Valeurs et enjeux de la ruine au XXIème siècle - Marion Ville - Mémoire Architecture 2018-2019

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ECOLE NATIONALE SUPERIEURE D’ARCHITECTURE DE PARIS VAL-DE-SEINE MASTER D’ARCHITECTURE – 2E ANNEE DE 6 TRANSFORMATION PATRIMOINES : PROTECTION, USAGE ET DEVELOPPEMENT DURABLE

VALEURS ET ENJEUX DE LA RUINE AU XXIEME SIECLE

MARION VILLE 2018-2019 MEMOIRE SOUS LA DIRECTION D’ALESSANDRO MOSCA


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VALEURS ET ENJEUX DE LA RUINE AU XXIEME SIECLE

Mémoire de fin d’études Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine Février 2019 Marion Ville Master 2 DE 6 Transformation - Patrimoines : protection, usage et développement durable

Directeur d’étude : Alessandro Mosca, Architecte, Enseignant ENSA Paris Val-de-Seine

Illustration première de couverture : Photographie personnelle réalisée en octobre 2018 ; ruines du donjon carré d’un château médiéval datant du XIème siècle, site du Chapitre, Aubusson (23200). (Appareil photographique et retouches numériques).

Illustration quatrième de couverture : Photographies de Bernd et Hilla Becher, extraites de la planche de neuf images intitulée « Pitheads » (1974), tirées du site ArtStack.

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RESUME

La ruine constitue un élément architectural particulier, qui a su marquer chaque époque et société ; sa vision a évolué au cours du temps, accompagnant les changements d’esprits et les avancées techniques progressives, reflétant ainsi les particularités des différentes périodes. Chaque siècle a ainsi développé sa propre conception des vestiges, entre contemplation, interprétation et création ; la ruine a donc suivi une certaine transition culturelle, la menant d’une figure témoin du passé à un objet ancré dans le présent et support d’architecture en devenir. Si la distance par rapport aux périodes précédant le XXème siècle nous permet d’identifier assez aisément les enjeux qui émanaient de la ruine auparavant, nous manquons en revanche de recul par rapport à sa vision présente, alors même qu’il y a un changement de regard et de statut important, la faisant apparaître comme une figure complexe et nébuleuse de notre présent. Ce mémoire a ainsi pour objet l’étude des valeurs et des enjeux que présente la ruine au XXIème siècle, ce travail étant réalisé grâce à l’appui d’un regard plus global de son évolution historique, du Moyen-Âge à nos jours. L’objectif de ce document est donc d’approcher la vision contemporaine de la ruine et de dégager les problématiques et les positions qui en découlent.

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SOMMAIRE REMERCIEMENTS……………………………………………………………………………………………………….… 8

AVANT-PROPOS……………………………………………………………………………………………………….… 10

INTRODUCTION…………………………………………………………………………………………………… 12 - 14

PREMIERE PARTIE : TRANSITION CULTURELLE DE LA RUINE……………………………….…16 - 60

A) DEFINITION DE LA RUINE : UN EQUILIBRE INSTABLE …………………………… 16 - 26 B) EVOLUTION DE LA VISION DE LA RUINE………………………………………………… 28 - 50 C) EMERGENCE D’UN NOUVEAU REGARD AU XXEME SIECLE…………………… 50 - 60

DEUXIEME PARTIE : STATUT DE LA RUINE AU XXIEME SIECLE……………………………..62 - 104 A) UNE VALEUR ESTHETIQUE ET SENSIBLE………………………………………………… 62 - 76 B) UNE VALEUR D’ACTUALITE…………………………………………………………………… 76 - 98 C) LA RUINE COMME MODELE..………………………………………………………………. 98 - 104

CONCLUSION…………………………………………………………………………………………………….106 - 107

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………………………………110 - 112

ANNEXES………………………………………………………………………………………………………… 114 - 120

TABLE DES MATIERES…………………………………………………………………………………….… 122 - 123

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REMERCIEMENTS

À Alessandro Mosca, mon directeur d’étude et professeur de séminaire au premier semestre de Master 1, pour son investissement, son enseignement et sa bienveillance. À Donato Severo, mon professeur de séminaire au deuxième semestre de Master 1, pour son exigence et sa pédagogie, qui m’ont guidée dans la constitution de ce sujet. À Grichka Martinetti, mon tuteur de projet de fin d’études, pour les connaissances et les références qu’il a su m’apporter. À mes amis et à ma famille, pour leur soutien et leur enthousiasme, et pour leur accompagnement dans l’élaboration de ce mémoire.

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AVANT-PROPOS

Le sujet de ce mémoire m’est venu assez naturellement, dans la mesure où il vient instaurer un certain lien avec mon projet de fin d’étude ; en effet, ce dernier s’appuie sur l’étude d’un site particulier, situé sur un éperon rocheux à Aubusson dans la Creuse et comprenant des ruines d’un ancien château fort médiéval. Surplombant la ville, ce lieu offre un panorama incroyable entre présent et passé : la ville s’active en contrebas, tandis que sur le promontoire, les vestiges témoignent paisiblement du passé historique fort de la cité. C’est en expérimentant ce site, en le parcourant, le ressentant, que j’ai pu m’apercevoir du potentiel évocateur des ruines mais aussi des problématiques liées à ces dernières : venir penser et créer un projet dans un tel cadre interroge quant aux enjeux et aux valeurs que prennent ces restes, et à la vision et l’attitude que l’on peut avoir en face d’eux. Bien plus que des éléments évoquant une mémoire, un souvenir, je me suis rapidement aperçue qu’ils fabriquaient quelque chose dans le paysage, le territoire : les remparts s’enfoncent dans la roche et la végétation, se fondant dans l’environnement, formant un tout avec celui-ci ; les pierres usées, crénelées, semblent attendre dans l’espace, comme un élément d’ancrage prêt à recevoir une nouvelle intervention, et des restes d’anciennes ouvertures viennent cadrer des vues, faisant ressortir le paysage comme partie intégrante des vestiges. On a alors le sentiment indescriptible que la ruine n’est pas seulement là pour être vue, observée, admirée, mais qu’elle peut devenir le support de quelque chose ; un lieu d’observation, un espace de vie, l’accroche d’un projet, l’esquisse d’une idée … Elle apparait comme une véritable figure du présent.

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INTRODUCTION La ruine constitue un objet architectural et sensible particulier, dont le sens nous échappe parfois ; depuis le Moyen-Age jusqu’à aujourd’hui, les sociétés et les civilisations n’ont cessé de s’intéresser à cette forme particulière, nourrissant l’imagination et la fascination au gré des siècles. La valeur de la ruine a ainsi évolué, marquant les époques et leurs enjeux de manières différentes. Ainsi, c’est au XVème siècle que l’idée de la ruine émerge à la conscience des hommes ; apparaissant d’abord comme objet de savoir, elle permet aux hommes de connaître et comprendre leur passé, rivalisant ainsi avec les connaissances transmises dans les textes, et inspirant de sa forme morcelée un grand nombre d’écrivains et d’artistes. De simples restes, décombres, assignés à une architecture détruite, la ruine se voit peu à peu assigner une dignité symbolique et esthétique. Au XVIIIème siècle, elle acquiert une poétique nouvelle, revêtant une perspective davantage emphatique, et mélancolique, s’interrogant sur la destinée humaine et sur la décadence des civilisations. Elle témoigne ainsi, par son caractère à la fois éternel et meurtri par le temps, de la grandeur des créations humaines mais aussi de leur fragilité. Ce paradoxe n’est pas le seul exprimé par la ruine : entre passé et présent, mémoire et oubli, matériel et immatériel, elle exprime une singularité particulière qui la rend unique, apparaissant ainsi comme un véritable objet de réflexion et d’introspection. Jusqu’au Xème siècle la ruine demeure presque identique à elle-même, désignant des vestiges, des édifices légués par l’histoire ; ainsi, même si le sens qu’on lui accorde et la manière dont on la représente évoluent d’une époque à l’autre, et si sa charge émotive fluctue au travers des évènements et des sociétés traversés, elle reste globalement un témoin du temps et des civilisations passées. Le XXème siècle marque une rupture dans la pensée de la ruine, dans ses enjeux et ses valeurs ; même si nous demeurons sensibles à sa vision pittoresque et sa puissance narrative, sa contemplation a perdu de son authenticité. Elle ne reflète plus seulement le passé, mais aussi une image du monde contemporain dont le sens s’étiole et nous échappe ; elle nous parle toujours du temps, mais d’un temps absolu, ne distinguant plus vraiment une histoire tramée mais davantage un ensemble de périodes qui s’entrecroisent et se répondent. Les ruptures et les désastres engendrés par les guerres entrainent un changement de regard : on ne s’intéresse plus seulement au monument lui-même mais à la société, on ne regarde plus la ruine seulement comme un souvenir du passé mais comme un témoin du présent. Avec le XXIème siècle et l’apparition de la communication instantanée, les distances s’effacent encore plus, confondant profondeur historique et perspective d’avenir dans 12


un présent absolu. La ruine, dans un contexte où la surconsommation et l’obsolescence programmée sont prônées, prend une forme de plus en plus soudaine et éphémère, marquant le désarroi d’un monde qui change trop vite. Elle est toujours la muse des artistes, des architectes, des passionnés, mais dans un nouveau registre, avec des formes se basant désormais sur le présent et le monde actuel ; s’intéresser à la ruine revient à s’intéresser et à mettre en scène la réalité elle-même et permet de créer une architecture signifiante, qui revient à ses origines. Le regard sur la ruine a donc évolué au cours du temps, mais celle-ci reste finalement un miroir des civilisations : façonnée par les valeurs et les idéaux de chaque époque, elle se construit au travers de bouleversements, d’héritages et d’innovations. Mais si le recul et la distance nous permet de comprendre le regard qui lui est porté tout au long de l’histoire, sa position aujourd’hui, au XXIème siècle, semble en revanche délicate et complexe, d’autant plus que la ruine s’inscrit de plus en plus dans notre contemporanéité. La question de la position de la ruine aujourd’hui se pose alors et introduit la problématique suivante : Quels sont les valeurs et les enjeux de la ruine au XXIème siècle ? Pour répondre à cette question, il semblait important d’étudier en premier lieu la transition culturelle de la ruine dans le passé, afin de comprendre l’évolution du regard qui lui a été porté au cours des siècles, avant de se pencher sur sa position dans notre société contemporaine. Ainsi, selon Diderot, la ruine convoque « une foule de grandes idées »1, sensibles bien souvent, contradictoires parfois, mais toujours porteuses de poésie, d’imagination et de créativité, et c’est au travers de ce mémoire que nous vous proposons de les découvrir.

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: DIDEROT Denis (éd. 1997), Paysages et ruines. Salons de 1767, Paris, Hermann

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METHODOLOGIE : La réalisation de ce mémoire s’est faite selon une méthode de recherches axées dans un premier temps sur l’étude des différentes représentations et interprétations de la ruine qui ont été faites au cours du temps. Ainsi, je me suis appuyée sur un corpus de textes et d’œuvres picturales et architecturales, exprimant l’évolution de sa vision de la période la plus lointaine d’où j’ai pu recueillir des informations, jusqu’au XXème siècle, pour rédiger la première partie de mon travail, en tentant un maximum de comprendre et ressentir la perception de chaque époque. Pour ce qui est de la deuxième partie, traitant du statut de la ruine au XXIème siècle, le recul n’étant pas toujours suffisant, je me suis efforcée d’analyser et retranscrire les enjeux qui émanaient d’un certain nombre d’interventions contemporaines autours des vestiges, tout en m’inspirant de mon expérience personnelle de ceux-ci, en tant que spectatrice et figurante du monde contemporain. Le ressenti et les conclusions profondes que j’ai pu tirer de l’analyse de mon site de projet de fin d’études m’ont également été d’une grande aide, me permettant de me placer plus au cœur du sujet.

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PREMIERE PARTIE :

TRANSITION CULTURELLE DE LA RUINE

La ruine, figure du temps et de l’espace a marqué les différentes époques et sociétés qu’elle a traversées. Apparaissant comme un motif récurrent dans l’art et l’architecture, elle a suivi les fluctuations de chaque période, se teintant des divers contextes sociaux et politiques. Elle s’accompagne de nombreux paradoxes qui la définissent, l’inscrivant parfois dans un contexte presque irréel et fantastique. Ainsi, apparaissant toujours comme un élément mystérieux, que les civilisations cherchent à étudier, analyser et interpréter, elle accompagne les transitions qui ont jalonné l’histoire de l’Homme et de l’architecture.

A) DEFINITION DE LA RUINE : UN EQUILIBRE INSTABLE Si la lecture de la ruine a évolué au fil des siècles, on peut néanmoins mettre en lumière certaines caractéristiques immuables de celle-ci pour tenter de la définir. En premier lieu, on peut se demander si l’on évoque « la ruine » ou « les ruines » ? En effet, on peut parler des ruines au pluriel, puisque chaque époque a inventé et regardé différemment ses propres ruines ; on leur attribue ainsi des styles, des attributs et des sens différents (ruine antique, ruine romantique, etc.) ; mais finalement, à travers l’évolution du regard et des époques, on voit émerger ce qui peut être presque une typologie : la ruine, comme modèle, comme forme, qui présente donc une multitude de variantes, mais qui se construit à la manière d’un archétype, d’une architectureréférence, qui intrigue et questionne. Cette typologie reste cependant assez difficile à cerner ; on peut définir la ruine comme ce qu’il reste, comme quelque chose d’à la fois nécessaire et inquiétant, mais surtout, comme un équilibre instable : toujours à la frontière entre deux mondes, deux époques, deux notions, c’est ce qui la rend si unique et particulière mais surtout si insaisissable. Entre passé et présent La complexité de la ruine passe tout d’abord dans l’expression de sa temporalité ; nous verrons dans la suite de cette étude à quel point cet ancrage dans le temps s’est aujourd’hui complexifié, et de quelle manière la ruine est devenue un objet presque hors du temps, mais nous allons en premier lieu tenter de comprendre la position absolue qu’elle prend, toutes époques confondues.

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Vestiges du château d’Aubusson : entre passé et présent (Marion Ville, 2018)

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La ruine, parce qu’elle constitue un reste, un vestige, appartient par définition au passé. Elle constitue le témoin d’une époque, d’une civilisation passée, et le fait qu’elle soit dans un état de décrépitude, de détérioration révèle bien son inscription dans une période lointaine et révolue. Mais la ruine marque également le présent, puisqu’elle constitue la part du bâtiment, du monument qui subsiste et qui, malgré le passage du temps, a résisté pour nous parvenir et nous transmettre son histoire ; elle existe donc dans la conscience de ceux qui l’observent, la protègent ou la détruisent, et même fragmentée, la ruine possède une force de présence qui témoigne de sa permanence. Ce paradoxe dans sa temporalité, entre passé et présent, amène à s’interroger sur les enjeux qui lui incombent et sur le regard qu’on lui porte. La signification accordée à la ruine est finalement assez difficile à cerner, puisque d’une part nous avons le témoignage réel de l’époque qu’elle représente, mais d’autre part, nous avons la vision contemporaine de ces vestiges. Il apparaît alors parfois que la signification accordée n’est pas celle qu’on avait donné à l’origine, lors de sa construction et de sa conception. La définition finalement est celle que nous lui donnons en tant qu’hommes modernes, avec un point de vue contemporain. Par conséquent, on peut se dire que cela est assez paradoxal, puisque le sens que nous donnons à certains monuments ou constructions n’est peut-être pas du tout celui que leurs auteurs leur avaient destiné, voire totalement à l’opposé de l’idée de base. Ainsi Aloïs Riegl exprime ce paradoxe : « Leur signification et leur importance en tant que monument ne proviennent pas de leur destination originelle, mais elle leur est attribuée par les sujets modernes que nous sommes. »2. On peut donc se demander s’il est légitime de célébrer ces bâtiments pour des valeurs qui ne sont peut-être pas les leurs ? De plus, notre vision moderne est sans doute faussée par les aprioris et les connaissances contemporaines dont nous disposons : nos yeux ne voient probablement pas les mêmes détails que nos ancêtres ; finalement, la vision de la ruine évolue parce que le savoir évolue aussi. Ainsi, entre passé et présent elle se dessine avec des contours assez confus. Cet équilibre entre deux temps, est marqué également par le rapprochement que fait l’Homme entre les ruines et sa propre existence : le fait d’identifier les vestiges comme éléments du passé revient à accepter l’idée que ceux-ci sont en quelque sorte finis, et cela lui rappelle sa réalité ; on se retrouve face à une intériorisation de la fin qui menace tout être vivant. Ainsi, Chateaubriand rend compte du sentiment qu’éprouve l’Homme face aux ruines : « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence. »3

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: RIEGL Aloïs (2003), Le culte moderne des monuments, Paris, L’Harmattan, p.60 : (de) CHATEAUBRIAND François René, Chateaubriand : Ouvrages historiques, e-artnow, s. d.

