Marion Filâtre _ Mémoire en Architecture _ La Fabrique du Transcendant

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LA FABRIQUE DU TRANSCENDANT

Marion FILÂTRE Mémoire de recherche en Architecture Sous la direction d’Olivier Chadoin ENSAP Bordeaux 2016





« La nature n’est pas l’opposé de la raison. Elle est l’état originel auquel l’homme se réfère. En y ajoutant l’intervention humaine, on dépasse l’esthétique préétablie, et l’on se donne l’opportunité d’aborder le pourquoi de l’existence humaine. Telle est pour moi, la signification de l’acte de construire. » 1 Tadao Ando

1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p 121



Préambule

Parfois, en parcourant certains espaces, je retrouve les sensations qui m’emportent dans une église. Tout à coup, mes pensées s’orientent vers le cadeau inestimable d’être en vie. Cette sensation d’entrer chez moi comme dans une église, et ces pensées merveilleuses qu’elle provoque, je les nomme intuitivement sensation du transcendant. Qu’est ce que le transcendant ? Bientôt, je serai architecte et j’aurai à cœur de transmettre mes émotions spatiales. Celle-ci en fera partie. Je ne suis pas seule dans ce cas là. Nombre d’entre nous cherchent à provoquer la sensation du transcendant chez le passant. Peut-on la produire ? Ce travail m’a permis de me concentrer sur cette sensation mystérieuse et d’observer le terme encore flou du transcendant comme un concept. Il trace ce que j’ai été capable de formuler sur la fabrique du transcendant.


Sommaire

Introduction

p. 11

I. Qu’est ce que le transcendant ?

p. 17

1 Un principe extérieur et supérieur 2 L’idée d’individuation de la matière 3 Une prise de conscience

p. 19 p. 21 p. 23

II. En quoi les intentions de Tadao Ando peuvent être affiliées au transcendant ?

p. 27

1 Portrait 1.1 La légende 1.2 L’intention du transcendant 1.3 Une culture

p. 29 p. 29 p. 31 p. 32

2 La composition géométrique 2.1 Le sens de la forme 2.2 Le sens fonctionnel 2.3 Le sens de l’Un 2.4 Une mutation

p. 37 p. 37 p. 39 p. 40 p. 42


III. En quoi Tadao Andô matérialise le transcendant dans ses projets ?

p. 47

1 La matière brute 1.1 Le béton 1.2 Un processus de fabrication 1.3 Matière et transcendance

p. 49 p. 49 p. 51 p. 52

2 Les volumes géométriques 2.1 Analyse des éléments 2.2 Signification de la forme 2.3 La délimitation spatiale

p. 55 p. 57 p. 63 p. 69

3 La composition géométrique 3.1 L’intention du Tout 3.2 Analyse de la composition 3.3 Géométrie et transcendant

p. 71 p. 71 p. 73 p. 84

Épilogue

p. 91

Annexes Bibliographie Remerciements

p. 95 p. 99 p.103



Introduction

Le transcendant et l’architecte Le Transcendant n’est pas une notion rebelle à toute analyse. Il met en jeu des problématiques nombreuses et complexes. C’est sans doute pourquoi rares sont les ouvrages sérieux qui lui sont consacrés, et plus rares encore ceux qui envisagent avec prudence et pertinence son étude historique, philosophique, sociologique, anthropologique ou encore architecturale. Bien des auteurs préfèrent au contraire jongler avec l’espace et le temps et rechercher de prétendues vérités universelles ou archétypales du transcendant. Or celles-ci n’existent pas. Le transcendant est d’abord une construction mentale basée sur des concepts partagés, un phénomène de société. Il n’y a pas de vérité transculturelle du transcendant, comme voudraient nous le faire croire certains livres versant dans une psychologie ésotérisante. De tels livres malheureusement encombrent de manière néfaste la bibliographie sur le sujet. Force est de constater que l’état de la réflexion sur le transcendant en architecture est quasiment inexistante. Pourtant, elle semble être une réflexion commune aux architectes contemporains, une manière de construire une posture. C’est l’une de celles que l’architecte japonais Tadao Ando à choisi . On peut dire aujourd’hui que le transcendant, en architecture, représente un idéal, un moteur de projet pour les architectes par ce qu’il correspond à des représentations collectives de la perfection 11


spatiale. C’est une manière de se positionner dans le champ concurrentiel de la création spatiale qui tend même parfois vers l’outil marketing. Hors, le terme n’est pas pensé rationnellement dans le champ architectural. Et puisque transcendant fabrique des démarches et des pratiques de projets, nous considérons qu’il est légitime de se pencher sur ces notions. Les architectes sont plus ou moins responsables de cette situation parce qu’ils ont régulièrement relayé des phantasmes. A leur ignorance, il existe différentes raisons liées aux difficultés qu’il y a d’envisager la transcendance comme un sujet de conception à part entière. Ces difficultés sont de trois ordres : . les premières sont disciplinaires. Les architectes ne sont pas formés à l’analyse des notions qu’ils emploient, d’où l’intérêt de cet exercice. Dans le processus de projet, ils se servent de notions à partir de ce qu’ils sont capables d’en comprendre en tant que concepteurs d’espace. Certains d’entre nous, cependant, s’appuient sur les recherches de leurs contemporains. Mais malgré l’ouverture inter-disciplinaire qui a lieu depuis les années 70, les champs restent resserrés sur leurs spécificités. Par ailleurs, la vision de l’architecte comme être créateur encourage les approximations sensibles au détriment de l’analyse scientifique. . les secondes sont méthodologiques. Dès qu’il s’agit de transcendance, tous les problèmes se posent : historiques, sociologiques, anthropologiques, idéologiques, symboliques mais aussi vernaculaires, structurels et spatiaux. Comment sérier les problèmes ? Dans quel ordre poser les bonnes questions ? Comment établir les grilles d’analyse permettant de déterminer un espace comme transcendant et de l’étudier en tant que tel ? Si Erwin Panofsky nous a montré une voie pour analyser les arts du transcendant à travers les outils sociologiques, il ne nous aide pas à penser le terme en lui même. Par ailleurs, nous avons naturellement tendance à sélectionner dans les données et les problèmes liés à

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cette notion ceux qui nous arrangent et à laisser de côté tous ceux qui nous dérangent. . les troisièmes difficultés sont sémantiques. Le terme est polysémique. Selon le champ dans lequel il est employé, il n’a pas le même sens. Inversement, sans évoquer le terme on peut faire référence à ces notions. Par ailleurs, transcendant est trop souvent affilié au religieux. Or, dans notre société rationalisée, il peut sembler effrayant d’aborder le sujet du religieux et par voie de conséquence, du transcendant. Ainsi, le terme se retrouve galvaudé et n’est pas étudié en tant que tel. Mais de même que le religieux, le transcendant peut être observé comme une fonction dans un système de rapport social, comme une notion philosophique ou encore, comme un outil de conception spatiale. Il n’y a alors plus de crainte à avoir. Dans ce travail sur le terme, j’ai choisi d’interroger Tadao Ando. D’une part parce qu’il revendique le transcendant comme intention et s’en sert de moteur de création. D’autre part parce qu’il est issu d’une culture encore suffisamment différente de la mienne pour que je puisse distinguer les déterminismes culturels. Enfin, parce qu’il utilise des formes que je suis en mesure de concevoir intellectuellement. Il est entendu que le transcendant n’existe pas en soi. Il ne s’agit pas ici d’observer ce qui fait que l’architecture est ou n’est pas transcendante. L’architecture n’est et ne sera jamais objectivement transcendante. Ceci est un travail sur la production d’un architecte. Plus précisément, sur la manière dont il crée des liens entre sa pensée du transcendant et sa production spatiale. Autrement dit, c’est un travail sur la façon dont un architecte contemporain pense le transcendant et le met en place dans ses spatialités. La première partie de ce mémoire tente de comprendre ce que signifie le terme. Nous y découvrirons 5 grandes notions affiliées ou

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assimilées qui nous serviront de première grille de référence dans l’analyse de la pensée et de la production spatiale d’Ando. La seconde partie de ce mémoire tente donc de comprendre dans quelles mesures les intentions de Tadao Ando peuvent être affiliées aux concepts du transcendant. Nous y découvrirons 4 points de contact en les concepts du transcendant et les discours d’Ando. La troisième partie de ce mémoire tente de comprendre dans quelle mesure Tadao Ando inscrit ces intentions du transcendant dans les spatialités qu’il conçoit. Nous y découvrirons 3 outils qu’il met en place pour relier intentions architecturales et spatialités.

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I. Qu’est ce que le transcendant ?

Ce terme, issu du latin transcendens déclinaison du verbe transcendere signifiant franchir, surpasser est utilisé pour décrire ce qui dépasse, ce qui passe au-delà de. Aujourd’hui, ce terme a de multiples définitions selon les champs d’application et de recherche. En religion il est utilisé comme un attribut de dieu, en métaphysique il caractérise ce qui dépasse et qui est d’un autre ordre, en mathématique il définit un nombre d’opérations infini. Ce qui n’est pas limité, est transcendant. Si les définitions de la transcendance sont variées, un axe commun émerge, celui du dépassement. Ce terme évoque donc un état au-delà de mais il introduit aussi un mouvement, celui qui se produit au moment de passer la frontière, le mouvement transcendant. En philosophie, le terme évoque des notions parfois contradictoires, souvent complémentaires. Si différents aspects du concept sont mis en évidence au cours de l’histoire de la pensée, quelques uns sont exposés ici : Un principe extérieur et supérieur, introduisant un rapport d’autorité, un principe au-delà de toute expérience possible, s’appuyant sur le concept d’éléments en substance qui aboutit à une prise de conscience.

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1 Un principe extérieur et supérieur

Lorsque l’individu utilise le concept de transcendant, il évoque un rapport au monde et à l’altérité « qui suppose l’intervention d’un principe extérieur et supérieur», « qui serait d’un ordre différent et plus élevé »1. Pour comprendre ce terme et les enjeux qu’il soulève je m’appuie sur la thèse de Maxime Auda qui tente de décrire l’origine du terme transcendant et qui consiste à l’examiner en tant qu’outil produit par Platon pour palier à l’incapacité de s’appuyer sur le monde réel, perpétuellement changeant, pour construire une pensée rationnelle. Platon aurait alors utilisé l’idée d’une intelligibilité indépendante des aléas du monde sensible, le monde des idées. Basé sur des catégories universelles, cet état suprême des choses permet d’assurer au savoir la possibilité d’énoncer le vrai sur le réel. A l’origine du concept se trouverait donc le besoin de garantir, par le biais d’un monde supérieur, une unité de sens indépendante des fluctuations du monde sensible. Ce principe est pour l’historien une entourloupe intellectuelle puisque Platon assimile ou confond, vérité et savoir et imagine un outil fictif qui lui permette de rester cohérent. Un rapport d’autorité Cette pensée implique une hiérarchie. Transcendant se réfère à une soumission devant une autorité. Cet Autre peut être le monde des Essences, Dieu, la logique, le maître, la société ... il est toujours un 1 Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris, PUF. p1144

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sujet à qui l’on suppose un savoir. La vérité est à découvrir, dans le champ de l’Autre que je suppose détenir ce savoir. Celui qui se rend compte du fait qu’il voit moins bien et moins loin qu’un autre se laisse guider par lui, je me soumets au sachant. Transcendant s’appuie donc sur la subordination de l’Être à l’Un, chez Platon au Bien suprême, à l’intelligence souveraine, absolue, idéale et éternelle créatrice de l’univers. Auda rappelle que pour Lacan l’Autre n’est pas un sujet, c’est un lieu sur lequel on s’efforce de transférer le savoir. L’ Autre est le dépositaire de cette supposition de savoir. Lacan considère que c’est cet Autre que la psychologie analytique nomme lnconscient.

