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Alix Brijatoff

N’ayez pas peur du bonheur


N’AYEZ PAS PEUR DU BONHEUR C’EST JUSTE UN BON MOMENT A PASSER !

L’histoire d’une valise et de sa propriétaire retrouvée

Alix Brijatoff

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Introduction

Les polonais sont pardonnés de tous leurs défauts (et crimes) pour une bonne raison : ils savent faire la meilleur vodka au monde – la Zubrowka parfumée à l’herbe de bison. Attention n’acheter que celle fabriquée à Bialystok, proche de la forêt de Balowieza dans l’ex-usine d’état Polmos, les autres sont des pâles imitations. Croyez moi, j’ai cinq millénaires de vodka qui coule dans mes veines. Comme dit le proverbe:« A l’âge déclaré d’un Juif, il faut toujours rajouter cinq mille ans». Tout a commencé par un voyage en Pologne, pays d’une moitié de mes ancêtres. Rabbins de père en fils. Les filles en ont toujours été exclues et ce n’est pas plus mal. Pays dont mes parents m’ont si peu parlé qu’il me fallut quelques décennies pour me décider à franchir ce pas vers un passé barbare, au prétexte d’un voyage professionnel à Varsovie et de la visite de la distillerie de Polmos. Ils ne m’avaient rien dit, mais comme beaucoup d’entre nous je pratique un sport inter national : la lecture. Ne sommes-nous pas « le peuple du Livre » ? Moi je suis plus portée sur la bd que sur la Bible. J’ai été aidée par mon cousin américain Josh, de passage en France. Il m’a offert le Mauss de Spiegelman, un tsunami chez tous ceux qui aiment les g raphics novels et les autres aussi. Sa lecture cultiva mes préjugés nombreux et têtus. Grâce à ce voyage, ils capitulèrent ! Enfin pas complètement. Les polonais sont aujourd’hui aimables, joyeux, roses et blonds, bien nourris, sans antisémitisme trop manifeste. Hor mis une propension à considérer que « les juifs parlent trop de l’holocauste » (52% dans une étude ADL 2005 sur l’antisémitisme européen) et une proportion non négligeable à les juger « coupables de la mort de Jésus » (39 %).

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Exceptés quelques débris du passé tels certains catholiques menés par un cardinal – Glemp-, des prêtres, sœurs car mélites - à Auschwitz-, hommes politiques - Lech Walesa ou Roman Giertych, partis politiques type «NOP»le parti de la renaissance nationale, ou la Ligue des familles polonaises et jour naux ou radio vitupérant - Nasz Dziennick («Notre feuille quotidienne»), « Radio Maria »… Jusque là tout est casher ! Une rencontre extraordinaire et chaleureuse avec le représentant de la fondation Lauder(Ronald Lauder, fils d’Estée, consacre beaucoup d’énergie et d’argent en Europe à « revitaliser l’identité juive par des prog rammes éducatifs et culturels ») m’indiqua la voie. Yale J. Reisner, petit juif new yorkais, surdiplômé, fils de rabbin - personne n’est parfait, encore jeune, imprégné de sa mission et d’une vélocité sans failles dans la compulsion des centaines d’ouvrages, bottins, documents qu’il accumule dans le« placard » où il loge, au détour d’un couloir du distingué Institut d’histoire juive en Pologne, 3/5 rue Tlomackie à Varsovie. Il y court dessus dessous (son bureau est aussi encombré dessus que dessous) pour trouver toutes les infor mations dont il dispose. Le nom de mon ancêtre - Abraham Dobzinski - Landau- le met en ébullition. Il cherche le livre, les livres, les illustrations, les textes de ce Tzaddick 1. M’indique que nombreux de ses descendants sont enterrés au cimetière juif de Varsovie, 250 000 tombes sur 42 hectares, en majorité livrées aux herbes - « Il faut y aller immédiatement » – m’ordonne-t-il avec force. A ppelle un jeune stagiaire pour nous y accompagner. Puis me convainc que je dois louer un voiture et me rendre ensuite à Cracovie, pas pour le tourisme dans cette «jolie ville, si bien conser vée» (ou reconstituée), mais pour la visite DU camp, à quelques kilomètres de là. Il ter mine son agitation par un conseil que je vous transmets : « soyez y tôt, sinon les touristes af fluent et sillonnent les allées sans égards ni respect pour l’air qu’ils respirent ». Le « voyage » au cimetière est d’une infinie tristesse : nous croisons une visiteuse si faible que l’on sent le froid de la mort. Il l’accompagne vers sa der nière demeure. Nous découvrons les tombes des descendants du Tzadick Abraham défendues par des barrières de terre, d’herbes, de pierres sans

