Mémoire master

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Architecture et identitÊs le cas de la Norvège

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Mathieu Follic


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Peut-on parler d’invariants spatiaux à travers l’histoire de l’architecture norvégienne ?

Sous la direction de Jacques Robert, ENSAPBx 2015

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Sommaire

Introduction

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Avant propos

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I La constitution de références spatiales et d’un socle culturel Introduction L’habitat viking La ferme norvégienne Un exemple d’architecture vernaculaire : le Stabbur Les églises de bois debout Conclusion : Les singularités de l’architecture vernaculaire

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II Singularités et cultures face à la modernité Introduction Le style dragon Le développement de l’habitat coopératif L’habitat isolé, espace du mythe collectif ? Les architectes norvégiens et le modernisme Une première assimilation de la modernité Sverre Fehn le paradoxe La signification de l’architecture Le cas du village olympique de Lillehammer :Skårsetlia Conclusion de la deuxième partie

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III L’assimilation de la mondialisation, vers un renouveau de l’architecture norvégienne ? Introduction Vers de nouveaux processus de production De l’isolement à l’intimité La nouvelle politique architecturale norvégienne Étude de cas :Tverrfjellhytta Le renouveau des influences

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Conclusion

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Bibliographie

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Introduction : Singularités, lieux et cultures Au cours du XXème siècle, le mouvement moderne fit la promotion d’un style international réfutant la singularité de l’Homme et niant les particularités des différents peuples. Cette production architecturale a engendré les conséquences considérables que nous connaissons actuellement : un rejet massif et une stigmatisation des formes architecturales modernes. Parallèlement certains sont tombés dans le piège facile du pastiche historique, acceptant de faire la promotion d’un passéisme stérile et identitaire. Face à ce constat comment faut-il penser l’architecture ? Le philosophe Paul Ricœur exprime ce défi en 1962 :

«Comment devenir moderne et retourner à ses sources ; comment raviver une vieille civilisation latente et faire partie d’une civilisation universelle»1 En ce début de XXIème siècle, ce défi reste d’actualité, néanmoins la situation n’est plus la même. Nous rencontrons de nouvelles difficultés. En premier lieu, le développement des échanges économiques mondiaux favorisent la standardisation des matériaux. De plus, les nouveaux moyens de communications et de transports font émerger des références architecturales mondiales qui se retrouvent multipliées et banalisées. Enfin, le développement du tourisme de masse engendre des villes muséifiées dont l’architecture peine à se transformer. Face à ce constat pessimiste, nous avons la chance de posséder de nouveaux outils. Nous sommes désormais en capacité d’analyser de manière critique la production architecturale du XXème siècle pour en comprendre les qualités et les défauts. Il est ainsi possible de voir la mondialisation d’une manière différente. Elle apparaît alors comme une chance, permettant de nouvelles interactions entre les différentes parties de l’humanité et offrant ainsi l’accès à de nouvelles influences culturelles.

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Paul Ricoeur, Civilisation universelle et cultures nationales, Histoire et Vérité, Paris : Seuil 1962

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Afin de créer des architectures reflétant la diversité et la complexité des cultures humaines. J’émets l’hypothèse qu’il faut se tourner vers les singularités architecturales d’une culture. A ce titre, la Norvège sera le cas d’étude de ce mémoire. Le choix de la Norvège me semble pertinent pour plusieurs raisons. L’origine et l’histoire de la culture norvégienne diffèrent sensiblement de la notre. Ce qui permet d’établir des comparaisons et d’en saisir les particularités. Par ailleurs, face à l’avènement de la modernité, l’étude de l’histoire norvégienne montre une pluralité d’architectures qui sont l’expression de certaines attitudes. En effet, on retrouve à la fois des tentatives de construction identitaire, des négations de la modernité mais également de beaux exemples de compréhension et d’assimilation du modernisme. Enfin, l’architecture contemporaine norvégienne, malgré la mondialisation, est devenue pleinement plébiscitée et semble avoir réussi à trouver les clefs de la production d’une architecture significative. Ce mémoire tentera de comprendre comment l’architecture norvégienne a composé avec ses singularités régionales. De même, nous vérifierons l’existence et le rôle d’invariants spatiaux ayant traversé les bouleversements de la société. Cette étude se fera à travers l’analyse des différentes périodes de l’architecture norvégienne, à savoir l’architecture vernaculaire, la révolution industrielle et l’avènement de la modernité et enfin l’architecture contemporaine.

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Avant propos Lorsque l’on évoque les pays scandinaves, l’image d’une entité unie nous apparaît en tête. En revanche l’analyse des conditions naturelles nous permet de noter de sensibles différences. Le Danemark est le plus petit pays des quatre, très majoritairement plat et intensément cultivé avec une forte densité de population. La Finlande possède une étendue beaucoup plus vaste sur laquelle se trouve de nombreuses forêts et lacs, constituant un paysage très majoritairement horizontal. La Suède est le pays le plus grand des quatre mais aussi le plus varié géographiquement: plaine, vallée, montagne, bord de mer. Tout ce qui constitue le monde scandinave. Le dernier pays est la Norvège, composée essentiellement de vallées et de fjords que séparent d’imposantes montagnes. Ce territoire est très peu cultivable, avec une densité d’habitant très faible, et géographiquement complexe. Cette géographie diverse a logiquement engendré des structures sociales qui diffèrent fortement. Ces pays contrastés partagent pourtant un dénominateur commun qui permet de parler d’un «monde nordique». La lumière si particulière, elle est mouvante, douce et moins forte qu’ailleurs. Le ciel également diffère de celui de l’Europe du Sud. Il est changeant, découpé. La lumière ne crée pas un espace uni et cette impression est renforcée par le ciel qui n’est que très rarement homogène. Pour le théoricien norvégien Christian Norbert Schulz, se sont ces caractéristiques climatiques qui fondent la perception particulière de l’espace architectural du monde nordique. Un espace non uniforme, discontinu et donc par nature anti-classique.

«La géométrie s’efface devant la topologie»2

2  Christian Norberg-schulz Scandinavie Architecture 1965-1990 édition du moniteur 1990 Page 8

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Cette lumière particulière mêlée aux caractéristiques géographiques locales, engendre quatre identités régionales d’un même monde nordique. Il est important de comprendre cette notion : le monde scandinave peut se réunir autour de questions architecturales communes mais l’expression résultante varie de manière conséquente en fonction des données des paysages et des caractéristiques sociales.

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I La constitution d’un socle culturel et de références spatiales Cette partie du mémoire a pour objectif l’identification et la compréhension des formes d’architecture historique en Norvège. Afin de déterminer ensuite le rôle de cette architecture dans la fabrication d’une culture commune et l’impact des modèles spatiaux. Cette étude est possible car l’évolution de l’architecture en Norvège fut lente et continue dans le temps, jusqu’au début du XXème siècle.3 Cette lente évolution architecturale provient de l’environnement particulièrement rude de la Norvège. Les latitudes septentrionales, les montagnes et les fjords, ont créé des conditions climatiques rendant extrêmement complexe le développement de l’agriculture. Seul, 3% du territoire de la Norvège est constitué de terres arables et seule la moitié se prête à la production céréalière4. La très grande majorité du pays est donc constitué de nature sauvage (forêts, prairies, zones humides et montagnes) qui n’ont pas permis le développement de populations importantes.5 Cette première partie aborde alors la question de l’habitat, notamment avec l’étude des premières occupations de la Norvège, les évolutions de l’habitat isolé vers les premières structures rurales, et enfin l’observation de l’arrivée du christianisme ayant pour conséquences des transformations architecturales durables.

3 http://www.architecturenorway.no/questions/identity/almaas-norwegian-arch/ 4  Council of Europe. (2008). Futuropa: For a new vision of landscape and territory : a council of Europe Magazine. Strassburg: Council of Europe. page 13 5  Architecture d’aujourd’hui 1954 numéro 54 page 40

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L’habitat viking Les premières migrations en Norvège datent du IVème au VIème siècle après J-C6. Le période viking en Europe date de 793 à 1066 après J-C. Originaire de la Scandinavie, ils explorent progressivement de nombreuses régions et établissent des routes commerciales à travers l’Europe. La présence des vikings a été découverte dans plusieurs lieux géographiquement distant : aux Iles Féroé, en Islande, en Écosse, en Angleterre... Cette propension à parcourir de vastes de distances doit être mise en perspective avec le caractère très majoritairement rural de la société viking. Leur mode de vie est basé sur l’agriculture et le commerce, avec un système agraire composé principalement de fermes isolées appelées longhouses. Ces dernières apparaissent dès le VIème siècle, et se répandent dans toutes les régions de la Norvège. On trouve également quelques regroupements succincts, des traces de vie proto-urbaine basées sur le commerce et l’artisanat furent découvertes. Les seules formes de «villages» retrouvées furent ceux de Forsand à Rogaland dans la région du sud ouest de la Norvège et Kaupang. Le premier est composé de 13 fermes. On estime à 1000 personnes la population du deuxième. Les «longhouse» se développent en longueur généralement de 10 à 30 mètres de moyenne sur 6 à 8 mètres de largeur.7 La taille dépend de l’importance et de la position sociale de l’habitant. La plus grande jamais retrouvée mesure 80 mètres de longueur et se situe aux îles Lofoten. Elle aurait appartenue à un important chef Viking. Aspects constructifs de la longhouse Le toit est supporté par de larges murs en périphérie et par une ligne de paire de poteaux en bois au centre distants de 60 à 70 cm. Les murs sont composés en bois ou en torchis parfois recouvert par du gravier, des pierres ou de l’herbe en fonction des ressources naturelles. Cet ensemble de couches fourni une bonne isolation. Le toit fut probablement recou-

6  Rural settlements in medieval norway, AD 400-1400 Dagfinn Skre 7 http://www.hurstwic.org/history/articles/daily_living/text/longhouse.htm

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vert d’écorce de bouleau pour l’étanchéité puis soit par de la terre sur laquelle pousse une végétation légère, soit par des bardeaux en bois8. La longhouse ne possède pas de fenêtre, la seule lumière naturelle provenait des ouvertures pratiquées dans le faîtage permettant d’évacuer la fumée. Il était courant que l’habitation viking soit placée au dessus d’un ruisseau de manière à pouvoir avoir facilement accès à de l’eau potable9. Le ruisseau est canalisé avec de larges pierres, et il suffit d’en faire pivoter une pour accéder à l’eau. Il est fondamental de récolter et stocker suffisamment de fourrage, pour que les animaux puissent survivre à l’hiver. En effet, en hiver un bœuf adulte en consomme près de deux tonnes. La ferme doit donc pouvoir disposer de vaste territoire pour pouvoir nourrir les animaux. On estime à 80 hectares le besoin de terre par ferme. La longhouse réunit plusieurs fonctions de la ferme, c’est une seule grande structure partitionnée en plusieurs espaces : - En premier lieu un grand espace de vie, caractérisé par des bancs en bois recouvert de peaux d’animaux disposées le long des murs permettant de s’asseoir et de dormir. - Un foyer central permet à la fois de chauffer l’habitat, de s’éclairer et de pouvoir cuisiner. - Des espaces de stockage pour les denrées précieuses: céréale, viande séché. -En bout de la structure un espace réservé aux animaux. Cet habitat est un lieu de vie pour plusieurs familles constituées de différentes générations vivant sous le même toit. Au fur et à mesure de l’Histoire, les divers espaces se séparent de plus en plus. Le passage marquant entre la période d’émigration et la fin de l’âge du fer ce n’est pas la longueur de la construction mais la disposition de l’étable. Elle n’est plus placée habituellement dans la longhouse mais devient un élément de construction à part.