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2 L’idée d’individuation de la matière

Globalement, cette pensée d’un principe supérieur ou d’espace intellectuel de référence, s’appuie sur l’idée qu’il y a derrière les apparences sensibles ou les phénomènes des substances permanentes ou des choses en soi dont elles sont la manifestation. L’Univers ordonné et vivant de Platon est habité par les modèles éternels que sont les Formes. Seules les Formes sont réelles et absolues - le Beau, le Bien, le Juste. Le monde supérieur imaginé par le philosophe est constitué d‘essences qui sont l’unique moyen de tenir un discours potentiellement vrai au sujet du réel. Alors, en fabricant les notions de transcendant, d’essence ou de substance Platon échappe « à la diversité des représentations subjectives, à la mobilité de l’opinion et à la relativité des termes »1. Ainsi l’essence garantit au philosophe le discours du vrai, la cohérence. Aristote poursuit cette pensée par le concept de forme substantielle. Pour comprendre substantiellement les corps, il faut admettre que « toute chose existante est complètement déterminée »3, que les matières primaires ont des principes intelligibles d’individuation informant des formes. La matière puise dans ses qualités internes, non perceptibles, pour exister matériellement. Ainsi, elle se développe en adéquation avec son entéléchie _c’est à dire la réalisation de ce qui est en puissance_ et trouve sa perfection. En réaction et en opposition à l’analyse substantielle des formes, se construit l’approche phénoménologique qui consiste en une tentative de description du monde tel qu’il nous apparaît. La forme 1 Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris, PUF. p510

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comme interface entre un sujet percevant et le monde extérieur se définit par les qualités sensibles de son environnement, de sa position dans cet environnement, de ses limites, de son enveloppe et de son contenu. Ses bords délimitent des qualités différentes que le sujet percevant isole et hiérarchise. Ainsi la forme se détache de son contexte pour être perceptible par discontinuité qualitative. Un principe au delà de toute expérience possible Kant adhère à l’approche substantielle des formes et l’utilise même comme un fondement de sa pensée. Mais si pour Platon l’essence est accessible par la raison, pour Kant elle ne peut être objectivée. Donc pour Kant, transcendant désigne ce qui est inaccessible à la connaissance, ce qui ne peut jamais être mesuré ni par la raison, ni par l’expérience. Le transcendant est nouménal. Kant utilise le terme pour évoquer ce qui est au delà de toute expérience possible dans les champs d’analyse de la connaissance, de la réalité ou du phénomène d’exister.

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3 Une prise de conscience

Leibniz utilise le terme pour décrire un mouvement qui consiste à « s’élever au dessus d’une région de la connaissance ou de la pensée après l’avoir traversée et pénétrer dans une région supérieure»1. Pour Sartre en «phénoménologie, est transcendant tout objet […] vers lequel la conscience s‘éclate. Ainsi, l’Ego apparaît à la conscience comme un en-soi transcendant »1. C’est « le mouvement par lequel le moi individuel, en méditant sur son existence atteint l’existence d’un être autre que lui même, et d’une puissance supérieure à la sienne»1. Ce concept désigne alors un mouvement qui mène à une prise de conscience. Le mouvement qui amène à l’évolution du sujet vers un niveau supérieur à celui qu’il occupait précédemment. Transcendant devient un acte, celui de transcender et même un verbe pronominal Se Transcender. Cet outil créé à l’origine pour décrire le réel à partir d’une banque de données immuable, devient alors le synonyme de mutation. Transcender, franchir, le but est d’avancer. L’individu imagine un sujet transcendant pour lui donner le statut du sachant. Il l’utilise comme espace intellectuel de référence ce qui lui permet de mettre en place une réflexion sur le monde et ainsi d’augmenter sa connaissance. L’individu ressort donc transcendé de cette expérience. 1 Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris, PUF. p1148

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1 Conclusion

Ce travail sur la dimension philosophique du terme nous a permis d’en comprendre les enjeux. Ces enjeux sont : la définition d’un outil pour analyser le réel, un outil pour justifier une unité de sens, un terme affilié à un rapport de soumission, un concept s’appuyant sur l’individuation de la matière, la description d’un état au-delà du perceptible qui peut être compris par la raison ou non, la description d’un mouvement d’évolution. Nous avons donc saisi que transcendant est un concept à partir duquel on peut développer une pensée.

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Portrait de Tadao Ando. Photographe inconnu1

1 L’iconographie est issue, dans sa totalité, des ouvrages rédigés par DAL, Francesco : Tadao ando complete works 1969-1994 et 1995-2010.

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II. En quoi les intentions de Tadao Andô peuventelles être affiliées au transcendant ?

J’ai choisi de travailler à partir des travaux de Tadao Andô. D’abord car il exprime l’intention d’amener le visiteur au-delà de monde matériel par l’événement éminemment matériel qu’est l’architecture. Il revendique une intention du transcendant. D’autre part, il a énormément écrit et parlé sur sa production spatiale. Ceci nous permet de mettre en place une étude comparative entre ses écrits et ses projets afin de comprendre à la fois sa pensée du transcendant et la manière dont il la met en place spatialement. Enfin, son œuvre est à la fois empreinte de la culture nippone et de concepts reconnus à travers les frontières. Sa production architecturale parle donc à la culture mondialisée du 21e siècle tout en affichant une spécificité culturelle. Cela nous permet de prendre conscience des déterminismes culturels tout en partageant avec l’architecte un espace intellectuel de référence.

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Row House vue de la cours. Hiromitsu Morimoto

Row House vue de la rue. Hiromitsu Morimoto

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1 Portrait

1.1 La légende Tadao Ando a 75 ans cette année. Cela fait presque 30 ans qu’il assume son rôle de Starchitecte. Il semble que sa biographie soit passée au filtre de la renommée. Voici ce qu’il nous semble important de savoir pour comprendre le personnage: Ando est né à Osaka en 1941 et selon la légende, il a été séparé de son frère jumeau à la naissance et élevé par sa grand-mère maternelle. Dans le quartier populaire où il a grandi, il aurait passé beaucoup de temps à observer les artisans travailler. A 17 ans, il commence une carrière de boxeur et en parallèle, découvre l’œuvre de Le Corbusier. A 22 ans, il aurait eu le désir de devenir architecte et même de rencontrer le Corbusier. En1963, grâce à ses gains de boxeur il part donc vers l’Europe pour le rencontrer. Mais le Trans sibérien n’est arrivé à Paris que quelques jours après la mort du maître. Commence alors un voyage initiatique dont il ne reviendra que 5 ans plus tard. De l’Europe à l’Inde en passant par l’Afrique, il se forme à l’architecture. A son retour en 1969, il crée sa propre agence à Osaka et commence par construire des maisons. En 1976, à 41 ans, il se fait connaître avec sa minuscule Row House construite sur un terrain de 58 m². C’est une sorte de cloître en miniature tourné vers une cour intérieure, ouvert vers le ciel et isolé de la ville par un béton vibré, travaillé avec soin. Il doit à ce projet le prix annuel de l’Institut Japonais d’Architecture en 1979. En 1985, à 44 ans, il reçoit son premier prix à l’étranger, la médaille Alvar Aalto 29


« Je souhaite englober la volonté du tout dans chacun des matériaux» « En créant des lieux de vie où l’individu se connecte au sens de son existence et ainsi accède à une autre dimension. » « Réaliser une nature susceptible de rappeler ce qu’est le fait de vivre sur cette terre et d’éveiller profondément la conscience. » « Une architecture dépassant les limites du monde physique, évoquant le vrai sens de la vie dans le Shintaï de l’être humain, questionnant l’essence de l’habiter par le contact avec les matériaux, la relation des hommes avec la nature.» 1 Tadao Ando

1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p132, 42, 195, 80

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et dix ans plus tard, en 1995 à 54 ans, il reçoit le prix Prizker. Dès 1987, il est invité comme enseignant à l’Université de Yale aux USA mais ce n’est qu’en 1997, à 56 ans, que l’autodidacte est nommé professeur titulaire à l’Université de Tokyo.

1.2 L’intention du transcendant Ando écrit beaucoup sur sa pratique et a réalisé de nombreux entretiens. C’est l’occasion pour lui d’énoncer l’ambition d’«atteindre un monde spirituel transcendant la dimension matérielle», de dépasser par l’architecture le monde matériel. Il évoque à de nombreuses reprises le terme transcendant. Cela se vérifie dans ses textes à travers le chant lexical de l’au-delà de, du dépassement des limites, qu’il utilise pour caractériser ses œuvres : élever, amplifier, atteindre, spirituel, transcendant, enrichir, une autre dimension, transcender, transmettre, dépasser, imagination, projection, illimité. Par ailleurs il souligne « je cherche à créer une architecture dépassant les limites du monde physique »1. Il veut amener l’individu à habiter une «autre dimension», lui faire ressentir un «espace illimité», le porter par les sens au delà des frontières. L’architecte a donc vraisemblablement l’ambition de créer du transcendant. Au fil des lectures, il amène même le lecteur à penser que le transcendant est son réel objectif, que l’architecture n’est qu’un prétexte. Ando utiliserait donc l’espace conçu comme outil, un moyen de provoquer un phénomène transcendant chez le visiteur de son architecture. Nous nous demandons alors en quoi sa pensée se rapproche des notions affiliées au terme transcendant que nous avons dégagées plus tôt et plus précisément en quoi l’architecte rejoint ou s’éloigne de certaines définitions. Il s’agit donc de comparer les notions. 1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p3

