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Soif de pouvoir, quête de trésor, vengeances, amours impossibles, cupidité et fatalité : la suite de la magnifique saga autour d’une faïencerie de Gascogne durant le siècle des Lumières. En ôtant la vie à Servien Brouchicot, son demi-frère, l’amnésique Ami-Noël ne savait pas qu’il épargnait à Juliette l’humiliation d’un viol bestial et qu’il écrivait le début d’une ère nouvelle pour la petite faïencerie gasconne. Carte ancienne
Les faïences modernes de Cazalon devront leur renom au talent de la jeune Fanchon, première décoratrice à styliser la rose manganèse, fleuron des productions de l’époque, et seront prisées au-delà des limites de la région.
Autant d’intrigues qui trouveront leur dénouement dans cette saga ponctuée de manière mystique par de troublants chevaux cabrés.
Conception graphique : Bréa
Néanmoins, en usant de moyens plus perfides que machiavéliques, la cupide et ambitieuse Fanchon tentera de réaliser son rêve de possession de la faïencerie. Tuera-t-elle son mari pour y parvenir ? João, touché par la « saudade » retournera-t-il au Portugal au risque d’être rattrapé par son passé ? Armelle, répondra-t-elle à l’appel de sa famille de Pomerol qui l’avait autrefois chassée ? Rencontrera-t-elle enfin le bonheur ? Jacques, aveuglé d’amour, supportera-t-il les infidélités et les provocations de son épouse ?
Huilier vinaigrier au cheval cabré XVIIIe siècle (Musée départemental de la faïence de Samadet)
Durant plusieurs années, Alain Lamaison a fait partie des bénévoles de l’association qui a relancé la culture de la Manufacture Royale de Faïences de Samadet. C’est ce fait historique, datant du XVIIIe siècle, qui l’a inspiré pour construire une saga axée sur les métiers de l’argile. Avant d’écrire « Les chênes de Peyrelongue», premier tome de la série «LA ROSE MANGANÈSE», Alain Lamaison avait produit quatre romans d’humour de terroir fleurant bon la Gascogne, ainsi qu’un recueil de nouvelles. À ses débuts de scribe, Alain Lamaison rédigeait des piges dans un journal d’entreprise, avant de passer par l’écriture de sketches et de pièces de théâtre.
ISBN : 978-2-35291-127-2
5 € / 6,5 USD www.editionspierregord.com Pichets Jacquot et Jacqueline XVIIIe siècle (Musée départemental de la faïence de Samadet)
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Collection Pierrefeu Du même auteur Les chênes de Peyrelongue, Alain Lamaison, mars 2008 (Cycle La Rose Manganèse) Le Bûcher des Maudits, Bertrand Borie, mars 2007 Le Temps des Prodiges, Bertrand Borie, août 2007 Le Soleil des Preux, Bertrand Borie, juin 2008 (Trilogie Les Amants de la Lumière) Le Soufre et l’Encens, Sonia Pelletier-Gautier, septembre 2008 L’Inquisiteur et la Sorcière, Sonia Pelletier-Gautier, septembre 2008 Le Brasier de l’Imparfaite, Sonia Pelletier-Gautier, septembre 2008 (Trilogie Les Dilemmes de l’Inquisiteur) La Danse du Loup, Hugues de Queyssac, mars 2006 La Marque du Temple, Hugues de Queyssac, août 2007 Le Tribunal du Temple, Hugues de Queyssac, avril 2008 (Cycle Le Chevalier noir et la Dame Blanche) Le Chemin de Jérusalem, Jean-Luc Aubarbier, août 2007 La Lettre de Saint-Pétersbourg, Annie Doublier, août 2007 Le Chevalier, l’Evêque et la Putain, Philippe Collas, août 2007 Pernelle et Nicolas Flamel, Janine Durrens, février 2008 La nuit des Naufrageurs, Michel Cosem, février 2008
© Création des couvertures, maquette et composition : Bréa © Reproduction partielle d'un sous-bois de Manfred © Faïence de Samadet ; Propriété du Musée départemental de la Faïence et des arts de la table - Samadet - Les Landes.
© ÉDITIONS DU PIERREGORD, CALVIAC-EN-PÉRIGORD, 2009 ISBN : 978-2-35291-128-9 – ISSN 1951-5278
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À Cazalon, le quatorze août 1740 Comme l’avaient hypothéqué Louis Daban, le directeur, et João, le responsable des feux et des cuissons de la petite faïencerie de Cazalon, toutes les pièces du service commandé par la maison d’Aspe, sortirent fêlées, déformées ou cassées après l’ouverture du four. Sur leurs visages graves, les deux hommes affichaient une contrariété marquée. Comment allaient-ils gérer cette catastrophe ? Ils avaient bien essayé de dissuader leur patron, Servien Brouchicot, de cuire ces moulages qui n’avaient pas suffisamment séché, mais le pouvoir du patron avait prévalu et c’est malgré leurs avis et à contrecœur qu’ils avaient dû s’exécuter. L’incompétence totale du maître des lieux était patente, mais il s’était engagé à tenir un délai, alléché qu’il était par le fantasme qu’il projetait sur la nièce de Madame d’Aspe qu’il imaginait déjà dans sa couche comme les dizaines de filles ou femmes, ribaudes ou notables, qu’il avait “honorées” jusque-là. Si le priapisme dont il était affligé faisait de lui un malheureux handicapé de la vie, il lui conférait un statut d’étalon incomparable et lorsqu’il était en compagnie galante, beaucoup de ses maîtresses appréciaient les assauts répétés de ce fougueux compagnon qui n’était jamais fatigué, jamais rassasié. La promesse inconsciente qu’il avait faite à madame d’Aspe, et la perspective à laquelle elle était rattachée, l’avaient subjugué. Aussi, n’écoutant aucun argument technique, aucun conseil, aucune explication censée, il avait ordonné la mise au four des pièces.
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« Nous voilà bien avancés, déplora monsieur Louis en triant un à un les biscuits d’argile à peine refroidis. — Pourtant, j’ai passé mon temps à surveiller les flammes, ajouta João pour répondre à la déception du directeur. Le foyer a été alimenté comme d’habitude, et tout s’est déroulé sans problème. — Personne n’a revu le patron, depuis mercredi ? C’est un comble quand même. Voilà un petit monsieur qui n’y connaît rien, qui se permet de donner des ordres complètement idiots malgré nos mises en garde, et qui n’est plus là quand il faut constater les dégâts. Quelqu’un sait-il où il se trouve ? » demanda monsieur Louis en colère. João jeta un regard vers Juliette, sa compagne de vie, et constata qu’elle-même regardait en direction d’Armelle, “l’épouse du patron”. Tous trois savaient que Servien avait été tué le mercredi soir, par son demi-frère le vieil Ami-Noël, alors qu’il tentait d’abuser de Juliette, et João avait dit aux femmes qu’il s’était chargé de faire disparaître le cadavre de l’immonde personnage dans la nuit. Aussi, était-ce sans s’en douter que monsieur Louis leur posait la première question gênante concernant leur secret. Tous trois étaient de connivence pour dire que Servien était parti sans donner d’explication comme il avait coutume de le faire, ainsi, selon cette raison, personne ne devrait se soucier d’une nouvelle absence du fantasque patron. En fait, cette question embarrassante leur donnait l’occasion de rôder leurs réponses et de mettre en place la stratégie qu’ils avaient élaborée pour donner le change. « Non ! Pas moi ! répondit Juliette à la question de monsieur Louis. — Et vous, Madame Armelle ? poursuivit le directeur toujours dans son énervement. Vous n’avez aucune idée de l’endroit où se trouverait votre époux ? — Allons donc ! Il n’y a que vous pour mettre autant de finesse et de galanterie dans les questions, monsieur Daban ! Comme si mon… mari avait pour habitude de m’informer de son emploi du temps. Encore eut-il fallu qu’il se mette à me considérer, répondit Armelle avec un goût d’ironie dans ses paroles. Que voulez-vous
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que je réponde ? Il sera parti une fois de plus, et il reviendra quand bon lui chantera ; dans un mois, dans trois mois ! Que cela ne nous empêche pas de vivre ! — Oh ! Pardonnez-moi. Je suis tellement énervé par cette fournée catastrophique que je ne mesure plus ce que je dis. Pensezvous qu’il comprendra que nous ne pouvons pas travailler de cette manière, que nous ne pouvons pas faire n’importe quoi même pour honorer une commande importante ? À présent, nous voilà devant le fait accompli, sans possibilité de rattraper le temps perdu. Après tout, ajouta-t-il dépité, puisqu’il a pris le pari de s’engager il ne lui reste plus qu’a se charger de donner une explication à cet échec. — Non ! Il vous ferait porter le chapeau sans scrupule et la faïencerie serait déconsidérée. Je pense qu’il faut informer Madame d’Aspe au plus tôt de ce contretemps, dit Armelle. Dans l’immédiat, relançons une fabrication dans des conditions normales en prenant le temps nécessaire. Si elle est personne intelligente, elle comprendra les raisons du retard. — Et si elle annule la commande ? dit-il affolé. Nous ne pourrons pas revendre des pièces portant les armoiries d’Aspe. Vous voyez où nous mènent vos idées modernes de décorations ? Je savais que nous aurions des ennuis à vouloir commercialiser des produits de luxe. » Monsieur Jean n’avait pas encore oublié que les deux femmes lui avaient forcé la main lorsqu’il fut décidé de fabriquer des pièces de vaisselle avec des motifs de décoration modernes. Lui, n’était pas convaincu de devoir changer les habitudes de la faïencerie. En fait, il disait cela pour cacher la peur de se voir incompétent face aux nouvelles techniques et de perdre un peu de son aura de directeur. Étant plus près de l’argile et du métier de potier que des dessins, il craignait de ne plus tout maîtriser comme par le passé, au temps de la vaisselle blanche. Malgré sa résistance, les deux femmes avaient réussi à imposer leur point de vue, et depuis quelque temps, Cazalon livrait des objets pouvant être personnalisés et qui valorisaient les autres fabrications. Aussi, le contretemps fourni par ce dernier loupé tombait à point nommé et venait donner à monsieur Louis l’occasion de placer sa réflexion de mauvaise foi.
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« Annuler ? Vous pensez donc qu’elle pourrait annuler ? En effet… c’est une possibilité. Eh bien, dans ce cas, nous lui offrirons le service pour nous faire pardonner. — Quelle folie est-ce encore ? s’exclama Louis Daban en portant la main à sa poitrine où il venait de ressentir cette maudite morsure. “Je devrais écouter le docteur Marvoisine” se dit-il en prenant conscience que ces douleurs étaient de plus en plus fréquentes et duraient de plus en plus longtemps. — Je ne crois pas que ce soit une folie. Bien au contraire, avait poursuivi Armelle. Ce geste fera parler de nous, de notre faïencerie et les gens en diront du bien. Je pense que cela nous servira. — Mais que dira monsieur Servien ? s’inquiéta le directeur. — Et que pourrait-il dire devant ce désastre ? Gardons les déchets dus à son entêtement. Devant le fait accompli, il faudra bien qu’il accepte son échec. — Permettez-moi de douter de cela. Néanmoins, pour ce qui est du cadeau à Madame d’Aspe, je ne sais pas si vous avez raison madame, mais si Juliette et João sont de votre avis je ne peux que vous écouter », conclut Louis Daban avant de se retirer. Satisfaite de voir que la stratégie autour de la disparition de Servien semblait fonctionner, Armelle sourit à ses deux compagnons en exhalant un soupir qui en disait plus long que tous les commentaires à ce sujet. Le risque de la perte d’un service complet ne pesait pas bien lourd à côté de la disculpation d’Ami-Noël. Elle se retira pour rédiger une lettre d’explications et d’excuses qu’elle dépêcha par porteur spécial à Bedous. Une nouvelle série de pièces fut lancée et sortit du four dix jours plus tard. Le service complet décoré fut livré courant septembre. Madame d’Aspe qui avait accepté les explications du contretemps apprécia le fait qu’une soupière supplémentaire lui fut proposée en guise de dédommagement. Comme l’avait supputé Armelle, Madame, en personne intelligente, se positionna en ardente ambassadrice de la faïencerie Chalossaise. Les recommandations formulées par cette marraine d’exception firent affluer plusieurs commandes de services ou de
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pièces personnalisées, et Cazalon se fit un renom qui dépassa les régions prospectées jusque-là. La folie de Servien qui aurait dû desservir les affaires, se transforma en une action bénéfique. Contre toute attente, involontairement et inconsciemment, il avait participé une dernière fois à l’essor de la modeste faïencerie de Cazalon. Dans les semaines qui suivirent, la relation entre Louis Daban et João se fit plus cordiale alors que monsieur Louis avait gardé quelque rancœur à l’encontre de celui sur qui Juliette avait jeté son dévolu. Il s’était naïvement entiché de la belle veuve et avait fantasmé profondément sur une aléatoire union, mais Juliette avait préféré choisir l’homme qui avait été l’ami intime de son mari défunt, son compagnon de travail et sûrement son confident, et qui était sans doute mieux à même de comprendre que le souvenir ému de l’être perdu serait toujours dans le cœur de celle qui l’avait aimé et qui l’aimerait toujours. Probablement que le fait d’être tombés d’accord et d’avoir fait front commun contre la folie de leur patron avait rapproché les deux hommes. João profita de cette période de calme pour questionner le directeur sur le projet d’exportation et sur les contacts dont ce dernier avait fait état il y avait de cela plusieurs semaines. Monsieur Louis répondit que les choses n’avançaient pas et finit par avouer que, craignant de se faire rouler dans cette affaire qu’il ne saurait maîtriser, il n’avait pas donné suite. « Vous avez tort de baisser les bras, dit João. Il faut profiter des opportunités et je partage votre avis concernant les possibilités de vente vers les colonies. Il se dit que les propriétaires de ces régions sont extrêmement riches et qu’ils sont demandeurs de toutes les nouveautés qui viennent du continent. — Et comment sais-tu cela, toi ? — Je l’ai appris en lisant les gazettes que colportent les marchands ambulants sur les foires. Je m’intéresse à ce qui se passe autour de nous, vous savez. — C’est vrai que tu sais lire. C’est rare pour un ouvrier. Mais pourquoi t’intéresses-tu à des choses aussi compliquées que l’exportation ?
