Tokyo focus

Page 1

Tokyo focus Mégalopole japonaise & «smallness» : vers une production de la ville contemporaine à petite échelle?

Matthieu Drujon Ensapb Master 2



Matthieu Drujon / ENSAParis Belleville - 2015 /

Tokyo focus Mégalopole japonaise & «smallness» : vers une production de la ville contemporaine à petite échelle?

Séminaire Territoires en projet : architecture, urbanisme, environnement Sous la direction de Philippe Simay


Note 1. Les noms japonais sont ici donnés selon l’ordre usuel : prénom avant le nom. 2. Dans la transcription adoptée (système Hepburn), les consonnes se prononcent à peu près comme en anglais, et les voyelle à peu près comme en Italien. Les longues sont indiquées par un accent circonflexe. Exemple : Marunouchi (le quartier des affaires de Tôkyô) se prononce à peu près «malou-no-ou-tchi». 3. Les mots japonais (excepté les noms propres) sont écrits en italique. 4. Les mots japonais qui sont rentrés dans l’usage courant ne sont pas indiqués en italique mais selon leur trnscription dans la langue française. Exemple : bonsai devient «bonsaï», samurai devient «samouraï», etc.

2


SOMMAIRE

06 - Introduction

I. APPRÉHENDER LE RAPPORT À LA PETITE ÉCHELLE dans l’urbanité nippone : contexte bâti, contexte culturel

08 - Aperçu historique et développements urbanistiques de Tôkyô

15 - Notions conceptuelles de la spatialité nippone & principes générateurs de l’urbanité Tôkyôïte

23- Le «smallness» dans la culture japonaise

II. TOKYO À TRAVERS L’ŒIL DU CITADIN : explorations urbaines, pratiques spatiales dans le champ du «smallness»

30 - La rue japonaise et les pratiques de l’espace

36 - Micro situations à Tôkyô : exploration urbaine

3


III. « LEARNING FROM JAPAN » : UN ART DE CONCEVOIR ET D’HABITER LES PETITS ESPACES

50 - La place de la maison individuelle dans la société japonaise

57 - L’Atelier Bow Wow, précurseur des nouvelles générations d’architectes

63 - Les nouvelles générations d’architectes en pratique

73 - Conclusion

76 - Bibliographie et références, remerciements

4


Introduction

«Tôkyô est l’obsession de la limite et du manque d’espace. Cette culture supposée de la pénurie spatiale se sublime dans la perfection du détail au détriment de celle de l’organisation du tout, considérée comme une accumulation de parties»1.

Tôkyô, souvent encensée pour son caractère hybride et un certain gigantisme, décriée pour sa densité supposée invivable2 et son manque d’espace, recèle nombre de qualités intrinsèques à la petite échelle qu’il est intéressant de relever à l’heure de la villemétropole dans un contexte d’urbanisation globale en essor constant. La ville japonaise, et en particulier Tôkyô, se dévoile par une accumulation de configurations urbaines hétéroclites, une juxtaposition des échelles alimentant un chaos visuel et donc une organisation souvent décrite comme anarchique. C’est une ville faite de paradoxes : à la fois immense, démesurée et en même temps à échelle humaine, intime. Tôkyô a une organisation polycentrique : les gares — qui polarisent les formes urbaines, les densités, l’intensité commerciale — forment de véritables nœuds de transit, articulés très 1. TARDITS Manuel, Tôkyô Portraits et Fictions, Paris, Le Gac presse, 2011, p. 170. 2. Un crière relatif quand on sait que la densité de population dans les 23 arrondissements de Tôkyô est d’un peu plus de 6 000 hab./km2 alors qu’elle avoisine les 21 500 hab./km2 à Paris. En soulignant néanmoins que les arrondissements les plus

étroitement dans leur contexte immédiat. Matérialisées sous forme de complexes tentaculaires desservant les nombreuses lignes de transports en commun, passages souterrains, centres commerciaux ou encore galeries d’expositions, ces gares sont la manifestation d’un « bigness » par la taille, la densité et la superposition des fonctions. Pourtant, l’atmosphère change radicalement quand on pénètre dans des quartiers qui s’apparentent à de petits villages urbains, audelà des axes majeurs, bordés de bâtiments multi-fonctionnels, déployant leur activité verticalement. Dans les villages urbains, le piéton prend le pas sur la voiture, les petites maisons en bois côtoient des immeubles de rapport dans un dédale de ruelles zébrées de fils électriques : la grande ville dévoile des quartiers à échelle humaine. Tôkyô ou le fantasme d’une urbanité arrivant à mêler individualité et mégastructure ? Ce focus sur la capitale nippone cherche à peuplés de Tôkyô (Nakano et Toshima) ont une densité comparable à Paris, qand l’arrondissement central de Chiyoda (abritant le palais impérial) compte à peine 4 000 hab./km2. Source Wikipédia sur des données de 2011 pour Paris et 2013 pour Tôkyô.

5


organiser une vision qui, bien que parfois subjective, questionne un panorama de pratiques qui pourrait paraître éloigné de la vie intense d’une mégalopole perçue comme futuriste voire déshumanisée. Et pourtant c’est bien de celle-ci qu’émergent des potentialités et des qualités liées à la manière de vivre certains espaces, même restreints, cristallisés dans une dimension sociale forte. Après une année d’échange, à vivre sur place, il nous paraît justifié de questionner les manières alternatives de vivre la densité — l’intensité? — et d’apprécier de nombreuses potentialités que peut offrir la mégalopole. Quelles seraient les différentes formes et qualités du « smallness » observées dans Tôkyô? Ce qui nous intéresse ici s’ancre plus précisément dans les initiatives à petite échelle qui permettent à la ville de se régénérer sur elle-même, dans un élan sans cesse renouvelé. Dans un premier temps, il est nécessaire de poser le contexte historique et les développements urbanistiques de Tôkyô, afin de mieux situer le rapport particulier des japonais au «smallness», très présent dans certains fondements de la culture nippone. La deuxième partie expose plus concrètement les attributs de la rue japonaise, pour ensuite explorer des dispositifs spatiaux particuliers, relevant du micro-urbanisme. Enfin, la dernière partie se concentre sur l’habitat et la maison individuelle, terrain privilégié de réflexion pour les nouvelles générations d’architectes qui travaillent dans la ville « Post-bubble »3. 3. Le terme désigne la ville héritée de l’épisode spéculatif des années 90 qui entraîna une flambée de l’immobilier dont la réduction de la taille des terrains est l’une des conséquences.

6


I. APPRÉHENDER LE RAPPORT À LA PETITE ÉCHELLE dans l’urbanité nippone : contexte bâti, contexte culturel

Photo M. Drujon

7


/ Tôkyô : aperçu historique et développements urbanistiques /

Avant de se pencher sur l’actuelle Tôkyô il est pertinent de revenir sur les grandes évolutions qui l’ont façonnée pour devenir cette métropole aux limites floues. Un bref retour en arrière permet de comprendre les structures spatiales à l’origine de la cité pour mieux saisir les caractéristiques qui font son urbanité aujourd’hui, et qui nous intéressent dans leur capacité à faire émerger des pratiques spatiales liées à la petite échelle.

D’Edo la ville féodale... Les premiers développements de la ville de Tôkyô datent de l’époque féodale. À la fin du XVIe siècle, Toyotomi Hideyoshi, alors shôgun1, offre à Tokugawa Ieyasu, son vassal de premier plan, un territoire excentré, sur la côte Est du Japon. Ce dernier installe donc son domaine dans un petit village, niché dans un estuaire ouvert sur le Pacifique. Loin du centre politicoéconomique de la région d’Ôsaka et Kyôto situé dans les terres à l’ouest, Tokugawa va rapidement développer son domaine à l’aide de ses partisans, fondant ainsi la ville d’Edo (« porte de la baie »). L’archipel vit alors une période de troubles et de conflits : en renversant Toyotomi en 1600, le clan des Tokugawa assoit son autorité sur le Japon. Le nouveau shôgun Tokugawa Ieyasu 1. Le shôgun («général») détient le pouvoir militaire et civil alors que l’empereur est le gardien des traditions.

8

transfère alors tout le pouvoir politique à Edo, devenue entre temps une ville de type jokamachi (littéralement « ville sous le château » — c’est-à-dire dont le château constitue le centre névralgique depuis lequel la ville se développe. À travers une grande maîtrise du réseau fluvial serpentant autour de la fortesse, symbole du pouvoir, (Fig.1) et une adaptation pragmatique à la topographie, Edo se développe rapidement (Fig.2). L’application des préceptes Taoïstes permet la conjugaison d’éléments naturels de géographie à des axes cardinaux : montagnes au nord, rivière à l’est, mer et lac au sud, plaines et routes au sud. Il est important de noter que la structure sociale d’Edo se hiérarchise de manière précise : le plus haut rang social est occupé par les guerriers (qui possèdent le pouvoir politique), viennent ensuite par ordre

Fig.1 Cadastre et réseau fluvial d’Edo, plan du XVIe siècle, image Wikipédia.


Fig.2

Edo ville prospère, estampe du XVIe siècle, image wikipédia

d’importance décroissant les paysans (puissants car la monnaie est alors le riz), les artisans et enfin les marchands. Cette dernière classe gagne en importance au fur et à mesure de l’installation d’une économie monétaire qui verra naître une véritable « relation d’interdépendance » entre guerriers et marchands2. En parallèle, Edo est une ville organisée, qui témoigne presque d’une pensée organisatrice et ségrégationniste par une planification urbaine en fragments, basée sur la coexistence de deux ordres. Cette démarcation se fait entre la yamanote (« ville haute » qui correspond de nos jours à l’intérieur de la ligne ferroviaire circulaire du même nom) et shitamachi (« la ville basse »). La ville haute regroupe dans les collines à l’ouest les temples et les faubourgs de l’aristocratie militaire où les samouraïs et les seigneurs de guerre (daimyô) installent leurs demeures, à l’abri des inondations. Le relief accidenté empêche une organisation régulière et les vastes domaines suivent la topographie. La ville basse, qui se développe autour du château au sud-est, accueille les classes populaires. Traversée de rivières 2. PONS Philippe, D’Edo à Tôkyô. Mémoires et modernités, Paris, Gallimard, 1988, p .67.

et de canaux c’est une zone marécageuse et inondable dont l’organisation urbaine se fait autour du damier composé de rues principales et secondaires, et dont l’élément régulateur est l’îlot carré, le chô dont le côté mesure 60 ken3, soit environ 109 m. À cette époque déjà, le parcellaire est serré et la population s’entasse dans des nagaya, des maisons en longueur disposées en bande sur le pourtour du chô. Les prémices d’une promiscuité obligée sont là et cette forme d’habitat ne sera pas sans conséquence sur la question domestique urbaine au Japon.

...à Tôkyô, ville moderne Edo va continuer à suivre une expansion très importante pour devenir au XVIIIe siècle la ville la plus peuplée au monde, avec pas moins d’un million d’habitants. Comparativement en 1820 New-York comptait 123 706 habitants au recensement4. Fermé aux influences extérieures dès 1639 3. TARDITS Manuel, Tôkyô Portraits et Fictions, Paris, Le Gac presse, 2011, p. 193. 4. SACCHI Livio, Tôkyô, architecture et urbanisme, Paris, Flammarion, 2005, p. 45.

9


sous le régime des Tokugawa, le Japon est «invité» à s’ouvrir de nouveau aux relations commerciales avec l’arrivée dans la baie d’Edo du commodore Perry, missionné par le président des États-Unis en 1853. L’escouade américaine et ses « vaisseaux noirs »5 est clairement en position de force face à des japonais inquiets. Contraint de mettre fin à une politique d’autarcie de plus de deux siècles, le Japon entre alors en 1867 dans l’ère Meiji (« gouvernement éclairé»). La restauration impériale qui s’ensuit ôte le pouvoir des mains des Tokugawa, entraînant le Japon dans une course effrénée à la modernité sur le modèle occidental. Malgré sa longue période de fermeture, le Japon se tenait informé des découvertes scientifiques du monde par le petit comptoir Hollandais de Dejima, à Nagasaki. Et la modernisation en marche, bien qu’assez largement assimilée à l’occidentalisation, garde à l’esprit que l’acquisition des techniques étrangères s’accompagne du maintient de l’esprit japonais (wakon-yôsai)6. En effet, la période d’isolation sous les Tokugawa correspond à une période « d’incubation de la modernité japonaise » sous laquelle se sont développés une économie de marché, une culture urbaine, une structuration des mœurs, une esthétique et un art de vivre — une sorte de siècle des Lumières du Japon7. Edo devient la nouvelle capitale du pays et est rebaptisée Tôkyô (« capitale de l’est »), faisant du Japon un pays au pouvoir hyper 5. Appellation donnée par les japonais en découvrant les imposants cuirassés à vapeur américains qui suscitèrent chez eux une forte impression et une inquiétude légitime. 6. ELISSEEFF Danielle, Histoire du Japon, entre Chine et Pacifique, Monaco, Éditions du Rocher, 2001. 7. PONS Philippe, D’Edo à Tôkyô. Mémoires et modernités, Paris, Gallimard, 1988, p .56.

10

centralisé entre les mains de l’empereur. La construction en 1872 de la première ligne de chemin de fer japonais entre Tôkyô et Yokohama, aujourd’hui deuxième ville la plus importante du Japon, marque le début d’un développement urbain en relation étroite avec le rail. Loin de s’être faite sans heurts, cette transformation de la ville par l’acceptation de la modernité occidentale a effacé de nombreuses traces de la culture urbaine des XVIIe et XVIIIe siècles. Les fleuves et canaux ont souvent été enfouis ou recouverts, certaines collines ont été aplanies, des vallées comblées, des espaces verts sacrifiés. L’énorme transformation politico-économique et culturelle que connaît Tôkyô se traduit physiquement par des politiques de travaux publics fortement marquées par un inlassable effort d’adaptation aux standards occidentaux, dans un climat de rejet de l’implantation et de l’architecture traditionnelle japonaise8. Bien que fragmentaire et édulcorée, cette « occidentalisation » de la ville nippone (fig.3) trouve l’une de ses illustrations la plus manifeste dans le quartier de Ginza. Suite à un incendie qui détruisit les quartiers sudest du palais impérial en 1872, on confia rapidement la reconstruction à un ingénieur civil britannique, Thomas Waters. La volonté affichée par le gouvernement était de substituer à un tracé féodal une ville adaptée au trafic par de larges boulevards et avenues, remplaçant le bois par la brique, matériau ignifuge. Surnommé « Bricktown », ce quartier de brique (Fig.4) s’effondrera de nouveau lors du grand séisme du Kantô en 8. TARDITS Manuel, Tôkyô Portraits et Fictions, Paris, Le Gac presse, 2011, p. 29.


Fig.3 Tôkyô en mutation, photographie du début du XXe siècle, Google images

Fig.4 Ginza devenu «Bricktown», estampe de la seconde moitié du XVIIIe siècle, image Wikipédia

1923. Les incendies sont les conséquences directes de ce tremblement de terre majeur : plusieurs foyers se propagèrent dans toute la ville basse à cause des vents violents faisant plus de 100 000 morts. Près de 500 000 bâtiments sont détruits ou endommagés (soit à peu près 44% des zones urbanisées) par les secousses et les flammes. Le Japon se voit donc obligé de concevoir un système constructif adapté aux forces telluriques à l’œuvre dans l’archipel : c’est à partir de cette période que la charpente métallique va se développer et prospérer9. Malheureusement les besoins de cette recherche seront limités par la montée du militarisme et du nationalisme qui amèneront tous deux le Japon à la guerre puis à la capitulation.

La Seconde Guerre mondiale laisse derrière elle un pays dévasté. Les bombardements et les incendies ont fait du paysage urbain de Tôkyô un vaste champ de ruines sur lequel se

tiennent encore de rares restes de bâtiments en béton armé (Fig.5). La tutelle américaine, renforcée par un empereur renonçant à son statut divin, s’attache à redresser le pays par un programme de modernisation sur fond de consensus social face à la volonté gouvernementale. De plus, à l’aube de la guerre froide, les États-Unis voient dans le Japon un rempart au communisme : leurs efforts visent donc à faire atteindre au pays une reconstruction économique accélérée et une stabilité sociale. Cela passe par une urbanisation rapide et des politiques de croissance économique et industrielle soutenues. En 1960 la population de Tôkyô atteint presque dix millions d’habitants10 (Fig.6) et la ville doit faire face à de graves problèmes de pollution. La contestation monte avec les émeutes étudiantes de 1968 et la naissance des mouvements d’habitants (jûmin undô) contre les dégradations sociales et environnementales locales. Deux événements majeurs vont profondément transformer le paysage urbain de la métropole : les Jeux olympiques

9. NUSSAUME Yann, Anthologie critique de la théorie architecturale japonaise : le regard du milieu, Bruxelles, Ousia, 2004, p. 175.