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1.3 Une culture Avant d’analyser le sens du terme employé par Ando, il est important de se rappeler que ce Japonais est imprégné de la culture Shinto. Selon cette philosophie, il existe un état au-delà du quotidien, audelà du monde visible, plus pur et plus signifiant. Pour les Shinto, le monde est composé d’un agrégat d’éléments et tout en lui est sacré. Selon cette vision, l’individu peut vivre en parallèle dans deux temps. Le temps quotidien, matériel et fonctionnel et le temps sacré, le monde en Soi, qui est l’incarnation de l’énergie créatrice. Les Shinto nomment ce réel corps incarné ou Shintaï et le personnifient: «sentir la présence de la nature»1, «la volonté du tout»1. Selon cette philosophie la particularité de l’homme est qu’il a la capacité de se projeter dans le temps sacré du monde et d’inviter d’autres individus à le faire, en particulier par le biais de l’art. Ando revendique dans ses écrits sa capacité à projeter le visiteur dans cette dimension sacrée. L’enjeu pour l’architecte est donc de fabriquer un lieu idéal, l’«espace fondamental d’émotion» provoquant chez le visiteur le «véritable sentiment d’existence». Ando nous offrirait donc la «véritable existence», elle est à découvrir dans le lieu idéal qu’il compose. L’architecte part donc d’un postulat qui consiste à dire qu’il existe une énergie créatrice informant le réel et un «état originel auquel l’homme se réfère»1: la Nature ou réel incarné ou Shintaï. Ando développe alors un rapport au monde « qui suppose l’intervention d’un principe extérieur et supérieur», «qui serait d’un ordre différent et plus élevé »2 : l’énergie créatrice du monde. Ce qui émane de ce phénomène est éternel, illimité et irrévocable. Cette intelligibilité indépendante des aléas du monde sensible induit trois phénomènes. Elle crée une unité de sens, un espace intellectuel de référence; induit un rapport de subordination de 1Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p79, 42, 121 2 Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris, PUF. p1144

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l’Être à l’Un, et compose un ensemble de valeurs partagées par un groupe d’individus, elle fait société. Puisque Ando se sert d’une intelligibilité de référence, on peut comparer sa stratégie à celle de Platon. Dans ce cas, le Shintaï équivaut au monde des idées. Cependant Ando ne cherche pas à prouver l’existence du monde supérieur. Le Shintaï Est. Il cherche à révéler ce monde au visiteur. Donc Ando utilise le même outil que Platon, sans partager son but. L’espace fondamental d’émotion est le lieu où l’individu est capable de comprendre le Shintaï. C’est l’espace mental de Platon, qui par la raison est capable d’accéder aux images réelles du monde des idées. L’«espace fondamental d’émotion» ne serait pas pour Lacan le lieu sur lequel on s’efforce de transférer le savoir, mais le lieu sur lequel on s’efforce de transférer du désir, le désir d’exister. En utilisant ce concept d’énergie créatrice informant le réel ou d’ état originel Ando énonce le vrai sur le réel et peut développer des outils pour créer une architecture juste. Afin de garantir la qualité de cet espace idéal qu’il crée, Ando a développé deux outils intellectuels. Le premier s’appuie sur l’analyse substantielle des formes ou phénomène d’individuation de la matière, qui l’amène à utiliser des matériaux bruts et des volumes simples. Le second s’appuie sur une pensée rationalisée, la géométrie, qui amène Ando à concevoir l’espace selon un ensemble d’éléments rendus cohérents grâce au dessin géométrique. Suivant la philosophie Shinto, Ando s’appuie sur l’idée qu’il y a derrière les apparences sensibles des substances permanentes dont elles sont la manifestation. En effet, pour Ando, conformément à la philosophie Shinto, la forme découle directement des informations contenues dans la matière brute. Comme s’il y avait au monde des énergies qui participent à la transformation de la matière. Comme si la matière possédait en elle même un principe énergétique qui lui permettait d’obtenir une forme. Ces substances sont directement

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lisibles dans les formes élémentaires de la nature : le minéral, le végétal, la lumière, l’eau...Alors on peut dire que Ando, en étant héritier de la philosophie Shinto se place en concordance avec la pensée substantielle des formes d’Aristote. Ainsi Ando utilise les «matières naturelles entrant directement en contact avec le Shintaï»1 c’est a dire qu’il montre les matériaux qu’il utilise à l’état brut afin que le visiteur perçoive le «sens d’exister» du matériau. Et puisque, selon la pensée substantielle la matière a pour fonction première la capacité de générer la forme qui convient à la réalisation de son entéléchie, Ando utilise des volumes géométriques simples dont il se sert comme éléments constructifs pour atteindre la perfection. La matière étant en adéquation avec son entéléchie, le visiteur peut percevoir le beau. Ce concept découle directement des principes du style Sukya2 qui amène l’architecte à dire que puisque la matière induit des formes selon sa propre logique, l’architecture doit être conçue en respectant la logique constructive du matériau employé. En utilisant les formes essentielles du monde, nécessaires pour percevoir le beau, Ando peut revendiquer la perfection de son architecture. Par ailleurs, en construisant à partir de matériaux bruts, Ando met en valeur l’entéléchie de la matière et serait donc en capacité de nous faire faire l’expérience du Shintaï. Ando défend là une vision philosophique du monde mais aussi celle d’un réel perceptible. Pour lui, l’individu est capable de faire l’expérience de l’individuation de la matière par l’émanation du beau. Le sentiment d’existence, le beau, est accessible par l’expérience spatiale et l’émotion. En cela, la pensée d’Ando diffère de la pensée de Kantienne considèrant que le transcendant est nouménal. Ando compose ses projets à partir d’un héritage très puissant des modernes. Un des plus persistant dans sa pensée est l’universalisme. Comme les modernes, Ando a le phantasme de créer une 1Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p76 2 Définition p95

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architecture qui parle à chaque individu sur terre. C’est probablement cette ambition qui l’a incité à s’appuyer sur des doctrines évoquant l’en soi, l’essentiel et les archétypes. Comme si dans l’ensemble des cultures du monde se retrouvait un langage universel dissimulé. Si Ando redéfinit les notions qu’il emploie, il utilise les définitions d’éléments essentiels donnés par les modernes _les formes géométriques, l’apparition soudaine de la lumière, l’espace à l’échelle de l’homme idéal, etc _ comme un acquis de pensée et une base de travail. En s’appuyant sur cette doctrine universalisante, il cherche à se connecter à une communauté d’existence, l’Humanité, qui lui permet en tant qu’architecte de rencontrer l’habitant et de produire une architecture au-delà des frontières.

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2 La composition géométrique

Le Corbusier écrivait dans Vers une architecture: «Les formes primaires sont les belles formes parce qu’elles se lisent clairement». Suivant ce précepte, Ando base son travail sur des catégories universelles déterminées par les modernes: les formes géométriques. Ce sont les formes essentielles de la nature qui révèlent le beau et le réel au visiteur. Ando les utilise sous deux aspects : en plan et en volume. Lorsqu’il parle d’éléments individuels, il évoque les volumes géométriques : le cube, les parallélépipèdes, les prismes, la sphère, le cylindre, le cône, l’ovoïde et l’ellipsoïde. Elles correspondent aux «formes essentielles» utiles à la construction. Ando les utilise composées de matière brute. Lorsqu’il évoque la composition géométrique, il s’agit d’un assemblage suivant une ou des formes géométriques planes : le carré, le rectangle, le triangle, le cercle, l’ovale, l’ellipse, les parallélogrammes, et les polygones. Ando compose donc l’espace à partir d’éléments individuels et utilise la géométrie pour augmenter la puissance de signification de ces éléments. Grâce à elle, l’architecte met en place trois niveaux de signification différents dans le même espace temps : le sens de la forme, le sens fonctionnel et le sens de l’Un.

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« Grâce à la fusion des trois éléments que sont la matière, la géométrie et la nature, l’architecture acquiert du pouvoir et irradie sa force » 1 Tadao Ando

1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p134

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2.1 Le sens de la forme Pour Ando, si les volumes pris individuellement sont intelligibles, assemblés, ils se révèlent. Il se sert donc de la géométrie pour mettre en valeur chaque élément et amener le visiteur à comprendre individuellement le cylindre, le cube, le cercle, le cône... En fait, il rapproche les volumes pour les mettre en contraste. En les juxtaposant, il met en évidence leurs différences, ce qui permet au visiteur de percevoir les caractéristiques individuelles de chacun. Ando utilise donc la composition spatiale pour mettre en tension les volumes. Il utilise la discontinuité qualitative pour montrer des individualités. Ando explique «il convient de l’employer (la géométrie) pour faire surgir de ses stricts contours le vrai visage de la nature»1. En montrant par l’abstraction géométrique les formes essentielles, Ando révèle les formes purifiées de la nature.

2.2 Le sens fonctionnel Ando se sert de l’assemblage géométrique des éléments individuels pour mettre en valeur le sens structurel de chaque volume. Alors, le rôle constructif des éléments géométriques leur confère une nouvelle signification. Le cylindre devient poteau, le rectangle devient sol, mur ou couvert, le cube devient vide, le cercle enceinte... Grâce à leur confrontation, le visiteur est en capacité de comprendre le rôle structurel ou symbolique de chacun. Et puisque l’espace conçu représente un petit Shintaï, comprendre l’ordonnancement de l’espace conçu, c’est comprendre l’ordonnancement du Shintaï. En exposant de manière explicite la place de chaque partie dans le tout, l’architecte offre au visiteur la compréhension de l’ordre du monde. Ainsi, grâce à l’abstraction des formes et de la géométrie, les substances permanentes du réel incarné sont accessibles depuis le monde sensible. En matérialisant ces concepts, l’architecte est 1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p168

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capable d’amener le visiteur, dans son quotidien, à percevoir le véritable monde dissimulé derrière les aléas du monde sensible.