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— Monsieur Louis, pour tout vous dire, au Portugal, j’ai suivi de hautes études en commerce international. — Tiens donc ! Et tu es conducteur de four à Cazalon ? Décidément, je ne comprendrai jamais tout, moi. — C’est une longue histoire. Trop longue à raconter. Il fallait que je trouve une place dans ce pays qui m’a accueilli, et il fallait que je sois discret. Mais je ne refuserais pas de vous aider si vous pensez que je peux être utile à votre projet. Je suis prêt à vous conseiller pour éviter les pièges et certaines malveillances de ce métier. — Et tu crois sincèrement que c’est une bonne idée ? — J’en suis persuadé. Cela dit, il ne faut pas laisser les autres verrouiller ce marché. Il est probable que les Bordelais soient déjà sur les rangs. — Et, quel serait ton conseil ? — Viser d’autres destinations à partir d’un autre port que Bordeaux afin de ne pas attirer l’attention de nos concurrents. — Un autre port ? — Bayonne, par exemple. Je connais cette ville, enfin, j’y ai séjourné il y a quelques années, et beaucoup de navires partaient pour l’Afrique, pour les Antilles et pour d’autres ports d’Europe. Je pense qu’il doit s’y trouver des commerçants capables d’exporter notre marchandise, et puis, Bayonne, c’est le port qui est à l’embouchure de l’Adour et nous pourrions donc livrer à partir de Mugron. — Et tu serais prêt à aller jusqu’à Bayonne pour te renseigner ? — Il faudrait en parler à Juliette et à Armelle pour avoir leurs avis ; ce serait plus correct », compléta João avec un sourire de satisfaction. Sa démarche avait deux objectifs. Le premier était en relation avec la disparition de Servien ; le second était de renouer avec ce qu’il savait faire de mieux, commercer avec les exportateurs. Sans brusquer les choses, il venait de forcer la main à monsieur Jean, et il se préparait un alibi concernant la suite à donner à la disparition de Servien.
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Bayonne, septembre 1740 Arrivé dans la cité basque, avant d’accomplir la mission dont il était chargé, le premier souci de João fut de trouver un notaire ni trop curieux ni trop tatillon. Il se présenta sous le nom de Servien Brouchicot, de Cazalon, et fit la déclaration suivante : « La vie que je mène auprès de ma famille et de mes amis ne m’apportant plus rien de satisfaisant, et conscient de mon inutilité dans ce monde, j’ai décidé, en pleine connaissance et en pleine possession de mes facultés de quitter le Royaume. J’embarque dès ce jour sur un navire en partance pour l’Afrique d’où je rejoindrai, sous un faux nom, la Louisiane ou les Antilles ou une autre destination, afin de n’en jamais revenir. Je charge Me Etchebarne notaire à Bayonne de contacter e M Campudon, son homologue de Mugron, afin que ce dernier informe mon épouse, Armelle, qu’elle devient, de fait, propriétaire de tous mes biens de Cazalon, s’agissant de la maison de Peyrelongue, de la faïencerie ou de toute autre valeur dont je serais détenteur. Me Campudon et Me Etchebarne voudront bien mener correctement et de concert cet arrangement. Afin d’authentifier cette déclaration, je confie à Me Etchebarne ma chevalière que voudra bien reconnaître monsieur l’abbé Choulac, ancien curé de Cazalon qui m’a souvent vu porter ce bijou. Que cette bague lui soit ensuite remise, je sais qu’il en tirera bon parti. Fait à Bayonne le 3 septembre 1740. » João signa d’une croix, comme le faisait Servien. Il avait accompli l’essentiel et venait de clore à jamais une sale histoire en faisant définitivement disparaître Servien Brouchicot et son inhumanité, de la surface de la terre. En sortant du cabinet de Me Etchebarne qu’il avait grassement rétribué d’une bourse dont le contenu couvrait largement les frais des deux études, après avoir tourné quelques rues, il jeta dans la Nive la perruque dont il s’était affublé pour modifier son apparence.
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Une page de l’histoire de Cazalon était irrémédiablement tournée. Durant les jours qui suivirent, il fit le tour des magasins de stockage de bois dans l’espoir de retrouver celui qui, dix-sept ans plus tôt, lui avait parlé de Cazalon. Hélas, ses recherches furent vaines et il pensa que ce compagnon de quelques jours avait trouvé son bonheur et avait réussi son embarquement pour aller au-delà de l’horizon, comme il le souhaitait. Parallèlement à ses recherches, il rendit visite à plusieurs compagnies de navires de commerce afin de se renseigner sur leurs spécialités et sur leurs destinations. Il finit par trouver un accord avec un transitaire dénommé Beñat Béarnéguy, qui accepta de transférer, dans un premier temps, douze services complets vers la Martinique où se trouvait une personne de confiance capable de vendre ce type de produit. Monsieur Béarnéguy accepta de prendre en charge les frais de transport pour ce test, en contrepartie, il demanda l’exclusivité de l’exportation ainsi qu’une commission de vingt centièmes sur les prochaines ventes réalisées par son intermédiaire. Le contrat définitif sera signé avant la seconde expédition. Dès son retour à Cazalon, João rendit compte de l’accord verbal passé avec le transitaire et la nouvelle fut accueillie avec bonheur. Il faudra environ un an pour connaître l’accueil fait aux faïences de Cazalon, au-delà des mers. Il informa Juliette et Armelle de la forfaiture commise auprès du notaire, et toutes deux lui firent part de leur admiration pour son initiative inspirée. « Savez-vous ce qui m’a le plus coûté dans cette histoire, leur confia-t-il l’air coquin ? C’est d’avoir eu à dire : “Je suis Servien Brouchicot !” »
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Au mois de novembre, Me Campudon reçut le courrier de M Etchebarne et convoqua en son cabinet de Mugron, “madame Armelle Brouchicot et monsieur l’abbé, Élias Choulac” qui, par chance, résidait à Cazalon à cette période. Il demanda à l’abbé de reconnaître la bague de Servien comme le soutenait le testament et ce fut fait sans problème, mais non sans inquiétude de la part du curé qui ne savait pas pour quelle raison il devait le faire, mais il cessa de s’interroger lorsqu’il apprit le legs de la bague en sa faveur. Me Campudon poursuivit la lecture de la minute rédigée par son confrère de Bayonne, et comme au fond de lui-même il ne portait pas le donateur dans son estime et qu’il savait qu’aucun héritier direct ne pouvait venir contester la décision prise par Servien Brouchicot, il avait préparé les papiers de la succession afin de prendre date au plus tôt. Au fil de la lecture, Armelle eut à se dominer pour ne pas laisser voir, non pas du bonheur, mais une espèce de contentement devant la confirmation officielle du retour de sa paix intérieure et de sa liberté de femme. En quelques minutes, elle devint propriétaire de l’intégralité des biens des Brouchicot. Elle héritait des Chênes de Peyrelongue. e
La nouvelle du départ de Servien pour les Amériques se répandit en coup de vent dans le hameau et beaucoup de personnes se montrèrent sceptiques aussi, pour que soit admise cette histoire aussi insolite que l’était son principal acteur, il fallut que l’abbé confirmât haut et fort que les biens avaient été cédés en bonne et due forme. Même si on leur avait annoncé la mort du tyran, son ombre restait en mémoire chez les habitants de Cazalon qui continuaient à penser à une ultime filouterie digne de la malhonnêteté du personnage.
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II Cazalon, décembre 1740 Sans perdre de temps, l’abbé Élias Choulac, s’empressa d’informer ses deux autres complices, Juste et Charles, du départ de Servien pour les Amériques et cette nouvelle contraria fortement les desseins de l’équipe de bandits. Compte tenu de leur âge avancé, l’abbé et Juste annoncèrent leur intention d’arrêter leurs exactions et leurs crimes. Pour eux, le groupe amputé de son plus jeune et plus fougueux élément, n’avait plus suffisamment de vivacité, et ils n’étaient plus en âge de prendre des risques de plus en plus importants et de plus en plus avérés. Jusqu’à ce jour, la rage sauvage de Servien associée à la brutalité morbide de son cousin Charles, ancien soldat de sa majesté, permettait à cette petite bande des quatre, de perpétrer leurs actes avec suffisamment de rapidité et de compétence pour ne pas être inquiétés par la police mais, reconstruire une nouvelle équipe avec de nouveaux partenaires leur paraissait un pari hors du commun. Ils se séparèrent un soir de décembre en se souhaitant bonne chance. Face à ses deux compères, Charles n’avait pas dévoilé le fond de sa pensée. Depuis longtemps il avait en tête l’idée de devenir chef de bande et il recevait d’un bon œil cette opportunité qui allait lui permettre de combler ses ambitions. Âgé de cinquante ans il se sentait très jeune dans son corps et avait gardé dans son esprit la même obsession de détruire. Il bénit son jeune cousin d’avoir eu l’idée de quitter le royaume en créant ce malaise qui le rendait autonome. Lorsqu’il se retrouva seul, il commença ce qu’il appela ses tournées de recrutement. Il erra de cabarets en tavernes en quête de
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malandrins ayant connu le même parcours que le sien. Il pensait que ce seul critère d’ancien soldat aguerri et demandeur de sensations fortes, suffisait à construire de futurs assassins. Il passa de nombreuses semaines à rechercher ses semblables et ce faisant, il finissait souvent ses soirées, ivre mort, sur la paille des granges. Quand il pensait avoir en face de lui un futur partenaire, il posait les questions telles que l’avait fait Juste lors de leur rencontre à Peyrelongue, et lorsqu’il demandait à son interlocuteur s’il avait peur de la mort, s’il sentait une réticence, il ne donnait pas suite à l’entrevue. Il lui fallait des tueurs prêts à tout et surtout prêts à mourir et n’ayant rien à perdre. Il faillit renoncer plusieurs fois et un matin, dans une remise empuantie de crottin, il se réveilla aux côtés d’un énergumène que le patron de l’auberge avait dû jeter à ses côtés durant la nuit. Il sympathisa avec ce compagnon d’infortune, un dénommé Rauve, qui se trouvait être comme lui un ancien soldat, mais lui avait déserté l’armée pour ne pas partir en Bohème avec les troupes royales ; il ne pouvait donc que vivre clandestinement et la proposition que lui fit Charles de rester en marge de la société l’intéressa. Dans les jours qui suivirent, Charles dut donner un peu plus de précisions sur ses intentions. Il parla de son passé, de ses anciens amis et de méfaits qu’ils avaient réussis ensemble. Il s’identifia comme le stratège du groupe, comme la tête pensante de l’équipe afin de se bonifier face à son futur coéquipier. Il expliqua que ses complices étaient trop vieux pour continuer à exercer cette activité dangereuse et qu’il souhaitait s’en séparer. Rauve était toujours un peu réticent ; il se montrait alléché par les perspectives d’enrichissement facile, et bien sûr, freiné par les dangers encourus. La mort par elle-même ne lui faisait pas peur disait-il, à condition qu’elle survienne brutalement et instantanément. Il craignait les traitements infligés aux voleurs des grands chemins, châtiments qui pouvaient aller jusqu’à l’amputation des membres par écartèlement ou jusqu’aux chairs tenaillées avec aspersion des plaies par du plomb fondu ou d’autres sévices de ce genre. Pour le convaincre, Charles lui parla de l’abbé Choulac et de Juste qui, malgré leurs situations de prélat pour l’un, et de négociant établi et nanti pour l’autre, n’avaient pas craint de se lancer dans l’aventure: «Tous deux se sont grassement enrichis», disait-il.
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Rauve montrait toujours un reste d’hésitation ; il demanda à Charles quelques jours de réflexion, le temps de retourner dans son bourg pour réfléchir avant de se décider définitivement. Ils se donnèrent rendez-vous dans trente jours à Aire, à l’auberge située en face de la cathédrale Sainte Quitterie. Charles ne savait pas qu’il venait de parler à un homme de la sénéchaussée dont le rôle était d’infiltrer les bandes pour pouvoir les démanteler. Février 1741 Élias Choulac fut arrêté à son domicile, rue du Loup à Bordeaux, un mardi en fin de matinée et conduit au fort du Hâ, qui depuis une dizaine d’années était devenu prison d’état. Le soir même de son arrestation, il reçut la visite d’un émissaire de l’évêché chargé de l’informer que, afin de ne pas compromettre l’église, son jugement aurait lieu à huis clos et que, eu égard à sa condition de prêtre, il serait condamné à la prison à vie, pratique qui n’était pas courante. Depuis la suppression des galères, la punition la plus lourde, hormis la peine de mort, consistait à envoyer les coupables finir leurs jours au bagne. En partant, l’émissaire remit à Elias une fiole cachetée en lui disant : « Recevez ceci de la part de Monseigneur, au cas où votre conscience vous empêcherait de dormir. Cette décoction à base de notre meilleur vin des Graves vous aidera à trouver le sommeil. N’en abusez tout de même pas. » Le lendemain matin, l’abbé avait cessé de vivre. Sa peau était grise, de la même teinte que celle des galets du lit du Bourgas qui servaient à monter les murs des granges et de quelques habitations autour de Cazalon. Sa famille fut informée que, suite à une violente maladie du ventre, il était décédé à l’infirmerie du fort. Ses proches dirent alors : « Pauvre homme, il est mort comme son père… mais plus vite. »
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Rien de plus ne fut dit car tout était dit. Cette disparition “naturelle” servait l’honneur de l’église. Juste se défendit bec et ongles et réussit à se cacher dans les bois d’Eauze pendant un jour et demi, avant de trouver la mort sous les balles des mousquets de la police lancée à ses trousses. Charles se réveilla un lendemain de soûlerie dans un cachot de la prison du Moun. Il fut traduit en justice, jugé de façon sommaire en tant que chef de bande, et mourut écartelé le jour même de sa condamnation. L’enquête amena les policiers vers Cazalon à la recherche de Servien, et Me Campudon vint leur confirmer le départ officiel du suspect. Étant donné que Charles n’avait jamais nommé Servien dans ses discussions avec Rauve, il n’y avait eu que des soupçons à l’encontre du dernier des Brouchicot. Les recherches le concernant cessèrent donc à ce stade-là. La justice fut satisfaite de son travail ; la bande était anéantie et ses principaux acteurs étaient morts. Leurs biens furent saisis par les différents sénéchaux pour être revendus. La maison familiale des Choulac à Bordeaux fut rachetée par un voisin qui en fit une extension à sa demeure. Louis Daban se porta acquéreur du bien que Juste possédait au centre de Cazalon. Il fit une affaire selon les termes de Me Campudon qui fut chargé de la transaction. Outre une petite somme en liquide, Charles ne possédait qu’un cheval et quelques habits. Le cheval rejoignit le haras des troupes de police et l’argent, les caisses de la sénéchaussée.
