Comme Sophie Calle

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COMME SOPHIE CALLE DANS LE SECRET DE NOS ECRITS ET AUTRES HISTOIRES

Texte: Anaïs HEBRARD Photos: Mathilde CUDEVILLE 3


Anaïs raconte : « Paris, début septembre 2014. Minuit, des histoires de fuite d’eau, de TGV, de voisins, de presse et de temps compté. Un peu de blues le long du canal et une envie de boire un verre avant d’aller dormir pour un retour le lendemain à Lyon. Donc, un bistrot quai de Jemmapes : La Marine. Mon mari et moi-même nous nous installons à une table. Le vin blanc est servi. Soudain, le barman : mais qu’est-ce qu’elle va foutre à Saint-Pierre et Miquelon ! Mon oreille ne fait qu’un tour : Chéri, le barman il a dit Saint Pierre et Miquelon, quelqu’un va à Saint Pierre et Miquelon ! Eh, barman, c’est qui ce quelqu’un ? Moi, dit la jeune fille… » Voici l’histoire de la rencontre entre Mathilde Cudeville et Anaïs Hébrard, l’une photographe, l’autre femme de théâtre-écrivaine. Mathilde est effectivement venue à Saint-Pierre et Miquelon et très vite l’envie d’un travail commun s’est imposé à la table du petit déj. De cet appétit, notre projet : une photo, un texte, à la manière de Sophie Calle, en puisant dans le quotidien, les rêves, les associations d’idées, les événements, les absences, les flops et les rêves.

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Mathilde Cudeville est née à Pontoise. Son premier geste adulte est d’utiliser l’argent mis de côté pour ses études afin de partir en voyage. Un voyage qui l’emmène de Madagascar en Inde en passant par le Népal et qui lui permet de comprendre que la photo sera son métier. Elle entame alors des études de photographie à l’ICART. Son premier chantier : inventer un livre à partir d’images de Saint Pierre et Miquelon, archipel où elle décide de passer plusieurs mois afin d’en découvrir les sources et les secrets. Ce présent ouvrage est, pour elle, la réalisation d’un dialogue fugace photo/écriture. Anaïs HEBRARD est née à Strasbourg. Elle est francosuisse et son helvétisme se niche dans une manière très personnelle d’étirer le temps. Après études autour du théâtre et premiers pas professionnels à Paris, elle part avec armes et bagages à Saint Pierre et Miquelon où elle se marie et fait vivre l’art théâtral auprès d’un public éclectique. De tâtonnements en rencontres, elle offre à l’écriture de prendre plus de place dans sa vie. Ce présent ouvrage est, pour elle, la concrétisation d’instantanés issus de longues hésitations.


COMME SOPHIE CALLE DANS LE SECRET DE NOS ECRITS ET AUTRES HISTOIRES - décembre 2014/janvier 2015

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Dans l’herbe 6


Il arrive au coin. Elle n’a jamais couru aussi vite, c’est d’ailleurs la première fois de sa vie qu’elle court. Il gare son pick-up. Elle croit que ses jambes vont sortir par la gorge tellement courir lui est nouveau alors qu’elle remarque que la montagne est encore noire. Il ouvre la porte. Elle court toujours et elle a chaud, bien que le soleil soit absent des sommets, sa trace est celle d’une vipère qui feule. Il claque la porte. Elle saisit le claquement et réalise qu’elle n’a plus beaucoup de temps pour trouver la sortie. Il bip sa camionnette. Elle voudrait bien qu’un événement colore le décor autrement, un pourpre violacé qui la masquerait. Il remonte le col de son manteau. Elle se tasse dans l’herbe des marais afin que sa taille ne dépasse la hauteur du foin.

Il regarde la roche. Elle voudrait galoper comme la nuit d’été qui, si vite, traverse les continents. Il vérifie. Elle observe que rien de se détache de ce gris fumé tacheté de mousse alors le vent s’est absolument tu. Il renifle.Elle prie pour que la foudre arrache la terre, éclate le minéral et l’aveugle en lui brulant la rétine. Il tourne la tête. Elle se tapit dans la berge pour d’un instant à l’autre sauter dans l’étang, s’il avançait vers sa cache. Il vient de saisir son souffle. Elle voit qu’il a vu mais elle se dit qu’il se dira que c’est le saut d’une étrangle au dessus de la flaque ou encore la plongée d’un milan. Il sait qu’elle est là. Elle sait qu’il sait qu’elle est là. Elle court. Il court. Elle enjambe la haie. Il arrache les joncs. Elle s’enfonce dans la vase. Il est proche. Elle prend ses jupes à son cou.

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Oui 8


17 décembre 2014 J’avais neuf ou dix ans, la cicatrice de ma bouche piquait encore, une joliesse séduisante se devinait sous mes cheveux au carré, je souriais, mes dents de travers creusaient un V dans la chair des pommes quand j’en croquais, je ne savais pas vraiment ce que mourir signifiait. Nous étions à Rolle, en Suisse, patrie de Godard et de De LaHarpe, précepteur du tsar Alexandre. Nous allions à la confirmation de Lucie. Maman m’avait expliqué cet événement: on dit à Dieu notre accord avec le baptême décidé par nos parents. Nous étions en hauteur, au bord de la galerie et ma tante jouait l’orgue. Une longue file de jeunes paroissiens avançaient devant le pasteur. Je me penchai de toutes mes oreilles pour saisir leurs réponses, je me suis retournée vers ma mère: « lui, il a dit non.». Elle a ri et m’a expliqué que les jeux étaient fait bien avant d’entrer dans le temple et que seul avait sa place le oui, aujourd’hui. Immense déconvenue de réaliser que personne dans cette église ne prendrait le risque de mesurer devant témoins, la densité suffisante du désaccord avec le divin pour prononcer un non. J’ai quarante ans, ma bouche a embrassé souvent, mes cheveux sont arrachés depuis longtemps, je sais exactement ce que disparaitre veut dire.

Je comprends, alors que je me marie, le prix du oui. Un oui qui passe la frontière des possibles et file vers les champs labourés. Est-ce cela « le plus beau jour » d’une existence? Pas pour la robe, je suis en pantalon. Pas pour le voile, je porte un chapeau. Non, pour la brièveté d’un mot, oui, qui de la gorge aux lèvres, n’a le temps de renoncer au scandale du non. Patrick Chereau fit donner une claque à la reine Margot pour qu’elle le crache, son oui. Je n’ai pas eu à être cognée, je le voulais mon oui mais je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si soudain sortirait de nul part le refus d’entrer dans la danse, une brusque reculade, un renaclement de cheval cabré, une envie abrupte de briser l’avancée vers un engagement sans certitude. Une seule fois dans ma vie, ce jour-là, mon oui a eu un goût de présent absolu. De cette journée, sont restées les fleurs fraiches coupées de la veille. Chaque jour, j’ai observé les pétales se brouiller et les feuilles pourrir. Unique jour d’un unique mot, le commun s’est substitué à l’exceptionnel et je me suis demandé si mon mari pourrait, au travers de la fenêtre, percevoir la fragile douleur des roses en attente de la poubelle et la dissolution du son de ce oui dans l’ouïe.

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La chute 10


Qrrrraqrrrraaaaccc. Non, non, non, non. Ahh.Oh non. Un pas. Rupture. Craquement. La chute. A pic. Plouuu, frrrrr, plouuuu, frrrr. Non, pas mourir, pas maintenant. Dois fermer la bouche. Serrer, serrer, serrer. Bouge, bouge, bouge, bouge. Accroche, accroche, oh pas du bois, des algues, sortir, sortir. Ploup, ploup, ploup. Les jambes battent. Des bulles d’air se libèrent des collants. L’eau s’infiltre instantanément dans les étoffes. Les bottes pleines tombent vers le fond. Je ne veux pas mourir, je ne dois pas respirer, je dois pincer le nez, pincer les lèvres, mes poumons dans les oreilles, les tympans éclatent, ah, ichhhh. Crrr, crrrr, crrr. Le visage se tend vers la déchirure. Les yeux prennent l’eau. Le sel brûle les joues ainsique les blessures des doigts

dont on a mangé les envies. Au secours, qui me voit, qui me voit, qui me voit. Une voiture? Viens, là, là, là, au sec’’rs. Crfrrrtiiiooooaahprrrrftttt. Le poids du corps tire l’ensemble vers le bas bien que les jambes battent à la croche. La fatigue alourdit la tête qui tire en haut. Les doigts gonflent avec la pression. Les pieds sont hachés par le O°. Quand est-ce, me voir, quand est-ce, venir, quand est-ce, m’entendre. Là, là. Venez. J’ai peur. J’AI PEUR. Bloupbloupbloupffffff. Le soleil entre dans la cassure mais sa chaleur se bloque à la surface. Je ne sens plus, je ne sens plus, je ne, mes poumons, ça brûle, ça brûle, non c’est trop tôt, non, non, je ne veux pas, jjjje neeeee veeeee…… Ploupfttttttttfttttttt. Le corps s’étend sur les algues.

SILENCE.

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La Blauebart-Fabrik 12


Ceux qui travaillaient à l’usine devaient se taire et ils se taisaient.On savait qu’ils savaient mais personne ne disait rien. C’était l’usine de Barbe-Bleue, la Blaubart-Fabrik. Barbe- Bleue était arrivé à cheval de Terre-Neuve à Miquelon sur un radeau de rondins manoeuvré par un maure puis avait embarqué sur le ferry, de Miquelon à Saint Pierre. Il était allé directement à la mairie, avait aligné des centaines de milliers de dollars rangés en liasses et avait acquis l’usine. La première a y être entrée n’en n’était pas ressortie. Ses parents, sur le point de porter plainte, découvrirent sur le pas de leur porte un double container avec, dedans, la maison de leurs rêves et tout le confort imaginable. La maman tira les rideaux, sortit les tasses du buffet, fit du thé, but et se tut. Le papa descendit à la cave pour fumer, respira et se tut. A partir du jour où les habitants comprirent qu’une fille valait une maison, ils acceptèrent Barbe-Bleue, son usine et la disparition des filles qui la faisaient tourner. On savait par fuites, il y avait souvent des pannes (matériel français), que les machines servaient à tester les filles.