10. Douze millions en comptant la métropole dans son ensemble.

L’après-guerre : croissance et boom immobilier

11


Fig.5 Vue aérienne de Tôkyô après les bombardements de la seconde guerre Mondiale, Google image

de Tôkyô en 1964 et l’exposition universelle d’Ôsaka en 1970. Les infrastructures routières et ferroviaires doivent évoluer en conséquence : l’ouverture de la ligne à grande vitesse Tôkyô-Ôsaka et l’instauration d’un vaste programme d’autoroute urbaine dans Tôkyô font partie des programmes majeurs de développement des mobilités. Les autoroutes s’installent sans complexes au milieu des bâtiments, au dessus des canaux, s’étagent parfois sur trois niveaux, souvent sans égards pour le patrimoine, et participent de la saturation visuelle de la ville en alimentant le chaos si souvent évoqué de Tôkyô. Au cœur du quartier financier de Marunouchi, le Nihonbashi («pont du Japon»), point zéro du kilométrage japonais, 12

recouvert par une autoroute urbaine en est un exemple frappant (Fig.7). L’essor industriel constant crée une forte immigration interne des zones rurales et pauvres, Tôkyô s’entoure de villes satellites, provoquant un étalement urbain conséquent, façonné en partie par le rail qui constitue le mode de transport le plus utilisé au Japon. Cet étalement urbain est fortement alimenté par les très puissants groupes ferroviaires (ôtemintetsu). Ces derniers ont étendu leur champ d’activité au-delà du simple transport de voyageurs en se diversifiant dans l’immobilier : par l’aménagement de zones résidentielles le long de leurs lignes, ils ont façonné des banlieues plutôt vivantes en dotant les gares des services de proximité


Fig.6 Évolution démographique de Tôkyô, image Tokyo a spatial anthropology

Fig.7 Vue actuelle du pont survolé par une autoroute urbaine, photo M. Drujon

de base, d’espaces de loisirs et parfois même d’espaces culturels11. Le Japon connait au milieu des années 80 un nouveau cycle de prospérité, le « Heisei Boom », qui n’est pas sans rappeler le fort développement économique des années 60. De fait, devenu deuxième puissance économique mondiale, le Japon est un pays riche : c’est la période des projets de grande envergure tels que ceux des îles artificielles construites dans la baie, des tunnels sous-marin, des ponts (parfois parmi les plus longs du monde à l’époque) et des projets futuristes qui se multiplient. Aux mains d’architectes prestigieux et des grands groupes privés fortement connectés avec le plus important parti politique12, la 11. AVELINE-DUBACH Natacha, Le Japon, Paris, Belin, 2004, p. 122. 12. Le Parti libéral-démocrate (jiyûminshutô), la droite conservatrice, gouverne le pays depuis 1955, date de sa création, à l’exception d’un intermède

production architecturale est tournée sur elle même. Éloigné de préoccupation urbaine, les projets individuels aux coûts exorbitants continuent d’émerger partout en ville. Le milieu des années 80 marque le début du boom immobilier dans un contexte de frénésie constructive due au taux de croissance annuel élevé et une forte demande d’espaces de vie et de travail (Fig.8). Dès 1986 déjà, la bulle financière et immobilière montre ses effets : le prix des terrains augmente rapidement à Tôkyô. En 1991, le m² de terrain dans les quartiers les plus chers de la capitale (Ginza et Shinjuku ouest) culminait à 38,5 millions de yens (28 297 euros selon le taux de change de 2006). «Le Japon concentrait alors théoriquement à lui seul 60% du patrimoine foncier mondial, de dix mois en 1993 et de trois ans de 2009 à 2012 (source Wikipédia).

13


Fig.8 Le CBD (quartier de Nishi Shinjuku) de Tôkyô, qui gagne en verticalité, image Wikipédia

Tôkyô «valait» autant que tout le territoire américain et le seul Palais impérial autant que la Californie entière»13. L’épisode spéculatif s’intensifia jusqu’à exploser : à partir de 1990 l’indice Nikkei perd la moitié de sa valeur dans les remous de la Bourse. Ces mouvements boursiers erratiques et le retournement des marchés immobiliers ont multiplié les faillites et révélé les scandales financiers du milieu politique japonais. Ce tournant du début des années 90 fait sombrer le Japon dans une décennie de crise économique et sociale (Fig.9), avec un creusement des écarts de richesses au sein d’une population vieillissante.

13. AVELINE-DUBACH Natacha, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995.

14

Fig.9 Abri de fortune sur les rive de la Sumida, image, N. Datiche


// Notions conceptuelles de la spatialité nippone & principes générateurs de l’urbanité Tôkyôïte //

L’objet de ce travail n’étant pas d’aborder les notions de spatialité japonaise de manière exhaustive, c’est plutôt à travers des zooms ponctuels que nous questionnerons le rapport des japonais à l’espace. Leur appréciation de certaines qualités peut nous fournir des clés de lecture afin de mettre en perspective notre considération « occidentale » de la spatialité et de mieux comprendre les principes générateurs de l’urbanité Tôkyôïte.

Notion de ville périssable, concept de l’oku(奥) et du ma (間) Tôkyô, dans un perpétuel renouvellement, offre un visage en construction continue. Détruite par deux fois dans le passé, d’abord par le tremblement de terre majeur du Kantô et les incendies ravageurs qu’il déclencha en 1923 puis par les bombardements de la deuxième guerre Mondiale, la ville s’est à chaque fois reconstruite sur elle telle un phœnix. Augustin Berque, géographe et orientaliste, soulève un paradoxe intéressant : « l’incertitude et le risque s’accompagnent ainsi d’une confiance en l’avenir qui n’a rien d’un fatalisme. Fondamentalement optimiste, le sentiment japonais de l’écoulement des choses est source d’activité, au contraire »1. En appliquant à la ville ce rapport au temps, Philippe Pons va plus 1. BERQUE Augustin, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982.

loin : « la ville témoigne remarquablement de cette temporalité : elle se donne pour périssable »2. En effet la durée de vie relativement faible des constructions, entre vingt et trente ans, s’explique d’une part en raison des conditions géographiques difficiles — catastrophes récurrentes et destructions qui s’ensuivent —, et d’autre part par la pérennité relativement faible du bois, le matériau utilisé traditionnellement dans l’architecture japonaise. De plus, à chaque tremblement de terre important, les normes de sécurité et de calculs structurels sont revues à la hausse, rendant dangereux sur le plan règlementaire les bâtiments construits antérieurement à ces modifications. Considérées comme vielles après vingt ans, les maisons deviennent sujettes à destruction. À titre de comparaison, les maisons en Angleterre ont en moyenne une centaine d’années d’espérance de vie. Ce cycle de construction/destruction permanente au Japon est aussi largement encouragé par le secteur de la construction, puissant et intimement lié aux partis politiques3. Cette notion de ville périssable est à rapprocher du concept d’impermanence (mujô) (paragraphe I/2) prégnant dans le bouddhisme et prépondérant dans la spatialité japonaise par la célébration de 2. PONS Philippe, D’Edo à Tôkyô. Mémoires et modernités, Paris, Gallimard, 1988, p .75. 3. TARDITS Manuel, Tôkyô Portraits et Fictions, Paris, Le Gac presse, 2011, p. 90.

15


Fig.1 Temple d’Ise, élévations, Google images

l’éphémère et du renouvellement cyclique. On en trouve l’exemple le plus frappant dans le temple d’Ise (Fig.1), dédié à la déesse du soleil Amaterasu. Depuis le VIe siècle, il est reconstruit à l’identique tous les vingt ans sur deux sites alternés. Par ce rite cyclique, le temple, à la fois identique et toujours nouveau, conserve sa forme à travers les époques, seule sa substance change périodiquement. Ce n’est donc pas la forme matérielle de l’édifice que l’on souhaite transmettre ici mais bien sa forme conceptuelle, son essence. Kamo no Chômei, un moine et poète ayant vécu au XIIe siècle décrit dans le « Hôjôki »4 l’écoulement de l’eau ainsi : « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau (...) des taches d’écume apparaissent, 4. KAMO NO CHÔMEI, Notes de ma cabane de moine, Toulouse, Sables, 2007, p. 11.

16

disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps». À la manière des habitations humaines vouées à disparaître et sensible à l’évanescence des choses dans une période d’incendies qui ravagent la capitale, Kamo no Chômei se retire dans les montagnes. Son ermitage, sans fondations, est pensé comme périssable. C’est un assemblage simple de pièces, facilement démontable et déplaçable. Cet habitat provisoire associé à la notion d’impermanence préfigure la question de la réduction, mise en œuvre plus tard dans les pavillons de thé (voir I/3 Pavillons de thé) 5. Un autre attribut de la spatialité japonaise, sur lequel l’architecte Fumihiko Maki à beaucoup travaillé, est celui de l’oku qui exprime la notion de profondeur, effective ou imaginaire. Dans une lecture sensible de la ville japonaise, la thèse défendue par l’architecte6 considère que l’essence des villes japonaises, dont la source émane directement des structures spatiales médiévales, se base sur l’idée d’intériorité, de profondeur et d’enveloppement. L’oku, traduit par « l’espace le plus intérieur », exalte l’horizontalité et « recherche son symbolisme dans une profondeur invisible ». Ainsi s’organisent les villages situés près des rizières et dont le sanctuaire est excentré au pied des collines, porte d’entrée à un autre sanctuaire de fond, caché dans les replis de la montagne et dont l’accès se fait par un chemin long et tortueux. C’est une caractéristique de l’espace urbain : ce qui est important se cache aux regards, et 5. HLADIK Murielle, «Mujô l’impermanence» dans BONNIN Philippe & MASATSUGU Nishida (Sous la dir. de) Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS dictionnaires, 2014, p. 357. 6. FUMIHIKO Maki, Miegakure Suru Toshi (La Ville entrevue), Tôkyô, Kajima Shuppankai, 1980.


Fig.2 Organisation type oku des rues d’un quartier ouest de Tôkyô, image Miegakure Suru Toshi

Fig.3 Plan d’une résidence féodale, période Edo (1603 - 1867), image Miegakure Suru Toshi

« pour accéder à une intériorité de plus en plus profonde de nombreux détours sont nécessaires »7. De même, peut-on deviner la structure de certains quartiers qui se développent dans la profondeur (Fig 2.). Appliqué à l’architecture, l’oku se rapporte aux espaces privés dissimulés à l’arrière des résidences traditionnelles (Fig.3), le couple avant/arrière ou face/envers étant récurrent dans la culture japonaise. Dans l’habitat populaire, l’oku engendre de la profondeur et une sensation d’ampleur comme moyen de gérer la promiscuité dans la densité vécue par les japonais depuis des temps anciens. Enfin, le ma est une notion majeure sur la question de l’espace-temps, mais sa définition 7. BERQUE Augustin, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982, p. 96.

embrasse souvent un trop large contenu8. Elle regroupe une multitude de sens dont les japonais se sont emparés pour exprimer la quintessence même de la conception spatiale japonaise. Malgré le flou conceptuel entourant le ma et la difficulté évidente que les japonais ont eux-mêmes pour le définir, nous retiendrons ici qu’il fait référence à l’intervalle, à l’espacement entre deux êtres ou deux choses qui se font suite, à une pause entre des faits qui se suivent. C’est un vide chargé de sens, qui relie tout en séparant. En incarnant une absence, le ma sollicite l’imagination, la sensibilité du récepteur. Le rapport des japonais à la nature, par la contemplation des tsubo niwa, petits jardinets au cœur des machiya, les maisons de ville de l’époque Edo, se traduit dans l’habitat par une forme de contemplation méditative, une respiration. Quand est si souvent évoqué le rapport intérieur/extérieur dans l’architecture japonaise, c’est à la notion de ma que font référence ces espaces qui brouillent la limite dedans/dehors. À toutes ses échelles, la ville japonaise pourrait se constituer, en simplifiant, d’une série de juxtapositions de ma : juxtaposition des tatamis qui composent les pièces, des pièces qui constituent des maisons séparées, des maisons qui forment des aires, des aires qui forment des quartiers et ainsi de suite. 8. Ibid, p. 29.

17


On rejoint Augustin Berque pour qui la conception de l’espace au Japon est aréolaire : chaque aire est à la fois indépendante et liée à ses voisines9.

Règlementations et incidences sur la forme urbaine : vers une saturation de l’espace ? La production de l’espace au Japon et son ressenti n’étant évidemment pas régis par les seules notions conceptuelles issues de la tradition, il est temps de rentrer maintenant dans des considérations plus concrètes quant au contexte constructif de l’archipel. Au Japon, la part de l’État dans la construction de la ville se trouve largement surpassée par celle du secteur privé. En effet, l’État se limite bien souvent à la mise en place des infrastructures primaires et éprouve des difficultés à « maîtriser » les développements urbanistiques qui s’ensuivent10. Cela s’explique notamment par le caractère suprême de la propriété individuelle au Japon, inscrite dans la constitution de 1946 comme « inviolable ». Bien que la constitution stipule que « la propriété peut être expropriée pour raison de bien-être public » la notion de « bienêtre public » semble moins large dans son acceptation que la notion française d’utilité publique : elle ne recouvre pas l’intérêt collectif pour l’extension des réseaux ou la création d’infrastructures publiques11. Dans la pratique, les procédures de préemption ou d’expropriation sont donc rendues difficiles 9. Ibid, p. 74. 10. NUSSAUME Yann, L’urbanisme après Meiji, Paris, Thèse EHESS, 2005. 11. AVELINE-DUBACH Natacha, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995, p. 42.

18

Photo M. Drujon


Fig.4 Tôkyô, quartier de Sangenjaya, image satellite Goole Earth 2012

et les pouvoirs publics sont contraints dans toute initiative pour produire du logement social, préserver des espaces naturels ou construire des routes. De fait, même si les projets d’aménagement urbain sont généralement lancés et coordonnés par les pouvoirs publics, leur mise en œuvre relève surtout du secteur privé et est fondée sur un système dit de « réajustement foncier » : les voisins réunissent plusieurs petites parcelles constructibles et les revendent sous forme de lotissements rationalisés et viabilisés. Bien que la règlementation en vigueur impose aux promoteurs privés de prévoir des routes, des parcs, des tout-à-l’égout et autres infrastructures, elle présente une importante lacune en n’exigeant aucun permis de construire pour les terrains de moins de 0,1 hectare. Les autorités locales n’ont donc aucun contrôle sur la subdivision et la vente des petites parcelles, ce qui permet — voire

encourage — un développement anarchique de la ville, sans aucune infrastructure de viabilisation12 (Fig.4). À Tôkyô, cette forte incitation à la propriété privée se traduit donc par un très grand nombre de propriétaires individuels : 1,7 millions de particuliers et 100 000 entreprises se partagent les terrains13. Cela représente, dans les 23 arrondissements de la capitale, une majorité de parcelles individuelles : 75,4 % de la surface des terrains privés en 199214, perpétuant le caractère sédimentaire et la densité anarchique de Tôkyô, dans un cadre de règlementations bien spécifiques. La capitale est à la base organisée selon le 12. BERQUE Augustin, Du geste à la cité, Paris, Gallimard, 1993, p. 198. 13. TSUKAMOTO Yoshiharu, Tokyo metabolizing, Tokyo, Toto Shuppan, 2010. 14. AVELINE-DUBACH Natacha, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995, p. 122.

19


principe du chô qui, avec la densification des XVIIe et XVIIIe siècles, évolue sans soucis de rationalité ou de régularité : le cœur d’îlot, laissé vide et partagé par les habitants sous Edo, se remplit sous la pression foncière, accentuant encore plus cette organisation en profondeur caractéristique de la ville japonaise (oku). La division administrative du chô s’appelle le banchi, qui constitue le bloc de bâtiments. Ceux-ci sont alors numérotés non pas selon l’ordre séquentiel de disposition sur la voie mais selon la date de construction, ce qui ne manque pas de déstabiliser celui qui, découvrant la ville japonaise, essaie de trouver une adresse sans un complément d’information par un plan schématique. De cette ville japonaise, Roland Barthes écrira qu’elle « ne peut être connue que par une activité de type ethnographique : il faut s’y orienter, non par le livre, l’adresse, mais par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience ; toute découverte y est intense et fragile, elle ne pourra être retrouvée que par le souvenir de la trace qu’elle a laissée en nous : visiter un lieu pour la première fois, c’est de la sorte commencer à l’écrire : l’adresse n’étant pas écrite, il faut bien qu’elle fonde elle-même sa propre écriture »15. Généralement, ce sont les contraintes

d’urbanisme qui régissent la construction, en déterminent la superficie et l’orientation, bien plus que les critères esthétiques ou environnementaux que l’on est amené à rencontrer en Europe. À l’exception du quartier de Ginza où la pression foncière est telle qu’elle s’affranchit des ordonnances ordinaires, de nombreuses règlementations restreignent la masse et la hauteur des constructions à travers un gabarit maximum, sorte d’enveloppe virtuelle donnée par les différentes règles de prospects imposées. Celles-ci dépendent du zonage et de la largeur des rues. Quand le plafonnage n’est pas imposé c’est la réunion des différentes obliques des abaques qui définit la limite supérieure du bâtiment. La loi sur l’ensoleillement, issue des protestations des habitants (jûmin undô) dans les années 60 pour lutter contre la pollution galopante à Tôkyô, restreint le nombre d’heures durant lesquelles un bâtiment peu projeter son ombre sur les maisons avoisinantes, déterminant ainsi l’implantation, la hauteur ou le volume de la construction. La vocation de cet ensemble de règles ne contribue pas à une forme urbaine claire et cohérente faite d’îlots définis et de rues aux gabarits déterminés. Car ce sont les abords immédiats de chaque bâtiment qui

15. BARTHES Roland, L’Empire des signes, Paris, Seuil, 2007.

20

Photo Google images


Fig.5 Les règles de prospect et répercussions sur l’enveloppe, image Tôkyô, portraits et fictions

sont régis en premier lieu ici16 (Fig.5). Chaque construction s’installe sur sa parcelle, sans obligation d’alignement sur rue, dans le respect d’un recul minime par rapport aux voisins. Associé à des parcelles de tailles, de formes et d’orientations variées, ce corpus de règles et les contraintes géométriques associées continuent d’alimenter l’aspect fragmenté de Tôkyô et ce profil de constructions en biseaux. «Ce n’est donc pas l’absence de règles mais bien au contraire la règle elle-même qui produit logiquement un espace public d’aspect désordonné, quoique ordonné»17.

Un parcellaire émietté Le parcellaire actuel de Tôkyô est hérité en grande partie de la seconde guerre Mondiale. L’ancien système d’exploitation féodal 16. TARDITS Manuel, «Takasa-seigen/shasenseigen, les gabarits» dans BONNIN Philippe & MASATSUGU Nishida (Sous la dir. de) Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS dictionnaires, 2014, p. 475. 17. Ibid.p. 476.

démantelé par l’occupation américaine a laissé place à une nouvelle constitution concernant le statut de propriété des sols dont la conséquence actuelle est la séparation radicale entre la propriété du bien foncier et celle du bien immobilier. Il en résulte généralement une exploitation des droits de propriété du sol qui s’emboîtent à la manière des poupées gigognes : le propriétaire loue son terrain à un « locataire foncier », lequel détient la pleine propriété des constructions qu’il loue à son tour à des « locataires immobiliers »18. Le phénomène de subdivision du parcellaire touche très fortement la mégalopole, entraînant une réduction de la taille des terrains qui prennent des formes de plus en plus atypiques (Fig.6). Ce phénomène s’explique en grande partie par les taxes de succession imposées par l’État, exorbitantes, lorsqu’un particulier hérite d’un terrain. Il arrive fréquemment que la parcelle soit subdivisée, ainsi la vente de la plus petite 18. AVELINE-DUBACH Natacha, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995.