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Vestiges du château d’Aubusson : entre mémoire et oubli (Marion Ville, 2018)

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Le regard porté sur le temps qui passe et la vision du monument en péril l’incite alors à s’accrocher au temps présent et donc à tenter de sauvegarder ou de restaurer la ruine, dans le reflet de son propre refus de la mort : « Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir. »4 La ruine peut donc se définir par un équilibre instable entre le passé, qui raconte son histoire, son vécu, et le présent, qui fait le lien avec ceux qui l’observent et la questionnent. Mais on peut également l’inscrire dans le futur puisque la ruine rappelle, éclaire mais avertit aussi : elle nous fait prendre conscience de la forme que pourraient prendre notre environnement présent à l’avenir. Cette notion de temporalité ne prend cependant sens qu’avec l’idée de souvenir et de mémoire, qui permet de lier les temps et les époques et de comprendre les strates qui définissent la ruine. Entre mémoire et oubli Nous avons vu que la ruine s’inscrivait dans des temporalités différentes, et l’on constate que le lien entre ces époques permet de faire émerger la notion de mémoire. Qu’est que la ruine sinon une manière de se souvenir d’un monument ou d’une civilisation ? A la manière des écrits laissés par les Hommes dès l’invention de l’écriture, la ruine engendrée par la permanence d’une construction apparaît comme un moyen de graver la mémoire dans la pierre ; elle rivalise avec les connaissances transmises dans les textes et les surpassent même : si les traces les plus anciennes d’écritures remontent au IVe siècle avant J.C., certains vestiges sont bien plus anciens. Des ruines de cités Mésopotamiennes datant de près de 7500 av J.C. sont parvenues jusqu’à nous, révélant une époque et une histoire qui n’a jamais été écrite. Les souverains et les puissants de chaque époque ont rapidement compris que construire d’imposants monuments était le moyen d’affirmer la stabilité et la grandeur de leur règne, de laisser une trace, de s’adresser aux générations futures ; mais conscients du caractère éphémère des constructions, édifier des palais gigantesques avec les matériaux les plus nobles ne suffisait pas : il leur fallait marquer les esprits, frapper l’imagination, en conclusion faire perdurer une mémoire. Ainsi, les monuments tels que les pyramides, les 4

: DIDEROT Denis (1818), Œuvres de Denis Diderot, Belin

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Vestiges du château d’Aubusson : entre mémoire et oubli (Marion Ville, 2018)

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grandes murailles, apparaissent comme des édifices si colossaux, qu’ils marquent la mémoire autant par le souvenir qu’ils créent et les traces qu’ils laissent que pour leurs qualités proprement architecturales. Les ruines qui subsistent de ces monuments incarnent donc quelque chose de cette propagande et de cette force mémorielle. Mais si certaines constructions ont su garder et propager leur histoire, leur identité, d’autres sont tombées dans l’oubli. Ainsi, certaines ruines restent mystérieuses, impossibles à comprendre ou à déchiffrer, témoignant d’une grandeur passée oubliée. Il apparaît également que certains bâtiments n’ont pas été forcément édifiés dans la volonté de perpétuer ou transmettre une mémoire ; ainsi, les monuments « non voulus » comme les nomme subtilement Aloïs Riegl5 présentent des vestiges qui nous interrogent, tant par leur sens que par l’attitude à adopter face à eux et donc de la valeur et de la mémoire que l’on souhaite préserver. Ainsi, dans son livre Le culte moderne des monuments, Riegl expose deux types de valeurs : la valeur de mémoire et la valeur d’actualité. La valeur de mémoire distingue trois définitions : les monuments commémoratifs, les monuments historiques et les monuments de l’ancienneté. Ce classement est important dans notre étude de l’évolution de la valeur de la ruine, puisqu’il présente en vérité les trois stades successifs qu’ont pu connaitre les monuments dans leurs processus de généralisation au cours de l’histoire. Ainsi, la valeur commémorative est la plus ancienne : liant l’objet à un récit, à un évènement, elle désigne également un moment qui n’appartient jamais au passé, mais qui demeure toujours présent dans la conscience des générations futures ; leurs auteurs ont cherché à ce que leur signification prétende à l’immortalité, au présent éternel. Dans la conservation de ces monuments commémoratifs il y a une nécessité : ils doivent être les plus proches possible de leur état de conservation d’origine, en prônant le postulat fondamental de restauration. La valeur historique apparaît à la Renaissance, au moment où l’archéologie et la mémoire construisent une objectivité par rapport aux objets qui leur sont parvenus. Pour ces monuments, il faut arrêter ou ralentir toutes dégradations sans toucher à celles déjà accomplies qui justifient son existence. Il faut en réalité conserver et préserver le document d’origine authentique, car plus l’état initial est inaltéré, plus la valeur historique est grande. Ce document apparaît comme le seul témoignage objectif qui permet de contrôler les interprétations successives que vont donner les historiens sur le monument : il est donc essentiel de le conserver dans l’état dans lequel on l’a trouvé. La valeur d’ancienneté est la plus récente, et comprend le plus de monuments. Les monuments d’ancienneté vont s’attacher aux traces du temps qui passe, à ses patines. Les imperfections, le manque d’intégralité, les formes et les couleurs dissolues, provoqués par les dégradations de la nature sont préservés. Ainsi, on doit éviter

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: RIEGL Aloïs, op.cit. (note 2)

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Vestiges du château d’Aubusson : entre matériel et immatériel (Marion Ville,2018)

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absolument l’intervention arbitraire de l’homme sur l’existence du monument et donc le laisser dans sa forme dégradée par le temps. Les restaurations sont donc proscrites. Ainsi, ces trois valeurs de mémoire sont nécessairement conflictuelles : ceux qui attachent du prix à la valeur d’ancienneté pourront difficilement s’entretenir avec ceux de la valeur commémorative et ceux de la valeur historique. Les politiques de conservation des monuments s’opposant, il faut donc désigner quelles valeurs de mémoire on veut conserver. De plus Aloïs Riegl introduit également des tensions de ces valeurs de mémoire avec les valeurs d’actualité, qui répondent à des besoins matériels et spirituels modernes. Ces valeurs d’actualités se distinguent entre la valeur utilitaire et la valeur d’art. La valeur utilitaire correspond à la valeur d’usage d’un édifice et va entrer précisément en conflit avec toutes les valeurs de mémoire : en effet on ne peut pas laisser des traces de dégradations ou de patines sur un monument possédant un usage moderne, et il est encore moins question qu’il soit en ruine. Le monument ancien doit donc être conservé dans un état lui permettant d’abriter du public. La valeur d’art est la valeur que nous donnons en tant qu’objet d’art au monument ; on distingue la valeur de nouveauté (ou d’art élémentaire), qui exprime l’exigence d’unir l’œuvre d’art moderne à celles des autres périodes, dans l’intégralité, les formes et les couleurs, et la valeur d’art relative, selon laquelle chaque époque valorise des valeurs d’art différentes, les œuvres d’art des générations passées étant appréciées non pas seulement comme des témoignages de la création humaine l’emportant sur la nature, mais pour leur spécificité dans leur conception, leurs formes et leurs couleurs. Ainsi, ces définitions des monuments en fonction des valeurs de mémoire et d’actualité semblent être indissociables de notre étude de la ruine, puisque celle-ci n’est finalement qu’un état d’un bâtiment ou d’un monument, mais aussi la conséquence du choix adopté dans le type de conservation qui a été prôné ; l’évolution de la valeur des monuments au cours de l’histoire reflète donc directement l’évolution de la valeur de la ruine, que nous allons développer un peu plus loin. Entre matériel et immatériel A la frontière entre passé et présent, mémoire et oubli, la ruine s’inscrit enfin également dans une dimension plus abstraite qui est celle de la matérialité. Forme particulière dont la valeur et l’intérêt s’attachent autant à ce qui reste que ce qui a disparu, elle témoigne d’une certaine poésie et d’un imaginaire riche. Les ruines ont cette particularité si intéressante qui fait qu’elles existent « dans la mesure où elles disparaissent comme choses »6 ; en effet, la perte de la forme initiale et complète du bâtiment, permet de développer une absence, un manque qui renvoie à un passé 6

: LACROIX Sophie (2007), Ce que nous disent les ruines : la fonction critique des ruines, Paris, L’Harmattan

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Vestiges du château d’Aubusson : entre matériel et immatériel (Marion Ville, 2018)

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disparu, à une mémoire mystérieuse. Il y a une idée de fragmentation de la ruine, de sa matière qui a été grignotée par le temps au fil des époques, et c’est de cette absence que naît quelque part une certaine présence. Les traces laissées au sol, les empreintes, les vides comblés parfois par la nature, sont autant d’éléments qui expriment finalement l’identité de la ruine autant que les matériaux et les vestiges qui ont subsisté. Il y a une forme de dialogue qui se crée entre l’absent et le présent, et c’est à travers celui-ci que s’exprime une forme de poésie. La forme incomplète de la ruine, entre disparition et survivance, exacerbe l’imagination, l’idée de création : on ne peut en effet s’empêcher de se représenter, se dessiner, ce à quoi devait ressembler l’édifice, ou simplement ce à quoi on aimerait qu’il s’apparente. C’est ce qui fait la force d’une telle forme : la ruine impose sa présence, sa pérennité, davantage à travers ses parties manquantes que ses parties encore physiquement existantes. Jean Starobinski, dans L’Invention de la liberté, écrit : « La poésie de la ruine est poésie de ce qui a partiellement survécu à la destruction, tout en demeurant immergé dans l’absence »7 ; à travers cette phrase il exprime assez justement l’équilibre qui existe entre la matérialité et l’immatérialité de la ruine. Sa position particulière entre présence et absence permet d’offrir à la ruine un caractère particulièrement sensible, apparaissant comme une rencontre entre un état spirituel, évoqué par la mémoire et le manque de ce qui a disparu, et un état matériel, représenté par les restes physiques qui s’offrent à nos yeux. La ruine s’inscrit finalement dans de multiples paradoxes : entre passé et présent, mémoire et oubli, matériel et immatériel ; c’est ce qui lui donne cet intérêt et cette poésie si particulière et qui exacerbe l’imagination de ceux qui l’observent. Il y a également une singularité dans la manière de lire, d’observer et d’apprécier l’esthétique de la ruine qui nous conduit finalement parfois à préférer son état dégradé à son état original. Cet attrait pour l’érosion, la patine, les marques du temps, a fasciné et continue de fasciner les passionnés, et cet intérêt pour la fragmentation, pour le caractère incomplet de la ruine peut s’expliquer par l’envie de redécouverte de l’édifice, de son histoire, par la volonté de recherches et de réponses ; Quatremère de Quincy disait : « qu’est-ce que l’antique à Rome, sinon un grand livre dont le temps a détruit ou dispersé les pages, et dont les recherches modernes remplissent chaque jour les vides et réparent les lacunes ? »8 ; la forme morcelée de la ruine inspire ainsi recherches et imagination, et chaque époque a apporté sa propre vision.

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: STAROBINSKI Jean (2006), L’Invention de la liberté, Gallimard : QUATREMERE DE QUINCY Antoine Chrysostome (1989), Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (1796), Paris, Macula, p. 100 8

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Vestiges du château d’Aubusson : entre matériel et immatériel (© Marion Ville, 2018)

La Chute de Babylone (Auteur inconnu, Moyen-Age, The Picture Art Collection)

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B) EVOLUTION DE LA VISION DE LA RUINE Cette définition de la ruine, comme équilibre instable, a donc été mise à l’épreuve au cours des siècles, et chaque société se l’est appropriée, présentant une vision, une interprétation différente face à elle, la faisant émerger comme un véritable genre, qui traverse les sociétés, l’histoire, l’architecture et même l’art des jardins. Du Moyen-Age au XVIIe siècle la ruine a émergé comme témoin du passé, son inspiration fluctuant au gré des grands mouvements artistiques et picturaux jalonnant ces siècles, pour atteindre son âge d’or au XVIIIème siècle, où elle devient un objet esthétique à part entière. Le XIXème siècle, avec l’apparition de la photographie et le développement de l’archéologie, marque un véritable tournant dans la vision de la ruine et son interprétation, préfigurant les profonds changements et bouleversements que va apporter le XXème siècle. Du Moyen-Age au XVIIème siècle : la ruine comme marqueur du temps Les premières évocations de ruines sont assez difficiles à dater précisément, dans la mesure où la représentation même de l’état de ruine d’un édifice a beaucoup évolué au cours du temps ; notre façon moderne d’illustrer les vestiges est parfois très éloignée des symboles et images utilisés il y a plusieurs siècles, rendant donc la compréhension de certaines œuvres moins aisée. Ainsi, d’après les recherches actuelles, les ruines semblent être évoquées pour la première fois au Moyen-Age, les manuscrits les représentant évoquant le plus souvent des thèmes religieux. On constate la plupart du temps que les édifices et bâtiments en ruines, ou en état de décrépitude, font l’objet d’une représentation très particulière, assez déroutante : ils sont esquissés sous une forme intacte, sans signes de dommages particuliers, mais ils sont dessinés à l’envers. Cette manière de les dépeindre, comme dans une chute, semble témoigner d’une vision particulière de la ruine : ce renversement indique l’idée que le bâtiment appartient à une époque révolue, il a été renversé, détruit. Ainsi, avec les thèmes récurrents de l’Apocalypse ou de la destruction de Babylone9 qui sont souvent représentés sur des enluminures, on peut observer cette conception des ruines : dans l’exemple de La Chute de Babylone10, on peut voir très clairement l’image de la cité, retournée, toits vers le bas, mais sans aucun dégât apparent, entre des personnages à l’air déconcerté. La ruine apparaît alors presque comme une forme de 9

: Prise et destruction de la cité de Babylone en 689 avant J.C. (cf. Bible : La chute de Babylone (Apocalypse 17.118.24) 10 : XXX, La Chute de Babylone (Moyen-Age), enluminure, The Picture Art Collection

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Le Songe de Poliphile (Francesco Colonna, 1546)

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transition, en flottement, entre deux états. De manière assez juste, on revient finalement à cette idée de paradoxe entre l’absence et la présence de la ruine ; l’intégrité préservée apparaît avec l’image intacte de l’édifice, insinuant qu’il est toujours présent, et qu’il rappelle un passé et une mémoire, et l’idée de destruction, de disparition est signifiée par le retournement du bâtiment. Ainsi, les hommes du Moyen-Age avait déjà perçu toute l’ambiguïté de la ruine, son état transitoire entre passé et présent. A la Renaissance, la redécouverte de l’antiquité, et en particulier des civilisations grecques et romaines, place la ruine au cœur de toutes les représentations, marquant ainsi véritablement le début de son règne. Au XVème siècle, les vestiges émergent donc à la conscience des hommes ; d’abord représentés de manière assez anecdotique, ils deviennent petit à petit des objets historiques et de savoir. La ruine possède en réalité un double enjeu à cette époque. En effet, elle témoigne tout d’abord de la fascination intense qui se développe au Quattrocento pour la culture latine ; entre préoccupations esthétiques et mystère de leur signification, les vestiges tiennent un rôle de premier plan, évoquant avec nostalgie un archaïsme perdu : ainsi, dans le Songe de Poliphile11, écrit en 1447, l’histoire met en scène un personnage traversant des contrées semées d’embuches pour retrouver sa bien-aimée Polia ; les paysages qu’il parcourt sont remplis de monuments et de ruines, attisant sa curiosité et le distrayant de sa quête. A travers l’amoncellement de pierres, de débris qui font apparaitre le mystère et l’attrait des ruines, on comprend la passion pour la culture latine que développent ces dernières chez les humanistes du Quattrocento : d’abord chaotiques les ruines deviennent au fur et à mesure du chemin du héros un objet de véritable curiosité archéologique et symbolique : « Mon plaisir était merveilleux, en regardant ces ruines tant glorieuses, et désirait toujours trouver quelque nouveauté […] »12. L’étude de l’étymologie grecque du nom Polia, nous apprend que le mot signifie « antiquité » ; la recherche de Polia apparaît donc aussi comme une sorte de quête initiatique autour de l’antiquité et des origines, témoignant bien de l’amour des humanistes de cette époque pour la connaissance. Le deuxième enjeu que révèle la ruine à cette période est l’idée qu’elle dévoile des procédés architectoniques qui vont réinspirer les peintres et les architectes de la Renaissance. En effet, les principes de construction de l’antiquité vont influencer par exemple Alberti, qui voyage à Rome pour étudier les ruines et en tirer des observations pour son De re aedificatoria13, ou encore Filippo Brunelleschi et de nombreux peintres, amenant petit à petit à l’invention de la perspective. Le fait de remettre au goût du jour des éléments d’architectures de l’Antiquité, permet de marquer finalement une certaine actualité et permanence de ce modèle ; les ruines

11

: COLONNA Francesco (1546), Le Songe de Poliphile, (éditions de Gilles Polizzi), reprise de l’édition Kerver, Paris, Imprimerie nationale, 1994 12 : Ibid. (note 11) 13 : ALBERTI Léon Battista (1485), De re aedificatoria

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La Chute des GĂŠants, (Giulio Romano, entre 1525 et 1536, Mantoue, Palais du TĂŠ)

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évoquent à la fois une civilisation passée mais inscrivent également les constructions de cette époque dans le présent. La perspective devient d’ailleurs un outil pour exprimer la notion de temps dans les œuvres ; la capacité à pouvoir représenter la profondeur spatiale dans les tableaux permet finalement aussi d’introduire une profondeur temporelle. On peut voir assez bien cette utilisation de la perspective dans le tableau Saint Sébastien d'Aigueperse de Mantegna14 (Annexe 1), dans lequel Sébastien est attaché aux restes d’une colonne corinthienne, qui occupe toute la hauteur du tableau et qui fait ressortir à l’arrière-plan une cité dont les ruines semblent faire le lien avec la colonne, et au premier plan deux personnages apparaissant comme les bourreaux du martyre, repartant. La perspective utilisée dans ce tableau permet de nous faire comprendre que ce qui est représenté comme étant le plus loin dans la toile correspond également avec ce qui est le plus loin dans le temps : elle devient un outil de narration. Le début du XVIème siècle remet en cause les principes classiques et les progrès apportés par la perspective, avec l’apparition d’une nouvelle génération d’artistes, établissant le mouvement du « maniérisme ». Ce style se caractérise par la contorsion des corps, la multiplicité des figures, l’absence de profondeur, des lignes qui serpentent et des couleurs froides. La vision et la représentation des ruines est donc bouleversée : ces dernières sont illustrées au travers de paysages tourmentés, spectaculaires et parfois même dramatiques. Elles apparaissent comme des souvenirs antiques dans des mondes à l’apparence désolée et dévastée, avec des scènes insolites et quelque fois imaginaires : les ruines ne sont plus le support de la réalité, d’études et de recherches architectoniques mais davantage un prétexte pour présenter un paysage général d’abandon ou une illustration étrange et fantastique. Ainsi, dans le tableau Paysage avec ruines antiques d’Herman Posthumus15 (Annexe 2), on se retrouve dans une scène étonnante présentant un champ de ruines, que des personnages lilliputiens semblent explorer ; vestiges et fragments d’objets, de sculptures, de colonnes s’amoncellent de toute part, et si certains monuments sont réels et reconnaissables, comme les restes de la rotonde du mausolée de Constance, d’autres sont totalement inventés. Ainsi, ce paysage imaginaire mélange vrai et faux et joue avec l’accumulation de ruines. La ruine apparait également comme un moyen de se saisir d’un moment, d’un changement d’une transformation, en la mettant en scène dans des mondes éphémères et instables. La Chute des Géants, de Giulio Romano16, s’empare justement du moment de destruction, en figurant des colosses subissant la colère de Jupiter qui frappe les murs et les colonnes du temple qui s’effondre ; la peinture, à travers sa monumentalité et son 14

: MANTEGNA Andrea, Saint Sébastien d'Aigueperse (1480), toile, 255 × 140 cm, Paris, musée du Louvre : POSTHUMUS Herman, Paysage avec ruines antiques (1536), huile sur toile 96 x 141,5 cm, Collection de la famille princière du Liechtenstein, Vaduz, Liechtenstein 16 : ROMANO Giulio, La Chute des Géants, (entre 1525 et 1536), fresque, Mantoue, Palais du Té, Salon des Géants 15

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Paysage montagneux avec Saint JĂŠrĂ´me (Paul Bril, 1592, Cabinet royal de peintures (Mauritshuis), La Haye)