Suivant les résultats, Barbe-Bleue les appelait dans son bureau ou au contraire les jetait à la mer. Mais dans quel coin de mer, mystère. Dans tous les cas, les filles ne ressortaient jamais de la Blaubart-Fabrik. Quand Barbe-Bleue traversait la ville à cheval, les habitants s’écartaient parce qu’il pouvait être de très mauvaise humeur, surtout quand il manquait de filles. Alors il attachait son cheval à la rambarde du Joinville et attendait la nuit, à l’heure où la disco enfin ouvrait ses portes. Les danseurs affluaient. Dès que l’un deux se rendait compte de la présence dans l’ombre de BarbeBleue, il faisait silence et ce silence se propageait comme un frisson dans le glauque des gobos jusqu’à la cage du DJ qui, alors, passait en boucle du heavy-métal finlandais. Et les filles, qui pourtant connaissaient la réputation de l’usine, nepouvaient s’empêcher de se trémousser sur les basses comme des anguilles. Elles savaient. Elles savaient que les machines les broieraient et que Barbe-Bleue les consommerait. Il n’y avait rien à faire, toutes se précipitaient sur la piste et toutes ne rêvaient que d’une chose, être l’élue de Barbe-Bleue. 13


Une chimère 14


Je t’ai aimé à la folie. A la folie, je t’ai aimé. Je n’aurais jamais cru. Jamais cru que tu m’offrirais la danse, tu l’as ceinte sur ma peau. J’ai écarté mes bras. Je dis ton nom dans le vent. Je chante ta voix. Je danse ton souffle. Je respire ton pouls. Déchire mon coeur. Je t’ai aimé à la folie. A la folie, je t’ai aimé et n’ai pu me calmer qu’en pleurant dans le vent, qu’en m’inclinant devant cet amour qui me fait danser à la folie dans le vent. J’ai couru sur la dune, j’ai hurlé dans le vide, j’ai saigné mes seins, j’ai convoqué les esprits. L’esprit du froid qui me mord la bouche et me somme de me taire. L’esprit des rocs qui me fissure de douleur et m’ordonne de te chasser. L’esprit de l’océan qui me submerge pour te noyer. L’esprit des lichens qui ravale mes larmes pour les laisser à d’autres. Un seul être, tu me manques, et tout se siphonne, dit-il. Manquer est faux, c’est hurler en silence ton nom, hurler et ma voix s’est éteinte, mon pied s’est brisé, je danse. Je t’ai aimé à la folie. A la folie, je t’ai aimé. Et c’est impossible à dire, impossible à écrire, impossible à

entendre, impossible à vivre, mais ne peut être que dansé, ne peut être que porté dans la tempête. Tempête en mon corps. Souffle dans mes bras grands écartés, prolongement de mon coeur embrûlé de toi, écartelé de ce que j’explose, ta vie, l’éclatement de ma pulpe jusqu’à la plage où je danse, danse et danserai encore, immergée de toi, déséquilibrée de toi. Je t’aime à la folie. A la folie, je t’aime encore. Et chaque geste est un hurlement, où délice et douleur s’enroulent autour de mon coeur. En lierre, et me fait ellipse, en accroche et me fait suspend, en tornade et me fait disparition, en morsure et me fait belle, en suspens et me fait douloureuse, en arrêt et me fait amoureuse, je danse et danse encore, le temps en suspens. Je t’aime à la folie. A la folie, je t’aime et je danse, et danse et danse encore dans le vent. Et dans ce vent, je suis vivante, je suis la vie, je suis, sans attente, ce que je suis, la danse dans le vent et l’amour, et l’amour, et l’amour, et je danse, et je danse, et je danse encore… 15


7 janvier 2015 16


Je voudrais rire et dire des bêtises et raconter un tour de France avec un pneu crevé et une côte cassée mais Wolinsky est mort alors comment rire? Je voudrais raconter mes extases en équilibre instable sur un mur avec une poule et encore pourquoi il y a deux spatules jaunes dans la cave mais Cabu est mort alors comment se marrer? Je voudrais expliquer les petits pas de chat dans la neige et vous dire que mon chat c’est le chat le plus chou de la terre mais deux policiers sont morts alors comment s’extasier devant une petite bête? Je voudrais vous expliquer que comme ça, mon amie, elle ressemble au professeur Tournesol qui lui-même ressemblait au professeur Picard de la famille Picard, les Picard qui sont allés à l’école avec ma mère, mais Charb est mort alors comment se moquer d’un si peu? Je voudrais aller aux soldes et acheter les même chaussures et le même bonnet mais en 50% et scier toutes les étiquettes pour que ce soit encore moins cher mais Tignous estmort alors comment être légère?

Je voudrais enfouir ma figure dans la neige et faire un bonhomme et aussi une bataille et encore un ange et pourquoi pas une mousse à la neige comme on m’expliquait dans « Mon ami Pierrot » mon tout premier mensuel mais Charlie-Hebdo vient de se faire massacrer alors comme jouer? Je voudrais vous parler de moi et de mes objets et de ma maison et de mon amie et de mon mari et de mon jardin et de mon archipel mais mon pays vient de prendre un coup en pleine gueule alors comment déifier mon intime? Je voudrais vous faire croire que les petits riens sont bien plus précieux que le grand tout, que l’occasion fait le larron et que ce qui fait le sel de la vie c’est bien plus le chemin que la destination mais douze personnes sont mortes pulvérisées par des fous d’un Dieu dont je ne connais pas même le nom, alors comment avoir encore envie de raconter?

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La chrysalide 18


Ze suis zune cossonerie de pitit papillon qui est dans sa chrysalide et qui va faire coucou les masques, c’est moiiiiiii! Ze suis un pitit massin qui va faire ze sors, c’est moiiii le pitit riquiki qui va faire une grosse peur à énaurme zéléfant. Pasque moi, z’ai aussi une pitite trompette en colimaçon. Ze suis la pitite bébête qui fait peur à la grosse, bouuuh, z’ai peur! Ze suis la senille qu’elle va manzer tous les sous du zardin et même les potirons, gare à toi Cendrillon, c’est pas ce soir que tu vas zaller au bal! Et le prince sarment, zi di mèdre, un gros mèdre comme la vasse quand elle fait sa bouuuuu-ze. Ze suis un gros papillon qui va sortir de sa cassette et ze vais ouvrir mes grandes zailes toutes fripouillées pour aller planer dans le grand zardin pour faire la nique à zaraignée et à drozofile et à zabeille et vilaine grosse mante relizieuse bouh tu me fais peur, méssante fille. Ze suis le zinsecte le plus malin du coin. Et le rouze-gorze qui croit qu’il va me manzer, Ze vais me plier en quat’ pour que il peut pas l’avaler. Et youuuuuu, a faim le rouze-gorze, mais moi, ze m’en

fisse pasque z’ai ma vie à vivre et c’est tout. Ze suis le pitit papillon à mite et ze vais grignoter tout ce qui traine, dans cette narmoire, les pulls, les manteaux, les peaux du mouton, les saussettes, les couillottes, non les couillottes elles sont en coton, beurk le coton miam la laine, je vais me faire un festin de tissus, de moumoute, de doudoune, de doudou et de dodo, pasque dodo moi avant de sortir complètement de mon concon. Ze suis la pitite bête qui va découvrir le monde comme le bon dieu il l’a fait. Et flouuuuu, vol qui plane, et piouuuuu saut à l’élastique, et frrrrrrr delta qui plane aussi, et piouuuuuuuu ULM qui démarre pas, et youuuuuuuu, vol libre, et blllllllllll parazut ascenssasionnel, et plouuuuuuu parazut tout court, et jamais badamoum ze suis écrasée par terre parce que ze suis un papillon et pas un zumain. Je suis le pitit papillon de nuit qui va faire un massacre dans la maizon, mais aussi partout, partout où ze vais laisser trainer mes zailles.

Youuuuuuuu! 19


Mon ange 20


« Mon ange ». Mais quel ange? Cet exercice devient une vraie question: est-ce que je dois faire des 100% fictions? Or donc un ange, un ange comme dans « Les ailes du désir » de Wim Wenders, ou un autre, plus design et moins mélo, s’abattit sur la maison avant de se balancer au bout d’une corde. (Cela me rappelle Fanny dans les cintres du Centre Culturel et Roxane dans ceux de la Comédie Française, spectacle au cours duquel Yannick avait été sur le point de s’évanouir à la balustrade du poulailler et s’étaler au premier balcon). Est-ce que je dois raconter un souvenir et donc, d’une certaine manière, me livrer. « Mon ange… » disait au répondeur Gilles. Quel ange pouvais-je être? A la sortie de Breaking the waves , Béatrice m’avait dit « tu es la fille de Breaking the waves » et finalement pour comprendre cet ange, il faudrait que je revoie « Breaking the waves ». Est-ce que je dois raconter des souvenirs de quand j’étais petite et en premier lieu ma compassion obsédante pour les blessés?

- Pourquoi le monsieur a eu un lardon dans la tête (pour savoir ce qu’est un lardon, il faut aller visiter la petite ville gardoise de Saint-Hippolyte du Fort et demander à un passant ce qu’est un lardon). - Pourquoi le conscrit de l’an 1810 dit qu’il ne reviendra pas? - Pourquoi le prince André, dans le film de Guerre et Paix, meurt sur le champ de bataille? - Pourquoi l’homme a l’oeil crevé sur la pochette du 33 tours, musique renaissance avec Charmante Gabrielle d’Henri IV? Ou alors je tente un lien entre ange et balançoire. Ou je fais des jeux de mots avec « balance ». J’m’en balance, Balance, que tu me balances, à Bâle, tandis que le bodybalance me balance une panse de Barbie. La balance de l’exercice: la nudité ou la crudité, la pudeur ou l’exubérance, le silence ou bien le doute?

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L’INCONNU- février/mars 2015

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Voici le tout, tout premier amour d’Otto.C’est l’amour « le non-nommé » dont il garde silence.

Carolyn C’était un phénomène rarissime qui arrivait entre la fin février et le tout début mars. La rivière se couvrait d’une couche de glace. Ça ressemblait à du béton et pourtant c’était de la glace. Un poteau à demi-immergé s’érigeait au milieu de ce cours d’eau et le jeu était d’aller s’assoir sur le poteau sans que la glace ne frémisse. Au printemps, lorsque la glace avait disparu, on se rappelait ce qu’on avait oublié, à savoir que cette eau était bouillonnante. Couverte de sa pellicule vitrifiée, elle dormait tout l’hiver. Les copains, copines et Otto luimême avaient tenté de marcher sur la rivière pour atteindre le poteau mais n’avaient jamais réussi sans que cela ne craque.

Carolyn

Carolyn.

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Une elfe. Une elfe aux ailes garance. La cigarette qu’elle suçait la couvrait d’un souffle de brume. Ses bottines de cuir bleu pouvaient se substituer à d’imaginaires pantoufles de vair. Dans ce temps de glace et de brûlure et alors que tous les passants étaient saucissonnés dans des fourrures râpées d’avant-guerre, elle voletait dans une capeline en feutre léger qui laissait deviner une chemise de soie rosée. Ses pantalons kaki avaient été emprunté à un soldat américain. Ses yeux étaient fixés sur le groupe d’amis. Elle déroula son pied et le déposa délicatement sur le bord de la rivière. « Doucement » voulut dire Otto, mais elle plaça son doigt sur ses lèvres.