21


A. parcelle régulière

B. parcelle «hampe de drapeau» (hatazao)

Fig.6

Des parcelles aux formes variées, image Tôkyô, portraits et fictions

partie, en fond de terrain, permet à l’héritier de payer la taxe. Ce processus, associé à une loi imposant à toute parcelle constructible un accès sur rue d’un minimum de 2m de large a fortement contribué au développement de la parcelle dite en « hampe de drapeau » (hatazao). Ce morcellement extrême de la propriété du sol (Fig.7) se traduit dans les 23 arrondissements de Tôkyô par une surface moyenne de 211 m² des parcelles détenues par des particuliers, dont presque la moitié sont inférieures à 100 m² ; la proportion de micro-terrains atteint 75% et 61% dans les arrondissements centraux de Chûô et de 1940

Fig.7

22

C. parcelle en bâtons anguleux

1962

Chiyoda, où la pression foncière est à son comble19. Cette division des terrains à chaque génération, quelque peu absurde, n’est pas étrangère au renouvellement de la ville sur elle-même.

19. AVELINE-DUBACH Natacha, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995.

2005

Évolution du parcellaire, quartier d’Okubo à Tôkyô, image Tokyo metabolizing


/// Le «smallness» dans la culture japonaise ///

« All things small, no matter what they are, all things small are beautiful. » Sei Shônagon (965 - 1013) Femme de lettres de l’époque Heian (IXe XIIe siècle), Sei Shônagon exprime à travers son recueil de poèmes et d’impressions prises sur le vif, Notes de chevet (Makura no sôshi) — considéré comme l’un des chefs d’œuvre de cette époque — un amour pour toute chose petite, quelle qu’elle soit. Loin de se restreindre à des considérations seulement esthétiques, la notion de « smallness » nourrit de nombreux pans de la culture japonaise. À l’époque d’Edo, déjà, les classes bourgeoises dominantes de la société glorifiaient le petit à travers, en autres, la cérémonie du thé dans des pavillons réduits aux plus petites dimensions, les poèmes courts haïku ou encore l’art du bonsaï. Aux classes pauvres installées dans des maisons resserrées de la ville basse, l’exiguïté était un fait imposé. Une mentalité particulière s’est donc forgée autour du « smallness » : de son acceptation comme une norme satisfaisante découle un art de vivre la petite échelle de manière créative. C’est ce que nous explorerons dans cette partie.

Langue et haïku Certains mots du vocabulaire japonais parlent d’eux-mêmes. Le terme générique

pour « artisanat d’art » est saiku qui se traduit littéralement par « ouvrage délicat ». Ouvrager quelque chose serait donc le façonner délicatement, suggérant une certaine limitation dans les dimensions de l’objet?1 Mais le « smallness » n’est pas seulement employé pour designer la création de petits espaces ou d’objets d’artisanat méticuleux. On le retrouve de manière omniprésente dans la langue japonaise qui use à foison de raccourcis en abrégeant des mots. La fabrication de l’espace n’est pas indépendante des modes de pensées et d’expression d’une culture, aussi, il est intéressant de se plonger, même de manière succincte, dans cet aspect de la linguistique japonaise. Cette dimension de l’écourtage dans la langue porte un nom, le shôryaku2. C’est une pratique qui consiste à créer une contraction de deux mots pour n’en faire qu’un seul terme, condensé. Cet exercice, élimine le secondaire et amène les mots à leur essence primaire, minimale ; ce qui n’est pas sans rappeler certains principes Zen. C’est un procédé largement admis et utilisé de manière officielle pour l’appellation des 1. O-YOUNG Lee, Smaller is better : miniaturisation et productivité japonaises, Paris, Masson, 1988, p. 17. 2. A. LIOTTA Salvator-John «unzipped Tokyo language, body, architecture» dans RADOVIC Darko & BOONTHARM Davisi, (Sous la dir. de), Small Tokyo, Paris, Flick Studio, Tôkyô, 2012, p. 25.

23


noms de certaines entreprises, institutions, ou encore d’objets, de routes, de lignes de train, etc. Par exemple, l’université de Tôkyô devient « Tôdai », contraction de « Tôkyô daigaku ». De même, le nom complet de la compagnie automobile que tout le monde connait sous le nom de « Nissan » est « Nippon sangyô ». Le shôryaku, similaire à un exercice de limitation, de réduction, de contraction ou d’abréviation, produit des mots compacts et denses en alimentant, pour l’interlocuteur, la nécessité d’une part de conjecture et de recherche de sens dans le discours japonais3. Dérivé de la poésie classique traditionnelle japonaise, le haïku, la forme poétique la plus courte au monde, s’est épanouit au XVIIe siècle. Imprégné de bouddhisme Zen, à l’égal des autres arts japonais, le haïku et sa pratique sont en soi un exercice spirituel. Seul quelques mots (trois vers) sont employés à décrire l’évanescence des choses et de la nature, dans un ravissement de l’instant présent4. Quelle beauté! Par un accroc dans le panneau de papier J’aperçois la voie lactée.

des « petites choses » de la nature dans ce qu’elle à de plus simple (le remous d’une brindille, un pétale, etc.) que le haïku, dans beaucoup de cas, prend vie.

Le pavillon de thé Nous avons vu que le « smallness » occupe dans l’espace mental des japonais une place particulière. Qu’en est-il de l’espace physique ? L’attitude des japonais vis-à-vis de leur espace vital est fondée sur le tatami, un tissage de paille sur cadre rigide de 1,8 x 0,9 m. Depuis le XVIe siècle, c’est sa dimension qui dicte celle des habitations en constituant un étalon de mesure qui détermine par exemple la surface au sol ou encore l’écartement et la hauteur de l’embrasure des portes coulissantes d’une pièce. La cérémonie du thé (chanoyu ou sadô), qui apparait au XIIe siècle, tient originellement dans une surface de quatre nattes et demie (Fig.1), qui correspond aux dimensions des cellules de moines dans les temples zen. Le premier pavillon de thé, Dôjinsai, fut édifié au temple Ginkaku par Jukô pour y tenir la cérémonie du thé dont les principes

Issa

Le haïku se révèle être un concept élaboré pour apprécier la beauté du petit — mais pas seulement — à travers la forme courte du poème. C’est aussi à travers l’évocation 3. A. LIOTTA Salvator-John «unzipped Tokyo language, body, architecture» dans RADOVIC Darko & BOONTHARM Davisi, (Sous la dir. de), Small Tokyo, Paris, Flick Studio, Tôkyô, 2012. 4. BONNEFOY Yves (préface), Haïku Anthologie, Paris, Point, 2006, p. 13.

24

Fig.1 Plan d’un pavillon de thé à quatre tatami, reproduction M. Drujon


fondamentaux sont : harmonie, respect, pureté et simplicité dans le raffinement5. Le style du pavillon de thé (chashitsu) sera par la suite simplifié — en devenant la référence — par les maîtres de thé qui dépouillent cet espace de toute décoration pour ne laisser apparaitre que les montants de bois et le remplissage de terre des murs. L’entrée s’est réduite avec le temps pour devenir au final une ouverture franchissable à quatre pattes, « l’entrée à ramper » (nijiriguchi), d’environ 69 x 51 cm. Ainsi façonnée et réduite à de si petites dimensions, elle eut pour incidence d’empêcher les guerriers d’entrer dans les pavillons de thé avec leurs armes, constituant un « formidable générateur d’égalités puisque, tous, grands et moins grands, devaient s’agenouiller de la même façon »6. Il faut parler en quelques mots de la cérémonie elle-même, qui attache plus d’importance au rituel qu’à la consommation de thé. Toute la séquence d’entrée demande une suite d’efforts progressifs vers la contraction : il y a d’abord le passage par une grille basse entre un jardin extérieur et intérieur pour cheminer sur un parcours de dalles disposées de manière telle que les invités doivent exécuter une sorte de « ballet gracieux »7. La surface des dalles se réduit au fur et à mesure de la progression, préparant le visiteur à suivre un rituel spécifique. Au bout de l’allée il faut s’accroupir devant une vasque de pierre (tsukubai) pour s’y laver les mains. S’accroupir de nouveau devant la dalle de « déchaussage » avant de passer en se baissant par la petite ouverture décrite 5. O-YOUNG Lee, Smaller is better : miniaturisation et productivité japonaises, Paris, Masson, 1988, p. 79. 6. Ibid, p. 80. 7. Ibid, p. 80.

plus haut. Il faut s’accroupir pour entrer, à l’intérieur il faut se déplacer à genoux dans cette pièce très basse de plafond (moins de 1,80 m). À l’intérieur du pavillon de thé, la posture assise à adopter est celle en seiza (« position assise correcte ») c’est-à-dire une posture assise, genoux au sol, jambes pliées et fesses sur les talons. Elle est notamment adoptée pour économiser l’espace dans le cas d’un trop grand nombre de participants, ceux-ci ne pouvant tenir tous jambes étendues ou croisées. Cette position n’aurait pas perduré si elle ne concernait que ce seul aspect pratique d’une occupation moindre de l’espace : elle est toujours utilisée de nos jours car associée à un exercice spirituel. On est donc ici en présence d’un art qui, dans sa pratique, suggère voire impose au corps et à son cheminement des contractions, des réductions pour stimuler et renouveler l’esprit par cette tension positive dans un confinement, une introspection. La réduction spatiale, comme l’évoque l’écrivain Junichiro Tanizaki en 1933, stimule les sens : « Les textures des matériaux sollicitent le toucher, la fraîcheur de la paille des tatamis (son renouvellement symbolise la pureté) l’odorat, et le thé vert, dont la couleur apparaît plus éclatante encore dans la semi-pénombre, fait appel au goût »8. Quel que soit le pavillon, la volonté est de créer un espace singulier dans une pièce volontairement réduite, voulant donner une impression humble et rustique à une architecture en réalité raffinée et sophistiquée9. 8. TANIZAKI Junichirô, Éloge de l’ombre, Paris, Publications orientalistes de France, 1993. 9. MARÈS Emmanuel, «Chashitsu, le pavillon de thé» dans BONNIN Philippe & MASATSUGU Nishida (Sous la dir. de) Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS dictionnaires, 2014, p. 75.

25


Kamo no Chômei, évoqué précédemment, parle en ces termes de son abri : « Quoi qu’il en soit, pendant que, d’année en année, ma vie déclinait, ma demeure se rapetissait peu à peu. Ma dernière maison ne ressemblait à rien à celles qu’on voit dans le monde. Elle avait à peine dix pieds de large, et moins de sept pieds de haut10. N’ayant jamais pensé, à un domicile définitif, je ne m’attardais pas à choisir un terrain. La base de la maison était simplement posée à même le sol, le toit provisoire était de chaume, et des crochets de fer fixaient les jointures des pièces de bois»11. Une telle demeure minimale, précurseur des pavillons de thé, renvoi l’habitat à un dépouillement extrême depuis lequel l’homme observe et écrit sur la société de son temps, en recul. La tradition des pavillons de thé et cette histoire, bien connue des japonais aujourd’hui encore, apportent un éclairage supplémentaire quant à la signification particulière qu’ont les maisons individuelles et les petits bâtiments pour les japonais. Le pavillon de thé, en plus d’avoir eu une influence importante sur l’architecture de l’époque d’Edo, inspire aujourd’hui encore les architectes, qui cherchent, à l’aide de matériaux et procédés contemporains, de multiples réinterprétations de cet espace subtilement organisé (Fig.2).

La capsule : miniaturisation de l’espace L’évolution contemporaine de la pensée japonaise sur la miniaturisation de l’espace 10. Soit environ 3 m de large et un peu plus de 2m de haut. 11. KAMO NO CHÔMEI, Notes de ma cabane de moine, Toulouse, Sables, 2007, p. 32.

26

Fig.2 Kyosho-An II, image Fumihiko architecte

et sa traduction physique est fortement marquée par le groupe des Métabolistes qui a effectué au XXe siècle tout un travail sur la cellule. Ces questionnements avaient pour but de renégocier la relation entre l’individuel et le collectif. Les Métabolistes étaient fortement imprégnés par la philosophie bouddhique de « l’impermanence » (voir I/2), définie comme «l’altération perpétuelle de toutes choses dont l’existence n’est pensable qu’à partir d’un état éternellement provisoire» par Kisho Kurokawa, membre clé du mouvement. Il revient dans un entretien12 sur l’analogie à la biologie : « ce 12. L’Architecture d’aujourd’hui, numéro 328, juin 2000.


Fig.3 La Nakagin capsule tower, peu après sa constructon en 1972, Google images

Fig.4

Plan d’un étage type

Fig.5

Le prototype de capsule

concept part d’une idée vitaliste et trouve une correspondance dans la capacité à se régénérer des systèmes vivants (…) Dans le domaine de l’architecture, l’enseignement de l’impermanence et des systèmes vivants conduit à l’idée d’une œuvre ouverte, capable de vieillir, de s’adapter à un environnement changeant ». À ce titre, la Nakagin capsule tower en constitue un manifeste construit dans lequel la cellule individuelle est l’élément de base conçu comme un espace minimum, vital. (fig .3/4/5). Ce dernier, équipé d’une télévision, d’une climatisation, d’une cuisine et d’un bloc sanitaire, devait simuler une prise de conscience du rôle nouveau qu’allait jouer l’individu dans la société japonaise. Dans une quête d’innovation, les Métabolistes recherchèrent à remplacer la demeure stable par un habitacle, une cellule spatiale greffée sur un réseau de circulation. L’hôtel capsule d’aujourd’hui, sorte de vestige de cette pensée, est un programme tout à fait commun dans les grandes villes japonaises. Il est apparu avec le rallongement des distances entre le travail et la maison et offre à moindre coût une halte dans les grandes gares lors de l’interruption du service pendant la nuit. L’optimisation de l’espace est aussi une réponse aux coûts de plus en élevés du foncier en réduisant et miniaturisant au maximum l’espace privé pour libérer des espaces communs généreux. C’est dans l’enveloppe d’un bâtiment quelconque organisé par étage que s’empilent — généralement sur deux niveaux — (Fig.6) et s’alignent les capsules individuelles, dont le plan correspond à peu près à celui d’un tatami, soit 1m x 2m sur une hauteur d’un mètre. Dans cet espace minimum, le repère d’échelle est notre corps 27


Fig.6 L’intérieur d’un hôtel capsule, Photo M.Drujon

Fig.7 Coupe schématique du temple Todaiji, image Small Tokyo

qui doit se réadapter à l’usage de la capsule. Le rapprochement des distances dans cet habitacle intime donne de l’imortance à la dimension tactile. L’espace est expérimenté dans le contact des limites spatiales qui enveloppent le corps, redonnant toute sa place au sens du toucher, délaissé au sens de la vue. Dans une échelle totalement différente, le temple Tôdai-ji, plus grande structure en bois du monde, sert d’enveloppe à un corps, en l’occurrence une gigantesque statue de Bouddha (Fig.7). En Occident la présence divine se manifeste plutôt par une suggestion mystique dans la place donnée au vide et à la lumière, les statues sont les représentations sacrées à échelle humaine. À l’inverse, au temple de Tôdai-ji, elle occupe physiquement tout l’espace central de la grande structure en bois, donnant à l’homme une représentation divine bien présente. La compression physique de l’espace, qui s’ajuste à l’échelle de l’énorme statue tendrait à dire que le «smallness», dans son rapport au corps, n’est pas un concept seulement restreint à des questions dimensionnelles mais bien un état d’esprit13.Il faudrait donc l’envisager comme un concept relatif et non absolu dans son interaction avec le contexte.

13. A. LIOTTA Salvator-John «unzipped Tokyo language, body, architecture» dans RADOVIC Darko & BOONTHARM Davisi, (Sous la dir. de), Small Tokyo, Paris, Flick Studio, Tôkyô, 2012, p. 26.

28


II. TOKYO À TRAVERS L’ŒIL DU CITADIN : explorations urbaines, pratiques spatiales dans le champ du «smallness»

Photo M. Drujon

29


/ La rue japonaise et les pratiques de l’espace /

Nous commençons notre exploration urbaine dans la rue japonaise pour observer de plus près quelles sont les pratiques qui y naissent et quelles sont leur essence. Certaines qualités relevées sont-elles susceptibles de nous intéresser à l’heure d’une production de la ville contemporainequi doit accompagner les initiatives citoyennes ?

Espace public : roji, la venelle japonaise «Ces ruelles généralement en impasses, non carrossables, qui cristallisent l’urbanité traditionnelle de Tôkyô. Ce sont des espaces semi-privés, où dépasse largement l’activité domestique des maisons qui les bordent. On y trouvait autrefois le puits commun, ou plus tard la prise d’eau collective. Aujourd’hui l’on continue d’y entreposer bacs à fleurs, etc., et les enfants y jouent plutôt qu’à l’intérieur des maisons ».1 Notre ressenti sur place et les propos d’Augustin Berque sur le statut de la roji se rejoignent : c’est l’espace public vécu en tant que tel par les japonais. La rue et ses déclinaisons — sente, côte, rue corridor, desserte arrière, voie commerçante — organisent Tôkyô en l’absence de place publique. C’est l’héritage 1. BERQUE Augustin, La qualité de la ville : urbanité française, urbanité nippone, Tôkyô, Publications de la Maison franco-japonaise, 1987, p. 11.