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III Cazalon, 1741 Usé et rongé par la maladie, Ami-Noël, fut remplacé par un jeune moinillon du couvent des Antonins pour effectuer les livraisons de terre de Listacq. Le vieil homme n’arrivait plus à se tenir debout suffisamment de temps pour accomplir la mission qui scandait sa vie depuis qu’il était soigné par les frères Antonins. Miné par le mal, il ne parut plus à Cazalon. Le père supérieur invita Juliette à lui rendre visite autant de fois qu’elle le souhaitait, et lorsqu’elle allait le voir, elle revêtait la robe d’Émeline, la maman d’Ami-Noël, qui éveillait toujours quelques souvenirs heureux chez cet être mi-homme, mi-bête. Lors des visites, comme un animal blessé, il restait muet et endurait le mal sans pouvoir exprimer sa souffrance mais en fixant d’un regard éveillé l’habit de sa mère qu’il reconnaissait. Hugues Brouchicot, reconnu comme tel depuis qu’il avait été identifié par Félix Noël, son ami du compagnonnage, s’éteignit âgé de soixante-huit années sous le nom de : Ami-Noël. Après une vie de souffrances, détruit dans sa chair et dans son esprit, le visage défiguré par une affreuse cicatrice contractée lors d’une bagarre imbécile, le corps cassé depuis sa chute d’un toit, la tête dévastée par une balle tirée à bout portant par l’ignoble Juste Damplun alors qu’il n’avait que vingt ans, Hugues cessa d’exister victime de cette terrible maladie gangréneuse qu’était “le mal des ardents”. Ni les prières ni les onguents des frères Antonins ne parvinrent à le guérir de l’ergotisme contracté durant son travail à la ferme ; peut-être le soulagèrent-ils, lui seul aurait pu le dire s’il avait pu parler. Au soir de sa vie, il n’avait plus de doigts, plus d’orteils, ses oreilles et son nez étaient rongés par des champignons
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microscopiques, ses dents étaient tombées, et il fut emporté lors d’une série de convulsions plus impressionnantes les unes que les autres. Lorsqu’il quitta ce monde, Hugues Brouchicot n’avait pas eu conscience que sa pitoyable vie l’avait amené à trucider Servien, son demi-frère, instinctivement guidé par le seul sentiment humain qui l’animait encore et qui évoquait en lui quelques vagues souvenirs de sa prime enfance. Un soir, par instinct, il avait abattu celui qui maltraitait l’image de “sa maman”. À la demande de Juliette et d’Armelle, Hugues fut inhumé auprès de son grand-père, et les frères Antonins se chargèrent de planter l’arbre qui lui redonnait sa place parmi les Chênes de Peyrelongue auxquels il aurait sans nul doute fait honneur s’il n’avait pas eu la malchance de croiser le chemin d’un assassin arriviste. Sa véritable histoire fut dévoilée aux habitants de Cazalon, et tous comprirent que la lignée des Brouchicot s’arrêtait avec son dernier représentant et que plus aucun chêne ne serait planté dans le cimetière.
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IV Cazalon, Octobre 1741 Le quatuor, qui avait jusque-là mené la fabrique avec intelligence, justesse et beaucoup de compétence, allait pouvoir continuer son œuvre en ayant les coudées franches. Armelle était devenue la patronne officielle, ce qui permettait à tous de travailler dans un climat de totale confiance, sans ne plus connaître l’anxiété de voir Servien Brouchicot venir anéantir leurs efforts en imposant son dictat imbécile. Chacun était conforté dans ses prérogatives sur le terrain ; Louis Daban était maître des ateliers de moulage et de peinture ; Juliette effectuait le suivi de la trésorerie et œuvrait pour serrer les coûts au plus près ; Armelle avait pris en charge la partie commerciale en proposant à João, qui gardait la responsabilité technique des fours, de la seconder pour tout ce qui concernerait les marchés d’exportation. Lorsqu’il arrivait que les avis diffèrent, les quatre personnages se réunissaient, et la décision adoptée était le fruit de discussions positives et constructives. Le travail était présent et tout le monde était heureux. Les ouvriers prenaient du plaisir à produire des pièces de plus en plus belles, de plus en plus parfaites, plus compliquées et plus variées. Dans le courant du mois d’octobre, monsieur Béarnéguy vint à Cazalon porteur de deux bonnes nouvelles. Non seulement il paya la totalité des douze services envoyés en Martinique, services qui avaient été vendus sans problème par son agent, mais il passa une nouvelle commande pour un transfert prévu en janvier. Monsieur Béarnéguy ne tarissait pas d’éloges envers cet agent d’autant qu’il s’agissait de son gendre. « Mon gendre a fait des merveilles pour
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tout vendre en un rien de temps ; Je savais que je pouvais compter sur mon gendre ; Mon gendre est quelqu’un de sérieux, sinon, il ne serait pas mon gendre. » Eh oui ! Il était fier de cette réussite et totalement acquis à la faïence de Cazalon, et João se félicitait d’avoir déniché le meilleur intermédiaire qui pouvait exister dans le domaine de l’exportation. Nonobstant ces bonnes dispositions, il ne se laissa pas griser et, en commerçant averti, il négocia le paiement anticipé de la moitié de la nouvelle commande en contrepartie d’une remise supplémentaire de deux du cent. Monsieur Béarnéguy se fit tirer l’oreille mais il finit par accepter cette condition car le bénéfice qu’il allait en tirer resterait intéressant. Ces deux entrées d’argent représentèrent une coquette somme qui allait donner de la puissance à la trésorerie et les perspectives des nouveaux marchés laissèrent présager le recrutement deux peintres confirmés. Monsieur Louis parla aussi de chercher un mouliste aguerri afin de développer un atelier de fabrication de pièces de formes en utilisant la technique de “ronde-bosse”. « Je ne peux pas vous expliquer en détail de quoi il s’agit, mais, c’est différent de l’estampage que nous faisons lorsque nous moulons des objets plats tels des assiettes ou lorsque nous tournons des pots. Avec la “ronde-bosse”, nous pourrons fabriquer des pichets, des fleuriers, ou d’autres pièces ressemblant à des statues. Les empreintes sont compliquées à réaliser parce qu’il faut mouler séparément plusieurs parties qui sont ensuite assemblées avec de la barbotine. Vous verrez, c’est un tout autre travail. » La faïencerie comptait six apprentis, trois manœuvres, cinq ouvriers, quatre tourneurs et trois peintres. La venue de nouveaux maîtres du pinceau et du mouliste allait probablement entraîner une augmentation de production et un accroissement de la manufacture de Cazalon. 1746 Cinq années passèrent et l’activité de la faïencerie crût de telle manière qu’il fallut se démener à tous les niveaux pour honorer les
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demandes des boutiques disséminées en Aquitaine. Les apprentis d’hier, devenus des ouvriers confirmés, étaient remplacés par d’autres jeunes enfants qui désiraient apprendre ce métier pourtant difficile. Tous ne présentaient pas de prédisposition leur permettant de briguer un poste des plus nobles, et pour ceux-là, restaient les emplois de manœuvrier qui consistaient à transporter les charges de bois nécessaires au fonctionnement des fours. Les moins maladroits étaient orientés vers la préparation des “gazettes” dans lesquels ils étageaient, grâce aux “pernettes”, de petits coins de terre cuite, les assiettes ou les plats seulement revêtus de poussière d’émail “cru” demandant à être manipulés par des doigts de fées. La faïencerie de Cazalon avait fait sa place sur le marché ; l’exportation vers les colonies était une chose bien établie et monsieur Béarnéguy ne cessait d’annoncer de plus en plus de commandes. Son gendre le surprenait toujours autant, et les affaires marchaient plutôt bien. Juin 1746 Un matin, un couple de bourgeois entra au magasin et l’homme demanda à voir quelques productions prétextant un cadeau à offrir. Il se fit présenter une grande quantité de produits, sans se décider sur l’une ou l’autre pièce, ce qui eut le don d’énerver Juliette pourtant habituellement patiente et ouverte aux contacts délicats. Quelque chose la perturbait. Cet homme avait un comportement très particulier. Il s’enthousiasmait un court instant devant la beauté de chaque pièce présentée, puis en parlait à sa femme avec une ironie non dissimulée avant de se tourner vers Juliette qu’il se mettait à dévisager avec insistance. Juliette se trouvait gênée ; elle avait le sentiment que ce regard cherchait à l’attirer, aussi, le fuyait-elle en baissant la tête. « Vous n’arrivez pas à vous décider ? finit-elle par demander. Peut-être Madame pourrait-elle vous aider ? — En fait, nous voulons tout acheter. Tout ! répondit le visiteur en accompagnant sa déclaration d’un geste ample du bras pour désigner “Tout”.
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— Vous voulez acheter tout le magasin ? s’étonna Juliette. — Non ! Vous ne comprenez pas. Nous voulons tout acheter. Tout ! Les ateliers, le matériel, les employés, les stocks… vousmême ! Tout je vous dis ! — Je ne comprends pas Monsieur, répondit poliment Juliette. — Ça ne fait rien ! monsieur Daban ; est-il toujours chez vous ? — Je ne crois pas être obligée de répondre à ce genre de question, Monsieur. — Mais… qui êtes-vous, mademoiselle, pour avoir tant d’aplomb ? dit l’homme vexé et hautain. — Et vous, Monsieur ! Puis-je savoir qui vous êtes pour avoir si peu d’éducation ? — Humm ! Gourgandine ! plaça le visiteur avec mépris. — Enchantée ! répliqua-t-elle avec aplomb. Juliette Micaulet pour vous servir, ajouta-t-elle pas fâchée de cette répartie qu’elle avait soulignée d’un semblant de révérence. Dois-je vous assurer que la propriétaire de ces lieux n’a aucunement l’intention de vendre quoi que ce soit ? — Je veux m’entretenir avec Louis Daban ! Pas avec une… — Sortez ! Et je ne dis pas : “Sortez, Monsieur”, je dis : Ouste ! — Mon pauvre Jean-Eudes, dit la femme en pouffant. Voilà une personne qui te remet à ta place. Tu croyais arriver ici en pays conquis, te voilà bouté comme un valet de ferme. Ah, que cela m’est agréable ! — Reprends-toi ! S’il te plaît ! répondit l’homme vexé d’être humilié. Puis, se tournant vers Juliette : Ma sœur et moi étions venus pour parler affaires. — Dehors, j’ai dit ! répéta Juliette en fronçant les yeux. — Que se passe-t-il ? dit Armelle qui venait d’arriver. — Il se passe que je n’ai jamais reçu un client aussi mal léché, répondit Juliette. En fait de client, ce… Monsieur prétend vouloir tout acheter. — Acheter… le stock ? demanda Armelle qui ne comprenait pas l’attitude de Juliette face à un si énorme client. — Penses-tu ! Monsieur semble décidé à acheter la faïencerie et tout ce qui va avec ! précisa Juliette. Il pense même, que je fais partie de la marchandise.
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— C’est exact et je suis venu faire une proposition en ce sens à monsieur Daban. — Ah ! Et pourquoi, à monsieur Daban ? — Parce que je le connais, Madame. — Mais, quelle idée de vouloir nous racheter ! — C’est ce que j’ai déjà dit, ajouta Juliette excédée. — Allons ! Cela suffit ! Appelez monsieur Daban ! ordonna péremptoirement le visiteur fâché. — Monsieur, qui que vous soyez, vous n’avez pas pouvoir de nous donner d’ordre. Comme Juliette Micaulet, mon bras droit, a dû vous le dire, il n’est pas question de vendre… Je suis la propriétaire. Vendre ?… comment avez-vous pu penser une chose pareille ? — Mais… je suis venu pour cela… de Bordeaux ! — Et bien vous repartirez sans cela… à Bordeaux ! enchaîna Juliette avec ce qu’il fallait d’insolence. — Mais, nous pourrions discuter, tout de même ? — Discuter de quoi ? Vous ne comprenez donc pas ? Mais, au fait, qui êtes-vous, Monsieur, pour être aussi prétentieux ? — Je suis Jean-Eudes Maculoch, un de vos… confrères de Bordeaux. Monsieur Daban a travaillé pour mon père avant de le quitter pour venir ici. — Nous y voilà ! Et si vous nous disiez ce qui vous amène exactement, monsieur Maculoch ? Quel est votre problème ? Pour quelle raison voulez vous racheter cette fabrique ? Répondez au moins à l’une de ces questions ! — Eh bien ! Mes affaires ne sont plus ce qu’elles étaient. Vos produits me font du tort, beaucoup de tort. Vous pratiquez des prix malhonnêtes. Pour vous concurrencer, il faudrait que je baisse mes prix de près d’un cinquième. — Malhonnêtes ? Monsieur, si j’étais un homme, vous me rendriez compte de cette insulte sur-le-champ, intervint Juliette survoltée. — Et en quoi sommes-nous malhonnêtes ? demanda Armelle en retenant son amie par la manche. Nos prix sont calculés au plus serré, et nos ventes sont d’un bon rapport ; notre gestion est très rigoureuse et nos ouvriers correctement payés. Qu’y a-t-il de malhonnête là-dedans ?
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— Il y a que… que vous êtes à la campagne. Il y a que chez moi, nous formons des ouvriers qui finissent par s’en aller. — Est-ce répréhensible d’être à la campagne ? Quant aux apprentis que nous formons, parce que tous nos employés ont appris leur métier ici voyez-vous, eh bien sachez Monsieur que chez nous… ils restent ! En quoi est-ce répréhensible ou déloyal ? — Mais, à la campagne, tout vous est moins coûteux. — Ah ! Vous croyez ? Et que dites-vous du transport de notre marchandise vers nos magasins ? À bordeaux, votre clientèle se trouve sur place, et les moyens de transport foisonnent au départ d’une grande ville, alors que les diligences ne passent pas encore ici ; et que pensez-vous de l’éloignement des ports pour l’exportation ? — Parce que, vous exportez aussi ? — Décidément, vous êtes trop curieux, Monsieur, et vous manquez de tact. — Donc… vous ne voulez pas vendre ? essaya-t-il encore en désespoir de cause. — Jean-Eudes, dit la sœur ; jusque-là tu étais ridicule ; te voici devenu crétin ! — Oui… Non… dit-il, absorbé par sa première idée. Mais pourrions-nous nous entendre sur les prix des faïences, au moins ? — Qu’est-ce à dire ? — Il faudrait que… que vous augmentiez vos prix, comprenez-vous ? Ce serait mieux pour le marché. — Monsieur, ne m’obligez pas à dire ce que je pense de vos manières, dit Armelle en colère. Pour l’heure, vous m’êtes antipathique. Vous arrivez ici en pays conquis pensant que nous serions des arriérés qui nous coucherions à vos pieds. — Non… je ne me serais pas permis. — Vous m’avez pourtant traitée de gourgandine, non ? dit Juliette qui visiblement haïssait cet arrogant. — Je ne savais pas à qui je parlais et je vous présente toutes mes excuses. — Hum ! C’est un peu facile ! — J’avoue être venu avec l’idée ferme de tout acheter, et je fais mon mea-culpa d’avoir raisonné avec autant d’orgueil. Acceptez-vous cependant l’idée de revoir vos tarifs ?
