen und der Weltliteratur. Die faschistische Bücherverbrennung vom 10.Mai 1933 sei ewige Mahnung wachsam zu sein gegen Imperialismus und Krieg »57. Le nouveau lieu de mémoire émerge des consciences berlinoises en 1993, un concours est lancé afin de remplacer la plaque commémorative par une sculpture qui doit se suffire à elle-même pour rappeler cet événement et doit avoir une forme novatrice par rapport aux autres mémoriaux en souvenir des méfaits du nazisme, cet acte n’étant pas directement commandé par les organes officiel du Parti, mais à l’initiative d’un syndicat étudiant. Micha Ullman remporte le premier prix avec son projet « Bibliothek » : « Mon œuvre est constituée d’une pièce souterraine, hermétiquement fermée, située au centre de la Bebelpatz. Cette pièce représente une bibliothèque dont les murs sont étagères, des étagères habillées de blanc, lesquelles pourraient contenir environ 20000 livres. La bibliothèque n’est visible qu’à travers une vitre incrustée dans le plafond de ladite pièce. Il est possible de marcher sur cette vitre, par ce moyen l’observateur est empreint d’une sensation d’insécurité, provoquée par le matériau et la profondeur de cet abîme au dessus duquel il se situe. La pièce vit grâce aux fluctuations lumineuses 57 « Sur cette place, L’Ungeist nazi a détruit les meilleurs travaux de la littérature allemande et mondiale. L’autodafé fasciste du 10 mai 1933 reste un manifeste éternel nous appelant à rester sur nos gardes face à l’impérialisme et à la guerre »

81


La Topographie de la Terreur, ancien site de la Gestapo, ici en 1934

Plan de l’ancien siège de la Gestapo BATTEGAY ALain, ERRAMUZE Genevieve, TETU-DELAGE Marie-Thérèse, Exposer les mémoires de l’histoire, Berlin-Ravensbrück, collection «sociologie» - matières à penser, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010

La Topographie de la Terreur, ancien site de la Gestapo, BATTEGAY ALain, ERRAMUZE Genevieve, TETU-DELAGE Marie-Thérèse, Exposer les mémoires de l’histoire, Berlin-Ravensbrück, collection «sociologie» - matières à penser, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010


que provoquent le jour et la nuit et en même temps par l’éclairage artificiel qui se trouve à l’intérieur de celle-ci. De plus, la bibliothèque est entièrement isolée du monde extérieur. La sculpture est sous nos pieds. Grâce à la vitre, la pièce s’ouvre sur le présent ; le jour, la nuit, les aléas du temps. L’observateur, par le jeu de la fenêtre, les effets de miroir et son ombre, est partie intégrante de la pièce souterraine. »58. La bibliothèque vide symbolise comme le mémorial d’Eisenman, les débats hantant la mémoire de la ville de Berlin, lorsque le Sénat opte pour la construction d’un parking souterrain sous la Bebelplatz. En effet, juste après l’acceptation et la compréhension de l’œuvre de Ullman, en 1994, un projet de parking souterrain tout autour du monument menace la puissance symbolique du lieu dit de mémoire. Ce projet en vue d’étendre la popularité de l’opéra par l’accessibilité de son parking tend à faire de Berlin une vitrine de la modernité. Les étudiants de la Humbolt ont manifesté en 2001 contre l’attaque symbolique faite au mémorial, ce projet qui viendrait rompre le silence et la dignité du lieu. Ullman a menacé de détruire l’œuvre, mais celle-ci est alors propriété de la ville et non plus la sienne. Le parking est finalement construit, manifestant de la difficulté berlinoise à ne pas compromettre ses devoirs de mémoires face aux enjeux économiques de la modernité.

L’œuvre de Micha Ullman fait écho aux problématiques urbaines et aux enjeux de conceptions ressentis dans la mise en place du mémorial d’Eisenman. La principale différence étant malgré tout le fait que la bibliothèque n’a jamais eu pour ambition d’être un mémorial central et national. L’existence matérielle de l’œuvre d’Eisenman et la quasi non-existence physique de celle d’Ullman, qui est alors un véritable Gegen Denkmal, situent les lieux de mémoire dans une réelle complémentarité de la spatialisation de la mémoire.

b. La Topographie de la Terreur. La Topographie de la Terreur et le mémorial d’Eisenman sont avant tout liés par le site dans lequel ce premier s’implante : l’ancien site de la Gestapo, que les deux associations Perspektive Berlin et Aktives museum avaient désigné pour y implanter leur nouveau lieu de mémoire. Toutes les problématiques de la nature du site concernant la fonction mémorielle qui s’y réfère semblent trouver ici une parfaite corrélation. Sur ce terrain appelé « Prinz-Albrecht », entre la Prinz-Albercht-Strasse, la Wilhelmstrasse et l’Anhaler Strasse se trouvaient, entre 1933 et 1945, les institutions centrales de l’appareil nationalsocialiste de persécution et de terreur. Sur ce site furent installés l’Office de la police secrète d’Etat (la Gestapo), le siège de la direction et le Service de la sécurité SS (SchutzStaffel). Sur ce site furent planifiés l’anéantissement des juifs ainsi que la persécution systématique et l’assassinat d’autres groupes de population, organisée la persécution des opposants au régime en Allemagne et dans les pays occupés d’Europe, et enfin installée la prison de la Gestapo, centre de détention provisoire et d’interrogatoire. Les

58

SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.94.

83


Topogr aphi edel aTer r eur ,phot ogr aphi es s url es i t eof f i ci el desar chi t ect es . ht t p: / / www. hei nl ewi s cher par t ner . de/ phot o:St ef anMul l er


bâtiments sont détruits pendant les bombardements de la guerre et le site reste un terrain vague jusqu’en 1987. C’est à l’occasion du 750ème anniversaire de la ville de Berlin que le site est ouvert au public, accueillant la première exposition documentaire, Topographie de la Terreur, informant sur son histoire.

Au début des années 80, l’association Aktives museum proposa à Berlin d’implanter sur ce site un lieu de mémoire concernant son ancienne fonction. Le but principal étant de prouver qu’il existe encore sur ce site des traces du passé. Dès 1985, des fouilles symboliques sont organisées, pour nettoyer cet espace en friche pendant des dizaines d’années. Les fouilles connaissent une telle popularité que de réelles recherches archéologiques sont entreprises et permettent alors d’avoir une lisibilité plus précise concernant les usages historiques de ce lieu. Après la réunification de l’Allemagne, le devoir d’unification par la création d’une mémoire collective, d’un passé commun entre Berlin-Ouest et BerlinEst fut nécessaire. C’est pourquoi, en 1992, le land de Berlin organise un concours, permettant aux associations de faire des propositions quant à l’avenir mémoriel du lieu. Le projet d’Aktives museum de créer un centre documentaire est primé, Zumthor en dessine l’architecture en 1996 mais le chantier trop coûteux avorte quelques années plus tard. Finalement, durant cette période de transition, l’archéologie du site est malmenée par le chantier qui laisse à cet emplacement un travail inachevé, une histoire non assumée et une mémoire à honorer. Enfin, en 2007, un nouveau concours décide finalement que l’architecte Ursula Wilms et le paysagiste Heinz W.Hallman signeront l’architecture de ce centre de documentation dédié à l’histoire du site « Prinz-Albrecht », dont ils expriment la modestie : «La nouvelle construction du centre de documentation est sobre et économe, sans aucune tentative d'interprétation du site historique et dépourvue de toute «autoreprésentation» dans la conception architecturale. La forme du centre de documentation par rapport au site entretient un engagement clair pour la neutralité historique, par le biais de la place, et le cube de plain-pied. »59

L’architecture répond aux attentes du directeur de projet Thomas Lutz quant à la grande modestie formelle et la nécessiter absolue d’éviter le monumental afin de permettre une lisibilité la plus pure de l’histoire du site. Le centre de documentation semble disparaître derrière l’importance de découvrir le terrain lui-même, la transparence du centre documentaire et les gravas sur le sol accentuant la superposition des couches historiques et en même temps les fouilles archéologiques qui on été à l’initiative d’Aktives museum et ont généré par conséquent et en raison de leur succès le nouveau lieu de mémoire. Le lieu de mémoire est défini encore aujourd’hui par le nom de l’exposition qui l’a finalement fait naître, et le mot « topographie » révèle la dimension spatiale et archéologique que le site et l’histoire de la redécouverte du site méritent. La Topographie de la Terreur est donc un lieu palimpseste, où viennent se superposer les différentes couches urbaines d’une histoire berlinoise mouvementée, où l’exposition permet de réactualiser les images du passé. La résurgence de l’histoire du site est un processus propre à ce lieu de mémoire, ou se superposent la fonction passée du lieu, les recherches archéologiques 59 citation des architectes décrivant le centre documentation sur leur site : http://www.heinlewischerpartner.de/ « The new construction of the documentation centre is subdued and sparing without any attempt at interpreting the historical site and lacks any "self-representation" in the architectural design. The documentation centre building‘s, (…) on the site itself maintain a clear commitment to neutrality about the history of this site by means of the square, single-storey cube. »

85


86


présentes pour lire les traces historiques du site et le centre de documentation qui expose et permet de comprendre et commémorer.

la Topographie de la Terreur et le mémorial d’Eisenman se font écho par la difficulté de la mise en forme d’un lieu de mémoire commémorant un passé douloureux, mais dont il est important de révéler les différences de programme entre le musée et le mémorial, et le rapport au site que tous deux développent de façon singulière.

c. Le mémorial d’Eisenman, au centre d’une complémentarité programmatique et architecturale.