30

d’Edo, citée « policée et ségréguée »2, dans laquelle l’espace public se résumait à des zones d’amusement (sakariba) aux marges de la ville. Les nombreuses tentatives d’architectes pour créer des espaces publics et autres parvis « à l’occidentale » aux pieds des bâtiments publics sont souvent restées à l’état d’esplanades peu utilisées, symboles du pouvoir plus que du citoyen. Elles illustrent le désintérêt des japonais pour ce type d’espace, encore que quelques exemples connus servent de point de rendez-vous encombrés plus que de réel lieu de rassemblement. À Tôkyô, les places précédant les gares importantes telle que Shinjuku, Ueno, Ikebukuro, Shibuya, «voient leur rôle de parvis annihilé par des objets et des fonctions concurrentes : passages de rues et gares de bus, machineries de ventilation, des entrées de parkings et des dessertes routières en sous-sol»3. Les activités dévolues en Occident à la place comme espace public sont donc assurées par la rue, témoignant d’une véritable « culture du chemin »4, en opposition à une culture de la place — souvent liée à l’affirmation de la collectivité dans un monument. La fête japonaise (matsuri) se déroule dans l’enceinte du sanctuaire shintoïste ou du temple 2. TARDITS Manuel, Tôkyô Portraits et Fictions, Paris, Le Gac presse, 2011, p. 234. 3. Ibid, p. 234. 4. BERQUE Augustin, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982, p. 83.


Fig.1 Rôji du quartier de Nezu à Tôkyô, photo M. Drujon

bouddhique, puis dans la rue, devenant mobile par son caractère de procession. Malgré la subordination du linéaire à l’aire, de la rue au quartier, c’est bien la fête de ce dernier que l’on célèbre : les activités de la rue sont celles du quartier5. La shôtengai, rue commerçante — littéralement « quartier de magasins » —, à l’allure informelle d’un bazar, est en quelque sorte la colonne vertébrale des quartiers-villages qui composent Tôkyô. Elle s’intersecte souvent à angle droit avec la voie ferrée de la gare locale, formant de vrais centres publics de l’urbanité contemporaine nippone. 5. Ibid p. 84.

Élément complémentaire à la shôtengai et majeur de la ville japonaise, les roji constituent les ruelles arrière, parfois en impasses, qui innervent le quartier (Fig.1). De largeur variant entre un ou deux ken (1,8 et 3,6 m), la ruelle japonaise accueille, dans une proximité prononcée, petites maisons, ateliers, échoppes, etc. Elles forment un dédale très pittoresque, imprégné de l’intimité des maisons enserrées les unes aux autres et participant pleinement au concept de l’oku (voir I/3). Envahies par de petits gestes d’appropriation sur l’extérieur, les roji accueillent tout un monde végétal fait d’innombrables pots de fleurs disposées le long des maisons, sur les rebords, dans les interstices, témoignant 31


d’une réelle culture urbaine de la nature. Cette pratique jardinière omniprésente (jardinets privés et plantes en pot), inscrite dans un riche arrière-plan culturel5, forme une verdure diffuse, qui s’entremêle à tout un tas d’objets personnels que les habitants stockent en empiétant sur l’espace de la rue : de la chaise en passant par l’élément décoratif au vélo et divers objets d’extérieur utilisés au quotidien. Pas abandonnés mais présents temporairement, ces objets témoignent d’une activité et « animent » la rue (Fig.2). La réduction de la taille des parcelles entraîne une réduction du jardin qui s’accompagne de la disparition du niwasaki (clôture et jardin de devant), remplacé alors par les plantes en pots, disposées sur les rebords de fenêtres et les trottoirs. C’est aussi une manière de recréer un écran, une protection avec la rue, un entre-deux créant une transition entre l’espace public, la rue et la maison, l’espace privé. Ainsi une coexistence des pratiques individuelles — dont le jardinage — prend place dans la rue japonaise qui reste un territoire commun, partagé. Dans les raisons évoquées à l’engouement pour ce jardinage de rue on trouve aussi bien le désir pour les japonais de sentir le changement des saisons que leur souhait d’embellir leur environnement en le rendant vivant6. S’ajoutent certaines raisons plus pragmatiques comme ralentir le trafic éventuel en rétrécissant la chaussée ou empêcher les vélos de se garer au mauvais 5. Voir entre autre la culture des bonsaï, l’arrangement floral ikebana, ainsi que la culture des jardins (tsubo niwa, bonkei). 6. BROSSEAU Sylvie, «Hachiue, les plantes en pot» dans BONNIN Philippe & MASATSUGU Nishida (Sous la dir. de) Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS dictionnaires, 2014, p. 155.

32

Fig.2 Devanture de maison et plantes en pot, photo M. Drujon

endroit. Ces plantes peu onéreuses ne suscitent pas l’inquiétude du voisinage : chacun en reçoit beaucoup en cadeau et on les trouve facilement en boutiques. Toute cette auto-gestion de la verdure trouve aussi son existence par un fort sens des responsabilités du de la communauté : dans l’espace commun, le groupe est attentif à la démarche individuelle. Cette pratique, qui à même trouvé un nom, afuredashi (« débordement »), brouille la limite entre espace public et espace privé, permettant au passant de glaner des bribes d’informations sur les habitants et leur manière de vivre, atténuant l’anonymat des maison. « Ces jardinets deviennent


des espaces d’expression individuelle et spontanée par micro appropriation d’un espace public urbain. Ils sont un miroir des liens de confiance entre les habitants et de leur degré d’investissement dans leur espace de vie »7. Cette forme d’horticulture urbaine devient une riche source d’interactions potentielles entre voisins ou entre habitants et passants. Néanmoins certaines règles implicites comme le respect ou éviter un débordement trop important font partie du jeu, soumis à la négligence ou tout simplement au désintérêt de certains passants qui peuvent manquer d’égards envers ce loisir populaire. De même, cette culture jardinière n’est pas totalement contrôlée par les habitants qui laissent parfois la végétation spontanée surgir des pots, investir les interstices entre les maisons et tout objet venu s’intercaler, laissant ainsi une part d’aléatoire dans le processus. Les pouvoirs publics ignorent ce phénomène dans une « neutralité bienveillante »8, sans l’interdire ni l’encourager. Ces jardinets informels, qui tiennent du bricolage et du recyclage, font de la rue un espace vivant, créant un agencement organique qui évolue selon les circonstances, comme la ville qui se transforme de la même façon. Ils constituent une pratique qui forge l’identité de la rue japonaise. Son attrait est croissant au sein de la population locale et étrangère : en s’intéressant à la forme, les gens sont amenés à s’intéresser au mode vie qui sous-tend cette culture de la nature en ville.

7. Ibid, p. 156. 8. Ibid, p. 156.

Les «micro-polarités» de la rue japonaise Les micro-polarités de la rue japonaise sont des éléments constitutifs de l’urbanité nippone contemporaine. Quelles sont-elles ? Le konbini, version raccourcie de l’anglais « convenience store », en est une illustration parlante. Les konbini sont des supérettes ouvertes 24/7, on y trouve tout un panel de produits du quotidien. Sur 100m2 en moyenne, on peut trouver dans les rayonnages des articles ménagers et électroniques, des magazines, des fruits et légumes, des plats préparés, des condiments, des boissons fraîches ou chaudes, alcoolisées ou non, des friandises, des médicaments, du tabac, etc. Dans une hybridité toute japonaise, on y trouve également une offre de service impressionnante et très efficace : on peut y payer ses factures d’électricité ou de gaz, poster lettres et colis, réserver/ retirer des tickets de transport ou des places de concerts, y retirer de l’argent. Il y a même un espace photocopie en libre service et toujours en état de fonctionnement. Le konbini est un commerce de proximité, lié au trajet du piéton, que ce soit sur son chemin pour aller chez lui ou au travail — le salaryman9 qui n’a pas pu repasser chez lui après une soirée arrosée peut même y acheter une chemise blanche standard pour le travail. Il est plutôt rare de se trouver à plus de cinq minutes à pied de l’un d’eux avec pas moins d’un konbini tous les 500 m en 1996 à Tôkyô. Le faible coût d’investissement dû 9. Le terme de salaryman est couramment employé au Japon pour désigner l’employé ou le cadre non dirigeant d’une entreprise. Au-delà même de la définition premiere, ce terme définit tout un style de vie masculin dans lequel le travail passe avant tout.

33


Fig.3 Devanture d’un Konbini 7/11 à Sangenjaya, photo M. Drujon

Fig.4 Pause nocturne devant les distributeurs d’une rue de Tôkyô, photo T. De Peyret

à la petite taille de ces boutiques les rend facilement transposables en tout lieu de la ville et leur système bien rôdé en font une valeur sûre. La taille réduite du magasin signifie aussi que l’espace de stockage est limité : la vente des produits est contrôlée en permanence, ceux qui se vendent mal sont remplacés par d’autres types, comme une perpétuelle mise à jour pour mieux s’intégrer à un environnement commercial de rapide obsolescence, avec un ciblage très précis selon la population habitant le lieu d’implantation. Comme souvent au Japon, le personnel est extrêmement bien formé, et tout est fait pour limiter l’attente du client et favoriser les flux, importants aux heures de déjeuner. Les stratégies adoptées par ces supérettes laissent peu de marge de manœuvre aux boutiques traditionnelles dont le nombre tend à diminuer. Les konbini sont devenus indispensables dans la vie de tout japonais et j’ai constaté qu’il était difficile de passer une journée au Japon sans s’y rendre au moins une fois. Dans les cas les plus extrêmes, certains font des konbini leur frigo, ne voulant ou ne pouvant pas cuisiner chez eux. Mais les prix y étant plus élevés

qu’en supermarché, les japonais privilégient ces derniers pour les courses importantes. Ces « convenience store » constituent donc de petites centralités disséminées dans la ville, qui participent à sa vie nocturne, créent souvent des lieux de rencontre et d’échange quand ils offrent une micro place publique sur leur devanture parfois en retrait sur rue (Fig.3). Implantés également dans les zones rurales au plus près des habitation, ces petits commerces remettent en question le rôle des supermarchés hangars construits à moindre coût aux portes des villes et les conséquences environnementales dues à leur mode de distribution. Redoutable d’efficacité, le konbini est adapté à une organisation socio-économique bien spécifique, celle du Japon. Mais sa qualité de commerce de proximité est indéniable, de même que son rôle de micro-polarité dans le tissu urbain, offrant des attributs qu’il pourrait être intéressant de considérer dans la manière de concevoir la ville contemporaine. Les nombreux distributeurs automatiques qui jalonnent la ville japonaise peuvent être considérés comme une extension du

34


Fig.5 Kôban à Asakusa, photo M. Drujon

Fig.6 La vie du Kôban, Google images

konbini. Surtout dédiés aux boissons, froides l’été, chaudes l’hiver, on trouve aussi des distributeurs de cigarettes, de journaux, etc. Ils sont totalement intégrés au paysage urbain et se retrouvent aussi dans des zones plus reculées, investissant certains sentiers de randonnée en forêt. Leur abondance pose la question du mode de consommation des japonais mais leur capacité à former de petites polarités ponctuelles, n’est pas dénué d’intérêt. Les distributeurs, devant lesquels ont s’arrête pour discuter, faire une micropause, font partie du rythme de la ville (fig.4). Les kôban sont de minuscules postes de police de proximité (Fig.5/6). Ouverts toute la nuit, ils abritent deux ou trois policiers à la fois et sont facilement repérables par le néon rouge installé au dessus de l’entrée. Créée à la fin du XIXe siècle et fondée sur la pratique de l’îlotage, cette police de proximité est très présente dans la ville japonaise : bien qu’elle traite principalement de la petite et moyenne délinquance, elle répond en plus à toute une panoplie de petits services du quotidien : demander son chemin, une adresse, emprunter la pompe à vélo d’un officier, s’enquérir des objets trouvés, etc.

sont des requêtes tout à fait normales. Le kôban est un outil de communication avec la population du quartier pour mieux en connaître les caractéristiques et les besoins en nouant un dialogue avec les habitants qui semblent apprécier ce système. Ces postes de polices occupent une place centrale dans le système de sécurité du Japon, aidant à faire de Tôkyô une des capitales les plus sûres au monde.

35


// Micro situations à Tôkyô : exploration urbaine //

Nous allons maintenant partir à l’exploration de petites constructions anonymes, de micro situations spatiales, des « bricolages de l’ordinaire », anonymes. Que peuventils nous raconter sur la manière d’investir les espaces résiduels ? De l’objet isolé au microcosme urbain, de l’échelle du bâtiment à celle du quartier, ils recèlent des qualités intéressantes, sous estimées dans les études « classiques » sur la ville, il semblerait.

De l’échelle du bâtiment : les Pet Architectures, espaces intercalaires... Au Japon, la constructibilité d’un terrain ne dépend pas de sa taille. On trouve à Tôkyô et dans d’autres grandes villes une prolifération de minuscules constructions sur des terrains aux formes et dimensions qu’on jugerait inexploitables en Europe. Nous sommes ici dans le registre d’une architecture marginale construite sur des terrains eux-mêmes marginaux et qui constitue une diversité d’architectures issues de la réalité urbaine. La Figure.1 illustre un petit édifice qui constitue un exemple parmi beaucoup d’autres d’occupation maximale des espaces vacants laissés dans la ville. Coincé à l’angle d’une rue commerçante et d’une voie semirapide, le bâtiment occupe une parcelle triangulaire formée par la superposition d’un nouveau tracé de voies à un parcellaire plus ancien. Sans autre préoccupation que celle 36

de tirer un maximum de profit de l’espace disponible, ce petit bâtiment accueille une agence immobilière au rez-de-chaussée et un espace de vie indépendant à l’étage, avec accès séparé. Quelle que soit son utilisation, cet espace peut être loué, malgré sa taille, quand on sait que de nombreuses activités que l’on fait chez soi peuvent être satisfaites facilement en dehors de l’habitat : bains publics de quartiers, supérettes et nombreuses chaînes de restaurants ouvertes 24/7, etc. (voir III/1). L’Atelier Bow-Wow (voir III/2) a répertorié plusieurs de ces petites constructions miniatures dans l’ouvrage Pet Architecture Guide Book1. Le terme de « Pet Architecture » vient de la métaphore utilisée par les architectes de l’Atelier qui voient dans ces petits édifices anonymes des similitudes avec les animaux de compagnie qui nous inspirent de la sympathie, en existant tant bien que mal dans un contexte qui leur est imposé. L’organisation même du guide qu’ils ont créé joue sur la classification et la décortication de chaque construction accompagnée d’un nom, d’une brève description, de son emplacement dans Tôkyô, d’une photo pour restituer la Pet Architecture dans son contexte, et d’une axonométrie qui, à l’inverse, encense son individualité et son 1. Tokyo Institute of Technology Tsukamoto Architectural Laboratory & Atelier Bow-wow, Pet Architecture Guide Book, Tôkyô, World Photo Press, 2002.


Fig.1 Pet Architecture, quartier d’Akebonobashi, photo M. Drujon

Fig.2 Pet NO15, photo et axonométrie, images Pet Architecture Guide Book

37


Fig.3 Atelier de réparation de vélo, image Espaces intercalaires, axonométrie Pet architecture guidebook

caractère atypique. L’échelle est toujours donnée par un homme avec son animal de compagnie (Fig.2). Avec humour, l’Atelier Bow-Wow fait apparaître à travers cette recherche des potentialités inexplorées et minimales de la ville dans l’utilisation des failles, en comblant dents creuses et interstices. Exploitant chaque centimètre carré de la ville pour déployer leurs activités de services, elles appartiennent à des particuliers qui construisent ce qu’ils peuvent avec l’espace disponible. Ainsi cette petite échoppe de réparation de vélos, coincée entre un immeuble et le trottoir, et qui tient sur une bande de 40cm x10 m (Fig.3). Entre le meuble et l’architecture, ces expressions vernaculaires de la fabrique urbaine expriment directement la logique de leurs usagers successifs qui vont les modifier selon leurs besoins. La Pet Architecture n’a pas de forme classique, sa fonction est limitée. Les équipements insignifiants pour un bâtiment de taille normale tels que les distributeurs automatiques, une enseigne, ou encore la machinerie de climatisation, prennent ici une toute autre importance. Ils sont autant d’éléments qui viennent se 38

greffer sur ces petits objets architecturaux, leur donnant un aspect bricolé et une impression de customisation qui véhicule un sentiment attrayant, familier2. D’une certaine manière, les Pet Architectures tiennent du micro-monument comme témoignage de certaines transformations de la ville3. Plus généralement, il apparait qu’elles soient issues de situations assez précises (Fig.4). En se confrontant parfois à une échelle urbaine démesurée et standardisée — développement urbain sur le modéle mixte centre commercial-bureauxhotel-logement-parc —, ces petits objets architecturaux parviennent à réinsuffler une échelle humaine dans la ville, à resserrer des interactions sociales qui ont parfois tendance à y disparaître. L’espace urbain devient en quelque sorte domestiqué par une multitude de services qui confèrent à la rue une échelle humaine et hétéroclite à la fois. La saturation de l’espace urbain de Tôkyô trouve une résonnance dans l’exploitation de ces interstices, qui peut être source de lien social dans la ville. Parfois de l’ordre 2. Ibid, p. 9. 3. Ibid, p. 8.


-les élargissements de route qui libèrent des espaces aux coins de certaines intersections.

-un aménagement de route sur un tracé plus ancien.

-les décalages créés par des géométries différentes (entre rails, rivières et voies).

-les interstices et autres irrégularités de terrain entre les bâtiments.

Fig.4 Typologies des Pet Architectures : plan schématiques, image Pet Architecture Guide Book

de l’anecdote, les Pet Architectures, comme intelligences vernaculaires, témoignentt-elles à travers le banal d’une alternative féconde pour de mini-projets dans l’exploitation des espaces résiduels et des interstices de nos villes?

... à l’échelle du quartier Les deux cas qui suivent reprennent des études de terrains menées par le Keio Institute for Architecture and Urbanism, composé d’une équipe pluridisciplinaire de chercheurs basés à Tôkyô. L’ouvrage Small Tokyo,4 regroupe leurs différentes recherches. Nous nous intéresserons en particulier à celle de Jorge Almazan «hidden micro4. RADOVIC Darko & BOONTHARM Davisi, (Sous la dir. de), Small Tokyo, Paris, Flick Studio, Tôkyô, 2012, p. 56 - p. 69.

cities: the yokochô bar districts of Tokyo», puis, dans un second temps, à celle de Davisi Boontharm «small bottom-up interventions: fashion and creative reuse». En effet, ces deux études permettent d’apporter un éclairage intéressant sur des pratiques spatiales distinctes qui sont deux manières de vivre la ville à petite échelle. « Le bar constitue l’un des nœuds des réseaux des communautés sans proximité de l’espace urbain. On s’y retrouve par affinités, par hasard, par professions. Les bars sont des sortes de repères qui composent la géographie fictive de la nuit nippone, en retissant la trame sociale »5 Nous commençons une première exploration 5. PONS Philippe, D’Edo à Tôkyô. Mémoires et modernités, Paris, Gallimard, 1988, p .75.