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revendications, écroulées. Une petite bougie, un caillou pour dire que nous sommes passés. Les traces à demi effacées d’une vie si riche, si polonaise - en 1939 il y avait 1 300 00 habitants à Varsovie dont 380 000 juifs. En 2010 ils sont au mieux 3000-… Le »voyage » à Auschwitz - Oswiecim en polonais, Oshpitizin en yiddish - est d’une toute autre nature. Nous suivons les conseils de Yale, arrivons à l’ouverture, faisons presque le coup de poings avec un g roupe de « polaks » (l’expression péjorative de mon enfance, me remonte à la bouche). Ils riaient dans les allées, peut-être pour sortir de l’accablement qui étreint le der nier des humains, en ce lieu, à ce moment. Nous visitons les blocs, les salles, lisons les commentaires plus historicisés »- l’invention - révélation d’un sujet sensible qu’historiques

– faits qui ont réellement eu lieu - : les actions héroïques des

partisans, des résistants, les martyrs - toujours polonais -, les millions de victimes – sans jamais mentionner les 90% juifs assassinés parce que juifs, minimisant le sort fait aux tsiganes, aux russes et privilégiant celui… des polonais. L’objectif étant de déjudaïser la tragédie pour en faire un drame polonais. « Sur au moins 1 300 000 déportés, environ 900 000 furent tués immédiatement. Les 400 000 autres furent enre gistrés et dotés d’un numéro d’identification. Environ 200 000 sont morts de faim, de maladie et d’esclava ge, par mi les autres nombreux furent assassinés par injection ou dans les chambres à gaz. 90 % d’entre elles étaient juives. » Franciszek Piper, directeur du département d’histoire du musée d’Auschwitz, 1991 Une incursion, un voyage, une odyssée, dans une terre inconnue. Une submersion dont tous les atomes, toutes les poussières ce sont inscrits pour l’éter nité dans mon cœur. Ainsi je suis « repartie », comme le dit Lise Mango née Bloc, mon héroïne, avec dans mon âme et mon cœur, la valise de Mina Zink, rue la Fontaine Paris. Cette valise

conservée dans l’une des vitrines du

bloc 5 d’Auschwitz. J’ai cherchée qui était Mina Zink, quelle était sa famille, était-elle partie par le même convoi, d’où venait-elle, que faisait-elle ? Inconnue ! Elle ne me quittait pas. Je me suis exhortée sans relâche - c’était violent - à l’écrire. Je lui ai imaginée une histoire, des histoires. Les lieux, les 4


personnages en sont nés. J’ai confié l’enquête à Lise Mango, fille de Raphaël Behr et Bluma, née Bloc… Tous mes protagonistes habitent au 43 rue La Fontaine à Paris. Ils sont les facettes, les personnages et les vies qui entourent Lise et Mina. Ils dessinent une ronde autour de cette valise et de sa propriétaire, Mina Zink, fille de Jacob et Gita Zink. Son modeste message, sera celui de Raph Behr, l’un de mes acteurs/héros: « N’ayez pas peur du bonheur, c’est juste un bon moment à passer ! »