Grâce à l’analyse précédente de ces deux lieux de mémoire berlinois, le mémorial apparaît alors au centre d’une complémentarité programmatique et architecturale de la mémoire dont les éléments qui les constituent son mis en résonance.

La bibliothèque vide de Micha Ullman, si elle s’inscrit dans une évocation de la mémoire sacrée à travers l’absence et le vide que revendique aussi Eisenman pour son Champ de stèles dans Silence of Excess60, met en valeur par son immatérialité la monumentalité de l’objet du mémorial. La bibliothèque vide n’a pas de fonction propre, elle représente la tombe originelle, la construction à l’intérieur de la construction, la pièce dans une pièce. La distinction avec le mémorial se définit tout d’abord à travers l’inaccessibilité de l’une face à l’accessibilité de l’autre ; on pénètre concrètement dans le mémorial pendant que seul le regard semble aller au-delà de la vitre de la bibliothèque. La question de la matérialité et de l’immatérialité concernant la difficile mise en espace de la mémoire est alors développée par leur face à face et les deux mises en scène. Le caractère sacré de la bibliothèque s’illustre par l’absence même de son objet, comme l’exprime le romancier hongrois Konrad Gyorgÿ, « La bibliothèque fait partie des ces objets morts qui au fil du temps qui passe s’emplissent d’un contenu sacré. Il y a des objets qui sont sacrés car ils ont été consacrés et d’autres, souvent moins spectaculaires qui s’empruntent de sacré le temps passant. »61 Tous deux semblent générer cette impression d’absence, de vide, d’immobilisme à travers une matérialisation si antithétique que l’on comprend que les enjeux ne sont pas les mêmes, et là où le mémorial d’Eisenman s’affirme comme monument national et central, la bibliothèque vide reflète plus fidèlement les concepts mémoriels des contre monuments, mouvement auquel l’artiste appartient d’ailleurs. Concernant la Topographie de la Terreur, la relation qu’elle établit entre son centre de documentation, son exposition avec le site dans lequel elle est implantée constitue un tel ensemble que

60

in RAUTERBERG Hanno , Holocaust Memorial Berlin : Eisenman Architects, éd. Lars Müller Publishers, 2005. SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.112. 61

87


88


la force de ce lieu de mémoire est vraisemblablement sa parfaite corrélation avec le site. Le mémorial d’Eisenman, au contraire, n’établit aucun lien réel avec le site dans lequel il s’installe, l’architecture ne révèle pas le site mais la mémoire à commémorer, le site n’apparaissant pas comme un authentique lieu de l’Holocauste. Mais peut être que cette différence d’intégration vient aussi de la nature de chacun de ces lieux de mémoire. Car le musée et le mémorial s’ils commémorent les mêmes victimes ou la même barbarie, ont deux manières singulières de la faire. Le musée met en valeur l’apprentissage, le savoir à travers des documents historiques, dans un site véritablement chargé d’histoire, afin que l’appropriation de la mémoire soit effective. Dans le cas du mémorial, la mémoire est évoquée, convoquée par les sens que l’architecture stimule, où l’appropriation ne se fait pas par le savoir, ne cherche pas à rappeler les faits mais témoigne d’une mémoire collective sans lieu fixe. Pour que le mémorial puisse exister, la présence du musée paraît indispensable, et leurs enjeux apparaissent complémentaires. C’est alors que la complémentarité de la mémoire apparaît, dans la façon dont ses deux lieux de mémoire abordent la commémoration. Incontestablement, ces trois lieux de mémoire, le mémorial d’Eisenman, la Topographie de la Terreur et la Bibliothèque vide, s’ils sont complémentaires dans la programmation mémorielle et l’architecture qu’ils génèrent, reflètent ensemble les débats perpétuels de la mise en espace de la mémoire dans un Berlin réunifié, où se confrontent hélas la difficulté d’assumer un passé nazi et le désir urgent de plonger Berlin dans nouvelle modernité. L’œuvre de Micha Ullman se voit alors défigurée par la construction d’un parking sous la place, les financements pour le premier projet de la Topographie de la Terreur furent annulés, faisant écho aux multiples péripéties de chantier du mémorial, lorsqu’il est interrompu car l’entreprise employée se révèle responsable de la création du gaz toxique Zyblon K des chambres à gaz de la seconde guerre mondiale. L’ironie de ses situations relie davantage ses lieux de mémoires, plaçant le mémorial d’Eisenman au centre d’une complémentarité architecturale et programmatique de la mémoire.

Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe fonde la légitimité de son implantation sur le parcours mémoriel et culturel qu’il crée avec les autres lieux de mémoire dont il est le point central. La mémoire mise en réseau l’intègre dans la complémentarité programmatique et architecturale d’un Berlin mémoriel. La mise en valeur, par le mémoriel d’Eisenman, de cette ville alors caractérisée par le culte de la mémoire qu’il expose permet d’exprimer la revendication d’une nouvelle identité berlinoise, dont le rayonnement culturel se construit à travers le devoir de mémoire.

89


90


III. LA MEMOIRE, REVENDICATION D’UNE NOUVELLE IDENTITE CULTURELLE BERLINOISE.

Il faut à présent expliquer comment le mémorial d’Eisenman incarne véritablement la revendication d’une nouvelle identité culturelle berlinoise à travers son devoir de mémoire, dont le rayonnement va au-delà du devoir de commémoration qu’il évoque. Une fois les enjeux touristiques et attractifs du mémorial analysés, cette infrastructure culturelle et touristique révèle une réelle activité lui préexistant, le commerce de la mémoire. Ce terme sous entend également une culture de l’Holocauste ou Holocauste comme culture défini par l’écrivain Imre Kertesz, dont Berlin, et à une échelle réduite le mémorial, en sont des éléments constitutifs. C’est ainsi que le mémorial semble incarner la mémoire préservée au nom d’une nouvelle identitée berlinoise.

1. Construction d’un mémorial « négatif » dans la perspective d’un avenir optimiste. a. L’Anti Denkmal Il a été vu précédemment que ce nouveau lieu de mémoire s’inscrit dans un héritage du monument berlinois entre monument traditionnel et Gegen-Denkmal, et constitue avec les autres lieux de mémoire berlinois un parcours culturel et mémoriel inédit qui assoie sa légitimité d’implantation. Mais il faut à présent comprendre quels étaient les véritables enjeux nationaux pour la construction du mémorial, et l’objectif mémoriel à atteindre à l’échelle de la ville par sa présence nouvelle. Il semblerait alors que le mémorial d’Eisenman, par la négativité qu’il représente (Anti-Denkmal), revendique pour successeur, enfin, après ce travail de mémoire, de commémoration des morts et victimes, de deuil, un monument positif, un monument à la gloire du pays, un monument par lequel les Allemands pourraient exprimer leur fierté d’appartenance. Il semble que si l’on évite l’écueil de la « topolatrie62 », ou esthétisation de la mémoire, dont participe malgré tout le mémorial d’Eseinman, alors l’Anti Denkmal berlinois parvient peutêtre à permettre aux visiteurs la lecture de la nécessité d’une perspective positive dans l’avenir de Berlin, ou même de l’Allemagne. Si la première partie de ce mémoire a inscrit le mémorial des Juifs assassinés d’Europe comme appartenant conceptuellement au mouvement des Gegen-Denkmal ou Anti-Denkmal des années 19801990, il est à présent nécessaire d’analyser le rayonnement de cette filiation. L’héritage des contre-

62

concept empreinté à Peter Reichel, in l‘Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, Paris, 1998.

91


92


monuments qui conçoivent l’architecture comme une expérience sensorielle, dans une perspective temporaire relative, ou éphémère, lui permet d’affirmer sa volonté de donner au plus grand nombre la possibilité d’y associer un sens. Sa nature « négative », d’Anti-monument, révèle alors l’impasse de l’Allemagne, ne pouvant s’affirmer qu’en bourreau, repentant ses erreurs en commémorant les victimes. « Dans l’Antidenkmal ce n’est plus la forme, le matériau ou la résonance de la chose qui compte mais c’est la distance qui se crée entre le mémorial et l’observateur, entre le souvenir propre de l’individu et ce que le mémorial provoque en son esprit, son cœur et sa conscience. »63 Régis Schlagdenhauffen.

Le mémorial de l’Holocauste comme anti-mémorial pose comme paradoxe la dénonciation de l’esthétisation du souvenir. La volonté d’une certaine neutralité, qui tente seulement de témoigner et non pas de raviver la douleur. Si le mémorial est si controversé, c’est parce qu’il n’a pas pour vocation d’être un musée de l’horreur, où la mémoire et le souvenir en sont peut-être aseptisés, rendu présentables. En percevant le mémorial de l’Holocauste sous cet angle, il convient de remarquer que cette asepsie participe à une volonté d’oubli. Il existe donc un réel paradoxe : cette volonté de neutralité expressive évitant toute interprétation trompeuse d’une histoire complexe, et l’aseptisation qu’elle génère en conséquence, se laissant accuser d’esthétiser la mémoire. Après avoir analyser le préfixe « Anti » comme la remise en question de la conception des monuments traditionnels, il faut maintenant le percevoir comme la construction d’une identité négative en Allemagne, cette négativité, participant à la construction d’un avenir positif, posant les premiers principes de la remise en question de l’esthétisation du souvenir, reflet de la société actuelle. L’objectif premier du mémorial était-il réellement de rendre au mieux les horreurs de la réalité vécue sous des formes géométrico-abstraites, ou, esthétisant le souvenir de l’Holocauste, en créant une image fictive, de participer à l’esthétisation du passé ? La monumentalité d’une histoire si délicate ne peut être que caractérisée par l’esthétisation de cette dernière.