Une longhouse reconstituée au Lofoten viking Museum 8 http://www.arild-hauge.com/familie.htm 9  http://www.arild-hauge.com/elife.htm daily life in the Viking periode

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La ferme norvégienne Traditionnellement, la ferme individuelle a été considérée comme la forme d’habitation prédominante de la Norvège médiévale. Néanmoins, les modes d’installation n’ont pourtant pas été aussi homogènes en termes de spatialité et temporalité10. En effet, sont trouvées des structures composées de plusieurs fermes formant un hameau (clusters). La taille de ces regroupements varie généralement entre 4 et 7 fermes et peuvent comprendre jusqu’à une quinzaine de fermes. D’après les études de Pierre Flatrès en 1957 :

«Le terme Gard est un terme norvégien qui défini aussi bien une ferme bloc individuelle isolée, qu’un groupe de fermes ou un petit village. Cette même ambivalence caractérise sémiotiquement Baile en Gaélique et Ker en Breton qui désigne également aussi bien une ferme isolée, qu’un regroupement d’une dizaine.»11 Dans la région occidentale de la Norvège, les fermes individuelles et hameaux sont généralement plus petits, plus irréguliers et possèdent moins de terres arables que les hameaux et villages du sud de la Scandinavie, à l’image de la Suède ou du Danemark qui possèdent des villages de taille bien plus importante. L’origine des groupements des fermes en Norvège est encore un peu vague et son développement est à considérer comme lié à un processus de longue durée. Les luttes internes et les guerres perdues ont eu raison du peuple viking et de la typologie de la longhouse. L’influence des modèles étrangers amène les paysans à concevoir une ferme composée de différents volumes détachés aux fonctions spécialisées. Cette solution permet notamment de réduire le terrible risque de propagation des incendies. Les différents volumes construits (jusqu’à une douzaine) s’organisent autour d’une cour centre appelée Tun (cour). Celle-ci devient l’organisatrice même de la vie à la ferme. Cette espace est défini comme une pièce d’extérieur fermée Ferme de Søre Harildstad photographiée en 2012 10  Invild Oye : Norway in the middle ages: Farms or hamlets, and village too? page 21 11  Pierre Flatrès 1957 : Paysage ruraux des pays atlantiques I. Une comparaison : structure rurales en Norvège et dans les contrés celtiques.1957. p 606

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par les bâtiments. Un micro climat est généré car la cour est protégée du vent par les constructions périphériques. Morphologiquement, l’emplacement des volumes n’est pas régit par des règles particulières, mais correspond plutôt à un certain besoin fonctionnel. La cour est l’espace de la vie quotidienne du paysan et de la famille, incluant également les célébrations pour des événements spéciaux comme les mariages, décès, fêtes…

Dessin de la ferme de Søre Harildstad par Arne Berg en 1953 d’après une photo de 1900

Le Tun apparaît donc comme un support de sociabilité pouvant accueillir des usages divers et provisoires. Il possède dès lors les qualités d’un lieu que l’on pourrait qualifier d’urbain. Divers groupes organisent la vie à la ferme : le premier Grannelag, est un regroupement de paysans des fermes proches, souvent celles d’un petit village, dont la fonction est l’entraide pour toute sorte de travaux en commun12. Le Belag est un regroupement plus large, rassemblant les habitants surtout pour les fêtes. Le Tun peut avoir des variations de formes selon les régions de la Norvège. Cette organisation spatiale perdure pendant plusieurs siècles jusqu’au début du XXème siècle, période où la mécanisation réorganise le

12  Pierre Flatrès 1957 : Paysage ruraux des pays atlantiques I. Une comparaison : structure rurales en Norvège et dans les contrés celtiques. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 12e année, N. 4, 1957. p612

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modèle agricole. Des variantes morphologiques existent en fonction des régions 13 : -Firkanttun : dans la région de Trondelag est une cour de forme carrée -Klyngetun : est une structure obtenue à partir d’une division de parcelle -Rekketun : est une forme spatiale définie par des volumes organisées le long d’un passage. La ferme norvégienne précédant la mécanisation est constituée de plusieurs volumes dont les fonctions varient. Un premier volume est consacré à l’habitation (vaningshus )14. Les autres peuvent servir à des fonctions très diverses comme une grange à foin (Lave), une grange pour le bétail (fjøs), une ou plusieurs maisons d’entreposage des aliments (Stabbur). Si la ferme abrite des artisans, des volumes séparés sont prévus pour la menuiserie, la fabrication de la roue, la cordonnerie, etc. En fonction de la taille de la ferme et des ressources économiques, se trouve aussi une salle des fêtes (de oppstue), une maison pour les agriculteurs à la retraite (de føderådstue), le dortoir des ouvriers agricoles et même une distillerie (brenneskur). Les petites fermes, les plus pauvres peuvent combiner les granges et les maisons d’habitation et posséder des zones de stockage plus simples. L’habitation norvégienne (våningshus) Le volume consacré à l’’habitation (våningshus) est modeste. Structurellement, l’habitat est construit en rondins avec des coins taillés. Idéalement placé au centre, un foyer ouvert chauffe l’ensemble15. Ce système a cédé la place à des poêles en pierre et des cheminées au début des temps modernes. La notion d’abri est très présente étant donné les conditions climatiques difficiles. En toute logique de grandes ouvertures ne sont jamais prévues. Richement décorée la maison se doit d’être confortable. Cet habitat développe une grande notion d’intériorité, d’espace protecteur. L’arrivée, plus tard, de la technologie du panneautage a permis d’améliorer grandement les conditions de vie.

13  https://snl.no/tun%2Fg%C3%A5rd Ola Storsletten 14 http://en.wikipedia.org/wiki/Architecture_of_Norway 15  Architecture d’aujourd’hui 1954 numéro 54

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Un exemple d’architecture vernaculaire : le Stabbur Le Stabbur signifie «maison de stockage» en norvégien et illustre parfaitement l’architecture vernaculaire norvégienne. Cet édifice est présent dans la majorité des fermes norvégiennes. Il est utilisé pour stocker différents biens au cours de l’année. C’est un exemple d’architecture vernaculaire norvégien. Christian Norberg Schulz écrit à propos du Stabbur comme étant :

« Le trésor de la ferme, c’est un morceau d’architecture extrêmement significatif. Mieux peut être que toute autre structure, elle exprime, de par une interprétation très originale du concept de verticalité et d’élévation qui repose sur la continuité et la fusion plutôt que sur la séparation et l’addition des éléments, la nature anti-classique du monde nordique. »16 La forme et la technique de construction évolue au cours de l’histoire, passant d’une construction à même le sol à un édifice progressivement surélevé pour se prémunir de l’humidité et de l’accès des rongeurs. Cette élévation forme un vide sanitaire. Les fondations sont en pierre. Sont stockés, des malles de vêtements et objets de valeur, des graines, de la farine, du sel pour les salaisons, de la viande fumée et salée pendue au plafond. Si le Stabbur a deux niveaux, les graines et la farines sont placées en haut. Étant donné la rudesse du climat en Norvège, on pouvait y stocker uniquement des biens ne craignant pas le gel. La construction du stabbur utilise une ressource facilement disponible : le bois transformé et assemblé selon les deux modèles de structure historiquement présents en Norvège. Le premier est une structure en bois disposé par empilement (log building), alors que le second modèle est constitué d’une structure de pilier en coin pouvant créer des porte-à faux. Le toit est suffisamment large pour protéger les façades. L’écorce de bouleau est amplement utilisée pour l’étanchéité, à laquelle on applique ensuite une couche de tourbe sur laquelle prend forme une végétation légère. Bygdøy folk museum Stabbur 16  Norberg-Schulz C. Nightlands: Nordic Building. The MIT Press (1996)

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Les églises de bois debout (stavkirke) La religion nordique ancienne inclue une multitude de rites païens nordiques. Ces croyances prennent fin aux environs du Xème et XIème siècle, date d’expansion de la religion chrétienne17. L’avènement du christianisme nécessite la construction d’églises, alors que les rites païens nordiques ne possèdent pas de lieux de culte bâti mais plutôt des sites sacrés. Les églises sont construites sur ces lieux. On estime entre mille et deux mille le nombre d’églises en bois debout (Stavkirke) sur le sol norvégien. Aujourd’hui il n’en reste que vingt-huit, puisque beaucoup furent détruites au XIXème siècle. Le terme Stavkirke est formé des termes «pieu» (stav) et «église» (kirke) en raison des grands pieux enfoncés dans le sol et supportant la structure de l’édifice. Progressivement, les pieux enfoncés dans la terre se transforment en poteaux posés sur des fondations en pierre pour se prémunir des problèmes d’humidité.18 Les églises sont un mélange d’inspirations des missionnaires arrivés avec leurs références spatiales et leurs habitudes et des techniques des artisans locaux. La technologie de l’époque des pieux en bois provient de la technique utilisée pour la structure des longhouses vikings. Chaque artisan apporte ensuite sa propre signature à la tradition locale, cette dernière représentant la somme des savoirs des générations précédentes. Ce long processus aboutit à la fabrication d’une architecture vernaculaire. Les églises en bois norvégiennes sont donc issues de complexes influences, de différentes traditions de l’Europe et du Moyen-Orient mélangées aux techniques de constructions locales. À ce titre cette architecture est imprimée de motifs issus de la mythologie viking mais également de symboles plus classiques du christianisme.

Eglise de bois debout de Borgrund construite vers 1190 17 https://snl.no/stavkirke 18  Jørgen H. Jensenius http://www.stavkirke.info/

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Il règne dans cette architecture une ambiance particulière. La conjugaison d’espace sacré et du bois est inhabituelle au regard de notre culture. Néanmoins, les codes spatiaux utilisés sont similaires aux églises du sud de l’Europe, notamment le séquençage de l’espace entre extérieur et intérieur, ainsi que le sentiment très fort de l’intériorité dû à la faible proportion d’ouverture. La lumière fait également l’objet d’une attention particulière. Christian Norbert-Schulz évoque :

« Une faible lumière divisée par la géométrie de la toiture se répandant dans une atmosphère sombre »19

Axonométrie de l’église de bois debout de Borgrund

19  Norberg-Schulz C. Nightlands: Nordic Building. The MIT Press (1996)

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Les références spatiales L’architecture vernaculaire a traversé les siècles jusqu’à l’avènement de la modernité. Cette architecture constitue un patrimoine matériel évident mais également un ensemble inconscient de références spatiales qui constitue un socle culturel commun. Certaines références sont liées aux interactions humaines tandis que d’autres se réfèrent aux interactions avec l’environnement au sens large du terme : (architecture et nature). Nous pouvons ainsi mettre en lumière plusieurs conclusions : -L’habitat isolé prédomine majoritairement, constituant en un rapport privilégié à la nature. -Cet isolement engendre un modèle social dominant : les petites communautés rurales. -Les conditions climatiques difficiles imposent un rapport net entre intérieur et extérieur. -L’intérieur de l’habitat fait l’objet de nombreuses décorations, développant une forte notion de l’intériorité. -L’organisation de la ferme norvégienne autour d’une cour intérieur est une spatialité qui a perduré entre le XIIème et le XIXème soit environ 700 ans. -Les formes architecturales sont simples et lisibles. -L’architecture est anti-monumentale. Il n’existe que peu d’exemples de démonstrations de pouvoir utilisant l’architecture comme moyen d’expression20. -La bois est un élément omniprésent au regard de l’architecture norvégienne dans toute les régions et à toutes les périodes de l’histoire. Son utilisation est à la fois liée aux structures et aux éléments de décorations. Ces différents points forment la singularité de l’architecture norvégienne précédant le milieu du XIXème siècle. La seconde partie du mémoire permettra d’étudier la place et le rôle de ces particularités régionales dans la nouvelle production architecturale.