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— Réfléchissez avant de faire de pareilles suggestions. Celle-ci est plutôt… grotesque; qu’est-ce que la notoriété de Cazalon aurait à gagner en augmentant les prix? Cela dit, Monsieur, notre intérêt n’est pas de vous savoir dans les difficultés. Nous allons réfléchir. Revenez dans quatre jours; peut-être aurons-nous eu le temps d’y réfléchir. Madame, Monsieur, nous ne vous retenons pas.» Armelle avait son idée lorsqu’elle avait renvoyé ce malpoli de Maculoch, mais avant de se dévoiler, elle voulait en parler avec ses amis. Elle informa Juliette et João de son intention et tous trois se rendirent dès le lendemain matin auprès de Louis Daban pour avoir son aval. Ce dernier était alité pour récupérer de sa dernière attaque. Il y a deux jours, en sortant de l’atelier, il s’était écroulé en nage et cherchant sa respiration. « Jean-Eudes Maculoch ? Tiens, tiens ! Quelle revanche pour moi ! Ce jeune homme, que dis-je ce jeune homme, ce morveux me méprisait autrefois et voilà qu’il vient nous lécher les bottes ! dit-il avec une pointe de vanité. Et quelle revanche pour nous ! Savezvous que monsieur Servien était allé trouver son père pour lui proposer un accord de sous-traitance et qu’il avait été éconduit comme un malpropre ? Vous en souvenez-vous, Juliette ? Soyons très prudents avec lui. Les Maculoch sont des hommes qui ne font jamais de cadeau. — Voilà ce à quoi j’ai pensé, ajouta João. Selon ce qu’il dit, il ne parvient pas produire à moins de vingt-cinq pour cent au-dessus de ce que nous pratiquons. D’un autre côté, nous n’avons pas de point de vente à Bordeaux. Notre magasin le plus proche se trouve à Langon et ce point de vente fonctionne très bien. Juliette a calculé hier soir que si nous n’avions pas à créer de magasin à Bordeaux, ce qui nous coûterait une fortune, nous pourrions céder des pièces à un prix intéressant à Maculoch, afin qu’il y trouve son compte et que nous y gagnions aussi. Il fera du négoce sans avoir à assumer les frais de fabrication, et nous profiterons de sa clientèle sans avoir à supporter des frais d’agence. Cela devrait l’intéresser et nous rendre service.
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— Vous pensez que Maculoch va accepter de devenir notre agent ? demanda Louis Daban étonné de cette éventualité. — Dans un premier temps, oui. Ensuite nous deviendrons un partenaire attitré et incontournable. Pour l’instant, il est important qu’il croie que c’est lui qui nous rend service. — La roue tourne, mesdames ! La roue tourne ! ajouta Louis Daban rêveur. Je suis aux anges… » Louis Daban tenait à assister à la rencontre et avait demandé à diriger le débat… juste pour le plaisir. L’entrevue fut minée de sentiments bizarres. Jean-Eudes Maculoch qui s’était fait rabrouer quelques jours auparavant avait moins d’assurance et ses regards étaient fuyants d’autant que Louis Daban l’avait accueilli pompeusement et avec une espèce de distance qui le mettait mal à l’aise. « Ainsi, vous êtes comment dire… associés dans les prises de décision ? demanda Jean-Eudes Maculoch pour meubler la conversation après que Louis Daban lui eut expliqué sa position privilégiée de directeur. Mais… c’est vous qui décidez de tout ? finit-il par lui demander l’air plus outré que surpris. — Non, je ne décide jamais seul, et c’est une très bonne chose. — Mais des femmes… tout de même… ? — Ne cherchez pas à comprendre ; vous ne le pourriez pas. Donc vous souhaitez que nous augmentions nos prix afin de moins vous concurrencer ? À moins que vous ne persistiez à vouloir nous racheter, auquel cas, rompons-là, Monsieur. — Je pensais effectivement vous proposer un rachat honnête, mais j’ai compris que cela était hors de question. Quant à la révision de vos tarifs, en effet, cela me paraît indispensable. — Habituellement, cela se passe dans l’autre sens, non ? Si vous voulez être concurrentiel, il vous appartient de caler vos frais sur le marché. À vous de baisser vos prix ! — Mais c’est totalement impossible. Votre magasin de Langon me fait du tort jusqu’à Bordeaux. Baisser mes prix m’obligerait à
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vendre à perte. Pourquoi ne monteriez-vous pas vos tarifs comme je l’ai suggéré ? Cela vous serait profitable. — Certes, mais, ce n’est pas notre politique. Nous vendons au prix qui nous semble convenable et notre activité s’en porte fort bien. Cela dit, nous ne cherchons pas à vous causer du tort et madame Armelle va vous faire une proposition en ce sens, si vous acceptez toujours de nous entendre. — Ai-je le choix ? — Oui, celui de refuser cette offre. Exactement ce qu’avait fait votre père il y a… quinze ans, mais, cette fois-ci vous auriez tort de ne pas accepter, monsieur Maculoch. » Armelle trouva les mots justes qui firent comprendre à JeanEudes Maculoch que son intérêt passait par l’accord de coopération qu’elle proposait, et Juliette confirma par les chiffres que les deux partis seraient gagnants dans cette affaire. Durant une année probatoire, le réseau du faïencier Maculoch allait distribuer des produits fabriqués à Cazalon, pendant ce temps, Maculoch formerait un peintre afin que, dans l’avenir, des motifs de style “Bordeaux” soient réalisés à Cazalon à moindre frais. Pour finir de le convaincre Armelle insista sur le fait que cette entente le mettait en position de force vis-à-vis des faïences de La Rochelle, de Auvillar et même de Rouen ou de Quimper qui cherchaient à s’implanter dans la région. Maculoch repartit heureux vers Bordeaux et durant le trajet il dit à sa sœur : « Ridicule et crétin disiez-vous, ma chère ? Eh bien ! Le crétin te fait savoir qu’il a réussi dans sa démarche. La forme n’est pas celle que j’avais imaginée, certes, mais le résultat est le même et ne me coûte rien, au contraire. C’est sûr, Louis Daban à de la chance ; il est entouré de femmes intelligentes… lui. » Les pièces de ronde-bosse vinrent compléter harmonieusement les services de vaisselle de luxe de Cazalon. Les soupières, des saucières et des huiliers cessèrent d’être à parois lisses ; les bossages et les creux donnèrent plus de volume, plus de chic, plus de
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cachet aux pièces fabriquées. Des écritoires aux assemblages complexes apparurent dans les collections, et des salières représentant des sculptures de Vénus ou d’Amours, furent parfaitement réussies grâce à la nouvelle technique. Chaque dessinateur qui arrivait ou chaque compagnon qui passait par Cazalon pour poursuivre sa formation, apportait son originalité ou sa spécificité. Les galons des assiettes devinrent sophistiqués pour davantage d’attrait. De nouveaux oxydes furent utilisés et peu à peu, quelques teintes vinrent égayer les pièces. Les motifs connurent plus de variétés ; les fleurs de solanacées et de chardon furent délaissées au profit de fleurs de pois de senteurs ou de fougères qui, bien qu’étant stylisées, permettaient plus de fantaisie et de légèreté. La faïencerie comptait trente-quatre employés et les commandes affluaient, tant par le biais de monsieur Béarnéguy que par la voie des différents magasins qui essaimaient au-delà des limites de l’Aquitaine. De son côté, Maculoch n’arrêtait pas de solliciter Cazalon pour alimenter la place de Bordeaux. Comme ce dernier s’impatientait de recevoir le peintre qui allait se spécialiser en “Bordeaux”, formation qui pouvait prendre plusieurs mois, il fallut se décider à choisir parmi les éléments de Cazalon lequel aurait cette chance. Tous les peintres et décorateurs furent unanimes ; Fanchon Bertisot, qui avait exprimé son désir de devenir dessinatrice et peintre, était surdouée et devait avoir sa chance. Fanchon s’enthousiasma à cette destinée, contrairement à ses parents qui se firent tirer l’oreille en imaginant leur fillette de quatorze ans partir pour plusieurs mois dans un monde qu’elle ne connaissait pas et qu’euxmêmes ignoraient totalement. « Elle est trop petite, “la praùbine”, disait sa mère Rosine. Qui va s’occuper d’elle, là-bas ? Juliette, tu le sais bien, toi, qu’elle est jeune. — Mais, il ne faut pas t’inquiéter pour ça. Monsieur Maculoch et sa sœur nous ont promis de s’occuper d’elle comme de leur propre fille. Tu sais, Rosine, nous leur avons envoyé quelques pièces décorées par Fanchon ainsi que quelques dessins de sa main et ils ne veulent qu’elle. Elle a des dons, ta fille, et des dons
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merveilleux et reconnus. Il ne faut pas qu’elle passe à côté de cette chance. Nous avons convenu avec monsieur Maculoch, qu’elle reviendra à Cazalon pour Pâques et pour Noël et c’est lui-même qui l’accompagnera à chaque voyage. — Oui, mais si elle partait accompagnée de quelqu’un d’ici… peut-être que ça ne serait pas pareil, non ? — Écoute, dit alors Juliette qui avait entendu l’hésitation positive de son amie, je comprends que tu aies peur ; moi-même à ta place je pense que je serais comme toi. Réfléchissez encore avec Gustave et de mon côté, je vais contacter monsieur Maculoch pour arranger les choses. — Non, ce n’est pas la peine, non. Elle n’ira pas, la petite. » De retour chez elle, Juliette profita du repas du soir pour parler de ce problème avec Jacques et João. « Que veux-tu ? lui dit son compagnon. Il faut les comprendre. Moi qui sais ce qu’est la ville, je ne laisserais pas partir ma fille seule. Ils ont raison. Il faut être né en ville pour ne pas se faire dévorer par elle. — Mais cette enfant ne peut pas passer à côté d’une telle chance. Notre devoir est de trouver une solution. — Pourquoi ne pas négocier un échange à parts égales avec Maculoch ? Qu’il envoie un peintre ici, pendant six mois pour faire connaissance avec la petite et ses parents. Ensuite, ils accepteront qu’elle aille à Bordeaux, et si tu veux connaître le fond de ma pensée, il faudrait d’ores et déjà songer à la faire accompagner par quelqu’un de chez nous ; là, je trouve que sa mère à raison. — Comment pourrions-nous nous passer de toi, monsieur le philosophe ? dit Juliette en taquinant son compagnon. — D’autant que tu pourras proposer à Maculoch que durant les six premiers mois, tout ce que son peintre décorera lui sera envoyé gratuitement. Nous prendrons en charge les frais de séjour de cet homme. Après tout, s’il vient chez nous, c’est un peu pour nous communiquer son savoir-faire. — Oh, ça fait beaucoup de concessions, dis donc !
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— Eh oui ! Mais c’est le prix à payer. Et puis des arguments tels que ceux-là vont décider Maculoch. Lui, c’est l’argent qui l’intéresse. — Je peux dire quelque chose ? demanda Jacques en posant son assiette. Si cela ne vous dérange pas, je serai volontaire pour accompagner Fanchon à Bordeaux… Elle est trop forte cette fille ! Il faut tout faire pour l’aider. — Pourquoi dis-tu ça, toi ? demanda Juliette avec un large sourire. — Je me dis que si une pareille aventure arrivait à notre Aliette, je serais heureux que quelqu’un soit derrière elle. » Cet argument caressa le cœur des adultes. 1747 Originaire de Bretagne, le peintre Victor Letansecq fut envoyé par Maculoch et séjourna à Cazalon de janvier à mi-juin. Il était grand-père et comprenait l’appréhension des parents de Fanchon. Pour que le contact soit plus familial, il fut hébergé chez eux et au bout de quelques semaines, la connaissance entraînant la confiance, le principe du déplacement de la fillette fut acquis, d’autant que Victor Letansecq s’avéra un papa gâteau, doublé d’un compère au caractère jovial qui avait toujours un mot pour rire. Au mois de juillet, Jacques et Fanchon, flanqués de papé Victor et de monsieur Maculoch qui avait effectué le voyage pour accompagner Fanchon, se rendirent à Sen-Sève pour prendre place dans la diligence du Moun, première étape du voyage qui les mènerait à Bordeaux. Pour Noël, ils seraient de retour et probablement de manière définitive car la fillette, mise à l’école de Letansecq à Cazalon, dominait déjà le sujet. Elle allait à Bordeaux pour apprendre d’autres motifs que ceux que lui avait enseignés son nouveau maître, et Jacques, qui était devenu un mouleur confirmé, découvrirait
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probablement quelque nouveau tour de main dans les ateliers de chez Maculoch. En tout cas, deux choses étaient sûres : Fanchon apprenait très vite et elle réussissait tout sans coup férir. Lors de leur déplacement, du côté de Sore, ils passèrent à proximité d’un charnier où se consumaient les carcasses d’animaux, victimes de l’épidémie de fièvre aphteuse qui décimait le cheptel de toute la partie nord de l’Aquitaine. Pour lutter contre l’épidémie et pour éradiquer cette peste qui les faisait dépérir, il fallait abattre les bêtes atteintes et les brûler. « Que ça pue ! s’exclama Jacques lorsqu’ils traversèrent le nuage d’odeurs porté par les vents sur leur route. — Oui, dit Fanchon pensive. Qué put lous incarnés ! Je connais cette odeur pourtant. Il me semble que j’ai déjà senti ça il y a bien longtemps. Puis, après un temps de réflexion elle ajouta : Je ne sais pas pourquoi, mais cette odeur me fait penser à monsieur Servien. Tu te souviens de monsieur Servien, Jacques ? — C’est quoi “lous incarnés” ? demanda monsieur Maculoch amusé par les mimiques de dégoût des jeunes gens. — C’est tout ce qui est pourriture ou viande en décomposition, Monsieur. »
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Cazalon, 1748 Au mois de mars, Armelle reçut une visite à laquelle elle ne s’attendait pas. Le plus jeune de ses frères la faisait demander au magasin. Lorsqu’elle se trouva face à lui, il voulut l’étreindre mais elle eut un mouvement de recul qui le dérouta. « Armelle, ne me reconnais-tu plus ? demanda-t-il étonné. — Si fait, je te reconnais. Mais, sans nouvelles depuis dix-sept ans, je pensais que ma famille m’avait totalement oubliée. Te rends-tu compte que j’ai passé la moitié de ma vie ici, sans entendre parler de vous ? — Je comprends, dit Guillaume désappointé devant cette affirmation. Je comprends. Rappelle-toi qu’à l’époque j’étais bien jeune et que nous étions tous sous la domination de notre frère Raoul. Rappelle-toi aussi que j’ai été le seul à prendre ta défense le jour où tu as été obligée de te marier. — C’est vrai, mais je vous ai maudit tant de fois, tous ! Que me veux-tu, Guillaume ? — Je ne viens t’annoncer que de tristes nouvelles. — Il y a trois ans, nos deux frères ont trouvé la mort à la guerre. Raoul, toujours fou et imprévisible avait réussi à entraîner Serge dans les armées du Roi et tous deux étaient partis combattre, en Bavière. — Je vais être dure, Guillaume. Si cette nouvelle ne me réjouit pas, elle me laisse totalement indifférente. — Je savais bien quelle serait ta réaction. J’ai voulu te le faire savoir à l’époque, mais les deux veuves s’y sont opposées.