39


40

Fig.5 Plan de situation, image Small Tokyo

Fig.6

urbaine dans le quartier de Goldengai (Fig.5), près de la station Shinjuku à Tôkyô. Goldengai est l’un des yokochô les plus anciens. « Yokochô » est composé de deux termes : « côté » et « rue, quartier, îlot ». Cette appellation regroupe les concentrations de bars de très petites dimensions, à proximité des quartiers de plaisirs et d’amusements systématiquement présents près des gares et des nœuds de commutation importants. On les retrouve au-delà des axes majeurs dans les méandres des villages urbains (voir III/2) de Tôkyô (Fig.6). De marchés noirs dans l’après-guerre, les yokochô se sont peu à peu transformés en guérites et en bars avec la fin du rationnement dans les années 50 qui rend désuet la fonction première de ces lieux. Si ils ont pu perdurer sous leurs formes d’origines jusqu’à aujourd’hui c’est en résistant aux projets de remembrements urbains (du fait des nombreux propriétaires des terrains ne souhaitant pas vendre) liés à la construction de bureaux pendant la période de haute croissance. Ces petites «villes dans la ville», à la réputation sulfureuse et à l’aspect négligé, peuvent nous permettre de comprendre, par la relation entre leur disposition spatiale et

les activités qui y prennent place, comment la petite échelle peut être porteuse d’une certaine forme de sociabilité informelle. Sur les 3265 m2 du quartier de Goldengai — soit environ la moitié d’un stade de foot — cohabitent 253 établissements. Avec des dimensions comprises entre 3,8 et 10 m2 (accessibles aux clients), on est face à des surfaces très faibles (Fig.7). Ces échoppes ne servant pas de plats très élaborés, de la place est économisée par la cuisine qui se contente du minimum. De plus, certains équipements tels que les toilettes peuvent être utilisés en communs dans certains cas, réduisant encore l’emprise sur l’espace intérieur. Pour preuve que la micro-spatialité des yokochô n’est pas conditionnée par le seul héritage d’espaces restreints issus d’un contexte physique particulier, un nouveau yokochô s’est construit avec des caractéristiques spatiales tout aussi extrêmes dans le quartier d’Ebisu en 2009. Des interviews menées sur le terrain par l’équipe de Jorge Almazan se dégagent plusieurs aspects importants à noter pour saisir ce qui se joue dans ces lieux atypiques. La communication, avec et entre les clients, puis la facilité de gestion — un seul tenancier

Goldengai, Google images


peut gérer de cinq à treize clients — ainsi que la petitesse du lieu, jouent en la faveur des yokochô. Pour ce dernier point, il semblerait que l’espace confiné du bar corresponde à une forme de bien-être, avec une incidence positive sur le mental en véhiculant des sentiments de protection, de relaxation et de chaleur. Dans le reportage de Damien Faure6, les propos du tenancier d’un micro bar vont dans le sens d’un dévoilement de soi dans l’intimité : « l’avantage de ces petits espaces est de découvrir ce qui est invisible ». Sur le plan économique, les yokochô sont viables car les très petites dimensions des terrains n’engagent pas de loyers excessifs et le risque de faillite est réduit. De plus, chaque jeune chef en charge de son minibar peut développer des opportunités pour lancer sa propre affaire, indépendamment. Ce schéma d’organisation trouve une résonnance particulière dans le livre écrit en 1973 par l’économiste E. F. Schumacher, Small is beautiful. Ce dernier défend les « bénéfices socio-économiques d’une organisation des activités humaines en petites unités ». Schumacher ne défend pas le « smallness » en soit — « à chaque activité correspond une échelle appropriée » — mais insiste plutôt sur la valeur de la petite échelle dans un monde qui « idolâtre le gigantisme ». On pourrait rapprocher ces réflexions dans la théorie architecturale avec les positions favorables de Rem Koolhaas sur la notion inverse, le « bigness » dans laquelle plusieurs agences d’architecture à succès de la nouvelle génération se sont emparés (MVRDV, BIG), leur accordant une omniprésence questionnable... L’étude des micro spatialités que constituent 6. FAURE Damien, Espaces intercalaires, Aaa production, Paris, 2012.

Fig.7 Plan et coupe sur un bar, image Small Tokyo

41


ces quartiers met en avant des qualités inhérentes aux petits espaces qui semblent souvent ignorés dans les études urbaines « classiques ». Bien sûr, le contexte est particulier. Mais ce qui a été développé plus haut doit plutôt être pris dans le sens d’une volonté d’ouverture vers d’autres considérations d’aménagement et d’organisations spatiales, sans tourner le dos aux potentialités liées au « smallness » et aux formes de micro-sociologie qui s’y déroulent.

Nous sommes maintenant dans le quartier de Nakameguro (Fig.8/9) et cette petite boutique (Fig.10) témoigne de la revitalisation dont a fait preuve ce quartier encore peu attrayant il a quelques années. Elle fait partie des initiatives anonymes du quotidien qui sont autant d’énergies créatrices sources d’innovation et d’un développement de type bottom-up dans l’expression d’un geste à petite échelle. À l’heure de la ville soutenable, il est intéressant de relever les approches qui

Fig.8 Quartier de Nakameguro, image satllite Google earth 2012

42


Fig.9 Promenade le long de la rivière Meguro, photo M. Drujon

Fig.10 RDC d’une maison reconvertie en boutique, photo M. Drujon

visent à requalifier des espaces du quotidien par le réemploi de bâtiments hérités et sans réelles qualités architecturales : ils forment la matière première d’un milieu créatif, support d’une régénération urbaine dans la densité et la petite échelle, tout en exaltant l’identité du lieu et les expériences qu’il peut offrir. Le milieu créatif dont il est ici question concerne la mode autour des friperies et du vintage. La mode est dépendante de la créativité, mais aussi fortement dépendante de la consommation, souvent plus motivée par les ventes que par l’inventivité. Mais la mode peut faire sens, là ou Roland Barthes soutient qu’elle est un « système culturel ». Consommation et créativité sont deux notions interdépendantes : la créativité — de créatif, on peut parler d’une personne, d’un processus, d’une situation, d’un objet — doit être soutenue par la consommation, dans le sens d’une consommation positive, pour être intégrée dans tout système social. Le background théorique utilisé dans cette recherche porte sur l’interaction entre créativité, consommation, réemploi et le sentiment d’appartenance, quand le lieu fait sens. Les théories d’approche des ressources et de régénération urbaine « voient les

architectures comme des artefacts urbains intégrés (Rossi 1991) capables d’emmagasiner et de disséminer la mémoire collective de la ville. » Au-delà du patrimoine, tous types de bâtiments devraient avoir accès au statut de ressource culturelle. À Tôkyô, le schéma urbain classique consiste au développement en hauteur autour des gares et le long des axes principaux. Nakameguro se trouve au sudest de la ligne circulaire Yamanote non loin de quartiers très animés et touristiques tels que Harajuku et Daikanyama, très prisés par le monde de la mode et du design. La rivière Meguro, en retrait des axes majeurs décrits plus haut, compose une partie de Nakameguro, à dominante résidentielle. Constituant une promenade assez peu utilisée par les voitures, la rivière est bordée des deux côtés par des typologies variant de la maison individuelle au logement collectif intermédiaire. C’est ici que siègent de nombreuses interventions où priment spontanéité et expression de l’individu dans sa participation reconnaissable à la requalification du lieu (Fig.11). Les transformations s’opèrent souvent au RDC ou aux niveaux semi-enterrés. Des interactions avec l’espace public émergent 43


d’une sous-culture autour du vintage et d’un mode de vie prônant le « slow-life ». Mais ce nouveau pôle d’attraction attire de plus en plus l’industrie de la mode classique, facilement reconnaissable : de nombreuses maisons se sont vu totalement transformées en boutiques de vêtements onéreuses derrière des façades transparentes et génériques, montrant ainsi la vulnérabilité de cette régénération face aux phénomènes de gentrification (Fig.13). Nakameguro démontre la capacité d’un quartier résidentiel ordinaire à se transformer de lui même par l’accumulation de petites interventions. Encore une fois, c’est à travers le « smallness » que l’on peut mesurer ici l’unité de ce quartier qui s’est forgé une identité dans sa structure existante, par le biais de transformations ponctuelles sans un réaménagement global, décidé par le haut.

Fig.10 Devantures de petites boutiques récemment installées, Google images

par la création de petits pôles d’attraction faits de pancartes, de bancs, de chaises et d’objets décoratifs. Ce type de commerce « à la maison » contrebalance avec les stratégies commerciales habituelles, souvent très agressives au Japon. Ces petits gestes instaurent une touche d’authenticité authenticité qui devient le véritable centre d’attention. Malgré leur distance les uns des autres, l’augmentation de ces petits points de vente informels donne une véritable identité au quartier de Nakameguro (Fig.12), devenu le centre 44

Fig.12 Maison atelier, photo M. Drujon


Fig.13 Devanture d’une boutique de la chaîne A.P.C à Nakameguro, Photo M. Drujon

Un exemple d’urbanisme participatif coordonné : les « pocket parks » Le terme de machizukuri, bien que signifiant à la base « alignement ordonné des maisons d’un quartier » puis l’apparence de ce quartier, s’utilise désormais dans le sens d’un aménagement d’un quartier agréable à vivre. Traduisible par « urbanisme participatif », il caractérise les projets en coopération entre les habitants, la commune et les spécialistes7. L’origine du machizukuri est double : cette notion est d’abord issue des mouvements habitants jûmin undô contre les destructions de l’environnement pendant la période de haute croissance (1955-1973). Elle est par la suite renforcée à l’initiative du Conseil sur le machizukuri du quartier de Kyôjima à Tôkyô qui décide, pour protéger le paysage urbain en 1981, d’un plan d’aménagement des voies, bâtiments et équipements 7. EGUCHI Kumi et BROSSEAU Sylvie, «Machizukuri, l’urbanisme participatif» dans BONNIN Philippe & MASATSUGU Nishida (Sous la dir. de) Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS dictionnaires, 2014, p. 305.

communautaires du quartier, en opposition au grand plan de rénovation urbaine projeté par l’administration de Tôkyô8. L’urbanisme participatif au Japon se caractérise donc par un processus d’autonomie locale, par des actions continues menées par des groupes d’habitants qui partagent une appartenance à une communauté. Pendant les années 80, les habitants sont associés à des projets de machizukuri, mais ceux-ci sont initiés par des ministères ou des administrations qui ont déjà une vue sur le résultat final à l’état initial du projet, ce qui correspond plus au processus de participation que l’on connait en France. Après un ralentissement pendant les années de spéculation immobilière, les projets d’urbanisme participatif se multiplient en même temps que les évolutions du cadre juridique, notamment avec les NPO (Non Profit Organization) qui obtiennent le statut de personne morale en 19989. Le projet de onze « pocket parcs » (parcs de poche) qui nait en 2007 à Sanjô est intéressant dans le cadre d’une revitalisation de la ville pensée en urbanisme participatif à petite échelle. Mené par Shinya Nishimura de l’université de Niigata, ce projet vise à réintroduire la nature dans ce quartier en réaménageant en espaces vert publics onze parcelles biscornues, et à priori inutilisables (Fig.14), résultant du passage d’une ligne aérienne de train qui traverse le quartier en diagonale. En collaboration avec l’administration et des spécialistes, habitants et étudiants ont ensemble élaboré la conception de pockets parks (Fig.15), du concept général jusqu’aux détails finaux. 8. Ibid, p. 306. 9. Ibid, p. 306.

45


Fig.14 Plan du pocket parks 6, image Nishimura lab

Le pocket park apporte à l’habitant des grandes villes une oasis de relaxation, une respiration dans une « jungle de béton », en proposant un peu de verdure, de petits espaces de détente, de relaxation, de rencontres. Très communs à New-York et d’autres grandes villes, on en trouve également beaucoup à Tôkyô. Ils abritent tantôt une œuvre d’art qui devient un petit monument, des jeux pour enfants, parfois une treille sous laquelle s’abriter. Ils servent aussi de lieu de rassemblement et de zone d’évacuation en cas de tremblement de terre. Nous avons déjà vu que les japonais avaient développé un rapport au « smallness » positif de bien des manières par une compréhension des limitations et l’appréciation d’évoluer dans un cadre délimité pour faire de cette notion un fondement culturel. En effet, dans la conception paysagère, les paysages et arbres miniatures (bonkei et bonsaï), ainsi que les petits jardins intérieurs (tsuboniwa) dans les maisons de ville suggèrent une approche particulière pour amener la nature dans l’intérieur de l’habitat dense des villes japonaises à l’époque Edo. Le tsubo est une unité de mesure qui correspond à environ 3,3 m2. Ce jardinet intérieur qui forme un patio, offre aux pièces sur son pourtour un 46

Fig.15 Le parc achevé et les membres du projet, image Nishimura lab

aperçu de nature que l’on regarde comme un tableau, encadré par la toiture de la véranda. Au delà d’un aspect esthétique et décoratif, cet espace est aussi fonctionnel : il permet la ventilation et la circulation de la lumière dans la promiscuité des maisons de ville (Fig.16). Peut-on lire les pocket parks de la ville dans une approche analogue à celle des tsubo niwa


Fig.16

Tsuboniwa d’une maison à Kyôto, Google image

: un entre-deux investi par la nature qui s’insère dans le cadre bâti? La faible empreinte au sol de ces espaces verts ne leur donne pas de réel impact écologique, mais alimente un bien-être pour le citadin. L’exemple d’urbanisme participatif pour la création de ces espaces verts miniatures disséminés en ville montre aussi leur capacité d’insuffler un vent d’urbanisme écologique pour les habitants de la ville par un processus créatif. En 2009, Iimura Kazui, un architecte, lance le projet Ginza Rice farm, dans l’intention d’amener en ville une compréhension de la culture du riz, pilier de l’agriculture japonaise. C’est sur une petite parcelle vacante, dans une ruelle arrière d’un block du très chic quartier de Ginza (voir III/1/2), que s’est installé le projet, après d’âpres négociations avec le propriétaire foncier (Fig.17). Pendant six mois, le riz a été cultivé

Fig.17 Le Ginza Rice farm project, Google image

et cuisiné pour préparer des onigiri, un encas très populaire au Japon. Cette initiative attira de nombreuses personnes et favorisa une prise de conscience de la question agricole aux citadins, trop souvent déconnectés des réalités de la nature. À la manière des jardins collectifs qui prennent de plus en plus d’importance, 47


c’est un acte commun et partagé, à petite échelle, mais important pour le bien-être de tous en favorisant de micro espaces publics à échelle humaine dans le macrocosme de la métropole, qui, dans un contexte de globalisation, entraine une raréfaction des espaces vides.

48


III. « LEARNING FROM JAPAN » : UN ART DE CONCEVOIR ET D’HABITER LES PETITS ESPACES

Photo How to make a japanese house

49


/ La place de la maison individuelle dans la société japonaise /

Parler de la maison individuelle au Japon — dont l’un des monuments historique majeurs est une maison, la villa impériale Katsura à Kyôto — c’est aborder un élément essentiel de l’architecture et « poser un regard sur l’urbanité et la société en général »1. Audelà de la curiosité Au-delà de la curiosité que peuvent susciter certaines créations contemporaines, comment la question de l’architecture domestique s’articule t-elle avec notre sujet ? Dans un premier temps, il convient de se pencher sur les raisons qui font de la maison individuelle un élément si présent dans la société japonaise actuelle.

Faire son nid dans la ville La remise en question du modèle de maison idéale en banlieue éloignée, voire en province, amène les citadins japonais à privilégier un habitat personnalisé, même petit, en ville. Étant donné qu’au Japon, on construit une maison pour vingt à trente ans, il est intéressant d’avoir recours à un architecte si l’on considère son premier achat 1. Japon, l’archipel de la maison. Exposition itinérante, 2014, 2015. Maison de l’architecture Poitou-Charente, Maison de l’architecture HauteNormandie, Maison de l’architecture et de la ville Nord-Pas de Calais, Cité de l’architecture et du Patrimoine, Forum d’urbanisme et d’architecture de la ville de Nice. Comissaires : HOURS Véronique, MAUDUIT Fabien, SOUTEYRAT Jérémie, TARDITS Manuel, p. 15.

50

de maison comme le dernier. Avec le marché de l’immobilier tel qu’il est, et en considérant que la maison à de grandes chances d’être détruite une fois sa durée de vie atteinte, il n’y a pas à se soucier de sa revente pour les besoins spécifiques d’un potentiel acheteur dans un futur plus ou moins proche. Il en ressort donc une grande liberté pour l’architecte et son commanditaire qui peuvent se mettre d’accord sur des design hors normes. C’est dans ce climat que les architectes japonais entretiennent avec leurs clients une relation extrêmement poussée, notamment dans la place accordée aux désirs de ces derniers dans la manière dont ils souhaitent vivre en ville. La commande et le contexte urbain s’entremêlent pour faire de la maison une véritable interface avec l’extérieur, dans un environnement constamment en transformation. Le tissu mouvant et hétérogène de la ville devient le matériau premier du projet2. Dans les grandes cités nippones et notamment Tôkyô, la ville propose une telle quantité de services et d’aménagements en conséquence qu’elle devient un réceptacle à de nombreuses activités qui se déroulent en dehors de la maison. Une grande cuisine peut s’avérer inutile quant une pléthore de 2. BRAYER Marie-Ange, «L’architecture au Japon, un «art performatif» dans SUZUKI Akira & TERADA Mariko (commissaires), Archilab Japon 2006 : faire son nid dans la ville, Orléans, HYX, 2006, p. 08.