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réalisme, apparaît comme un véritable trompe-l’œil puisque la salle elle-même semble s’effondrer, provoquant un effet assez stupéfiant. La vision de la ruine comme objet de connaissance du passé et comme moyen de se projeter dans le futur, établit au Quattrocento, est totalement balayée dans cette œuvre : on ne s’intéresse plus au temps qui s’écoule et s’étire entre passé, présent et futur, mais on s’attache désormais à l’instabilité de la matière et aux métamorphoses des formes énigmatiques qui se cachent dans les vestiges. La ruine devient un objet d’interrogations métaphysiques sur les transformations apportées par le temps et les éléments. Au XVIIème siècle, la ruine s’accompagne d’un retour au classicisme, influencé par des notes baroques, renversant ainsi le courant maniériste. La vision des ruines de villes grandioses laisse la place à des cités paisibles, plongées dans une atmosphère bucolique voire mélancolique. Les vestiges représentés sont toujours témoins d’une temporalité, mais cette fois celle-ci est comme suspendue, avec une certaine idée d’éternité. Ainsi, Paul Bril, peintre de fresques spécialiste du paysage, avec son tableau Paysage montagneux avec Saint Jérôme17, nous laisse à voir des ruines d’inspiration romaine, noyées dans un paysage pastoral où ressortent solitude et profondeur sous une lumière tamisée. Le regard porté sur les vestiges y exprime une certaine poésie de l’abandon, un retour à l’oubli et à la terre. Chez Poussin, les ruines sont davantage des formes abstraites, elles expriment une essence et non plus seulement une mémoire ; le peintre, dans leur dessin, ne cherche d’ailleurs pas à les représenter dans la réalité mais vise plutôt un idéal, en recomposant le paysage et la nature pour créer une harmonie, en utilisant la géométrie et un décor intemporel. Selon lui, il faut « trouver par les ruines de l’art, fûts de colonnes renversées, piédestaux, dalles et blocs façonnés, l’architecture du monde visible, la nature architecte »18 : la ruine est donc le support de l’architecture à venir. L’idée d’équilibre du paysage idéal se retrouve également chez Claude Gellée, dit Le Lorrain, dont la liberté d’agencement du paysage finit par aboutir sur un nouveau genre : le « capriccio » juxtaposant et superposant ruines, motifs ornementaux et éléments hétérogènes dans des paysage fantasques et des villes improbables. Le mouvement artistique des bamboccianti19 sort des scènes champêtres et bibliques pour faire de la ruine le cadre d’une réalité plus sociale et triviale : Pieter van Laer, par exemple, s’attache à représenter des scènes de la vie quotidienne et populaire ; à travers l’animation d’un marché ou le bivouaque d’un groupe de Tziganes, il montre les conditions de vie des populations pauvres avec un certain sentiment d’empathie. La ruine

17

: BRIL Paul, Paysage montagneux avec Saint Jérôme (1592), peinture à l'huile – bois, 25,7 x 32,8 cm, Cabinet royal de peintures (Mauritshuis), La Haye. 18 : MARIN Louis (1995), Sublime Poussin, Paris, Seuil, p.154 19 : terme tiré du surnom « bamboccio » (« pantin ») donné au chef de fil de ce mouvement, Pieter van Laer, qui avait une taille difforme

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Cimetière juif (Jacob Van Ruisdael, 1655, Institut des Arts de Détroit, Détroit)

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apparaît alors comme un lieu de refuge, un abri naturel aussi simple que ceux qui l’habitent. Jacob van Ruisdael, pionnier avec le Lorrain de la peinture de paysage, nous donne à voir avec son étonnant Cimetière juif20, un lieu étonnant mêlant mort et résurrection, en associant ruines et tombeaux dans une même scène, donnant aux vestiges une atmosphère préromantique. Après le Moyen-Age et sa représentation particulière des ruines retournées, ces dernières, par l’attrait de leur forme et leur caractère mystique permettent à la Renaissance la redécouverte de l’antiquité, et amène à la création de la notion de perspective. Il se développe une vision d’espaces et de bâtiments qui s’inscrivent dans le passé, le présent et le futur, avec un véritable changement de regard sur le temps. La fonction des ruines est aussi bien esthétique que pratique : leur connaissance concrète permet d’approfondir les connaissances des architectes, comme en témoigne le biographe de Brunelleschi, Manetti, qui montre cette soif d’apprentissage et de curiosité : « En maints endroits, ils faisaient creuser pour voir l’articulation des parties d’un édifice et leurs caractères »21. Si le XVIème siècle et sa vision maniériste pose ensuite la ruine en tant que témoin d’un instant, d’une métamorphose soudaine, le XVIIème siècle la montre au contraire comme un élément hors du temps, paisible et pérenne, présentant une certaine atmosphère préromantique, annonçant la vision des artistes du XVIIIe siècle. Le XVIIIème siècle : L’âge d’or de la ruine Le XVIIIème siècle, siècle des Lumières, marque un tournant assez important dans la vision de la ruine. En effet, celle-ci sort de sa fonction unique de témoin du temps et de mémoire du passé pour acquérir un véritable statut d’objet esthétique. Elle est un objet de poésie, et va même plus loin, comme en atteste la définition de l’Encyclopédie en 1765 : « […] « Ruine » ne se dit que des palais, des tombeaux somptueux ou des monuments publics. On ne diroit point « « ruine » en parlant d’une maison particulière de paysans ou bourgeois : on diroit alors « bâtiments ruinés » »22 : elle touche le sublime, et met de côté les simples vestiges qui ne possèdent pas les qualités esthétiques suffisantes exigées par cette époque. Ce goût particulier de la ruine, avec cette recherche de l’esthétisme du sublime, ne s’appuie pas sur l’idée du « beau » comme on pourrait l’entendre, elle s’écarte au 20

: VAN RUISDAEL Jacob, Cimetière juif, (1655), huile sur toile, 142,2 x 189,2 cm, Institut des Arts de Détroit, Détroit 21 : MANETTI Antonio et VASARI Georgio (1985), Filippo Brunelleschi 1377-1446, sa vie son œuvre, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts 22 : DIDEROT Denis, D’ALEMBERT Jean Le Rond (1765), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris

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Le Pont Saint-Ange et le Mausolée d’Hadrien (Giovanni Battista Piranèse, XVIIIème s.)

Prisons imaginaires (Giovanni Battista Piranèse,1750)

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contraire de l’équilibre et de l’harmonie du classicisme pour y opposer les passions de l’infini, l’excès, l’insaisissable. La ruine s’inscrit toujours dans la nature, mais celle-ci devient spectaculaire et effrayante ; désormais, on préfère « le spectacle d’un naufrage ou d’un incendie d’un Joseph Vernet à l’Arcadie pastorale de Poussin ou du Lorrain »23. Ainsi, dans Ruines au bord de la mer ; effet d’orage24 (Annexe 3), le peintre Leonardo Coccorante représente un paysage de mer tourmentée se mêlant aux rochers ou des ruines d’un portique se détachent, dans une certaine atmosphère de catastrophe. Cette notion de désastre, de cataclysme est introduite à la suite d’un évènement qui marque fortement les esprits à cette époque : le tremblement de terre qui ravage Lisbonne le 1er novembre 1755, et qui fait plus de trente mille morts. Cette tragédie va ressortir dans la représentation des ruines en faisant émerger la notion de catastrophe ; cependant les œuvres ne présentent pas vraiment de caractère réaliste, mais davantage une idée d’imaginaire, comme pour montrer l’incompréhension et l’impuissance de l’Homme face à la nature. On peut analyser ainsi la dialectique des ruines : « d’un côté, la volonté humaine érige l’édifice selon un principe de verticalité ; d’un autre, le travail de la nature tend à son érosion et à son aplanissement. »25 Dans ce contexte, deux figures importantes vont s’imposer dans la représentation de la ruine : Piranèse et Hubert Robert. Giovanni Battista Piranèse, est un des maîtres dans la représentation des ruines dans le sublime. Ses gravures sur Rome et ses vestiges, montrent la gloire et le prestige de la ville, en affirmant la supériorité du modèle romain sur le modèle grec ; elles montrent les antiquités romaines non plus comme un vestige du passé mais comme de fabuleuses architectures à réinventer : les ruines sont un recueil de formes et d’imbrications d’éléments constructifs, tels que des thermes, des contreforts, des aqueducs, qui nourrit l’imagination et la créativité des architectes. Ainsi, dans son œuvre Le Pont Saint-Ange et le Mausolée d’Hadrien26, Piranèse dévoile à la fois la robustesse et la puissance du monument, et la précision de ses détails ; ces ruines sont régies par des lois de constructions, et c’est naturellement qu’il accompagne souvent ses planches de notices indiquant les habilités et les précautions des romains. Piranèse marque également le siècle avec ses Prisons imaginaires27, publiées en 1750, dans lesquels il met en scène des ruines s’inspirant de l’architecture antique, composant des lieux étranges et fantastiques où les espaces s’imbriquent dans des effets de perspective ambiguës. Les édifices sont modulés et témoignent de situations impossibles et complexes avec des anomalies spatiales. Il montre également les méthodes d’appareillage avec l’illustration de chaînes et de roues ; le but de ses gravures est de signifier la masse, le volume des constructions 23

: MAKARIUS Michel (2004), Ruines, Flammarion : COCCORANTE Leonardo, Ruines au bord de la mer ; effet d’orage (1738), huile sur toile, 63 x 103 cm, Musée de Grenoble 25 : MAKARIUS Michel, op. cit. (note 23) 26 : PIRANESE Giovanni Battista, Le Pont Saint-Ange et le Mausolée d’Hadrien (XVIIIème siècle), gravure 27 : PIRANESE Giovanni Battista, Prisons imaginaires (1750), gravure 24

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Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine (Hubert Robert, 1796, Musée du Louvre, Paris)

La Bastille dans les premiers jours de sa démolition (Hubert Robert, 1789, Musée Carnavalet, Paris)

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romaines, en montrant les efforts de construction et en s’intéressant à la structure, à l’ancrage dans le sol des bâtiments. Ainsi, c’est la première fois que l’on a un véritable regard d’architecte sur la ruine, mesurant, analysant et décortiquant les édifices ; Piranèse ne voit plus les vestiges comme des décors, comme c’était le cas chez ses prédécesseurs, mais comme une architecture à réinventer, à imaginer. Hubert Robert, peintre français, présente une vision assez opposée des ruines : il n’est pas dans la masse et le détail, comme Piranèse, mais au contraire dans une certaine légèreté et insouciance ; celui qu’on qualifie de « peintre ruiniste » illustre les vestiges dans des paysages plutôt sereins. Mais l’originalité de ses œuvres est d’imaginer des édifices de son présent en bon état de conservation dans leur futur, sous la forme de ruines : ainsi, avec son œuvre Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine28, réalisée en 1796, il nous fait découvrir la Grande Galerie du Louvre telle qu’il l’imagine en ruines, où un ciel ouvert a remplacé le plafond et la lumière artificielle et où les tableaux ont disparu, laissant place à des murs abimés qui encadrent un sol jonché de vestiges de sculptures. Ces scènes permettent de donner une certaine dignité historique aux ruines, tout en inversant le processus de temporalité qu’elles représentaient jusque-là : elles n’illustrent plus ce qui a été mais ce qui sera, apparaissant finalement comme des « ruines anticipées »29, regard précurseur de notre société contemporaine. Hubert Robert s’intéresse également à son présent et aux évènements qui bouleversent sa société : ainsi, la Révolution de 1789, et les destructions qu’elle entraine, lui offre un sujet idéal pour ses œuvres, comme on peut le voir dans La Bastille dans les premiers jours de sa démolition30, où il exprime son soutien au nouveau régime. La ruine commence à devenir un support et un prétexte pour des revendications politiques, comme avec le récit de Louis Sébastien Mercier, L’An 2440, Rêve s’il n’en fût jamais31, publié en 1771, qui se clôt sur la description imaginaire d’un palais dévasté, métaphore et symbole du pouvoir déchu de l’absolutisme. Diderot de son côté, défend une vision poétique de la ruine, comme moyen de médiation sur la condition humaine, le temps et le monde. Le XVIIIème siècle voit également apparaître une nouvelle mode : celle des fausses ruines, qui commencent à parsemer les jardins paysagers de l’époque. Ces monuments factices, appelés « fabriques », ont des allures antiques ou exotiques et apporte un effet pittoresque aux parcs. Ces œuvres sont souvent inspirées des peintres comme Poussin ou Le Lorrain, et visent à apporter un caractère imaginaire, poétique et rêveur aux jardins, 28

: ROBERT Hubert, Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine (1796), huile sur toile, 114 x 146 cm, Musée du Louvre, Paris 29 : METKEN Günter (1978), « Les ruines anticipées », dans Anne et Patrick Poirier, Domus Aurea, Fascination des ruines, Centre Pompidou 30 : ROBERT Hubert, La Bastille dans les premiers jours de sa démolition (1789), huile sur toile, 77 x 114 cm, Musée Carnavalet, Paris 31 : MERCIER Louis Sébastien (1771), L’An 2440, Rêve s’il n’en fût jamais, Londres

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Temple de la philosophie à Ermenonville ; Fabrique datant du XVIIIème siècle (Parisette, 2006)

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les ruines évoquant une profondeur et un mystère dans idée de lieu d’abandon. Ainsi, tourelles, temples, colonnes, tombeaux en ruines remplissent peu à peu les paysages, le plus souvent dans un style gothique en Angleterre, et gréco-latin voire Egyptien en France et en Allemagne. Un des premiers à proposer ces imitations de ruines est le peintre paysagiste anglais Batty Langley, en 1728, et rapidement il inspire de nombreux artistes. Ainsi, Le Bernin réalise un pont qui semble sur le point de s’écrouler, pour les jardins du palais Barberini, tandis que le Duc de Cumberland préfère récupérer des ruines authentiques pour les modifier ensuite et les installer dans le parc de Windsor, en 1746. Ces fabriques posent la question de leur légitimité, dans la mesure où les ruines sont sensées être des témoins du passé, d’une mémoire authentique, alors qu’ici elles prennent finalement la forme d’objet conceptuel, sans vraiment avoir de signification profonde. On dit souvent que le XVIIIème siècle a inventé les ruines : la société du siècle des Lumières fait évoluer la vision de la ruine, en lui apportant un véritable caractère esthétique, et en la portant aux nues comme objet de poésie et de sublime ; elle apparaît ainsi comme la figure d’un « territoire en friche d’où l’histoire s’est désormais retirée »32. Elle devient également enfin un véritable objet d’architecture et de composition du paysage, que cela soit dans les gravures de Piranèse ou dans les constructions factices des fabriques de jardins, qui la font devenir pour la première fois une réalité architecturale : la ruine n’est plus un motif mais davantage une typologie. Mais si la ruine perd un peu de sa capacité à évoquer l’histoire passée, elle illustre en revanche parfois le futur, avec les vues imaginaires du peintre Hubert Robert, et se fait miroir des évènements du présent, qu’ils soient politiques, naturels ou autres, commençant à inscrire la ruine dans une certaine contemporanéité.

Le XIXème siècle : l’archéologie et la photographie comme catalyseur L’arrivée du XIXème siècle voit apparaitre un changement radical dans l’intérêt de la ruine, puisque l’on s’intéresse désormais davantage aux vestiges du Moyen-Age gothique qu’aux antiquités grecques et romaines. Ainsi, les restes de cathédrales et de châteaux forts deviennent les sujets privilégiés des peintres du mouvement romantique qui émerge petit à petit. La naissance et la pratique de plus en plus passionnée de l’archéologie et de la photographie offrent également un nouvel apport et de nouveaux outils dans la compréhension de la ruine et dans l’exploitation de celle-ci.

32

: MAKARIUS Michel, op. cit. (note 23)

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Old Sarum (John Constable, 1834, Musée Victoria et Albert, Londres)

Cathédrale gothique au bord de l’eau (Karl Friedrich Schinkel, 1823, Nationalgalerie, Berlin)

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L’époque marque donc un tournant tout d’abord dans la peinture : les peintres romantiques laissent de côté les antiquités gréco-romaines pour se tourner vers les ruines gothiques. La culture médiévale apparaît au cœur des préoccupations, avec l’idée d’esprit de chevalerie et d’un intense sentiment religieux chrétien. La notion de transcendance émerge alors, faisant du mouvement romantique un art de l’émotion de la religion. Les artistes s’attachent en particulier à représenter des points de vue en surplomb ou l’horizon se dégage et semble se prolonger à l’infini, procurant un sentiment de frisson et de fantastique. Ils trouvent également dans l’illustration des thèmes de montagnes, un moyen de confronter la ruine à la géologie, à la terre et à la nature : la forme chaotique des montagnes éveille en eux l’idée de la ruine, comme la ruine elle-même évoque l’idée d’une composition géologique. La volonté de voir dans les vestiges un produit de la nature et cette dernière comme une forme de ruine, permet aux romantiques d’imaginer le paysage comme une œuvre totalement humaine ; dans cette attitude, il y a également l’esprit de reconstruction, de transformation du chaos, en un état plus organisé, une idée de transposer la nature dans l’architecture. Ainsi, dans le tableau Old Sarum33 de John Constable, les ruines se mélangent au paysage, entre terre et ciel, comme pour marquer leur dissolution dans le cycle naturel du temps et de la nature. La ruine apparaît dans une atmosphère énigmatique, avec un certain sentiment d’irréel. Elle amène également à une réflexion philosophique, sur le monde, ses espaces infinis, et notre propre condition humaine, comme dans le tableau de Karl Friedrich Schinkel Cathédrale gothique au bord de l’eau34, où les ruines immenses nous renvoient à la petitesse de notre existence. Les références à la géologie, à la nature, et à la question du devenir des ruines reflètent la croyance des romantiques en une dimension cosmique et l’intervention de Dieu, mettant en avant encore une fois leur ferveur religieuse, et la recherche permanente de l’origine, des formes premières, marque un goût pour l’archaïsme, qui apparait comme essence mais aussi comme support de création. La ruine au XIXème siècle sort également du contexte de l’art pictural pour devenir plus réelle, plus palpable, notamment avec l’arrivée d’activités qui vont révolutionner sa vision et son statut. Ainsi, les fouilles archéologiques, notamment celles de Pompéi et Herculanum, et les découvertes qui en découlent vont participer à développer un nouveau rapport à la ruine. Dès la Renaissance, des rumeurs courent sur l’existence de sites ensevelis près du Vésuve, mais il faut attendre le XVIIIème siècle pour que les fouilles débutent. Au début du XIXème siècle les chantiers prennent de l’ampleur et de véritables trésors émergent. La mise au jour de telles ruines fascine et intrigue les hommes, tant par les connaissances scientifiques qu’elles apportent que par l’atmosphère de proximité de la catastrophe qui 33

: CONSTABLE John, Old Sarum (1834), aquarelle, 30 x 48,7 cm, Musée Victoria et Albert, Londres : SCHINKEL Karl Friedrich, Cathédrale gothique au bord de l’eau (1823), huile sur toile, 80 x 106 cm, Nationalgalerie, Berlin 34

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Maxime Du Camp et Gustave Flaubert à Abou Simbel (extrait d’un des albums du voyage des écrivains Maxime Du Camp et Gustave Flaubert en Egypte, 1849)