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— Décidément, même morts, ils imposent leur loi ! Enfin ! Et c’est pour cela que tu es venu ? — Non, bien sûr. Père est au plus mal et te réclame. Il souhaite que tu lui pardonnes sa lâcheté. Mère n’est pas très bien non plus. » Armelle se mit à réfléchir. Elle savait que son jeune frère et ses parents avaient vécu sous l’emprise tyrannique du frère aîné, et qu’eux aussi avaient subi les pires humiliations de cet être violent et belliqueux. Quelque chose dans sa tête venait de se déclencher. Guillaume était resté égal à lui-même malgré le temps ; toujours aimable et compréhensif et il faisait le premier pas ce qui était une marque d’intelligence. L’appel de son père la touchait. Elle, qui ne pensait plus à sa famille depuis plusieurs années, elle qui avait tourné la page, voilà qu’aujourd’hui un sentiment d’amour filial venait l’envelopper. Elle revoyait son enfance à Pomerol, son adolescence dans la propriété familiale de Berliette, et son instinct d’émigrée lui faisait ressentir le besoin de se ressourcer. Les interdits des aînés étant caducs, elle entrevoyait la possibilité de renouer avec ses parents. « Mais, que viendrais-je faire à Pomerol ? À Berliette ? — Nous avons bien besoin de ta présence, Armelle. Nos parents sont vieux et fatigués par la vie. Ils ont besoin d’être entourés. J’ai moi-même abandonné mon métier de joaillier à Libourne pour prendre leur suite à Berliette. Oh, je n’étais qu’un simple employé en bijouterie. En ce moment, les veuves et leurs enfants veulent se séparer de tous les biens, y compris de Berliette. Seul, j’ai du mal à résister et je dois lutter très fort. Vendre ! Vendre ! Ils n’ont que ce mot à la bouche. C’est tout cela qui fait mal à père et à mère. Ils sont odieux avec nous. Je me suis dit que si nous étions deux à défendre nos parents, cela se passerait mieux. — Les chiens ne font pas des chats, à ce que je vois. — C’est vrai. Heureusement, mon épouse travaille chez un avocat qui nous est d’un grand secours en matière de droit ; sans cela, je n’ose même pas imaginer quelle serait la condition de nos parents. — À ce point ?
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— Oui ! Tout cela m’effraie parfois. Te souviens-tu de Clotilde, la femme de Raoul ? — Elle ne me paraissait pas mauvaise femme, encore que je n’aie pas merci à lui dire. — Eh bien, elle prétend que, par le fait du droit d’aînesse, elle et ses enfants sont devenus propriétaires des lieux ! Elle agit comme si nos parents n’existaient déjà plus. À croire qu’elle cherche à les faire mourir au plus vite. — Soit, tout cela est regrettable et attristant, mais vois-tu, je me moque un peu de ce qu’il peut advenir de la propriété. Chez moi, c’est ici ! Mes amis sont ma famille, et ma raison de vivre aujourd’hui, c’est cette faïencerie. — Ce n’est pas tant la propriété qui me motive reprit Guillaume. C’est le manque de respect dont souffrent nos parents qui m’empêche de dormir. Ces mots touchèrent Armelle : — Laisse-moi réfléchir quelques jours et je te ferai savoir ma décision. En attendant, en souvenir de notre enfance, je te garde à Peyrelongue. Tu me parleras de ton épouse et de tes enfants. — Je n’ai pas d’enfant.» Le lendemain, après avoir réfléchi toute la nuit, elle informait Juliette et Louis Daban, de son intention de regagner Pomerol auprès de ses parents. Elle s’absenterait quelques mois. Pomerol, Berliette, Avril 1748 Le retour d’Armelle après dix-sept ans de séparation fut très émotionnel. Ses parents pleurèrent tout leur bonheur de retrouver leur seule fille, et n’eurent de cesse que d’implorer sa clémence. Par contre, ses belles-sœurs qui souhaitaient vendre les bâtiments et les vignes pour s’établir à Bordeaux et vivre de leurs rentes telles des usurières, ne virent pas d’un bon œil la réapparition de cette héritière autrefois évincée du gâteau par leurs maris. Lorsqu’elles parlaient de cette vieille affaire à leur entourage, elles révisaient l’histoire et amplifiaient les mauvaises raisons que
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les deux frères avaient trouvées pour la “répudier”. Elles noircissaient et salissaient le personnage d’Armelle à loisir et n’oubliaient pas d’englober dans leurs médisances Guillaume qui s’opposait à leurs desseins. Pendant trois à quatre mois, Armelle laissa les commérages se propager sans chercher à se justifier ou à se disculper des odieuses calomnies. Elle partagea son temps à réconforter ses parents et à consulter l’avocat dont lui avait parlé Guillaume. Lorsqu’elle eut réuni tous ses arguments, elle organisa un repas où furent conviés les plus intimes amis de la famille ainsi que ses belles-sœurs et ses nièces et neveux. Une soixantaine de personnes répondirent à l’invitation, certaines pour revoir la jeune fille jadis connue, d’autres pour connaître la chipie annoncée par la frange hostile de la famille. À la fin du repas, des groupes se formèrent ci et là dans la maison, jusqu’à ce qu’Armelle incitât les adultes à se regrouper dans la grande salle de la somptueuse bâtisse de pierres. Son père se leva et demanda la parole en invitant diplomatiquement les plus volubiles à l’écouter. Il faut dire que le vin de la propriété avait été servi sans modération et que certains connaisseurs avaient fait honneur au nectar de la cave Berliette. « Mes amis ! Mes chers amis ! Il y a bien longtemps que pareille fête n’avait été donnée en notre maison et je vous remercie de nous avoir honorés de votre présence. Pour notre plus grande joie, notre fille Armelle nous est enfin revenue. J’en suis très ému et croyez que mon cœur bat bien trop vite pour ma vieille carcasse ; aussi, je vais laisser la parole à Armelle qui souhaite vous dire quelques mots. » Pendant que les plus intimes applaudissaient timidement et discrètement le vieillard, Armelle s’approcha du piano sur lequel elle posa la main et s’exprima avec beaucoup de douceur : « J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à revoir les visages que j’ai pu reconnaître, et j’ai eu du contentement à rencontrer ceux que je ne connaissais pas. Je ne vais pas vous importuner avec un discours pompeux sur mon passé ou sur les raisons qui m’ont
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tenue éloignée de Berliette pendant de trop longues années ; cela fait partie de mon histoire, continua-t-elle en portant son regard au-dessus des têtes de l’assistance. Je veux simplement préciser ici, que la maison qui vous accueille est encore la propriété de mes chers parents à qui je souhaite longue vie. Selon leur vœu, mon frère Guillaume et moi-même, qui sommes les héritiers en titre, venons de décider de poursuivre l’exploitation des vignes et des vergers. Il n’est donc pas question de vendre ou de disséminer quelque bien que ce soit. Me Bellambre, ici présent, a enregistré la volonté de nos parents disant que tant qu’un héritier direct sera en mesure de poursuivre l’activité, la propriété lui sera confiée. Sachez également que si un jour cette chaîne se voyait interrompue, l’ensemble des biens deviendra propriété de l’hospice de Pomerol qui en fera bon usage. Cette disposition prend effet ce jour. En tout état de cause, jamais Berliette ne sera vendue. Voilà ce que je tenais à vous dire. » À la fin de son laïus, Armelle chercha les yeux de ses bellessœurs. Elle les vit blêmir, se figer et se regarder. « Cette déclaration est immorale ! lança Clotilde, la veuve de son frère aîné. — Plaît-il ? répliqua Armelle qui attendait ce type de réaction. — Personne n’a le droit de disposer du bien familial comme il l’entend ! ajouta Benoîte, l’autre veuve. Surtout de cette façon ! — Vous dites que c’est immoral ? Qu’est-ce qui est immoral ? De confirmer à nos amis que nos parents sont encore les propriétaires de leur bien ? Est-ce de préciser que les héritiers légitimes que nous sommes, entendent prolonger l’activité de l’exploitation, qui est immoral ? — Mais c’est une infamie ! Vous n’avez pas le droit ! — Le droit ? C’est vous qui parlez de droit ? Me Bellambre vous expliquera que vous n’avez aucun droit sur la propriété. — Mais c’est ignoble ! — Ignoble ? Dites-moi, chères belles-sœurs s’il n’était pas plus ignoble, plus lâche, plus immoral de chasser la fillette que j’étais, de l’avoir jetée dans les bras d’un époux dont elle ne voulait pas, et de lui avoir fermé les portes de la famille dans le but
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mesquin de n’avoir pas à partager les biens. Est-ce cela l’ignominie dont vous parlez ? Ou bien, est-ce de chercher à dépouiller et à ruiner nos parents, qui devient un acte répugnant et immonde ? Ah ! Si vos époux vous ont habituées à vivre dans une espèce de dictature… ce temps est révolu, mesdames. — Mais, qu’allons nous devenir ? Vous ne pouvez pas ! — Si ! Nous le pouvons ! Quant à vous, vous irez gagner votre vie en travaillant. Vous ne serez pas les premières. — Oh ! Travailler ! Quelle insolence ! — Sachez que père et mère ont donné des directives à Me Bellambre afin que leurs petits-enfants se voient nantis d’une rente. Ils ne sont pas responsables de la… des fautes de leurs parents. Sur ce, à tous ceux et celles qui souhaitent poursuivre la journée en notre compagnie, soyez les bienvenus à la maison Berliette », termina-t-elle avec un sourire insolent. Prises au piège, les deux belles-sœurs ne pouvaient supporter davantage d’humiliation. Elles ne s’attendaient pas à être mises sur la sellette, ni de cette manière, ni pour ces raisons, et surtout pas en public. La gifle avait été retentissante d’autant que les invités avaient tendance à prendre fait et cause pour Armelle qui les surprenait de tant d’aplomb et qui les ravissait par son panache. Les deux femmes se retirèrent sous les regards culpabilisants des convives et, accompagnées de leur progéniture, elles quittèrent les lieux. Un seul des enfants n’avait pas suivi sa mère. Il avait dix-huit ans et s’appelait Marin. C’était l’aîné des neveux d’Armelle. « Ma tante, dit-il en s’adressant à Armelle. — Oui, Marin. Qu’y a-t-il ? Mais tu peux m’appeler par mon prénom. Tu sais, je n’accorde pas trop d’importance aux usages. — C’est ce que j’ai cru comprendre, en effet, mais, dans le bon sens, rectifia-t-il avec un sourire complice. — Qu’as-tu donc à me dire ? — Je voudrais que vous sachiez que je n’aurais pas accepté que mes grands-parents soient spoliés comme cela était envisagé. Je les aime trop et n’aurais pas laissé faire ; enfin j’aurais tenté de
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ne pas laisser faire. Permettez-moi, ma tante, de vous remercier de m’avoir dispensé d’une révolte. — Merci, Marin. J’avais cru deviner sur ton visage, l’approbation de mes propos tout à l’heure. Nous ne nous connaissons pas beaucoup mais, je pense que nous devrions nous entendre. Alors, tu ne soutiens pas ta mère ? — Je n’ai pas beaucoup d’estime pour elle, pas plus que je n’en avais pour mon père. Je ne m’explique pas pourquoi, mais j’ai trop souffert de leur égoïsme quand j’étais enfant. Peut-être aussi que ma mère aurait préféré que je sois une fille. Elle n’aime pas les garçons. Elle donne beaucoup plus d’attentions à mes sœurs et à ses nièces, et moi, je n’ai jamais été considéré, mais bon… les parents sont les parents. — Et que comptes-tu faire ? Ta prise de position va te porter du tort. — Je sais tout cela, et je suis prêt à assumer ma façon de penser. Mon souhait serait de pouvoir travailler ici, de m’occuper des vignes avec oncle Guillaume, ce que ma mère n’a jamais compris. Je n’aime pas les études… je ne suis pas fait pour cela, et je n’ai rien d’un soldat. — Eh bien ! Si Guillaume n’y voit pas d’inconvénient, ta proposition m’agrée mais, il va falloir que tu sois fort, mon neveu. Ta mère et ton autre tante ne vont pas nous faire de cadeau et elles vont te mener la vie dure. » Trois mois supplémentaires suffirent à Armelle pour mettre en place une organisation fonctionnelle qui préservait les intérêts de ses parents. Guillaume serait le gérant de l’exploitation et Marin irait apprendre le métier chez des amis producteurs pendant quelques mois avant de devenir régisseur à la maison Berliette. Cazalon, Novembre 1748 Lorsqu’elle revint à Cazalon, Armelle trouva une faïencerie en pleine effervescence.