2.3 Le sens de l’Un Enfin, la géométrie, en particulier en plan et en coupe, permet à l’architecte de concevoir un ensemble cohérent qui devient lui même un élément à part entière, un tout. Le créateur offre alors un troisième niveau de signification aux volumes d’origine. Ce tout, composé d’agrégats d’éléments individualisés peut être vu comme une allégorie du monde incarné, une allégorie du Shintaï. «Lorsque les piliers, les murs et les bâtiments sont disposés de façon à briser leur isolement et entretenir un rapport de réciprocité, le paysage commence alors à prendre peu à peu un aspect architectural à un niveau plus élevé»1. Ando considère que ce petit monde incarné recréé à partir d’une vision substantielle, permet de comprendre le temps sacré du réel. Ando ajoute: «mon intention est de construire des espaces qui paraissent à première vue simples mais qui ne le sont plus dès qu’on les expérimente»1. L’architecte s’amuse en fait à dissimuler par le parcours la vision d’ensemble du projet. Le visiteur se retrouve alors incapable de comprendre l’image intelligible créée par la géométrie. On peut comprendre ce procédé comme une allégorie de l’expérience du temps sacré dans laquelle l’individu n’a qu’une compréhension partielle du réel lorsqu’il l’expérimente, alors qu’il a accès à une compréhension totalisante du réel par la voie de la raison et de l’abstraction. En d’autres termes, lorsque l’individu est dans le monde, il ne peut pas percevoir le réel comme un tout ordonné. Alors que lorsque l’individu s’arrête un instant et utilise ses capacités de raisonnement, il peut commencer à comprendre l’ordonnancement du monde. Grâce à ce procédé l’architecture d’Ando atteint son objectif: 1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p82

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projeter le visiteur dans un état mental lui permettant de percevoir le réel et ainsi prendre conscience de son existence. Pour Ando, la géométrie, c’est le moment où l’homme intervient dans la création: «La géométrie a été inventée pour servir à l’homme d’instrument d’analyse du monde»1. Elle est donc un outil rationnel. Il fait ici écho à la méthode Pascalienne _ que l’on utilise encore aujourd’hui pour mener une démonstration géométrique_ définissant précisément chaque terme employé et n’établissant de nouvelles propositions qu’à partir de propositions déjà vérifiées. Ainsi, on considère communément que cette méthode est raisonnablement infaillible. D’ailleurs, Pascal nous invite à penser que sa «méthode géométrique» est la plus parfaite que la raison puisse suivre vers la connaissance. La confiance qu’Ando place dans la démonstration Pascalienne l’incite à considérer la géométrie comme le plus bel aboutissement de la raison. Alors, en s’appuyant sur elle, l’architecte revendique la rationalité de son point de vue sur le monde et l’intemporalité de son architecture. La géométrie permet à l’architecte de prouver que l’espace mental idéal existe bien, que son architecture fonctionne et qu’elle est même indispensable. Le postulat d’Ando serait donc de créer un système rationnel qui permette d’accéder au monde incarné, par définition sensible. De plus, les volumétries qu’il compose sont identifiables par tout individu issu d’une culture pour laquelle la géométrie fait sens. Ceci lui permet donc de créer des œuvres qui font écho et de revendiquer le caractère universel de ses productions. Ando nous explique donc qu’il est en capacité de nous montrer l’essence du monde et qu’il le fait de manière scientifique. Il est amusant de penser que suivant la méthode Pascalienne, on ne peut faire de démonstration qu’a partir d’une définition exhaustive de chaque terme employé et d’observer que conformément à ce précepte, Ando redéfinit les termes qu’il emploie. En effet, dans

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son imagerie, béton est synonyme de profondeur, profondeur synonyme d’essence et essence de Shintaï. Donc en suivant la méthodologie Pascalienne, Ando montre la synonymie entre béton et énergie créatrice. Notons tout de même que ses définitions sont d’avantage analogiques que sémantiques. Par ailleurs, composant à partir de la géométrie, Ando est héritier de la pensée phénoménologique. En effet, dans l’approche phénoménologique de la forme, celle-ci se définit à partir de son contexte, de sa position dans ce contexte, de ses limites, de son enveloppe et de son contenu. La forme est alors décrite par un ensemble de discontinuités que le sujet percevant hiérarchise. C’est donc une description issue de l’expérience. On comprend donc que pour Ando, l’individu peut entrer en contact avec le monde incarné par la raison ou par l’émotion. L’architecte réunit alors deux pensées antagonistes de la forme en rivalité depuis plusieurs siècles : l’analyse substantielle et l’analyse phénoménologique.

2.4 Une mutation Grâce à l’adéquation de l’espace avec l’entéléchie de la matière, le visiteur peut percevoir le beau. L’expérience du beau lui apporte le sentiment d’existence qu’il n’a pas dans le temps quotidien. Ceci lui permet de se projeter dans le temps sacré du réel. Grâce à la composition géométrique, l’individu a accès à une vision raisonnée et abstraite de la Nature, qui l’amène à comprendre, sur le moment, l’ordre du monde dans sa totalité. L’architecture a donc conduit l’individu à modifier sa perception du réel. Il est, le temps du parcours architectural, en capacité de voir le réel au delà du quotidien et de savourer son existence. Ando peut donc affirmer que grâce à son architecture, l’habitant est transporté à un niveau supérieur à son niveau précédent. L’individu a alors vécu le mouvement transcendant que décrit Sartre: «le mouvement

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par lequel le moi individuel, en méditant sur son existence atteint l’existence d’un être autre que lui même, et d’une puissance supérieure à la sienne». Lorsque Ando écrit: « l’architecture est le médium qui rend l’homme capable de sentir la présence de la nature»1 il pourrait ajouter que l’architecture est le médium capable de transcender la vision que l’homme pose sur sa propre existence. 1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p79

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2 Conclusion

Le transcendant est une intention formulée par Tadao Ando. Transcender, franchir. Le but est d’avancer. L’architecte utilise un sujet transcendant de sa culture pour lui donner le statut du réel. Il l’utilise comme espace intellectuel de référence ce qui lui permet de mettre en place une réflexion sur le monde et ainsi de proposer une manière d’agir dans ce monde. Pour atteindre ses ambitions transcendantales, il utilise un outil : la géométrie. Cette dernière lui permet de revendiquer l’universalité de ses productions, de concevoir à partir de volumes correspondant à l’entéléchie de la matière, de mettre en valeur la place de chaque partie dans le tout et de rendre intelligible l’ordonnancement spatial qu’il conçoit. Sa composition étant une allégorie du Shintaï, la comprendre provoque chez l’individu la prise de conscience de l’incarnation du réel, et de sa propre existence. L’individu ressort donc transcendé de cette expérience. Les notions qu’Ando utilise pour revendiquer une architecture «transcendant le quotidien» correspondent bien aux enjeux dégagés dans la définition du terme. Ces enjeux sont : un outil permettant d’analyser le réel qui fait référence à un principe supérieur, un outil qui justifie une unité de sens, entraînant un rapport de soumission, un concept s’appuyant sur l’individuation de la matière et un terme décrivant une évolution. L’architecte se sert donc du concept de transcendant comme objectif et outil pour les atteindre. On a bien un système de pensée s’appuyant sur le concept de transcendance. 45


Notons que pour Ando le transcendant n’est surtout pas nouménal puisqu’il peut être atteint à la fois pas la raison et par l’expérience. Si nous avons tenté dans cette partie de comprendre en quoi la pensée de Ando se rapproche du terme transcendant, et si nous avons vérifié que tel est bien le cas, l’auteur en architecture précise cependant que pour lui l’espace transcendant naît d’une attitude de projet et d’une attitude d’usage. Autrement dit, le phénomène transcendant serait moins dans les outils qu’il utilise que dans le souffle qu’il donne à ses projets et qu’on lui prête en retour. Ceci signifie, comme un avertissement, que l’on a beau chercher à vérifier que sa production architecturale correspond bien à ses intentions, l’architecte répond déjà que son architecture est transcendante puisque c’est son intention. Nous allons tout de même tenter l’aventure et découvrir les conclusions que l’on peut en extraire.

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III. En quoi Tadao Ando matérialise-t-il le transcendant dans ses projets ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous allons nous intéresser de manière plus précise aux outils que Ando revendique pour fabriquer le transcendant à savoir l’utilisation de la matière brute, de volumes géométriques et de compositions géométriques1. Ando construit à partir d’un matériau dominant par projet. Le matériau choisi est utilisé pour toutes les surfaces, à l’intérieur comme à l’extérieur. Omniprésent dans l’espace, il enveloppe le visiteur d’un volume homogène dont les subtiles variations de textures ou de couleurs deviennent lisibles. Ce matériau bénéficie de traitements particuliers qui permettent de le percevoir sous son aspect élémentaire tout en le protégeant. Ainsi, Ando peut revendiquer l’utilisation de matériaux dit bruts.

1 Les données utilisées dans ce chapitre sont issues d’un travail de recherche effectué pour l’occasion. Il s’appuie sur l’analyse de 227 projets de Tadao Ando, selon un ensemble de critères formels et géométriques. Un aperçu de la grille d’analyse est consultable en annexe p99.

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MusĂŠe du bois. Shigeo Ogawa

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1 La matière brute

1.1 Le béton L’architecte utilise principalement le béton. Plus rarement, il utilise le bois, comme pour le Musée du bois livré à Hyogo en 1994 ou encore le Théâtre mobile Karaza conçu entre 1985 et1988. L’architecte explique que si le béton est devenu son matériau de prédilection, c’est grâce à sa capacité de marquer les rayons de lumière naturelle. Il y a probablement une multitudes de causes matérielles qui renforcent ce choix poétique. Le béton est utilisé sous deux formes précises : banché, selon un procédé très spécifique ou appliqué en aplat lisse à la truelle. L’architecture d’Ando est tellement marquée par l’utilisation uniforme du béton apparent qu’elle en est devenu sa griffe. Le procédé spécifique du béton banché dont se sert Ando consiste en une trame de coffrage précisément dessinée à la conception. Les banches sont faites sur mesure selon un calepinage équivalent aux dimensions standard d’un tatami, soit 0,90/1,80m. Ce calepinage se prolonge en sous-face de dalle pour garantir une parfaite continuité des joints entre les parois verticales et les parois horizontales. Ce coffrage prévoit au préalable toutes réserves destinées aux fluides et aux encastrements (éclairage, ventilations, interrupteurs …). Les joints de coffrage et la marque des écarteurs sont mis en valeur pour accentuer le rythme de chaque « tatami ». En fond de coffrage des panneaux de bois sont positionnés. De 51


cette manière, la pression du béton coulé entre les parois les fait gonfler. Cette déformation engendre de très légères ondulations, particulièrement recherchées par Ando car elles donnent de la souplesse à la surface et créent l’impression d’une peau. Parfois, de la cendre est ajoutée au ciment pour renforcer la fluidité du béton et donc l’effet d’ondulation. Les délais de coulage, particulièrement longs, permettent d’éviter les phénomènes de condensation qui produisent des tâches en surface. A la fin du chantier, le béton est dépoussiéré et poncé. Ensuite, il bénéficie d’un revêtement hydrofuge qui doit être appliqué régulièrement pour conserver le bon état des parois. Pour l’architecte, il est important que la surface semble lisse et uniforme, presque poli sans rupture d’aspect, comme un marbre. L’ensemble de ce dispositif nécessite une grande précision de mise en œuvre, en particulier pour éviter toute reprise de bétonnage. Ando dit à ce propos : «La finition des panneaux de coffrage, placés régulièrement, est telle qu’ils produisent un béton lisse et des arêtes nettes». Si le scénario de construction est rodé, rédigé, dessiné, l’enjeu reste de retrouver, malgré les conditions climatiques, les réglementations locales, les matériaux disponibles, une couleur et une texture spécifique afin de reconnaître la griffe de l’architecte.