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émane des corps et des bâtiments si bien conservés. Ce n’est plus l’histoire à proprement parler de l’architecture qui ressort mais davantage la mémoire de la vie de la cité qui a été cristallisée dans la cendre et la lave. Ces fouilles permettent une redécouverte de la civilisation romaine, qui remet au goût du jour l’intérêt pour l’Antiquité, impulsant ainsi les débuts du mouvement néo-classique. Cependant, la mise à nu de tels sites pose rapidement des questions quant à la préservation des ruines : parfois découpées, fragmentées pour être emportées ailleurs, ou laissées à l’abandon sans protection, elles se retrouvent rapidement en péril ; le contact soudain avec l’air après des milliers d’années d’enfouissement n’arrange pas les choses, et rapidement de nombreuses destructions au niveau des charpentes et des fresques sont à déplorer. Les fouilles archéologiques vont donc être un des éléments déclencheurs de la prise de conscience de l’intérêt d’une protection des vestiges, problématique que nous aborderons un peu plus loin. L’augmentation des missions archéologiques, avec notamment l’attrait grandissant pour l’Orient et son exotisme - comme en témoigne l’expédition en Egypte de Napoléon Bonaparte en 1798 qui consacre le goût particulier de la France pour ce pays – va s’accompagner d’un développement de nouvelles techniques. Une en particulier va révolutionner le regard porté sur les ruines : la photographie. Celle-ci permet désormais de capturer les vestiges dans une image éternelle, parfaitement fidèle et réaliste ; ils ne sont plus dessinés, interprétés par l’artiste qui les dépeint mais apparaissent pour la première fois dans un point de vue véritablement objectif. Les reportages photographiques voient le jour, avec des photographes comme Maxime Du Camp, Auguste Bartholdi ou Louis de Clercq, et permettent d’obtenir des images fascinantes et émouvantes, et de faire voyager celui qui les observe. Les premiers appareils photographiques nécessitent un temps de pose assez long, ce qui permet finalement de rendre encore plus palpables les ruines anciennes et éternelles de l’Egypte entre autres, puisque sur la plaque c’est le temps qui se dépose en même temps que l’image des monuments. La photographie devient aussi le support d’une documentation et d’un début de préservation des ruines des monuments, comme l’illustre la Mission héliographique, mise en place en 1851 et ayant pour but d’envoyer des photographes fixer les monuments en péril du patrimoine français. « Qu’elles sauvent de l’oubli les ruines pendantes »35 encourage Baudelaire en parlant ainsi de ces images, pointant du doigt la véritable portée documentaire qu’une telle technique peut offrir. Cependant, si la photographie possède de nombreux avantages, elle présente aussi des inconvénients, qui vont nuire à l’image de la ruine : en effet, elle offre finalement souvent un point de vue trop objectif des vestiges visés, avec un cadrage centré, presque mécanique, n’offrant qu’un angle précis et particulier de l’édifice ; de plus, la frontalité 35

: BAUDELAIRE Charles (1868), Curiosités esthétiques, M. Lévy frères, Paris

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Maison Carrée de Nîmes (Edouard Denis Baldus, 1853)

Château de Chenonceau (Gustave Le Gray, 1851)

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et la distance apportées rendent finalement une composition assez fade, qui perd de son charme et de sa poésie. De plus, avec l’explosion et la démocratisation de la photographie et des voyages, les ruines finalement deviennent plus communes, car plus accessibles, et perdent ainsi un peu de leur âme. En finalité la photographie désacralise la ruine. Cette dernière devient même une sorte d’attraction économique, et l’on commence à concevoir la possibilité d’un processus de marchandisation : elle peut devenir un atout économique qui rapporte… Pour finir, le XIXème siècle, qui connaît les retombées de la Révolution française de 1789, voit émerger la réalité patrimoniale des ruines. Le contexte particulier de cette époque fait éclore un sentiment national d’intérêt pour les biens patrimoniaux du pays, après les affres des destructions toujours plus nombreuses de la Révolution ; cependant, il apparaît rapidement que les mesures ayant été prises pour la conservation ou la protection de certains vestiges sont déplorables, causant parfois plus de dégâts qu’à l’origine. Les musées quant à eux présentent bien souvent une accumulation d’éléments, de fragments disparates d’édifices jugés important ; ainsi, le déplacement des œuvres et leur démantèlement les arrachent à leur milieu original, et la muséification qui en découle altère l’âme des ruines. La question du devenir des ruines devient alors un enjeu primordial : il ne suffit plus de les peindre, les décrire, les reproduire, il faut à présent décider de leur statut et de comment les préserver et les présenter. On s’intéresse alors à la sauvegarde du patrimoine et l’idée de monument historique émerge peu à peu, ainsi en 1830, le poste d’inspecteur général des monuments historiques de la France est créé, faisant enfin des monuments une véritable affaire politique. L’écrivain Prosper Mérimée va occuper ce poste de 1834 à 1860, et proposer de répertorier et d’inventorier le patrimoine français. Comme nous l’avons vu précédemment, la Mission héliographique va participer à ce recensement, en utilisant la technique novatrice de la photographie : cinq photographes, Henri Le Secq, Gustave Le Gray, Auguste Mestral, Edouard Baldus et Hippolyte Bayard vont donc parcourir le pays et rapporter des images des édifices choisis. Cette nouvelle préoccupation du patrimoine est fortement soutenue par les écrivains romantiques tels que Charles Nodier et Victor Hugo ; ce dernier, selon ses propres mots, souhaite que l’on arrête « le marteau qui mutile la face du pays »36. Quant à l’interrogation sur l’attitude à adopter face aux vestiges des monuments, elle est sujet à controverse : faut-il restaurer, protéger, conserver ? D’un côté certains, comme Viollet-le-Duc, soutiennent qu’il faut non seulement restaurer les édifices, mais surtout tâcher de les reconstituer dans leur chronologie historique, de manière que l’on puisse saisir ce que chaque époque a apporté, en les rétablissant « dans un état complet qui

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: HUGO Victor (1832), "Guerre aux démolisseurs", Revue des deux mondes

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CitĂŠ de Carcassonne restaurĂŠe par Viollet-le-Duc, porte Narbonnaise (Julles Tillet, 1906)

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peut n’avoir jamais exister à un moment donné »37 ; la restauration doit viser un idéal et s’appuyer sur les nouvelles connaissances, les nouvelles techniques et la rationalité constructive. Viollet-le-Duc réalise ainsi de nombreuses interventions, comme à Carcassonne par exemple, où l’on peut constater que les parties restaurées contrastes fortement avec celles encore dans leur état d’origine ; de nombreuses personnes n’apprécie pas ses réalisations et ses méthodes et il subit de violentes critiques, comme celle de Marcel Proust : « c’est malheureux que Viollet-le-Duc ait abîmé la France en restaurant avec science, mais sans flamme, tant d’églises dont les ruines seraient plus touchantes que leur rafistolage avec des pierres neuves qui ne nous parlent pas et des moulages qui sont identiques à l’original et n’en n’ont rien gardé. »38 Ce dernier est un fervent défenseur et admirateur de John Ruskin, qui prône une attitude aux antipodes de celle de Viollet-le-Duc, puisque selon lui, il faut s’attacher absolument au passé des ruines, être fidèle à leur état actuel et aux dommages que le temps et les évènements leur a infligé : il prône donc un abstentionnisme total d’intervention, assurer que la restauration est un mensonge et qu’elle dénature le bâtiment. Le XIXème siècle voit donc la ruine sous l’œil des romantiques d’une part, qui la dépeignent dans des paysages chaotiques et fantastiques, en faisant un véritable objet de transcendance et de philosophie, reflétant notre propre existence. La montée en puissance de l’archéologie et l’invention de la photographie marquent un véritable virage dans la vision de celle-ci, la rendant plus accessible, plus palpable, mais par conséquent plus familière et plus fragile, pointant ainsi du doigt la question de sa conservation et de sa présentation. Elle devient donc une véritable affaire nationale et politique, et l’on commence à prendre conscience de l’importance du patrimoine et de sa sauvegarde, enjeu qui va prendre de plus en plus d’ampleur avec l’arrivée du XXème siècle et de ses conflits.

C) EMERGENCE D’UN NOUVEAU REGARD AU XXEME SIECLE A la fin du XIXème siècle, la ruine commence à acquérir une nouvelle dimension : plus réelle, plus concrète, elle se dévoile désormais à l’ensemble de la population, n’étant plus seulement un objet de fantaisie et de réflexion réservé à une élite artistique et philosophique. Le contexte particulier du XXème siècle, avec ses guerres, ses transitions, ses évènements traumatisants, change alors totalement son identité, la faisant devenir un élément de

37

: VIOLLET-LE-DUC Eugène (1854), Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle, Bance et Morel, t. 8, chap. Restauration, p. 14 38 : PROUST Marcel, « Lettre à Mme Strauss », cité par Jean-Michel Leniaud dans Les Archipels du passé (2002), Fayard, Paris

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Cathédrale d'Amiens, intérieur, vitrail déposé et protection avec des sacs de sable (Ministère de la Culture - Médiathèque du Patrimoine, 1939)

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fragilité et de désolation, et posant la question de sa relation aux Hommes. D’objet un peu abstrait, témoin d’un passé ou d’une époque lointaine, la ruine devient une composante du quotidien, un reflet du présent, s’inscrivant petit à petit dans une contemporanéité, transformant irrémédiablement la vision qu’on lui porte et la valeur qu’elle représente. Les artistes vont voir en elle un élément d’expérimentation et un véritable marqueur d’une société tourmentée et traumatisée. Le traumatisme des guerres Conflits, destructions et transformations sont les jalons du XXème siècle. Les deux guerres mondiales soumettent les ruines à rude épreuve, les mettant face à des situations et des technologies sans précédent, les exposant à de nouveaux problèmes quant à leur protection. Les esprits également se trouvent marqués par les évènements, amenant petit à petit un nouveau regard sur la ruine, empreint des traumatismes de la guerre. La première guerre mondiale (1914-1918) et la deuxième (1939-1945) soumettent les pays et leurs ruines à des dégradations extrêmement importantes. Les mesures mises en place au siècle précédant et visant à recenser et protéger les vestiges et monuments du patrimoine se retrouvent en péril : le temps et les soulèvements du peuple ne sont plus les seuls ennemis, les dégâts massifs des bombardements et des tirs sont désormais un sujet de préoccupations majeures. Ainsi, de nouvelles précautions sont instaurées, pour tenter de préserver au mieux les édifices des armes toujours plus puissantes des conflits. De ce fait, dès 1914, le ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, met en place des dispositions visant à garantir la protection de certains édifices situés dans des lieux proches des zones de combats. Les monuments historiques et les édifices d’importance nationale comme les cathédrales sont visés ; les œuvres déplaçables sont alors déménagées temporairement dans des lieux moins risqués, et des sacs de sable et de terre sont disposés aux endroits les plus fragiles. D’autres moyens, comme la dépose de vitraux et l’installation de pompes à eaux sont parfois aussi employés, comme pour la cathédrale d’Amiens. Enfin, les musées voient leurs collections également transférées, fragmentant encore un peu plus certains éléments qui avaient déjà été arrachés à leur lieu d’origine. Cependant, ces mesures de protection restent assez isolées et restrictives, localisées plutôt dans les grandes villes comme Paris, et ne concernent souvent que des monuments patrimoniaux jugés primordiaux, laissant de nombreuses ruines à leur triste sort. Mais la préservation des vestiges anciens n’est plus le seul souci ; en effet, à la fin des guerres, une nouvelle problématique se manifeste : celle de l’apparition de nouvelles ruines, crées par les dommages liés aux conflits. Se pose alors la question de leur devenir : comment réagir face à celles-ci, alors qu’elles ne témoignent pas d’un passé historique que l’on souhaite préserver, mais d’évènements tragiques encore frais, qui ont 52


CathÊdrale de Reims après incendie pendant la guerre (Archives ville de Reims, 1914)

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bouleversé le monde entier ? Ce patrimoine « ruiné » se voit rapidement offrir un objectif pédagogique : le fait de préserver les traces de la guerre sur les bâtiments mutilés devient un moyen de se rappeler de ces épisodes douloureux et d’avertir les générations futures. La ruine développe alors une nouvelle valeur : celle de la souffrance et du devoir de mémoire, qui lui confère un véritable pouvoir symbolique. De plus, outre le rapport direct des dégâts de la guerre à la ruine elle-même, on s’aperçoit que les mentalités des hommes se retrouvent aussi touchées ; face à ces catastrophes, ils développent une volonté et une nécessité de transmettre, afin qu’à l’avenir de tels évènements ne se reproduisent jamais. Ainsi, les stigmates des ruines de guerre deviennent un moyen de mise en garde et l’on se refuse à effectuer des restaurations sur un certains nombre d’édifices, comme l’exprime par exemple assez clairement l’architecte Auguste Perret, vis-à-vis de la cathédrale de Reims : « La cathédrale mutilée devrait être conservée dans l’état où nous l’avons vue au lendemain de la guerre. […] Ce que la cathédrale de Reims a perdu de sa beauté (dans le détail), elle l’a regagné largement en pathétique. En un mot, il ne faut pas supprimer les ruines, il faut les entretenir et construire à côté. […] Il ne fallait pas effacer les traces de la guerre, le souvenir ne s’efface que trop »39. Le message est donc évident et son idée de projet le confirme rapidement : il faut protéger l’édifice avec une couverture de béton, tout en laissant apparaître les traces de la guerre ; cette intervention, jamais réalisée, marque cependant nettement l’intention nouvelle de commémoration des ruines par la conservation de leurs stigmates. Ainsi, la ruine glisse progressivement du plan esthétique au plan politique ; on se rend compte de son impact, de sa signification réelle par rapport à la société et aux Hommes. Elle sort de son rôle de témoin du passé pour devenir finalement témoin du présent : elle s’inscrit désormais dans une certaine contemporanéité.

Les ruines dans la contemporanéité Les ruines laissées par les guerres ne témoignent donc plus d’un passé lointain mais de traumatismes proches ; on ne s’intéresse donc plus seulement aux monuments euxmêmes mais au rapport et à l’impact de tels dégâts sur les mentalités et la société. La ruine s’est rapprochée finalement de son époque : les populations s’aperçoivent qu’elle fait partie de leur propre histoire, de leur quotidien, ce qui la rend davantage familière, même si elle témoigne de certaines horreurs. Les artistes ne cherchent plus à la décrire, ou à l’interpréter, ils l’utilisent directement comme matière première dans leurs œuvres. La ruine est devenue un élément du présent ; elle est contemporaine de son époque.

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: LEMPEREUR H. (sous la direction de J-L. Cohen) (2002), Encyclopédie Perret, Editions du Patrimoine, Paris, p. 134

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Intervention dans les ruines de la ville, Long Island City, New-York (Charles Simonds,1975)

Gordon Matta-Clark et Gerry Hovagimyan travaillant Ă Conical Intersect (Harry Gruyaert,1975)

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Devenue objet du présent, la ruine n’évoque plus seulement un idéal fantastique ou des sens cachés, mais les souffrances et le présent d’un peuple : objet de pathétisme, elle ne révèle plus la grandeur d’une époque révolue comme les vestiges des monuments de l’Antiquité gréco-romaine ou le combat d’un peuple pour sa liberté comme les ruines de la prison de la Bastille, mais l’image et le souvenir bien moins grandiose des horreurs et des pertes subies par l’humanité. La mémoire n’est plus seulement architecturale, elle est humaine. Plusieurs artistes voient dans ces nouvelles ruines des moyens d’expression nouveaux : utilisées dans les œuvres, les ruines deviennent le terrain de jeu pour des créations qui jouent avec la ville, l’environnement, et répond au quotidien et à la vie des passants. Elles ne sont pas encore véritablement un moyen de revendication, comme ce sera le cas plus tard, avec l’arrivée du XXIème siècle, mais davantage un moyen de communication, de constatation. Ainsi, Charles Simonds, artiste américain, développe les débuts de l’art de rue, en fabricant de petits éléments, sous la forme de minuscules constructions en briques d’argile, qu’il vient intégrer, parfois cacher, dans les anfractuosités des ruines de la ville de New-York : dans un mur lézardé, sur la menuiserie d’une fenêtre, il joue avec les cicatrices de l’architecture. Ces petites sculptures, fragiles et éphémères, s’opposent et contrastent avec l’immensité de la ville. Elles apparaissent comme des composantes d’un véritable univers imaginaire, utopique, qui répond aux ruines réelles et à la misère des habitants de ces rues pauvres : elles leur font voir qu’un autre monde est possible en tentant de leur faire oublier leur quotidien difficile. Par cette intervention, la ruine apparaît comme un élément de reconstruction, comme un nouveau départ, illustrant un monde qui pourrait s’appuyer sur les vestiges et les stigmates de la guerre. Gordon Matta-Clark, architecte et artiste américain, présente également une certaine préoccupation sociale dans ces œuvres. A la différence de Charles Simonds, il répond au monumentalisme de la ville par des œuvres tout aussi importantes : par ses interventions, il donne aux ruines une échelle territoriale et cherche par ce procédé à transformer notre vision de la ville et de l’architecture. Les vestiges qu’il prend pour cible ne sont pas choisis au hasard : il s’agit le plus souvent d’édifices voués à être démolis, ou déjà en cours de destruction, ce qui permet de donner une dimension éphémère à son œuvre. Ainsi, si l’on prend l’exemple de Conical Intersect40, on découvre un immeuble parisien du XVIIe siècle, situé à proximité du futur Centre Pompidou, encore en chantier à l’époque, dans lequel il réalise une immense percée. De forme circulaire, elle traverse toute la façade, ainsi que le toit et le plancher, et vient fortement contraster avec les ruines de l’immeuble qui s’effritent en offrant une découpe extrêmement nette et précise ; de plus, elle offre une transparence directe sur le Centre Pompidou, participant ainsi avec cette brèche à une performance de « déconstruction » de l’architecture et de 40

: MATTA-CLARK Gordon, Conical Intersect (1975), performance réalisée à l’occasion de la Biennale de Paris, au 27-29, rue Beaubourg

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La porte orientale du Vieux Louvre, pendant les fouilles de 1984-1986 (Michel Fleury, 1984)

Vestiges de l'enceinte de Charles V intégrés à l’actuel Carrousel du Louvre (Guillaume Ernouf, 2011)

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mise à nue de sa structure. Matta-Clark, en faisant apparaître un vide là où on ne s’y attend pas, perturbe nos propres repères spatiaux et nous interroge : par ses œuvres sculpturales sur les ruines, il marque le début du dé-constructivisme. Les œuvres artistiques ne sont pas les seuls travaux qui viennent s’approprier les ruines urbaines. En effet, le XXème siècle apporte également un changement d’échelle dans l’étude de l’archéologie : celle-ci ne s’intéresse plus seulement aux vestiges enfouis de civilisations lointaines et perdues, mais aussi aux propres origines des villes et de leur histoire. Ces fouilles commencent à apparaître dans le contexte des bombardements qui ont exhibé certaines parties du sous-sol, ou encore des grands travaux qui jalonnent la ville depuis le début du siècle, visant à mettre au point des nouvelles techniques comme le métropolitain, ou simplement à construire toujours plus. Ces évènements participent donc à la découverte des strates du sol urbain, ce qui fascine et intéresse rapidement les architectes. Ainsi par la découverte de vestiges enfouis sous les rues et bâtiments, vient l’idée de les intégrer directement aux chantiers de construction ou de restauration, et de s’en servir comme outil de création : le chantier du Grand Louvre, qui intègre les fortifications de Philippe Auguste au projet, en est un exemple parfait. De ce fait, la ruine développe un nouveau destin, celui d’offrir par sa forme inachevée un support de construction à venir ; le lien entre ruine et chantier et cependant paradoxal, associant l’historique et la tranquillité des vestiges à la vitesse et la technologie des nouvelles constructions. La ville devient alors un entre-deux. Dans les années 1970, l’archéologie ne devient pas seulement urbaine, elle se rapproche également d’autres contextes : en effet, les mutations économiques qui adviennent depuis le début du siècle ont participé à l’abandon de plusieurs sites et bâtiments industriels, faisant prendre conscience progressivement aux sociétés de l’importance de ce patrimoine industriel négligé. Ainsi naît l’archéologie industrielle qui, se basant sur une volonté de préserver un historique des techniques et une mémoire des populations, s’attache à protéger de tels lieux. Ce phénomène trouve également sans doute ses origines dans le contexte d’après-guerre qui inscrit désormais la ruine dans le présent, et en fait un témoin de la vie humaine : on commence donc à s’intéresser davantage aux ruines plus « proches » de nous, comme les ruines industrielles. Dans cette situation, Bernd et Hilla Becher, couple d’artistes allemands, apparaissent comme des figures de proue dans l’étude des vestiges industriels. En effet, ils s’intéressent à des figures particulières de cette époque, qui apparaissent comme des éléments banals du territoire et qui ont été méprisés jusque-là : ainsi, châteaux d’eau, gazomètres, silos à charbon ou encore hauts fourneaux, deviennent le sujet principal de leurs photographies. Celles-ci prennent rapidement une forme documentaire : cadrée de manière frontale, en noir et blanc, toujours avec la même lumière, elles donnent des images particulières, s’apparentant davantage à un inventaire. Cette particularité est volontaire et revendiquée, l’idée étant d’obtenir « des sortes d’anatomies comparatives 58


Water Towers (Bernd et Hilla Becher, 1988)

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appliquées aux vestiges industriels […], inspirées de l’esprit de classification encyclopédique du XIXème siècle, avec ses taxinomies, ses catalogues comparatifs. »41. On arrive finalement à des planches de photographies montrant toute la variété du paysage des ruines industrielles, faisant ressortir une certaine esthétique, bien que celleci participe à un concept de dépersonnalisation des ruines. Ainsi, les ruines du XXème siècle s’inscrive dans le traumatisme et la souffrance, offrant désormais un reflet du présent et de la vie quotidienne des hommes, faisant sortir les vestiges du passé. Ce siècle de mutation chamboule complètement la vision et la valeur que l’on portait jusque là à la ruine, lui offrant une nouvelle identité : elle est désormais un support direct d’expression, de création architecturale mais également d’intérêt pour certaines typologies d’architectures oubliées et méprisées, mettant en avant la prise de conscience de l’Homme, de son quotidien et de sa propre mémoire.