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I- La Valise : bloc 5 Cheveux – tondus à l’arrivée et à « la sortie » avant les chambres à gaz, lunettes, jouets, innombrables chaussures – y compris les jambes de bois et diverses prothèses, valises souvent identifiées par un nom, une origine, une date, monceaux accumulés dans les vitrines spécialisées : chaque jour des centaines de visiteurs se pressent dans les salles du « musée » d’Auschwitz. L’on se hâte de dépasser chaque salle tant est horrible le spectacle, les traces d’inconnus, hommes, femmes, vieillards, enfants, adolescents dont la vie s’arrêta là. Ce matin de mars 2009, frisquet dehors dans la neige des allées constellées d’empreintes, tiède dedans, Alain et Lise Mango visiteurs parmi d’autres, horrifiés comme beaucoup, restent quelques minutes de plus dans la salle des valises. Lise se prend à lire à haute voix les noms inscrits de celles que personne ne réclamera. Juste en équilibre sur un tas, elle lit : Gita Pasternak, Lyon, puis Mina Zink, rue la Fontaine, Paris. Lise et Alain habitent rue La Fontaine, au 43. Les parents de Lise, Bluma et Raph Behr, habitaient rue La Fontaine. Dans l’appartement abandonné à la hâte par ses grands-parents Marc et Fanny Bloc en 1942, juste avant La rafle 2. Ils auraient pu en être. Comme cette Mina. Ils y sont revenus en 1944. Lise cherche à s’éloigner. Ne le peut. Agrippée par Mina. Sa petite voix chantante lui raconte: « J’ai eu la chance d’être arrêtée le 20 mai 1944, déportée le 31 juillet 1944 dans le dernier convoi numéroté, le 77, parti sans retour le 31 juillet, arrivée le 4 août à Auschwitz, Oswiecim en polonais, Oshpitizin en yiddish. La chance ? Vingt deux mois gagnés sur le reste de ma famille, raflée le 16 juillet 1942, enfermée au Vel’ d’Hiv’, partie et disparue au bout des rails. Je n’en ai pas été par un concours de circonstances lié à ma passion pour le chant : j’étais en répétition avec la chorale du XVIème. A mon retour tardif, l’appartement avait été vidé de ses occupants. La concierge, Mme Reynault, s’étonna de mon apparition avec comme un 2

La rafle du Vel’ d’Hiv’ : initiée par les nazis dès le 4 juillet 1942. Préparée et opérée par la police municipale de Paris des 16 au 18 juillet 1942. Négociée par Darquier de Pellepoix -commissaire général aux questions juives, Bousquet, Leguay - secrétaire général de la police nationale française et son adjoint, avec Knochen et Dannecker - SD chef du service juif en France. 9 000 fonctionnaires dont 4 500 policiers parisiens sont chargés de ce « rassemblement». 50 autobus réguliers (avec leurs conducteurs habituels) de la Compagnie du Métropolitain procèdent aux « livraisons ». 3031 hommes, 5 802 femmes et 4 115 enfants ont été arrêtés. Au total 13 152 Juifs étrangers. Il y a une certaine déception chez les nazis et les policiers français: le chiffre de 28 000 Juifs était «espéré ». 7 000 seront enfermés au Vel’d’Hiv’ (les autres - célibataires ou familles sans enfants directement conduits à Drancy). Après 5 jours cauchemardesques (absence d’eau, de nourriture, de couvertures, matelas, soins, commodités), les prisonniers sont emmenés à Drancy, Beaune la Rolande ou Pithiviers, puis envoyés à Auschwitz. 811 en reviendront «vivants».

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regret dans les yeux. Son voisin et coquin en délations, Mr Gaspardy le marchand de vins, me suivit du même regard. J’habite une chambre de bonne, 43 rue La Fontaine. Je me suis réfugiée dans cette mansarde, au 6ème sans eau ni lavabo, les WC à la turque sur le palier. Plus en sécurité pensais-je que dans notre vaste appartement du 3ème sur rue et cour. Madame Josette- « notre » conciergeme regarde avec une rage non dissimulée. Seuls des «cadeaux» arrachés aux vestiges familiaux la calment. Jusqu’à ce jour où l’appartement est envahi d’une foule de cousins qu’elle a fait venir de sa Normandie natale. Plus besoin de cadeaux, tout est pris par des vikings blonds, rose et gras. Lourdement chargés de provisions au marché noir, leurs poches se rempliront de billets provenant de la vente des accessoires, vêtements, bibelots, meubles de notre exappartement. Une soirée de mai, il fait presque chaud, boudinée dans le manteau de fourrure de ma mère, Mme Josette, telle une chienne de garde, m’attend devant sa loge, le regard triomphant et fourbe de celle qui souhaite depuis si longtemps cette revanche sur les «étrangers». Qu’importe ces quelques poils d’une bête morte, eux l’écrin soyeux de ma mère: une rose anglaise odorante et délicate, cheveux bouclés, yeux mordorés, bouche vermillon. Ils font encore plus paraître la vulgarité et la méchanceté de cette souillon : une grosse figure couperosée, des cheveux gras et filandreux collés sur l’occiput, une courte langue vipérine, noirâtre qu’elle fait glisser constamment entre des lèvres serrées, des petits yeux torves et rougeâtres entourés d’innombrables rides qui se mettent à grouiller chaque fois qu’elle grimace un sourire, un tronc empâté, une façon de rentrer sa tête dans ses épaules comme pour la mettre à l’abri sous une carapace qu’elle a perdue mais dont elle garde le souvenir. Je lis dans son regard la menace non dissimulée. Même ma vue l’indispose. Plus rien à négocier, tout a été récupéré. Mes quelques heures de cours de piano suffisent juste à me nourrir: pommes de terre, topinambours, soupe quotidienne de potiron ou divers cucurbitacées et un œuf par semaine. Finalement, raflée par la police française sur dénonciation de celle à qui je n’ai plus assez graissé la patte (faute de moyens), grande (1m75) pour mon âge (18ans), armée de ma valise où, à la hâte, j’ai entassé quelques objets complètements inutiles - collier de pierres colorées, livre de poèmes de Pouchkine, serre tête d’écaille brune et petit nœud de taffetas défraichi, photos de la famille rassemblées là bas à Kupischki, pour l’anniversaire de ma babouchka et bien sur de Gaston et de Mimi - mes chien et chat adorés, ainsi que quelques sous-vêtements de rechange, la grande écharpe en laine torsadée tricotée par ma petite grand-mère, entassée Drancy avec d’autres filles de mon âge, sur des paillasses souillées, abritée sous une misérable 7