Il se tut. Il la but. Il inventa ses gestes. Il compta le nombre de pas qu’elle pourrait faire pour accéder au poteau. Il marcha dans ses jambes. Il avait peur. Il ne voulait pas qu’elle sombre. Et la glace, sous ses pas, jamais ne se brisa.

Carolyn? Carolyn est née dans le Wyoming, à Cheyenne. C’est à la répartition des zones berlinoises, quand ses parents ont su qu’ils ne quitteraient pas de si tôt l’Allemagne, que leur fille les a rejoint dans la capitale germanique. Ses débuts furent difficiles, ne serait-ce parce que quitter son Wyoming natal fut un déchirement. Elle avait, là-bas, une vie de sauvageonne. Elle courrait après les Wapitis comme une sioux, lapait l’eau des torrents sans crainte de se tordre de dysenterie, pêchait le saumon à la main et mangeait la chair crue qu’elle préférait largement aux patates rôties de sa grand-mère qui l’élevait dans l’attente du retour des parents. Elle marchait en équilibre sur les troncs brisés par les ouragans et si elle grimpait aux arbres, c’était pour s’y tapir et apprendre le chant des oiseaux qui y nichaient. Une fois, lors d’une course folle au bord de la falaise et alors que le vent s’était dangereusement levé, elle s’était blottie dans le nid d’un aigle royal qui, incroyable, l’avait nourrie de mulots jusqu’à ce que le temps se calme et qu’elle puisse rentrer chez elle. Carolyn était dans les herbes et les caillasses comme chez elle. Et voilà que ses parents allaient l’enfermer dans une ville en ruine.


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Carolyn 26

Mummy, Daddy, I hate you. Voilà. Fuck. Fuck you. Why? Pourquoi vous m’enfermez dans cette ville dégueulasse? Fuck you. Grant’ma, come, come please, I want to go home. Back to Cheyenne. Je veux rentrer. Je veux le vent du Wisconsin. Ici, il fuck toute la journée, la pluie est grise. Les gens crèvent la dalle. Il y a même des gens qui traversent Berlin dans des brouettes, en pyjama et qui sont aussi maigres que des radiateurs européens. Please, Little-Cloud, forgive me. I know that I didn’t have the right to make that. Little-Cloud, forgive me. I want back, in my sweet Wisconsin. Carolyn le fixe dans les yeux. C’est PetitNuage, le jeune chef sioux de la réserve près de chez elle. Il a la prunelle bouillante. Ils se sont trouvés nez à nez dans la montagne, au creux du nid d’aigles américains dans lequel s’était réfugiée Carolyn. Petit-Nuage eu d’abord le sang tourné de découvrir une fille dans un nid de rapace mais se dit ensuite que c’était peut-être une vision. Elle lui servit son grand sourire des jours de party. Ce n’était donc pas une vision. Petit-Nuage est saoul, comme d’habitude. Il est saoul depuis le ventre de

sa mère qui elle-même est saoule depuis le ventre de sa mère. Il prend le sourire pour une avance. Petit Nuage bondit dans le nid et attrape Carolyn par le bras pour la coller à la falaise et l’embrasser, seulement l’embrasser dans le cou. Mais Carolyn déteste qu’on décide pour elle. D’un coup de rein, elle le charge sur son dos et alors qu’il hurle et qu’il tente de transformer son baiser en morsure, elle le balance au dessus du nid, hors de la pierre, au fond de la vallée. Petit Nuage se déchire à la falaise. Il braille, ricoche contre le rocher, balance ses bras comme de la chiffonnade, se retourne et s’écrase au sol avec un ploc creux de coconut. Carolyn vient de tuer son premier natif. Elle qui se croyait sang mêlé d’amour du sauvage, se voit soudain épouse de la sauvagerie. Quand elle est revenue de la montagne, sa grand-mère l’a trouvée un peu pâlichonne. Très vite, un bruit a couru dans la région. Un autochtone a été tué et on recherche le coupable. Urgence. une révolte se prépare dans la réserve. C’est à ce moment-là que ses parents l’ont fait venir à Berlin et tandis que Carolyn faisait la gueule dans l’avion, grillait sur la chaise le présumé coupable de la mort de Petit-Nuage.


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Carolyn 28

- La blanche mérite la mort. - Tous les blancs méritent la mort. - Elle en premier. - Nous la pendrons par les pieds au pic de L’Aigle, à l’endroit où Petit-Nuage est mort. - Petit Nuage n’avait rien à faire au Pic de L’Aigle. - Tu prends la défense de la blanche? - Non. Je dis que Petit-Nuage n’avait rien à faire au Pic de L’Aigle. - Affaire ou rien à faire, on n’en a rien à faire. La blanche doit mourir. - Si la blanche doit mourir alors l’aigle aussi doit mourir. - L’aigle n’a rien à faire là-dedans. La fautive c’est la blanche, pas l’aigle. - Si Petit-Nuage est mort, si la blanche est morte, alors l’aigle doit mourir. - Personne d’autre que la blanche ne mourra. - Qu’est-ce qu’elle t’a fait la blanche pour que tu prennes sa défense comme ça? - Rien. - Quand tu dis rien, ton sourcil se lève et ton oeil glisse vers la falaise. Tu avais des rendez-vous avec la blanche? - Non. - Tu mens. Le cris de la falaise a retenti. - Non, je ne mens pas. Je ne connais pas la blanche. - Tu mens. Ton oreille a frémi. - Je ne mens pas. Je dis simplement que si Petit-Nuage est mort, on n’est pas obligé de

tuer la blanche. - On tuera toute personne qui touchera un seul cheveux d’un des nôtres. Petit-nuage n’était pas fautif, il était chez lui. - Tout ce qui est chez lui est à lui. La blanche était chez lui. La blanche était à lui. - Où habite la blanche? - A la maison aux chardons. - Non. Il n’y que sa grand-mère. - On tuera la grand-mère. - Non, on ne tue ni la grand-mère ni la blanche ni l’aigle. - On tue l’aigle, la blanche et la grand-mère. - Sans moi. - Si tu continues, on te tue aussi. Ce que tu dis le mérite. - La vengeance t’entraine. Tu pourras tuer la grand-mère, la blanche, l’aigle, moimême, la mère de Petit-Nuage qui ne lui a pas enseigné la peur de la falaise et la méfiance des blancs, le père de Petit-Nuage qui ne lui a pas appris à éviter les femmes, Antonia la fiancée de Petit-Nuage qui s’est convertie et qui s’est refusée à Petit-Nuage, Corneillehurlante l’ami de Petit-Nuage qui ne l’a pas empêché de partir dans la montagne parce qu’il était trop saoul pour se rendre compte du départ de Petit-Nuage et toi-même, grand chef, parce que tu résous tous les faux-pas avec les blancs dans le sang. - Qui, parmi vous, part à l’avion pour la tuer avant qu’elle ne s’envole?


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Otto 30

mardi 10. OTTO, de Berlin. « Paris ist wunderbar, c’est ce que je pense chaque fois que je vais à la bistrot et je vais acheter « Die Zeit » au gare de l’Est et après je bois la petite café noir à le zinc. J’ai toujours là me marrer parce que je pense à ma femme. Laquelle, simplement je me dis, laquelle tu penses aujourd’hui? » Est-ce qu’Otto pense à Evelyn sa femme à Berlin ou à Maria sa femme à Porto ou à Perla sa femme à Amsterdam ou encore Arlitz sa femme à Budapest? Otto a vu le jour quelques temps avant la guerre mais est véritablement né dans les ruines de Berlin. Des horreurs et des vengeances, il y en a eu dans la ville mais Otto, lui, a toujours été protégé. Les Russes lui ont donné des tartines de beurre, les Américains du chewin-gum, les Français des capotes et des clopes quand il a été en âge de mettre des capotes et de fumer après avoir utiliser les capotes. Alors que les femmes se terraient dans les combles, sous la terreur des Rouges, lui naviguait entre les zones en chantant la Marseillaise aux froggies, Deutschland über Alles aux anciens nazis déguisés en déportés, Star Spangled Banner aux Amerloques et sa préférée God save the Queen aux Anglish. Chanter est devenu sa marque de fabrique et durant des années il a mangé grâce à ça. Et puis un jour, il s’est trompé d’hymne. L’urgence absolue devint de ne pas finir côté Est dans une geôle comme seuls les Soviétiques en avaient le secret. Il fallait qu’il se carapate en vitesse. Et il est passé de l’autre côté du mur. Il n’a jamais expliqué comment mais il semble que ce soit en couchant avec une soldate. Ce jour-là, oui, il a couché avec une gardienne (en se gardant bien de chanter, il ne savait pas si elle était étrangère en renfort ou soviétique rompue à la cause. En tous cas elle était belle.) Et il eut un éclair. Les femmes, oui, les femmes seraient la clef des champs de sa vie. Elles lui ouvriraient les portes de la liberté. Elles seraient le moyen d’avancer. Il ne se perdrait pas dans l’amour mais il utiliserait l’amour pour inventer sa vie. La nuit passée, après que Barbara lui a soulevé le barbelé, après s’être recroquevillé pour ne pas érafler son paletot, après avoir avancé sans hésiter pour ne pas flancher à l’idée de quitter mère et frères, après avoir étouffé une brûlante envie de rester avec Barbara, il ouvrit ses poumons au brouillard de l’Ouest et sut qu’il consacrerait sa vie à une seule cause: la liberté.