1.2 Un processus de fabrication Si Ando revendique l’utilisation de matériaux bruts pour concevoir son architecture, les moyens utilisés pour réaliser cette intention sont colossaux. A l’occasion de la construction du Pavillon des Séminaires Vitra, la Fédération de l’Industrie Cimentière Belge a publié à ce propos un récit éloquent: « Ando n’étant pas très au fait des prescriptions et pratiques allemandes en matière de construction, il a fait appel à l’architecte allemand Pfeiffer pour l’expression constructive de l’œuvre et pour la surveillance du chantier. […]

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Le coffrage était constitué d’un cadre en acier, muni de chevrons en bois et de deux panneaux multiplex. Son format standard était de 90 par 180 cm, les dimensions du tatami. Chaque panneau contenait 6 trous (pour les tirants) et 28 vis dont les emplacements étaient indiqués minutieusement sur un plan. Selon la qualité de finition visée, les panneaux de coffrage devaient être neufs ou réutilisés au maximum trois fois. Les panneaux devaient être joints de manière telle que seule une ligne étroite subsiste dans la surface de béton. Le profilage des joints de coulage et de dilatation répondait à des indications précises. Les arêtes et les bords devaient être droits. Le produit de décoffrage était une cire appliquée à la main. Il n’était pas permis de couler par temps de pluie. Le coffrage devait être parfaitement propre. Le coulage d’une paroi se faisait comme suit: une goulotte était introduite dans le coffrage tous les deux mètres. Les goulottes étaient alimentées simultanément et remontées lentement en fonction du niveau du béton frais dans le coffrage. Chaque couche de 30 cm était compactée par vibration. La première couche, extrêmement fluide, ne contenait que des éléments fins. Cette technique présente l’avantage que les particules fines se mêlent par la suite au reste du béton frais et se logent spontanément surtout dans la surface de contact avec le coffrage, ce qui améliore la qualité de surface. La couche supérieure du mélange (quelque 10 cm), plus poreuse et donc de moindre qualité, était enlevée. Après le coulage, une protection étanche (en partie supérieure) veillait à empêcher toute pénétration de pluie dans la surface de contact. La construction du mur extérieur se faisait en 3 phases. D’abord, la paroi intérieure était coulée, ensuite, la dalle qui est liée à ce mur de façon monolithique et enfin - après application à la colle d’une couche d’isolation (plaques dures de Styrodur) le mur extérieur. Les murs ont été décoffrés après quatre jours, les dalles après 8 jours. Les trous subsistant après retrait des tirants ont été remplis de laine minérale et fermés au moyen de bouchons en fibrociment. Plus tard,

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les murs extérieurs ont été enduits d’un produit hydrofuge. La face supérieure du mur entourant le patio a été recouverte d’une couche protectrice à base d’époxy et de sable de quartz. La méthode de construction a abouti à des parois d’une finition presque parfaite, aux surfaces très lisses. [...] La finition de surface est identique d’une pièce à l’autre et donc continue. Ainsi, le concept constructif est dissimulé, la répartition des forces masquée; l’impression qui en résulte est d’une simplicité apparente à l’instar des meubles japonais qui cachent ingénieusement les assemblages du bois.»1

1.3 Matière et transcendance On comprend alors qu’avec un tel niveau d’exigence, Ando montre au visiteur un béton d’une qualité inhabituelle. En exigeant de l’industrie du bâtiment le plus haut degré de technologie et de précision dont elle est capable, il fait d’un matériau de gros œuvre commun un élément de luxe. Or, que la matière soit en adéquation avec son entéléchie, ou pas, qu’il y ait individuation de la matière ou pas, face au raffinement, l’œil même novice est généralement satisfait. Même si le visiteur n’est pas en mesure de comprendre l’investissement nécessaire à la réalisation d’une paroi de béton dans un projet d’Ando, une telle précision est tellement rare, qu’elle devient notable. De cette manière, on peut raisonnablement dire que le visiteur perçoit le beau. De même, qu’il y ait au monde des énergies qui participent à la transformation de la matière ou non, dans la pratique et par la main de l’homme, l’architecte tire profit des qualités granulométriques de cette « pierre liquide » pour valoriser son aspect. Alors, si son discours sur les substances permanentes de la matière, cachées derrière les apparences sensibles peut être vu comme un outil intellectuel pour justifier une architecture presque mystique, on peut lui reconnaître d’une part l’investissement extra-ordinaire 1 APERS, Jef. Errances dans le béton, Le pavillon de conférence de Tadao Ando à Weil-am-Rhein.

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que cela représente et d’autre part de proposer au visiteur une expérience spatiale inaccoutumée. Ensuite s’il est difficile d’accepter qu’il révèle un principe énergétique présent dans la matière, on ne peut nier qu’en lui donnant une forme précise, il mette en valeur les informations (granulométriques) qu’elle contient. On peut donc dire que la forme qu’il donne au béton le « révèle », ou en tout cas en révèle des capacités. L’architecture d’Ando dévoile donc bien les informations contenues dans la matière brute. Suite à cette analyse, on ne peut pas dire que la matière a pour fonction de générer la forme qui convient à la réalisation de son entéléchie mais on peut dire que chez Ando, la forme _ainsi que les procédés de transformation_ exposent les capacités de la matière. Donc si l’individu n’est pas littéralement capable de faire l’expérience de l’individuation de la matière par l’émanation du beau, il est capable de percevoir le beau à travers la mise en valeur des propriétés d’un matériau brut. Donc si on ne peut pas dire stricto sensu que l’architecture d’Ando révèle le beau, on peut raisonnablement dire que l’architecture d’Ando montre la matière d’une manière rare et donc communément perçue comme belle.

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2 Les volumes géométriques

Ando compose l’espace à partir de volumes géométriques assemblés selon un dessin géométrique. Ces volumes sont «les formes primaires» composées de matière brute qui «se lisent clairement» : le cube, les parallélépipèdes, les prismes, la sphère, le cylindre, le cône, l’ovoïde et l’ellipsoïde. Pour chaque projet, Ando utilise un à trois volumes géométriques majeurs qu’il juxtapose pour mettre en évidence leurs différences. Par cette démarche son objectif est de permettre au visiteur de percevoir les caractéristiques individuelles de chacun et en particulier leur rôle structurel. Le cylindre devient poteau, les parallélépipèdes deviennent sol, mur ou couvert, le cube devient vide, le cône enceinte... Ando se sert dans la majeure partie de ses projets des parallélépipèdes, cubes et cylindres ; de manière occasionnelle des cônes et prismes complexes ; de manière épisodique des sphères et ellipsoïdes. Les trois volumes qu’il utilise le plus, parallélépipèdes, cubes et cylindres, correspondent formellement aux deux systèmes structurels les plus répandus : le mur porteur et le poteau-poutre. Observons la manière dont Ando se sert de ces volumes en tant qu’éléments constructifs dans son architecture.

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Maison Tomishima vue des toits. Tadao Ando

Maison Tomishima axonomĂŠtrie

Maison Hirabayashi. Tadao Ando

Maison Shibata. Tadao Ando

Maison Manabe. Tadao Ando

Maison Manabe.Mitsuo Matsuoka

Habitations du Mont Rokko I. Tadao Ando

Mont Rokko III. Tadao Ando

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2.1 Analyse des éléments Au début de sa carrière, Ando a uniquement utilisé le parallélépipède rectangle comme mur porteur. Il en est ainsi dans la Maison Tomishima construite à Osaka entre 1972 et 1973 qui semble être son premier projet construit après la création de son agence en 1969. Ses projets, notamment d’habitation sont imprégnés, aujourd’hui encore, de ce principe et restent sa marque de fabrique. Il est significatif de remarquer que sur les 44 projets réalisés entre 1972 et 1982, 60% convoquent le mur porteur. Les premiers poteaux qu’il utilise sont ponctuels. Ils peuvent accompagner un mur porteur pour soutenir un élément architectural précis comme c’est le cas dans la Maison Hirabayashi construite à Osaka en 1975 où deux poteaux sont utilisés pour décoller la toiture du mur et ainsi créer une faille lumineuse. Ils peuvent aussi n’avoir aucune utilité structurelle, mais un sens symbolique, comme c’est le cas pour la Maison Shibata à Ashiya conçue en 1972 pour laquelle un poteau est simplement placé au centre d’un cercle pour matérialiser ce point. Le premier projet composé uniquement à partir de poteau-poutre est la Maison Manabe construite à Osaka en 1976. Il se sert en fait de ce système pour marquer les arêtes d’un cube laissé vide ou dont les surfaces sont emplies de béton. Il développera énormément ce concept par la suite, notamment pour le colossal projet du Mont Rokko dont la première phase de conception débutera en 1978 et dont la quatrième phase sera livrée en 2009. Ando développe à partir de 1987, avec le projet de Théâtre sur l’eau un concept d’alignement de cylindres n’ayant aucune fonction structurelle. Cet alignement crée une délimitation poreuse. Il utilisera régulièrement le principe d’alignement de poteaux non

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Maison Ito. Mitsuo Matsuoka

Théatre sur l’eau. Tadao Ando

Jardin des beaux arts.Mitsuo Matsuoka

Maison Matsutani. Mitsuo Matsuoka

Musée de la photographie. Shigeo Ogawa

Centre d’art contemporain Aomori. Mitsuo Matsuoka

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porteurs, notamment pour la Maison Ito livrée à Tokyo en 1990 et le Jardin des Beaux Arts d’Osaka livré la même année. Mais pour la Maison Ito, les poteaux alignés sont à base carrée et reprennent l’image de la structure comme si elle s’étendait à l’infini. Il semble alors qu’Ando fasse la différence entre un poteau à base circulaire et un poteau à base carrée. Il utiliserait les éléments verticaux ponctuels à base circulaire pour marquer un moment précis de l’espace ou un élément architectural particulier. En revanche, il utiliserait le poteau à base carrée pour marquer ou évoquer un élément constructif . Ando utilise pour la première fois l’association entre un système de mur porteur et un système de poteau-poutre dans la Maison Matsutani conçue en 1978. Il développera significativement cette association selon deux objectifs: soit pour distinguer différents éléments d’une composition, soit pour créer un espace à la fois ouvert et enveloppant. Pour Maison Matsutani il se sert de la différence fondamentale entre les deux systèmes constructifs pour distinguer deux éléments de la composition et mettre en valeur leur rencontre. Le parallélépipède au sol est opaque, composé de murs porteurs alors que le volume surélevé est composé de poteaux de béton. D’une autre manière, pour le Centre d’Art Contemporain d’Aomori livré en 2000, l’association murs / poteaux permet de renforcer la distinction entre trois éléments. Le bâtiment à plan circulaire est marqué par un mur porteur continu. Les deux bâtiments à plan rectangulaire sont composés d’une association entre le mur et l’alignement de poteaux. Ce dispositif lui permet de créer un espace à la fois isolé et sombre, largement ouvert sur le paysage. Il utilise aussi ce principe, pour le Musée de l’Appareil Photo de Fukuoka livré en 2000 ou encore pour le Musée des Calder à Philadelphie livré la même année.