Le mémorial d’Eisenman, comme les autres lieux de mémoire, établit un souvenir négatif, une vision négative de l’Allemagne, commémorant les erreurs du passé. L’Anti-Denkmal, mouvement auquel l’architecture du mémorial renvoie, serait alors revendiqué dans la perspective d’un avenir positif, participant à l’esthétisation du souvenir et sa perpétuelle mise en espace.

b. Les dangers de la Topolatrie. Le passé d’une société est le fruit d’une culture. Il est souvent l’objet d’interprétations et de discours opposés. La quête, l’occupation et la mise en scène des lieux authentiques sont depuis longtemps sujettes à critiques pour ceux qui voient dans ce phénomène une forme de « topolatrie »64. Cette mise en espace systématique de la mémoire à conserver, cette forme de muséification urbaine,

63 SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.134 64 REICHEL Peter, l‘Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, Paris, 1998.

93


94


définissant le concept de topolatrie développé par Peter Reichel a pour conséquence l’esthétisation du passé. Le monument constituant le socle de la construction d’une identité nationale en Allemagne apparaît se révéler à travers la culpabilité. « Aux Etats-unis ainsi qu’en France prévaut une définition de la nation en tant que communautés d’individus basée sur une volonté commune de vivre ensemble, alors qu’en Allemagne et en Europe de l’Est, la nation est rattachée à l’idée d’héritage ethnico-culturel commun. »65 Régis Schlagdenhauffen exprime alors l’idée que le devoir de mémoire allemand et ses monuments consacrés participeraient à la construction d’une identité négative. Le sentiment d’héritage commun s’inscrivant dans la perspective d’un avenir positif se matérialise notamment par le mémorial des Juifs assassinés d’Europe. Le concept de topolatrie affirme le culte du souvenir comme une nécessité absolue de la construction d’une nation. Peter Reichel met en valeur l’importance de la dimension topographique allemande, où les mémoires prennent place dans la ville, au-delà des mémoriaux, par les plaques commémoratives, les noms des rues etc. Mais les limites de cette topolatrie, de cette systématisation de la mise en espace de la mémoire ou de la culture d’une nation sont avant tout les interprétations données. Par exemple, aucune indication n’est mise en évidence sur le site même du mémorial informant de la mémoire qu’il commémore, Peter Eisenman revendiquant la nécessité de faire appel à la mémoire individuelle et aux émotions avant d’illustrer une mémoire collective fictive. Mais quelle est la compréhension de la finalité de cette œuvre lorsque celle-ci demeure muette ? Les mémoriaux parlent-ils d’eux-mêmes ou est-ce l’interprétation qui leur confère un sens, notamment à travers les commémorations ? Concernant le mémorial d’Eisenman, sa force supplémentaire serait alors peut être la présence du centre d’information au sous-sol, les interprétations hésitantes se confrontant à la véracité des documents historiques présentés. L’aseptisation de la mémoire participe donc à une éventuelle volonté d’oubli ou du moins aux interprétations individuelles ne comportant aucune garantie. James E. Young, analysant le concept de Peter Reichel, exprime parfaitement la fiction inhérente à chaque représentation ou matérialisation de la mémoire : « Actuellement le souvenir du passé est inversement proportionnel à la signification donnée au passé ; en mettant la mémoire en scène nous nous obligeons à nous souvenir. Ainsi le factuel devient fiction et le fictif devient ainsi bientôt un fait. La réalité historique des faits devient une nouvelle réalité, une réalité reconstruite de manière autoritaire»66.

Cette citation permet de théoriser un des problèmes rencontrés par Gaby Dolff-Bonekämper lors de la mise en place du mémorial du mur de Berlin. Le mémorial du mur expose les vestiges d’un conflit passé, mais cette authenticité n’est que fictionnelle puisqu’une partie du mur a été refaite pour plus de véracité (le mémorial du mur est expliqué plus précisément dans la première partie concernant l’esthétisation de la mémoire). Ce principe de topolatrie est aussi présent sur les sites authentiques de l’Holocauste. Didi Huberman énonce sa visite des camps de concentration et exprime son malaise 65 SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005, p.135. 66 YOUNG, James E., At Memory's Edge: After-images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, Yale University Press, 2000.p.30.

95


96


lorsqu’il comprend que « Auschwitz en tant que lieu de barbarie (le camp) a installé les barbelés au fond dans les années 40, tandis que ceux du premier plan ont été disposés par Auschwitz en tant que lieu de culture (le musée) bien plus récemment. »67 Existe-t’il alors réellement de bonne ou mauvaise utilisation de la mémoire ? Régine Robin68, lorsqu’elle exprime la difficulté d’émergence d’une mémoire saturée, explique clairement que la fiction est nécessaire à tout travail mémoriel. Les identités nationales ne sont ni plus ni moins que le choix de privilégier une construction du passé plutôt qu’une autre. La mémoire une fois spatialisée se définie alors soit comme une sacralisation de la mémoire, soit comme une banalisation du passé. Le mémorial d’Eisenman rend compte assez justement des dérives d’une topolatrie presque systématique dans la société contemporaine, et permet de débattre continuellement de la bonne ou mauvaise attitude à adopter, osant peut être la reconstruction de l’Allemagne à travers la mise en place, non plus d’un Anti Denkmal, mais d’un monument « positif ».

c. Revendication d’un futur monument « positif » Les lieux de mémoire berlinois et plus particulièrement le mémorial des Juifs assassinés d’Europe se situent dans un champ de tension entre les objectifs politiques et les attentes de la société, notamment par le support d’une identité nationale et de l’image que les Allemands se font d’eux-mêmes. Ils doivent proposer des valeurs communes aux citoyens en définissant et en symbolisant des concepts de l’histoire selon les vœux de l’Etat. La réunification n’a pas en soi rendu possible l’érection du monument mais a imposé sa réalisation. Il est inséparable de la création d’une identité négative, une conscience nationale face à un sentiment de culpabilité collectif. Le monument est un manifeste de la volonté de la nation de se souvenir, une matrice mémorielle contribuant à l’activation d’un sentiment d’héritage commun auprès des citoyens.

Ne se pourrait-il pas que la nouvelle génération d’Allemands développe un rejet de la culpabilité qui leur a toujours été inculquée, que ces mémoriaux ne soient alors qu’un argument de plus pour réagir de façon critique contestant la raison même de leur présence et faire table rase du passé ? L’aseptisation du passé que dénoncent certains au sujet du mémorial d’Eisenman n’est pas ressentie de la même manière par les jeunes Allemands qui doivent se confronter dans leur quotidien à ces lieux de mémoires commémorant une faute qu’ils n’ont pas commise, des victimes dont ils ne sont pas responsables, n’existant alors que pour paralyser l’urbanité dans laquelle ils évoluent, convoquant l’injustice de cette ancienne culpabilité sans cesse remise à jour. Le mémorial de Christine Jacob Marks présenté lors du premier concours organisé par Perspektive Berlin en 1995 pour le nouveau mémorial dédié aux Juifs assassinés d’Europe, s’il a été initialement choisi, et aussi bien rejeté par la suite, symbolise très bien une génération d’Allemands qui, se sentant oppressée par la mémoire de l’Holocauste, renverse l’oppression et l’offre en héritage aux 67 68

DIDI HUBERMAN Georges, Ecorces, Les Editions de Minuit, 2011, p.22. Robin Régine, La mémoire saturée, Stock, Paris, 2003.

97


98


générations suivantes. Comme il est expliqué dans la première partie, le mémorial que l’artiste dessine représentait une plaque sur laquelle aurait été gravés le nom de toutes les victimes juives de l’Holocauste, sur un matériau constitué de pierres de Massada69. C’est pourquoi il semble à présent préférable ou même nécessaire de trouver un équilibre entre être oppressé par la mémoire et en être inspiré, une tension doit alors exister entre être marqué définitivement par la mémoire et en être handicapé. Mais un monument doit-il exister pour clore la commémoration de la mémoire qu’il invoque ? Plus explicitement, la mémoire doit-elle être enterrée dans le centre berlinois ?

Quoi qu’il en soit, la revendication pour l’édification d’un monument positif, en opposition ou en réponse au mémorial d’Eisenman existe bien dans la sphère intellectuelle et artistique berlinoise. L’initiative d’une association citoyenne pour un « monument à la liberté et à l’unité » a trouvé le soutien de nombreux députés, et le Parlement l’a approuvé en 2008. Ce « monument à la joie » serait dédié au novembre 1989, à la « seule révolution allemande jamais réussie » entraînant la chute du mur et la réunification. L’historienne de l’art et sociologue de la mémoire Stefanie Endlich explique cette tentative nouvelle de façon très simple : « une nation a besoin de se souvenir, y compris de ses succès»70. Il s’agit d’une image positive, en guise de réplique à la culture mémorielle décrite précédemment qui se réfère à la confrontation critique au passé difficile de l’Allemagne. Même si la topolatrie et ses dangers d’une esthétisation de la mémoire participent à une aseptisation du passé, la volonté irréversible pour les Allemands de voir apparaître dans leurs rues, sur leurs places publiques un nouveau mémorial « positif » paraît irrémédiable. Ce futur monument n’effacera pas le mémorial d’Eisenman, mais ensemble ils se répondront alors et participeront à un équilibre mémoriel, entre avertissement et commémoration saine.