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Otto 32

Jeudi 12 Otto est un romantique pur. Il est un romantique pur parce qu’il en a tellement vu qu’il aurait pu choisir d’autres voies. Mais il a vu. Il a vu sa mère écrasée sous les Russes. Et puis la maison où elle avait dit que jamais elle n’habiterait et où finalement elle l’a emmené, parce qu’il valait mieux vivre au milieu des rats que de s’en faire fourrer un dans le vagin. Il a pleuré avec elle, quand les grands-parents sont arrivés et ont dit: « après la visite de Belsen, ce n’est plus la peine ». Et ils ont pris des feuilles de journaux qu’ils ont pliées de telle sorte qu’ils ont obtenu des gobelets, ils les ont rempli d’eau et de poudre. Chacun a bu. La maman d’Otto a fait boire Otto avant elle puis elle a bu. Le sommeil est arrivé. Et Otto s’est réveillé. Il s’est réveillé dans la maison en ruine avec sa famille en ruine et il sentait que ça s’effritait en dedans de lui avec le goût de la poudre dans la gorge. Alors il est sorti. Et dans cette forêt douloureuse où ses larmes s’accrochaient aux herbes, il a vu les rayons du soleil s’incruster dans l’ombre de la verdure puis le caresser

doucement, non, pas de chaleur, mais de calme, le calme de ne jamais être seul. Alors il a pris ses affaires. Il a voulu passer sa main sur la joue de sa mère mais il s’est rappelé que les morts sont froids et il ne voulait pas avoir affaire au froid. Il a remis son geste dans sa poche. Il n’a rien pris dans la maison, pas une couverture, pas un morceau de pain, pas une seule des affaires abandonnées dans la maison. Rien d’autre que le ravissement du soleil entre les branches. Il n’y avait plus qu’à marcher à travers le bois et trouver une route. Alors il a mis un pied devant l’autre, il a écarté chaque branche de la hêtraie aussi dense qu’une jungle et après avoir tendu l’oreille et saisi un moteur au lointain, il a pris la direction de la route. C’est là, pour se donner du courage, qu’il entonna Deutschland über Alles et se mit à rire: pas malin de chanter Deutschland über Alles quand à chaque coin de bosquet, un rouge peut sortir et te tanner la peau pour te rappeler que le pays dont il est question dans la chanson est vaincu. D’ailleurs, pays plutôt au dessous de tout qu’au dessus de tout.


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Perla 34

Perla est une femme. Elle est blonde. Elle est grande. Elle mesure 1m90, au moins. Moi, Otto, je mesure 20 cm de moins qu’elle. Perla est l’anti-Arlitz. Elle m’apporte dans ma piaule des gâteaux au chocolat, pourme donner des force, elle me dit. La vérité, je la connais, c’est pour que je tombe amoureux d’elle par gourmandise. Je vais donner la parole à Perla: « L’amour, c’est pas de l’amour, j’ai pour Otto. C’est autre chose comme de la protection. Mais je ne peux pas imaginer qu’il parte. J’aime quand il regarde mes seins. J’ai des gros seins et j’ai toujours rêvé d’avoir des petits seins, parce que c’est vraiment l’image de la femme qui va donner à manger avec ses seins, comme une vache qui va donner à son veau. Je sais, Otto, il voulait me faire plaisir, il me dit, je te trouverai du taf à l’Oktober-Fest à Münich. Mais moi, je veux pas vendre de la bière et des bretzels. Moi, ce que je veux, c’est aller au concert, deux-trois fois par an, manger un Kaffee-Kuchen dans une jolie Stub, aller à la messe au bras d’Otto et peut-être une petite sieste de crapules, mais pas plus que ça. Juste, il me regarde. Juste, il donne à ma forme celle d’une femme regardable. Juste il me donne envie de donner envie aux autres, mais il n’y a que lui qui me connait un peu plus que les autres. J’aime les talons hauts mais je mets des ballerines sinon je finirais par mesure deux mètres. Des fois, je mets des pantalons mais l’autre jour, Otto a fait une drôle de grimace et depuis je ne mets que des robes. J’aime aussi m’enduire de crème à l’odeur de papaye parce que je rêve d’aller dans des îles, et pas les Lofoten ou des cailloux dans la Baltique, non des îles comme les Maldives ou les Galapagos où je me mettrais au soleil et je regarderais le vent dans les palmiers. Je ne sais ce qu’il me trouve mais je sais, ça je le reconnais dans les yeux d’un mec, qu’il m’aime. Et je dois dire que moi aussi je l’aime. Un jour, il m’a dit qu’il devait me dire quelque chose mais je lui ai dit qu’il devait se taire et que je ne voulais pas savoir. Je me doute. Lui, il ne sait pas qu’en vérité, dans une autre vie, très loin dont je ne me souviens à peine, j’étais un homme.


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Perla 36

Perla comprit autant qu’elle le put la perte d’Otto et l’impossibilité de quoi que ce soit pour le récupérer. Elle sentit alors grandir en elle quelque chose d’absolument incongru et jamais rencontré auparavant, une masse grimpante née dans l’estomac se libérant en un nuage de spores vénéneux dans la poitrine. Elle faisait l’expérience de la haine et c’est ainsi qu’elle décida de supprimer Otto. Perla s’était imaginée qu’il aurait pu devenir une sorte de phare amical, une balise dans sa recherche d’unité. Il lui parut au fil des jours impossible de maintenir cette flamme cordiale sans qu’elle ne se substitue à de l’amertume. Et c’est dans cette amertume qu’elle puisa la décision fantasque de rayer Otto de son existence bancale. D’abord, elle but un coup, un vieux cognac offert par le chirurgien qui voulait fêter son premier changement de sexe et s’enfonça dans la nuit berlinoise pour réaliser son crime. Impossible pour elle, par contre, de trancher entre le choix d’une kalachnickov, un peu lourd et un vieux six-coups, trop vétuste, ou encore entre un browning, limite Chicago et l’arc et flèches, très sioux mais pas très crédible. Elle voulait un truc qui ne soit surtout pas glamour, un truc dramatique qui ne laisse

aucune chance. Elle voulait que ça voltige et que l’on ne puisse reconstituer le corps d’Otto. Elle ne voulais surtout pas qu’on l’identifie et certainement pas cette salope d’Arlitz dont il avait parlé une nuit dans son sommeil, la gourmandise à la bouche. Après avoir longuement hésité sur l’option lance-flamme- assez radicale - mais vite dissuadée par d’obscurs souvenirs de bunkers incendiés, elle arrêta son choix sur un lance-roquettes négocié à la dur auprès d’un vieux tchétchène croisé à la soupe popu. Perla, abandonnée par Otto, en avait été réduite à faire les soupes où se croisait le gratin de la faune germanique, vieilles putes de réforme, anciens mouchards, épiciers ruinés par la fin du marché noir, agents doubles ne sachant plus pour quel camp travailler. Perla, l’arme au point, débarqua devant l’immeuble où logeait Otto lorsqu’un régiment d’américain arriva au pas de course. A ce moment-là, elle se dit qu’elle aurait un peu plus de chance auprès de ces mecs et au lieu de tirer, elle posa son bazooka à terre, puis, dans un geste de teen-ager, souleva timidement sa robe. Mais ce geste fit tanguer sa perruque et les soldats éclatèrent de rire. La vie était vraiment dégueulasse se dit Perla et elle se mit à pleurer.


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Perla 38

Conclusion Perla Perla pleura. En allemand, cela fait « Perla weinte » mais en français, cela donne « Perla pleura » et on pourrait croire à un jeu de mots. Mais non, c’était bien des larmes qui lui sortaient des yeux, des larmes de fille, vraies et mouillées, des grosses larmes qui font un sillon sur la joue et brûlent le menton. Comment oublier Otto? Comment faire d’Otto une vieille peau de banane dans un fond de container. Non, comment faire de son chagrin à elle une vieille peau de banane? Elle se dit qu’il suffirait de marcher dans la ville et de regarder les arbres se couvrir de bourgeons, promesse de fleurs puis de fruits. Elle se proposa de boire aux fontaines et de sentir l’eau la

traverser et emporter avec elle la douleur de ses attentes. Après être passée devant le manège de la garde, elle se dit qu’elle pourrait voler un de ces chevaux et franchir la frontière vers la Pologne en direction de la Russie, traverser le Tadjikistan et fuir jusqu’en Inde, puis dans le Gange se plonger et demander un miracle. Recevoir de la providence un vrai corps de femme avec de vraies entrailles. Et puis elle retournerait vers Otto, avec ce vrai corps et ces vraies entrailles. Elle savait pourtant que l’amour ne s’achète sous d’aucune manière. Alors elle alla se coucher et se rêva enceinte. Mais pas d’Otto. D’un homme de rencontre qui se serait frayé un passage dans cet horizon bouché qu’était le corps d’homme de Perla.


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Arlitz 40

Arlitz. Mon Arlitz. Je venais d’arriver à Budapest et j’étais joyeux d’avoir atteint cette ville dont je ne connaissais rien. Je voulais tout recommencer. Je voulais croire que je pouvais avoir une vie neuve. Nouvelle ville natale, nouveaux parents, nouvelle maison, nouvelle langue. Et Arlitz est apparue. Je marchais sur les berges du Danube, je me disais que je parlerais à la personne que je verrais en premier et je vis sur le pont du dessus, une silhouette au bord de la rambarde. Je ne voulais pas trahir mon serment et je montai les marches pour rejoindre cette personne alors que je ne savais pas si c’était un homme ou une femme. Mais quand je suis arrivée sur le pont, elle est repartie et a continué en se pressant. Je me mis à courir pour la rattraper et mon ombre doubla la sienne. Arlitz. Ma belle Arlitz, mêlée aux branches des arbres projetées sur le sol autant qu’à mon envie de lui parler. Mais elle était pressée, et à chacun de mes oh! , elle riait et marchait plus vite pour finir par courir ventre à terre. Peut-être avaitelle eu peur au début de notre rencontre mais elle transforma rapidement cette possible crainte en jeu et nous nous mimes à courir à travers la ville en jouant à cache-cache entre les bâtiments et la verdure. Toujours en courant, elle

finit par entrer dans les bains Szechenyi. Nous étions en hiver et il y avait peu de monde. Mais tout de même Arlitz fit preuve d’une incroyable audace. Elle se déshabilla et entra toute nue dans le grand bain. J’étais jeune, j’étais fou, j’ai fait comme elle et j’ai sauté dans l’eau tendre de Budapest. Je l’ai serrée contre moi et je l’ai pénétrée. Elle riait en jouissant. De vieux baigneurs sidérés autour d’elle en oubliaient d’être choqués. Le temps que le service d’ordre arrive, elle s’était emballée dans une serviette abandonnée sur la plage et reprit sa course. Je me précipitai sur mes nippes et profitai de la stupeur générale pour fuir à mon tour. Arlitz, ma belle Arlitz dont je ne connaissais pas encore le nom à ce moment-là, avait filé entre les rues et il me fallut un sacré moment avant de la retrouver, habillée comme une princesse dans un café rococco devant un chocolat viennois. Elle portait des boucles d’oreille vermeil. Quand elle tourna la tête pour voir qui entrait dans le salon de thé et qu’elle me vit, elle secoua la tête et fit tinter ces bijoux de verre et d’or. Je voulus m’assoir à sa table mais elle me fit non de la tête -tintement des boucleset me montra, d’un coup de menton la porte. « Arlitz, ma chérie, où étais-tu? » lui demanda l’homme qui venait d’entrer. Ainsi, je sus son nom et son état, mariée, fiancée en tous cas.