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Centre d’art contemporain Aomori. Mitsuo Matsuoka

Institut d’art Clark. Tadao Ando

Palazzo Grassi. Graziano Arici

Musée de la littérature pour enfants. Mitsuo Matsuoka

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Le troisième élément mis en valeur par son système constructif dans le Centre d’Art Contemporain à Aomori est la pergola. Elle est composée d’une grille à base triangulaire, qui s’apparente à un tissage de béton. Notons que ce principe de tissage sera repris en métal et à la verticale pour la façade du Palazzo Grassi de Venise à l’occasion de sa restauration en 2005. Ce projet marque un nouveau système porteur qui s’émancipe des deux procédés dont Ando se saisit habituellement. Alors qu’au début de sa carrière, Ando n’utilisait les poteaux que pour marquer les arrêtes de cubes vides, sa démarche évolue au fil du temps. On peut noter deux nouvelles façons d’utiliser le poteau porteur. L’une comme l’autre ont pour conséquence de libérer la façade marquant une rupture radicale vis à vis de son passé « monolithique ». La première consiste à créer un alignement de poteau au centre d’un volume, comme c’est le cas pour la proposition que Ando a fait pour le projet d’extension de l’Institut d’art Sterling et Francine Clark en 2001. Dans ce cas de figure, la toiture fait partie du système constructif, l’enveloppe peut être souple. La seconde consiste à « rétrécir » les murs et à les séparer les uns des autres comme pour le Musée des livres pour enfants à Iwaki livré en 2002. Dans ce projet les murs s’apparentent à de larges poteaux portant la toiture et composent, en plan, une géométrie ouverte. Là aussi, la façade est délestée de sa fonction structurelle et peut s’ouvrir entièrement sur le paysage. Enfin, la production d’Ando qui ne cesse d’évoluer vit en 2004 un autre type de rupture notable. En effet avec hhstyle.com/casa livré à Tokyo en 2005 il commence à créer à partir d’éléments géométriques complexes. Pour ce projet, il implante sur une parcelle rectangulaire un polygone composé de prismes. Ce volume amenuise la place du béton au profit du bac acier qui structure l’enveloppe. Si cet

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hhstyle.com/casa. Mitsuo Matsuoka

hhstyle.com/casa. Mitsuo Matsuoka

Ecole du sacrĂŠe coeur. Mitsuo Matsuoka

21-21 Design Sight. Mitsuo Matsuoka

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OVNI de la production d’Ando est une commande très spécifique du maître d’ouvrage, l’architecte réutilisera ce concept, de manière moins monolithique, pour 21-21DesignSight livré à Tokyo en 2007 ou encore pour l’Ecole du Sacré Cœur livrée en 2008.

2.2 Signification de la forme Si la griffe d’Ando est l’esthétique du béton, c’est que son architecture est aussi fortement marquée par les volumes monolithiques. Ses projets sont imprégnés, aujourd’hui encore, de ce principe et restent sa marque de fabrique rapidement identifiable. Cependant, depuis 1972, sa pratique d’architecte, ou en tout cas celle de son agence a significativement évolué. A tel point, que les monolithes des années 70 ne se retrouvent plus aujourd’hui que dans les programmes d’habitation. En observant l’utilisation des volumes géométriques de base utilisés pour marquer le sens constructif de ses projets, on constate que les verticales et les volumes aériens se sont développés. En effet, sur les 44 projets réalisés de 1972 à 1982, 60% convoquent le mur porteur, contre 40% le poteau-poutre. Sur les 34 projets réalisés de 2000 à 2010, on conserve cette proportion. Mais entre temps une troisième catégorie est entrée en lisse : l’association mur/poteau. Notons par ailleurs, que les 40% de projets en poteau poutre des années 70, utilisent ce type de structure pour matérialiser les arêtes de cubes. Alors que les 40% de projets poteau poutre des années 2000 correspondent majoritairement à des galeries de glaces. Ainsi, le système poteau-poutre se répand significativement dans ses projets les plus récents accompagnant l’utilisation d’un nouveau matériau dans sa pratique: le métal. Lorsque l’on regarde ses projets à 20 ans d’intervalle, ses choix structurels ont notablement évolué et les formes de base qu’il utilise se sont diversifiées. Observer les volumétries primaires utilisées par Ando, c’est observer un cheminement d’une architecture monolithique, cadrant le paysage à une architecture suspendue qui donne au visiteur la sensation de se fondre dans le paysage.

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Musée du bois. Shigeo Ogawa

Musée du bois. Shigeo Ogawa

Centre social Kashino Mura. Mitsuo Matsuoka

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Examiner les volumétries primaires utilisées par Ando c’est aussi constater que ses choix structurels ne dépendent pas des matériaux choisis. Pourtant c’est ainsi qu’il revendique son héritage du style Sukya et écrit que l’architecture doit être conçue en respectant la logique constructive du matériau employé. Or, Ando n’applique visiblement pas ce principe. En effet, lorsqu’il choisit le bois comme matériau principal on s’attend à ce qu’il utilise le système poteau poutre, comme c’est le cas dans le style. Pourtant, lorsqu’il réalise entre 1991 et 1994 le musée du bois, il utilise en fait le poteau- mur. En effet, la paroi extérieure qui consiste en une base de cône, est composée de murs pleins à ossature bois qu’il place en opposition à l’alignement de poteaux extrêmement longs marquant le cercle central. De même, pour le centre social Kashimo Mura à Nakatsugawa sur l’île de Honfû dessiné en 2003 et livré en 2004 dont les murs sont, en fait, des poutres triangulées remplies de verre, de bois ou de vide selon les degrés d’ouverture souhaités. Ce hiatus entre sens constructif et matière se retrouve lorsqu’il choisit le béton. Dans ce cas de figure, on s’attend à ce qu’il compose ses spatialités à partir d’éléments pleins. Si c’est le cas pour environ 60% de ses productions, les 40% restants sont élaborés au moyen de poteau-poutre matérialisant des arrêtes de cubes ou effaçant la façade. Il semble donc que ses choix structurels soient moins dépendants du sens constructif du matériau que de l’élément géométrique qu’il souhaite mettre en valeur ou des qualités des seuils qu’ils souhaite marquer. Lorsqu’il cherche une architecture monolithique, il utilise le mur porteur et des surfaces opaques. A contrario, lorsqu’il cherche à délimiter l’espace visuellement tout en marquant des porosités, il utilise les poteaux ou encore le tissage. Enfin, lorsqu’il cherche à ouvrir absolument l’espace construit sur l’extérieur, il utilise la toiture et les poteaux comme un tout qui libère la façade. On peut donc dire que ses choix constructifs dépendent de ses

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Villa impĂŠriale de Katsura. Photographe inconnu

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intentions architecturales. Ou encore qu’il choisit les volumes géométriques en fonction des qualités de délimitation qu’il veut mettre en place. Cette démarche le place donc en opposition aux caractéristiques ésthético- constructives du style Sukya qui utilise le bois en poteau-poutre et le papier, la terre crue ou le tressage en remplissage comme on peut le voir dans la Villa impériale de Katsura, bâtiment emblématique du style Sukya construit dans la première moitie du 17e siècle. Mais Ando n’est pas si loin de cet héritage qu’il affiche. En effet, si dans son architecture on ne peut aisément faire un lien immédiat entre le matériau choisi et le système constructif utilisé, on confirme cependant que Ando met en valeur la structure qu’il utilise. En ne cachant rien et en mettant en avant tout ce qui porte, il rejoint le style sur ses valeurs didactiques. Si on ne peut raisonnablement pas confirmer que l’architecte offre au visiteur la compréhension de l’ordre du monde, on peut cependant accepter qu’en l’aidant à distinguer les éléments entre eux, Ando rende lisible l’espace conçu. Le sujet percevant peut donc les hiérarchiser pour comprendre la place de chacun et à terme comprendre l’ensemble de la composition. Qu’il y ait Shintaï ou non, qu’il y ait énergie créatrice du monde ou non, l’architecte met en avant les éléments qui composent son œuvre. Il la révèle au visiteur. Ainsi, même l’œil novice est en capacité de comprendre l’ordonnancement de l’espace conçu qui représente le petit Shintaï de l’architecte. Les modernes ont identifié par la conceptualisation et l’abstraction les formes géométriques qu’ils considèrent comme les substances permanentes de l’architecture. En les utilisant, Ando garantit conceptuellement le beau même si ses choix formels ne correspondent pas au sens structurel de la matière qu’il emploie. Pour composer l’espace, il utilise donc bien un outil à priori indépendant des aléas du monde sensible, garantissant une unité de sens indépendante des fluctuations du monde sensible : les volumes géométriques.

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Villa impĂŠriale de Katsura. Photographe inconnu

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2.3 La délimitation spatiale Nous avons saisi qu’Ando utilise la matière en fonction des qualités de délimitations qu’il souhaite mettre en place. C’est à dire que avant même la composition du parcours, Ando marque des seuils à divers degrés de porosité. Pour l’anthropologue Marion Segaud, délimiter c’est tracer une ligne, donc une limite. Cette limite sépare deux espaces et les classe l’un par rapport à l’autre. Délimiter c’est donc hiérarchiser, marquer un dehors et un dedans. Ceci permet de donner du sens et donc de nommer un lieu. Cela amène l’individu à s’encrer dans l’espace temps, à fonder, à faire territoire. Pour Ando, l’architecte fait territoire avant de tracer une ligne. Il fait territoire au moment où il projette une intention sur l’espace et il qualifie cet espace nouvellement territorialisé en positionnant le premier élément. Autrement dit, ce n’est pas une ligne qui donne du sens à l’espace, c’est un volume. Ando écrit que le poteau « commence à définir l’espace nu qu’il occupe. Assemblés, ils donnent des rythmes et définissent un axe, non plus vertical mais horizontal»1 P. On comprend alors que c’est par l’agrégat d’éléments, la composition, que l’individu requalifie l’espace et donne une forme au lieu. Malgré cela, Ando prête une fonction importante aux seuils. Si pour Segaud il s’agit de séparer pour qualifier, pour Ando il s’agit de séparer pour rendre visible. En effet, l’architecte se sert du moment du seuil, de cet espace de tension pour composer des cadrages. Dans l’épaisseur des limites, Ando compose des seuils qui mettent en scène des cadrages révélant d’un coup la nature ou une surprise architecturale. Pour Ando, créer des cadrages c’est faire de la nature une image en suspension et donc la rendre visible. Ce procédé produit un choc visuel qui permet de « faire surgir les strictes contours, le vrai visage de la nature et de réintroduire celleci dans l’existence humaine. »1 1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p37, 168

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Ce procédé de théâtralisation de la nature est particulièrement important pour Ando, d’une part car il fait partie de l’héritage du style d’architecture Sukya, mais aussi car il lui permet d’atteindre son «but ultime»: l’«espace fondamental d’émotion». En effet, la rupture qu’opère la confrontation entre l’espace construit et la nature, révèle la « force d’abstraction de la nature » qui connecte l’être humain aux raisons de son existence. Nous comprenons donc que pour Ando, l’enjeu de la limite n’est pas de faire territoire. L’enjeu de la limite pour Ando, c’est de créer un échange entre le dedans et le dehors, une dynamique, qui permette à l’individu de se projeter au-delà du quotidien et de prendre conscience de son existence.