De la prise de conscience qui se fait autour d’elle à partir du Moyen-Age jusqu’à la fin du XXème siècle, la ruine suit donc une véritable transition culturelle ; se définissant comme un équilibre instable entre passé et présent, mémoire et oubli, matériel et immatériel, elle traverse le temps, suivant les évolutions des mœurs et des sociétés, et se faisant le reflet de chaque époque. Les avancées scientifiques et les progrès technologiques accompagnent la transformation de sa vision, faisant apparaître de nouveaux enjeux, chamboulant les valeurs qu’on lui donne ; ainsi, la pensée et l’interprétation de la ruine se mue et se modèle en même temps que les esprits changent. Si jusqu’au XIXème siècle les vestiges gardent une certaine image de témoin du passé, le XXème siècle et ses terribles évènements marquent un tournant indéniable : la ruine ne s’écrit désormais plus seulement au passé, mais aussi au présent, et les Hommes du XXIème siècle vont s’en saisir avec une ardeur manifeste.

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: BECHER Hilla, énoncée par Alain Jacquet sur le site internet La Série, de l’ENS de Lyon (http://filiation.enslyon.fr/serie/serie_B3.html)

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DEUXIEME PARTIE :

STATUT DE LA RUINE AU XXIEME SIECLE

La ruine au XXIème siècle se positionne dans la continuité du XXème, avec des enjeux et des valeurs davantage ancrés dans le présent, dans le territoire et la société actuelle. Elle apparaît comme le reflet d’une époque encore marquée par les nombreux conflits et évènements qui ont inscrit destructions et décombres dans le quotidien de la population. Dans une époque où l’on encourage de plus en plus les gens à se fabriquer leur propre opinion, et où la complexité du monde engendre toujours plus de questions et de réflexions, la ruine devient un support véritablement subjectif, que chacun s’approprie : le regard n’est plus unique, il ne suit pas un courant, un style particulier comme dans les siècles précédents, mais il est changeant, multiple. Chacun est libre de voir, de comprendre, d’interpréter la ruine selon ses propres critères. Ainsi celle-ci prend différentes valeurs : tout d’abord une valeur esthétique et sensible, avec le développement d’une nouvelle place dans le paysage et l’environnement, et la notion de parcours, d’expérience et de ressenti. La ruine revêt également une valeur d’actualité : en effet, puisque les vestiges sont désormais des objets du quotidien, témoignant davantage de notre présent que de notre passé, ils trouvent rapidement leur place comme marqueurs de revendication et deviennent naturellement un moyen d’expression privilégié pour tous, artistes, architectes ou autre acteur souhaitant se faire entendre ; la ruine devient un objet s’employant à des fins critiques et politiques, et se fait de plus en plus présente, amenant parfois à certaines dérives. Enfin, nous allons voir qu’elle transmet également une nouvelle temporalité, s’attachant à l’idée de devenir, de traces, d’empreintes liées à l’archaïsme auquel elle renvoie : la ruine se mue en modèle, en fondations à partir desquelles l’architecture renaît. A) UNE VALEUR ESTHETIQUE ET SENSIBLE La ruine, au cours de l’histoire, a bien souvent présenté une valeur d’esthétisme et une sensibilité particulière, menant artistes et peintres à la reproduire, l’interpréter de multiples manières, cherchant à extraire son essence, son âme profonde. Mais avec les mutations du XXIème siècle, l’émotion et les sensations liées aux vestiges se tissent désormais autour de l’environnement : la ruine s’inscrit dans un contexte, un paysage, un territoire réel, qui raconte notre époque et les remous de la modernité ; elle fabrique quelque chose avec la nature et devient un lieu d’observation mais aussi d’expérience et de parcours architectural.

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Vestiges du gazomètre d’Ostiense (On the Rome again Canalblog, 2015)

Exposition « ROME 312 » dans le gazomètre de Pforzheim (Bernhard Friese, 2014)

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La place de la ruine dans la nature Le regard porté sur la ruine aujourd’hui se teinte donc d’un véritable intérêt pour la nature, une certaine sensibilité environnementaliste : la ruine n’est plus seulement un objet, une entité qui vit, marque le temps et possède une valeur de mémoire mais aussi un élément s’inscrivant et participant à la lecture de l’environnement mais aussi de notre société. La ruine au XXIème siècle sort petit à petit de son carcan et de son statut d’objet précieux et solitaire, presque égoïste, qui ne s’observe que pour sa forme et son essence propre. On se rend compte qu’elle fait partie d’un tout et participe à la création d’un ensemble bien plus vaste : le paysage. Ce dernier, qu’il soit agréable, remarquable ou non, n’enlève rien à la magie des vestiges, bien au contraire, il dialogue avec, raconte une histoire différente mais tout aussi sensible. On est désormais dans une approche, un intérêt et un culte du lieu et non plus de l’objet. L’horizon, les courbes d’une montagne, l’infini d’une plaine, se mêlent aux dessins des ruines, à leur contour, leur forme, leur matière. Un lien étroit se tisse entre ruine et paysage : « Si la ruine confère une noblesse au paysage, celuici en la baignant de sa lumière, en la mêlant aux jeux de ses verdures et de ses eaux, lui prête une vie et une âme. Elle n’est plus un accessoire, une chose morte, elle est un centre vivant et signifiant de tout un morceau de nature… »42 Ainsi, certains éléments surprennent par la relation qu’ils créent et entretiennent avec la nature, comme les vestiges d’un ancien gazomètre présent dans la région de Rome, dans le quartier d’Ostiense : cet édifice servait autrefois à stocker le gaz dans la ville, en le maintenant à une température ambiante et à une pression proche de la pression atmosphérique ; aujourd’hui abandonné, il ne subsiste qu’une structure métallique ronde, apparaissant comme le squelette du bâtiment datant des années 1930. Ce vestige particulier, souvenir du passé industriel de la ville, s’invite dans le paysage et les vues les plus prisées de Rome ; avec ses quatre-vingt-dix mètres de haut, le cylindre s’impose dans le ciel et l’environnement par sa monumentalité, le rendant visible jusqu’à près de 40 km de la ville, mais la finesse et la légèreté de sa structure lui confère une transparence particulière, permettant au paysage de s’insinuer et de lui donner vie. L’effet résultant est assez saisissant et curieux, les vestiges du gazomètre semblant faire partie intégrante de l’environnement et créant une architecture ancrée dans le territoire, de telle sorte qu’elle semble être un élément contemporain de notre époque. Cette typologie particulière des ruines de gazomètre a été comprise et exploitée par certains artistes, qui ont poussé plus loin l’idée d’intégration du paysage, comme avec le gazomètre de Pforzheim : en effet, ce dernier est devenu le lieu d’une exposition panoramique à 360 degrés, présentant sous le nom évocateur de « ROME 312 » une vue 42

: BERTRAND Louis (1908), La Grèce du soleil et des paysages, Paris, Fasquelle, p. IV-V

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CheminĂŠe de refroidissement de la SMN, Caen (Matthieu Pegard, 2012)

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incroyable de la ville de Rome, telle qu’elle était en l’an 312 après J.C. Ainsi, ses 40 mètres de haut et ses 40 mètres de diamètre nous font revivre l’âge d’or de la cité, en nous présentant sa richesse architecturale : temples, thermes et autres édifices s’étalent sur des collines, faisant écho aux ruines présentent encore aujourd’hui dans le paysage de Rome. Ce panorama historique, datant de la fin du XIXème siècle, permet donc finalement aux vestiges du gazomètre de devenir un paysage en soit, puissamment évocateur, et faisant le lien entre l’environnement d’hier et celui d’aujourd’hui. L’idée de monumentalité des ruines qui s’inscrivent dans l’environnement du XXIème siècle et deviennent elles-mêmes des paysages, se retrouvent beaucoup dans les vestiges industriels : la cheminée de refroidissement de la SMN43 de Caen, appelée « le Chaudron », en est un exemple remarquable. En effet, cet édifice gigantesque s’impose dans le site et crée un point de repère dans le paysage, visible à plusieurs kilomètres aux alentours. Cet élément, malgré sa taille, vient instaurer un lieu profond avec l’environnement, la couleur du béton vieilli et recouvert d’une fine couche de mousse se fondant dans l’étendu herbeuse présente autour. Mais ce qui est surtout remarquable est l’intérieur de la tour : un entonnoir gigantesque qui présente une architecture captivante et surprenante, composée de panneaux de béton usés et écaillés qui s’empilent et grimpent jusqu’à l’ouverture centrale diffusant une lumière changeante et mystérieuse ; des passerelles couvertes de mousse articulent cette immense construction créant ainsi une composition architecturale presqu’irréelle. Ainsi, la cheminée en ruine devient un véritable espace, un lieu à part, présentant un nouvel environnement, capturant le paysage en son sein. La ruine au XXIème siècle s’inscrit donc souvent dans le paysage, jusqu’à devenir parfois même une composante de celui-ci, ou un espace, un univers à part entière. Dans la continuité de ce phénomène, on s’aperçoit rapidement qu’il y a un véritable changement dans le sens d’observation des vestiges : on ne regarde plus seulement ces derniers, avec un point de vue extérieur, cherchant à comprendre leur histoire et leur lien avec le paysage, mais au contraire, on a tendance de plus en plus à en faire des lieux d’observation, depuis lesquels on contemple les alentours. Ainsi, la ruine n’est plus au centre de notre regard, elle devient l’élément depuis lequel nous regardons, renversant ainsi notre position : de simple spectateur, on devient acteur du lieu, lui donnant vie et le faisant pénétrer dans notre conscience et notre espace contemporain. L’exemple des vestiges de la tour du château de Kalø au Danemark illustre bien ce renversement de regard : cette ruine d’époque médiévale, inaccessible auparavant, a été réaménagée et réinvestie par les architectes des agences MAP architectes et Mast Studio, qui y ont construit un escalier intérieur serpentant entre ses différentes façades, permettant aux visiteurs de découvrir à la fois l’intimité du bâtiment, mais aussi d’accéder à des balcons offrant des vues imprenables sur le paysage entourant le monument. Ainsi la ruine 43

: Société Métallurgique de Normandie, lancée en 1917 et fermée en 1993

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Château de Kalø, Danemark (David A. Garcia, 2016)

Château de Kalø, Danemark (David A. Garcia, 2016)

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devient un véritable poste d’observation, surplombant l’horizon et donnant l’impression d’être en lévitation : finalement elle devient un peu anecdotique dans ce projet, passant au second plan et servant finalement de support et de point d’ancrage du paysage. D’objet symbolique historique, elle passe à promontoire de contemplation, s’effaçant pour mieux laisser le site s’exprimer. Cette nouvelle circulation verticale permet également d’offrir aux pèlerins une vision interne inédite des différentes strates archéologiques qui composent la ruine ; ainsi, ils peuvent presque toucher du doigts ces couches antiques qui se superposent, tout en étant quasiment en lévitation puisque l’escalier s’accroche très peu aux vestiges, les survolant presque. Cette proximité et cette distance avec la ruine à la fois, procure un sentiment particulier et assez intime, qui offre une véritable expérience des lieux. Ainsi, la ruine dans notre société contemporaine efface quelque peu son identité d’objet remarquable et historique pour faire partie intégrante de notre territoire, notre environnement. Elle vient s’inscrire dans un paysage, devenant parfois paysage ellemême, ou se transforme en véritable lieu d’observation, instaurant ainsi un changement de regard et de perception, passant d’élément où convergent les regards à élément permettant la contemplation. Ce retournement de situation s’accompagne également d’une modification du comportement de l’Homme face à la ruine : l’accent est de plus en plus mis sur les sensations, le ressenti, les émotions ; on ne cherche plus seulement à scruter les vestiges, à découvrir leur passé et leur histoire, on veut désormais les « vivre », pénétrer leur intimité, les parcourir, faire partie de ces éléments. La ruine au XXIème siècle s’accompagne donc d’un besoin d’expérience architecturale. La ruine et l’expérience architecturale La ruine aujourd’hui ne se suffit plus en tant qu’objet distant, que l’on observe sans vraiment pénétrer l’essence ; la société contemporaine est à la recherche de sens, de signifiant, de vécu. Les vestiges apparaissent donc désormais comme des lieux privilégiés d’arpentage, de cheminement et d’expérience architecturale. Les visiteurs deviennent des acteurs des sites, explorant et tâtonnant l’environnement avec curiosité, pour y trouver sensations et émotions. La notion d’expérience peut être définie par le « fait d’acquérir, volontairement ou non, ou de développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde »44 : elle nous permet donc, par la perception de différents ressentis, de découvrir et prendre conscience de certaines choses, de phénomènes que l’on n’aurait pas pu comprendre sans les vivre. Peter Zumthor nous rappelle d’ailleurs que « Faire l’expérience concrète de l’architecture, c’est

44

: Définition du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales

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Parc paysager de Duisburg-Nord (agence Latz+Partner, 2016)

Parc paysager de Duisburg-Nord (agence Latz+Partner, 2016)

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toucher, voir, entendre, sentir son corps »45 : la découverte de la ruine aujourd’hui ne peut donc se faire sans une interaction physique, réelle et multisensorielle avec elle. L’exemple particulier du parc paysager de Duisburg-Nord, dans la Vallée de la Ruhr en Allemagne, met en valeur cette idée d’expérience architecturale. Cet ancien terrain industriel de près de 200 hectares abritait des hauts-fourneaux et des houillères jusqu’à sa fermeture en 1985. De nombreux édifices et machines, typiques de l’industrie sidérurgique et charbonnière, ont donc été abandonnés, déployant ainsi un paysage particulier en friche, avec des vestiges témoignant du grand passé industriel de la région. Dans les années 1990 se pose la question de la reconversion de ce site, et l’agence s’attèle alors à métamorphoser le terrain en un parc paysager, s’appuyant sur les ruines encore présentes de l’ancienne cokerie. Ce projet s’inscrit dans le cadre plus large de l’IBA Emscher Park, qui participe à la création de huit parcs sur des friches industrielles. L’idée est de s’appuyer sur la mémoire et l’héritage que présente les vestiges d’un tel lieu pour redynamiser le territoire et offrir à la population un nouveau lieu de vie, avec une volonté écologique forte visant à faire de l’ancien site pollué, un havre où la nature reprend ses droits, tout en mettant en valeur le passé productif de la région. Ainsi, le parc Duisburg-Nord utilise et développe les ruines industrielles existantes, en les reliant, leur donnant une nouvelle interprétation, un nouveau visage, dans le but de recréer un ensemble cohérent, logique et que l’on peut facilement parcourir. A partir des fragments et restes des machines et édifices du site se forme un nouveau paysage, poétique et évocateur, où la végétation dense se mêle aux gigantesques machines. Les liens et connexions utilisés dans le parc, visant à recréer des cheminements aisés, presque naturels, ne sont pas forcément réels ou fonctionnels, ils sont parfois simplement visuels, guidant un regard, ouvrant un horizon, ou évoquant des parcours presque imaginaires, comme les lignes formées par les anciennes voies ferroviaires, qui cheminent parallèlement avant de se séparer en serpentant à travers le paysage, esquissant un tracé spectaculaire. On ne distingue plus vraiment la limite entre vestiges industriels et nature : l’architecture se fond dans la végétation, devient un élément naturel, gardant sa mémoire industrielle et humaine, mais en retrouvant une forme plus sauvage, plus primitive. Ainsi, les longs tuyaux et conduites couverts de rouille forment un cheminement, une trace dans le paysage, évoquant le sillon d’une vallée ou le cours d’eau d’une rivière. Les anciens flux et réseaux deviennent le support de piste cyclables, de parcours et de connexion entre les différentes aires du parc. Les enveloppes métalliques orangées des gaines se confondent avec la surface rugueuse des troncs de bouleaux ; nature et ruines ne font plus qu’un. Nature artificielle et nature réelle semblent occuper la même place, même si la matérialité est différente ; on a la sensation qu’elles forment un ensemble, un tout, comme si le paysage était présent tel quel depuis des siècles. On est finalement face à un 45

: ZUMTHOR Peter (2010), Penser l’architecture, Birkhäuser, p.66

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Galerie des Soutes, Duisburg-Nord (agence Latz+Partner, 2016)

Piazza Metallica, Duisburg-Nord (agence Latz+Partner, 2016)