Fig.1 Installation de Pao for the Tokyo Nomad woman, Google images

restaurants de qualité et à prix attractifs restent ouverts jusqu’aux derniers trains. Fondamentalement, un frigo est-il toujours indispensable quand un konbini se trouve à l’angle de la rue ? Il est aussi courant d’utiliser les nombreux bains publics de quartiers pour se laver, moyennent une somme modique. Ainsi, certaines activités quotidiennes n’ont plus pour épicentre la maison qui deviendrait presque un simple abri pour dormir dans la ville. L’image traditionnelle du couple dont le mari salary man passe relativement peu de temps chez lui, préférant arpenter les rues animées plutôt que de rentrer chez lui après le travail, et de la femme au foyer préférant sortir que rester seule chez elle, illustre un mode de vie encore assez prégnant, même si il tend à se réduire. « Tôkyô devient de plus en plus comme un hôtel, à mesure que les fonctions qui appartenaient à l’origine au foyer sont désormais segmentées et accomplies en ville »3. Cette idée de la maison comme simple abri dans la ville renvoie à la notion de nomadisme, au citadin comme nomade urbain. L’architecte Toyo Ito, à travers le projet Pao for the Tokyo Nomad Woman (1985) fait écho à ce mode de vie en dématérialisant l’architecture devenue éphémère et légère (Fig.1). Dans un Japon 3. Ibid, p. 12.

en pleine effervescence technologique et consumériste, il exprime à travers plusieurs installations les nouveaux comportements basés sur ces modes de consommation qui font la ville aujourd’hui. Le nomade de Tôkyô dans sa forêt artificielle faite de signes dont il s’abreuve constitue selon Toyo Ito la connexion entre les nombreux points formant le réseau de la ville et ses symboles4. Tsukamoto, de l’Atelier Bow Wow, explique que ses clients « utilisent Tôkyô pour vivre »5. Pour le citadin japonais, la maison est juste une activité parmi d’autres au sein de la ville, se situant entre l’espace de travail et l’espace des loisirs. « La maison constitue une forme de ville » dans l’esprit du client qui achète d’abord un terrain dans un quartier donné qui le reliera au réseau de ses activités. La localisation est importante, chaque quartier ayant un caractère et une atmosphère qui lui sont propres. Le travail de l’architecte serait donc de comprendre comment les clients utilisent la maison dans « leur customisation de la ville »6. D’où une communication très importante avec le client pour bien comprendre ses intentions et 4. Ibid, p. 13. 5. TSUKAMOTO Yoshiharu & KAIJIMA Momoyo, Bow-Wow from post-bubble city, Tokyo, INAX, 2006, p09. 6. Ibid.

51


déterminer quelle sera la meilleure solution à adopter, au regard des contraintes du site, pour enrichir son mode de vie citadin par un habitat adapté, personnalisé, et peu couteux — le budget pour la construction est souvent réduit car dépensé en majorité dans l’acquisition du terrain.

La maison sur catalogue, incontournable du marché japonais La faible durée de vie du bâti au Japon a déjà été évoquée. De fait, la grande majorité (87%) des ventes de maisons au Japon concerne des maisons neuves (contre 11-34% dans les pays Occidentaux)7. Ainsi, pour les évaluateurs du marché japonais, la dépréciation du bien immobilier reste une sorte de mantra, qui ne s’explique pas vraiment pour des raisons matérielles : correctement entretenues et rénovées, ces maisons pourraient durer plus longtemps. Mais pour tout(e) japonais(e), un emploi stable8 reste un pré requis indispensable à l’obtention d’un prêt, que l’emprunteur(se) remboursera tout au long de sa vie active. Vendre son bien devient plus difficile quand personne ne souhaite acquérir une maison ayant déjà vécu. Le temps que le prêt soit remboursé, la maison perd la quasitotalité de sa valeur, ne restant à la fin que celle du terrain, moins le coût de destruction. Ce « modèle » économique associé à une culture de l’impermanence rend le marché de l’immobilier au Japon très différent de ce que l’on connait ailleurs. L’engouement suscité dans le monde par l’architecture japonaise contemporaine, 7. NUIJSINK Cathelijne, How to make a japanese house, Rotterdam, NAI Uitgever, 2012, p. 289. 8. Bien que le modèle de l’emploi à vie dans la même entreprise soit en déclin, déménager pour changer d’emploi reste une démarche assez rare.

52

et notamment sur la question domestique, ne doit pas occulter la faible proportion de maisons conçues par des architectes. En 2011, l’aire métropolitaine de Tôkyô recensait 5 940 000 logements dont 1 687 00 maisons particulières, 94 000 maisons partagées en locations et 4 135 000 d’immeubles résidentiels. Un architecte est intervenu dans la construction de seulement 2 % d’entre elles9. Les maisons préfabriquées vendues clé en main sur catalogue constituent ainsi la quasi majorité du parc résidentiel au Japon (Fig.2). C’est pendant les années de reconstruction d’après guerre que les systèmes de préfabrication sont pleinement employés dans le domaine du logement. L’architecture japonaise se plie alors aux lois de la rationalisation et de la standardisation et les maisons préfabriquées en bois et en acier se multiplient. Les principaux constructeurs (Sekisui, Misawa, Daiwa) privilégient la légèreté du montage ainsi qu’une structure plus ou moins adaptable. La faible qualité des ces maisons mal isolées thermiquement et sans réels renforcements pour se prévenir des séismes constituent un habitat à coût modéré

Fig.2 Modèle de maison Sekisui, photo M.Drujon 9. NUIJSINK Cathelijne, How to make a japanese house, Rotterdam, NAI Uitgever, 2012, p. 289.


qui se répand facilement. Considérées comme temporaires, ces maisons étaient détruites plutôt que d’êtres améliorées ou rénovées — l’effort n’en valait pas la peine — et ce système d’habitat participa de l’appétence des japonais pour l’éphémère et ce rapport au bâti (voir I/2). Ces logements sont basés sur la norme nLDK (n nombre de chambre, L living room, DK dinning/kitchen) issue du modèle américain importé pendant la période de Haute croissance. À l’encontre de la flexibilité de l’habitat traditionnel japonais et de son plan modulable, cette norme rigide est toujours en vigueur pour la classification des biens immobiliers. Le système de maisons préfabriquées s’est nettement amélioré avec le temps et est apprécié car il offre au client un certain gage de qualité visà-vis de ses attentes ainsi que la garantie d’un programme de maintenance sur vingt ans renouvelable par tranches de dix ans pour un maximum de cinquante ans10. L’attrait pour les maisons préfabriquées est toujours aussi fort car les constructeurs arrivent, dans une certaine limite, à proposer de plus en plus de possibilités de personnalisation du modèle de base du catalogue. Certains, comme Daiwa, s’associent même avec des architectes renommés pour construire des modèles plus « exclusifs » et haut de gamme (Fig.3). Muji, la chaine de magasin de décoration et d’aménagement intérieur, qui table sur une ligne de produits simples et épurés, a également développé ses propres modèles de maisons préfabriquées qui connaissent un certain succès (Fig.4). Il y a encore à peine deux décennies, la standardisation était jusque là, aux yeux des japonais, la seule option possible. Depuis 10. Ibid, p. 289.

Fig.3 EDDI’s house de Daiwa en collaboration avec l’architecte Edward Suzuki, Google images

Fig.4 Deux maisons du catalogue MUJI, en bas en collaboration avec l’architecte Kengo Kuma, Google images

les années 90, les maisons conçues par des architectes ont commencé à se démarquer en acquérant de plus en plus de visibilité grâce au boom d’un mode de vie portant en étendard le design, la mode et la culture « foodies », relayé dans de nombreuses revues 53


spécialisées et très populaires11.

La maison urbaine : quelques jalons dans la 2ème moitié du XXe siècle Nous nous sommes déjà penché sur le contexte du marché immobilier et du rôle de l’architecte au Japon. Mais quelles sont les origines modernes de cet engouement continu pour la maison de ville — on pourrait presque parler de « maisonnettes ». Un rapide retour sur la question de l’habitat urbain au Japon s’impose. La maison traditionnelle japonaise concourt à l’optimisation de l’espace qui est modulable au lieu d’être simplement divisé. La connexion entre les espaces est déterminante dans l’organisation de l’habitat, au rythme de l’ouverture et de la fermeture des cloisons de papier (shôji), selon les besoins du moment. Les différences de traitements et hauteurs du sol induisent une forme de hiérarchisation et de fonctionnalité12. En continuité avec ces principes, un premier concept d’habitat minimum, la maison à 9 tsubo (environ 30

m2), voit le jour en 1952 avec l’architecte Makoto Masuzawa. Conçue comme un unique espace, compact et flexible, la maison s’ouvre par une baie double hauteur sur le salon et la mezzanine (Fig.5). Ce projet, réactualisé et réinterprété dans les années 2000 par Makoto Koizumi est désormais un modèle produit et commercialisé en petite série, adaptable selon les goûts des clients. Sont mis en avant les avantages économiques — la faible quantité de matériaux et la petite surface baissent les coût de construction, d’entretien et de chauffage — ainsi que la place gagnée par la faible emprise au sol qui libère plus de place pour un espace extérieur. La « Tower house » construite en 1966 par Azuma Takamitsu marque un tournant dans le paysage de l’architecture résidentielle urbaine. Alors que la maison de banlieue avec jardin est érigée en modèle à cette époque, l’architecte préfère s’installer en ville, même à l’étroit. Sur une parcelle de 20 m2 de forme triangulaire, Takamitsu construit sa maison, une tour sobre et brutale de six niveaux (Fig.6). En réfléchissant à des ouvertures adaptées à l’environnement tout en exploitant des volumes restreints,

Fig.5 Photo et plans, Google images 11. IMAMURA Shôhei, Little houses in a big city, Prospector association, en ligne. 12. Le doma, pièce de terre battu constitue une

54

pièce de service, associée à l’entrée secondaire des maisons traditionnelles. Le plancher du reste de la maison est situé une marche au-dessus du niveau du doma.


Fig.6 Tower house, plans et photographie, image L’archipel de la maison

55


Par cette posture affirmée, l’architecte influença les réflexions sur l’habitat urbain en faisant de la Tower house un manifeste prototype de ce rêve de domesticité urbaine13. Une dizaine d’années plus tard, une autre construction fera date : il s’agit de la maison Azuma construite dans le quartier de Sumiyoshi à Ôsaka par Tadao Andô en 1970 (Fig.7). Construite en béton brut — marque distinctive de l’architecte — elle reprend la typologie des nagaya, ces maisons urbaines en bande étroite et profonde des quartiers populaires d’Edo. Fermée sur la ville, la maison s’ouvre sur une cour intérieure ouverte, un patio minéral qu’il faut traverser été comme hiver pour rejoindre les différentes pièces de vie. Radicale, cette maison propose une nouvelle expérience de vie qui favorise l’intériorité et le repli sur soi, dans un espace qui deviendrait presque abstrait par les jeux de lumière naturelle qu’il met en scène14. En s’ouvrant uniquement sur le ciel, elle constitue une réponse critique envers la période de Haute croissance et les dégradations environnementales qu’elle causa. Ces manifestes construits, et d’autres non traités ici, ont posé les bases d’une architecture domestique contemporaine au cœur des questions de société japonaise, nourrissant les réflexions des générations suivantes d’architectes. Fig.7 Azuma House, plan et photographie, image L’archipel de la maison

Azuma Takamitsu affirme un plaisir et une réelle volonté de vivre en ville, Tôkyô étant alors en pleine croissance dans un climat d’effervescence. Cette minuscule maison est sa résidence principale aujourd’hui encore. 56

13. Japon, l’archipel de la maison. Exposition itinérante, 2014, 2015. Maison de l’architecture Poitou-Charente, Maison de l’architecture HauteNormandie, Maison de l’architecture et de la ville Nord-Pas de Calais, Cité de l’architecture et du Patrimoine, Forum d’urbanisme et d’architecture de la ville de Nice. Comissaires : HOURS Véronique, MAUDUIT Fabien, SOUTEYRAT Jérémie, TARDITS Manuel, p. 65. 14. Ibid, p. 73.


// L’Atelier Bow Wow, précurseur des nouvelles générations d’architectes //

Les changements de société sont au cœur des réflexions menées au sein de l’Atelier Bow Wow qui très tôt s’est intéressé à l’essence de l’environnement construit au Japon et notamment Tôkyô. Ayant effectué mon stage de master dans leur agence, j’ai eu l’occasion de voir de plus près leur travail. Les membres de l’Atelier ont une approche qui considère l’urbanisme comme une interface dynamique entre l’humain et l’espace physique. Les comportements qui en émergent et l’analyse des micro échelles en milieu dense leur permettent d’adopter un regard alternatif sur la ville.

Ouvrages manifestes vers une lecture positive de la ville japonaise L’Atelier Bow Wow est une agence d’architecture japonaise créée à Tôkyô en 1992 par Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kaijima. Ils appartiennent à cette génération d’architectes ayant commencé à pratiquer après la période de prospérité qui précéda l’éclatement de la bulle spéculative des années 80. Le duo s’est concentré, comme les architectes de la même génération et des suivantes, sur les petites commandes de maisons pour des particuliers. Également enseignants, les deux architectes ont mené, en parallèle de leur activité en agence, de nombreuses études de terrain et travaux de recherche sur la ville, à l’aide des étudiants

de leurs laboratoires respectifs1. Ils en ont tiré de nombreuses réflexions qui alimentent leurs architectures et inversement. Dans Made in Tokyo, les architectes de l’atelier ont entrepris de nombreuses explorations urbaines dans tout Tôkyô en s’intéressant aux architectures dites dame, littéralement « impossibles », « pas bonnes », « nulles » — un terme à la fois péjoratif et affectueux dans la langue japonaise. C’est une recherche que l’on peut rapprocher de l’étude menée en 1960 par Venturi et Scott Brown sur les bâtiments commerciaux de la « Strip » de Las Vegas. Ces deux travaux se concentrent sur des bâtiments hybrides relevant de la subculture. À la différence que l’Atelier Bow Wow s’intéresse ici à la combinaison de programmes au sein de mêmes bâtiments plutôt qu’ à leurs aspects extérieurs comme système de signes2. Ils en tirent un guide avec un côté « pop » répertoriant nombre de constructions hybrides, loin des édifices nobles, type musée ou bibliothèque, mais plutôt des parkings, garages, équipements sportifs, etc. Dans le même esprit ludique, un autre ouvrage intitulé Pet architectures guidebook fait honneur aux surprenantes et 1. Au Tokyo Institute of Technology pour Tsukamoto et à l’université de Tsukuba pour Kaijima. 2. SUZUKI Akira, «La génération Bow-Wow : constructions urbaines à partir des années 1990» dans SUZUKI Akira & TERADA Mariko (commissaires), Archilab Japon 2006 : faire son nid dans la ville, Orléans, HYX, 2006, p. 14.

57


minuscules constructions qui fleurissent un peu partout dans Tôkyô et les grandes villes japonaise (voir II/2). Plus que d’étudier la gestion urbaine ou l’économie foncière, les architectes s’ingénient à inventorier, à trouver des règles, des esthétiques à ces constructions banales, éphémères et instinctives, issues du vernaculaire urbain. Tokyo recycling projects penche pour retenir le positif dans l’état actuel de la ville qui impose un contexte difficile. Non sans humour, ce petit manifeste expose plusieurs petits projets de l’ordre du recyclage, de l’appropriation et du détournement, comme par exeple cette proposition de transformer en belvédère les disgracieuses passerelles pour piétons hors d’usages. Dans Bow-Wow from post bubble city, sont exposés les dispositifs architecturaux qu’ils ont mis en œuvre dans de nombreuses maisons réalisées dans des environnements urbains denses et complexes issus de l’éclatement de la bulle immobilière de 1990 — soit la majeure partie de leur travail. Ce regard neuf sur la ville, basé sur des réflexions spatiales, anthropologiques et économiques laisse souvent de côté les considérations purement esthétiques pour s’intéresser à l’essence de la ville japonaise contemporaine, en particulier Tôkyô. Toute leur recherche renvoie à une tentative de transformer les contraintes de l’urbain existant en avantages, tant sur un plan constructif que conceptuel2. 
Dans un élan de rupture avec l’idéologie du progrès liée à la Haute croissance, sans cesse mise en avant dans les décennies précédentes, les membres de Bow Wow et les réflexions qu’ils ont engagées en se concentrant 2. STADLER Laurent, Atelier Bow-Wow : a primer, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walther König 2013.

58

Fig.1 Projet de développement autour de la gare centrale de Shibuya à Tôkyô, Google images

sur une architecture du comportement (« Behaviorology ») ont stimulé les nouvelles générations d’architectes, nées dans un contexte économique défavorable. Ces dernières ont fait émerger une architecture sensible à la vie quotidienne qui s’inscrit dans la petite échelle inhérente à la ville japonaise. Les gros projets d’aménagements, quand ils ne sont pas réservés aux architectes de premier plan de la scène internationale, tombent aux mains des grandes entreprises de construction générale (Fig.1). Quand les grands trusts de construction auraient tendance à regarder la ville d’en haut, depuis les gratte-ciels et les tours de bureaux, Bow Wow s’efforce de prôner un développement de la ville de type bottom-up. Les architectes de l’atelier portent un regard plus terre à terre, tel « un chien à l’affût » selon les termes de Tsukamoto3. Ainsi s’explique mieux le nom de l’agence qui fait référence à l’onomatopée du chien qui aboie en japonais.

3. Ibid.


Un nouveau dévelopement théorique pour Tôkyô La société japonaise a connu de nombreux changements en plusieurs décennies. Il en va de même pour les techniques de constructions, les matériaux, le cadre juridique, le modèle familial, dans une ville en perpétuel mouvement. C’est pourquoi doivent naître de nouvelles approches théoriques, basées sur l’observation de la ville à l’échelle de la maison individuelle, qui, répétée, forme le gigantesque macrocosme urbain de Tôkyô. L’atelier Bow Wow s’est attaché à redéfinir le concept de métabolisme développé par le mouvement du même nom dans les années 60 (voir I/2). Tôkyô est principalement faite de maisons séparées les unes des autres, avec un cycle de vie court de moins de trois décennies, la ville peut être considérée comme un organisme vivant, constitué de cellules individuelles, suivant un processus de régénération4. Partant du constat d’un cycle de construction/ destruction rapide de la ville japonaise, associé à un processus de subdivision parcellaire, l’Atelier Bow Wow répertorie les différentes typologies de maisons selon

1ère génération

2ère génération

un renouvellement générationnel en quatre périodes5 (Fig.2). La première génération comprend les maisons de plain pied avec jardin construites en recul sur des parcelles de 240 m2 et entourées d’une barrière de bois qui délimite un jardin; la seconde génération correspond à celle des maisons avec un étage et dont l’une des parties à RDC est réservée à un emplacement de parking, témoignant de l’apparition de la voiture individuelle. Elles sont construites sur des parcelles de 120 m2 en moyenne; enfin, la troisième génération est celle des maisons sur trois niveaux dont la quasi totalité du RDC est prise par la place de parking (Fig.3). Le jardin a disparu, ces maisons tiennent sur des parcelles d’environ 80 m2. Les maisons sont toujours séparées par le fameux vide d’un mètre minimum, « matérialisant » l’absence de mur mitoyen. Cette analyse révèle des maisons de plus en plus petites et sans réelles qualités, s’adaptant sur des terrains toujours plus étriqués. Quelles solutions apporter à cette saturation de l’espace, bien réelle dans de nombreux endroits de Tôkyô ? Le développement vertical de la ville, qui commence en 19646, est loin d’en constituer une réponse satisfaisante.