Même si la construction de mémoriaux commémorant une histoire « négative » participe activement à la réconciliation commune avec le passé, il est aujourd’hui nécessaire de construire des monuments autres, et puisque tout rapport avec le passé est une construction vers l’avenir, quelle forme prendrait un monument pour un avenir positif ? C’est alors que la perspective d’un avenir positif mis en espace par un nouveau monument n’est rendu possible que par l’accumulation des lieux de mémoire « négatifs ». Le rayonnement du mémorial d’Eisenman, par les débats qu’ils révèlent concernant l’inévitable esthétisation de la mémoire, sa position centrale et ses préoccupations urbaines à l’échelle d’un îlot, le parcours mémoriel qu’il dessine alors ont peut-être été le déclenchement d’une nouvelle perspective d’avenir à travers le renouvellement du devoir mémoriel. Tous ces points permettent de mettre en valeur l’importance de la présence dans la ville de Berlin du mémorial des Juifs assassinés d’Europe, non seulement pour la commémoration qu’il honore, mais pour celle, positive, qu’il permet de générer à l’avenir. 69

Massada est une ville où les Hébreux furent (dans l’actuel Israël) assiégés par les Romains au 1er siècle après Jésus Christ. Les Hébreux préférèrent se suicider plutôt que de rendre leur citadelle. 70 ENDLICH Stefanie, « les politiques mémorielles à Berlin et en Allemagne et leur réalisation dans la ville », in BATTEGAY Alain, ERRAMUZPE Geneviève, TÊTU-DELAGE Marie-Thérèse, Exposer les mémoires et l’histoire. Berlin-Ravensbrück, collection « sociologie » - matières à penser, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010. p.273.

99


RAUTERBERGHanno,Hol ocaus tMemor i al Ber l i n:Ei s enmanAr chi t ect s ,éd.Lar sMül l erPubl i s her s ,2005.


2. Attractivité touristique et centralité politique du Mémorial. a. Vers une appropriation de cette nouvelle urbanité. Le mémorial d’Eisenman est un lieu de commémoration que l’on parcourt, dans lequel on pénètre. Cette architecture mémorielle enveloppe véritablement le visiteur pour une expérience sensorielle éphémère, qui, pour les avertis, semble commémorer le génocide et l’horreur vécus par les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Mais cette architecture doit être pratiquée au quotidien par les habitants berlinois. Or ils se confrontent à la difficulté d’accepter dans leur paysage journalier, un monument de la « honte » comme l’expriment certains de ses détracteurs, un monument à l’échelle d’un îlot d’habitations, au cœur des institutions politiques. Les Berlinois voisins du mémorial firent entendre leur mécontentement, la difficulté qu’ils ont rencontrée lors de son érection et même encore aujourd’hui. Pourquoi devoir subir chaque jour la culpabilité de l’Etat alors que la majorité des habitants de Berlin n’a pas connu la guerre, et ne se sent pas responsables des crimes nazis ? Ces lieux de mémoire dans Berlin semblent pour certains Berlinois asphyxier le dynamisme de la ville, et encore plus le mémorial d’Eisenman par sa centralité et sa monumentalité. Une partie de la ville semble être réduite à la représentation et sacralisation d’une erreur passée.

Pourtant, lorsque l’on s’approche du mémorial, la situation est tout autre. Les cars de touristes dégagent la fumée de leur pot d’échappement, certains visiteurs se restaurent de l’autre côté du trottoir, les Berlinois traversent la rue pour aller travailler dans les différents bureaux des ambassades, le parc Tiergarten filtre la lumière à travers ses arbres. Les stèles du mémorial sont découvertes par quelques visiteurs dont leurs appropriations inattendues rendent le mémorial interrogateur. Les enfants courrent entre les stèles, crient, se cachent. Certains groupes de touristes se prennent en photo, des adolescents grimpent sur les stèles et enjambent les couloirs qu’elles créent, des familles pique-niquent, assises sur les stèles les plus basses aux extrémités du mémorial. La commémoration disparaît sous l’appropriation quotidienne et touristique de Berlin, ou du moins se nuance sans alourdir les stèles déjà bien présentes. Il est impossible de savoir s’ils savent où ils se trouvent, s’ils savent dans quel lieu ils crient, sautent, mangent. Et cependant, des réglementations strictes sont érigées concernant l’utilisation, l’appropriation et la déambulation du lieu de mémoire : « (1) Sans aucune exception, le Champ de Stèle ne peut seulement être pratiqué à pied, à une vitesse de marche normale à travers les stèles. (3) L'entrée au champ de stèles est au risque de l'individu. Précaution d'emploi : - Tous les axes sont de 0,95 m de largeur. - Les axes de passage ne sont facilement visibles à certains endroits. Les visiteurs doivent être prudents. (4)Interdiction de faire du bruit de toutes sortes, d’appeler et crier, de jouer d’un instrument de musique, ou d’écouter la radio ou autre appareil électroniques à l’exception d’une écoute individuelle. Interdiction de faire du camping dans le champ de stèles , d’escalader les stèles , de sauter d'une stèle à l'autre, prendre le soleil sur une stèle en maillot de bain, - d’apporter des chiens sur le terrain , -

101


RAUTERBERGHanno,Hol ocaus tMemor i al Ber l i n:Ei s enmanAr chi t ect s ,éd.Lar sMül l erPubl i s her s ,2005.


d’apporter vélos, planches à roulettes, rollers , patins à roulettes et les appareils analogues , - Parking de vélos, motos et motocyclettes directement adjacentes à la stèle sur le bord extérieur de la zone , - la consommation de boissons alcoolisées ou de faire un barbecue . - . Jeter des déchets ou de laisser tout autre détritus.»71 Il est donc interdit de courir, de monter sur les stèles, de manger, de boire, de crier : La majorité de ces interdits évoque la forme d’une occupation pourtant bien réelle. La transgression de ces réglementations n’est-elle pas la trace d’une appropriation réelle ? La monumentalité en est-elle réduite ? L’importance de la commémoration du mémorial s’efface t’elle par une telle occupation ou devient-elle alors seulement plus acceptable au quotidien ? Le mémorial ne semble pas, à première vue, cimenter l’atmosphère de la rue et du site, et bien au contraire, par les déambulations qu’il engendre, donne à cet emplacement une nouvelle vie, un nouveau rayonnement. Cette appropriation du lieu de mémoire par les Berlinois et les visiteurs étrangers semble être alors le seul moyen d’accepter cette imposante présence. Ce lieu du passé devient alors un lieu du présent, et au-delà de la commémoration qu’il honore, constitue un véritable espace public par sa qualité d’ouverture, d’intégration urbaine et peut être aussi d’architecture. Le lieu des morts devient celui des vivants. L’acceptation d’un tel monument paraît être ici la mise en valeur du lien des morts aux vivants, du passé au présent.

b. Enjeux touristiques et attractifs à l’échelle du mémorial. Il est à présent nécessaire de mettre en lumière les enjeux et les usages touristiques du mémorial et il semble d’ailleurs que c’est au-delà de la surface du Champ de Stèles que se révèle son véritable rayonnement touristique. Ces enjeux et ces usages peuvent être analysés par les annonces touristiques présentes sur les sites Internet d’agences de voyages organisés, comme celle qui suit : « Suivez les cailloux jusqu’à Postdamer Platz et le long d’Eberstrasse jusqu’à ce que vous aperceviez le mémorial de l’holocauste (ou le mémorial de l’extermination des juifs d’Europe). Ce mémorial a été conçu par l’architecte américain Peter Eisenman. Il lui a été inspiré par le cimetière juif de Prague (à ne pas manquer lors d’une prochaine visite). Ce musée est constitué d’une vague sans fin de blocs de pierres noires de différentes hauteurs construits sur un terrain bosselé. Des allées ombragées naviguent entre ces pierres. Les visiteurs peuvent entrer ou sortir du musée par l’une de ces allées. À mesure que le sol s’abaisse et que les piliers en pierre augmentent de taille, les visiteurs pourront certainement ressentir un sentiment d’oppression ou de claustrophobie rappelant le sort des juifs morts pendant la dernière guerre. »72 La première phrase situe le mémorial. Elle le situe dans le prolongement évident de la Postdamer Platz, considérée alors comme un point de repère berlinois par son rayonnement et son point haut.

71 72

Réglementations pour les visiteurs du champ de stèles, http://www.stiftung-denkmal.de/ Annonce touristique sur un site de voyage organisé : http://www.businesstravel.fr/20071217210/city-guide/europe/allemagne-

berlin.html

103


LemĂŠmor i al etl est our i s t es phot ogr aphi esper s onnel l es


Ensuite, on renseigne sur la célébrité de l’architecte qui a conçu ce mémorial. L’architecte, américain, s’inspire d’un cimetière juif authentique, celui de Prague, dont la visite est aussi inévitable. L’existence d’un lien entre le cimetière de Prague et le mémorial paraît alors douteuse, absente dans les écrits de Peter Eisenman et ceux de Perspektive Berlin, comme ci le lien n’était qu’une incitation à visiter d’autres lieux de la mémoire juive, ou bien inscrire ou asseoir d’avantage le mémorial dans une véracité de commémoration, à l’échelle d’un véritable cimetière (conçu au XVème siècle). La description architecturale sommaire du monument explique le champ de stèle comme une entrée du musée se trouvant au sous-sol, les stèles n’étant présentes que pour créer des allées, ces allées n’existant seulement que pour entrer ou sortir du musée. Éventuellement, les sensations procurées par l’architecture sont dictées par la citation ; ce que Peter Eisenman souhaitait indescriptible, individuel, de l’ordre d’un ressenti unique pour chacun devenant collectif par la mémoire auquel tous sont confrontés est ici résumé en une phrase simple et concise, ou les mots « oppression » et « claustrophobie » renvoient directement au « sort des juifs morts ». Voici la manière dont est présenté le mémorial aux visiteurs étrangers, aux touristes. Le résumé quelque peu réducteur situe parfaitement les enjeux touristiques du mémorial, dont la centralité, la monumentalité, la célébrité sont justifiés.