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paradoxe : ce site, avant l’industrialisation, était originellement vide et rural, présentant une nature qui s’étendait librement, puis avec le développement de l’industrie charbonnière et sidérurgique, il a accueilli des édifices, des hommes, des machines qui ont remodelé le lieu, en perçant et divisant le paysage, avec la création de réseaux, de conduites, de rails. Le site a ensuite été abandonné, et aujourd’hui, les ruines de ces industries font désormais partie intégrante du paysage, elles ont fusionné avec ce dernier comme si elles avaient toujours existé, comme un élément naturel, formant un environnement si particulier que l’on décide d’implanter un parc urbain à cet endroit-là. On a donc une sorte d’assimilation de la ruine, à la fois par la nature, mais aussi par la pensée humaine, qui ingère ce passé industriel dans ses origines, le faisant apparaître comme un élément qui fait partie de nous, à tel point que nous le voyons comme un paysage presque naturel. Ces vestiges industriels composant le parc participent donc à la création d’une atmosphère particulière, presque bucolique, dans laquelle chacun peut expérimenter et ressentir les lieux. Les aménagements apportés permettent une lecture plus facile du paysage mais ils laissent libre cours à l’imagination, offrant la possibilité de se perdre dans les méandres de l’environnement, ou de se retrouver avec soi-même : c’est un lieu de dépaysement permettant la réflexion et la contemplation, où les parcours et cheminements offrent un silence étonnant, bien loin du bruit persistant qui devait exister à l’époque de fonctionnement des machines. Les sens sont mis en éveil dans les différents lieux et atmosphères du site ; ainsi, dans la Galerie des Soutes, les espaces ont été traités de manière à être transformés en jardins abritant des ambiances différentes, et où les murs épais donnent lieu à des effets sonores particuliers, qui accompagnent des œuvres artistiques, en collaboration avec le musée de Lehmbruck. La « Piazza Metallica » apparaît comme le point d’orgue émotionnel et sensitif du parc : cet espace, situé à proximité des hauts-fourneaux, présente un espace central entouré de salles des machines ; ce lieu unique, entouré de tuyaux tortueux et de panneaux métalliques, a été retravaillé à l’image d’une place publique : des plaques de fonte, récupérées sur des terrains de fonderie du parc, ont été disposées à la manière d’un dallage au sol, créant un espace entre nature et intimité. Cet endroit est devenu un lieu très apprécié du public, et accueille régulièrement des évènements culturels et artistiques, avec son et lumière, offrant aux visiteurs une expérience incroyable aux cœurs des vestiges. Le parc de Duisburg-Nord offre donc un nouvel environnement, se basant sur un paysage modelé par l’industrie, en faisant ressortir un nouvel ensemble, entre urbain et nature. Les interventions et les aménagements sont subtiles, offrant simplement une lecture plus fluide du site et de ses ruines. Ces dernières, par leur esthétique singulière, témoignent finalement de la relation forte et indissociable qui existe entre l’Homme, la nature et la technologie, et deviennent le support de parcours et d’expériences architecturales ; elles

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Théâtre romain, parc archéologique de Fourvière, Lyon (Own work, 2017)

Odéon antique, parc archéologique de Fourvière, Lyon (Pymouss, 2015)

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marquent une continuité entre le passé, le présent et le futur, semblant avoir toujours fait partie du lieu, et encore présentes pour les siècles à venir. Le parc archéologique de Fourvière, à Lyon, présente également cette idée de parcours à travers les ruines et d’expérience architecturale : ce site, ancien siège d’une colonie romaine présente dans la cité jusqu’au IIIème siècle après J.C., présente des vestiges gallo-romains, recouverts par la végétation et grignotés par le temps et l’exploitation des pierres comme matériaux de carrière. Ainsi, des restes d’un théâtre, d’un odéon, mais aussi de voies, d’échoppes et même d’un sanctuaire, s’articulent dans un environnement marqué par une topographie prononcée présentant des dénivelés importants, donnant une configuration particulière au paysage. Ainsi, les différences de niveaux permettent de créer un espace propice à la déambulation, avec des cheminements qui s’articulent en fonction des fragments de monuments qui apparaissent à chaque point de vue. Une entrée haute avec un escalier et une entrée basse marquent la limite du parc avec le milieu urbain extérieur ; le fait d’arpenter les différents espaces, de contourner les ruines, de monter et descendre en fonction du relief, crée une modulation dans le cheminement et rythme les découvertes : le corps est mis en mouvement, le pas se fait plus lent ou plus rapide selon les points de vue, les obstacles, les échelles des monuments ; on observe des formes variées, des recoins, des failles, et le morcellement des ruines fragmente également le parcours qui se cadence en fonction de nos sensations. Cette mise en scène des visiteurs autour des vestiges permet d’offrir une réelle expérience architecturale, entre contemplation et méditation, autour de l’histoire du site mais aussi autour de sa présence contemporaine. De la même manière que pour le parc de Duisburg-Nord, le parc archéologique de Fourvière présente des ruines qui se fondent dans le paysage : ici, c’est la pierre qui se mêlent à la végétation, retrouvant une intimité avec la nature et offrant aux visiteurs la quiétude et la poésie d’un lieu chargé de souvenirs et de mémoire. La ruine au XXIème siècle s’accompagne donc d’une volonté d’expérience et de ressentis ; loin de l’objet sacré qu’elle représentait avant, elle devient plus intime, fait partie du quotidien, des loisirs de la population, de leur environnement. La ruine se vit, s’arpente, se parcourt. Le recul et la distance presque trop respectueux qui existaient auparavant ont laissé place à une envie de proximité, d’appropriation. Ainsi, si la ruine témoignait auparavant des esprits des Lumières du XVIIIème siècle ou des vagues à l’âme des romantiques du XIXème, appuyant sur un ressenti ou des phénomènes de l’époque, elle garde aujourd’hui cette idée de marqueur des sociétés, mais avec une attitude beaucoup plus réaliste et directe : la ruine se découvre dans sa vérité, sa présence physique réelle ; on fait désormais face à la nature, à notre environnement en arpentant les ruines escarpées d’un théâtre romain, où en tâtant du bout des doigts le métal froid et granuleux d’une cheminée d’un site industriel. Nous ne 74


Expérience personnelle des ruines du château d’Aubusson (Marion Ville, 2018)

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sommes plus dans une métaphore des vestiges, dans les eaux tourmentées ou les ciels enflammés encadrant les restes de monuments mystérieux, comme dans un tableau de Turner, sensé représenter la perplexité ou les angoisses d’une génération, mais dans la réalité simple et juste de la ruine dans son environnement. Chacun expérimente, se fait ses propres réflexions, observations ; on est dans un parcours et une vision plus personnelle, solitaire et sensible des vestiges : « Déambuler sans but parmi les ruines, quelle qu’en soit l’époque, est une expérience enthousiasmante. Le temps semble soudain suspendu. Le monde quotidien apparaît lointain. Le rapport qui s’est créé entre la nature et l’œuvre a engendré un miracle, un fragile et sublime équilibre entre le temps et la beauté. Une histoire de solitude et de silence. »46

B) UNE VALEUR D’ACTUALITE Cette inscription dans la nature et le paysage se fait avec une certaine sensibilité environnementaliste, qui témoigne de l’intérêt toujours plus profond que suscite la nature, mais également de la prise de conscience de l’importance de la préservation des écosystèmes, dans un contexte où le réchauffement climatique, la pollution et les destructions causées par l’Homme sont au cœur de tous les débats. La ruine s’inscrit donc dans ce cadre, elle cristallise les attentions et son statut se joue et se développe au contact des enjeux contemporains. Le XXIème siècle marque une certaine rupture : face à ces problématiques environnementales, les gens comprennent qu’ils ne peuvent plus agir égoïstement, selon leur propre intérêt, mais que leurs gestes doivent se faire dans un respect de la nature et du paysage ; ainsi se changement de mentalité pourrait expliquer l’évolution de la vision de la ruine : cette dernière aussi n’est plus un élément solitaire, elle doit être comprise dans un tout, mais également refléter et incarner une certaine actualité. La ruine s’inscrit donc aujourd’hui dans notre présent, en faisant écho à la société contemporaine : entre nouvelles technologies et refoulement du passé, elle s’esquisse comme support d’une époque tourmentée. Elle apparaît également comme un moyen d’expression privilégié, appuyant critiques et problématiques politiques. Enfin, son changement de temporalité réduisant plus que jamais la distance qui nous sépare d’elle, la ruine devient sujet à controverses, et se figure comme un objet de consommation et surmédiatisation, la menant à certaines dérives.

46

: PEREGALLI Roberto (2017), Les Lieux et la poussière, Arléa, p.91

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Image extraite du film « Je suis une légende », représentant New-York en ruines (Francis Lawrence, 2007)

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La ruine dans la société contemporaine La ruine possède au XXIème siècle une valeur que l’on pourrait qualifier de valeur d’actualité ; en effet, elle devient un reflet de la société contemporaine, le support d’une époque où la prégnance du numérique n’a jamais été aussi forte, où la population prend conscience de son environnement et montre une volonté de réappropriation et d’expérience de son patrimoine, comme on a pu le voir précédemment. Mais il existe toujours un certain malaise à l’égard de cette société qui est encore marquée par les guerres et le fléau de l’industrie ; la ruine devient une réalité au quotidien, qu’elle soit synonyme de destruction et de désolation, ou au contraire un élément apportant un soulagement quant à certaines époques passées. Dans notre société contemporaine, le statut de la ruine a évolué en même temps que les mentalités et les avancées technologiques, apparaissant plus que jamais comme le marqueur d’une époque : une époque marquée par la rapidité, la technologie, les médias, les réseaux sociaux. Ainsi, la ruine suit les fluctuations du siècle, devenant son décor ; elle est toujours un support de pensée et de rêve, mais sa surexposition lui confère une certaine banalité. La ruine est représentée partout, sur tous les médiums modernes, à tout moment du quotidien : dans le cinéma, la communication, sur internet, elle est utilisée, inventée, transformée, suivant les besoins et les envies d’une société qui bouillonne, s’impatiente et se lasse sans cesse. Les progrès scientifiques et technologiques nous apportent des outils toujours plus performants, plus pénétrants : les appareils photographiques, les caméras, les jeux-vidéo, sont autant de supports qui permettent une découverte et une approche de la ruine différente, indirecte, et paradoxale : d’un côté cela démocratise en quelque sorte son accès puisqu’elle est plus appréhendable, plus appropriable : on n’a plus besoin aujourd’hui par exemple de s’offrir un voyage en Egypte pour aller contempler les vestiges de pyramides, une simple recherche sur internet nous permet en quelques secondes d’avoir accès à une multitude d’images, d’informations et de détails sur ces monuments. Mais d’un autre côté, cela crée un recul, une distance : la proximité virtuelle devient source d’éloignement réel, les personnes faisant l’expérience physique de la ruine étant de moins en moins nombreux. Les films constituent sans doute l’exemple le plus flagrant de la démocratisation et de la virtualisation des vestiges, constituant un domaine où ceux-ci sont en permanence exploités : des plus grands scénarios hollywoodiens aux plus modestes séries de télévision, les ruines sont présentées comme des éléments suggérant les déboires du présent, rappelant la fragilité de notre monde, de nos villes et de nos constructions. On est aujourd’hui totalement aux antipodes de l’image exprimée par des films comme Metropolis47 (Annexe 4) qui présentait au début du XXème siècle une ville très futuriste 47

: LANG Fritz (1927), Metropolis

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Centrale électrique Battersea à Londres (Steve Cadman, 2008)

Image extraite du film « Children Of Men » (Alfonso Cuaron, 2006)

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et axée sur la technologie. Ainsi, on ne compte désormais plus les productions postapocalyptiques évoquant des scénarios catastrophes, où le réchauffement climatique, les problèmes environnementaux ou les conflits internationaux réduisent la nature et l’architecture à l’état de ruines. Des espaces sinistrés, vides, où la nature a repris ses droits, recouvrant les ruines d’une végétation dense et sauvage ; des immeubles effondrés, des ponts explosés participent à la formation d’un paysage de fiction, devenu récurrent et presque ordinaire à l’écran. L’invention ou la mise en situation d’éléments fictifs en ruines n’est cependant pas systématique : des vestiges réels, existant dans notre paysage sont parfois utilisés, devenant le décor de fond ou le contexte de nombreux médiums de culture populaire ; ainsi, la centrale électrique Battersea de Londres est un exemple percutant : cette ancienne usine de production d’électricité à partir de charbon, abandonnée en 1983, présente de gigantesques bâtiments en briques et un aménagement intérieur remarquable inspiré du style Art Déco. Ses vestiges ont donc naturellement été exploités par un grand nombre d’acteurs et de professions : présents dans un nombre incalculable de films, de vidéoclips, ou encore sur des pochettes d’albums musicaux ou dans des jeux-vidéo, ils incarnent des rôles, des époques, des thèmes variés mais évoquent toujours une sorte de symbole, de permanence architecturale, qui caractérise la ville de Londres ; ainsi, quelque soit l’ambiance voulue, l’histoire à raconter, ces ruines font clairement partie du présent de la cité, et permettent aux gens d’avoir une référence d’ancrage, un élément de repère : le réalisateur du film Children Of Men48 explique très justement que l’idée était d’utiliser le site de Battersea parce que cela signifiait « […] qu’il n’était pas question de savoir où on se trouvait, c’était Londres, mais le Londres juste, le Londres authentique. »49 ; il exprime donc par cette phrase que l’utilisation des vestiges de la centrale électrique permet, quel que soit le style du film ou sa temporalité, de se rapporter à quelque chose de réel qui fait écho à notre propre vie. La ruine apparaît donc au XXIème siècle comme un élément support de fiction et de communication, rappelant que notre vie est de plus en plus rythmée par la virtualité et le numérique ; cependant, les vestiges incarnent aussi aujourd’hui une notion totalement inverse : la réalité des destructions fréquentes et continuelles des guerres, qui engendrent des ravages tels que l’on parle désormais de « ville-ruine », ou de la pauvreté croissante des populations qui s’entassent dans des bidonvilles. L’exemple de la ville de Beyrouth est assez parlant en termes de ruines de guerre : en 1991, un an après la fin d’un conflit qui a duré près d’une quinzaine d’années, le photographe Gabriele Basilico capture avec son objectif ce qu’il reste de la cité. Son regard est assez objectif, s’appuyant sur des angles de vue que l’on pourrait qualifier de commun, comme s’il photographiait la ville sans prendre en compte ses dommages, et 48

: CUARON Alfonso (2006), Children Of Men : traduit de la citation originale: « […] there was no question of where you were, it was London but proper London, authentic London.”(Alfonso Cuaron) 49

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Beyrouth après la guerre (Gabriele Basilico, 1991)

Adams Theater, DĂŠtroit (Yves Marchand et Romain Meffre, 2007)

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les évènements qui s’y sont déroulés. Mais de cet aspect anodin, ressort justement tout le mystère et la poésie des vestiges, qui nous interrogent : une réflexion se forme autour de cette ville qui semble figée dans le temps, entre les horreurs du passé et les incertitudes du futur ; ainsi, les ruines apparaissent à la fois comme un souvenir douloureux, mais aussi comme un élément offrant de nouvelles perspectives, un nouveau départ. Mais à cette réalité, traumatique mais palpable, se substitue encore une nouvelle notion : celle de l’abandon de cités entières, qui se retrouvent totalement vides au lendemain de la désindustrialisation. On n’est pas dans le patrimoine martyr, comme à Beyrouth, résultant des conflits, où les ruines continuent à vivre d’une certaine manière puisqu’elles sont habitées, arpentées, mais on est face à un nouveau type de vestiges qui émergent, que l’on pourrait qualifier de postmodernes. Ces ruines nous renvoient à la fois à une période que l’on a totalement reniée mais également à une certaine actualité : paradoxe particulier qui s’explique par le fait que la distance entre notre époque et cette période d’industrialisation est tellement réduite, que l’on a l’impression qu’elle appartient encore à notre présent. C’est là toute la singularité de la ruine au XXIème siècle. La ville de Détroit constitue un excellent exemple de « ville-fantôme » présentant des ruines postmodernes. En effet, cette cité s’est fortement développée au début du XXème siècle grâce à l’industrie florissante de l’automobile américaine, et a connu une croissance rapide et exponentielle ; avec la désindustrialisation, elle a commencé à décliner peu à peu dans les années 1960, sa chute s’accélérant avec des manifestations et troubles violents en 1967 et la crise économique de 2008. La ville a ensuite quasiment totalement été désertée, et l’on peut désormais se promener dans des quartiers vides, où des vestiges d’usines automobiles, de maisons, d’infrastructures de loisirs se dressent, dans un état de délabrement que l’on pourrait presque avoir du mal à dater. La ruine apparaît parfois avec une soudaineté curieuse : on a l’impression que la vie a disparu presque subitement de la ville, que les gens sont partis dans la précipitation, comme si un cataclysme allait arriver : les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre nous montrent des espaces ravagés par le temps, mais où les objets restants semblent encore témoigner de la vie et de l’agitation qui régnaient dans les édifices, comme si les personnes venaient de partir à l’instant. Ces ruines contemporaines prennent finalement un aspect presque domestique, intime, reflétant notre vie. La proximité de ces ruines par rapport à nous, leur actualité, provoquent un étrange sentiment, entre malaise, inquiétude et émerveillement. Certains photographes ayant ciblé dans leurs œuvres les ruines de Détroit n’hésitent pas à rapprocher celles-ci des ruines romantiques, déclamant que « Ces magnifiques monuments en décomposition sont, tout autant que les pyramides d’Égypte, le Colisée de Rome, ou l’Acropolis d’Athènes, les vestiges d’un empire disparu. »50 50

: Photographes de Détroit, cité par Diane Scott (2015), dans « Retour des ruines », Vacarme, n°70, pp. 23-46

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Anciennes usines Babcock, la Courneuve (Virginie Salot, 2014)

Installation de la scène pour la Maison des Jonglages, usines Babcock, la Courneuve (Le Parisien, 2016)

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Enfin, dans cette approche de la ruine contemporaine, et à travers les exemples que l’on a pu aborder, on ne peut s’empêcher d’observer qu’un type de ruine en particulier se détache, et suscite un intérêt prononcé : la ruine industrielle. En effet, cette dernière semble attirer, fasciner et passionner les populations actuelles, ce qui nous interroge quant à la nature et la cause d’une telle attirance. Il apparait en réalité que c’est souvent la vision en elle-même du bâtiment en ruine qui est appréciée : en effet les friches représentent la fin de l’industrie et donc du travail, des inégalités, de la rudesse de la vie que celle-ci implique ; ainsi, « aimer l’image [des ruines], c’est refouler le réel du travail qu’elles connotent »51. Il y a cependant également une certaine fascination autour de ce type de ruine, qui évoque tout de même un passé de croissance et de progrès, une grandeur historique, rappelant l’idée de la ruine antique, à la différence notable que la ruine industrielle est une figure qui nous est contemporaine. La ruine du XXIème siècle reflète les questionnements et les tourments d’une époque, d’une société inquiète de son présent, troublée quant au déroulement de son avenir, et consciente des enjeux et problèmes qui gravitent autour d’elle. Il y a une certaine prégnance d’images représentant des situations post-apocalyptiques, témoignant du réel traumatisme qu’engendre les guerres et les attentats depuis le début du siècle. Les vestiges apparaissent donc comme un motif contemporain, un miroir de l’actualité : ils représentent et parlent presque toujours de notre présent, que cela soit dans un contexte réel ou virtuel. De ces situations du quotidien, émergent alors un besoin de sortir de la simple constatation ; outil de communication et de réflexion, la ruine apparaît également comme un moyen idéal d’affirmation et de revendication. La ruine comme moyen d’expression et de revendication La ruine aujourd’hui apparaît également comme un moyen d’expression privilégié : de nombreux artistes, collectifs et architectes se l’approprient et s’en servent de support pour leurs travaux ; elle est le lieu de spectacles, de la culture, de manifestations, et appuie parfois même des revendications, dénonçant des dérives politiques ou alertant sur le devenir de l’humanité et la fragilité des civilisations. Puisque la ruine passionne, étonne, fascine, on s’est rapidement rendu compte du potentiel artistique et évènementiel qu’elle pouvait présenter ; ainsi, comme nous avons pu rapidement le voir avec la Piazza Metallica de parc paysager de Duisburg-Nord, les vestiges deviennent aussi au XXIème siècle un lieu d’attraction, et d’animation. Ainsi, les anciennes usines Babcock situées à la Courneuve, présente un lieu particulier, qui va faire l’objet d’un projet de restauration et de réaménagement, visant à accueillir 51