3ère génération

2ère génération

3ère génération

Fig.2 Création d’un paysage urbain par combinaison de maisons de différentes générations, image Tokyo metabolizing

4. KITAYAMA Koh, TSUKAMOTO Yoshiharu, NISHIZAWA Ryû, Tokyo metabolizing, Tokyo, Toto Shuppan, 2010, p. 29.

5. Ibid, p. 41. 6. Suite à la révision de la loi sur la construction par le gouvernement japonais qui autorise la construction d’immeubles de plus de 30 m de haut.

59


de void metabolism (« métabolisme par le vide »), prenant à contrepied les Métabolistes et le core metabolism (« métabolisme par le noyau »), un demi-siècle auparavant. Ainsi, constamment, chaque « grain » — à savoir maison ou élément bâti — maintient ou remplace un vide par une initiative individuelle, faisant de Tôkyô un « paysage urbain démocratique », à l’inverse d’un métabolisme par un noyau permanent et des capsules variables au sein d’une ville constituée par une concentration

Urban villages, commersidence, subdivurban

Fig.3

Maison de «3ème génération», quartier de Yotsuya à Tôkyô, photo M. Drujon

Certaines compagnies de planification urbaine ont en effet pointé du doigt la mauvaise gestion de la surface constructible de ces zones, notamment à l’aide d’une étude comparative avec Manhattan7. Sans compter que les japonais on un rapport au sol particulier et une culture de l’horizontalité, sans doute accentuée depuis le séisme du 11 mars 2011; l’impressionnant balancement qui saisit toutes les tours à marqué les esprits. L’analyse du tissu urbain par l’Atelier Bow Wow suggère donc d’agir à l’échelle contrôlable de la maison et en retire la notion 7. Ainsi pour environ la même superficie (6000 ha), Manhattan est construite sur environ 54% de sa surface, alors que les 4 principaux districts de Tokyo réunis dépassent 67% de surface bâtie. La surface de plancher brut total de Manhattan (631%) équivaut pratiquement au double de celle de Tokyo (332%), AYER Patrick, énoncé théorique EPFL, 2011, p. 77.

60

de capitaux et d’autorité8. Mais la notion de void metabolism reste très générale et quelque peu abstraite. Bow Wow tente de préciser les choses en évoquant trois composantes de la fabrique urbaine Tôkyôïte qui permettent d’apporter un éclairage sur les transformations opérées à petite échelle dans la ville. Premièrement, la présence de « villages » au cœur des villes. Le village est une zone géographique restreinte dans laquelle on peut habiter, travailler et consommer. Les manifestations les plus claires de ces « villages urbains » sont les zones d’habitation en bois de faible hauteur cachées derrière de grands axes qui présentent un alignement d’immeubles hauts, en béton armé, et jouant le rôle de pare feu9 (Fig.4/.5). En y pénétrant, le contraste avec la rue bruyante, anonyme et tributaire des flux est saisissant : le trafic y est quasiment absent (sinon ralenti), les bruits s’atténuent, la micro verdure s’immisce 8. KITAYAMA Koh, TSUKAMOTO Yoshiharu, NISHIZAWA Ryû, Tokyo metabolizing, Tokyo, Toto Shuppan, 2010, p. 29. 9. Ibid, p. 35.


Fig.4 Quartiers villages de Yotsuya à Tôkyô délimités par les grands axes, image satellite Bing 2012

30 m

zone commerciale zone résidentielle

Fig.5 Naissance d’un village urbain, image Tokyo metabolizing

entres les habitations. L’accumulation de ces quartiers donne à Tôkyô cette atmosphère d’un patchwork de différents villages, qui n’est pas issu d’une planification mais de la mentalité japonaise, du moins en partie. De ses propres mots, l’architecte Kengo Kuma avance que « (…) les japonais ont une mentalité de « villageois » : ils n’aiment pas l’idée qu’un seul s’enrichisse

et n’aiment pas se faire d’ennemis. Les japonais en sont inconscients mais il y a une mentalité propre qui a pour conséquence cette forme « village » de l’architecture »10. Deuxièment, la notion commersidence, associée à celle d’urban village, renvoie au processus dans lequel une zone commerçante prolifère dans une zone résidentielle adjacente (fig.6). Enfin, le terme subdivurban définit les subdivisions de parcelles (voir II/1). Ces trois composantes caractérisent fortement l’espace urbain, composé d’une accumulation de structures individuelles qui a augmenté en quantité mais pas en qualité. Au lieu d’un développement urbain c’est plutôt un énorme mini développement qui est à l’œuvre sans réel contrôle. Dans une ville sans limite, l’atelier Bow Wow souligne qu’il est « nécessaire d’extraire un fragment de la fabrique urbaine apparemment sans limite de Tôkyô, et de l’utiliser en tant qu’unité 10. KUMA Kengo, Postface de SOUTEYRAT Jérémie (photographe), Tokyo no ie - Maisons de Tokyo, Le lézard noir, Paris, 2014.

61


1960 Rivière de Shibuta polluée

1964 Préparation des JO de Tôkyô : la rivière est couverte

1980 Des maisons sont rénovés en boutiques

1996 Nouvelles constructions Maison en bois

Maison rénovée Nouvelle boutique

Fig.6 La transformation de Cat Street à Tôkyô, image Tokyo metabolizing

intermédiaire, de rechercher l’influence que chaque élément qui la constitue a sur les autres ». Ici les « unités intermédiaires » dont il est question sont les catégories décrites plus haut, dans le contexte d’une régénération de « grain » préexistant par d’autres11. En regardant les amas de bâtiments qui constituent une unité intermédiaire, on n’y trouve guère d’unité mais plus l’expression de comportements variés. En questionnant de manière critique ces manifestations, Bow Wow cherche à développer à travers la conception de maisons individuelles une approche de l’espace urbain qui soit consistante et responsable. Quelles seront les maisons de quatrième génération? Elles doivent, selon l’atelier Bow Wow, sortir de « la spirale de l’intolérance », caractérisée par la politique de propriété individuelle et la fragmentation du rôle de l’individu dans 11. KITAYAMA Koh, TSUKAMOTO Yoshiharu, NISHIZAWA Ryû, Tokyo metabolizing, Tokyo, Toto Shuppan, 2010, p. 33.

62

la communauté, favorisant l’émergence d’espaces de repli sur soi, réduisant les espaces extérieurs sur des terrains de plus en plus étriqués12. Il faudrait donc remettre la maison au cœur de l’aspect communautaire de la ville, aspect sur lequel la société pourrait se focaliser de nouveau. Cela passe par une meilleure exploitation de l’interrelation entre les domaines public et privé en améliorant le rapport de la maison avec l’extérieur par une redéfinition des interstices tout en profitant au maximum des volumes constructibles. Telles sont les préoccupations des nouvelles générations d’architectes qui participent à la construction de la ville japonaise contemporaine.

12. Ibid, p. 33.


/// Les nouvelles générations d’architectes en pratique ///

Véritables terrains d’expérimentations architecturales, les grandes villes japonaises voient naitre nombre de petits édifices et maisons qui sont depuis plusieurs années mis en avant pour leur caractère inventif et leur capacité à optimiser l’espace. Tributaires d’un environnement urbain dense, les nouvelles générations d’architectes sont écartées des grands travaux ou des bâtiments publics jouissant d’un contexte favorable : routes déjà goudronnées, terrains d’une taille supérieure à la normale, etc. Leurs projets portent sur l’interstice, sur des logements refuges pour célibataires — nombreux à Tôkyô —, sur des terrains exigus et en culs-de-sac. Comment préserver un habitat agréable à vivre, si ce n’est en trouvant des solutions constructives et formelles toujours plus novatrices? Maintenant que la question du contexte culturel et bâti de Tôkyô est posée, il est temps d’aborder les concrétisations des architectes dans la fabrique urbaine japonaise.

Fig.1 Okusawa, image satellite Google Earth 2011

L’Atelier Bow Wow et la mixité des usages Commandée en 2003 et bâtie sur une parcelle de 70 m2 dans une zone résidentielle paisible de la banlieue de Tôkyô à Okusawa (Fig.1), la Gae House s’inscrit dans un environnement dense. Les clients, un couple dont le mari est critique littéraire travaillant en free lance, avaient pour seules demandes fonctionnelles 63


la possibilité de stocker un grand volume de livres et d’avoir une cuisine généreuse. Avec un recul sur rue de 2 m suffisant pour permettre le stationnement d’une voiture, la maison est en retrait de 1,5 m sur les trois autres côtés restants. La toiture, qui semble disproportionnée, est en débord d’1m, avec des fenêtres « horizontales » (face parallèle au sol) encastrées à sa base (fig.2). Ainsi sur trois côtés un bandeau capteur de lumière exploite l’espace vide laissé sur le pourtour de la maison avec les parcelles voisines. Ce vide devient collecteur de lumière et jardinet que l’on peut voir depuis le dessus à travers ce bandeau vitré horizontal. Cuisine et salon se trouvent au dernier niveau sous l’imposante toiture dont les panneaux d’acier nervurés jouent avec la lumière indirecte (fig.3). Le niveau semi-enterré accueille quant à lui l’espace de travail/bibliothèque et une chambre. Le RDC, surélevé à 50 cm du sol pour offrir de la lumière au niveau semienterré, comprend l’entrée qui donne sur le vide double hauteur de l’espace de travail, l’escalier qui distribue les niveaux, ainsi qu’une salle de bain. Cette petite maison suit strictement toutes les règles de recul et de prospect mais redéfinit dans ses choix architecturaux une manière de vivre, qui reflète au mieux la personnalité et les besoins du commanditaire. L’inventivité du dispositif d’ouvertures horizontales offre aux habitants une nouvelle perception de l’environnement. Les interstices (sukima) mis ainsi en valeurs forment des micro scènes et des paysages perçus différemment selon la position dans la maison; une variété plus difficile à obtenir avec des ouvertures verticales « classiques ». Inversement on peut aussi percevoir ce qui se passe dans l’intérieur depuis l’extérieur, la maison devenant un intermédiaire instaurant 64

Fig.2 Coupe perspective, image Atelier Bow Wow

Fig.3

Cuisine et salle à manger, Google image

un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur par le partage de « scènes de vie ». « La maison concrétise le lien horizontal (la relation d’égalité) que les architectes de l’Atelier Bow Wow cherchent à créer avec la ville »1 . 1. NAGAE Akira, « La Gae house » dans SUZUKI Akira & TERADA Mariko (commissaires), Archilab Japon 2006 : faire son nid dans la ville, Orléans, HYX, 2006, p. 38.


L’atelier/maison de Bow Wow est aussi très démonstratif des différentes approches de l’agence, concrétisées ici en 2005, sur une parcelle en hampe de drapeau issue d’une subdivision parcellaire (voir I/2) au cœur d’un village urbain de Tôkyô dans le quartier de Yotsuya (Fig.4). En insistant sur l’ouverture de l’espace domestique à la vie publique et professionnelle de ses habitants, Tsukamoto et Kaijima ont ainsi fusionné leur agence à leur lieu de travail, les deux activités — on pourrait même parler de deux « vies » — se mêlant sans réelles distinctions dans le même édifice, dans une volonté de dynamiser le huit clos de la cellule domestique2. L’entrée se fait au bout d’une ruelle étroite cernée par les maisons voisine, rendant l’Atelier/ maison difficilement repérable de l’extérieur, comme caché dans la ville, seul un morceau de façade étant visible depuis la rue (Fig.5). L’organisation intérieure se fait par paliers décalés qui desservent en plan des demi étages (Fig.6). Le sous-sol semi enterré et le rez-de-chaussée sont dédiés à l’agence. Dans les niveaux supérieurs se développe le logement dans un continuum spatial vertical ; seule la chambre et sa salle d’eau au dernier niveau vient rompre cet espace continu pour s’isoler du reste du logement. La cuisine et la pièce de séjour sont accessibles aux employés de l’agence. La grande table du séjour est d’ailleurs propice pour les réunions importantes ou les prises de photos pour les nombreuses maquettes élaborées au soussol. Les escaliers généreux et ouverts servent de transitions entre les niveaux et les paliers surdimensionnés font office de petites pièces dotés d’objectif définis ; ici une étagère pour stocker les maquettes, là un bout de mur dédié à l’affichage des documents graphiques 2. D’architectures, numéro 198, mars 2011.

Fig.4 Yotsuya, image satellite Google Earth 2007

Fig.5

Entrée de l’Atelier

des projets en cours. Cernée de maisons, cette construction à ossature métallique dialogue entièrement avec son contexte immédiat par une réflexion poussée sur les ouvertures qui offrent depuis l’intérieur des lignes de fuite sur le quartier. La baie sud du salon, située dans l’axe d’une ruelle rectiligne fait ainsi rentrer pleinement cette perspective frontale dans l’espace intérieur, créant un effet particulier. Le reste du séjour est complètement ouvert sur le 65


Fig.7 Perspective de la rue dans le séjour et ouverture sur le mur voisin, image Archdaily

mur aveugle d’une maison voisine3, en stuc moucheté et qui se transforme en véritable capteur de lumière (Fig7). Tsukamoto aime comparer ce mur à une sorte de papier peint qui s’anime au fil de la journée et du cycle du soleil. Cette attitude envers l’environnement immédiat reflète le degré d’ouverture de Bow Wow dans sa manière de regarder la ville, en mettant en œuvre de multiples solutions possibles pour interagir avec elle et l’accepter telle qu’elle est. En considérant le « smallness » et les contraintes dimensionnelles qui en résultent comme un stimulus et non une limitation, les constructions de l’Atelier partagent une simplicité constructive et un refus 3. Au Japon, il n’existe pas de règles contre le visà-vis en limites séparatives.

66

Fig.6 Vue depuis le palier intermédiaire entre l’agence et le séjour, image AMC No164.


Plan niveau toiture terrasse

Plan demi niveaux salon et chambre

Plans et coupe, image Atelier Bow Wow Plan demi niveaux palier et séjour

Plan RDC + demi niveau agence

Plan demi niveau enterré

des typologies standard permettant une optimisation intelligente de l’espace. La trame urbaine japonaise, instable car en évolution constante, est source de dynamisme. Tsukamoto et Kaijima y trouvent des brèches, des situations spatiales inadéquates rendues habitables par leur architecture qui mixe les usages, avec une préférence pour les espaces partagés sans pièces distinctes. Les espaces intermédiaires ou « transitoires » font également partie intégrante de leur conception de l’habitat : un palier investi des besoins quotidiens, un escalier qui devient lieu de vie, etc. L’Atelier Bow Wow détient cette capacité à capter l’environnement complexe de Tôkyô et à l’utiliser de manière constructive plutôt que de chercher à le modifier ou à le dissimuler. Issus d’une authentique réflexion sociale et politique, leurs projets témoignent avec un certain enthousiasme une joie de vivre en ville4. 4. D’architectures, numéro 198, mars 2011.

67


Hideyuki Nakayama et le travail sur les limites « Je suis plus intéressé par les histoires que les formes. Pas les histoires dans le sens d’une narration, juste de petites relations » 5 La maison O, construite en 2009 à Saikyô, banlieue de Kyôto, sur une parcelle adjacente à un petit temple local (fig.8) est d’apparence excentrique : un long volume incurvé en plan et élancé verticalement — 7 m de hauteur —, flanqué de deux petites adjonctions, telle une nef de cathédrale avec ses deux bas-côtés. Une baie haute et étroite ouvre entièrement l’espace du colume principal sur la rue. Les habitants, un couple avec enfants, avaient pour souhait un grand espace libre qui puisse à la fois servir d’aire de jeux aux enfants, accueillir des cours de cuisine et des réunions entre voisins. L’espace central permet, par quatre portes, de donner soit sur des pièces de la maison, soit sur l’extérieur. Ainsi l’intérieur ou l’extérieur sont offerts de la même manière, se fondant l’un dans l’autre. Les pièces fonctionnelles, ainsi articulées au rez-de-chaussée sur le pourtour du volume central incurvé, sont cachées. Au fond de ce long espace central se dévoile l’accès à l’étage où se trouvent les chambres. La mise en scène de l’espace de la « nef centrale», accentuée par le grand rideau comme seule possibilité de fermeture, s’offre à la vue des passants qui font l’expérience de cette manière de vivre en ville particulière. Une théâtralisation qui, selon la position ouverte ou fermée du rideau, « met la maison en mode on/off » (Fig.9). Pour les habitants, c’est aussi une manière d’intégrer 5. NUIJSINK Cathelijne, How to make a japanese house, Rotterdam, NAI Uitgever, 2012, p. 238.