20  Architecture d’aujourd’hui 1954 numéro 54 p40

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II Singularités et cultures face à la modernité. Jusqu’au milieu du XIXème, les villes norvégiennes demeurèrent de tailles très modestes comparativement aux villes européennes. Construites en bois, elles sont maintes fois détruites, reconstruites et parfois même déplacées. Par exemple, Oslo est détruite par un incendie de trois jours en 1624. Le Roi Danois Christian IV décida de reconstruire la ville à partir de zéro de l’autre côté de l’extrémité du fjord d’Oslo et de la nommer Kristiana21. Elle ne sera rebaptisée Oslo que quatre siècles plus tard, en 1925. Ce difficile développement de la ville pris fin avec l’arrivée de la révolution industrielle. En effet, l’avènement de la mécanisation entre le milieu du XIXème siècle et le début du XXème siècle génère une très grande transformation de la société norvégienne. Elle réduit le besoin en main d’œuvre dans des campagnes déjà très pauvres. Les industries des villes attirent un nombre considérable de travailleurs pauvres. Une ville comme Oslo évolue d’une population de 40 000 à 200 000 habitants entre 1850 à 1900, avec des densités de population très importantes dans certaines parties de la ville due à une très grande pauvreté. Cette population de paysans déracinés est confrontée au pire de la vie urbaine, entre promiscuité, structures sociales désorganisées, une vie à l’usine loin de la nature. En parallèle, une partie non négligeable de la population estimée à 800 000 personnes émigrent aux Etats-Unis d’Amérique.22

21  Thomas Hal, Planning europe’s capital cities : Aspects of Nineteenth-Century Urban Development l Published by E & FN Spon, 22  Einar Haugen. Norwegian Migration To America . Norwegian-American Historical Association. Volume I8: p1

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La seconde partie du mémoire est consacrée à l’analyse de l’impact de ce bouleversement majeur. Comment les références spatiales historiques ont-elles influencé l’habitat et la ville norvégienne ? Comment la modernité européenne apporte de nouvelles influences et change la pratique des architectes ? Dès lors, quelle est la place de ces références spatiales? Modernité et régionalisme sont-ils des termes antagonistes ?

L’évolution d’Oslo à différentes périodes 1300, 1650 et 1888 images Oslo museum

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Le dragon style La Norvège fut sous domination Danoise pendant plus de quatre siècles. À la fin des guerres napoléoniennes, Charles-Jean de Suède s’attaque au Danemark allié de Napoléon, forçant Frédéric VI de Danemark à signer le traité de Kiel (14 janvier 1814). Ce traité transfère le royaume de Norvège du Danemark à la Suède. Cependant, le gouverneur général de Norvège au nom du Danemark, Christian Frédéric tente de proclamer l’indépendance de la Norvège le 15 février 1814. Une constitution est écrite le 17 mai suivant. La Norvège reste pourtant sous domination suédoise, notamment la politique extérieure, mais possède désormais ses propres institutions. Ces événements marquent le début du processus d’indépendance et de nationalisme en Norvège qui durera tout au long du XIXème siècle23. Dans ce cadre émerge le romantisme national. Présent dans d’autre pays, ce mouvement est particulièrement fort en Norvège. Traditionnellement les Norvégiens lui attribuent une empreinte profonde et évidente dans le processus de construction identitaire, et ceci dès les années 1830. Le romantisme national se développe dans la sphère académique, artistique, littéraire entre 1840 et 1860. Il est à l’origine de la création du mythe originel norvégien : la nature, l’histoire norvégienne, le folklore norvégien sont célébrés en peinture notamment. Le développement de ce mouvement nostalgique est également possible grâce à l’émergence d’une nouvelle élite intellectuelle. Avec le développement de administration des villes, la petite élite religieuse et les gouvernements locaux commencent à recueillir des informations sur la topographie et le paysage naturel norvégiens. Plus tard, la bourgeoisie écrit à propos de l’histoire de la Norvège, à travers les vikings, la vie rurale. Ce travail sur l’histoire et la culture norvégienne sont fondateurs pour l’émergence du romantisme national.24

Peinture de Johan_Fredrik_Eckersberg Romsdalshorn i Rauma (1865) 23  24

Monrad Marcus Jacob, ”Om Philosophiens Betydning for Nationaliteten” 1845, vol. 3, pp. 104-122. Pauline garvey : the norwegian country cabin and fonctionalism : a tale of two modernities

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Ces tentatives de construction de l’identité Norvégienne passent également par des recherches linguistiques, dans le but de s’affranchir du Danois. Celles-ci menées par Ivar Aasen sur les anciens dialectes ont permit de créer le Landsmål (littéralement « langue nationale »). Ces divers exemples illustrent la tentative de définir le caractère unique du peuple Norvégien, on peut également le voir comme une réaction face à l’industrialisation du pays ainsi qu’une expression du rêve nordique. C’est également à cette période que l’historien Rudolf Keyser reprend une théorie selon laquelle les Norvégiens seraient le peuple originel du nord de l’Europe. Entièrement contestable sur le plan scientifique, cette théorie demeure centrale dans la construction identitaire norvégienne et contribue à l’installation d’une perception ethnique de la nation pouvant contribuer à l’émergence de théorie raciste sous l’influence du darwinisme social.25 Ce mouvement artistique nostalgique influence en toute logique les réflexions architecturales de l’époque. Enrichies par le développement de l’industrie, de plus grandes tâches architecturales sont proposées. La plupart des grands édifices sont dessinés jusqu’alors par des architectes étrangers naturalisés. Lorsqu’à la fin du siècle, les architectes norvégiens commencent à s’affirmer, il n’y a aucune tradition sur laquelle s’appuyer. Ils essayent d’abord de modifier le style “suisse” en y ajoutant des têtes de dragons et autres éléments identifiés comme étant “norvégiens”. Ce courant architectural romantique tente de fournir une série de réponses stylistiques qui culturellement sont significatives et évocatrices. Les inspirations sont recherchées à travers l’époque du Moyen-Âge et de l’époque viking.26

Hotel Dalen inauguré en 1894 dans la région duTelemark 25  Aladin Larguèche. Un aperçu du processus d’émancipation nationale norvégienne dans la seconde moitiée du XIXme siècle (1859-1905). 2007, pp.75-92. 26  Architecture d’aujourd’hui 1954 numéro 54 p 40

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Ce courant architectural se nomme le dragon style (Dragestil en norvégien) et est particulièrement répandu entre 1880 et 1910 c’est une variation du plus englobant National Romantique Style. L’inspiration principale du dragon style fut rendu possible grâce aux travaux de Johan Christian Dahl pour la préservation des églises de bois debout (Stavechurch)27. Ce style drag résulte des premiers efforts pour la création d’une architecture en bois spécifiquement norvégienne, afin de s’affranchir des influences européennes et parvenir à construire une architecture «typiquement» norvégienne. Cependant, cette architecture ne possède qu’une approche très littérale de l’identité et ne questionne que le style et le décor. Ce pastiche architectural ne résistera pas au glissement vers une autre mode : l’art nouveau en 1915.

27 https://snl.no/stavkirke

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Le développement de l’habitat coopératif. Les paysans norvégiens sont historiquement les propriétaires individuels de leurs fermes. Cette particularité est à l’origine du succès dans le développement du modèle du logement coopératif, permettant à chacun de devenir propriétaire. A contrario, le modèle suédois met en avant le logement locatif aidé, et financé par les pouvoirs public. Cette variation s’explique par la différence des structures rurales entre les deux pays. En effet les gros villages suédois ont permis l’émergence de la féodalité, une structure sociale inexistante en Norvège28. Les décennies 1920 et 1930 sont des périodes difficiles, la récession frappe durement et certains quartiers ne peuvent répondre à la demande en logement. Les associations locales de constructions apparaissent comme une réponse pertinente à ce défi. Prenant comme modèle l’association de propriétaire suédoise HSB créée en 1920, une coopérative nommée OOBS (greater Oslo housing and saving associations) est créée et deviendra avec le temps, un acteur important de la construction. Ce modèle débute dans les années 1930. Néanmoins, ce n’est pas avant 1946 que la Norvège développe un modèle institutionnel29. Celui-ci est basé sur une fédération nationale comprenant des associations locales sous contrôle de l’Etat et financées en partie par une banque publique de l’habitat. La guerre et l’occupation nazie ont interrompu la construction de logements et infligé des dégâts considérables dans le nord du pays. Les coopératives sont vues comme un moyen de se relever. Le développement des coopératives d’habitats est réalisé par l’intervention et l’encadrement du marché de la construction. L’état subventionne l’accès à la propriété pour dynamiser le marché et relancer les investissements privés à travers les coopératives. L’état mit également à disposition des sites de construction à bas coûts et organise la distribution de prêts bonifiés. L’objectif étant de fournir un logement de qualité et peu cher. Ce modèle perdurera jusqu’aux années 1980.

28  Francis Sejersted ,The Age of Social Democracy. Norway and Sweden in the Twentieth Century, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2011, p 262 29 http://www.nbbl.no/About-NBBL/Historical-background

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À cette date le marché de l’immobilier subit une grande transformation, mettant fin au large interventionnisme de l’Etat sur le marché de l’habitat. Ce libéralisme entraîne ainsi l’augmentation des prix et de la spéculation. Depuis, l’Etat continue néanmoins de soutenir certain programmes spécifiques comme les logements pour étudiants, de l’habitats spécialisés pour seniors et handicapés. Entre 1950 et 1970, il y eu un total de 650000 nouvelles constructions d’habitats en Norvège30, soit un peu moins que le total d’habitations existant avant la Seconde Guerre mondiale. Ces constructions furent de meilleures qualités que les anciennes, si bien que malgré le nombre conséquent de logements produits, la demande ne fut pas pourvue. Aujourd’hui, les coopératives de logements représentent 250 000 unités de logements dans 5000 coopératives. Les coopératives sont généralement propriétaires de 50 à 60 unités de logements. Pour disposer du droit d’habiter un des ces logements il faut acheter une action (avec pour valeur moyenne 270 000 euros en 2012). Chaque personne possédant une action reçoit un droit de vote, peu importe la valeur ou le nombre de ses biens. L’habitat coopératif représente 40 % du total des logements d’Oslo. Le développement de ce modèle et de la maison individuelle a permis d’obtenir un fort taux de propriétaires parmi la population soit 80%. Cette réalité ne laisse que peu de place au marché locatif.31 Le succès des coopératives permet de comprendre que malgré les transformations majeurs des modes de vie et de l’architecture. Il existe des éléments qui font lien entre l’ancienne et la nouvelle architecture. L’organisation sociale de la société norvégienne en est un, celle-ci n’a pas été transformée au passage de la vie rural à la vie urbaine.