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COMME SOPHIE CALLE DANS LE SECRET DE NOS ECRITS ET AUTRES HISTOIRES

Textes: Anaïs HEBRARD Photos: Mathilde CUDEVILLE

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Anaïs raconte : « Paris, début septembre 2014. Minuit, des histoires de fuite d’eau, de TGV, de voisins, de presse et de temps compté. Un peu de blues le long du canal et une envie de boire un verre avant d’aller dormir pour un retour le lendemain à Lyon. Donc, un bistrot quai de Jemmapes : La Marine. Mon mari et moi-même nous nous installons à une table. Le vin blanc est servi. Soudain, le barman : mais qu’est-ce qu’elle va foutre à Saint-Pierre et Miquelon ! Mon oreille ne fait qu’un tour : Chéri, le barman il a dit Saint Pierre et Miquelon, quelqu’un va à Saint Pierre et Miquelon ! Eh, barman, c’est qui ce quelqu’un ? Moi, dit la jeune fille… » Voici l’histoire de la rencontre entre Mathilde Cudeville et Anaïs Hébrard, l’une photographe, l’autre femme de théâtre-écrivaine. Mathilde est effectivement venue dans nos îles et très vite l’envie d’un travail commun s’est imposé à la table du petit déj. De cet appétit, notre projet : une photo, un texte, à la manière de Sophie Calle, en puisant dans le quotidien, les rêves, les associations d’idées, les événements, les absences, les flops et les rêves.

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Mathilde Cudeville est née à Pontoise. Son premier geste adulte est d’utiliser l’argent mis de côté pour ses études afin de partir en voyage. Un voyage qui l’emmène de Madagascar en Inde en passant par le Népal et qui lui permet de comprendre que la photo sera son métier. Elle entame alors des études de photographie à l’ICART. Son premier chantier : inventer un livre à partir d’images de l’archipel où elle décide de passer plusieurs mois afin d’en découvrir les sources et les secrets. Ce présent ouvrage est, pour elle, la réalisation d’un dialogue fugace photo/écriture. Anaïs Hébrard est née à Strasbourg. Elle est francosuisse et son helvétisme se niche dans une manière très personnelle d’étirer le temps. Après études autour du théâtre et premiers pas professionnels à Paris, elle part avec armes et bagages sur le caillou où elle se marie et fait vivre l’art théâtral auprès d’un public éclectique. De tâtonnements en rencontres, elle offre à l’écriture de prendre plus de place dans sa vie. Ce présent ouvrage est, pour elle, la concrétisation d’instantanés issus de longues hésitations.


COMME SOPHIE CALLE DANS LE SECRET DE NOS ECRITS ET AUTRES HISTOIRES

- décembre 2014/janvier 2015

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Dans l’herbe 6


Il arrive au coin. Elle n’a jamais couru aussi vite, c’est d’ailleurs la première fois de sa vie qu’elle court. Il gare son pick-up. Elle croit que ses jambes vont sortir par la gorge tellement courir lui est nouveau alors qu’elle remarque que la montagne est encore noire. Il ouvre la porte. Elle court toujours et elle a chaud, bien que le soleil soit absent des sommets, sa trace est celle d’une vipère qui feule. Il claque la porte. Elle saisit le claquement et réalise qu’elle n’a plus beaucoup de temps pour trouver la sortie. Il bip sa camionnette. Elle voudrait bien qu’un événement colore le décor autrement, un pourpre violacé qui la masquerait. Il remonte le col de son manteau. Elle se tasse dans l’herbe des marais afin que sa taille ne dépasse la hauteur du foin. Il regarde la roche. Elle voudrait galoper comme la nuit d’été qui, si vite, traverse les continents. Il vérifie. Elle observe que rien ne se détache de ce gris fumé tacheté de mousse alors le vent s’est absolument tu. Il renifle. Elle prie pour que la foudre arrache la terre, éclate le minéral et l’aveugle en lui brûlant la rétine. Il tourne la tête. Elle se tapit dans la berge pour d’un instant à l’autre sauter dans l’étang, s’il avançait vers sa cache. Il vient de saisir son souffle. Elle voit qu’il a vu mais elle se dit qu’il se dira que c’est le saut d’une étrangle au-dessus de la flaque ou encore la plongée d’un milan. Il sait qu’elle est là. Elle sait qu’il sait qu’elle est là. Elle court. Il court. Elle enjambe la haie. Il arrache les joncs. Elle s’enfonce dans la vase. Il est proche. Elle prend ses jupes à son cou.

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Oui 8


J’avais neuf ou dix ans, la cicatrice de ma bouche piquait encore, une joliesse séduisante se devinait sous mes cheveux au carré, je souriais, mes dents de travers creusaient un V dans la chair des pommes quand j’en croquais, je ne savais pas vraiment ce que mourir signifiait. Nous étions à Rolle, en Suisse, patrie de Godard et de De LaHarpe, précepteur du tsar Alexandre. Nous allions à la confirmation de Lucie. Maman m’avait expliqué cet événement: on dit à Dieu notre accord avec le baptême décidé par nos parents. Nous étions en hauteur, au bord de la galerie et ma tante jouait l’orgue. Une longue file de jeunes paroissiens avançait devant le pasteur. Je me penchai de toutes mes oreilles pour saisir leurs réponses, je me suis retournée vers ma mère : « lui, il a dit non. ». Elle a ri et m’a expliqué que les jeux étaient faits bien avant d’entrer dans le temple et que seul avait sa place le oui, aujourd’hui. Immense déconvenue de réaliser que personne dans cette église ne prendrait le risque de mesurer, devant témoins, la densité suffisante du désaccord avec le divin pour prononcer un non. J’ai quarante ans, ma bouche a embrassé souvent, mes cheveux sont arrachés depuis longtemps, je

sais exactement ce que disparaître veut dire. Je comprends, alors que je me marie, le prix du oui. Un oui qui passe la frontière des possibles et file vers les champs labourés. Est-ce cela « le plus beau jour » d’une existence? Pas pour la robe, je suis en pantalon. Pas pour le voile, je porte un chapeau. Non, pour la brièveté d’un mot, oui, qui de la gorge aux lèvres, n’a le temps de renoncer au scandale du non. Patrick Chereau fit donner une claque à la reine Margot pour qu’elle le crache, son oui. Je n’ai pas eu à être cognée, je le voulais mon oui mais je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si soudain sortirait de nulle part le refus d’entrer dans la danse, une brusque reculade, un renaclement de cheval cabré, une envie abrupte de briser l’avancée vers un engagement sans certitude. Une seule fois dans ma vie, ce jour-là, mon oui a eu un goût de présent absolu. De cette journée, sont restées les fleurs fraiches coupées de la veille. Chaque jour, j’ai observé les pétales se brouiller et les feuilles pourrir. Unique jour d’un unique mot, le commun s’est substitué à l’exceptionnel et je me suis demandé si mon mari pourrait, au travers de la fenêtre, percevoir la fragile douleur des roses en attente de la poubelle et la dissolution du son de ce oui dans l’ouïe.

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La chute 10


Qrrrraqrrrraaaaccc. Non, non, non, non. Ahh.Oh non. Un pas. Rupture. Craquement. La chute. A pic. Plouuu, frrrrr, plouuuu, frrrr. Non, pas mourir, pas maintenant. Dois fermer la bouche. Serrer, serrer, serrer. Bouge, bouge, bouge, bouge. Accroche, accroche, oh pas du bois, des algues, sortir, sortir. Ploup, ploup, ploup. Les jambes battent. Des bulles d’air se libèrent des collants. L’eau s’infiltre instantanément dans les étoffes. Les bottes pleines tombent vers le fond. Je ne veux pas mourir, je ne dois pas respirer, je dois pincer le nez, pincer les lèvres, mes poumons dans les oreilles, les tympans éclatent, ah, ichhhh. Crrr, crrrr, crrr. Le visage se tend vers la déchirure. Les yeux prennent l’eau. Le sel brûle les joues ainsi que les blessures des doigts dont on a mangé les envies. Au secours, qui me voit, qui me voit, qui me voit.

Une voiture? Viens, là, là, là, au sec’’rs. Crfrrrtiiiooooaahprrrrftttt. Le poids du corps tire l’ensemble vers le bas bien que les jambes battent à la croche. La fatigue alourdit la tête qui tire en haut. Les doigts gonflent avec la pression. Les pieds sont hachés par le O°. Quand est-ce, me voir, quand est-ce, venir, quand est-ce, m’entendre. Là, là. Venez. J’ai peur. J’AI PEUR. Bloupbloupbloupffffff. Le soleil entre dans la cassure mais sa chaleur se bloque à la surface. Je ne sens plus, je ne sens plus, je ne, mes poumons, ça brûle, ça brûle, non c’est trop tôt, non, non, je ne veux pas, jjjje neeeee veeeee…… Ploupfttttttttfttttttt. Le corps s’étend sur les algues.

SILENCE.

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La Blauebart-Fabrik 12


Ceux qui travaillaient à l’usine devaient se taire et ils se taisaient. On savait qu’ils savaient mais personne ne disait rien. C’était l’usine de Barbe-Bleue, la Blaubart-Fabrik. Barbe-Bleue était arrivé à cheval de TerreNeuve à Miquelon sur un radeau de rondins manœuvré par un maure puis avait embarqué sur le ferry, de Miquelon à Saint Pierre. Il était allé directement à la mairie, avait aligné des centaines de milliers de dollars rangés en liasses et avait acquis l’usine. La première à y être entrée n’en n’était pas ressortie. Ses parents, sur le point de porter plainte, découvrirent sur le pas de leur porte un double container avec, dedans, la maison de leurs rêves et tout le confort imaginable. La maman tira les rideaux, sortit les tasses du buffet, fit du thé, but et se tut. Le papa descendit à la cave pour fumer, respira et se tut. A partir du jour où les habitants comprirent qu’une fille valait une maison, ils acceptèrent Barbe-Bleue, son usine et la disparition des filles qui la faisaient tourner. On savait par fuites, il y avait souvent des pannes (matériel français), que les machines

servaient à tester les filles. Suivant les résultats, Barbe-Bleue les appelait dans son bureau ou au contraire les jetait à la mer. Mais dans quel coin de mer, mystère. Dans tous les cas, les filles ne ressortaient jamais de la Blaubart-Fabrik. Quand Barbe-Bleue traversait la ville à cheval, les habitants s’écartaient parce qu’il pouvait être de très mauvaise humeur, surtout quand il manquait de filles. Alors il attachait son cheval à la rambarde du Joinville et attendait la nuit, à l’heure où la disco enfin ouvrait ses portes. Les danseurs affluaient. Dès que l’un deux se rendait compte de la présence dans l’ombre de Barbe-Bleue, il faisait silence et ce silence se propageait comme un frisson dans le glauque des gobos jusqu’à la cage du DJ qui, alors, passait en boucle du heavy-métal finlandais. Et les filles, qui pourtant connaissaient la réputation de l’usine, ne pouvaient s’empêcher de se trémousser sur les basses comme des anguilles. Elles savaient. Elles savaient que les machines les broieraient et que Barbe-Bleue les consommerait. Il n’y avait rien à faire, toutes se précipitaient sur la piste et toutes ne rêvaient que d’une chose, être l’élue de Barbe-Bleue.