couverture raide de vomis, sang et excréments séchés, j’attends le sifflet du matin. Peu, très peu d’allemands, des gendarmes français et des jeunes gens assis derrière un tréteau remplissent avec zèle une fiche : « nom, prénom, date de naissance, nationalité ». La question obligatoire : « As-tu des parents, où sont-ils ? », ainsi que le reçu de la modique somme dont je dispose : 145 francs. Les élues du prochain convoi sont regroupées dans les chambrées des escaliers de départ. Nous devons écrire nos nom et adresse à la peinture blanche sur le couvercle de notre valise. En cas de perte. « Mina Zink, rue la Fontaine Paris ». On nous sert une moins mauvaise soupe, un casse-croute pour le voyage. La nuit sera courte. L’appel alphabétique est fait dans chaque chambrée de 50. J’espère être oubliée jusqu’à la dernière minute : Mina Zink. Appelée! Ma valise en cuir bouilli à la main je suis poussée dans le bus qui nous amène à la gare. Je cherche des têtes connues, des indications de destination. Rien. Nous sommes menées comme un troupeau de moutons, forcées à pénétrer un wagon obscur et déjà étouffant. La porte se ferme avec un claquement de chape métallique. Nous sommes faites comme des rats. Nous voilà entassées. Pour où ? Jusqu’à quand ? Pour faire quoi ? Des questions idiotes mais qui tournent dans ma tête …Entassées, quasi mortes debout, un hoquet du train pousse violemment la masse des corps vivants-morts et les colle contre la paroi du wagon. Un goût de pain envahit mon palais. Un souvenir du goût du pain. Pas de miche, de quignon, voire de croûton pour le concrétiser. Juste un goût nostalgique, un rêve de pain, comme lorsque nous humions le gros pain noir fraîchement cuit, sitôt coupé. Avec sa petite note subtile de mélasse et de cumin. Un nez, un goût de revenez-y, de salive gourmande. C’est elle qui envahit ma bouche desséchée. Faute de pain, faute d’eau, un souvenir de petit bonheur. Il m’aidera peutêtre à tenir debout. Encastrée. Ce goût d’hier, avec son chapeau de hareng, sa couronne d’oignons frais coupés, son bouquet de mimosa - jaune d’œufs râpés. Ce goût de demain, si je retrouve le monde des humains. Je ne le saurai pas de mon vivant. Il faudra que j’attende cinquante ans dans une valise pour y parvenir. Je ne le sais pas encore. Ma voisine étonnée me regarde redescendre de ce nirvana. Elle n’en a que faire. Elle a faim, soif, mal, sommeil. Elle a peur. Son histoire est la sienne. La mienne. La fait souffrir. Elle est dedans – dedans. Elle sait que je suis dedans-dehors. Accablée de tristesse, elle évite mon regard. C’est difficile, collées que nous sommes. Brisée et courtoise à la vue de sa petite valise moisie. Sur laquelle sa mamelé – sa petite mère - a soigneusement peint son nom et son adresse – Gita Pasternack, rue Vendôme, Lyon. »