30  Francis Sejersted The Age of Social Democracy. Norway and Sweden in the Twentieth Century, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2011 p 267 31 http://www.housinginternational.coop/co-ops/norway

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Chaque personne ayant vécu en Norvège ne peut oublier la nature. Ce n’est pas forcement la nature au sens végétal mais plutôt l’environnement au sens large. Les latitudes extrêmes de ce pays engendrent un climat exacerbé. Les saisons semblent décuplées, d’une intensité beaucoup plus forte qu’en France. La première image qui vient à l’esprit c’est l’hiver, le véritable hiver. Tous les sens sont affectés. Le son devient beaucoup plus calme, la neige craque sous les pieds. Le vent frais de la côte glace les visages. Le soleil est si bas à l’horizon que la peau qui est exposée ne peut le ressentir, il ne chauffe pas. La baisse de la luminosité affecte à la fois votre rythme de vie et votre moral. La trajectoire du soleil est si particulière, cela engendre des levés et couchés de soleil interminables. Les ombres sont tranchées, très longues et la belle lumière rose orange perturbe la perception du paysage. La végétation particulière, les formes géologiques et les lacs si nombreux, c’est comme si tous les éléments se coordonnaient pour générer une nature sauvage d’une beauté terriblement simple et accessible. Lorsque vous êtes entouré d’un environnement comme celui-ci, comment ne pas vivre avec, comment ne pas le voir ?

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L’habitat isolé, espace du mythe collectif ? Pour comprendre l’émergence du développement de l’habitat secondaire norvégien (Hytte en norvégien et Cabin en anglais), il faut remonter au XIXème siècle, époque décisive dans la constitution de la culture norvégienne. Cette quête d’identité fait apparaître trois éléments principaux : - Les Fjords et montagnes comme icônes - La constitution et son jour de fête le 17 mai - La paysannerie comme fondateur d’un système de valeur. Cette vie rurale a été prépondérante notamment dans la constitution de la démocratie Norvégienne. Comme nous l’avons écrit précédemment, il n’existe pas de féodalisme en Norvège. L’implication de la paysannerie dans les structures de gouvernance locale représente une force progressive historique en Norvège. L’incarnation de l’identité norvégienne à travers une vie simple, proche de la nature est un héritage direct de ce mode de vie agricole. Le nationalisme romantique, conjugué à l’arrivée des bateaux à moteurs et des trains a permis aux élites urbaines de la fin du XIXème siècle : (scientifiques artistes et écrivains) d’élargir leurs horizons en organisant des voyages dans la nature sauvage32. Seule cette partie aisée de la population peut alors construire d’extravagants habitats en pleine nature pour le ski et la chasse. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que cette pratique se démocratise. En effet, la première partie du XXème siècle est marquée par l’arrivée de la mécanisation dans la campagne qui bouleverse un mode de vie ancestral. Les campagnes nécessitent moins de main d’œuvre, ce qui entraîne un exode rural. Ce basculement vers la ville engendre un rapport différent à la nature. L’émergence populaire de la culture de la cabin arrive à ce moment précis. La vie simple, proche de la nature qu’incarne l’image du paysan reste profondément ancrée dans l’imaginaire norvégien. La soif de nature est assouvie par le développement de cet habitat secondaire, modeste par définition, qui permet de vivre au plus près ce mythe fondateur norvégien. Fosenkoia NTNU cabin, source document personnel 32  Pauline garvey : the norwegian country cabin and fonctionalism : a tale of two modernities p 207

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Une architecture pour l’esprit Les cabins sont d’abord décrites comme étant l’endroit idéal pour se retrouver en famille. L’architecture simple, modeste, génère une atmosphère intime propice aux discussions mais la cabin est également inscrite dans une autre temporalité, elle est brute et irrégulière, elle incarne les histoires de la famille et elle reste un repère entre les générations. Faire usage de la cabin, revient à faire l’éloge de l’isolement. Pour beaucoup de Norvégiens, le séjour en cabin permet de s’échapper de la routine quotidienne. Face à la modernité, la cabin s’installe comme un antidote, ce qui fait sens pour notre époque. C’est un sentiment incroyable de pouvoir disposer d’un espace que l’on peut qualifier de refuge, d’échappatoire, un endroit pour s’isoler, partir et laisser tous nos maux en ville. Partir en vacances de la modernité, lui tourner le dos pour peut-être mieux la retrouver ensuite. L’ampleur et l’impact de cette architecture anti-moderne est conséquente. On dénombre en 2006 380 000 Cabins présentent sur le territoire norvégien et 40% de la population norvégienne à accès à ces habitats secondaires33. Durant les easter holidays, la population d’Oslo baisse de 40% du aux séjours en plein nature.

La vie en Cabin est plus réelle. Cela vient probablement de la proximité avec les éléments. Les problématiques sont d’allumer un feu, trouver de l’eau potable, chercher de la nourriture et la préparer. Gérer les déchets, couper du bois, marcher dans l’herbe et regarder les oiseaux. En d’autres mots on a le temps pour être humain. Else Neg, Norwegian Ethnological research institute

33  Pauline garvey : the norwegian country cabin and fonctionalism : a tale of two modernities p 204

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Une architecture des sens La vie en cabin, est à l’opposé de l’habitat contrôlé. Il n’y a pas de ventilation mécanique, pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de menuiserie en PVC, pas de moyen de communication, pas de parquet flottant. C’est un habitat qui permet à l’homme un contact proche avec les éléments telluriques : eau, glace, feu, terre, air. En faire l’expérience nous offre la possibilité de revenir à nos besoins primaires : avoir un abri pour la pluie, un foyer pour la chaleur, casser la glace du lac pour obtenir de l’eau... Lors de cette expérience temporaire, habituellement pour quelques jours. La notion du temps change, en particulier car la seule source d’éclairage provient de lampes à huile ou de bougies. On vit dehors au rythme de la luminosité de la nature soit quelques heures par jours en hiver.

« Dans le monde occidental, nous commençons à découvrir nos sens négligés. Ce sentiment grandissant représente comme une révolte tardive contre la douloureuse privation d’expérience sensorielle dont nous avons souffert dans notre monde technicien. » L’anthropologue Ashley Montagu L’atmosphère y est très particulière. L’intérieur est petit, sombre et faiblement éclairé. Le feu crépite et engendre une odeur très caractéristique. Du sol au plafond, le bois massif génère un climat sonore agréable et intime, propice aux discutions. Le plan est généralement simple et efficace, quelques bancs autour d’une table, un foyer en métal au centre, quelques rangements sommaires parfois des couchettes en demi-hauteur.

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Les cabins sont donc caractérisées par des espaces restreints, faiblement éclairés et ne possédant pas d’équipement moderne. Ce descriptif correspond habituellement à un taudis ou à un habitat perçu comme de faible qualité. Paradoxalement il n’en n’est rien, les cabins répondent à une définition différente de l’habitat de qualité. Cette architecture offre, en effet, la possibilité de vivre des expériences sensitives, corporelles très riches, qui favorisent le sens du toucher par les variations de températures entre intérieur/extérieur, la chaleur du feu, le contact avec le bois. La construction s’inspire de l’architecture vernaculaire norvégienne. Le mode de construction utilise majoritairement l’empilement de bois massif. Le toit est recouvert de végétation.

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Comment les architectes norvégiens ont ils abordé la question de la modernité ? L’année 1930 marque le début de l’architecture moderne dans les pays scandinaves avec l’exposition de Stockholm. Ces années sont prospères concernant l’architecture moderne norvégienne. Ove Bang, Blakstad & Munthe-Kaas, Bjercke & Eliassen à Oslo et Leif Grung et Per Grieg à Bergen produisent des bâtiments remarquables, mais aucun ne devinrent aussi connu internationalement que le finnois Alvar Aalto, le danois Arne Jacobsen ou le suédois Gunnar Asplund. La Seconde Guerre mondiale marqua un coup d’arrêt important parmi les chefs de file de l’architecture moderne34. Au lendemain, de nombreuses villes sont détruites. On ne croit plus en la modernité et la période de la reconstruction montre peu d’expérimentations architecturales avec le retour de l’empirisme suédois et la banalisation des formes traditionnelles. Bien que les résultats soient quantitativement bons, la qualité de l’environnement recule très nettement. Après 1950, les commandes reprennent. Arne Korsmo et Knut Knutsen ouvrent la voie. Les deux architectes déjà renommés avant la guerre s’affirment et diffusent la modernité en Norvège selon deux courants alternatifs. Arne Korsmo devient la figure paternelle du group PAGON (Progressive Architecture Group Oslo Norway), la branche norvégienne des CIAM. Il possède de nombreuses relations internationales et rencontre plusieurs grands noms de l’architecture moderne35. Knusten quand à lui développe une architecture plus enracinée localement avec une écriture plus organique en accord avec les conditions naturelles de la Norvège. Il demeure le pionner d’une l’architecture que l’on pourrait désormais qualifier “d’écologique”, fortement de l’architecture vernaculaire et sous l’influence de Frank Lloyd Wrigh36. Son architecture est anti-monumentale, se fond dans le paysage. Les deux architectes grâce à leur enseignement ont eu une audience et une influence importante sur les générations suivantes.37

34  christian Norberg-schulz Scandinavie Architecture 1965-1990 édition du moniteur 1990 35 https://nbl.snl.no/Arne_Korsmo 36  Architecture d’aujourd’hui 1954 numéro 54 page 40 37 https://nbl.snl.no/Knut_Knutsen

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Une première assimilation de la modernité Le groupe porté par Knut Knusten fut d’avantage en faveur d’un régionalisme sans toutefois ignorer le mouvement moderne. Cette position semble à première vue antagoniste. La maison d’été de Knut Knusten exprime particulièrement bien cette dualité. La maison d’été de Knut Knusten à Portor est construite en 1949 et semble presque invisible. Elle se dissimule derrière des rochers, des pins. Elle possède une forme topologique et n’est pas située près d’une route d’où la difficulté de la trouver. Cette modeste construction fut pourtant une influence majeure de l’histoire architecturale norvégienne. Paradoxalement, ce n’est pas tant les photos de la maison mais un dessin en perspective qui compte parmi les références les plus utilisées par les architectes. Ce dessin représente un bâtiment modeste qui se fond dans la nature. Il porte en lui des valeurs qui le dépassent. Cette représentation d’architecture, par sa nature abstraite exprime particulièrement bien les signes qui font sens dans l’imaginaire norvégien. Knut Knusten y parvient en convoquant certaines références spatiales observées auprès de l’architecture vernaculaire. La maison de Portor peut être considérée comme faisant partie intégrante de la tendance anti-rationaliste qui inondât l’architecture internationale après la seconde guerre mondiale. Plus encore, internationalement parlant, l’architecture de Knut Knusten fut pionnière dans la révolte contre l’angle droit.38 Knut Knusten se saisit de la liberté formelle et conceptuelle amenée par l’architecture moderne. Il parvient à s’échapper des dogmes esthétiques, des formes blanches et abstraites. À ce titre cette architecture ouvre la voie vers une assimilation de la modernité.

