l ’ a c t u
d e
l a
p h o t o g r a p h i e
SA I N T- P I E R R E -E T- M I Q U E L O N
Débarquée dans ce bout de France au
large du Canada pour réaliser un reportage
sur ses habitants, Mathilde Cudeville a été
frappée par l’atmosphère mélancolique
baignant l’archipel. Elle a décidé d’en faire
son sujet d’étude. Résultat : des images
envahies de brouillard et de lumière
blême, où règne, entre poésie et ambiance
de polar, un entêtant vague à l’âme.
P A R I s a b e l l e Spaa k ( T E X T E ) e t M at h i l d e C u d e v i l l e ( p h o t o s )
JOURs DE B RU M E 128 GEO COLLECTION
&
DE SOLITUDE GEO COLLECTION 129
L’actu de la photographie
Une poignée de maisons de pêcheurs (ci-contre), une église en bois posée sur la lande (en bas)… Au large du port de Saint-Pierre, la minuscule île aux Marins ne s’anime que l’été. Pour en saisir la beauté, la photographe a guetté les rares moments de pleine lumière. En hiver, le lieu retourne à l’abandon tandis que les Saint-Pierrais se calfeutrent dans leurs résidences, sur l’île principale (à droite).
l'été, les rares clins d'œil du soleil aux habitants
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L’actu de la photographie
Il est loin le temps des bars pleins à craquer et des grands bals qui s’organisaient, une fois par semaine, entre deux virées en mer. La fièvre de la morue est retombée, et avec elle, le goût de la fête. Dernière poche de résistance de cette vie d’avant, Chez Txetxo (ci-contre), un bistrot où les habitués viennent
Depuis le moratoire de 1992 réglementant la pêche à la
la nostalgie d'un âge d'or, celui
morue, l’activité du port de Saint-Pierre (ci-dessus) tourne au ralenti. Parmi les rares bateaux à sortir encore régulièrement en mer, on compte l’Aldona, qui assure, en six heures de traversée aller-retour, la liaison vers Miquelon (en bas à droite). Ci-contre, Ben, l’un des trois marins composant l’équipage.
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de la pêche à la morue
se réchauffer autour d’un Tia Maria (liqueur de café).
L’actu de la photographie
Sous les cieux plombés, une poésie de fin du monde Sur le port de Saint-Pierre, les bateaux-usines de la grande pêche ont cessé leurs allées et venues. Quelques marins perpétuent l’activité, mais à bord de petits chalutiers comme celui-ci, dont la silhouette brouillée surgit à travers une vitre.
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L’actu de la photographie
Mathilde Cudeville a été marquée par l’impression de solitude planant sur l’archipel. Les 600 habitants de Miquelon et les quelque 5 000 Saint-Pierrais restent la plupart du temps chez eux. La photographe a concentré son attention sur de rares rencontres : un enfant poussant son vélo dans une rue déserte (ci-dessous), un docker sur un quai abandonné (ci-contre)…
entre l'isthme et les chenaux, un
parfait décor de polar
Miquelon se compose de trois presqu’îles, Le Cap, Grande Miquelon et Langlade, les deux dernières étant reliées par un isthme (ci-dessus). Un chenal de 5,50 km sépare cet ensemble de Saint-Pierre. Les deux îles partagent un sol tourbeux et infertile qui ne permet ni agriculture ni élevage. Seuls poussent arbustes arctiques, fougères, et herbes folles (ci-contre).
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L’actu de la photographie
Elle prend son temps pour saisir la lumière spectaculaire qui déchire d’un seul coup le ciel si bas, la fadeur de la roche grise, les petites maisons bardées de bois dont les couleurs éclatantes s’effacent dans le crachin. Quelques lièvres aussi, des cerfs, des renards, et toujours à portée de regard, la danse des baleines ou le ballet pataud des phoques. Pris entre les douceurs océaniques du Gulf Stream et les poussées de froid arctique, l’archipel est aussi un lieu d’affrontements climatiques violents. Couplées à un sol tourbeux infertile, ces conditions extrêmes empêchent toute agriculture, maraîchage ou élevage du bétail. Neige, glace, pic de chaleur estivale qui sou-
position par l’ONU du moratoire canadien de 1992 destiné à réglementer la pêche industrielle de la morue. L’activité traditionnelle de génération en génération s’est interrompue d’un seul coup, l’économie s’est effondrée, la raison d’être des îliens aussi. Sur le port de Saint-Pierre, les marins sont à la peine. Le va-et-vient des immenses chalutiers industriels a cédé la place aux allées et venues de petits bateaux artisanaux. Principale pourvoyeuse d’emplois pour les femmes, l’usine de traitement de poissons a fermé ses portes. Finis la fièvre des navires chargés à plein et les bals où l’on se retrouvait au moins une fois par semaine
Le Cap CANADA
Miquelon Grande Miquelon
ETATS-UNIS
TerreNeuve
CA N A DA
0
Langlade
5
10 km
Ile aux Marins
Saint-Pierre
Saint-Pierre
Emmitouflé de brouillard, le phare de Galantry veille sur le port de Saint-Pierre. L’approche de ce havre est particulièrement difficile en raison des récifs et des conditions climatiques, souvent mauvaises.