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Une chimère 14


Je t’ai aimé à la folie. A la folie, je t’ai aimé. Je n’aurais jamais cru. Jamais cru que tu m’offrirais la danse, tu l’as ceinte sur ma peau. J’ai écarté mes bras. Je dis ton nom dans le vent. Je chante ta voix. Je danse ton souffle. Je respire ton pouls. Déchire mon coeur. Je t’ai aimé à la folie. A la folie, je t’ai aimé et n’ai pu me calmer qu’en pleurant dans le vent, qu’en m’inclinant devant cet amour qui me fait danser à la folie dans le vent. J’ai couru sur la dune, j’ai hurlé dans le vide, j’ai saigné mes seins, j’ai convoqué les esprits. L’esprit du froid qui me mord la bouche et me somme de me taire. L’esprit des rocs qui me fissure de douleur et m’ordonne de te chasser. L’esprit de l’océan qui me submerge pour te noyer. L’esprit des lichens qui ravale mes larmes pour les laisser à d’autres. Un seul être, tu me manques, et tout se siphonne, dit-il. Manquer est faux, c’est hurler en silence ton nom, hurler et ma voix s’est éteinte, mon pied s’est brisé, je danse. Je t’ai aimé à la folie. A la folie, je t’ai aimé.

Et c’est impossible à dire, impossible à écrire, impossible à entendre, impossible à vivre, mais ne peut être que dansé, ne peut être que porté dans la tempête. Tempête en mon corps. Souffle dans mes bras grands écartés, prolongement de mon cœur embrûlé de toi, écartelé de ce que j’explose, ta vie, l’éclatement de ma pulpe jusqu’à la plage où je danse, danse et danserai encore, immergée de toi, déséquilibrée de toi. Je t’aime à la folie. A la folie, je t’aime encore. Et chaque geste est un hurlement, où délice et douleur s’enroulent autour de mon coeur. En lierre et me fait ellipse, en accroche et me fait suspend, en tornade et me fait disparition, en morsure et me fait belle, en suspens et me fait douloureuse, en arrêt et me fait amoureuse, je danse et danse encore, le temps en suspend. Je t’aime à la folie. A la folie, je t’aime et je danse, et danse et danse encore dans le vent. Et dans ce vent, je suis vivante, je suis la vie, je suis, sans attente, ce que je suis, la danse dans le vent et l’amour, et l’amour, et l’amour, et je danse, et je danse, et je danse encore…

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Mon ange 16


« Mon ange ». Mais quel ange ? Cet exercice devient une vraie question: est-ce que je dois faire des 100% fictions ? Or donc un ange, un ange comme dans Les ailes du désir de Wim Wenders, ou un autre, plus design et moins mélo, s’abattit sur la maison avant de se balancer au bout d’une corde. (Cela me rappelle Fanny dans les cintres du Centre Culturel et Roxane dans ceux de la Comédie Française, spectacle au cours duquel Yannick avait été sur le point de s’évanouir à la balustrade du poulailler et s’étaler au premier balcon). Est-ce que je dois raconter un souvenir et donc, d’une certaine manière, me livrer ? « Mon ange… » disait au répondeur Gilles. Quel ange pouvais-je être ? A la sortie de Breaking the waves , Béatrice m’avait dit « tu es la fille de Breaking the waves » et finalement pour comprendre cet ange, il faudrait que je revoie Breaking the waves . Est-ce que je dois raconter des souvenirs de quand j’étais petite et en premier lieu ma

compassion obsédante pour les blessés ? - Pourquoi le monsieur a eu un lardon dans la tête ? (Pour savoir ce qu’est un lardon, il faut aller visiter la petite ville gardoise de SaintHippolyte du Fort et demander à un passant ce qu’est un lardon). - Pourquoi le conscrit de l’an 1810 dit qu’il ne reviendra pas ? - Pourquoi le prince André, dans le film de Guerre et Paix, meurt sur le champ de bataille ? - Pourquoi l’homme a l’œil crevé sur la pochette du 33 tours, musique Renaissance, avec Charmante Gabrielle d’Henri IV ? Ou alors je tente un lien entre ange et balançoire. Ou je fais des jeux de mots avec « balance ». J’m’en balance, Balance, que tu me balances, à Bâle, tandis que le bodybalance me balance une panse de Barbie. La balance de l’exercice : la nudité ou la crudité la pudeur ou l’exubérance, le silence ou bien le doute ?

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La chrysalide 18


Ze suis zune cossonerie de pitit papillon qui est dans sa chrysalide et qui va faire coucou les masques, c’est moiiiiiii ! Ze suis un pitit massin qui va faire ze sors, c’est moiiii le pitit riquiki qui va faire une grosse peur à énaurme zéléfant. Pasque moi, z’ai aussi une pitite trompette en colimaçon. Ze suis la pitite bébête qui fait peur à la grosse, bouuuh, z’ai peur ! Ze suis la senille qu’elle va manzer tous les sous du zardin et même les potirons, gare à toi Cendrillon, c’est pas ce soir que tu vas zaller au bal ! Et le prince sarment, zi di mèdre, un gros mèdre comme la vasse quand elle fait sa bouuuuu-ze. Ze suis un gros papillon qui va sortir de sa cassette et ze vais ouvrir mes grandes zailes toutes fripouillées pour aller planer dans le grand zardin pour faire la nique à zaraignée et à drozofile et à zabeille et vilaine grosse mante relizieuse bouh tu me fais peur, méssante fille. Ze suis le zinsecte le plus malin du coin. Et le rouze-gorze qui croit qu’il va me manzer, Ze vais me plier en quat’ pour que il peut pas m’avaler. Et youuuuuu, a faim le rouze-gorze, mais moi, ze m’en

fisse pasque z’ai ma vie à vivre et c’est tout. Ze suis le pitit papillon à mite et ze vais grignoter tout ce qui traine, dans cette narmoire, les pulls, les manteaux, les peaux du mouton, les saussettes, les couillottes, non les couillottes elles sont en coton, beurk le coton miam la laine, ze vais me faire un festin de tissus, de moumoute, de doudoune, de doudou et de dodo, pasque dodo moi avant de sortir complètement de mon concon. Ze suis la pitite bête qui va découvrir le monde comme le bon dieu il l’a fait. Et flouuuuu, vol qui plane, et piouuuuu saut à l’élastique, et frrrrrrr delta qui plane aussi, et piouuuuuuuu ULM qui démarre pas, et youuuuuuuu, vol libre, et blllllllllll parazut ascenssasionnel, et plouuuuuuu parazut tout court, et zamais badamoum ze suis écrasé par terre parce que ze suis un papillon et pas un zumain. Ze suis le pitit papillon de nuit qui va faire un massacre dans la maizon, mais aussi partout, partout où ze vais laisser trainer mes zailles.

Youuuuuuuu !

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7 janvier 2015 20


Je voudrais rire et dire des bêtises et raconter un tour de France avec un pneu crevé et une côte cassée mais Wolinsky est mort alors comment rire ? Je voudrais raconter mes extases en équilibre instable sur un mur avec une poule et encore pourquoi il y a deux spatules jaunes dans la cave mais Cabu est mort alors comment se marrer ? Je voudrais expliquer les petits pas de chat dans la neige et vous dire que mon chat c’est le chat le plus chou de la terre mais deux policiers sont morts alors comment s’extasier devant une petite bête ? Je voudrais vous expliquer que comme ça, mon amie, elle ressemble au professeur Tournesol qui lui-même ressemblait au professeur Picard de la famille Picard, les Picard qui sont allés à l’école avec ma mère, mais Charb est mort alors comment se moquer d’un si peu ? Je voudrais aller aux soldes et acheter les mêmes chaussures et le même bonnet mais en

50% et scier toutes les étiquettes pour que ce soit encore moins cher mais Tignous est mort alors comment être légère ? Je voudrais enfouir ma figure dans la neige et faire un bonhomme et aussi une bataille et encore un ange et pourquoi pas une mousse à la neige comme on m’expliquait dans Mon ami Pierrot, mon tout premier mensuel mais Charlie Hebdo vient de se faire massacrer alors comment jouer ? Je voudrais vous parler de moi et de mes objets et de ma maison et de mon amie et de mon mari et de mon jardin et de mon archipel mais mon pays vient de prendre un coup en pleine gueule alors comment déifier mon intime ? Je voudrais vous faire croire que les petits riens sont bien plus précieux que le grand tout, que l’occasion fait le larron et que ce qui fait le sel de la vie c’est bien plus le chemin que la destination mais douze personnes sont mortes pulvérisées par des fous d’un Dieu dont je ne connais pas même le nom, alors comment avoir encore envie de raconter ?

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L’INCONNU- février/mars 2015

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Otto 24

OTTO, de Berlin. « Paris ist wunderbar, c’est ce que je pense chaque fois que je vais à la bistrot et je vais acheter Die Zeit au gare de l’Est et après je bois la petite café noir à le zinc. J’ai toujours là me marrer parce que je pense à ma femme. Laquelle, simplement je me dis, laquelle tu penses aujourd’hui ? » Est-ce qu’Otto pense à Evelyn sa femme à Berlin ou à Maria sa femme à Porto ou à Perla sa femme à Amsterdam ou encore Arlitz sa femme à Budapest ? Otto a vu le jour quelques temps avant la guerre mais est véritablement né dans les ruines de Berlin. Des horreurs et des vengeances il y en a eu dans la ville mais Otto, lui, a toujours été protégé. Les Russes lui ont donné des tartines de beurre, les Américains du chewin-gum, les Français des capotes et des clopes quand il a été en âge de mettre des capotes et de fumer après avoir utilisé les capotes. Alors que les femmes se terraient dans les combles, sous la terreur des Rouges, lui naviguait entre les zones en chantant la Marseillaise aux froggies, Deutschland über Alles aux anciens nazis déguisés en déportés, Star Spangled Banner aux Amerloques et sa préférée God save the Queen aux Anglish. Chanter est devenu sa marque de fabrique et durant des années il a mangé grâce à ça. Et puis un jour, il s’est trompé d’hymne. L’urgence absolue devint de ne pas finir côté Est dans une geôle comme seuls les Soviétiques en avaient le secret. Il fallait qu’il se carapate en vitesse. Et il est passé de l’autre côté du mur. Il n’a jamais expliqué comment mais il semble que ce soit en couchant avec une soldate. Ce jourlà, oui, il a couché avec une gardienne (en se gardant bien de chanter, il ne savait pas si elle était étrangère en renfort ou soviétique rompue à la cause. En tous cas elle était belle.) Et il eut un éclair. Les femmes, oui, les femmes seraient la clef des champs de sa vie. Elles lui ouvriraient les portes de la liberté. Elles seraient le moyen d’avancer. Il ne se perdrait pas dans l’amour mais il utiliserait l’amour pour inventer sa vie. La nuit passée, après que Barbara lui a soulevé le barbelé, après s’être recroquevillé pour ne pas érafler son paletot, après avoir avancé sans hésiter pour ne pas flancher à l’idée de quitter mère et frères, après avoir étouffé une brûlante envie de rester avec Barbara, il ouvrit ses poumons au brouillard de l’Ouest et sut qu’il consacrerait sa vie à une seule cause : la liberté.