Façade et plan de la maison d’été de Knutsen Portør 1949 38  Architectural review 1996 numéro 1194 page 75

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Sverre Fehn le paradoxe Sverre Fehn est un architecte norvégien, diplômé en 1949 de l’école d’architecture d’Oslo. Il est largement reconnu à la fois par ses pairs et contemporains comme le principal praticien d’après-guerre en Norvège. Professeur à l’école d’architecture d’Oslo pendant plus de vingt ans, il influence grandement toute une génération d’architectes39. L’oeuvre de Sverre Fehn est particulièrement intéressante au regard de son évolution. Pour comprendre son architecture il est nécessaire de remonter le fil des ses propres influences. Sverre Fehn cite en premier lieu son professeur Arne Korsmo comme étant son véritable maître40. En professeur anti-nationaliste rencontré à l’école d’architecture d’Oslo lors de ses études, il apporte une grande ouverture d’esprit à Sverre Fehn et devient son mentor. Il est en effet ce professeur qui sera à l’origine de toutes les rencontres déterminantes que fera Fehn, qui l’influenceront dans son œuvre. Il pousse son ancien élève, devenu ainsi ami, à chercher une ouverture d’esprit en Europe et aux États-Unis, à sortir de Norvège. Ainsi Korsmo permet à Sverre Fehn de rencontrer Le Corbusier41. Il se souvient des dîners avec Fernand Léger, Alvar Aalto et Elissa, Peter et Alison Smithson. Sverre Fehn pendant son séjour en France eu l’occasion de collaborer avec Prouvé pendant près d’un an. Sverre Fehn est également un membre fondateur du groupe PAGON avec entre autres Geir Grung et Jørn Utzon. Ce fut sur les conseils de ce dernier que Sverre Fehn voyagea au Maroc de 1952 à 1953. L’étude de l’architecture vernaculaire du Maroc sera le moyen de découvrir une architecture pré-industrielle.

“Quand je suis allé là-bas ce n’était pas pour découvrir de nouvelle chose mais pour retrouver ce qui à été perdu”.42

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Ingerid Helsing Almaa Architecture aujourd’hui octobre 2014 s Interview de Henrik Sten Moller, Living Architecture no 15, 1997 https://snl.no/Sverre_Fehn par Ketil Kira Chris hay The Cultural Role of Architecture: Contemporary and Historical Perspectives, p 94

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Avant 1958, Fehn collabore avec Geir Grung et ses travaux développent clairement une touche moderniste. Notons en particulier notamment la maison de retraite d’Økern à Oslo (1955). Au début dès années 60 son architecture se modifie, évolue. La Villa Schreiner (1960) est un témoignage de cette approche plus régionale, marquée par l’attention portée aux détails, aux matériaux et aux surfaces. Dès lors l’architecture de Sverre Fehn entre dans ce que l’historien Kenneth Frampton qualifie de régionalisme critique ou de modernisme poétique. Lors de la remise du prix Priktzer, le jury souligna que son architecture était un mélange fascinant et excitant entre des formes modernes, épurées et sa culture scandinave. Pourtant Sverre Fehn, pendant longtemps chercha à s’enfuir des traditions nordiques.

“Toute ma vie, j’ai cherché à m’échapper de la tradition nordique, mais j’ai réalisé ô combien il est difficile de s’affranchir de soi-même.” 43 Sverre Fehn L’oeuvre de Sverre Fehn se situe donc entre des influences subtiles du passé, du contexte nordique et de la modernité européenne. Bien que son architecture soit profondément enracinée dans les forêts, les montagnes et les fjords de Norvège, il refuse de porter un regard romantique concernant la nature. Il évoque l’idée d’une tension qui se doit d’exister entre l’architecture et le site.

43  Sverre Fehn in A+U, 1999

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Sverre Fehn, concernant le pavillon scandinave construit à Venise en 1962:

« Dans ce domaine, comme dans les autres, je crois qu’il faut combattre l’indifférence. S’intégrer précisément, volontairement dans un site. Ne jamais regarder la nature de façon romantique. Mais créer entre elle et votre intervention, une tension. C’est ainsi que l’architecture acquiert sa lisibilité et que nous retrouvons l’histoire que nous avons à raconter» Le pavillon scandinave est un magnifique exemple de compréhension de sa propre culture et de d’assimilation de la modernité. Avec cette construction, Sverre Fehn démontre qu’il est possible de recréer la lumière caractéristique du monde scandinave, avec des techniques de construction moderne, en l’occurrence du béton dans lequel est ajouté des morceaux de marbre blanc d’Italie44. Il y a quelque chose de magique et très subtile dans l’idée de convoquer une lumière pour évoquer la singularité des peuples norvégiens, suédois et finlandais. Ce pavillon exprime le refus de tout passéisme. La référence à la Scandinavie n’est en aucun cas littérale. Ainsi cette lumière et le dialogue subtile entre trois arbres et la structure parviennent à qualifier l’espace. Cette atmosphère porte en elle les signes spatiaux qui font sens pour celui-ci qui à la chance de la parcourir.

« Je m’efforce d’attirer davantage l’attention des gens sur la beauté du site. J’ai dit à mes étudiants que si, en regardant un bâtiment, ils remarquent un bel arbre, alors le bâtiment est une belle pièce d’architecture. C’est le dialogue entre l’arbre et l’architecture qui rend l’arbre beau. »45 Cette approche sans concession et radicale est au cœur même du processus architectural46. Le rapport à la culture, à l’altérité scandinave que développe Fehn prend une forme métaphorique. C’est une belle manière d’aborder la modernité que de parvenir à la rendre évocatrice et chargée de signes. Pavillon scandinave de Sverre Fehn à Venise, 1962 44  Chris hay The Cultural Role of Architecture: Contemporary and Historical Perspectives, p 101 45  Architectes : lauréats du Pritzker Prize. 30 ans de créations, Paris : La Martinière, 2011 46  Musée glaciaire à Fjaerland, L’architecture d’Aujourd’hui, juin 1993

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La signification de l’architecture. Christian Norberg Schulz est un architecte et théoricien norvégien. Son apport théorique fait de lui un personnage incontournable de l’histoire de l’architecture norvégienne. Il aborde la question de la signification à travers l’architecture. Qu’est ce qui parle, qu’est-ce qui signifie quelque chose ? Comment un objet peut être un objet physique et un signe culturel en même temps ? Quel est la relation entre l’objet et le sens ? Est-ce que cette relation existe? L’objectif est de non pas décrire l’architecture mais le sens qu’elle transmet. C’est à dire la relation triangulaire entre le sens, l’objet (qui porte et représente le sens) et le sujet qui expérimente l’objet. A travers sa thèse «Intention in architecture» écrite en 1963, Christian Norberg-Schulz lance un appel à la compréhension et à la réflexion sur la signification en architecture47. Cet appel s’inscrit en réponse à la perte du sens de l’architecture moderne et dans la perception d’une crise de la profession d’architecte.48 La perte de sens Ole Møystad, à travers l’article The spirit of place in a multicultural society49, explique que le développement de la science et de la modernité mirent fin à l’hégémonie du sens social apporté par la religion et par la politique. En effet, au regard de l’histoire. Le modernisme ne fut pas créé pour exprimer quelconques croyances ou une incarnation du pouvoir, mais plutôt une vérité scientifique à travers une volonté de rationaliser. Le modernisme a réduit l’architecture à un produit industriel. «forms follow fonctions». Christian Norberg-Schulz cherche les structures et les modèles qui relaient les significations entre nous et nos environnements architecturaux. Il introduit le concept de lieu selon une approche phénomologique et sémiotique. Il établit que la signification est une notion qui peut être identifiable et contrôlée. Il suggère que les architectes devraient développer, rendre plus visibles, plus différents les caractères physiques qui défi-

47  Christian Norberg Schulz : Système logique de l’architecture p7 48  Christian Norberg Schulz : Système logique de l’architecture p 12 49 http://www.architecturenorway.no/questions/identity/moystad-on-cns/

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nissent l’essence du lieu. Cette théorie offre la possibilité aux architectes de renouer avec une certaine vérité de perception de l’architecture par les codes et signaux culturels locaux. L’architecture porteuse de sens signifie qu’elle peut être comprise et que la personne qui l’observe puisse se reconnaître en elle. La pensée de Schulz devient un support théorique en faveur de la contextualisation, pour une architecture s’intéressant davantage à la matérialité, aux textures, aux expériences sensibles et à la poésie du dessin.

“Comment l’architecture peut-elle redevenir un moyen d’expression sensible ?” Danger et incohérence Christian Norberg Schulz transmit son message concernant le caractère fondamental de développer une architecture culturellement significative avec une telle conscience et ténacité, qu’il atterrit droit dans l’esprit du ministre norvégien de la culture. Cette théorie fut utilisée comme instrument d’une politique culturelle nationale50. L’institution «forme norvégienne» fut créée en 1992, avec pour objectif de donner une direction esthétique au développement de villes et villages norvégiens. Une des applications directes fut la création d’un guide pour «analyser un lieu»51. Cet ouvrage produit par le ministère royal de l’environnement en 1993 fit son entrée dans les bureaux de planification urbaine de toutes les municipalités de Norvège. Le guide contient quatre exemples d’analyse d’un lieu selon une approche phénomologique basée sur le «concept de lieu» défini par Schulz.

50 http://www.architecturenorway.no/questions/identity/moystad-on-cns/ 51  booklet Place Analysis – Content and Implementation. Manual 1993.

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Les qualités esthétiques furent misent sur l’agenda politique. Ole Møystad exprime le caractère ambigu de ce guide basé sur les théories de Chrisitan Norberg-Schulz. Il note cette phrase évocatrice:

«L’expérience de nos espaces communs est de plus en plus liée à une sensation d’aliénation, dans le sens d’une menace...» Cette phrase issue du guide utilise une sémantique connotée qui exprime une peur de la modernité, un certain repli. La question de la perte de sens et de l’identité en architecture sont des notions qui peuvent être rapidement détournées et corrompues. Ole Møystad explique qu’il est légitime de douter de la pertinence de l’approche phénomologique dès lors que l’environnement de réflexion se situe dans des espaces multiculturels. En effet, il existe une contradiction forte entre construire selon l’identité du lieu comme base significative lorsque la société est composée de personne provenant d’origine diverse et de plus en plus mobile. Ole Møystad explique qu’à Oslo, un recensement en 2005 a montré que 22% de la population est immigrée. Il se questionne sur l’application qui serait faite à Oslo du guide pour «analyser un lieu» produit par l’Etat.