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3 La composition géométrique

3.1 L’intention du Tout Chez Ando les spatialités sont tributaires du dessin géométrique puisqu’il lui sert à mettre les volumes en tension. C’est pourquoi il est nécessaire d’analyser le dessin global, la forme géométrique majeure du projet. Lorsqu’il évoque la composition géométrique, il s’agit d’un assemblage suivant une forme ou d’un assemblage de formes géométriques planes : le carré, le rectangle, le triangle, le cercle, l’ovale, l’ellipse, les parallélogrammes, et les polygones. Chez Ando, elle est essentiellement lisible en plan et en coupe. L’architecte Jean-Luc Dumesnil précise dans l’ouvrage Tadao Ando Minimalisme : «La première constatation est la répétition des mêmes figures géométriques élémentaires de projet à projet et à l’intérieur même de chaque projet. Il s’agit très exactement de l’application de la loi d’analogie que l’on peut observer dans les œuvres les plus importantes de l’histoire de l’architecture orientale aussi bien qu’occidentale (et en particulier das le cas des monuments de l’antiquité), où une forme fondamentale se répète, les parties formant par leur composition et disposition des figures semblables ; l’harmonie ne résulte que de la répétition de la figure principale de l’œuvre dans ses subdivisions. Ando utilise de façon schématique cette loi jusqu’à introduire l’équivalence des projections frontales et horizontales de la structure spatiale. Le plan et la coupe se confondent, l’espace est isotrope. » Ando confirme. 73


« Je souhaite dépeindre les parties tout en suggérant le tout »1

1 Tadao Andô, Pensée sur l’architecture et le paysage. p154

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Nous allons désormais mener une analyse comparative des formes géométriques dans les projets de Tadao Ando. Ando compose un ensemble spatial à partir de trois outils : la forme géométrique, la relation entre deux formes et la ligne directrice de la composition. Le premier outil, la forme géométrique, est l’élément de base des compositions d’Ando. Le cylindre, le cube, le cône, ou encore le carré, le rectangle, le cercle, l’ovale ou le triangle se lisent immédiatement à la lecture d’un plan ou d’une coupe. Le second outil, la relation entre deux formes, s’appuie soit sur une accumulation, une répétition, un accolement, un percement, une pénétration, une insertion, ou un isolement. Ces rapports sont sensés mettre en valeur chaque forme géométrique vis à vis de l’autre. Par ces rapports, l’architecte définit les seuils, ou les efface, hiérarchise les spatialités et met en place la ligne directrice de la composition. Le troisième outil, la ligne directrice de la composition, peut être une ligne droite, une ligne segmentée, un angle droit ou un angle aigu. Cette dynamique atteste le parcours, finit de hiérarchiser la place de chaque élément dans la composition et détermine le rapport de l’ensemble bâti au site. Selon la dimension affectée à chaque élément et à sa position dans l’ensemble, on peut considérer qu’Ando définit une forme ou des formes majeures et une ou des formes mineures. Ces formes mineures sont celles lisibles en second plan, lorsque l’on pénètre d’avantage dans la composition.

3.2 Analyse de la composition A partir des exemples suivant, nous allons comprendre comment cela se met en place dans les projets de Tadao Ando. Si la forme géométrique la plus récurrente chez Ando est le rectangle, ces derniers sont souvent conçus à partir de carrés. Ainsi,

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Rue Kitano. Mitsuo Matsuoka

Maison Akabane. AxonomĂŠtrie Tadao Ando

Rue Kitano. Plan Tadao Ando

Maison Akabane. Mitsuo Matsuoka

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nous allons découvrir 5 projets dont la forme majeure est carrée en plan ou cubique en volume et observer quelques variations à partir d’un même élément. 1/ Rue Kitano, Le premier exemple que nous avons choisi est le centre commercial de la rue Kitano à Kobe livré en 1977. Ce lieu est très simplement composé en plan de deux carrés identiques reliés par un espace de circulation marquant un angle à 60°. Donc dans ce projet, la forme majeure est un carré, utilisé deux fois, il y a donc une «répétition» de la forme majeure. Ces carrés sont mis en relation par accolement. Et la ligne directrice de la composition est un angle à 60°. 2/ Maison Akabane D’une autre manière, La maison Akabane construite à Tokyo en 1982 prend la forme d’un cube souligné d’une ligne isolée. Mais ce cube est en fait composé de 8 cubes répartis sur deux niveaux, dont le centre est marqué par un cylindre correspondant au pilier central de l’escalier. C’est la première fois que dans un dessin géométrique Ando marque physiquement le centre. Donc dans ce projet, la forme majeure est un cube, multiplié 8 fois. il y a donc une « accumulation » de la forme majeure qui recrée cette même forme à une échelle supérieure. Ces carrés sont mis en relation par accolement selon 4 angles à 45°. A cela s’ajoute une forme secondaire, la ligne, mise en relation avec la forme majeure par isolement et selon un axe parallèle à la ligne centrale du grand carré. Par ailleurs, les formes majeures sont lisibles à la fois en plan et en coupe. Le plan et la coupe sont « équivalents » dans le sens où ils mettent en valeur les mêmes proportions, les même formes et les mêmes relations entre les formes majeures.

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Maison Umemiya. Axonométrie Tadao Ando

Maison Umemiya. Plan Tadao Ando

Musée de la littérature. Plan Tadao Ando

Musée de la littérature. Mitsuo Matsuoka

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3/ Maison Umemiya D’une manière plus complexe mais toujours limpide, la maison Umemiya construite à Kobe entre 1982 et 1983 est aussi composée à partir de 8 cubes. Leurs parois correspondent aux murs porteurs de l’habitation, aux poutres et assises de réglage qui portent les niveaux. Mais ici, la forme majeure est pénétrée d’une forme secondaire elle même cubique. En plan, le carré central est pénétré d’un second carré correspondant à l’homothétie intermédiaire entre le grand carré est ces quarts. Cette forme pénétrante semble, toujours en plan, prolonger un des petits carrés. En coupe il se décale verticalement, pour former un demi niveau inférieur et un garde corps à la terrasse. Donc dans ce projet, la forme majeure est un cube, utilisé 10 fois à 3 échelles différentes, il y a donc une accumulation de la forme majeure. Les plus petits cubes sont mis en relation par accolement et le grand cube est mis en relation par pénétration avec le cube intermédiaire. Enfin, la ligne directrice de la composition est une des diagonales du cube principal. 4/ Musée de littérature De manière plus complexe, le musée de littérature de Himeiji, livré en 1992 est composé à partir de deux formes majeures s’interpénétrant : le carré et le cercle. Le cercle contient en plan un carré composé à partir de 9 carrés. Un second carré, de taille équivalente au premier perce en même temps les deux formes. Sa diagonale est à 45° de la médiatrice du premier carré. Donc dans ce projet, la forme majeure est à la fois un carré et un cercle. Le carré est utilisé deux fois, il y a donc une «répétition» d’une des formes majeures. Le cercle et le carré avec lequel il partage son centre sont mis en relation par insertion. Cet ensemble et le second carré sont mis en relation par pénétration. Enfin, la ligne directrice de la composition est un angle à 45° reliant la médiatrice du premier carré à la diagonale du second au moment où les deux carrés se rencontrent.

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Seminaire Vitra. Tadao Ando

Seminaire Vitra. Photographe inconnu

Seminaire Vitra. Photographe inconnu

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5/ Maison de séminaire Vitra Comme dernier exemple à partir de la forme carrée ou cubique, nous allons observer le projet de la maison de séminaire Vitra. Conçu à partir de 1987 et livré à Weil am Rhein en 1993, l’ensemble est composé de 4 formes différentes, hiérarchiquement équivalentes. Ces formes sont : un carré, un rectangle très allongé, un rectangle plus trapu et un angle droit. Les rectangles accolés pénètrent ensemble le carré. Cette composition est isolée de l’angle droit. L’ensemble suit trois axes à 60° se rencontrant au point de contact entre un angle du carré et l’extrémité d’un des segments formant l’angle droit. Ces trois axes correspondent à ceux qui diviseraient un cercle en trois parties égales. Donc dans ce projet, les formes majeures sont un carré deux rectangles et un angle droit. Ces formes sont mises en relation par accolement. Et la ligne directrice de la composition est le centre d’un cercle invisible divisé en trois parties égales. Ces 5 exemples nous montrent le processus de composition de Tadao Ando utilisant essentiellement le carré. D’autres projets n’utilisent pas du tout cette forme et sont plus axés vers le cercle. Notons que si les carrés et cubes sont le plus souvent clos sur eux mêmes, rares sont les projets à base circulaire fermée et encore plus rares sont les projets complètement cylindriques. Il s’agit généralement d’arcs de cercle ou de demi cylindres. Ces derniers sont particulièrement utilisés par Ando en toitures. Plus rarement, de manière significative, Ando utilise le cercle ou arc de cercle. Ainsi, nous allons découvrir 4 projets dont la forme majeure est circulaire en plan. Notons qu’en volume, ce dessin devient cylindre et non pas sphère.

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Théatre sur l’eau. Tadao Ando

Temple de l’eau. Plan Tadao Ando

Temple de l’eau. Photographe inconnu

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1/ Théâtre sur l’eau Le Théâtre sur l’eau, projet dessiné pour Yufutsu sur l’île d’Hokkaido en 1987 est identifiable par sa forme en arc de cercle ancrée dans la topographie. Cet arc, correspondant à un peu plus d’un demi cercle, est traversé par deux lignes se croisant en son centre. L’une est épaisse, l’autre est fine et en pointillés. Elles sont des rayons du cercle s’étirant à l’extérieur de son périmètre. Cet ensemble est relié par deux axes tenus à un second ensemble à base rectangulaire contenant un carré et un angle droit. L’un des axes semble gravir la topographie de manière aléatoire, l’autre est un fil imaginaire tiré dans l’espace, dont la direction est amorcée par une paroi dans le paysage. Donc dans ce projet il y a deux formes majeures, un arc de cercle et un rectangle.Ces formes sont mises en relation par isolement et la ligne directrice de la composition est une ligne droite, non matérialisée par le dessin, reliant le centre de l’arc de cercle à l’un des angles du rectangle perpendiculairement au rayon épais. 2/ Le Temple de l’eau Avec le Temple de l’eau livré en 1991 Ando perce de nouveau un cercle avec l’un de ses rayons. Mais ici, la composition est plus complexe puisqu’elle se répartit sur deux niveaux. En surface l’on perçoit le cercle, en sous face, ancré dans le sol, le bâtiment est en fait conçu de deux carrés accolés.Le plus grand est 4 fois plus grand que le petit, ils sont reliés d’un angle à 45°. L’ensemble est contenu par une ellipse, elle même soulignée de deux lignes isolées, l’une courbe, homothétie de l’ovale, et l’autre droite créant une compression. Donc dans ce projet, la forme majeure est un cercle, contenu dans un carré, lui même contenu dans un ovale. Ces formes sont mises en relation par insertion. Il y a par ailleurs trois formes secondaires: la première est un carré équivalent au quart du premier. Ils sont mis en relation par accolement à 45°; la seconde est une ligne courbe, homothétie de l’ovale et la troisième