L’accès au mémorial par les transports publics est facilité et même privilégié. Cinq lignes de bus sont présentes dans les environs immédiats du site, deux stations de métro (celle de la Porte de Brandebourg et celle de la Postdamer Platz, et la présence des parkings permettent aux cars de touristes de se garer en face du mémorial (voir le panorama). Selon les estimations de la fondation, plus de dix millions de visiteurs ont déjà déambulé dans le dédale du mémorial. Ce chiffre révèle seulement le nombre de visiteurs qui pénètrent dans le centre d’information, dont l’accès est gratuit, et non ceux qui errent entre les stèles. En effet, le centre d’information, s’il permet d’avoir une échelle plus ou moins précise de son rayonnement par le nombre de visites, n’est pas révélateur du nombre réel de visiteurs qui, chaque jour, pénètrent dans le Champ de stèles, cet espace public, totalement ouvert sur les rues qui l’entourent. Les stèles n’informent pas, elles sont ancrées dans le paysage urbain berlinois. S’il est possible de traverser le mémorial sans savoir pourquoi il existe, un touriste averti ne peut échapper à son rayonnement touristique et culturel. Les publications de la fondation Perspektive Berlin mettent d’avantage en valeur le centre d’information, comme si le champ de stèles sur lequel nous nous sommes concentrés jusqu’à présent n’était en fait qu’une vitrine, un système ingénieux d’entrée, de seuil, révélant le centre d’information en dessous qui représente là un attrait touristique davantage remarqué.

105


3 2 1

4

5

photographie aérienne des environs proches du mémorial 1. Ambassade des Etats Unis 2. Ambassade du Royaume Uni 3. Académie des Arts 4. Restaurants et cafés 5. Parking pour bus Institutuions culturelles et politiques Infrastructures touristiques


c. Révélation d’un commerce de la mémoire.

« honorer les morts, respecter ces lieux, c’est aujourd’hui de ne plus s’y rendre » Alain Finkielkraut.73

L’attraction touristique du mémorial d’Eisenman engendre donc des problématiques concernant un phénomène inévitable qu’il est possible d’appeler commerce de la mémoire. En analysant les alentours du site, ne serait-ce que grâce au panorama, on comprend que le rayonnement du mémorial ne se limite pas aux dernières stèles dessinant le contour de l’îlot. Mis à part la Behrenstrasse séparant les stèles des ambassades et de l’école des Beaux Arts, et la Eberstrasse, constituant la transition entre le mémorial et le parc Tiergarten, les autres rues qui l’entourent sont complètement colonisées par les infrastructures dédiées au bon déploiement du tourisme. La Hannah-Arendt-Strasse est équipée d’un parking qui reçoit tous les cars de touristes, fermant la vue sud du mémorial. De l’autre côté de la CoraBerliner-Strasse, sont installés des restaurants, des fast-food, dont les terrasses permettent de manger face au monument. Il faut donc considérer les abords du mémorial comme les infrastructures servant son rayonnement, son accessibilité. Peut-être alors que la démission de Richard Serra lors de la réévaluation du premier plan Eisenman I, ne prenant pas en compte les soucis d’accessibilité des touristes, fait doucement écho. Pour que le mémorial rayonne, il doit devenir infrastructure. Il doit faire naître ses propres infrastructures pour faire rayonner la culture qu’il déploie.

Au sous-sol, à la suite de la visite du centre d’information est installée une boutique, dans laquelle il est possible d’acheter des ouvrages sur les crimes nazis, des monographies de l’architecte, des ouvrages sur les autres lieux de mémoire berlinois mais aussi des guides touristiques de Berlin dans plusieurs langues, des figurines, des objets souvenir de ce mémorial. Sur le site Internet du mémorial dédié aux victimes juives74, on trouve également le catalogue des expositions, les publications de la fondation et des visites virtuelles à acheter en ligne. Ce commerce de la mémoire engendré par la création du lieu interroge sur les réels enjeux du mémorial. Est-il une infrastructure culturelle dédiée au divertissement et au plaisir du tourisme, ou un monument inscrit dans la ville pour la dynamiser ? Cet objectif est-il contradictoire avec la célébration de la mémoire des Juifs assassinés d’Europe ? Les politiques culturelles ont-elles dévié le dessein premier en un moyen d’attirer les foules touristiques ? Le divertissement et l’expérience touristique peuvent-ils être considérés comme une banalisation de la mémoire ? Il est des réactions encore plus violentes concernant cette commercialisation de la mémoire, comme Doreet Levitte Harte, commissaire de l’exposition présentant cent ans d’art israélien, qui qualifie le monument « profasciste », « juste destiné au divertissement des masses »75.

À Auschwitz aussi on vend. Dans le mémorial dédié au camp aussi se pose la question de la banalisation de la mémoire inscrivant l’événement dans une simple logique divertissante. Le camp de 73

in Destination Auschwitz, « les visiteurs du noir », Télérama 3231, 14 décembre 2011. http://www.stiftung-denkmal.de/ 75 BENYAHIA-KOUIDER Odile, « Shoah, un mémorial qui fâche », article du 6 mai 2005, http://www.liberation.fr/culture/0101528233-shoah-un-memorial-qui-fache 74

107


Car t epos t al env ent eàl al i br ai r i e,mémor i al d’ Aus chwi t z ,2006, phot .LéaEouz an.

Faceaumus éed’ Aus chwi t z ,2006, phot .LéaEouz an.

Encasd’ i ncendi es ,br i s erl av i t r e.Aus chwi t z ,2006, phot .LéaEouz an.


concentration est le produit d’appel de Cracovie, à l’image du mémorial pour Berlin. Dès l’aéroport on vous propose d’y aller directement en taxi. Les visiteurs y transgressent les interdits indiqués par des pictogrammes : interdits aux chiens, de fumer, de manger, d’avoir une poussette, de porter un maillot de bain. Dans le bâtiment où l’on vend les billets est installée une cafétéria, permettant aux familles de se restaurer avant d’observer les derniers témoignages qu’ont à offrir les camps. Un des baraquements d’Auschwitz est même transformé en centre commercial, où sont proposés à la vente des guides, des cassettes, des livres de témoignages et des ouvrages pédagogiques sur le système concentrationnaire nazi. « Il n’y a pas vraiment, chez les intellectuels qui travaillent autour du génocide, de débat moral sur le fait d’avoir transformé Auschwitz en lieu de visite. Ces bus de touristes sont la contrepartie d’un travail de mémoire qui est devenu massif et qui s’incarne ici » déclare Jean Charles Szurek, chercheur au CNRS.

L’approche commerciale du mémorial du camp d’Auschwitz permet de relativiser l’attractivité touristique et le commerce qui découle du mémorial de Peter Eisenman, celle-ci davantage problématique, transformant véritablement le lieu authentique de l’Holocauste en un lieu de représentation fictive et commerciale de l’authenticité. Auschwitz s’efface, transformé en lieu culturel et fictionnel. La dérive de ces deux lieux de mémoire est révélatrice de la tendance problématique du commerce de la mémoire et de ces dérives. Georges Didi Huberman, dans l’ouvrage Ecorces dans lequel il analyse les découvertes de l’usage de la mémoire lors de sa visite à Auschwitz, énonce parfaitement la transformation du lieu de mémoire en lieu culturel : « Auschwitz comme Lager, ce lieu de barbarie, a sans doute été transformé en lieu de culture, Auschwitz comme musée d’Etat, et c’est tant mieux. Toute la question est de savoir de quel genre de culture ce lieu de barbarie est devenu le lieu exemplaire. »76

Le commerce de la mémoire n’est donc pas un privilège réservé au monument central berlinois, construit pour honorer les victimes juives de la guerre. Le phénomène s’étend même jusque sur les sites authentiques de l’Holocauste, dans ce cas sur le camp d’Auschwitz, où les baraquements destinés à participer à l’extermination deviennent la cafétéria des visiteurs fatigués.

3. Le devoir de mémoire au nom du rayonnement culturel de Berlin. a. Berlin, élément constitutif d’une culture de l’Holocauste. Le commerce de la mémoire est également une des préoccupations intellectuelles de l’écrivain hongrois Imre Kertesz, survivant des camps de concentration, et surtout auteur de L'Holocauste comme culture77, dont il est ici question. Selon lui, le commerce de la mémoire et plus particulièrement celle de

76 77

DIDI HUBERMAN Georges, Ecorces, Les Editions de Minuit, 2011, p.20. KERTESZ Imre, l’Holocauste comme culture, Actes Sud, 2009.