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Gita murmure : si tu venais à la perdre, elle nous serait retournée, m’avait-elle dit. Pauvre petite âme. Elle n’a pas eu le temps d’arriver au train. A été percée de balles. Ne marchait pas assez vite. Ses cris, ses sanglots furent étouffés par mes voisines qui me forcèrent à avancer sans me retourner. Pauvre petite âme abandonnée sur le bas côté. Est-elle morte sur le coup ? Je l’espère. Elle aurait été piétinée par cette horde sauvage, poussée dans les wagons béants. Elle aurait été déchirée par ces hurlements, ces convulsions de bêtes, que d’autres bêtes griffaient, cognaient, étranglaient pour les faire taire. Gita, celle qui m’a collé un coup dans l’œil, marmonne : «C’est comment là-bas, c’est comment ? ». Elle ne le saura jamais, comment c’est. Ce chagrin va la submerger et risque de m’entraîner dans les grands fonds d’où l’on ne revient pas. J’ai beau la supplier de tenir sa vie … Le sort en décidera autrement. C’est elle qui est morte contre moi, seconde peau de mort, son corps a fini le voyage debout, sur moi. Paletot de cauchemar qui ne me quittera plus. Il attendra quarante ans et me suivra lorsque enfin une âme bonne viendra nous prendre, nous fera sortir accrochée à son cœur. Elle restera là au milieu des déjections, des chaussures, des couvertures et divers pauvres baluchons abandonnés lorsque nous serons jetés sur la rampe. Ma valise y restera aussi. Elle ne saura pas comment est-ce là-bas. Morte contre moi, je l’ai tenue jusqu’à l’arrêt final. Coup de frein brutal. Portes qui s’ouvrent violemment, cris, coups, aboiements de chiens pour nous faire sortir, schnell, schnell, loss, loss. 3Je l’ai allongée gentiment, lui ai fait une caresse d’adieu. Cours rejoindre une fille terrifiée vers … la cheminée - je ne le saurai que plus tard, ou la paillasse pleine de vermine. L’arrivée de ces quelques centaines de corps à l’agonie de soif, de faim, de chaud, de peur, de rage est indescriptible. Des chiens hurlants au bout de laisses, au bout de bras de soldats de vert et de noirs vêtus. Des hommes en haillons rayés se hâtent de nous faire descendre et laisser sur La sélection sur le quai : « sur une contre-voie de la gare de triage se tient un long train de wagons de marchandises. Les portes coulissantes sont fermées avec des fils de fer plombés. Un détachement de service a pris position autour du train et de la rampe. Les S.S. de la direction du camp de détention font descendre tout le monde du train. Un désordre confus règne sur la rampe. On commence par séparer les maris de leurs femmes et des enfants. Des scènes d'adieu déchirantes ont lieu. Les époux se quittent, les mères font un dernier signe à leur fils. Les deux colonnes en cinq files avancent à plusieurs mètres l'une de l'autre sur la rampe. Celles qui, en proie à la douleur de l'adieu, essaient de se précipiter pour donner encore une fois la main ou dire quelques paroles de consolation à l'homme aimé sont rejetées par les coups des SS. Puis le médecin SS. commence à sélectionner ceux qui lui paraissent aptes au travail. Les femmes en charge de petits enfants sont en principe inaptes, ainsi que tous les hommes d'apparence maladive ou délicate. On place à l'arrière des camions des escabeaux et les gens que le médecin SS. a classé comme inaptes au travail, doivent y monter. Les SS. du détachement d'accueil les comptent un à un. » Témoignage du SS. Pery Broad, Gestapo du camp d'Auschwitz. Cité par E. Kogon, H. Langbein et A. Rückerl « Les Chambres à gaz, secret d'État », Éditions de Minuit, Paris, 1984. 3