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Otto 26

Otto est un romantique pur. Il est un romantique pur parce qu’il en a tellement vu qu’il aurait pu choisir d’autres voies. Mais il a vu. Il a vu sa mère écrasée sous les Russes. Et puis la maison où elle avait dit que jamais elle n’habiterait et où finalement elle l’a emmené, parce qu’il valait mieux vivre au milieu des rats que de s’en faire fourrer un dans le vagin. Il a pleuré avec elle, quand les grands-parents sont arrivés et ont dit : « après la visite de Belsen, ce n’est plus la peine ». Et ils ont pris des feuilles de journaux qu’ils ont pliées de telle sorte qu’ils ont obtenu des gobelets, ils les ont remplis d’eau et de poudre. Chacun a bu. La maman d’Otto a fait boire Otto avant elle puis elle a bu. Le sommeil est arrivé. Et Otto s’est réveillé. Il s’est réveillé dans la maison en ruine avec sa famille en ruine et il sentait que ça s’effritait en dedans de lui avec le goût de la poudre dans la gorge. Alors il est sorti. Et dans cette forêt douloureuse où ses larmes s’accrochaient aux herbes, il a vu les rayons du soleil s’incruster dans l’ombre de la verdure puis le caresser doucement, non, pas de chaleur, mais de

calme, le calme de ne jamais être seul. Alors il a pris ses affaires. Il a voulu passer sa main sur la joue de sa mère mais il s’est rappelé que les morts sont froids et il ne voulait pas avoir affaire au froid. Il a remis son geste dans sa poche. Il n’a rien pris dans la maison, pas une couverture, pas un morceau de pain, pas une seule des affaires abandonnées dans la maison. Rien d’autre que le ravissement du soleil entre les branches. Il n’y avait plus qu’à marcher à travers le bois et trouver une route. Alors il a mis un pied devant l’autre, il a écarté chaque branche de la hêtraie aussi dense qu’une jungle et après avoir tendu l’oreille et saisi un moteur au lointain, il a pris la direction de la route. C’est là, pour se donner du courage, qu’il entonna Deutschland über Alles et se mit à rire : pas malin de chanter Deutschland über Alles quand à chaque coin de bosquet, un rouge peut sortir et te tanner la peau pour te rappeler que le pays dont il est question dans la chanson est vaincu. D’ailleurs, pays plutôt au-dessous de tout qu’au-dessus de tout.


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Arlitz 28

Mon Arlitz. Je venais d’arriver à Budapest et j’étais joyeux d’avoir atteint cette ville dont je ne connaissais rien. Je voulais tout recommencer. Je voulais croire que je pouvais avoir une vie neuve. Nouvelle ville natale, nouveaux parents, nouvelle maison, nouvelle langue. Et Arlitz est apparue. Je marchais sur les berges du Danube, je me disais que je parlerais à la personne que je verrais en premier et je vis, sur le pont du dessus, une silhouette au bord de la rambarde. Je ne voulais pas trahir mon serment et je montai les marches pour rejoindre cette personne alors que je ne savais pas si c’était un homme ou une femme. Mais quand je suis arrivé sur le pont, elle est repartie et a continué en se pressant. Je me mis à courir pour la rattraper et mon ombre doubla la sienne. Arlitz. Ma belle Arlitz, mêlée aux branches des arbres projetées sur le sol autant qu’à mon envie de lui parler. Mais elle était pressée, et à chacun de mes oh ! , elle riait et marchait plus vite pour finir par courir ventre à terre. Peut-être avait-elle eu peur au début de notre rencontre mais elle transforma rapidement cette possible crainte en jeu et nous nous mimes à courir à travers la ville en jouant à cache-cache entre les bâtiments et la verdure. Toujours en courant, elle finit par entrer dans les bains Szechenyi.

Nous étions en hiver et il y avait peu de monde. Mais tout de même, Arlitz fit preuve d’une incroyable audace. Elle se déshabilla et entra toute nue dans le grand bain. J’étais jeune, j’étais fou, j’ai fait comme elle et j’ai sauté dans l’eau tendre de Budapest. Je l’ai serrée contre moi et je l’ai pénétrée. Elle riait en jouissant. De vieux baigneurs sidérés autour d’elle en oubliaient d’être choqués. Le temps que le service d’ordre arrive, elle s’était emballée dans une serviette abandonnée sur la plage et reprit sa course. Je me précipitai sur mes nippes et profitai de la stupeur générale pour fuir à mon tour. Arlitz, ma belle Arlitz dont je ne connaissais pas encore le nom à ce moment-là, avait filé entre les rues et il me fallut un sacré moment avant de la retrouver, habillée comme une princesse dans un café rococco devant un chocolat viennois. Elle portait des boucles d’oreilles vermeil. Quand elle tourna la tête pour voir qui entrait dans le salon de thé et qu’elle me vit, elle secoua la tête et fit tinter ces bijoux de verre et d’or. Je voulus m’asseoir à sa table mais elle me fit non de la tête - tintement des boucles- et me montra, d’un coup de menton la porte. « Arlitz, ma chérie, où étais-tu ? » lui demanda l’homme qui venait d’entrer. Ainsi, je sus son nom et son état, mariée, fiancée en tous cas.


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Perla 30

Perla est une femme. Elle est blonde. Elle est grande. Elle mesure 1m90, au moins. Moi, Otto, je mesure 20 cm de moins qu’elle. Perla est l’anti-Arlitz. Elle m’apporte dans ma piaule des gâteaux au chocolat. Pour me donner des force, elle me dit. La vérité, je la connais, c’est pour que je tombe amoureux d’elle par gourmandise. Je vais donner la parole à Perla : « L’amour, c’est pas de l’amour, j’ai pour Otto. C’est autre chose comme de la protection. Mais je ne peux pas imaginer qu’il parte. J’aime quand il regarde mes seins. J’ai des gros seins et j’ai toujours rêvé d’avoir des petits seins, parce que c’est vraiment l’image de la femme qui va donner à manger avec ses seins, comme une vache qui va donner à son veau. Je sais, Otto, il voulait me faire plaisir, il me dit, je te trouverai du taf à l’Oktober-Fest à Münich. Mais moi, je veux pas vendre de la bière et des bretzels. Moi, ce que je veux, c’est aller au concert, deux-trois fois par an, manger un Kaffee-Kuchen dans une jolie Stub, aller à la messe au bras d’Otto et peut-être une petite sieste de crapules, mais pas plus que ça. Juste, il me regarde. Juste, il donne à ma forme celle d’une femme regardable. Juste il me donne envie de donner envie aux autres, mais il n’y a que lui qui me connaisse un peu plus que les autres. J’aime les talons hauts mais je mets des ballerines sinon je finirais par mesurer deux mètres. Des fois, je mets des pantalons mais l’autre jour, Otto a fait une drôle de grimace et depuis je ne mets que des robes. J’aime aussi m’enduire de crème à l’odeur de papaye parce que je rêve d’aller dans des îles, et pas les Lofoten ou des cailloux dans la Baltique, non des îles comme les Maldives ou les Galapagos où je me mettrais au soleil et je regarderais le vent dans les palmiers. Je ne sais ce qu’il me trouve mais je sais, ça je le reconnais dans les yeux d’un mec, qu’il m’aime. Et je dois dire que moi aussi je l’aime. Un jour, il m’a dit qu’il devait me dire quelque chose mais je lui ai dit qu’il devait se taire et que je ne voulais pas savoir. Je me doute. Lui, il ne sait pas qu’en vérité, dans une autre vie, très loin dont je ne me souviens à peine, j’étais un homme ».


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Perla 32

Perla comprit autant qu’elle le put la perte d’Otto et l’impossibilité de quoi que ce soit pour le récupérer. Elle sentit alors grandir en elle quelque chose d’absolument incongru et jamais rencontré auparavant, une masse grimpante née dans l’estomac se libérant en un nuage de spores vénéneux dans la poitrine. Elle faisait l’expérience de la haine et c’est ainsi qu’elle décida de supprimer Otto. Perla s’était imaginée qu’il aurait pu devenir une sorte de phare amical, une balise dans sa recherche d’unité. Il lui parut au fil des jours impossible de maintenir cette flamme cordiale sans qu’elle ne se substitue à de l’amertume. Et c’est dans cette amertume qu’elle puisa la décision fantasque de rayer Otto de son existence bancale. D’abord, elle but un coup, un vieux cognac offert par le chirurgien qui voulait fêter son premier changement de sexe et s’enfonça dans la nuit berlinoise pour réaliser son crime. Impossible pour elle, par contre, de trancher entre le choix d’une kalachnickov, un peu lourd et un vieux six-coups, trop vétuste, ou encore entre un Browning, limite Chicago et l’arc et flèches, très sioux mais pas très crédible. Elle voulait un truc qui ne soit surtout pas glamour, un truc dramatique qui ne laisse

aucune chance. Elle voulait que ça voltige et que l’on ne puisse reconstituer le corps d’Otto. Elle ne voulait surtout pas qu’on l’identifie et certainement pas cette salope d’Arlitz dont il avait parlé une nuit dans son sommeil, la gourmandise à la bouche. Après avoir longuement hésité sur l’option lance-flammes-assez radical mais vite dissuadée par d’obscurs souvenirs de bunkers incendiés, elle arrêta son choix sur un lance-roquettes négocié à la dure auprès d’un vieux tchétchène croisé à la soupe popu. Perla, abandonnée par Otto, en avait été réduite à faire les soupes où se croisait le gratin de la faune germanique, vieilles putes de réforme, anciens mouchards, épiciers ruinés par la fin du marché noir, agents doubles ne sachant plus pour quel camp travailler. Perla, l’arme au point, débarqua devant l’immeuble où logeait Otto lorsqu’un régiment d’Américains arriva au pas de course. A ce moment-là, elle se dit qu’elle aurait un peu plus de chance auprès de ces mecs et au lieu de tirer, elle posa son bazooka à terre, puis, dans un geste de teenager, souleva timidement sa robe. Mais ce geste fit tanguer sa perruque et les soldats éclatèrent de rire. La vie était vraiment dégueulasse se dit Perla et elle se mit à pleurer.