109


110


l’Holocauste peut être qualifié de « kitch concentrationnaire »78, produit par la muséification des camps de concentration et l’utilisation des représentations de l’Holocauste comme terrain de jeu. Il considère la culture muséale des camps comme une superstition attachée aux lieux des morts, qu’il faudrait au contraire invoquer, réveiller par une mise en forme singulière dans l’espace contemporain. Ce penseur hongrois intègre le commerce de la mémoire dans une généralisation d’une culture de l’Holocauste, ou plus justement de l’Holocauste comme culture. C’est la banalisation de la Shoah apparaissant dans les années 90 qu’il dénonce : « J'ai pris le risque de dire qu'Auschwitz et l'Holocauste faisaient totalement partie de notre culture, au même titre que notre langue, notre musique, notre littérature. »79 Alors même que l’on parle de plus en plus de l’Holocauste, la réalité de celui-ci, le quotidien de l’extermination, échappe de plus en plus au domaine des choses imaginables. Mais à travers ce qu’il dénonce, il faut aussi en comprendre les effets, dont le mémorial d’Eisenman en révèle les enjeux. Keretsz exprime que l’institutionnalisation de la Shoah passe par les rituels moraux et politiques se manifestant par une sous culture. «les étrangers qui viennent à Berlin se promèneront dans le parc de l'Holocauste pourvu d'un terrain de jeu».80 Cette notion de sous culture n’est pas sans faire écho aux interrogations de Didi Huberman, lorsqu’il accorde nécessaire la transformation d‘Auschwitz en lieu culturel, ou même en certains points de Berlin, interpellant cependant la nature même de cette culture. Lorsque Keretz énonce, il y a quelques années, les effets de cette culture, il l’étend à une conscience européenne, dont les effets auraient été de dépouiller les survivants des camps de leur vécu et de réduire Auschwitz à une affaire entre Allemands et Juifs, quand il s’agit de l’envisager comme une expérience universelle. C’est alors qu’est illustrée la question principale de son ouvrage, comment l’Europe peut-elle se réinventer après Auschwitz ? La concurrence des mémoires affaiblit désormais l’unicité de la Shoah, et face à ce contexte Kertesz justifie « L’Holocauste (comme) une expérience universelle, et à travers l’Holocauste, le judaïsme est une expérience universelle renouvelée, (…) partie intégrante de la conscience européenne.»81 Si Berlin doit son rayonnement culturel à son devoir de mémoire, la ville apparaît aussi comme un élément constitutif d’une culture de l’Holocauste. « L’Holocauste comme culture », dont Irme Kertesz décline les usages, les enjeux, et les effets néfastes ou non, est une caractéristique non seulement allemande, mais aussi européenne. La culture de l’Holocauste comme préoccupation européenne est largement évoquée par Berlin, par le nom de ces rues, par ses plaques commémoratives, par ses lieux authentiques de l’histoire de l’Holocauste redéfinis en lieux de mémoire. Et peut-être à l’échelle de l’enjeu central et national qu’il évoque, le mémorial d’Eisenman apparaît alors comme le monument d’une nouvelle culture de l’Holocauste ou plus précisément l’inversion de « l’Holocauste comme culture ».

78

Idem LACROIX Alexis, « l’Holocauste comme culture », Le magazine littéraire, article en ligne du 26 mars 2009, http://www.magazinelitteraire.com/content/critiques/article.html?id=13102 80 KERTESZ Imre, l’Holocauste comme culture, Actes Sud, 2009. 81 Idem. 79

111


112


La définition de cette nouvelle notion permet à l’écrivain de manifester plus largement son inquiétude face à l’émergence d’un climat inédit, animé d’empathie trouble pour les bourreaux, de la certitude erronée que la réitération d’une catastrophe comparable à celle du IIIème Reich serait désormais inenvisageable. « Tout ce que nous vivons en ce moment et dans le monde entier, à savoir notre civilisation, notre mode de vie, nos idéaux ou plutôt leur absence, le clivage entre le monde individuel et le monde socio-historique, (…) l’inanité de l’intelligentsia de contre temps couplée à son avidité insatiable d’idéologie, fait plus destructeur que le sida ou la drogue – tout cela, ainsi que tous les symptômes de notre siècle dépourvu d’imagination et intellectuellement atrophié, montre qu’une telle répétition n’est pas impossible »82. Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe, semble prévenir Berlin de cette nouvelle empathie pour les bourreaux et de la certitude qu’un nouvel Holocauste ne pourrait aujourd’hui exister.

b. Le mémorial d’Eisenman, ou la Mémoire préservée au nom d’une nouvelle identité berlinoise. La notion d’une culture façonnée par l’histoire de l’Holocauste est le reflet d’une tendance berlinoise, mais dont le rayonnement s’étend à l’échelle européenne. Berlin foisonne de rappels aux catastrophes qu’elle-même a provoqué, devant négocier avec les difficiles et complexes rapports au passé, non seulement l’immonde héritage nazi mais les trace de la république de Weimar et des communistes. C’est pourquoi le nom des rues et des places a changé plusieurs fois en un siècle, et que les statues du régime socialiste ont presque toutes disparu. Berlin est, selon Régine Robin, une « ville palimpseste »83 ; un lieu reconstruit sur des couches d’histoires concentrant le XXème siècle et devant sans cesse faire face à son passé. Cette caractéristique propre à Berlin s’affirme surtout par la multiplication de ses lieux de mémoires, Vienne par contraste ne comptant que deux petits lieux de mémoire, « Les chantiers aux centaines de grues seraient-ils aussi des dépotoirs, des décharges, des lieux de ‘démémoires’, où les nouvelles constructions sorties de terre se mélangeraient avec les ‘poubelles de l’histoire’ ? »84 Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe s’apparente alors au symbole d’une mémoire préservée au nom d’une culture renouvelée et revendiquée. Cette culture est alors multiple : la culture berlinoise, d’une mémoire assumée et préservée lui permettant de se reconstruire, et ladite culture de l’Holocauste lui permettant un rayonnement européen. Le mémorial est donc édifié comme le témoin d’une culture berlinoise renouvelée et malgré tout empreinte de la culture de l’Holocauste inhérente à

82

KERTESZ Imre, l’Holocauste comme culture, Actes Sud, 2009, p.50 ROBIN Régine, Berlin Chantiers : un essai sur les passés fragiles, ed. Stock, 2001, p.200. 84 idem, p.216 83

113


RAUTERBERGHanno,Hol ocaus tMemor i al Ber l i n:Ei s enmanAr chi t ect s ,éd.Lar sMül l erPubl i s her s ,2005.


toute construction ou reconstruction monumentale du passé, notre société étant fondée sur « l’après » Seconde Guerre mondiale. Si le mémorial est symbole, il est aussi et surtout architecture. Eisenman a dessiné à l’échelle d’un îlot une métaphore de cette ville que l’on peut à présent considérer comme une ville de la mémoire, où chaque espace commémore une victime que la nation elle-même a engendrée, où les rues ne seraient que des transitions, des seuils entre différents lieux de mémoires, monuments aux morts. Cette métaphore de l’architecture du mémorial semble être, après son analyse et les enjeux qu’elle dévoile, exprimée dans une photographie présente dans la publication officielle du mémorial85. Cette photographie est restée présente tout au long de la construction de ce travail de recherche, comme si elle dévoilait l’ensemble des enjeux qui sont mis à jour dans ce travail. Elle illustre une présence au premier plan, une jeune femme qui déambule dans le mémorial, mais dont on ne peut voir que le dos, son visage étant retourné vers l’arrière-plan dessiné par les stèles. Les stèles en béton, mettant en valeur la pureté de leur neutralité dessinent un passage, une rue principale autour de laquelle elles semblent s’aligner, semblables à une urbanité classique. Cette photographie évoque en effet une certaine urbanité, mais où l’architecture de la ville ne serait qu’une succession de stèles, où la ville ne serait que commémoration, et où les nouvelles générations de Berlinois demeurent le visage, la conscience, tournées vers le passé, vers ce qui a été et ce dont ils doivent se souvenir. On pourrait même aller jusqu’à remarquer le quadrillage imprimé sur le vêtement de la jeune fille, reprenant la trame du sol et de l’implantation des stèles, comme si cette trame mémorielle était inscrite, indélébile sur ce que doivent porter les Berlinois. L’architecture du mémorial, par cette photographie que Eisenman a choisi de publier, est révélée comme une urbanité à l’image de Berlin, à l’image d’une mémoire préservée au service de son rayonnement culturel.

c. « Capitale de l’Allemagne réunifiée, à la fois laboratoire et musée »86 Si Berlin est une ville palimpseste où tout se recompose, se superpose, où le rapport au passé et à ses symboles s'inscrit dans le paysage urbain, Berlin est aussi enfin une ville laboratoire de la (post) modernité. L’architecture a ainsi servi de pilier symbolique fondateur de la capitale réunifiée. De grands architectes, signatures internationales, de Gehry à Piano ont répondu au désir de reconstruire ensemble l’avenir de Berlin. Le Reichstag s’illustre comme le symbole de cette reconstruction, réouvert en avril 1999, plus de six décennies après son incendie par les nazis. Norman Foster y implante une coupole transparente accessible aux visiteurs qui peuvent donc surveiller leurs représentants européens. Il est enfin nécessaire de comprendre ce que Marc Augé tente d’exprimer lorsqu’il qualifie Berlin de laboratoire et musée. Le laboratoire architectural, artistique et culturel est sans contestation possible la vitrine du rayonnement européen de Berlin, et une grande partie de sa nouvelle identité. Mais la culture

85 86

RAUTERBERG Hanno , Holocaust Memorial Berlin : Eisenman Architects, éd. Lars Müller Publishers, 2005. AUGE Marc, « Un ethnologue sur les traces du mur de Berlin », in Le Monde diplomatique 8/2001 (n°569).