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Fanchon avait rapporté de Bordeaux, des poncifs permettant de reproduire les motifs typiques de chez Maculoch. Il n’était plus question que la fillette se rende une nouvelle fois sur les bords de la Garonne. Ses dons naturels et sa facilité d’adaptation lui avaient permis de comprendre tous les secrets, tous les tours de main qui faisaient l’apanage des grands peintres. Il ne lui avait fallu que quelques semaines d’observation pour être opérationnelle et dessiner du “Bordeaux” avec autant de talent qu’un ouvrier chevronné. Désormais, il y aurait trois ateliers de décoration à Cazalon ; un premier qui produirait de la vaisselle blanche, rustique et pratique avant tout ; un second dans lequel se trouverait le bleu traditionnel, et un troisième qui serait consacré au “Bordeaux”. Les deux premiers ateliers se trouveraient sous la coupe de Louis Daban, le troisième serait confié à Jacques qui avait eu des contacts plus privilégiés avec monsieur Maculoch dont il avait gagné la confiance. Chaque fois qu’une foire avait lieu dans la région, João ne manquait pas l’occasion de s’y rendre afin de découvrir les nouveautés présentées par les commerçants ambulants qui venaient souvent de très loin proposer des marchandises hétéroclites. Il s’intéressait surtout aux revues techniques qu’il trouvait sur les éventaires, et il lui arrivait de passer des commandes pour des ouvrages plus scientifiques liés aux innovations qui apparaissaient en cascade durant cette première moitié de siècle. Il profitait de ces démarches pour acheter des livres d’images, extrêmement rares et plus habituellement prisés par une clientèle bourgeoise ou de ville. Ces ouvrages qui contenaient en majeure partie des croquis d’animaux ou de fruits ou autres végétaux, enchantaient sa fille Aliette qui manifestait une joie profonde chaque fois qu’elle les recevait. Privée de voix et d’audition, la frêle fillette caressait avec amour les pourtours de chaque livre et conservait pieusement tous ces cadeaux précieux que son père lui offrait. Curieusement, aussi bizarre que cela puisse paraître, elle semblait vouer un attachement particulier aux planches qui représentaient
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des scènes de batailles ou des soldats en uniformes. Cela ne découlait d’aucune logique d’autant qu’Aliette était d’un tempérament doux et placide. Cette étrangeté faisait sourire ses parents qui étaient néanmoins ravis que leur fille se découvre une passion et un sujet de plaisir qui venait adoucir les affres de son handicap. Tous ces dessins ressemblaient davantage à des croquis qu’à des tableaux et ils avaient l’avantage d’être simples à reproduire ou à copier. Un jour, à la surprise générale, Aliette arracha une page de l’un des livres qu’elle rangea ensuite avec précaution. Puis elle se rendit dans l’atelier des mouleurs, prit une boulette d’argile et se lança dans le modelage d’un cheval cabré, celui-là même qui se trouvait dessiné sur la page arrachée. Elle recommença des dizaines de fois son ouvrage avant de réaliser quelque chose de ressemblant à son modèle. Pendant plusieurs mois elle continua à chercher la perfection dans son travail et, avec abnégation et en faisant preuve d’une inimaginable patience, elle fit et défit son œuvre, toujours avec le sourire et la ferveur d’une passionnée. L’activité soutenue ne laissait pratiquement aucun répit à la petite fabrique. L’accord avec Maculoch portait ses fruits et Jacques, jeune homme de vingt-cinq ans, régissait avec brio le nouvel atelier de peinture aux motifs “Bordeaux”. Fanchon le secondait du haut de ses dix-sept printemps, fière qu’elle était d’avoir pu gravir rapidement les échelons qui l’avaient menée au niveau des meilleurs peintres qu’elle avait pu côtoyer. Surdouée, elle savait que son coup de pinceau allait, dans peu de temps, l’autoriser à signer ses œuvres. Le gendre de monsieur Béarnéguy agissait outre-mer avec une régularité de métronome et les demandes de douze services tombaient presque tous les six mois. De plus, le Conseil d’état avait eu la bonne idée, l’année passée, de taxer les faïences étrangères de vingt livres du cent, et cette mesure protectionniste profita à la faïencerie de Cazalon. Les collections particulières se firent de
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plus en plus nombreuses et le petit magasin d’exposition fut de plus en plus visité. Depuis quelques années, les créateurs en vogue dans la capitale avaient apporté dans les arts décoratifs français une touche de liberté et de fantaisie, afin de se démarquer de la sévérité du style Louis XIV et de l’esprit “Grand Siècle”. Le style “Régence” faisait tâche d’huile en France et Cazalon était touché par cette mode. Les plats et assiettes commençaient à devenir plus coquets. 1749 Au mois de février, alors qu’il aidait ses ouvriers à manœuvrer un moule très lourd contenant le biscuit d’une fontaine murale, la plus grande encore jamais réalisée à Cazalon et commandée par un riche apothicaire de Sen-Sève, Louis Daban qui s’était agenouillé dans une position délicate pour soulever la paraison, fut terrassé en plein effort par une douleur plus violente que les autres. La flèche qui lui déchira le torse cette fois-là, lui parut être provoquée par une pointe rougie au feu et il ne put se relever seul de cette attaque. Il fut transporté chez lui et le médecin fut appelé en urgence. Perclus de rhumatismes, le docteur Marvoisine qui avait cessé d’exercer hors de son cabinet, dépêcha son remplaçant qui refusa d’effectuer une saignée, méthode qu’il jugeait d’une autre époque. Il ordonna un repos total et une prise de décoctions de menthe sauvage en attendant de préconiser de nouveaux médicaments plus efficaces qu’il se proposait de concocter dans son officine. De retour au cabinet, le jeune médecin informa son prédécesseur de l’état du malade. Quand il entendit que Louis Daban était livide et qu’il souffrait d’une paralysie des membres droits, paralysie aggravée par un début d’aphasie et par une incontinence urinaire, le vieux praticien se dit qu’il pouvait compter les jours du malheureux directeur. Sa conscience professionnelle le poussa à faire atteler son sulky pour se rendre au chevet de son ancien patient qui, avec l’aide du temps, était devenu son ami. Louis Daban soupirait plus qu’il ne respirait et, entre deux aspirations espacées, il s’adressa au docteur qui avait collé son oreille
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sur le thorax du malade pour l’ausculter. Avec beaucoup de difficultés, il réussit à demander : « Vous êtes venus à deux, cette fois ? Ce n’est pas bon signe. — Ne dites pas de pareilles bêtises, et surtout, ne vous fatiguez pas inutilement. — Je sens que cette fois est la dernière. J’ai eu trop mal. — Trop mal ? C’est peut-être mieux ainsi. Il se pourrait que cette brutalité vous engage à faire moins d’exagérations et à vous surveiller. Quand vous serez sur pieds, il faudra cette fois-ci arrêter de boire, et il ne sera plus question de vous démener comme par le passé dans votre travail. — Parce que vous croyez que je vais m’en sortir ? — Bien sûr, sinon, je ne serais pas venu. — Vous mentez bien, docteur, vous mentez bien. Je sais, moi, que je ne sortirai de cette chambre que les pieds devant. — Taisez-vous, vous dis-je ! — Vous allez me rendre un service, docteur, un dernier service. Vous me devez bien cela, depuis le temps que vous ne me guérissez pas. — Je vais vous rendre un service de plus… mais pas un dernier ? — Allons, allons. Je suis conscient de ce qu’il m’arrive. — Dites toujours… si je peux vous aider. — Mais… je préférerais que nous soyons seuls. — Seuls ? Qu’avez-vous donc de si secret à me confier ? — C’est cela. Un secret. » Le docteur Marvoisine demanda à son jeune collègue de se retirer et vint s’asseoir auprès de la couche. « Que voulez-vous me confier de si important ? — Je sais que je n’ai pas le loisir d’attendre que le notaire vienne… alors, je vais vous demander de rédiger mon testament que vous transmettrez à Me Campudon. — Mais pourquoi votre testament ? Vous avez bien le temps, dit le docteur pour persister dans ses tentatives d’encouragement.
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— Ne me fatiguez pas avec ça… Écoutez-moi plutôt ! Je n’ai aucun héritier et je n’ai aucune famille. J’ai longtemps fait croire que j’avais des parents, mais en vérité, je suis un enfant abandonné qui a grandi chez les bonnes sœurs. Je voudrais que vous rédigiez un papier, simple, par lequel je donne mes biens, c’est-à-dire ma maison et tout ce que je possède, à Juliette Micaulet. — Je vais vous aider, mais sachez que je ne pense pas que cela soit urgent. » Le docteur Marvoisine s’approcha d’une table et se mit à rédiger le testament sous la dictée hachée de son patient. À la fin de cette épreuve, après qu’il eut tout dévoilé de ses sentiments intimes, Louis continua d’expliquer les raisons de son désir, comme s’il voulait s’excuser. « Vous savez, Juliette a été la femme de ma vie. Bien sûr elle n’a jamais été mienne mais, grâce à elle, un esprit féminin a meublé mon existence. Je n’ai jamais aimé qu’elle, je n’aime qu’elle et je serais heureux qu’elle devienne mon héritière. — Mais, monsieur Daban, vous n’avez pas à vous justifier, répondit le docteur gêné. — Vous seul savez mon désir, et vous seul pourrez témoigner de ma dernière volonté. Je compte sur vous, docteur. — Je vous promets d’y veiller, mon ami. » Il aida Louis Daban à s’asseoir sur son lit et lui tendit sa plume. Ce dernier ne put la pincer entre ses doigts et elle tomba sur le drap en y inscrivant un chapelet de petites taches. « Je suis gaucher, docteur. — Vous m’avez fait peur ! » dit le médecin en ramassant la plume tombée au sol. En prenant du temps, Louis Daban réussit à parapher le document de son nom et ajouta : Rédigé sous ma dictée par le docteur Marvoisine. Au lendemain de cette péripétie, il ne se réveilla pas. Il venait d’avoir cinquante-trois ans.
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L’annonce de la mort de monsieur Louis, plongea l’ensemble des employés de la fabrique dans un trouble profond et sincère. Durant ses dix-huit années de présence, tous avaient été plus ou moins ses élèves et lui vouaient une part d’estime et de reconnaissance. Ils se trouvaient un peu isolés à la suite de la perte brutale de ce directeur paternaliste qui allait laisser un vide dans les ateliers. Aucun d’eux ne s’abstint d’assister aux obsèques et leur peine commune vint emplir d’émoi la petite église de Cazalon. Lorsqu’ils apprirent que Louis Daban était orphelin, tous regrettèrent de n’avoir pas pu lui témoigner davantage de fraternité ou de compassion par le passé. Afin de lui rendre hommage une plaque commémorative, ciselée en forme de parchemin, fut fixée au-dessus la porte de la principale salle de moulage. Salle Louis Daban, Directeur et Maître potier à Cazalon. De 1731 à 1749 Ainsi, la mémoire du pionnier qui non seulement avait offert et partagé son savoir-faire mais qui avait participé au maintien et la création d’emplois précieux dans cette petite bourgade isolée dans la campagne de Gascogne, resterait vivace.
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VI Cazalon, Février 1749 Après qu’il eut authentifié et rendu officiel le document transmis par le docteur Marvoisine, dernier confident du disparu, Me Campudon convoqua Juliette et l’informa des dernières volontés de Louis Daban. « Je veux que ma maison de Cazalon et tout ce qu’elle contient revienne à Juliette Micaulet. Je souhaite qu’elle accepte cette donation et il me tient à cœur de lui être agréable car elle seule sait combien j’ai de sentiments pour elle. C’est la vie qui l’a voulu ainsi, et je tiens à ce qu’elle sache que j’ai apprécié n’avoir été ni méprisé ni éconduit par des moqueries. Je suis resté dans son ombre et j’étais ravi chaque fois que je la voyais heureuse. Puisque son destin n’était pas de m’aimer, je ne peux pas lui en vouloir et je lui souhaite de vivre longtemps et de vivre heureuse. Je sais qu’elle aura de temps en temps une petite pensée pour le vieil ami que j’ai essayé d’être et que je voudrais rester. Qu’elle me fasse simplement une toute petite place au fond de ses souvenirs ». « C’est signé Louis Daban, et c’est suivi d’une mention écrite de sa main qui précise : rédigé sous ma dictée par le docteur Marvoisine. Voilà Madame, vous êtes propriétaire des lieux. » En découvrant ces dispositions, Juliette fut confuse et très surprise. Elle mit quelques instants à réaliser ce qui lui arrivait et elle comprit que ce cadeau était une preuve d’amour sincère. Quelques larmes de miséricorde lui vinrent aux bords des cils en
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pensant à toutes les souffrances que monsieur Louis avait dû endurer face aux refus répétés qu’elle avait opposés à ses avances, puis elle finit par sourire en retrouvant dans sa mémoire le visage enamouré qu’il affichait lorsqu’il se préparait à l’une de ses malhabiles et maladroites déclarations. Juliette, João et leur fille, vinrent s’installer dans la maison qui avait été habitée par Juste Damplun et que Louis Daban avait achetée après l’arrestation du funeste bandit de grands chemins. Jacques, alors âgé de vingt-cinq ans, choisit de rester dans la maisonnette familiale dans les bois, petit gîte que son père avait acheté et en partie reconstruit et dans lequel il était né et avait failli mourir. Le jeune homme éprouvait un besoin de solitude. Juliette mit plusieurs mois à se sentir à son aise dans sa nouvelle demeure. Tout lui paraissait surdimensionné car, venant d’une habitation aux petites pièces, elle n’arrivait pas à trouver ses repères dans cette bâtisse où deux chambres étaient presque aussi grandes que sa maison de la forêt. Le nouveau logement proposait plusieurs avantages, notamment celui de se trouver à quelques pas de la fabrique, ce qui évitait à Juliette et à João de parcourir de bon matin la demi-lieue qui les séparait de leur travail, et pour l’autre, de permettre à Aliette de se déplacer de la maison à la fabrique sans encourir de danger. À quatorze ans, elle pouvait assumer sa surdité et aller seule dans les rues de la bourgade alors qu’il était risqué de la laisser partir sur les chemins de la forêt. Les mois s’écoulèrent et la qualité des productions de la faïencerie ne cessa de s’améliorer. Comme cela était courant, il y eut de nouveaux peintres qui laissèrent leur empreinte sur le tour de main des ouvriers, et aidée de Juliette, Armelle assumait avec panache et brio la gestion de l’entreprise. Concernant les opérations de moulages, Jacques avait pris les responsabilités techniques qu’assurait Louis Daban de son vivant. Il était à la tête d’un groupe d’employés qui reconnaissaient en lui charisme et compétence, en même temps qu’une
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façon humaine de communiquer, façon de se comporter qui lui avait été inculquée par João. Cazalon 1750 La moitié du siècle venait de sonner quand João réalisa que cela faisait vingt-sept ans qu’il était arrivé à Cazalon. Vingt-huit ans qu’il avait quitté son Portugal natal. Il allait avoir cinquante-six ans et la nostalgie de son pays se faisait de plus en plus présente. Dans son esprit s’installait l’envie de revoir les siens ainsi que les vieux quartiers de Lisbonne ou l’université de Coimbra. Il n’avait perdu aucune de ces images et, de temps en temps, il lui arrivait de retrouver les odeurs de la brume sur la Mer de Paille, le nom donné à l’embouchure du Tage qui l’avait vu grandir, ou bien celle si particulière des salles de l’université. Il en parlait quelquefois avec Juliette et elle comprenait les états d’âme de son compagnon. Elle voyait bien qu’il maîtrisait ses émois et qu’il ne développait pas totalement ses pensées et elle s’attendait qu’un jour où l’autre, il lui propose d’aller rendre visite à sa famille. Les choses allaient s’accélérer d’elles-mêmes grâce à un concours de circonstances fortuit. Lors d’une réception de commande pour les Antilles, João apprit que Beñat Béarnéguy était au plus mal. Comme des amitiés sincères liaient les deux hommes depuis le temps qu’ils travaillaient ensemble, João décida de rendre une visite de courtoisie au vieux basque et il proposa à Juliette de l’accompagner dans ce périple. Elle hésita comme une gamine car elle ne s’était encore jamais éloignée de Cazalon, et surtout, Bayonne lui paraissait être à l’autre bout du monde ; pensez donc, deux journées pour aller et autant pour revenir… quelle aventure ! João réussit néanmoins à la convaincre et lui prédit que ce voyage, si déplaisant fut-il en apparence, allait lui changer les idées. Ils amèneraient avec eux Aliette qui, à seize ans, était en mesure de supporter le voyage et cette décision finit de décider la maman. Pour aller, ils prendraient la diligence et pour revenir, ils utiliseraient la voie fluviale de l’Adour, si les conditions le permettaient.