68

Fig.8

Saikyô, image Google Earth 2013

l’environnement à l’intérieur de la maison. Vivre cette relation, c’est admirer le cerisier en fleurs du temple voisin, observer les changements de saisons, voir les promenades du quartier, etc. « Quand il fait froid, il y a de la condensation sur la vitre. Les enfants en profitent pour y faire des dessins »6. Selon Nakayama, il est impossible de nos jours d’avoir une quelconque information sur les gens qui vivent à l’intérieur des maisons qui sont fermées pour des raisons de sécurité et d’intimité. « Les gens qui passent devant la maison O en promenant leur chiens s’amusent de savoir si le rideau sera tiré ou non aujourd’hui. Certains jours les passant peuvent saisir un fragment de vie à l’intérieur, d’autres jours non. En cela, la maison redevient partie intégrante de la scène urbaine ». En questionnant ainsi la notion d’intimité — d’une manière a priori peu envisageable en France —, l’architecte fait de cet espace vide central une véritable 6. Japon, l’archipel de la maison. Exposition itinérante, 2014, 2015. Maison de l’architecture Poitou-Charente, Maison de l’architecture HauteNormandie, Maison de l’architecture et de la ville Nord-Pas de Calais, Cité de l’architecture et du Patrimoine, Forum d’urbanisme et d’architecture de la ville de Nice. Comissaires : HOURS Véronique, MAUDUIT Fabien, SOUTEYRAT Jérémie, TARDITS Manuel, p. 175.


Coupe transversale

Plan étage

Fig.9

Plan RDC

Vue depuis la rue, Google image

interface entre la maison et le quartier. Le caractère semi public qui en résulte est intéressant à observer dans l’optique d’une requalification des limites étanches entre voisins. Avec ce projet, Nakayama réinterprète le mode de vie traditionnel articulé autour d’un bloc urbain composé de nagaya (voir I/1) caractérisé par une forte communication entre les résidents, atténuée aujourd’hui par les murets de séparations des maisons individuelles. La volonté était ici de réintégrer plus de possibilités de communications en permettant aux habitants d’utiliser les bords de leur terrain — ici deux jardinets de chaque côté associés à la salle de bain et à la cuisine, ainsi que l’espace libre entre la rue et la maison, vers une reconsidération des rapports de voisinage avec l’idée sous69


jacente d’un partage des terres.

Yuko Nagayama et la question de la perception de l’espace. « Ce à quoi je porte de l’intérêt, ce n’est pas à l’existence de l’objet en lui même mais à sa perception par les gens. Autrement dit, à ce qui transparaît sous l’influence des comportements humains. C’est là que se trouve pour moi la réalité des choses. Une réalité que l’on partage à un moment et dans un lieu précis. Ainsi je recherche toujours à inciter de nouvelles sensations avec du non matériel. »6 La Zenpukuji house, restée à l’état de projet, était destinée à l’architecte et son mari. Localisée dans le quartier du même nom à Tôkyô ouest, la parcelle de 50 m2 est seulement ouverte sur la rue, face à une cour d’école/terrain de sport (Fig.9). La difficulté était de rendre cette maison ouverte et spacieuse sur une parcelle contrainte et bruyante, tout en respectant les règlementations de construction. Quelle expérience architecturale peut-elle apporter? Nagayama imagine un plancher incurvé sur son extrémité (Fig.10). Permettant d’accompagner la lumière vers le bas, c’est une tentative de mise en forme d’un concept cher à la jeune architecte. Ce sol sur lequel il est impossible de poser des objets devient un espace vide abstrait, une zone tampon entre l’intérieur et le paysage extérieur. « Un lieu que l’on ne peut atteindre » peut nous amener à un sentiment de révolte. Parce que l’accès y est interdit, que l’envie d’y aller est encore 6. Catalogue de l’exposition Kenchiku Architecture, Paris, RAD, 2011. Commissaires : AUBRY Benjamin, KAWAKATSU Shinichi, p. 28.

70

Fig.9

Zenpukuji, image Google Earth 2011

plus forte? Cette inaccessibilité peut parfois dépasser l’espace physique existant dans le sens où il donne différentes perceptions et donc plus de sensations. Cela rend l’esprit des gens plus libre »7 (Fig.11). Pensée pour être un environnement confortable et attrayant, la maison doit être adaptable à d’éventuels changements comme par exemple devenir en partie une galerie ou un lieu de travail. Les pièces sont toutes connectées à un escalier extérieur, ce qui permet d’avoir des vues sur la ville. Le plancher incliné ne comptant pas comme une surface habitable selon le code de construction, les 75 m2 de surface totale autorisée ont pu être largement dépassés pour obtenir des volumes plus généreux. Ce plancher incliné laissé vide car pensé comme non fonctionnel, devenant en quelque sorte « extraordinaire » car inatteignable, contrastant avec un certain désordre quotidien dans les intérieurs japonais contemporain. L’architecte renvoie ici au tokonoma, une alcôve dans la maison japonaise traditionnelle à vocation décorative et dans laquelle le propriétaire installait une calligraphie ou un bouquet de fleur. Ce 7. NUIJSINK Cathelijne, How to make a japanese house, Rotterdam, NAI Uitgever, 2012, p. 253.


Coupe

Fig.11 Modélisation 3D, image How to make a japanese house

Plan RDC

Fig.10 Plan et coupe, image How to make a japanese house

Fig.12 Maquette d’étude, image How to make a japanese house

petit espace donnait une dimension presque abstraite à la pièce de la vie quotidienne. Le décalage entre ce qui est visible et ce qui est physiquement atteignable a donc une place importante dans la réflexion de l’architecte. Dans la Zenpukuji House,

l’espace inatteignable est directement connecté à un espace de vie. De la connexion entre ces deux domaines naît une limite ambiguë que l’on pourrait rapprocher de celle créée par l’engawa, la véranda qui connecte sur son pourtour la maison japonaise traditionnelle au jardin. Le jardin japonais est normalement un espace que l’on regarde plus que l’on parcourt, de sorte que l’imagination est libérée pour celui qui le contemple. La Zenpukiji House réinterprète donc l’engawa par cet espace neutre interposé entre le paysage urbain environnant et l’habitant. Ici, en utilisant le concept de profondeur et en créant une partie intouchable spéciale, Nagayama arrive à mettre en œuvre un effet psychologique d’agrandissement spatial. Une « extension illimitée dans un espace petit et limité », selon ses propres mots8. La lumière naturelle joue un rôle important en donnant à chaque pièce un caractère propre par l’angle d’inclinaison et le volume des ouvertures zénithales dont la forme en zigzag laisse entrer la lumière de différentes manières, et d’influencer sur l’atmosphère de la maison (Fig.12). 8. Ibid, p. 254.

71


Les deux cas étudiés ici ne sont bien sûr pas suffisants pour dresser un panorama complet des nouvelles réflexions et réalisations des jeunes générations d’architectes. Ils sont néanmoins représentatifs des approches actuelles qui, dans un contexte difficile, explorent de nouvelles voies. D’une réinterprétation de certains éléments de la tradition se dégage une inventivité qui ne peut qu’aller dans le sens d’une évolution de l’habitat moderne. En élaborant leurs propres problématiques et les réponses associées, cette génération arrive à clarifier beaucoup de situations complexes. Mais elle peut aussi rencontrer le risque de tomber dans l’écueil d’une forme d’autarcie : certains projets ne fonctionnent plus si bien si l’on adopte un autre point de vue que celui de l’architecte, ce qui peut être problématique. Néanmoins, ces jeunes générations ont cette capacité à réduire les choses à l’essentiel tout en portant une grande attention aux détails de la vie quotidienne. À des échelles importantes, au delà du 1/50e, les nombreuses maquettes et plans produits pendant la conception d’un projet racontent, à travers la présence de mobilier, de livres et de petits objets, une manière de l’habiter (Fig.13). En procédant du petit vers le grand, les jeunes architectes de l’archipel expriment avec sensibilité une forme de générosité dans des projets possédant de réelles qualités spatiales. On ne peut que saluer les considérations narratives et poétiques desquelles ils sont issus en proposant des solutions spatiales et sensorielles intéressantes.

72

Fig.13 Maquette d’étude de l’agence SANAA, Google image


Conclusion

Le Japon rayonne sur la scène architecturale depuis plusieurs années. Au-delà de la fascination éprouvée par la diffusion quasi continue d’images séduisantes dans les revues et blogs d’architectures de bâtiments nippons toujours plus surprenants les uns que les autres, il apparait que relativement peu de place soit accordée — ou de manière trop succincte — aux fondements, théories et au contexte si particulier qui accompagnent le développement des villes japonaises et dont nous avons traité certaines particularités dans ce mémoire. L’expérience japonaise en matière de densité, de fabrication de la ville sur elle même, de petits objets architecturaux et de pratiques spatiales dans la petite échelle nous montre d’autres manières de vivre et de percevoir l’espace urbain. La culture japonaise ne perçoit pas le « smallness » comme la simple réduction de ce qui est plus grand — ce qui serait plutôt notre attitude en Europe — mais comme une plus grande densité dans les relations des éléments qui structurent le tout. Pourrait-on densifier notre architecture sans modifier notre propre conception du « smallness »? Tôkyô a traversé la spéculation immobilière et son effondrement, amenant les dernières générations d’architectes à exercer dans un contexte de crise marqué par la raréfaction de grands projets publics. La réflexion de ces

architectes embrasse de nombreuses échelles, du petit objet de design à la ville, en passant par le graphisme, l’aménagement intérieur, les installations éphémères et l’architecture. Le regard positif que porte cette nouvelle génération sur les contraintes urbaines héritées constitue un élan vers une architecture novatrice et très sensible au contexte local. Bien sûr, cette pratique est issue d’un milieu culturel spécifique dont nous avons tenté de préciser les lignes directrices. C’est aussi une pratique qui envisage différemment la question du développement durable : de tradition, on privilégie au Japon la régulation de la température du corps en ajoutant ou en enlevant des couches de vêtements et en utilisant un chauffage d’appoint plutôt que de contrôler la température d’une pièce entière. Ceci contribue à laisser aux architectes japonais plus de libertés dans la conception architecturale. La situation est différente dans une Europe qui intègre les contraintes environnementales dans les règles de constructions. Néanmoins les travaux de ces nouvelles générations constituent une source d’inspiration pour une architecture résidentielle qui gagnerait à tendre vers plus de poésie tout en portant une lecture positive de la ville contemporaine. L’Europe, qui traverse une crise multiple, peut-elle bénéficier des leçons tirées d’un pays qui a vécu un séisme économique avec de fortes répercussions aujourd’hui encore sur 73


l’évolution des villes et la manière d’y faire de l’architecture ? Plus que la question de l’exportabilité des observations menées dans ce mémoire — c’est plutôt l’essence des phénomènes qui serait exploitable — il nous paraissait important de considérer ce qui se fait en terme d’arrangements spatiaux dans un pays, même à la culture si lointaine, et dont les villes sont confrontées à des enjeux qui ne sont pas si éloignés des notres. C’est en ce sens qu’il est important de compléter des points de vue divers sur la ville contemporaine dans un monde global. Le manque d’espace comme facteur à prendre en compte dans un contexte d’urbanisation grandissante oblige à nous questionner sur notre usage des ressources. Un équilibre est à trouver, entre le logement collectif parfois stigmatisant et la maison individuelle qui n’est pas un modèle de développement soutenable. Les agglomérations sont amenées à se densifier, mais de quelle manière? Le modèle japonais, sans apporter de réponse, montre des qualités appréciables. «Paris se divise en parties à partir du tout, Tokyo embrasse tout son contenu dans un tout. Apprendre de Tokyo ne revient pas à reproduire Tokyo dans Paris, mais à injecter

74

de nouveaux rapports, mettant en place la dissolution des limites et des démarcations».1 L’équipe de l’AUC, suite à la consultation du grand Paris, s’est beaucoup intéressée à la question de la densification du pavillonnaire périurbain en Île-de-France. En trouvant dans la métropole contemporaine des formes hybrides d’urbanité comparables à celles que l’on rencontre à Tôkyô (fig.1) — infrastructures, multiplication des maisons individuelles, barres et tours des Trente Glorieuses, industries et gares — l’AUC met en avant un parallélisme des contextes malgré le fossé culturel entre le Japon et l’Europe. De leurs observations et analyses des petits phénomènes constitutifs de l’urbanité japonaise, ils ont tirés des propositions intéressantes pour répondre à la problématique de l’étalement et de ses conséquences sur la qualité de vie. L’héritage urbain et architectural du XXe siècle lié aux problématiques actuelles de globalisation et de phénomène de crise constitue un enjeu majeur. Les processus et attitudes envers l’espace urbain et l’architecture au Japon peuvent nous fournir des pistes de réflexion sur les potentialités de la ville contemporaine, dans un 1. L’AUC, Grand Paris stimulé, de la métropole héritée aux situations parisiennes contemporaines, Édition Cité de l’architecture, Paris, 2009, p. 240.

Fig.1 Photomontage mêlant les paysages urbains de Tôkyô et Montreuil, image workshop Kenchiku architecture en 2013


développement prenant en considérations des problématiques liées à la petite échelle.

75


Bibliographie & références Les ouvrages choisis portent les réflexions d’architectes, de géographes, d’urbanistes, sociologues, historiens, économistes, certains vivant ou ayant vécus de nombreuses années au Japon. Les ouvrages majeurs en japonais sont traduits en anglais, permettant de compléter et mettre en relief les sujets abordés d’un point de vue « occidental ».

Livres L’AUC, Grand Paris stimulé, de la métropole héritée aux situations parisiennes contemporaines, Édition Cité de l’architecture, Paris, 2009. ATELIER BOW WOW & Tokyo Institute of Technology Tsukamoto Architectural Laboratory, Pet Architecture Guide Book, Tôkyô, World Photo Press, 2002. AVELINE-DUBACH Natacha, Le Japon, Paris, Belin, 2004. AVELINE-DUBACH Natacha, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995. BARTHES Roland, L’Empire des signes, Paris, Seuil, 2007. BERQUE Augustin, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982. BERQUE Augustin, Du geste à la cité, Paris, Gallimard, 1993. BERQUE Augustin, La qualité de la ville : urbanité française, urbanité nippone, Tôkyô, Publications de la Maison franco-japonaise, 1987. BONNEFOY Yves (préface), Haïku Anthologie, Paris, Point, 2006. BONNIN Philippe & MASATSUGU Nishida (Sous la dir. de), Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS dictionnaires, 2014. ELISSEEFF Danielle, Histoire du Japon, entre Chine et Pacifique, Monaco, Éditions du Rocher, 2001. FUMIHIKO Maki, Miegakure Suru Toshi (La Ville entrevue), Tôkyô, Kajima Shuppankai, 1980. KAMO NO CHÔMEI, Notes de ma cabane de moine, Toulouse, Sables, 2007. KITAYAMA Koh, TSUKAMOTO Yoshiharu, NISHIZAWA Ryû, Tokyo metabolizing, Tokyo, Toto Shuppan, 2010. KUMA Kengo, Postface de SOUTEYRAT Jérémie (photographe), Tokyo no ie - Maisons de Tokyo, Le lézard noir, Paris, 2014. NUIJSINK Cathelijne, How to make a japanese house, Rotterdam, NAI Uitgever, 2012. NUSSAUME Yann, Anthologie critique de la théorie architecturale japonaise : le regard du milieu, Bruxelles, Ousia, 2004. NUSSAUME Yann, L’urbanisme après Meiji, Paris, Thèse EHESS, 2005. O-YOUNG Lee, Smaller is better : miniaturisation et productivité japonaises, Paris, Masson, 1988. PONS Philippe, D’Edo à Tôkyô. Mémoires et modernités, Paris, Gallimard, 1988. RADOVIC Darko & BOONTHARM Davisi, (Sous la dir. de), Small Tokyo, Paris, Flick Studio, Tôkyô, 2012. SACCHI Livio, Tôkyô, architecture et urbanisme, Paris, Flammarion, 2005. STADLER Laurent, Atelier Bow-Wow : a primer, Cologne, Verlag der Buchhandlung 76


Walther König 2013. TANIZAKI Junichirô, Éloge de l’ombre, Paris, Publications orientalistes de France, 1993. TARDITS Manuel, Tôkyô Portraits et Fictions, Paris, Le Gac presse, 2011. TSUKAMOTO Yoshiharu & KAIJIMA Momoyo, Bow-Wow from post-bubble city, Tokyo, INAX, 2006.

Catalogues d’exposition Archilab Japon 2006 : faire son nid dans la ville, Orléans, HYX, 2006. Commissaires : SUZUKI Akira & TERADA Mariko. Japon, l’archipel de la maison. Exposition itinérante, 2014, 2015. Maison de l’architecture Poitou-Charente, Maison de l’architecture Haute-Normandie, Maison de l’architecture et de la ville Nord-Pas de Calais, Cité de l’architecture et du Patrimoine, Forum d’urbanisme et d’architecture de la ville de Nice. Commissaires : HOURS Véronique, MAUDUIT Fabien, SOUTEYRAT Jérémie, TARDITS Manuel. Kenchiku Architecture, Paris, RAD, 2011. Commissaires : AUBRY Benjamin, KAWAKATSU Shinichi.

Revues L’Architecture d’aujourd’hui, numéro 328, juin 2000. D’architectures, numéro 198, mars 2011.

Vidéos FAURE Damien, Espaces intercalaires, Aaa production, Paris, 2012.

Travaux étudiants AYER Patrick, énoncé théorique EPFL, 2011.

Sites internet WIKIPÉDIA, Parti libéral démocrate (Japon), en ligne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_ libéral-démocrate_(Japon), consulté le 09 juin 2014. IMAMURA Shôhei, Little houses in a big city, Prospector association, en ligne : http://park16. wakwak.com/~prospector/english/e_archiv/im_003.htm, consulté le 18 septembre 2014.

J’adresse mes remerciements et ma gratitude aux personnes qui m’ont aidé dans la réalisation de ce mémoire. À mon directeur d’étude P. Simay, pour son encadrement, ses conseils et son temps, necessaires pour guider la reflexion de ce travail, ainsi qu’aux enseignants du séminaire F. Bertrand et C. Jacquand. À ma famille, pour son soutien, ses encouragements, ses conseils et les nombreuses relectures indispensables dans l’avancement du mémoire. Aux amis et autres intervenants qui mon aidé, je sais qu’ils se reconnaîtront. 77



東 フ京 ォ I カ ス Tôkyô, souvent encensée pour son caractère hybride et un certain gigantisme, décriée pour sa densité supposée invivable et son manque d’espace, recèle nombre de qualités intrinsèques à la petite échelle qu’il est intéressant de relever à l’heure de la ville-métropole dans un contexte d’urbanisation globale en essor constant.

Crédit photo : Jérémie Souteyrat


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.