Pour autant doivent-ils construire selon la perception significative du pécheur local du Balsfjord ou du résidant natif d’Oslo? Doivent-ils construire “norvégien” ? Et s’ils ne le peuvent? Les Pakistanais, les Tamouls et les Danois doivent-ils construire selon leurs perceptions et significations architecturales? Cet exemple illustre clairement les limites de la théorie de NorbergSchulz qui exprime le besoin d’une architecture s’inspirant d’un autre socle intellectuel. Néanmoins cette pensée reste une contribution conséquente concernant l’étude des perceptions et du sens de l’architecture.

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Le cas du village olympique de Lillehammer, Skårsetlia En 1992 Åse Kleveland le ministre de la culture publie un papier appelé «Kultur i tiden» (culture de notre temps). Débute alors une politique architecturale nationale fortement inspirée de l’approche phénoménologique de Norberg-Schulz52. Les jeux olympiques de Lillehammer, deux ans plus tard, sont à ce titre l’expression de cette nouvelle ambition. Comme les autres villages olympiques destinés à l’accueil des athlètes, le nouveau village de Lillehammer est amené à devenir un village habité après les Jeux. Contrairement aux villages des éditions précédentes, l’objectif fut atteint. Pour cela l’équipe d’architectes Lund Hagem Arkitekter et Div.A Arkitekter interrogea les habitudes spatiales en jouant sur la tradition architecturale des fermes locales53. Les habitats sont organisés autour de cours reprenant la typologie classique de la ferme norvégienne : les architectes utilisent donc des séquences spatiales connues et identifiables. Ensuite, l’emplacement et le rapport à l’environnement rappelle largement l’attention particulière portée à cette architecture vernaculaire et d’un certain pragmatisme. L’implantation du projet se situe sur le flan sud de la vallée pour profiter d’un maximum d’ensoleillement. Tournés vers la rivière en contrebas, les habitats sont construits parallèlement à la pente de façon à avoir les vues sur la vallée.

Plan typique d’une ferme du Gudbrandsdal

52  The Heaven, the Earth and the Optic Array: Norberg-Schulz’s Place Phenomenology and its Degree of Operationability Akkelies van Nes page 127 53  Architectural review 1996 numéro 1194

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Sur les cent quarante-cinq habitations, cent-dix sont permanentes et ont été vendues sur place. Les trente-cinq restantes ont été démontées et vendues dans d’autres parties de la Norvège. Se succès indique que cette architecture a réussi à faire sens dans l’esprit de la population, que les habitants se sont reconnus à travers cette architecture. La préfabrication fut utilisée pour rationaliser la construction afin de diminuer les coûts mais également pour rendre possible le démontage à la fin des J.O. Des bâtiments ont même été convertis. Le service center fut transformé en cafétéria, en centre pour senior, en une église et en école maternelle. Le démontage pris fin en 1996 quand les terres occupées furent à nouveau rendues disponibles pour l’agriculture. Le bois est sombre pour la partie revêtement des bâtiments et clair aux endroits qui peuvent être touchés. Ce projet illustre particulièrement bien la démarche architecturale questionnant l’identité locale. C’est une architecture significative possédant une écriture moderne dont les codes utilisés permettent une identification à cette architecture. On perçoit alors les aspects bénéfiques d’un regard attentif sur l’architecture passée.

Page de gauche : vue d’ensemble à l’état de projet du village olympique, réalisation Lund Hagem Arkitekter et Div.A Arkitekter. Page de droite : le village réalisé en 1994

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Conclusion de la deuxième partie Malgré les importants bouleversements économiques en Norvège au XIXème siècle, l’architecture résultante ne fut pas créée en rupture totale avec le passé. La nouvelle architecture est indubitablement en lien avec la précédente. Ces liens se présentent comme des nouveaux modes de production de logements (exemple des coopératives), mais également sous la forme de nouvelles pratiques sociales comme le développement de l’habitat secondaire. Chez les architectes, la question de la culture et des singularités demeure délicate. Ces notions peuvent mener vers un passéisme nostalgique, notamment avec le cas du dragon style. L’architecture peut rapidement devenir un instrument au service d’une idéologie dangereuse. Certains architectes sont toutefois parvenus à créer une architecture possédant à la fois un langage universel et des particularités locales. Cellesci parfois sont issues de l’inconscient (ce fut le cas avec Sverre Fehn au début de sa carrière). Elles peuvent être également convoquées de manière plus explicite comme Knut Knusten. L’équilibre réside donc dans la capacité des civilisations et des régions à se nourrir de la culture universelle pour recréer une tradition régionale. On ne peut plus construire des pastiches d’architecture vernaculaire où un objet architectural non temporellement spatialement et culturellement connecté. Mais d’une pensée architecturale nécessaire pour produire des espaces dans lesquels chacun peut se reconnaître.

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III L’assimilation de la mondialisation, vers un renouveau de l’architecture norvégienne. En ce début de XXIème siècle, la société norvégienne présente un visage sensiblement différent du paysan isolé qu’incarna le mythe romantique du XIXème siècle. Les norvégiens voyagent désormais beaucoup plus, l’économie s’ouvre à l’international et la ville est devenue le modèle de vie dominant. La Norvège semble désormais mieux armée pour répondre aux défis architecturaux. En premier lieu, le PIB a explosé54 et la Norvège est devenue un pays très riche. Bien que l’argent ne soit pas l’ultime réponse, il est difficile d’imaginer celui-ci n’aie aucun impact architectural. Néanmoins, le changement provient de l’expérience acquise au long du XXème siècle. La Norvège possède désormais de solides références architecturales qui expriment différentes attitudes concernant le dialogue entre les singularités locales et la modernité. De plus, l’ouverture sur le monde et les supports comme Internet offrent aux architectes une quantité infinie de références architecturales possibles. Ces caractéristiques sont de formidables outils pour aborder les enjeux contemporains. La Norvège doit ainsi trouver des réponses aux conséquences de la mondialisation. A l’instar de beaucoup de pays, on note l’importance prise par la multiplication d’une architecture mondialisée : galeries commerciales, chaînes de restauration rapide, stations services, etc. Une difficulté probablement plus subtile, se trouve être la standardisation des matériaux de construction55. Cette caractéristique conjuguée au manque d’ambition architecturale de la majorité des maîtres d’ouvrages peut engendrer des formes non significatives ou passéistes. En parallèle, la Norvège s’ouvre également au tourisme, faisant émerger la question du patrimoine, de l’image véhiculée par l’architecture norvégienne. De plus

54 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/norvege/presentation-de-la-norvege/ 55  Architecture aujourd’hui octobre 2014 Ingerid Helsing Almaas

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l’apport théorique conséquent de Norberg-Schulz, le genius loci, a montré ses limites dans le cadre du développement des villes et en particulier dans les espaces aux cultures multiples. Or, les norvégiens ne vivent plus dans des campagnes sociologiquement homogènes. Désormais la société est majoritairement urbaine et multiculturelle. Cette troisième et dernière partie du mémoire sera l’occasion d’étudier l’émergence de nouveaux processus de fabrication de l’architecture, l’impact du développement des routes touristiques, le passage de l’isolement à l’intime et l’enrichissement et le renouveau des influences de l’architecture norvégienne.

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Vers de nouveaux processus L’agence Tyin Tegnestue Architects et l’agence Rintala & Erggeson incarnent une nouvelle génération d’architectes en Norvège. Jeunes et talentueux, leurs travaux reçoivent une attention mondiale. Ces agences possèdent une parfaite maîtrise des méthodes de communication moderne. Ils réalisent de nombreuses conférences à travers les universités, leurs productions sont abondamment exposées et publiées à travers revues et sites Web. Travailler sur différents continents leur permet de diffuser plus efficacement leurs visions de l’architecture. le processus Après un regard attentif porté sur leur production, on remarque que les projets sont très souvent de petites interventions. Cette particularité provient du processus de création et de réalisation. Ces agences tentent de redéfinir le métier d’architecte comme n’étant plus uniquement un créateur mais prenant pleinement part à la construction du bâtiment. L’implication des architectes dans la construction du projet, vise à retrouver une science de la construction. Lorsque l’on construit soi-même, on se rend rapidement compte des conséquences impliquées par le dessin. Cette approche favorise la quête de solutions pragmatiques et de formes simples56. En toute logique cette manière de produire une architecture modifie fortement la forme finale de l’ouvrage. Une architecture localisée Les projets sont majoritairement réalisés à l’étranger57, se pose dès lors la question du contexte local. Ces agences s’appuient sur des compétences et matériaux locaux pour définir un langage architectural compréhensible pour les communautés locales. On ne peut ignorer l’influence des architectures vernaculaires comme source d’inspiration. L’objectif étant de réaliser une architecture localisée et peu coûteuse. TYIN tegnestue, Cassia Co-op Training Center réalisé en 2011 en Indonésie 56  Sami Rintala, «Construire/transmettre/construire» par Marie-Hélène Contal Publié le 10/05/2011 d’architecture n°200 57 http://www.rintalaeggertsson.com

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Cette démarche de production de l’architecture en dehors de la Norvège s’inscrit dans la longue tradition du pays d’ouverture sur le monde. Ce territoire semble isolé mais paradoxalement au regard de l’Histoire on trouve de nombreux exemples d’ouvertures économiques et culturelles. Tels que les Vikings qui établirent des routes commerciales sur des milliers de km à travers l’Europe, ou encore le rôle prépondérant de la Norvège dans la création de l’ONU, de l’OTAN58. La Norvège est également un des pays le plus généreux concernant l’aide au pays en voie de développement. La somme attribuée représente 1% du PIB national annuel59. Une architecture mondialisée L’utilisation de technologies locales, de formes simples, de compétences et matériaux locaux ne sont toutefois pas en contradiction avec la volonté de production d’une architecture dont les formes semblent très contemporaines. Un travail important sur la lumière, la matérialité est réalisé, on note ainsi une grande liberté conceptuelle.

Coupe du Cassia Co-op Training Center réalisé en 2011 par TYIN tegnestue

58  ww.norvege.be/PageFiles/232734/RNE_brochure_FR_lr.pdf publié par Publié par l’Ambassade Royale de Norvège en Belgique page 7 59  OCDE/CAD. Norvège, Examen par les pairs. Paris : OCDE, 2005, p.55

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L’architecture de l’agence Tyin Tegnestue Architects et l’agence Rintala Erggeson met en avant une double approche, entre hyper localisation et mondialisation. Leur architecture paraît formellement simple mais le concept témoigne d’une prise de position radicale et intellectuelle. On pourrait qualifier cette architecture comme étant néo-vernaculaire norvégienne sous différents climats. J’utilise le terme de «néo-vernaculaire» car ces architectes tentent de promouvoir les qualités économiques et climatiques des architectures vernaculaires. Néanmoins malgré l’implication de communautés locales et les techniques structurelles déployées, cela reste selon moi une architecture norvégienne, car le langage architectural utilise des références spatiales qui sont propres au monde norvégien. La relation forte avec la nature, le travail sur la lumière, les typologies d’espaces et les échelles de l’architecture produite, définissent des codes spatiaux provenant de leur singularité culturelle. C’est pour moi la limite de leur raisonnement. Je ne sais pas si cette architecture est significative pour les populations locales. En outre ce mode de production de l’architecture semble très difficilement généralisable dans les pays plus riche, la masse salariale de la main d’œuvre étant beaucoup plus cher. La production de l’agence Tyin Tegnestue Architects et l’agence Rintala Erggeson démontre néanmoins qu’il est possible de produire une architecture réinterprétant avec cohérence l’architecture vernaculaire. Ce processus intellectuel peut servir de référence pour réussir à créer une architecture réconciliant régionalisme et mondialisation.