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Bayonne 1750 Lorsqu’ils arrivèrent à Saint Esprit, la fille de monsieur Béarnéguy, Gaxuxa, les informa que son père était décédé la veille. João fut affecté par cette disparition. Pourtant il pouvait s’y attendre puisque son déplacement avait pour but de rencontrer une dernière fois le personnage avec qui il avait sympathisé, mais en réalité il avait voulu ce voyage car il savait qu’il allait perdre plus qu’une connaissance, plus qu’un ami. Il vouait une véritable affection à cet homme à la fois affable et jovial qui lui rappelait son père. Son émotion fut profonde et l’affligea. Le voyant déprimé, Juliette lui proposa de rester plus longtemps que prévu dans la cité qui pourtant l’effrayait tout autant que l’immensité de l’océan qu’elle découvrait, mais elle avait compris que ces quelques jours seraient nécessaires au travail de deuil de João. Cette triste occasion qui leur permit de faire plus ample connaissance avec Gaxuxa, les conduisit de surprise en surprise. Gaxuxa était la fille aînée de Beñat Béarnéguy et elle était revenue des Antilles depuis quelques mois pour accompagner son père dans ses derniers moments. Ils parlèrent de choses et d’autres, de la vie dans les îles, ce qui ne manqua pas d’intérêt pour les visiteurs venus de Cazalon, et ils en vinrent bien entendu à évoquer l’étonnante réussite du commerce de faïences outre-océan. « À présent, leur dit Gaxuxa, je vais vous étonner. Si je vous dis que vous connaissez mon mari, et l’un, et l’autre. Cela devrait vous surprendre, non ? — Comment cela ? demanda Juliette interpellée par cette déclaration. — Mon mari est devenu un véritable ambassadeur pour vos faïences, compléta Gaxuxa pour répondre à l’étonnement de Juliette. — C’est gentil de sa part de promouvoir nos productions, et dites lui que nous apprécions son bon goût, mais… — Il est originaire de Cazalon et il ne voulait pas que cela se sache. Lorsqu’il a su d’où provenaient les faïences, il s’est mis à pleurer comme un enfant à qui la lune était offerte. Il ne voulait pas
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que mon père vous en parle et il sera fâché de savoir que je vous l’ai dit, mais je crois que c’est mieux ainsi. — Il est de Cazalon ? dit Juliette avec un étrange regard. — Oui, il a quitté le bourg il y a très longtemps parce qu’il connaissait un trop lourd secret sur cette commune et parce qu’il ne pouvait plus y vivre en paix m’a-t-il dit. Il est aussi question d’une déception amoureuse dont il ne s’est jamais complètement consolé, mais ça, je ne peux pas vous en parler, c’est trop intime. — Il y a combien d’années, dites-vous ? demanda João. — Nous sommes mariés depuis vingt-quatre ans et cela faisait trois ou quatre années qu’il était arrivé à Bayonne. Cela doit donc faire vingt-sept ou vingt-huit ans qu’il a quitté Cazalon. — Mon Dieu ! Tout cela est bien étrange ! Que faisait-il quand vous l’avez connu ? Quel métier ? demanda João. — Il travaillait chez un ami de mon père, un importateur de bois, puis il est venu chez nous. C’est ainsi que… mais vous êtes bien indiscret dites donc ! João était assis. Il dodelinait de la tête en pensant à son séjour à Bayonne. — Effectivement ! Il se pourrait que… dit-il tout en restant absent. Lorsque j’ai débarqué ici, j’ai connu un jeune homme qui fuyait Cazalon et qui pourtant en parlait avec tant d’amour que je n’ai eu d’envie que d’y aller. D’ailleurs, c’est ce que j’ai fait. Attendez, laissez-moi me souvenir de son prénom… » Gaxuxa était ravie de voir la tournure que prenait son histoire et elle était heureuse à la pensée qu’elle pourrait bientôt raconter à son mari qu’elle avait rencontré “le Portugais qui fuyait les curés”. Cela faisait trois jours qu’elle avait découvert ce prénom si particulier et qu’elle avait reconstruit toute la trame de l’aventure des deux hommes. « René… non… Roger, peut-être… » continuait João en s’efforçant de retrouver le prénom de celui qui l’avait poussé à rejoindre Cazalon. Pendant qu’il réfléchissait, Juliette porta la main à sa bouche et arrondit les yeux. Elle regarda Gaxuxa dont le sourire l’encouragea à poursuivre ses pensées et à les exprimer. Elle sentit monter les larmes et prononça dans un sanglot :
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« Ainsi vous vous appelez Gaxuxa… ? André. Il s’appelle André. C’est mon cousin ! Et il était un peu mon frère ! dit-elle avant de fondre dans les bras de Gaxuxa. Dieu que je suis heureuse de le savoir en vie. Mais que je suis heureuse ! » Un long moment de silence s’ensuivit pendant lequel les gorges se nouèrent. « Personne n’a su pourquoi il avait fui avec son baluchon sur l’épaule. Il avait laissé un mot disant qu’il ne voulait plus vivre à Cazalon, qu’il fallait lui pardonner et ne pas pleurer et qu’il n’avait aucune mauvaise intention dans la tête. Personne n’a eu de ses nouvelles et puis, le temps a passé. Ses parents qui m’ont élevée en ont été très attristés. Ils ont beaucoup pleuré et se consolaient en disant qu’il valait mieux qu’il ait choisi de partir chercher une autre vie plutôt que de devenir soldat. Je me suis longtemps interrogée sur son départ sans jamais trouver de réponse, et… Oh ! Que ce jour soit béni ! — C’est bien cela ! C’est André, reprit João. Nous étions tous deux perdus dans cette ville et nous nous sommes rencontrés dans les tavernes… que le monde est petit tout de même. Il voulait partir loin de son pays. C’est heureux qu’il ait pu accomplir son rêve. — Attends ! dit Juliette en sortant de son moment de bonheur. Tu dis que tu as connu André avant d’arriver à Cazalon ? Toi, João ? — Oui, c’est même grâce à lui que j’ai choisi de me rendre à Cazalon. — Voyez-vous ça ? C’est inimaginable. Nous sommes trois individus qu’aucun lien direct ne rapprochait et nous voilà à parler d’une seule et même personne qui nous est commune. — Et qui a compté dans chacune de notre vie, précisa João. — Et tu n’en as jamais parlé ? demanda Juliette, non dans un souci de réprimande, mais plutôt avec du regret de n’avoir pas pu changer le cours de la vie d’André. Si nous avions su qu’il était à Bayonne, peut-être aurions-nous pu le ramener vers sa famille… — Tout cela est bien loin, Juliette, et les destins sont faits pour s’accomplir. Les choses sont bien ainsi. — Et nous avons trois enfants, annonça Gaxuxa radieuse. Un garçon de vingt ans, Beñat, comme son grand-père et qui est
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propriétaire terrien à Case Pilote ; une fille de dix-huit ans, Maïlys, sur le point de se marier, et Georges qui a quinze ans et que vous connaissez. Il m’a accompagnée. Il est le premier de mes enfants à découvrir la France. — À présent, je comprends, dit Juliette. J’ai bien vu cette ressemblance frappante quand j’ai aperçu le visage de Georges, ça m’a même choquée, mais je ne pouvais pas imaginer à quel point j’étais dans le vrai. Quelle histoire… Va-t-il revenir un jour ? — Je ne sais pas. J’avais espéré qu’il fasse le déplacement avec moi, pour être à mes côtés dans cette épreuve, mais il a décidé de rester au pays… pour le commerce. Vous savez comment sont les hommes d’affaires “Ton père ne peut pas mourir, disait-il pour se justifier. Pas cette fois-ci !” Peut-être qu’à l’avenir les choses vont changer et qu’il sera plus enclin à quitter ses habitudes… Je l’espère en tout cas, et peut-être qu’il pensera différemment quand je lui parlerai de notre rencontre. » Georges et Aliette sympathisèrent dès leur première rencontre. Juliette avait expliqué que sa fille était différente des autres, mais qu’elle pouvait tout comprendre pour peu que l’on s’efforçât de trouver les bons gestes ou les bons regards pouvant expliquer un mot ou une attitude. Georges l’avait accompagnée au bord de l’océan où la fillette avait exprimé son émerveillement devant l’immensité qui s’étalait devant ses yeux, et Georges avait eu la patience d’expliquer qu’il vivait dans une île, de l’autre côté de ces flots, et qu’il avait fait le voyage sur un navire identique à ceux qui étaient accostés au port. Il s’était aidé de dessins tracés sur le sable de la plage, et Aliette avait accepté cette leçon de géographie sans se poser de question. Tout autre enfant sortant pour la première fois de sa vie d’un petit hameau de l’intérieur des terres, aurait trouvé le récit de l’adolescent extravagant et surtout invraisemblable. Beaucoup d’enfants, oui, mais pas Aliette. Elle possédait une intelligence hors du commun malgré son handicap, et cette capacité à comprendre et accepter les nouveautés et les découvertes lui venait de son père. Comme lui, elle était curieuse de tout et elle avait appris à reconnaître quelques mots en se plongeant dans les revues
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techniques que João lui faisait découvrir. Les planches de croquis et les images des documents suffisaient à éclairer l’esprit de la fillette qui emmagasinait les explications avec une facilité déconcertante. Lorsqu’ils apprirent que des liens de parenté éloignée les unissaient, les deux enfants partirent dans un fou rire incontrôlé qui les emmena aux larmes et qui fit un plaisir extraordinaire aux parents. Ne serait-ce que pour cela, Juliette ne pouvait plus regretter son déplacement à Bayonne. Mars 1750 Au cours d’une des promenades qu’il effectuait dans la soirée pour laisser aux femmes le loisir de parler chiffons ou cuisine, João remarqua qu’un navire de commerce amarré au port portait un nom portugais Fado Da Bragança. Il arpenta plusieurs fois le quai, de la poupe à la proue du bateau pour se faire remarquer des matelots, et dès qu’il le put, il entama la conversation avec un vieux marin à la peau burinée qui observait son manège depuis quelques minutes. Le bateau et l’équipage venaient de Lisbonne. « Je suis de l’Alfama, dit João avec nostalgie. » Malgré les années passées sans prononcer un mot de portugais, João retrouva instantanément le vocabulaire de son enfance et prit un plaisir magistral à s’exprimer. Voyant le bonheur qu’il affichait, d’autres membres de l’équipage se mêlèrent à la conversation et le capitaine, qui en fait connaissait aussi l’armateur Béarnéguy, l’invita à rejoindre sa carrée où il lui offrit un verre de “vinho verde” qui lui tira les larmes. Les deux hommes eurent tôt fait de sympathiser et se donnèrent rendez-vous le lendemain soir pour dîner dans une taverne du vieux Bayonne. Très vite au cours de ce repas, João vint à l’essentiel de sa curiosité. Il questionna Don Bartolomeo sur la manière dont vivait aujourd’hui le Portugal, pour savoir si les mœurs avaient changé
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ou si elles avaient évolué depuis son départ. Il apprit que le vieux monarque, Jean V, s’était maintenu au pouvoir en apportant son soutien à l’église et aux jésuites qui continuaient à terroriser la population à travers les pratiques de l’inquisition, et qu’il était mort l’année passée, après s’être contenté de mener, lui et sa cour, un train de vie fastueux durant son long règne grâce à l’afflux des richesses provenant du Brésil. Selon Don Bartolomeo, qui paraissait s’intéresser de près à la politique de son pays, tout allait bientôt changer car le successeur de Jean V, son fils Joseph, était totalement l’opposé de son père et déjà, les jésuites étaient dans le collimateur du jeune Roi. « Un Roi qui veut réduire le pouvoir de l’église ? Ce n’est pas un changement, c’est une vraie révolution. Il n’y parviendra pas, dit João. — Oh ! Il n’est pas seul à vouloir cela. Si je parle si savamment de politique, c’est parce que j’ai la chance de connaître un des nouveaux ministres ; je ne suis pas son confident, rassurez-vous, mais nous sommes nés dans la même rue du quartier de Estrela, c’est pour cela que je m’intéresse à lui. Mon père était au service du sien. — Dans ce cas, je comprends votre intérêt. — Sébastiào José de Carvalho Pombal. Il était ambassadeur à Londres puis à Vienne. — Pombal ? Pombal ? Si ça se trouve, je le connais, ajouta João qui se souvenait vaguement de ce nom qu’instinctivement il rattachait à l’université de Coimbra et à la dispute qui était la cause de son exil. — Mais, vous-même, pourquoi êtes-vous parti du Portugal ? finit par demander Don Bartolomeo. — J’ai eu le tort de vouloir aider un ami qui s’était compromis avec des penseurs fous de l’église et qui en est mort. Cela m’a valu la même condamnation, sans jugement. D’ailleurs, sans l’aide d’un autre camarade qui m’a prévenu à temps, j’aurais été moi aussi lynché pour avoir osé ne pas penser comme eux. Je ne sais même pas si mes parents ont été ennuyés à la suite de mon départ. Pour ne pas leur porter tort, je ne leur ai jamais donné signe de vie. Cette pensée me ronge depuis vingt-huit ans.