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Perla 34

Perla pleura. En allemand, cela fait « Perla weinte » mais en français, cela donne « Perla pleura » et on pourrait croire à un jeu de mots. Mais non, c’était bien des larmes qui lui sortaient des yeux, des larmes de fille, vraies et mouillées, des grosses larmes qui font un sillon sur la joue et brûlent le menton. Comment oublier Otto ? Comment faire d’Otto une vieille peau de banane dans un fond de container. Non, comment faire de son chagrin à elle une vieille peau de banane ? Elle se dit qu’il suffirait de marcher dans la ville et de regarder les arbres se couvrir de bourgeons, promesse de fleurs puis de fruits. Elle se proposa de boire aux fontaines et de sentir l’eau la traverser

et emporter avec elle la douleur de ses attentes. Après être passée devant le manège de la garde, elle se dit qu’elle pourrait voler un de ces chevaux et franchir la frontière vers la Pologne en direction de la Russie, traverser le Tadjikistan et fuir jusqu’en Inde, puis dans le Gange se plonger et demander un miracle. Recevoir de la Providence un vrai corps de femme avec de vraies entrailles. Et puis elle retournerait vers Otto, avec ce vrai corps et ces vraies entrailles. Elle savait pourtant que l’amour ne s’achète d' aucune manière. Alors elle alla se coucher et se rêva enceinte. Mais pas d’Otto. D’un homme de rencontre qui se serait frayé un passage dans cet horizon bouché qu’était le corps d’homme de Perla.


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Voici le tout, tout premier amour d’Otto. C’est l’amour « le non-nommé » dont il garde silence.

Carolyn C’était un phénomène rarissime qui arrivait entre la fin février et le tout début mars. La rivière se couvrait d’une couche de glace. Ça ressemblait à du béton et pourtant c’était de la glace. Un poteau à demi-immergé s’érigeait au milieu de ce cours d’eau et le jeu était de s’asseoir sur le poteau sans que la glace ne frémisse. Au printemps, lorsque la glace avait disparu, on se rappelait ce qu’on avait oublié, à savoir que cette eau était bouillonnante. Couverte de sa pellicule vitrifiée, elle dormait tout l’hiver. Les copains, copines et Otto lui-même avaient tenté de marcher sur la rivière pour atteindre le poteau mais n’avaient jamais réussi sans que cela ne craque.

Carolyn

Carolyn.

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Une elfe. Une elfe aux ailes garance. La cigarette qu’elle suçait la couvrait d’un souffle de brume. Ses bottines de cuir bleu pouvaient se substituer à d’imaginaires pantoufles de vair. Dans ce temps de glace et de brûlure et alors que tous les passants étaient saucissonnés dans des fourrures râpées d’avant-guerre, elle voletait dans une capeline en feutre léger qui laissait deviner une chemise de soie rosée. Ses pantalons kaki avaient été empruntés à un soldat américain. Ses yeux étaient fixés sur le groupe d’amis. Elle déroula son pied et le déposa délicatement sur le bord de la rivière. « Doucement » voulut dire Otto, mais elle plaça son doigt sur ses lèvres.

Il se tut. Il la but. Il inventa ses gestes. Il compta le nombre de pas qu’elle pourrait faire pour accéder au poteau. Il marcha dans ses jambes. Il avait peur. Il ne voulait pas qu’elle sombre. Et la glace, sous ses pas, jamais ne se brisa.

Carolyn ? Carolyn est née dans le Wyoming, à Cheyenne. C’est à la répartition des zones berlinoises, quand ses parents ont su qu’ils ne quitteraient pas de sitôt l’Allemagne, que leur fille les a rejoints dans la capitale germanique. Ses débuts furent difficiles, ne serait-ce parce que quitter son Wyoming natal fut un déchirement. Elle avait, là-bas, une vie de sauvageonne. Elle courait après les Wapitis comme une Sioux, lapait l’eau des torrents sans crainte de se tordre de dysenterie, pêchait le saumon à la main et mangeait la chair crue qu’elle préférait largement aux patates rôties de sa grand-mère qui l’élevait dans l’attente du retour des parents. Elle marchait en équilibre sur les troncs brisés par les ouragans et si elle grimpait aux arbres, c’était pour s’y tapir et apprendre le chant des oiseaux qui y nichaient. Une fois, lors d’une course folle au bord de la falaise et alors que le vent s’était dangereusement levé, elle s’était blottie dans le nid d’un aigle royal qui, incroyable, l’avait nourrie de mulots jusqu’à ce que le temps se calme et qu’elle puisse rentrer chez elle. Carolyn était dans les herbes et les caillasses comme chez elle. Et voilà que ses parents allaient l’enfermer dans une ville en ruine.


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Carolyn 38

Mummy, Daddy, I hate you. Voilà. Fuck. Fuck you. Why ? Pourquoi vous m’enfermez dans cette ville dégueulasse ? Fuck you. Grant’ma, come, come please, I want to go home. Back to Cheyenne. Je veux rentrer. Je veux le vent du Wyoming. Ici, il fuck toute la journée, la pluie est grise. Les gens crèvent la dalle. Il y a même des gens qui traversent Berlin dans des brouettes, en pyjama et qui sont aussi maigres que des radiateurs européens. Please, Little-Cloud, forgive me. I know that I didn’t have the right to make that. Little-Cloud, forgive me. I want back, in my sweet Wyoming. Carolyn le fixe dans les yeux. C’est Petit-Nuage, le jeune chef sioux de la réserve près de chez elle. Il a la prunelle bouillante. Ils se sont trouvés nez à nez dans la montagne, au creux du nid d’aigle américain dans lequel s’était réfugiée Carolyn. Petit-Nuage eut d’abord le sang tourné de découvrir une fille dans un nid de rapace mais se dit ensuite que c’était peut-être une vision. Elle lui servit son grand sourire des jours de party. Ce n’était donc pas une vision. Petit-Nuage est saoul, comme d’habitude. Il est saoul depuis le ventre de sa mère qui elle-même

est saoule depuis le ventre de sa mère. Il prend le sourire pour une avance. Petit Nuage bondit dans le nid et attrape Carolyn par le bras pour la coller à la falaise et l’embrasser, seulement l’embrasser dans le cou. Mais Carolyn déteste qu’on décide pour elle. D’un coup de rein, elle le charge sur son dos et alors qu’il hurle et qu’il tente de transformer son baiser en morsure, elle le balance au-dessus du nid, hors de la pierre, au fond de la vallée. Petit Nuage se déchire à la falaise. Il braille, ricoche contre le rocher, balance ses bras comme de la chiffonnade, se retourne et s’écrase au sol avec un ploc creux de coconut. Carolyn vient de tuer son premier natif. Elle qui se croyait sang mêlé d’amour du sauvage, se voit soudain épouse de la sauvagerie. Quand elle est revenue de la montagne, sa grand-mère l’a trouvée un peu pâlichonne. Très vite, un bruit a couru dans la région. Un autochtone a été tué et on recherche le coupable. Urgence. Une révolte se prépare dans la réserve. C’est à ce moment-là que ses parents l’ont fait venir à Berlin et tandis que Carolyn faisait la gueule dans l’avion, grillait sur la chaise le présumé coupable de la mort de Petit-Nuage.


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- La blanche mérite la mort. - Tous les blancs méritent la mort. - Elle en premier. - Nous la pendrons par les pieds au pic de L’Aigle, à l’endroit où Petit-Nuage est mort. - Petit Nuage n’avait rien à faire au Pic de L’Aigle. - Tu prends la défense de la blanche ? - Non. Je dis que Petit-Nuage n’avait rien à faire au Pic de L’Aigle. - Affaire ou rien à faire, on n’en a rien à faire. La blanche doit mourir. - Si la blanche doit mourir alors l’aigle aussi doit mourir. - L’aigle n’a rien à faire là-dedans. La fautive c’est la blanche, pas l’aigle. - Si Petit-Nuage est mort, si la blanche est morte, alors l’aigle doit mourir. - Personne d’autre que la blanche ne mourra. - Qu’est-ce qu’elle t’a fait la blanche pour que tu prennes sa défense comme ça ? - Rien. - Quand tu dis rien, ton sourcil se lève et ton oeil glisse vers la falaise. Tu avais des rendez-vous avec la blanche ? - Non. - Tu mens. Le cri de la falaise a retenti. - Non, je ne mens pas. Je ne connais pas la blanche. - Tu mens. Ton oreille a frémi. - Je ne mens pas. Je dis simplement que si Petit-Nuage est mort, on n’est pas obligé de tuer la blanche.

- On tuera toute personne qui touchera un seul cheveux d’un des nôtres. Petit-Nuage n’était pas fautif, il était chez lui. - Tout ce qui est chez lui est à lui. La blanche était chez lui. La blanche était à lui. - Où habite la blanche ? - A la maison aux chardons. - Non. Il n’y que sa grand-mère. - On tuera la grand-mère. - Non, on ne tue ni la grand-mère ni la blanche ni l’aigle. - On tue l’aigle, la blanche et la grand-mère. - Sans moi. - Si tu continues, on te tue aussi. Ce que tu dis le mérite. - La vengeance t’entraîne. Tu pourras tuer la grand-mère, la blanche, l’aigle, moi-même, la mère de Petit-Nuage qui ne lui a pas enseigné la peur de la falaise et la méfiance des blancs, le père de PetitNuage qui ne lui a pas appris à éviter les femmes, Antonia la fiancée de Petit-Nuage qui s’est convertie et qui s’est refusée à Petit-Nuage, Corneille-hurlante l’ami de Petit-Nuage qui ne l’a pas empêché de partir dans la montagne parce qu’il était trop saoul pour se rendre compte du départ de Petit-Nuage et toi-même, grand chef, parce que tu résous tous les faux-pas avec les blancs dans le sang. - Qui, parmi vous, part à l’avion pour la tuer avant qu’elle ne s’envole ?


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Crédits: Textes: Anaïs Hébrard/Photos: Mathilde Cudeville Mise en page et conception graphique: Maya Kechevski ISBN: 978-2-9557582-0-5


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