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Nous sommes le vendredi 11 avril, il est 17 heures, le parc Høyskoleparken semble être pris d’assaut. Les premiers rayons de soleil du printemps font réapparaître une foule étudiante que l’on pensait endormie. Je traverse le parc. L’atmosphère est joyeuse, on entend les discussions et les rires au loin. L’odeur des barbecues vient chatouiller les narines. Je rejoins mon groupe composé d’étudiants norvégiens et d’Erasmus comme moi. J’ai apporté quelques bières et des saucisses peu chères trouvées à REMA, repas classique du barbecue norvégien. L’ambiance est particulièrement agréable. Les barbecues spontanés sont un passage obligé et récurrent de la vie étudiante de Trondheim. Le parc est un lieu majeur de rencontre entre étudiants norvégiens. Le parc à l’avantage d’offrir un espace de liberté. La mise à distance de l’autre permet à un individu où un groupe de créer une sorte de bulle protectrice. Cette bulle protectrice semble jouer un rôle social important. A l’inverse des bars et des places urbaines que l’on peut trouver dans les pays latin, qui favorise la rencontre entre inconnus, le parc pour cette caractéristique me semble être l’espace de sociabilité idéal de la jeunesse étudiante norvégienne.

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De l’isolement à l’intimité On a pu le voir précédemment, l’histoire de la Norvège est marquée par le mythe du paysan isolé, incarné dans la pratique des cabins. La ville est pendant longtemps perçue comme étant une chose importée et donc étrangère. La ville c’est l’autre, c’est l’appréhension de l’altérité. Conjointement au développement de la ville, apparaît le développement de la notion de l’intime dans l’architecture. L’intimité est complexe à aborder. Le Larousse donne la définition suivante :

«Qui est au plus profond de quelqu’un, de quelque chose, qui constitue l’essence de quelque chose et reste généralement caché, secret»60. Cette définition relie l’intimité à l’individu, à soi-même et peut également se référer au sentiment de proximité avec autrui. Elle se rapporte à une connexion familière et affectivement très étroite avec d’autres, en résultat à un certain nombre d’expériences communes. L’intimité véritable demande donc des échanges, de la transparence, de la réciprocité et une certaine vulnérabilité. En Norvège, les espaces permettant l’émergence de l’intime se développe de manière particulièrement forte. L’habitat premièrement fait l’objet de toutes les attentions. La Norvège possède en proportion parmi le plus important budget consacré à la décoration. La question se pose : l’intimité est-elle une notion antagoniste à l’espace public ? L’espace public peut être compris comme un espace partagé sur lequel personne n’a de droit exclusif et à l’intérieur duquel est ressenti comme normale la présence injustifiée d’un tiers. La question de l’espace public renvoi à la perception de l’autre, aux règles communes, à la notion de vulnérabilité. L’espace public de la ville norvégienne reste dominé par le parc, espace largement approprié par différentes populations. Il est support de nombreuses pratiques sociales. Tout d’abord il permet une mise à distance entre chaque individu. On retrouve ainsi la place importante de l’espace personnel, d’une bulle protectrice. De plus,

60 http://www.larousse.fr/

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le parc permet une connexion avec la nature. Ces caractéristiques font qu’il s’inscrit particulièrement bien dans le mythe historique norvégien. Or la société évolue, certes lentement mais le mouvement est continu. De plus en plus mobile, urbaine et multiculturelle. La Norvège doit alors trouver les formes urbaines permettant à chacun de s’épanouir en ville. Certains projets de différentes agences norvégiennes témoignent de cette sensibilité pour les espaces possédant une atmosphère favorisant l’émergence de l’intimité. Parmi la production des architectes norvégiens, l’agence Haugen/Zohar Arkitekter a produit un projet particulièrement significatif, qui introduit la notion de l’intime dans l’espace public. Le projet cave for children est réalisé en 201261. Issu de matériaux recyclés le projet possède une forme régulière dans laquelle sont creusés des passages, des cavités créant un espace de jeu à la taille des enfants. Ce lieu est une sorte de refuge intime déposé dans un lieu public.

Axonométries et photo du projet Cave for children de l’agence Haugen/Zohar Arkitekter, réalisé en 2012 à Trondheim

61http://www.architecturenorway.no/projects/learning/cave-for-kids-2011/

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On roule, autour de nous le paysage défile. A gauche on découvre un fjord, il est large profond et particulièrement sombre. Cette horizontalité parfaite de l’eau contraste avec ces montagnes aux formes abruptes et dures. Face à l’immensité du paysage comment faire exister l’architecture? Les paysages sont si puissants et dramatiques. On ne peut que s’incliner face à ces éléments. Maintenant la route serpente et forme des lacets sur le flan de la vallée. On s’arrête au sommet pour marcher dans l’épais brouillard. Au loin on distingue une ligne parfaite qui tranche dans le paysage, c’est un escalier. On descend, ce grand escalier de béton et d’acier rouillé qui résonne avec la roche dure de la montagne norvégienne. En bas une forme émerge de la montagne et se projette au dessus du vide. L’humidité, le brouillard et le silence confèrent à ce paysage une résonance mystique. Nous sommes désormais sur une plateforme de métal comme en lévitation. En dessous de nous, on peine à distinguer le sol tant il semble loin. Les voitures qui serpentent sur les routes ne sont que des petites fourmis.

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Un exemple de la politique architecturale norvégienne Dans les années 1990, l’état norvégien décide de lancer un grand programme de développement du tourisme. Cette ambition nationale s’appuie sur le développement de routes touristiques. Ce programme porté par les institutions nationales prévoit l’aménagement et la promotion de dix-huit routes touristiques soit près de 2000 km pour un budget de 500 millions d’euros. Ce projet se finalisera en 2023. De nombreuses infrastructures de tailles diverses doivent alors être construites. Logiquement ce projet s’inscrit comme l’expression de la nouvelle politique architecturale de l’état.62 L’administration norvégienne des routes publiques choisit, pour améliorer l’expérience touristique, de mettre en avant l’utilisation d’architectures contemporaines comme moyen de sublimer l’expérience du paysage. Elle s’appuie sur un groupe de conseil architectural. Permettant d’assurer une qualité de standard international. Ce groupe est constitué d’un architecte, un paysagiste et un artiste. Ils conseillent l’institution sur la ligne de conduite et les choix conceptuels. Plus de cinquante architectes et artistes sont ainsi sélectionnés pour réaliser divers aménagements. Les programmes sont variés mais possèdent comme point commun l’amélioration de l’expérience touristique. On retrouve des toilettes publiques, des espaces de contemplation du paysage, des visitor centers, des aires de pique-nique. En d’autres termes des programmes que l’on pourrait imaginer comme étant banals ou a priori sans enjeux architecturaux majeurs. Néanmoins pour les architectes, ce projet national offre la possibilité d’œuvrer dans des conditions uniques. En effet, les projets s’inscrivent dans des environnements naturels exceptionnels, ce qui oblige une réflexion particulièrement poussée sur l’interaction en architecture et paysage. Ensuite, le commanditaire affiche clairement une volonté de mise en avant de l’innovation par l’architecture contemporaine

62 http://www.nasjonaleturistveger.no/en

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L’architecture résultante de ces commandes singulières fut logiquement l’objet de très nombreuses publications et prix internationaux. L’architecture devient même une attraction en soi, développant d’autant plus le potentiel touristique. Cette architecture devient extrêmement significative au regard de la culture norvégienne. L’image véhiculée par ces projets est intrinsèquement liée aux paysages norvégiens. Résolument tournée vers l’avenir, cette architecture, renvoie une image idéalisée de la Norvège : à la fois tourner vers le monde moderne et respectueuse de ses paysages. En témoigne son utilisation par le ministère des affaires étrangères comme support de communication et de promotion du pays.63 Cette architecture est une démonstration de la possibilité mais également de la nécessité pour l’Etat de porter des projets architecturaux de grande ampleur. Les interventions restent relativement petites mais elles sont réalisées sur un très vaste territoire et sur une temporalité longue. Ces conditions apportent une cohérence à grande échelle. Ce projet est l’expression de la volonté de produire une architecture de qualité. Il ne s’agit pas de mise en valeur de paysage, la vision développée par les projets ne sont pas dans une logique de vitrification du paysage. Mais plutôt une confrontation réfléchie entre architecture et nature.

Trollstigen Visitor Centre, 2012, conçu par Reiulf Ramstad arkitekter et situé à Møre og Romsdal en Norvège

63 http://www.nasjonaleturistveger.no/en/about-us/cooperation-partners

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Etude de cas : Tverrfjellhytta, Norwegian Wild Reindeer Pavilion Ce site est un observatoire d’animaux sauvages. Il permet de voir des rennes, des renards polaires et des bœufs musqués, un des seuls animaux dangereux de la Norvège. Le projet se situe sur la chaîne de montagnes de Dovrefjell. Snøhetta, l’agence d’architecture chargée de ce projet exprime la particularité de ce lieu 64:

« Le site de Dovrefjell occupe une place unique dans la conscience norvégienne à travers un large éventail de contes et de mythes reliés aux montagnes. En outre le site possède une longue histoire de voyageurs et de la chasse. L’exploitation minière et les activités militaires ont également laissé une marque sur ce paysage. »65 La difficulté réside donc d’oeuvrer dans un site dépourvu de contexte bâti mais possédant une histoire culturelle importante. Signification et perception extérieur L’architecture produite n’apparaît en rien comme étant associée à une typologie formellement norvégienne. De loin, on discerne seulement un parallélépipède rectangle, dont les faces de métal et de verre forment une géométrie parfaitement orthogonale. Cette architecture semble presque posée comme un objet abstrait dans le territoire. Le langage architectural extérieur fortement épuré, ne renseigne que très peu sur la fonction du volume. Il n’y a ni de symbole, ni signes culturels évidant. Cette architecture malgré son apparence abstraite n’est pourtant pas introvertie. En approchant, le mouvement sculptural du bois se découvre et forme des assises invitant au repos. Le débord du toit en métal quant à lui offre un abri contre la pluie. L’élément le plus communicant reste la traversé visuelle, qui invite à la découverte de cet objet abstrait.

64  Architecture Aujourd’hui n°392 page 42 65 http://snohetta.com/project/2-tverrfjellhytta-norwegian-wild-reindeer-pavilion

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Ainsi les formes de cette architecture dialoguent en premier lieu avec le paysage par un travail plastique. Le métal arbore des couleurs qui résonnent avec la roche de la colline. Le jeu sculptural du bois semble singer les montagnes du paysage. Lorsque l’on approche, cet objet offre un abri et invite à découvrir l’intérieur. Chaque matériau a été utilisé en fonction de son potentiel, grâce à une mise en œuvre et des technologies contemporaines. L’utilisation du métal permet l’expression d’une grande finesse, en outre il est parfois brillant et parfois mat. Les madriers en bois sont sculptés par une fraiseuse trois axes et reconstitués sur place pour obtenir cette forme organique66.