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place nos misérables ballots. J’ai juste imaginé le pire et sorti mes photos et mon collier, glissés contre mon cœur. Rauss, rauss, schnell, schnell … nous crie–t-on avec des claquements de fouets pour nous accélérer. J’ai laissé ma voisine de voyage recroquevillée sur le sol du wagon. J’ai lu sur sa valise qu’elle s’appelait Gita, Gita Pasternak. Moi je cours autant que mes jambes de coton me le permettent. Je suis dirigée par un fouet dans la file de droite. L’autre va directement sur des camions et vers … » Vous êtes fatiguées, montez dans le camion ! Le plus court chemin pour la délivrance ou le plus long chemin pour l’humiliation. Mon passage sera de courte durée. Trop faible, trop petite, trop maigre. Les privations, les coups, le froid m’ont empêché de sombrer dans un désespoir sans fond. J’ai touché le fond, je ne peux plus que remonter. Ici il fait froid, même les larmes gèlent, même la salive et surtout les souvenirs. Tout le monde pleure la nuit. Le jour on se montre calme, indifférent, patient. Le talmud dit : «Si l’œil pouvait voir les démons qui peuplent l’univers, l’existence serait impossible». Nous les voyons… notre existence est impossible ! Si je n’avais pas cette conviction d’une mort inévitable, je me sentirais mal, je n’aurais pas cette sérénité. On s’habitue à tout. Mais pas du premier coup. On ne s’habitue pas à la mort, sans doute parce que on ne meurt qu’une fois ! Aujourd’hui il vaut mieux mourir. Demain les ténèbres se dissiperont, les forces du mal seront détruites. Je suis encore vivante, ce qui est autrement plus difficile que de vivre. Je serais sélectionnée rapidement. 4 » Lise «mord» le pain noir, acidulé, friable et compact à la fois. Lentement, le souvenir l’envahit. Pas le sien, celui dont elle est désormais le réceptacle, la porteuse, la transmetteuse. Celui de Mina Zink reçu en dépôt. Devant cette effroyable vitrine, devant la petite valise brune sur laquelle est inscrit son nom Mina – au cas improbable où elle la perdrait pendant le voyage-. Lise mord le pain noir acidulé et se retrouve avec Mina et Gita, assises par terre. Mina et Gita reçues comme cadeau posthume, devant leurs petites valises rabougries. Parties par la cheminée, mais pas bien loin. Elles attendaient leur porteuse.

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Le convoi 77 : 1 300 personnes (hommes, femmes, enfants sans parents) dont 283 femmes, 291 hommes et pas un seul enfant laissés en vie à l'arrivée à Auschwitz. Les autres sont «sélectionnés», c’est à dire directement exterminés... 141 femmes et 68 hommes survivent en 1945 à la libération «tardive» des camps. Gita n’arrivera pas jusqu’à la gare de l’enfer. Elle meurt dans le wagon. Mina ne survivra pas à ces quelques semaines d’abominables douleurs et privations, sauvages tortures et humiliations. Seul témoin de leur passage dans cet enfer : leurs petites valises marquées de leurs noms : Gita Pasternak, rue Vendôme Lyon, Mina Zink, rue La Fontaine, Paris.

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Lise reprend le fil du cadeau unique qui lui a été fait. Caresse Gita, ses cheveux d’or, ses joues sillonnées de larmes. Enlace Mina par le cou. Elle les tient contre, tout contre. Une ballade yiddish lui revient alors au bord des lèvres. Une berceuse que sa mère lui chantait pour l’endormir : «Tumbala, tumbala, tumbalalaïka, spiel balalaïka …» : « Joue balalaïka,… » (balade yddish). Mina et Gita attendaient Lise dans le bloc 5, intitulé : « Les preuves matérielles du crime », la salle des valises. Celle qui précède la salle des chaussures, des jambes artificielles, des cheveux, des lunettes, Les autres blocs, les autres salles … En attente du cœur porteur qu’elles accompagneront pour l’éternité. Elle repart avec Gita et Mina, rejoint Alain dans la salle suivante. Etourdie, suffoquée, dévastée. Messagère, impartie de ce devoir de «vie». Elle ne le saura que rentrée dans son confort normal ! Musée de l’humiliation. De qui, se demande-t-on aujourd’hui, de la victime ou du bourreau ?! Les allemands aimaient l’ordre, les rangs par 5, les photos-souvenirs. Celles qui ponctuent le camp de Birkenau. La brutalité crue, sans le maquillage ni les précautions ou les «pieux» mensonges, les sales petites omissions des blocs d’Auschwitz, traitée « tout public» dirait-on pour un film. Petite musique de l’horreur qui fait de ce lieu brisé, quasi virtuel – marqué par l’obsession d’effacer les traces - un lieu tactile, physique, à tout jamais déchirant au très fond de chacun. Petite musique, sonate de Satie délicate et triste. S’en remet-on ? Jamais, bien sûr. Et c’est mieux ainsi. Lise sort des baraquements, accompagnée des hurlements : «Schnell, schnell, loss, loss». Vite, vite, …

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II- 43, rue La Fontaine : retour à la case départ

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