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Musée du bois. Plan Tadao Ando

Musée du bois. Shigeo Ogawa

Maison Koshino. Mitsuo Matsuoka

Maison Koshino. Plan Tadao Ando

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est une ligne droite. Elle sont mises en relation avec l’ensemble par isolement. 3/ Musée du bois Dans la même veine des projets circulaires percés d’une ligne, le Musée du bois livré à Hyogo en 1994 en est le schéma type. C’est un des rares projets d’Ando pour lequel le cercle se ferme et devient paroi. En effet la forme cyclique est généralement présente sous forme de segment de cercle. Ici, la forme se referme, dessine un cercle entièrement et monte à la verticale comme pour former un cône. Cette forme est transpercée par une ligne d’un angle droit. L’ensemble est souligné d’un arc de cercle isolé partageant le même centre que la forme majeure. Dans la représentation de cette forme, Ando Ando assemble plan et coupe en un seul dessin pour montrer leur équivalence. Les seuils sont marqués au même moment par le plan et par la coupe. De même pour la structure. Il utilise ce dispositif pour de nombreux projets. Donc dans ce projet, la forme majeure est, en plan, un cercle accompagné de deux formes mineures : un angle droit et un arc de cercle. Le cercle est mis en relation par pénétration avec l’une des lignes droites de l’angle à 90°. et est mis en relation par isolement avec l’arc de cercle dont il partage le centre. La ligne directrice de la composition est la ligne droite qui pénètre le cercle. 4/ Maison Koshino La maison Koshino a d’abord été conçue de 1979 à 1981 à partir de deux rectangles de même largeur mais de longueurs différentes isolés l’un de l’autre. En plan, ils semblent reliés par un angle à 90° lui aussi isolé des deux autres éléments. De 1983 à 1984 une extension semi circulaire a été pensée et construite. Cette forme ferme, en plan toujours, la première composition. Donc dans ce projet il y a 3 formes majeures et une forme secondaire : deux rectangles, un demi cercle et un angle à 90°. Ces éléments sont tous

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mis en relation par isolement. La ligne directrice de la composition est une ligne droite passant par le centre du cercle et la médiatrice du petit rectangle.

3.3 Géométrie et transcendant Par cette analyse, on comprend que Ando utilise un même « système » pour mettre en place ses compositions spatiales. En effet, si aucune des compositions ne ressemble aux autres, l’architecte applique systématiquement le même procédé : il définit des formes et les met en relation selon une ligne directrice dépendant du site. On comprend donc un ordonnancement en trois actes dont chaque projet peut être perçu comme une variation sur le thème. Si l’on ne peut confirmer par la visite que ces éléments deviennent visibles par opposition, on peut cependant affirmer que vu d’ensemble, Ando fait exister les formes en les opposant. Cependant, il ne s’arrête pas là. Il établit un rapport de hiérarchie très fort entre ces formes qui participe probablement encore d’avantage à leur lecture que leur différence formelle. Les hiérarchies qu’Ando met en place entre les formes s’appuient sur la dimension affectée à chaque élément _plus ou moins grand_ mais aussi à sa position par rapport à l’autre _plus ou moins dominant_ et enfin par sa position sur la ligne directrice _plus ou moins centrale_. La qualité des hiérarchies participe de manière importante à la lecture de l’ensemble. Si l’individu est en capacité de se faire une image globale du projet, Ando peut s’enorgueillir de concevoir une image spatiale limpide. Cette analyse nous permet pas ailleurs de confirmer que Ando nous propose une architecture excessivement réglée, en plan et en coupe, par le dessin géométrique. On peut alors dire que l’ensemble est cohérent et devient lui même un élément à part entière, un tout. Ando met bien en place une allégorie du Shintaï. Si l’on ne peut raisonnablement pas dire que cela permet

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de comprendre le temps sacré du réel, on peut dire que l’individu a, s’il le souhaite, accès à une image totalisante du projet, il peut commencer à comprendre l’ordonnancement spatial. Si le visiteur met en place cette démarche, il se projette effectivement dans un état mental d’abstraction, mais on ne peut raisonnablement dire que cela lui permet ni de percevoir l’incarnation du réel, ni de prendre conscience de son existence. En cherchant comment Tadao Ando matérialise le transcendant dans ses projets , nous nous sommes penchés sur l’analyse des outils qu’il annonce pour atteindre une architecture transcendant le quotidien et permettant à l’individu de prendre conscience de son existence. Les trois outils qu’il annonce sont la matière brute, les volumes géométriques et la composition géométrique.

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3 Conclusion

Nous avons dans un premier temps vérifié que l’architecte construit à partir de matière brute, le béton. Mais si l’on ne peut pas dire que cette démarche révèle l’entéléchie de la matière, on peut avancer que la précision avec laquelle il traite la matière est tellement rare que l’individu est capable d’en percevoir le beau. Par ailleurs grâce à la qualité des moyens mis en œuvre, il révèle les qualités contenues dans la matière, à savoir, la finesse granulométrique du matériau. On ne peut donc pas dire qu’Ando révèle le Beau immuable de Platon ou encore le Shintaï, mais on peut dire qu’il met en place une expérience spatiale rare et raffinée. Dans un second temps, nous avons vérifié qu’Ando qualifie l’espace à partir des volumes géométriques. Mais si, contrairement à ce qu’il annonce, la forme ne dépend pas du matériau choisi, elle correspond à la qualité des délimitations spatiales qu’il veut mettre en place. Ce faisant, on découvre un quatrième outil, la délimitation. Associée au cadrage, la qualification des seuils permet de mettre en valeur des moments du réel et d’inciter l’individu à les regarder. Enfin, nous avons vérifié que les compositions spatiales d’Ando s’appuient sur les volumes choisis et la qualité de leurs relations suivant une ligne directrice. Donc on confirme que l’architecte fait exister les formes par la géométrie et établi des rapports de hiérarchie lisibles entre les éléments. On peut alors dire que l’ensemble composé d’agrégats devient un tout. L’individu 89


a donc accès à une image totalisante du projet lui dévoilant l’ordonnancement spatial. Si l’on peut dire que le visiteur a accès au plus haut niveau d’abstraction du projet, rien ne nous permet d’avancer que le Shintaï lui sera révélé ou qu’il prendra conscience de son existence. Après avoir observé les outils qu’Ando revendique pour composer l’architecture parfaite, on peut conclure que l’architecte conçoit globalement ses projets en cohérence avec sa réflexion sur le transcendant. Cependant, si l’on vérifie qu’il utilise bien le transcendant comme un outil de projet, nous constatons que, malgré les efforts mis en place, rien ne montre que son architecture atteint les objectifs transcendantaux qu’il avance.

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Épilogue

Nous sommes parties de l’idée que certaines architectures favorisent une sensation du transcendant. En parallèle, nous faisons le constat que le transcendant, ou des notions affiliées représentent un idéal, un moteur de projet pour des architectes contemporains. Nous supposons même que puisque ces notions correspondent à des représentations collectives de la perfection spatiale, des architectes y trouvent une manière de construire une posture, voire un outil mercatique. C’est le cas de Tadao Ando qui nous offre la véritable existence grâce au lieu idéal qu’il compose. Nous avons donc estimé nécessaire de nous interroger sur la fabrique du transcendant. Le travail sur la dimension philosophique du terme nous a permis de comprendre les notions affiliées au terme : une unité de sens, un rapport de soumission, l’individuation de la matière, un état au delà du perceptible qui peut être compris par la raison ou non et un mouvement d’évolution. Le travail sur les intentions de Tadao Ando nous a permis d’observer des liens entre ses objectifs transcendants et les notions associées au terme mais aussi de constater qu’il utilise le transcendant comme outil pour justifier la justesse de son architecture. Le travail sur les productions de l’architecte nous a permis de constater qu’il utilise les outils du transcendant pour concevoir son œuvre. Cependant, rien ne nous permet de reconnaître que Ando atteint le but transcendant qu’il s’est fixé. Peu importe nous avons vérifié que le transcendant est bien un 93


outil de production architecturale. Par ailleurs, nous constatons que ce concept, en tant qu’outil de projet, se retrouve matérialisé dans l’architecture. On pourrait donc dire que l’architecture a la capacité d’incarner l’immatériel, comme elle incarne le conceptuel ou encore l’abstraction. On peut même avancer qu’en donnant les clefs de compréhension du concept de transcendant, Ando le concrétise à travers les sensations ressenties par le visiteur qui les comprend.

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Annexes

L’introduction à été rédigée avec les mots de Michel Pastoureau. Plus précisément à partir de l’introduction de Bleu, l’Histoire d’une couleur aux éditions du Seuil en 2002. Voici le texte original :

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Les données utilisées dans le chapitre 3 sont issues d’un travail de recherche effectué pour l’occasion. Il s’appuie sur l’analyse de 227 projets de Tadao Ando, selon 30 critères formels et géométriques. Voici un aperçu de la grille d’analyse.

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Remerciements

Ce travail a été long et lent. Mais il m’a donné l’occasion de manier des concepts et j’y ai pris beaucoup de plaisir. La découverte la plus importante que j’ai faite au cours de ce travail n’y est pas directement formulée. Alors je l’écris ici. J’ai compris que lorsqu’une image, un récit, un objet ou encore un concept est partagé au sein d’un groupe humain, il fait société. Que les codes que l’on partage n’existent pas comme vous et moi existons, qu’ils ne sont que des représentations collectives plus ou moins institutionnalisées. Et que c’est la somme de ces représentations partagées que l’on nomme société. L’individu a donc la capacité de créer un phénomène au-delà de lui même_ un phénomène transcendant_ à partir du moment où il partage quelque chose avec un autre individu. C’est une petite chose que l’on m’avait expliquée, mais grâce à ce travail, je l’ai intellectuellement intégrée. Je m’avancerai même à dire que La sensation du transcendant que j’évoque en préambule fait société puisqu’elle est partagée par d’autres et constitue même le sujet de création d’un des plus grand architectes contemporains. Merci Dounia, Merci Moon, Merci Tad.

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Dieu existe, c’est un concept.


Auguste Comte décrit trois états de connaissance de l’homme. Le premier est théologique: l’homme cherche les causes des phénomènes dans des volontés semblables aux siennes: Dieu. Le second est métaphysique: les agents surnaturels sont remplacés par des entités abstraites capables d’engendrer les phénomènes observés: le monde des idées. Le troisième est scientifique : l’homme accepte de ne pas atteindre toute la connaissance et se borne à l’observation des phénomènes. L’individu cherche les causes aux phénomènes du réel. Le concept de l’Un s’immisce alors à l’esprit et aboutit à la constitution de systèmes. Ce sont ces systèmes, incrustés dans l’architecture que cet ouvrage tente de décrypter.


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