: SCOTT Diane (2015), « Retour des ruines », Vacarme, n°70, pp. 23-46

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Tour Paris 13 avant sa démolition (Galerie Itinerrance, 2013)

Expérience personnelle de la Tour Paris 13 avant sa démolition (Marion Ville, 2013)

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des logements, des activités et des espaces de travail ; mais outre la dimension culturelle qui est ciblée dans le futur programme, l’appropriation qui est faite actuellement des lieux et des vestiges est particulièrement intéressante. En effet, les locaux, qui abritaient auparavant une usine de fabrication de chaudières industrielles, ont été abandonnés en 1990, avec le passage au nucléaire, laissant ainsi vacants des espaces extraordinaires. L’un d’entre eux, avec ses dimensions gigantesques, présente un volume incroyable, entouré par les vestiges des murs en briques et traversé par d’immenses charpentes métalliques, apparaissant ainsi comme une véritable « cathédrale industrielle »52. L’idée de ruine du lieu naît ici davantage de son vide et son aspect laissé brut, que des dégradations, puisque dans l’ensemble l’édifice est resté en bon état. L’espace accueille régulièrement des artistes, comme Johann Le Guillerm, qui y a exposé ses sculptures monumentales nommées « Architextures »53 (Annexe 5), jouant de leurs formes utopiques et changeantes et développant la perception que l’on peut avoir du lieu ; cependant malgré la taille imposante de ces créations, la démesure du site les rend quasi anodines. Les vestiges, par leur grandeur exprime à eux seuls une mémoire et une histoire, ils donnent la possibilité d’imaginer, de penser, de rêver. D’autres intervenants, comme la Maison des Jonglages qui a installé son chapiteau en 2016, investissent régulièrement les lieux, pour présenter des évènements culturels, utilisant les ruines des anciennes usines comme des éléments participant directement au spectacle, faisant de l’édifice une véritable scène d’expression et de création artistique. Le potentiel culturel et expressif des ruines a également été mis en avant avec la Tour Paris 13, qui, avant sa démolition en 2014, a été un haut lieu d’intervention artistique, accueillant des centaines d’artistes, qui ont pu affirmer et extérioriser leurs émotions et envies dans les trente-six appartements encore existants, dans une idée s’approchant du street-art. Le pouvoir d’évocation des vestiges a atteint un certain paroxysme avec ce projet, puisque chaque intervenant s’est approprié l’espace à sa manière, jouant avec les restes, s’en servant comme éléments de composition, comme supports d’illusion, comme moyen de communiquer un message ; les logements, parfois encore munis de leur meubles, trouvent une nouvelles identité au travers des œuvres mises en places, ces dernières faisant ressortir la beauté, la singularité de chaque mur décrépi, de chaque fenêtre brisée, de chaque plafond effondré. Les ruines sont mises en scènes, dans des scénarios imaginaires tous plus mystérieux et poétiques les uns que les autres : ce qui devait être anciennement un salon se retrouve totalement transfiguré, ses coins s’effaçant sous des jeux de peinture, de barres métalliques et de miroirs, remodulant les espaces et le volume ; des gravats entourent une table dressée chichement, sur laquelle un poste de radio trône, donnant l’impression qu’un habitant était encore présent quelques instants auparavant et que le plafond se serait effondré subitement. 52

: (de) SAINT-DO Valérie (2017), « Pour une politique de l’inattendu », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°418, p.78 : LE GUILLERM Johann (2016), Architextures, intervention réalisée dans la grande halle de la Friche industrielle Babcock 53

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Performance « The Earth Ceremony » de l’artiste Prune Nourry (magdagallery, 2015)

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Les atmosphères des réalisations sont aussi nombreuses que variées, passant parfois d’une ambiance enfantine à un climat plus lourd et inquiétant. Finalement, on a l’impression paradoxale que les lieux semblent plus vivants que s’ils étaient encore habités : les interventions animent véritablement les ruines, leur donnant une âme et une présence particulière. Avec le recul à présent, on s’aperçoit que cette aura qui émanait de l’édifice était sans doute également lié à l’imminence de la destruction qui devait avoir lieu : le fait de visiter la tour en sachant qu’elle ne serait plus là dans quelques mois, procurait une sensation indéfinissable, mélange d’angoisse, d’adrénaline et d’émerveillement, rendant ces ruines éphémères encore plus parlantes et présentes, comme si on assistait finalement en direct à l’effondrement du bâtiment. La ruine aujourd’hui constitue donc un élément idéal pour l’expression culturelle et la création, et certains artistes y voient également un moyen de revendication, s’en emparant pour défendre une cause, militer ou dénoncer des situations, des dérives, des choix qu’ils jugent répréhensibles ; de ce fait la ruine prend une valeur politique. Ainsi, l’artiste française Prune Nourry illustre assez bien cette idée de faire des vestiges un élément de réflexion et de protestation ; dans son œuvre « Terracotta Daughters »54, elle fait réaliser par des artisans chinois huit sculptures adoptant une forme hybride, mêlant le portrait de huit petites filles à l’identité de soldats, ces derniers étant inspirés des vestiges représentant l’armée de terre cuite de l’empereur Qin, exhumée en 1974. Les statues sont ensuite démultipliées jusqu’à former elles aussi une armée, et enterrées en Chine en 2015, lors d’une performance intitulée « The Earth Ceremony »55, dans un lieu tenu secret jusqu’en 2030, date à laquelle elles seront à leur tour sorties de terre. A travers cette réalisation, Prune Nourry dénoncent le système d’avortement sélectif pratiqué en Chine, visant à privilégier le sexe mâle, pointant ainsi du doigt les dérives de la bioéthique et les inégalités scandaleuses qui règnent encore dans notre société ; l’enterrement de ces sculptures aux visages de petites filles est donc censé représenter leur condamnation à mort, et la date choisie pour l’excavation n’est pas anodine : 2030 est sensée marquer selon les démographes l’apogée du déséquilibre dans la proportion hommes-femmes en Chine. L’artiste se sert donc des vestiges archéologiques des soldats de l’époque Han comme modèle, comme référence, afin de dénoncer cette pratique scandaleuse et de revendiquer le droit à l’égalité ; de plus elle recrée avec son œuvre une idée de site archéologique contemporain : en s’inspirant des restes des statues millénaires et en réinstaurant un contexte de fouilles, elle donne aux vestiges une valeur d’actualité. Ainsi, même s’il ne s’agit pas de ruines à proprement parlé, cet exemple illustre bien la volonté

54

: NOURRY Prune (2014), Terracotta Daughters, installation ayant fait étape dans plusieurs villes, avant de se terminer en Chine avec The Earth Ceremony (voir note 54) 55 : NOURRY Prune (2015), The Earth Ceremony, performance d’ensevelissement des statues en terre cuite, Chine

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Parc d’attraction Dismaland de l’artiste Banksy (Christopher Jobson, 2015)

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qu’ont les artistes contemporains de se servir d’éléments forts du passé pour faire passer un message. Dans cette continuité, la ruine devient aussi un moyen de se moquer de la société et de ses travers, comme on peut le voir avec Dismaland56, un parc d’attraction temporaire qui était situé dans la station balnéaire de Weston, au sud de l’Angleterre, en 2015, et qui était calqué sur les célèbres parcs Disney, à la seule différence qu’il était totalement en ruines : ainsi, avec cette fausse réplique, l’artiste à l’origine du projet, Banksy, a utilisé les vestiges pour se moquer de l’architecture pastiche de tels lieux, et offrir une vision peu flatteuse d’une société polluée et marquée par l’oisiveté : d’un monde habituellement féérique que renferme un tel site, on passe à une vision presque cauchemardesque. La ruine au XXIème siècle présente un potentiel de création et d’expression artistique qui a rapidement été saisi par l’ensemble de la population, participant à la rendre encore plus accessible et appropriable ; certaines interventions visent quant à elles un but politique et militant, s’appuyant sur les vestiges pour mettre en avant des revendications. Mais cette démocratisation toujours plus importante de la ruine entraine également des pratiques qui interrogent et sont sujettes à controverse, amenant à certaines dérives.

Les dérives La ruine au XXIème siècle s’appuie sur des vestiges d’une époque de plus en plus proche de nous, mettant en avant les problématiques de surconsommation et d’obsolescence programmée de la société ; de plus, le fait que la distance entre le spectateur et l’évènement lié à l’émergence des ruines se réduise, amène le goût de celles-ci à devenir sujet à controverse : ainsi des mouvements tels que « l’urbex »57 ou le « ruin-porn »58, visant à expérimenter ou esthétiser la dégradation urbaine de bâtiments ou villes, amènent à des dérives et à une certaine forme de curiosité malsaine. Enfin, de plus en plus de personnes s’indignent que certains vestiges suscitent plus d’attention et d’empathie que le sort des populations locales. Ainsi, la ruine aujourd’hui n’est pas toujours bien perçue, dans un contexte où on a désormais tendance à regarder davantage vers l’avenir que vers le passé. Si les ruines constituaient auparavant un processus de transformation lent et progressif, les ruines modernes nous précipitent au contraire dans un caractère soudain et immédiat de la destruction : ainsi on peut parler désormais de ruines instantanées, comme l’exprime le philosophe français Bruce Bégout : « Nous sommes entrés dans le troisième

56

: BANKSY (2015), Dismaland, projet artistique temporaire de parc d’attraction, ouvert du 22 août 2015 au 27 septembre 2015, Weston-super-Mare, Angleterre 57 : De l’anglais « urban exploration » : exploration urbaine 58 : Abréviation de l’anglais « ruin pornography » : ruine pornographique

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Magasin Best de Houston, Texas (DR, 1975)

Magasin Best de Sacramento, Californie (DR, 1977)

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âge de la ruine. Après le temps des ruines antiques, puis celui des ruines modernes, voici l’ère de la ruine instantanée, de la ruine du présent lui-même qui, née de l’urgence et vaincue par elle, ne dure plus, mais s’efface au moment même de son édification. »59 Par ce terme, il introduit l’idée que la ruine est désormais à l’image de notre société, plongée dans un phénomène de surconsommation et d’obsolescence programmée ; ainsi, les bâtiments ne sont plus construits pour durer, pour perpétuer une mémoire ou s’inscrire dans le temps, mais ils répondent à un besoin de consommation direct, présent, avec une durée de vie extrêmement réduite : la plupart des constructions s’installent dans notre environnement pour une période n’excédant pas une vingtaine ou une trentaine d’années dans le meilleur des cas, disparaissant aussitôt que les envies ou les besoins changent, à la manière d’une mode qui passe. « Vous n’avez même pas le temps de réfléchir que le site est déjà démoli à une vitesse fulgurante »60 évoque ainsi l’architecte Wang Shu mettant ainsi en avant le caractère éphémère de l’usage de nos édifices, mais aussi le fait que les ruines mêmes de ces bâtiments, que l’on qualifie d’instantanées, n’ont pas le temps de rester, étant démolies aussi rapidement qu’elles se sont formées. Ainsi la ruine est désormais soudaine et brutale, mais aussi fugace et temporaire. La raison principale de ce phénomène est sans doute la précarité et la rapidité des modes de construction actuels, mettant en œuvre des matériaux fragiles et non pérennes, qui répondent aux exigences seules du présent. « La ruine instantanée correspond à tous ces bâtiments provisoires qui sont conçus, construits et vécus comme des coquilles fragiles, vides et sans valeur, des emballages fantomatiques dont la péremption est quasi immédiate »61 : la ruine apparaît comme un déchet de consommation, qui arrive trop rapidement et se retrouve détruite et recyclée tout aussi précipitamment. Le groupe SITE (« Sculpture in the Environment »62) a ainsi mis en scène cette obsolescence et cette surconsommation dans l’architecture. Crée en 1970 par Alison Sky, Emilio Sousa, Michelle Stone et James Wines, il cherche à intégrer dans l’architecture la notion de temporalité et de déconstruction, comme avec la réalisation des magasins Best de Houston, Sacramento et Miami : ces édifices, servant à la fois de lieu d’exposition et d’entrepôts, apparaissent sous la forme d’une architecture qui semble en train de s’effondrer, avec des angles fragmentés et des façades qui s’ouvrent et laissent échapper des flots de briques qui s’accumulent juste devant l’entrée. Ces fausses ruines, assument entièrement leur caractère fictif, SITE cherchant au travers de cette intervention à mettre en avant avec un certain sarcasme l’architecture de notre société de consommation, qui apparaît comme un emballage fragile, qui dépérit aussitôt qu’il a rempli son usage. 59

: BEGOUT Bruce (2014), « L’obsolescence du présent, hypermodernité et ruines instantanées », Architectures d’urgence, Interventions, coéditions Ensa-V La Maréchalerie à Versailles, Pavillon Vendôme à Clichy et Maison des arts de Malakoff 60 : Phrase de l’architecte Wang Shu, énoncée lors de sa leçon inaugurale à l’école de Chaillot, à Paris en 2012, en faisant référence aux villes chinoises 61 : BEGOUT Bruce, op. cit. (note 42) 62 : Organisation d’architecture et de conception environnementale créée en 1970

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Urbex dans l’ancien Sanatorium d’Angicourt, Oise (Tchorski, 2014)

Urbex dans l’ancien Sanatorium d’Angicourt, Oise (Tchorski, 2014)

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Cependant, on ne peut s’empêcher de constater avec ironie que cette architecture de vestiges factices, sensée dénoncer la prégnance des grands centres commerciaux et la surconsommation actuelle, participe finalement à créer une situation de spectacle, qui attire les gens et procure à la première firme américaine de vente par correspondance, une publicité sans précédent, transformant ce qui devait être un geste fort et radical en une tournure davantage stylistique. Certains centres commerciaux, véritablement abandonnés et en ruines cette fois, deviennent le support d’une passion étrange : en effet, un site internet, nommé « deadmalls.com » (Annexe 6) recense des centaines de ces galeries marchandes désaffectées et désertes, proposant des vidéos montrant ces lieux sous l’angle d’une certaine fascination, presque à l’image de l’attirance et de l’enchantement qu’évoquent les ruines romantiques : on y retrouve la même mélancolie et la même nostalgie pour une époque révolue. Ce phénomène particulier, d’expérimentation et de parcours des ruines modernes, prend de plus en plus d’ampleur aujourd’hui, à tel point qu’il a fait émerger un nouveau mouvement : l’urbex. Cette activité, que l’on traduit en français par l’idée d’exploration urbaine, est née aux Etats-Unis à partir des années 1990, et consiste à organiser des visites, souvent en groupes, d’édifices et de lieux en ruines, le plus souvent fermés voire interdits au public. Ces excursions prennent l’aspect de véritables expéditions, parfois même dangereuses quand le site est trop pollué ou que l’édifie est dans un état proche de s’écrouler. Ces lieux, filmés, photographiés, vécus, ressentis, passionnent les visiteurs qui y voient une atmosphère, une aura particulière : en effet, ces vestiges racontent notre histoire, témoignant d’une époque toute proche, mais ils sont bloqués dans un présent éternel. Sans vraiment évoquer le passé puisqu’ils sont les restes d’édifices de notre contemporanéité, et sans velléité d’avenir puisqu’ils expriment une architecture réduite à l’usage et la fonctionnalité pure, qui ne pourra sans doute jamais connaitre le respect voué aux véritables ruines, ils ont ainsi un caractère marginal qui séduit, apparaissant comme des laissés-pour-compte qui attirent la sympathie et la compassion. Ce mouvement s’accompagne souvent d’une recherche de sensations fortes voire paranormales, tournant parfois au morbide ou au malsain, comme on peut le voir dans les photographies ou les vidéos réalisées lors de la visite d’anciens hôpitaux ou sanatorium : on cherche à imaginer des scènes inquiétantes, on raconte avoir entendu des voix, vu des apparitions fantomatiques : on fait de ces ruines le support de fantaisie cauchemardesques. Cet appétit toujours plus grand pour la décrépitude, développe ainsi parfois une certaine impudeur, qui peut s’apparenter à une forme de voyeurisme. Dans cette continuité émerge alors le mouvement du ruin-porn, qui se plaît à esthétiser le déclin et la destruction des villes et édifices issus de zones souvent post-industrielles. Cette expression, associant le terme de « pornographie » à la ruine, évoque à la fois l’idée 94


Le Temple de Baalshamin à Palmyre en 2008, avant sa destruction par l’EI en 2015 (E.jaser, 2008)

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d’obscénité, mais aussi de marchandisation : ainsi, il n’est plus rare de rencontrer des agences qui proposent des destinations curieuses, à la découverte de vestiges aussi insolites que lugubres, comme à Berlin, où l’on peut s’organiser un périple ayant pour étape une ancienne prison, des bâtiments militaires désaffectés ou encore un sanatorium pour enfants abandonnés, que de véritables passionnés se réjouissent de capturer sous tous les angles. Ce phénomène particulier au XXIème siècle heurte la sensibilité de certains, qui y voient une curiosité trop forte et malsaine pour des vestiges de bâtiments si proches de nous, faisant revêtir à la ruine des valeurs qui dépassent les limites de l’intimité. De manière générale, on constate aujourd’hui que les ruines, qu’elles soient contemporaines ou non, suscitent des passions toujours plus fortes et grandissantes, ce qui n’est pas au goût de tous : ainsi, de plus en plus de personnes s’indignent de cette fascination inaltérable pour les vestiges de bâtiments qui se trouvent au cœur de toutes les préoccupations, alors que des peuples à proximité sont délaissés en difficulté, ne semblant pas être dignes du même intérêt. Le cas du site historique de Palmyre en est un exemple probant : cette oasis située dans le désert de Syrie, possède des vestiges archéologiques d’une grande richesse, qui sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1980 ; or ce site se trouve au cœur d’un territoire malmené par la guerre opposant le régime syrien et l’Etat islamique, et devient donc le théâtre de nombreuses batailles. Lorsque les vestiges se trouvent sous contrôle des djihadistes en 2015 et qu’ils deviennent une cible pour ces derniers qui les dégradent et les détruisent, la communauté internationale s’émeut avec une telle force pour les pertes matérielles que certains s’indignent de cette prévalence des vestiges, qui semblent faire oublier les lourdes pertes humaines, civiles et militaires, qui sont les conséquences premières de cette guerre. Le cycle infernal du capitalisme et de la société de surconsommation amène donc aujourd’hui la ruine à certaines limites : les raccourcissements des cycles de vie des édifices font émerger des vestiges aussi soudains qu’éphémères, et les ruines laissées à l’abandon deviennent le terrain de jeux d’expéditions et de curiosités toujours plus poussés, qui dépassent les barrières de l’intime. Nous avons pu voir que la ruine au XXIème siècle développe des valeurs ancrées dans une certaine actualité et contemporanéité, reflétant les bouleversements profonds qui jalonnent ce siècle, et les volontés de plus en plus fortes des populations de s’exprimer, de vivre et expérimenter leur environnement et leur territoire, se servant parfois des vestiges comme support de revendication, ou en les exploitant jusqu’à ce qu’ils apparaissent comme de véritables objets de consommation, de loisirs voire de dérives. La passion de la ruine devient sujet à controverse, elle questionne et amène à penser certaines personnes que sa démocratisation et son influence vont parfois trop loin. 96


Nouvel aménagement du parvis de la cathédrale de Reims (Linazasoro & Sanchez, 2008)

Nouvel aménagement du parvis de la cathédrale de Reims, plan (Linazasoro & Sanchez, 2008)

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La ruine aujourd’hui revêt cependant une autre identité : support incroyable d’inspiration et de création, elle réinterroge la pensée actuelle de la discipline architecturale et se place dans une position de modèle.