115


116


berlinoise est également constituée de ce devoir de mémoire se matérialisant dans de nombreux lieux à Berlin, dont le mémorial d’Eisenman semble atteindre le point culminant du rayonnement de la culture mémorielle à Berlin. Parce que le mémorial des Juifs assassinés d’Europe s’inscrit dans une histoire du monument berlinois notamment dans la suite logique des expérimentations architecturales de la spatialisation de cette mémoire, est alors aussi un laboratoire. « (Berlin) est à elle seule un raccourci de l’histoire du siècle passé et un témoin actif de celle qui s’ébauche »87 La dernière partie de ce travail de recherche démontre que le mémorial d’Eisenman participe activement au rayonnement culturel de la ville dans laquelle il est implanté. Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe matérialise la revendication d’une nouvelle identité culturelle berlinoise par la mémoire. Tout d’abord, le mémorial s’il revendique un statut central du devoir mémoriel berlinois concernant les victimes juives, devient générateur d’un monument autre, positif, contribuant alors à intégrer Berlin, et plus largement l’Allemagne dans la perspective d’un avenir optimiste. Un tel rayonnement ne fut dans doute pas possible si l’attractivité touristique du monument n’était pas si forte, attractivité générée sans doute par la transformation du monument mémoriel en infrastructure culturelle et touristique, alimentant par conséquent un certain commerce de la mémoire de l’Holocauste. Et si le mémorial se définit par son attractivité touristique, il est aussi bien intégré dans la ville par l’appropriation quotidienne des Berlinois ou simple visiteurs allemands ou européens. Les usages de ces visiteurs ne s’apparentent majoritairement pas à honorer dans le recueillement spirituel les victimes juives que le monument commémore, mais à considérer davantage cet espace comme un lieu paisible, ouvert sur la ville, une place publique au centre des institutions que de nombreux Berlinois traversent chaque jour. Ensuite il faut préciser la nature de cette culture si largement déployée à Berlin : la culture de l’Holocauste, dont les préoccupations ne sont pas réservées à l’Allemagne, mais à une échelle davantage européenne. La culture de l’Holocauste ou « l’Holocauste comme culture » évoque l’impasse de l’Allemagne et de l’Europe à se reconstruire en invoquant les erreurs passés, dont le mémorial est un élément constitutif. Enfin, l’architecture d’Eisenman évoque cette ville allemande dont chaque bâtiment paraît évoquer une mémoire différente, où chaque coin de rues est empreint de cette culture de l’Holocauste. L’îlot dans lequel s’est implanté le mémorial représente la ville de Berlin où la mémoire est préservée au service de la construction d’une nouvelle identité culturelle. La mémoire peut être affirmée ici comme la revendication d’une nouvelle identité culturelle berlinoise.

87

idem

117


118


CONCLUSION ET SYNTHESE DE LA REFLEXION

Pour conclure, ce travail de recherche a eu pour objectif de définir le mémorial des Juifs assassinés d’Europe comme le symbole d’une mémoire préservée au nom de la construction d’une nouvelle identité culturelle berlinoise. S’il est ainsi possible de caractériser la mémoire de l’Holocauste comme un outil utilisé par Berlin au service de son rayonnement culturel, c’est en prenant comme appui l’analyse du mémorial de Peter Eisenman. C’est en effet parce que ce monument à échelle nationale et centrale, s’inscrit dans une histoire du monument berlinois, entre revendication d’une mémoire collective et proposition d’une architecture mémorielle comme expérimentation individuelle. Parce que son intégration n’est valide que par le parcours mémoriel et culturel qu’il dessine avec les autres lieux mémoriels authentiques, sa légitimité d’implantation remise en cause par l’absence de stigmates de la guerre sur son site, s’affirmant dans une complémentarité programmatique et architecturale. Parce qu’il dévoile Berlin comme la révélation d’une culture de l’Holocauste qui s’étend à l’échelle européenne et parce que l’appropriation quotidienne des Berlinois n’est plus dans la commémoration perpétuelle des crimes nazis mais dans la considération du monument comme une place publique, espace réunificateur. Et parce qu’enfin l’attractivité touristique générée par sa présence transforme ce lieu de mémoire en une infrastructure culturelle. Alors il est possible d’affirmer que la mémoire est bien au service du rayonnement culturel de Berlin. De l’oubli Enfin, la notion d’oubli semble s’être affirmée subtilement dans les problématiques qui ont constitué la mise en forme du mémorial, ainsi que dans ce travail de recherche. L’oubli semble se définir au revers de la mémoire, lui établissant un lien d’interdépendance. Comme le définit Georges DidiHuberman lorsqu’il analyse l’œuvre de Warburg « La mémoire, c’est tout autre chose que l’acquisition de souvenirs factuels, objectivés. C’est l’expérience d’une étrange dialectique de la “survivance” et de l’oubli, où le temps se noue entre “passé anachronique” et “présent réminiscent” (…) Warburg nous a enseigné que les images remémorent – échafaudent, transforment, déplacent – plus qu’elles ne

119


120


“rappellent” au souvenir objectivable de leurs référents historiques. 88 » Les temps diffèrent, la dialectique s’impose et le processus mémoriel s’établit. La mise en place du travail de la mémoire, au cœur d’une cité, d’une communauté, de plusieurs communautés naît alors entre un passé commun, un présent séparé, vers un futur apaisé par une mémoire réunificatrice. Cette idée est habilement développée par Marc Augé dans son essai sur Les Formes de l’oubli : « Faire l’éloge de l’oubli, ce n’est pas vilipender la mémoire, encore moins ignorer le souvenir, mais reconnaître le travail de l’oubli dans la première et repérer sa présence dans le second. La mémoire et l’oubli entretiennent en quelque sorte le même rapport que la vie et la mort 89» Plus précisément, et dans le contexte particulier au mémorial de Peter Eisenman, le champ de stèle s’impose comme véritable lieu mémoriel par l’appropriation quotidienne, pourrait-on dire profane selon certains détracteurs, des visiteurs. Courir entre les stèles oubliant, non pas ignorant, qu’elles sont stèles, incarne véritablement la mémoire de l’Holocauste intégrée à la ville. Le monument est présent, inscrit, les habitants le foulent, le compriment, et le transforment au gré de leurs envies. A Berlin est né un espace public mémoriel, concrétisant cette étrange dialectique de la « survivance » à l’oubli. « Le rapport au temps se pense toujours au singulier pluriel. Ce qui signifie qu’il faut être au moins deux pour oublier, c’est-à-dire pour gérer le temps. 90» Marc Augé introduisant la notion de temps à la notion d’oubli développe l’idée de la nécessité de la pluralité pour l’oubli comme pour la mémoire. La maîtrise du temps et de ses porosités ne s’appréhende pas dans une individualité, mais bel et bien dans une résonance collective, soit une forme publique.

Du rire Ce qui peut être caractérisé dans l’architecture du mémorial d’Eisenman, et ce qui a motivé les premières réflexions sur le dessin d’une architecture mémorielle, est sa forme publique, ouverte, et son rapport intérieur/extérieur. Chaque stèle par sa hauteur et son décalage par rapport à l’autre conçoit une intériorité, ou plutôt l’entre-deux créé constitue une intériorité. L ‘interaction entre les différents éléments qui constituent cette œuvre figure l’espace public. L’intériorité est mémorielle mais aussi publique. C’està-dire que la mémoire de ce champ de stèle appartient à la ville, aux citoyens, dont leurs appropriations dénotent un besoin irrépressible de ne plus considérer la mémoire comme l’exigence d’une commémoration délicate et silencieuse mais dans le quotidien et les occupations ordinaires attendues d’un espace public. La mémoire est appréhendée dans ce lieu avec une certaine forme de ludicité. Non pas par l’essence de son architecture mais par l’observation de la manière dont les visiteurs la transforment. Observer les visiteurs y jouant, y criant, s’y cachant, y courant dénote que l’architecture de ce mémorial invoque le jeu, qui sous-entend également l’invocation du rire, tragique pour certain, libérateur pour d’autres. L’idée du 88 DIDI-HUBERMAN Georges, “Pour une anthropologie des singularités formelles. Remarque sur l’invention warburgienne”, Genèses, n°24, 1996, p. 155. 89 AUGE Marc, Les Formes de l’oubli, éd. Rivages, Paris, 2001, p.20 90 idem, p.81

121


122


rire comme provocation est alors désamorcée en évoquant le rire comme conséquence libératrice de la nécessité de s’approprier la mémoire et l’espace public dessiné.