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L
e pays des ombres.» Voilà comment René de Chateaubriand surnomma Saint-Pierre-et-Miquelon d a n s s e s Mé m o i re s d’outre-tombe. En 1791, l’écrivain passa quinze jours à Saint-Pierre, la plus petite mais la plus peuplée des deux îles principales de l’archipel, l’un des sept territoires français en Amérique et le seul en Amérique du Nord. Sur cette terre désolée, battue par les vents de l’Atlantique, dont les côtes déchirées s’offrent à la faveur d’une rafale, il fut saisi d’un immense accès de vague à l’âme. A trois siècles d’intervalle, c’est un sentiment identique qui a submergé Mathilde Cudeville. «Je me suis laissé emporter par la mélancolie», avoue la jeune photographe, après deux séjours de quatre mois dont elle a rapporté des centaines de clichés noir et blanc, saturés de brumes et de lumières crépusculaires. Débarquée pleine d’énergie sur le tarmac de Saint-Pierre un jour d’octobre 2014 en provenance de Montréal, Mathilde Cudeville arrive avec une idée en tête : rendre compte, à travers un repor-
tage photographique, de la vie quotidienne des Français de ce bout du monde, dont elle avait découvert l’existence quelques mois auparavant au hasard d’une vieille carte Michelin. Mais, happée par l’atmosphère étrange de ces confins oubliés, elle met de côté son projet documentaire pour se concentrer sur la poésie du lieu, une poésie de fin du monde. Landes désolées, grèves désertes brouillées par la bruine, silhouettes esseulées émergeant d’un brouillard à couper au couteau… Le spleen qui émane des paysages et des destins solitaires qu’elle croise s’accorde avec les errements de son âme. A 25 ans, la photographe, qui vient de finir ses études, est en pleine interrogation sur sa vie, sa relation au monde… Ici, chaque projet est suspendu à un «si le temps le permet»
Des questions existentielles qui lui paraissent se diluer dans cet univers aux contours flous et où les fracas de la marche du monde arrivent assourdis. A Saint-Pierre, «comme dans tout village de France, l’agitation mondiale s’efface devant les informations locales», constate Mathilde Cudeville qui goûte à «l’absence de superflu», à ce «retour à l’essentiel» rythmé par les éléments.
dain écrase tout, omniprésence de la brume qui réglemente le moindre déplacement, chaque projet est suspendu à un «si le temps le permet» qui veut tout dire. Y compris à Miquelon, la plus grande des deux îles principales, avec ses 216 kilomètres carrés et ses 600 Miquelonais qui vivent quasiment en autarcie par rapport aux 6 000 Saint-Pierrais sur leur rocher de 26 kilomètres carrés auxquels ils ne sont reliés que «si le temps le permet». Le temps de la pêche a disparu, la raison d’être des îliens aussi
Mais plus encore que par cette mélancolie née de la contemplation de la nature, Mathilde Cudeville est frappée par la nostalgie de ces femmes et de ces hommes accrochés, comme nulle part ailleurs, au passé. Dans leurs regards, leurs confidences, leurs conversations, il n’est question que du temps d’avant. Non pas celui si prospère de la prohibition américaine quand, dans les années 1930, le trafic d’alcool – vin et whisky – transitait clandestinement par les goélettes rapides construites par les SaintPierrais. Mais bien celui plus récent du «grand temps de la pêche». Une époque florissante que l’on se remémore ici comme un paradis perdu depuis l’im-
entre îliens et pêcheurs de passage, les bistrots bourrés à craquer, les rues animées, les commerces. Désormais, la population vit des aides de l’Etat et des subsides de la collectivité territoriale. Travaux publics et télécommunications offrent aux insulaires quelques métiers de proximité, l’ordinateur et l’important réseau de téléphonie cellulaire ont remplacé les expéditions en mer, et, faute de lycée, les jeunes s’en vont étudier au Canada ou en France. Pour la photographe, saisir au vif cette nostalgie d’un monde disparu n’a pas été facile. Il lui a fallu du temps pour faire accepter sa présence (et celle de son appareil photo) aux habitants de l’île, taiseux, pudiques, et peu enclins à confier leurs histoires – et leur visage ! – à une étrangère du continent. «Les Saint-Pierrais n’ouvrent pas facilement leur porte, mais j’ai fini par faire partie du paysage, et j’ai pu travailler librement», explique-t-elle. L’apparente froideur des insulaires auraitelle contribué à la fascination de Mathilde Cudeville pour l’archipel des brumes ? Elle prévoit d’y retourner prochainement pour poursuivre son travail photographique. Avec, cette fois, les habitants au centre, leurs souvenirs, leurs projets… et leur mélancolie. L
Romain Laurendeau/Hans Lucas
la population vit désormais principalement des aides de l'état
Mathilde Cudeville Née en 1989, elle obtient un diplôme de photographie documentaire en 2014. Bien qu’ayant réalisé son travail à Saint-Pierreet-Miquelon en numérique, elle s’intéresse aux procédés anciens (argentique, sténopé).
Isabelle spaak
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