C) LA RUINE COMME MODELE Dès la fin du XXème siècle, une certaine remise en question quant à « l’échec » de la modernité architecturale se met en place, et on commence à revenir à l’histoire, et à voir par conséquent dans la ruine un formidable moteur de transmission et d’articulation des espaces. Ce qui avait été bien souvent balayé avec l’émergence des modernes revient petit à petit : on ne rejette plus le passé, les vestiges se font socle, on s’intéresse aux traces, aux empreintes laissées par le temps comme fondations et comme amorce d’une architecture qui revient aux origines. La ruine se fait à la fois élément d’appui, ancrant les nouvelles interventions dans le temps et le territoire, mais elle apparait également comme un élément en devenir, qui convoque l’imagination et la création. La ruine et le sol tissent une relation étroite ; le passage du temps, des intempéries et des évènements élime peu à peu les édifices, ne laissant souvent que les parties des vestiges qui se trouvent au plus proche de la terre, en contact direct avec celle-ci, devenant ainsi au fil du temps des formations architecturales particulières, qui évoquent une certaine notion de fondation, de support. Ces traces laissées interrogent de plus en plus les architectes contemporains, qui y voient un élément d’ancrage pour les nouvelles interventions. Ainsi, l’aménagement actuel du parvis de la Cathédrale de Reims constitue un bon exemple de cette recherche de l’empreinte : en effet, rasés après la Première Guerre mondiale, les environs de l’édifice étaient alors un espace abandonné, vide et sans identité, rompant complètement avec le tracé médiéval de la cathédrale. L’agence Linazasoro & Sanchez Arquitectura est donc intervenue, et face à cette place sans géométrie particulière, elle a décidé de venir recréer un espace s’appuyant sur le tracé irrégulier des empreintes qu’avaient laissé les vestiges du parvis, témoignant du dessin des anciens îlots du Moyen-Age. Ainsi, les architectes sont venus refragmenter les lieux, par des traitements de sols, des différences de niveaux, de la végétation, et même du mobilier urbain, tel qu’un immense banc qui serpente et se fractionne pour offrir différents points de vue sur le monument. A travers cette réinterprétation des sillons laissés par les ruines, ils ont donc redonné un nouveau visage au parvis, avec un caractère presque intemporel, puisque s’appuyant sur le passé mais utilisant une lecture et des matériaux modernes.

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Œuvre « Il Grande Cretto » d’Alberto Burri à Gibellina (ADAGP, 2016)

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Les projets s’appuyant sur les traces et fondations laissées par les ruines sont aujourd’hui de plus en plus nombreux, et d’une manière générale, on constate qu’il y a dans les vestiges du XXIème siècle une véritable volonté de recherche d’identité des architectes, qui présentent un certain recul par rapport à l’architecture dérivée du mouvement moderne et les édifices cherchant toujours à s’imposer comme des références ; ainsi Rem Koolhaas énonce cette lassitude : « Je suis réellement écœuré par l’actuelle surproduction d’icônes, au détriment de toutes les autres potentialités. […] Nous avons à trouver une voie, à défaut d’un retrait total, pour réinventer une architecture plausible. ».63 Il y a une mise à l’écart des technologies actuelles ; on recherche le lien au territoire, on redécouvre l’importance du choix des matériaux, on étudie les modes de vies et les cultures ancestrales. La ruine apparaît donc comme une véritable pépite pour ceux qui cherchent du sens, et elle accompagne une intention de retour en arrière pour mieux aller de l’avant ; elle devient ainsi le support d’un certain archaïsme. Ce terme particulier renvoie à l’idée de s’attacher à retrouver et s’appuyer sur des formes primitives, l’archaïsme pouvant se définir comme ce qu’il reste de la force et de l’essence des choses après le passage du temps. Ainsi la ruine devient aujourd’hui un élément essentiel de la constitution d’un art et d’une architecture qui se veulent signifiants et qui sont à la recherche de leurs origines. Avec l’œuvre Il Grande Cretto (le grand craquellement) d’Alberto Burri à Gibellina en Sicile, on a un travail particulier qui fait ressortir l’archaïsme du lieu : en effet, après un terrible tremblement de terre en 1968 qui a ravagé toute la vallée, les décombres du village ont été abandonnés par les survivants. L’artiste crée alors entre 1985 et 1989 un mémorial particulier visant à rendre hommage aux victimes du séisme : il remplit l’ensemble des îlots avec du ciment, transformant et scellant ainsi les ruines en œuvre d’art, tout en laissant ressortir le tracé des rues sous la forme de grandes tranchées, qui semblent délimiter des tombeaux à la place des maisons d’autrefois. La sculpture en résultant, s’étalant sur près de douze hectares, vient comme un travail entre espace contemporain, paysage et abstraction de la mémoire, faisant des vestiges un élément de souvenir, capturant l’histoire du lieu mais aussi un nouveau départ, comme pour appuyer la renaissance de la nouvelle Gibellina qui se dresse désormais en face. L’architecte Alvaro Siza cerne lui aussi la particularité des ruines, en exprimant le fait que chaque construction, chaque architecture inscrit déjà en elle des vestiges. En effet, son travail évoque l’idée que pour composer ou modifier un endroit, un édifice, il faut révéler ce qui existe déjà, afin de l’intégrer et de le mettre en évidence dans le nouveau projet. Ainsi, les restes de pierres, de matériaux, d’objets retrouvés sur les sites deviennent des éléments d’architecture, permettant de s’immerger dans le temps et le territoire en les 63

: KOOLHAAS Rem (2007), « The Architecture of Publication (Rem Koolhaas in Conversation with Beatriz Colomina) », El Croquis, n°134-135 (“AMOMA Rem Koolhaas (II) 1996-2007”), p. 352

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Intervention d’Alvaro Siza, quartier de Sao Victor, Porto, Portugal (Archive Moma New York, 1976)

« Lieu de vie », Plateau de Saclay (Studio Muoto, 2016)

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respectant, et ils offrent une harmonie et une base qui pourra accueillir de futures modifications. L’exemple du travail effectué à Sao Victor illustre bien cette idée : le projet de restauration des quartiers populaires qu’a menés Alvaro Siza s’est fait autour du respect et de l’intégration des fragments encore existants ; il a cherché à établir un lien profond entre un site ancien et une intervention moderne, redonnant une grandeur au lieu. Le résultat offre alors une certaine perméabilité des époques et des espaces, où ancien et nouveau se répondent et se font ressortir l’un l’autre, avec une certaine intimité. Cet attrait pour l’idée d’archaïsme et de forme primitive se retrouve enfin dans la réflexion et le travail du Studio Muoto, qui fait de la ruine le support d’une nouvelle notion : celle de la modernité archaïque. L’agence s’applique en effet à produire une architecture à la recherche de ses origines, entre progrès et retrait respectueux, les vestiges deviennent à la fois un objet romantique et moderne, sombre et heureux, qui se situent entre deux âges et que l’on revendique comme quelque chose de primitif, qui court-circuite le temps linéaire de l’histoire moderne et la succession des époques. Avec leur projet Lieu de vie, visant à proposer un équipement évolutif pouvant accueillir de nombreuses activités, les architectes de cette agence introduise l’architecture sous la forme d’une ruine en devenir : le bâtiment est en effet conçu comme une ossature légère, résumée à l’essentiel, pouvant se moduler et accueillir différents espaces ; ainsi, la cafétéria peut par exemple se transformer en salle d’exposition ou de réunion, faisant de l’édifice un ensemble évolutif. Ils définissent eux-mêmes leur projet comme une friche intérieure, qui semble être inachevée et sans programme fixe, et insistent sur le fait que cette forme incomplète est indispensable ; le projet ne doit pas se finir, au risque de perdre son potentiel de suggestion, de développement et son idée de nouveau départ. Ils comparent alors l’édifice à une « ruine joyeuse »64, qui ne se décomposent pas mais qui au contraire sousentend que le bâtiment va pouvoir avoir plusieurs vies. Cette prise de position particulière permet donc d’utiliser la ruine comme un nouveau modèle sur lequel peut se construire une architecture intemporelle et durable. Ainsi, la ruine aujourd’hui devient, pour un grand nombre d’architecte, une forme dont il faut s’inspirer, et qui doit nous faire revenir à un processus de conception architectural se basant sur l’essence même de nos territoires, de notre histoire et de notre culture. On va désormais chercher à reconvoquer des structures urbaines traditionnelles, et à réinterroger notre discipline, dans le but de mettre en place des architectures répondant à une volonté forte de retour aux fondamentaux. Les vestiges font ainsi figure de point d’ancrage dans le temps et l’espace, permettant de s’établir comme éléments de fondations et de projections. 64

: expression énoncée par Gilles Delalex et Yves Moreau, architectes et fondateurs de Studio Muoto, lors de la conférence " Une modernité archaïque" (Pavillon de l’Arsenal, 14 février 2018)

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La ruine : moteur de création et d’expérience architecturale (Musée de Castelvecchio de Carlo Scarpa, Vérone) (Manuel Revilla, 2017)

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Le XXIème siècle vient donc dans la continuité du XXème siècle, inscrivant définitivement la ruine comme élément du présent ; les Hommes s’en emparent, ne voyant plus seulement en elle un objet de contemplation ou d’inspiration : désormais les vestiges se ressentent, se vivent, s’expérimentent, devenant parfois même le support d’expressions artistiques ou de revendications diverses, prenant alors une dimension politique. La démocratisation toujours plus poussée de la ruine, accompagnée par le phénomène de surconsommation et la conscience générale d’un monde qui court à la catastrophe, entraînent cependant certaines dérives, dépassant parfois les limites de l’intimité ; surexploitée, surmédiatisée, la ruine est poussée dans ses retranchements. Cependant, la ruine aujourd’hui apparaît également comme un moteur de création et de réflexion, devenant la matière première de nombreux projets pour les architectes : exprimant un certain archaïsme, les vestiges offrent la possibilité de retourner aux origines, de s’interroger de manière plus profonde sur les enjeux et les composantes de notre histoire, notre société ; la ruine devient ainsi élément d’accroche, de rêves, de devenir.

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CONCLUSION Tout au long de l’histoire, et aussi loin que les témoignages qui nous parviennent peuvent remonter, il apparaît que la ruine a toujours interrogé et fasciné les Hommes et les civilisations. Du Moyen-Age, où elle commence à émerger dans les travaux et les œuvres, jusqu’à aujourd’hui, où elle atteint une certaine prégnance, nous avons pu voir que chaque époque a su contempler, interpréter et même vivre à travers la ruine des valeurs et des enjeux aussi divers que complexes. Ainsi, jusqu’à la fin du XIXème siècle elle s’accompagne presque toujours d’une idée de mémoire, de souvenir, même si petit à petit la distance entre elle et nous se réduit, amenant progressivement une découverte plus intime, plus profonde de cet élément mystérieux, qui apparaît presque comme une typologie architecturale à part entière. Les progrès modernes et les inventions successives ont tendu à rendre la ruine de plus en plus accessible, permettant une approche plus personnelle et particulière de celle-ci. Le XXème siècle marque un tournant décisif dans sa conception : de la même manière que les évènements et les conflits de ce siècle ont frappé les esprits et changé définitivement le quotidien des Hommes et leur façon de voir et d’appréhender le monde qui les entoure, ils ont également imprégné et transformé la vision de la ruine de manière assez magistrale. Celle-ci se dégage alors peu à peu de son éternelle valeur du passé pour devenir un élément du présent. Le XXIème siècle cristallise cette nouvelle identité : ancrée désormais solidement dans notre contemporanéité, la ruine devient un moyen d’expression, de création et de revendication privilégié, même si cela implique aussi parfois des dérives, brouillant les limites de l’intime et faisant quelques fois d’elle l’objet d’une curiosité déplacée ou d’une attitude qui se rapproche de la surconsommation. Elle constitue aujourd’hui cependant également une formidable base d’inspiration et de création architecturale, et un support intéressant pour de nombreux projets et recherches. Ainsi, si chaque siècle a développé sa propre vision des vestiges, il apparaît que ces derniers marquent souvent les avancées techniques et l’évolution de la pensée que chaque période présente ; ainsi, la ruine se fait miroir des sociétés, reflétant les interrogations, les doutes et les incertitudes du moment. Aussi, dans notre discipline architecturale actuelle, il semblerait que nous soyons finalement pris entre deux récits contradictoires : d’un côté nous sommes encore attachés à l’ancienne modernité, qui persiste dans notre culture et marque notre volonté de progrès et de conquête de l’espace et du paysage, et de l’autre, nous sommes irrémédiablement touchés par les phénomènes de crise économique, de décroissance et de problématiques environnementales. Ce contexte qui est le nôtre induit donc une 106


certaine tension entre progrès et regret, et face à cette situation, la ruine apparaît comme un moyen de revenir à quelque chose de plus essentiel, de plus primitif. Ayant toujours accompagné les moments de doutes et de transition, et ce, quelle que soit l’époque, la ruine apparaît aujourd’hui plus que jamais comme un élément permettant une remise en question de notre présent et une réflexion sur l’avenir : elle se révèle comme le support d’une intense émulation artistique et intellectuelle. A travers la réalisation de ce mémoire, j’ai ainsi pu comprendre et découvrir toute la complexité que représentait un élément tel que la ruine, mais j’ai aussi pu percevoir le potentiel qui en émanait et les enjeux que cela touchait, notamment au niveau de la pratique et de la vision de notre discipline. Typologie particulière ou élément de création, elle semble apparaître comme un motif indissociable de notre monde, de notre époque, et dans un contexte où les valeurs authentiques et le signifiant se perdent, elle se manifeste comme une forme digne du plus grand intérêt : elle peut devenir le moyen de réaliser une architecture plus sensible, plus ancrée dans l’espace et le territoire, répondant aux problématiques contemporaines. Retour aux sources ou fondation d’une architecture en devenir, la ruine se pose donc aujourd’hui comme une figure de notre temps.

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BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES : -

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CONFERENCES ET COLLOQUES : -

SCHNAPP Alain, mars 2014, Une histoire universelle des ruines, cycle de 5 conférences organisée par l’Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, Paris, Auditorium du Louvre DELALEX Gilles et MOREAU Yves (Studio Muoto), 14 février 2018, Une modernité archaïque, conférence, Paris, Pavillon de l’Arsenal

PODCASTS : -

Architecture & littérature : la ruine, le reste, France Culture Anselm Kiefer : l’art survivra à ses ruines, France Culture

FILMS : -

CUARON Alfonso (2006), Children Of Men LANG Fritz (1927), Metropolis

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ANNEXES

Annexe 1 : Saint Sébastien d'Aigueperse (Andrea Mantegna, 1480, musée du Louvre, Paris)

Annexe 2 : Paysage avec ruines antiques (Herman Posthumus, 1536, Collection de la famille princière du Liechtenstein, Vaduz

Annexe 3 : Ruines au bord de la mer ; effet d’orage (Leonardo Coccorante,1738, Musée de Grenoble)

Annexe 4 : Image extraite du film « Metropolis » (Fritz Lang,1927)

Annexe 5 : « Architextures » de Johann Le Guillerm, usines Babcock (Jgp, 2016)

Annexe 6 : Centre commerciale abandonné (« deadmall »), New-York (Jeff Prine, 2016)

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Annexe 1 : Saint Sébastien d'Aigueperse (Andrea Mantegna, 1480, musée du Louvre, Paris)

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Annexe 2 : Paysage avec ruines antiques (Herman Posthumus, 1536, Collection de la famille princière du Liechtenstein, Vaduz

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Annexe 3 : Ruines au bord de la mer ; effet d’orage (Leonardo Coccorante,1738, MusÊe de Grenoble)

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Annexe 4 : Image extraite du film « Metropolis » (Fritz Lang,1927)

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Annexe 5 : « Architextures » de Johann Le Guillerm, usines Babcock (Jgp, 2016)

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Annexe 6 : Centre commercial abandonné (« deadmall »), New-York (Jeff Prine, 2016)

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TABLE DES MATIERES SOMMAIRE………………………………………………………………………………………………………….……….. 6

REMERCIEMENTS…………………………….................................................................................. 8

AVANT-PROPOS………………………………………………………………………………………………………..... 10

INTRODUCTION……………………………………………………………………………………………….….. 12 - 14

PREMIERE PARTIE : TRANSITION CULTURELLE DE LA RUINE………………………………….16 - 60 A) DEFINITION DE LA RUINE : UN EQUILIBRE INSTABLE……………………….…....16 - 26 Entre passé et présent………………………………………………………………………….…16 - 20 Entre mémoire et oubli………………………………………………………………………….. 20 - 24 Entre matériel et immatériel…………………………………………………………………. 24 - 26 B) EVOLUTION DE LA VISION DE LA RUINE…………………………………………….…..28 - 50 Du Moyen-Age au XVIIe siècle : la ruine comme marqueur du temps……..28 - 36 Le XVIIIe : L’âge d’or de la ruine…………………………………………………………….. 36 - 42 Le XIXe : l’archéologie et la photographie comme catalyseur……………….…42 - 50 C) EMERGENCE D’UN NOUVEAU REGARD AU XXEME SIECLE…………….…….. 50 - 60 Le traumatisme des guerres………………………………………………………………….. 52 - 54 Les ruines dans la contemporanéité…………………………………………………..…..54 - 60 DEUXIEME PARTIE : STATUT DE LA RUINE AU XXIEME SIECLE …………………………....62 - 104 A) UNE VALEUR ESTHETIQUE ET SENSIBLE………………………………………….…..…62 - 76 La place de la ruine dans la nature…………………………………………………………. 64 - 68 La ruine et l’expérience architecturale…………………………………………………….68 - 76

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B) UNE VALEUR D’ACTUALITE…………..……………………………............................ 76 - 98 La ruine dans la société contemporaine………………………………………………... 78 - 84 La ruine comme moyen d’expression et de revendication…………………….. 84 - 90 Les dérives…………………………………………………………………………………………….. 90 - 98 C) LA RUINE COMME MODELE……………………………………………………………..….98 - 104

CONCLUSION……………………………………………………………………………………………………..….106 - 107

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………………………………....110 – 112

ANNEXES……………………………………………………………………………………………………………....114 - 120

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