« Du rire » et « de l’oubli » établissent une transition théorique ou conceptuelle entre ce travail de recherche et le projet d’architecture. La référence au Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, même si elle ne présente pas directement un lien concret avec le sujet, établit une clé, dévoile une idée sur la mémoire, sur le rapport de l’être humain avec son passé, et toute la tragédie du monde contenue dans le rire, dans le contexte de la Tchèquoslovaquie après 1968. Les personnages sont intriqués dans un récit tragique, où l’intrigue est dépourvue de tout suspens. « Tout ce livre est un roman en forme de variations. Les différentes parties se suivent comme les différentes étapes d'un voyage qui conduit à l'intérieur d'un thème, à l'intérieur d'une pensée, à l'intérieur d'une seule et unique situation dont la compréhension se perd pour moi dans l'immensité. »91 « Du rire » et « de l’oubli » constitue un choix. Le choix de préciser le travail de mémoire à établir au projet d’architecture. Qu’il ne soit plus générique mais orienté, contextualisé, que du rire et de l’oubli naisse une architecture mémorielle et publique. De Berlin à Stolac Ce travail de recherche sur la spatialisation du devoir de mémoire a particularisé le sujet à la ville de Berlin, et pose ou présuppose la question du statut de la mémoire dans le dessin de la ville. S’il faut alors généraliser à la Mémoire et à la mémoire d’une ville, quelle en serait la forme la plus appropriée ? Si l’on définit une ville et son contexte, la mémoire prend alors diverses formes, s’incarne en différents espaces. Serait-elle mémorial, monument aux morts ? Serait-elle ruine, serait-elle champ ? L’ambiguïté de commémorer des victimes que la nation même a perpétrées, si elle est une particularité de la spatialisation de la mémoire à Berlin, fait écho à un autre conflit, plus récent, celui yougoslave, qui 20 ans auparavant, a vu s’entretuer les membres de son pays. Ces deux conflits engendrent la même nécessité d’une mémoire comme permission, condition d’un nouveau vivre ensemble. S’introduit alors Stolac, petite ville de Bosnie-Herzégovine. Tandis que les Berlinois sont assis sur les stèles des victimes de leur guerre, les habitants de Stolac parcourent quotidiennement les ruines de leur ville. De Berlin et d’une identité culturelle, de Stolac et de sa reconstruction. Le rapport d’une ville à l’autre s’établit, au travers de deux mémoires à commémorer, deux espaces publics conçus, et différents enjeux : l’un le rayonnement touristique et l’autre la cohabitation de deux communautés. Ce qui devient alors générateur de projet d’architecture serait de considérer en amont du dessin et de la définition de l’espace à créer, ce besoin irrépressible des habitants d’une ville à l’appropriation d’un tel lieu. S’il est mémoire, doit-il être pour autant silence et commémoration, s’il est mémoire, peut-il être autre. Et s’il est autre, peut-il être marché, bibliothèque, gymnase ?

91

Kundera Milan, Le livre du rire et de l’oubli, 1979, Gallimard, Paris, 1985, p.263.

123


124


Sans risquer d’y établir une normalisation du passé et de la mémoire invoquée définie dans ce travail de recherche, mais en favorisant l’établissement d’une mémoire vivante, voici ce qui constituerait les bases d’un travail autre, non plus théorique mais appliqué à l’élaboration d’un projet d’architecture. Il s’agit d’un autre lieu, d’une autre mémoire, mais de cette même notion de lieu de mémoire détournée. Le détournement serait le générateur d’une architecture mémorielle. Les deux travaux fondent leur réflexion sur la place de la mémoire dans une ville, sur les traces d’un conflit, et peut être aussi aborde l’idée d’une reconstruction. Car Berlin aussi se reconstruit, encore aujourd’hui. Berlin se reconstruit une identité, un rayonnement culturel, une mémoire collective commune. Peut-on alors tenter de définir à Stolac son rayonnement, son identité, sa mémoire collective, et surtout enfin, lui penser un espace dédié à cette mémoire.

125


126


BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE

MEMORIAL DE L’HOLOCAUSTE, BERLIN BECKER Franziska , DISCH Malaika, ROSIN Wiebke, Le Mémorial aux juifs assassinés d'Europe, http://www.hgb-leipzig.de/mahnmal/denk01.html. BLACKWOOD Michael, Peter Eisenman : Building Germany’s Holocaust Memorial, Michael Blackwood Productions, New York, 2005, Anglais, 59 min.(document audiovisuel)

CROWNSHAW Richard, The Afterlife of Holocaust Memory in Contemporary Literature and Culture, Ed. Palgrave Macmillian Memory Studies, 2010. DEMESMAY Claire, HEIMERL Daniela, Allemagne, une mystérieuse voisine, portrait en vingt tableaux, Ed. Lignes de repères, 2009, Paris.

GRYNBERG Anne, « Du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? », Les Cahiers de la Shoah 1/2003 (n°7), p.111-167. KRUZE, Irène, Le mémorial de l’holocauste de Berlin, Le Vingtième Siècle, Revue d’histoire n°67, juilletseptembre 2000, pp. 21-32.

MILLOT Lorraine, De l'étranger : Martin Walser contre le souvenir, http://www.liberation.fr/livres/0109259996-de-l-etranger-martin-walser-contre-le-souvenir RAUTERBERG Hanno , Holocaust Memorial Berlin : Eisenman Architects, éd. Lars Müller Publishers, 2005. RELLENSMANN CLARA, « 11. the holocaust memorial in berlin : a Reflection » in A reader in unconfortable heritage and dark tourism, edité Sam Merrill et Leo Schmidt, 2009. www.stiftung-denkmal.de

BERLIN ET AUTRES LIEUX DE MEMOIRE BERLINOIS AUGE Marc, Un ethnologue sur les traces du mur de Berlin, in Le Monde diplomatique 8/2001 (n°569).

AUGE Marc, Les formes de l’oubli, éd. Rivages, Paris, 2001.

127


128


BATTEGAY Alain, ERRAMUZPE Geneviève, TÊTU-DELAGE Marie-Thérèse, Exposer les mémoires et l’histoire. Berlin-Ravensbrück, collection « sociologie » - matières à penser, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010. BODENSCHATZ Harald, Berlin urban design : a brief history, Translation by Sacha Disko, DOM, Berlin, 2010. COMBE Sonia, DUFRENE Thierry et ROBIN Régine, Berlin, l'effacement des traces : 1989-2009, Fage, Lyon, 2009. E.TILL Karen, The new Berlin : memory, politics, place, University of Minnesota Press, Mineapolis, 2005. NORA Pierre, Quand l’irréversible est consommé, in Libération, le 22 décembre 2001. SCHLAGDENHAUFFEN Régis, La Bibliothèque vide et le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, éd. L’Harmattan, Paris, 2005 WENDERS Wim, Les ailes du désir, Road Movies Filmproduktion et WestDeutscher Rundfunk (W.D.R.), 1987, 126 min. (document audiovisuel) http://www.berlin.de/mauer/orte/topographie_des_terrors/index.fr.php http://www.gabischillig.de/architecture/topographie-des-terrors

THEORIE DE LA MEMOIRE (historique, anthropologique, politique, culturelle, monumentale) BRICE Catherine, « Monuments : pacificateurs ou agitateurs de mémoire », in BLANCHARD Pascal et VEYRAT-MASSON les guerres de mémoires, La Découverte « Cahiers Libres », 2008 p.199-208.

CANDAU Joël, Anthropologie de la mémoire, A. Colin, 2005.

GRYNBERG Anne , « Du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? » , Les Cahiers de la Shoah, 2003/1 no 7, p. 111-167. HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Les classiques des sciences sociales (version numérique), 1950.

129


130


HÄHNEL-MESNARD Carola, LIENARD-YETERIAN Marie, MARINAS Cristina, Cutlure et mémoire : représentations contemporaines de la mémoire dans les espaces mémoriels, les arts du visuels, la littérature et le théâtre, Editeur Palaiseau Ecole polytechnique, Essone, 2008. KERTESZ Imre, L'Holocauste comme culture, par Imre Kertész, traduit du hongrois par Natalia ZarembaHuzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2009. MAROT Sebastien, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Editions de la Villette, Paris, 2010. NORA, Pierre, Lieux de Mémoire, Gallimard, 1984-1992

REICHEL Peter, L’Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, Paris, 1998. RICOEUR Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, collection L'ordre philosophique, Seuil, Paris, 2000. RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Seuil, Paris, 1984 ROBIN Régine, Berlin Chantiers : un essai sur les passés fragiles, ed. Stock, 2001. ROBIN Régine, La mémoire Saturée, Stock, Paris, 2003. VESCHAMBRE Vincent, Trace et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008.

YATES Frances A., l ‘art de la mémoire, éd. Gallimard, 1964.

YOUNG, James E., The Texture of Memory: Holocaust Memorials and Meaning, Yale University Press, 1993. YOUNG, James E., At Memory's Edge: After-images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, Yale University Press, 2000.

PETER EISENMAN DAVIDSON Cynthia, Tracing Eisenman : Peter Eisenman complete works, with essays by Stan Allen, Cynthia Davidson, Geg Lynn, Sarah Whiting, Guido Zuliani, Thames & Hudson, Londres, 2006.

EISENMAN Peter, Eisenman Inside Out: Selected Writings, 1963-1988, Yale University Press, May 2004. « Houses of Memory »

131


132


EISENAMN Peter, Feints, Ed. Silvio Cassarà, Milan, 2006. FARREL Alain, « Les géomètres de l’absence : Peter Eisenman et Bernard Tschumi » in A. Farrel, Le Troisième Labyrinthe : Architecture et Complexité, éditions de la Passion, Paris, 1991.

AUTRES REFERENCES BAUDRILLARD Jean « La double extermination », in Libération, lundi 6 novembre 1995, page 12.

BENJAMIN Walter, L'oeuvre d'art à l'époque de la reproductibilité technique, 1936, petite collection aux éditions Allia, novembre 2009. DIDI-HUBERMAN Georges, Ecorces, les éditions de Minuit, Novembre 2011. FOUCAULT Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, nouvelles éditions lignes, 2009.

GOETZ Benoît, La Dislocation, Architecture et philosophie, les éditions de la Passion, 2001. ROSSI, Aldo, L’architecture de la Ville, Infolio, Paris, 2010 (1966).

133


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.