Coupe, façade et plan du Pavillon Tverrfjellhytta, documents réalisés par l’agence Snøhetta

66  Architecture Aujourd’hui n°392 page 42

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C’est à l’intérieur que le projet témoigne de sa véritable nature. A l’intérieur, l’espace est lisible. Face à nous, un grand pan de verre dévoile une vallée magnifique. Au fur et à mesure de la progression on longe la paroi ondulante de bois elle se termine par un creux progressif. La progressivité permet à chacun de définir la proximité qu’il souhaite avec cette paroi de bois. Un foyer permet de faire du feu, une réserve de bois est à disposition du public. Se retrouver enveloppé par la paroi de bois, chauffé par les braises du feu et regarder la beauté de la nature. Que peut-on imaginer de plus norvégien comme expérience ? On retrouve là plusieurs éléments faisant pleinement sens dans l’imaginaire culturel : le bois, l’espace protecteur, la nature, l’isolement et la simplicité de l’expérience vécue. Cette architecture prouve que l’utilisation de techniques modernes, n’est donc absolument pas en contradiction avec une architecture permettant de vivre une expérience dont l’image renvois aux prémices de l’abri. Ceci est pour moi la quintessence du bonheur simple. L’expérience dépasse l’identité norvégienne. Cette proposition architecturale s’appuie sur des éléments universels de l’Humain, La grotte, le feu et le paysage extérieur. Il faut comprendre que cette architecture conjugue à la fois des éléments programmatiques et un site d’exception. La force de cette architecture est donc difficilement généralisable. Néanmoins, le processus de création reste une belle démonstration d’utilisation de singularités culturelles et spatiales qui peuvent renvoyer à l’universalité.

Intérieur du Pavillon Tverrfjellhytta, réalisés par l’agence Snøhetta en 2011

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De nouvelles influences Il est intéressant de noter que la plupart des praticiens dont la production architecturale incarne l’image de l’architecture norvégienne ne sont pas forcement Norvégien eux même. Par exemple Snøhetta est composé d’une équipe internationale implanté à la fois à Oslo et New York67. L’agence Helen & Hard est dirigée par un autrichien et une norvégienne. Haugen et Zohar sont de nationalité israélienne et norvégienne. Rintala et Eggertsson, quant à eux, sont originaires de Finlande et de l’Islande. 68 Comment ces architectes parviennent à créer une architecture suffisamment significative aux yeux des Norvégiens pour incarner le meilleur de l’architecture produite en Norvège? Pour en comprendre les raisons, il faut se tourner vers les influences culturelles. L’architecte indien Charles Correa écrit à propos de l’identité :

«La trace laissée par un peuple et la manière dont elle se déplace à travers l’histoire»69 Il en déduit que c’est un processus continu, un mouvement créatif et que par conséquent cette notion n’est pas programmable collectivement. Charles Correa travaille sur une adaptation compréhensive et étudiée du modernisme à une culture non-occidentale et évoque également le rôle des singularités locales :

“Les traditions peuvent être vue comme une forme d’inertie au développement. On peut les percevoir également comme une résistance assurant la continuité et une certaine prévisibilité pour le futur. C’est dans ce système que l’architecte travaille. Cette inertie fournis des références et des méthodes qui ont encore un sens.” Les singularités locales peuvent venir rencontrer l’innovation architecturale pour pouvoir être réinterprétées en y associant de nouveaux signes et ainsi s’enrichir.»

67  Architecture Aujourd’hui n°392 page 30 68  Architecture aujourd’hui octobre 2014 Ingerid Helsing Almaas 69  http://www.architecturenorway.no/questions/identity/skotte-identity/ By Hans Skotte

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Cette approche conceptuelle libère, elle n’est ni déterminante ni xénophobe. Elle ne prend pas pour axiome de départ une identité fixe et figée. Le bagage culturel propre à chaque architecte rencontre un site déterminé par des particularités culturelles, spatiales et sociologiques. C’est l’instant de cette rencontre qui forme la singularité de chaque projet. Un savant mélange d’influences diverses qui permettent d’enrichir la production architecturale construite sur le sol norvégien. L’opéra d’Oslo réalisé par Snøhetta est un exemple particulièrement probant de ce mélange d’influences. Ce projet réalisé entre 2000 et 2008 marque un tournant important pour la ville et pour la production architecturale de la Norvège70. C’est un bâtiment iconique, puissant et urbain. Il est une démonstration de pouvoir71. C’est le plus grand bâtiment culturel construit depuis l’achèvement de la cathédrale de Trondheim au XIIème siècle. Ce projet, par sa dimension et les qualités spatiales dont il fait preuve, induit un impact considérable sur la ville. C’est notamment un des passages obligés pour les touristes. La grande rampe forme une place publique accueillant divers événements. Ce projet n’aurait pu exister en utilisant uniquement des références culturelles norvégiennes. Il n’y a pas d’exemple probant d’architecture d’une telle échelle en Norvège. Qui plus est, ce projet possède un caractère clairement urbain qui met en avant les qualités de la ville. En effet le projet possède les qualités d’une grande place urbaine permettant d’accueillir sur le toit de grands événements, mais également de simples touristes ou habitants d’Oslo. Ces qualités font appel à des références extérieures à la culture norvégienne. Elles proviennent du monde extérieur, de la ville.

70 http://www.architecturenorway.no/projects/culture/oslo-opera-2007/ 71 http://www.architecturenorway.no/stories/people-stories/enger-on-opera-08/

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A contrario, cet édifice n’aurait pas suscité une telle adhésion si aucune référence norvégienne n’avait été sollicitée. Le rapport au fleuve et la forme de la montagne blanche sont issus d’une compréhension des références spatiales norvégiennes. Ce projet me semble être une démonstration de l’importance de promouvoir à la fois la compréhension des particularités locales et la nécessité d’accueillir des influences aux origines diverses pour produire des formes nouvelles.

Opéra d’Oslo inauguré en 2008 et conçu par l’agence Snøhetta

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Conclusion

En premier lieu ce mémoire m’a permis de comprendre que les termes de cultures architecturales, d’identités régionales ou même de singularités locales demeurent extrêmement vagues et complexes. Pour qualifier leurs sens, je préfère évoquer le concept d’un patrimoine abstrait constitué de références mentales. Ce patrimoine est une entité mouvante et non quantifiable ou définissable scientifiquement. Chaque personne possède son propre patrimoine constitué à partir des architectures vécues. Ces expériences spatiales fondent notre compréhension et nos perceptions du monde. Le sens des termes “culture locale” pourrait être le socle d’expériences spatiales vécues collectivement. Au travers de l’histoire, ce patrimoine mental se réinterprète. Son origine est à situer parmi les premières architectures. Nourries par de nouvelles influences, les formes construites permettent de faire vivre les anciennes références et de donner naissance à une architecture dont la signification sera singulière. Ce patrimoine immatériel devient donc un matériau de choix pour les architectes, sa compréhension et son utilisation permettent de transmettre des signes compréhensibles et ainsi d’assurer la continuité entre les grandes ruptures de l’architecture. Ce mémoire fut l’occasion de démontrer que ce bagage de références peut donner lieu à la fois à des formes architecturales nouvelles comme le pavillon nordique de Sverr Fehn mais joue également un rôle primordiale dans la définition de nouvelle pratiques sociales comme on peut le voir à travers l’émergence de l’habitat secondaire. Ce mémoire a également permis de démontrer que ce patrimoine reste extrêmement sensible. Il est plus facile de le nier, de construire des 76


formes selon des principes purement fonctionnels, efficaces. Mais la négation de ce patrimoine engendre une production de formes dont la signification devient abstraite et non compréhensible. Dès lors que l’on ne peut se reconnaître dans une architecture, les formes sont stigmatisées et rejetées. Un autre danger provient de l’instrumentalisation de ce patrimoine. De nombreux exemples sont issus d’attitudes passéistes et nostalgiques. Ils sont le reflet soit d’une tentative de construction identitaire soit de l’expression d’un repli culturel. Ce sont des phénomènes qui tentent de figer ou d’idéaliser ces références au service d’une idéologie. En réfutant la modernité ou les nouvelles influences, ce bagage culturel ne peut se réinventer et devient une caricature de lui-même comme le dragestil. Construire avec ce bagage culturel ne doit donc pas être l’expression d’une tentative de mise en avant d’une culture ou une expression réactionnaire. Pour sa survie, ce patrimoine immatériel doit se réinventer en permanence et donc vivre avec le présent. Questionner consciemment ce bagage culturel nécessite d’abord de le comprendre, ensuite d’accepter les nouvelles influences. Lorsque ces conditions sont réunies, l’architecture produite peut porter en elle des formes significatives. Cette démarche nécessite de se questionner sur ce qui fait encore sens à notre époque. Elle permet également de comprendre qu’il n’y a pas de modèle en architecture, seulement des références. Face à la difficulté de produire une architecture située et singulière dans notre monde contemporain, la Norvège reste un modèle de compréhension de sa propre histoire.

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Bibliographie Revues Architecture d’Aujourd’hui n°54 1954 Architecture d’Aujourd’hui n°392 novembre 2012 Architecture d’Aujourd’hui n°402 octobre 2014 Architectural Review numéro 1194, 1996 Technique et architecture n°414 Juin 1994 Futuropa: For a new vision of landscape and territory : a council of Europe Magazine. Strassburg (2008) Sites web de référence http://www.architecturenorway.no/ http://www.nasjonaleturistveger.no/ http://www.arild-hauge.com/elife.htm https://snl.no/ http://digitaltmuseum.no/ http://www.norvege.no/ http://www.stavkirke.info Articles universitaires Pauline garvey : the norwegian country cabin and fonctionalism : a tale of two modernities Invild Oye : Norway in the middle ages: Farms or hamlets –and village too? Dafinn SKRE : Rural settlements in medieval Norway, AD 400-1400 Aladin Larguèche. Un aperçu du processus d’emancipation nationale norvégienne dans la seconde moitiée du XIXme siècle (1859-1905). Revue d’histoire nordique, 2007, pp.75-92 Pierre Flatrès 1957 : Paysage ruraux des pays atlantiques I. Une comparaison : structure rurales en Norvège et dans les contrés celtiques. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 12e année, N. 4, 1957 78


Ouvrages Thomas Hall :Planning europe’s capital cities : Aspects of Nineteenth-Century Urban Development Published by E & FN Spon, 1997 Arkitektur i norge : Årbok, Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design, 2010 Christian Norberg-schulz : Scandinavie Architecture 1965-1990, édition du moniteur, 1990 Christian Norberg-Schulz : Système logique de l’architecture, Editions Mardaga,1988 Paul Emmons, John Hendrix, Jane :The Cultural Role of Architecture, Lomholt, 2012 Francis Sejersted :The Age of Social Democracy Norway and Sweden in the twentieth century, Princeton University Press 2011

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