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— Monsieur, je comprends votre peine et je devine à vos propos que nos points de vue vis-à-vis de la religion se rejoignent quelque part. En ce qui me concerne, les voyages m’ont amené à voir les choses d’une autre manière et j’ai complètement dégagé mon esprit de ces croyances qui transforment les hommes en esclaves civilisés. Si je peux vous rendre service, je suis votre serviteur. Je vous propose de me renseigner sur votre famille et de vous en parler lors de mon prochain passage à Bayonne. Je dois revenir dans deux ou trois mois. » João semblait hésiter. Son regard était perdu et trahissait une profonde réflexion. Peut-être se demandait-il si cet homme était sincère ? Ne lui tendait-il pas un piège afin de le faire chanter ou de le dénoncer ? Cette vieille crainte de la délation était toujours ancrée dans son esprit. Don Bartolomeo vit le doute s’installer dans le regard de João et le comprit : « Libre à vous de me donner la permission d’aller trouver votre famille. C’est vous qui allez, ou non, m’indiquer leur adresse. Je ne vous demande rien en échange. Vous êtes un ami de monsieur Béarnéguy, et cela me suffit pour vous trouver sympathique. Quoi qu’il en soit, je respecterai votre volonté sans vous juger. J’ai aussi des parents que je ne vois qu’épisodiquement et je ne voudrais pas qu’il leur arrive quelque ennui à cause de moi. Réfléchissez, je ne lève l’ancre que dans deux jours. — Vous avez toute ma confiance, Don Bartolomeo ; et sans réserve. Dans trois mois, dites-vous ? Dans trois mois vous serez de retour ? demanda João rêveur. — Oui, si tout va bien, évidemment ! Je sais qu’une cargaison de bois, d’épices et d’étain m’attend à Lisbonne pour être transportée partie à Bayonne et partie à Bordeaux. Je ferai donc obligatoirement un passage dans ce port. — Accepteriez-vous un passager ? demanda abruptement João. Si vous pensez que je peux débarquer incognito à Lisbonne, je ferai le voyage et vous serez mon sauveur. » Cette décision prise au pied levé contraria Juliette qui allait devoir rentrer seule avec sa fille à Cazalon, mais, elle ne s’opposa
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pas au voyage de João car elle savait combien cette étape était importante et capitale pour son compagnon à ce moment de sa vie. Elle savait qu’elle allait passer trois mois d’inquiétude et d’angoisse tant qu’il ne serait pas de retour… si tout se passait bien, mais elle savait que le moment était venu de vivre cette aventure, cette séparation. Lisbonne, Avril 1750 Le navire ne mit qu’une vingtaine de jours à atteindre les côtes portugaises. L’océan se montra calme et un vent glacial venu du nord gonfla régulièrement les voiles avec bonheur. Dans le milieu de la quatrième semaine, il doubla le Cabo Da Roca à l’ouest de Lisbonne, et s’engagea dans l’embouchure du Tage. En passant à hauteur de la Tour de Belém, João pleurait. Il connaissait tous ces lieux qui avaient été les terrains de jeux ou de promenades de son enfance, et son émotion se décuplait car il se rappelait la peine qu’il avait connue, vingt-huit ans plus tôt, lorsqu’il avait vu défiler ces images le jour de sa fuite. Très vite le Monastère des Jerónimos fut dépassé. Seul un petit foc avait été hissé et dans une heure, peutêtre moins, l’enfant de Lisbonne poserait le pied sur la terre de son pays. Le Fado Da Bragança mouilla le long de la Ribeirinha, au quartier des docks, et les hommes purent enfin débarquer. Impatient de retrouver les siens, João, vêtu d’habits de marin empruntés afin de rester discret, se hâta vers les entrepôts de l’entreprise de son père qui se situaient place Dinis 1er, à moins d’une demi-lieue en remontant le Tage. La maison familiale se trouvait sur les hauteurs de l’Alfama, près du Castelo São Jorge ; la distance n’était guère plus grande mais, il redoutait un peu de s’y rendre derechef ; il venait de penser qu’en un quart de siècle, beaucoup d’événements avaient dû survenir et il craignait de découvrir trop brutalement la réalité. Il retrouvait les odeurs de la Mer de Paille qui séparait Lisbonne de Cacilhas, et la moiteur de l’air d’avril lui était familière.
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Lorsqu’il arriva place Dinis 1er, il hésita une dernière fois. Il s’avança en baissant la tête puis il leva doucement les yeux vers la façade du bâtiment et constata avec stupeur que le nom de son père ne figurait plus sur le fronton au-dessus des lourdes portes de chêne. Il s’était tellement préparé à revoir les choses dans l’état où il les avait laissées, qu’il mit quelques secondes à réaliser que les deux noms qui remplaçaient le sien, étaient ceux de ses beauxfrères. Soulagé il s’assit sur la pierre d’angle d’une maison et ferma les yeux pour mieux s’imprégner des senteurs mêlées venant de toutes les ruelles qui débouchaient sur cette place. Lorsqu’il les ouvrit, il vit arriver une voiture légère d’où descendit une dame alerte et bien vêtue. Elle se trouvait à une trentaine de mètres de lui et, après qu’elle eut fait quelques pas en direction des portails de chêne, elle s’arrêta, se tourna comme si un esprit malin, comme si une force surnaturelle ou une onde magnétique le lui commandait. Visiblement elle avait repéré cet homme bizarrement vêtu qui la regardait insolemment, et elle en était troublée. Lui l’avait reconnue, mais les battements de son cœur et les larmes de bonheur qui noyaient ses yeux l’empêchaient de discerner les plis de ce visage qui portait les mêmes traits que les siens. Lorsqu’il vit sa sœur Alizia s’effondrer, João accourut et fut le premier à la serrer dans ses bras. Les passants venus au secours de la victime s’étonnèrent qu’un miséreux puisse être assez indélicat pour profiter de la situation en déposant indécemment des baisers sur le front et sur le visage de la dame, mais lorsqu’ils virent les sanglots mêlés de larmes sur ses joues, ils comprirent toute l’émotion qui émanait de cette scène et devinèrent que ce couple, pour le moins disparate, avait de bonnes raisons de s’enlacer et de se bécoter sans retenue en public. « João ! C’est toi ? » entendit-il derrière lui. Il reconnut la voix de Manuel, son beau-frère mais, comme il se trouvait dans l’incapacité de prononcer un son, il tendit sa main dans son dos et ressentit toute la fraternité que lui témoignait la paume qui vint à sa rencontre. Les retrouvailles furent attendrissantes. La fraîcheur des murs et le silence ajoutèrent du charme et de la tendresse à l’ambiance
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feutrée du chai. João apprit que son père était décédé quelques années après son départ, et il comprit que son beau-frère mentait lorsqu’il tenta de préciser que la mort du père n’avait rien à voir avec le départ du fils. La mère de João avait rejoint son époux l’année suivante après avoir passé son temps à pleurer ce fils perdu et son mari disparu. Heureusement, Manuel avait de bonnes nouvelles à annoncer à son beau-frère et il le fit sans tarder : « João, ton ami Emrique est venu plusieurs fois demander de tes nouvelles. — Emrique… Mon Dieu ! Cela me fait plaisir de le savoir en paix. Comment va-t-il ? — La dernière fois qu’il est venu remonte à quelques années, et il allait bien. Il a de très bonnes choses à t’apprendre, mais ne sachant où te trouver nous n’avons pu te contacter. Pour ma part, quelque chose me disait que tu étais vivant, mais je te croyais au Brésil ou dans une région d’Afrique, en tout cas, je ne serais pas allé te chercher en France. Je suis content que tu sois revenu, d’ailleurs, tu nous vois heureux et rassurés. Nous n’avons pas oublié le sacrifice que tu as fait en nous aidant avant de reprendre tes études et d’ailleurs, cette entreprise est encore la tienne. Nous avons toujours raisonné comme si tu avais été présent… par intuition, et nous en sommes fiers. Sache que ta place est toujours parmi nous. — Merci, Manuel. Tout cela me fait chaud au cœur, mais il y a si longtemps… Cependant, à toi je peux le dire sans détour, ma vie est ailleurs. Là-bas, j’ai une compagne, une fille et un fils qui m’attendent dans un pays où je suis libre alors qu’ici, tu sais bien que je ne peux ni bouger ni sortir à cause de cette histoire avec l’église. Je suis condamné ! — Justement non. J’aurais préféré qu’Emrique te l’apprenne lui-même. Tout cela est oublié et… depuis le début. — Comment cela ? demanda João interloqué par cette révélation. — Emrique te racontera tout cela dans le détail. Je n’ai pas le droit de lui voler ce plaisir, mais sois sans crainte, tu peux sortir sans problème et aller chez lui, à Mafra.
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— Tu veux dire que rien ne s’est passé après mon départ ? J’ai toujours vécu en me sentant coupable des sévices que vous avez endurés ici, et… — Rassure-toi mon ami. Ce que je peux en dire, c’est que consécutivement à ta fuite, ton père a été jeté dans les cachots du Castelo São Jorge pendant deux mois, et c’est avec l’aide des frères du couvent de São Vicente Da Fora que nous avons pu le faire libérer. Je crois même savoir que l’histoire s’est mal terminée pour les tortionnaires de votre ami Joachim. » Tout s’emmêlait dans la tête de João. Il ne savait plus s’il fallait accuser ou rendre grâce au destin qui avait changé sa vie à la suite de la malheureuse soirée de dispute de Coimbra. Il ne savait plus s’il fallait se féliciter de s’être enfui jusqu’à Cazalon ou s’il fallait regretter de ne pas avoir continué à vivre en famille à Lisbonne ; s’il fallait regretter de n’avoir pas poursuivi des études scientifiques ou se féliciter d’être devenu un ouvrier compétent dans un milieu modeste où il jouissait de la haute considération de tout son entourage ; fallait-il se reprocher de n’avoir pas donné de nouvelles ? Les arguments fusaient confusément dans sa tête et il n’arrivait pas à se positionner en faveur de l’une ou l’autre éventualité. Pour couper court à tous ces raisonnements malsains qui le poussaient à choisir entre deux situations déchirantes, il décida de partir pour Mafra, distante d’une dizaine de lieues, à la recherche de la voix qui allait lui apporter la paix et la sérénité. Comme tous les innocents, il avait besoin d’entendre prononcer sa non-culpabilité afin de vivre sans cette obsession harcelante qui hantait tous ceux qui se trouvaient contraints par le joug de calomnies ou de diffamations. Lorsqu’il arriva à Mafra il n’eut aucune peine à retrouver la maison de son ami Emrique. Il se rappelait qu’il fallait contourner la halle située au centre de la cité, suivre l’artère principale puis tourner deux rues plus loin pour arriver devant la grille fermant le jardin de la bâtisse qui l’avait accueilli lors de ses retours de Coimbra. Il se fit annoncer par le serviteur venu à sa rencontre et fut introduit dans un salon cossu où le reçut Irinéa, la femme de Don Emrique Conceção.
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« Entrez monsieur João. Mon époux est au tribunal et je l’ai fait prévenir de votre présence. Il m’a souvent parlé de vous, et j’ose à peine imaginer la joie qu’il aura de vous revoir. » Moins de deux heures après, Emrique arriva à bord d’une petite voiture conduite par un cocher qui avait reçu l’ordre de faire galoper le cheval. Les deux amis s’étreignirent longuement et silencieusement, puis se regardèrent avec une incrédulité partagée. « Ce jour comptera parmi les plus beaux de ma vie, ami. J’ai longtemps cherché à te joindre pour t’informer de la suite des événements, mais il m’a été impossible de trouver la moindre piste. Quel gâchis ! Je m’en suis toujours voulu de t’avoir poussé à partir trop vite. — Il ne faut pas te sentir coupable, Emrique. Nous ne pouvons pas refaire l’histoire. Quoi qu’il en soit, je te remercie pour tout et je ne te remercierai jamais assez d’avoir pris des risques en venant me prévenir du danger. — Mais il n’y avait pas de danger, c’est bien là le drame. — Peut-être, mais au moment des faits, tu ne le savais pas plus que moi. Je n’ai pas de raison de t’en vouloir. Dis-moi plutôt ce que tu as à m’apprendre. — Tu ne peux pas savoir combien je suis soulagé de te savoir en vie et de savoir que tu me pardonnes. — N’en parlons plus. Dis-moi tout plutôt ! Je suis impatient de savoir. — Eh bien ! Cette histoire qui a coûté la vie à notre malheureux Joachim s’est mal terminée pour les fous de Dieu. À la suite de l’incident, je ne suis pas retourné à Coimbra ; j’ai eu la chance de pouvoir reprendre mes études de droit à la faculté de Lisbonne et il m’a été possible de faire état disons de… de la tragédie de Coimbra. C’est devenu un cas d’école, et son étude a démontré que tous les participants à l’assassinat de Joachim étaient coupables d’abus de pouvoir. Aussi, mes professeurs ont tenu à ce que je porte l’affaire devant les tribunaux du royaume afin de forcer l’église à réagir et à punir ses abus. Tous ont été condamnés. Le fanatique de Coimbra qui avait monté l’affaire en épingle a été exilé vers un bagne dans le désert d’Afrique, et l’enquête a
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démontré que l’abbé qui présidait le jury d’inquisition, avait ordonné au bourreau de faire en sorte que le pilori devienne un instrument de mort. Il a été démis de ses fonctions et envoyé aux barbaresques. À l’époque l’affaire a fait grand bruit mais hélas, il était trop tard pour Joachim et pour toi. Ce qui est certain, c’est que les cours de théologie dispensés à Coimbra sont depuis surveillés et ont été expurgés de certaines pratiques un peu trop intolérantes. J’espère que là-bas, dit-il en pointant son index vers les nues, j’espère que notre ami savoure cette victoire. — Alors, cela veut dire que je n’ai plus rien à craindre ? — Non rien ! Je peux t’assurer que tout est oublié. » João s’assit et resta prostré sur sa chaise. Pour respecter cette méditation, son ami lui laissa quelques moments de solitude et finit par le rappeler à la réalité : « Si seulement nous avions su où te chercher… » De retour à Lisbonne, il était réhabilité et cela donnait un autre sens à sa vie. Il pouvait aborder les retrouvailles avec sa famille l’esprit dégagé et sans appréhension. Pendant un mois il vécut dans un nuage de bonheur entouré des siens. Il raconta de quelle manière il était arrivé en France et quelle y était sa vie, et il parla de Juliette, la compagne qui lui avait donné une fille. Lorsque le Fado Da Bragança fut prêt à appareiller, il fallut bien embarquer, et quand le bateau lourdement chargé gonfla ses voiles et se souleva dans les vagues en passant devant les maisons cossues de Cascais, João était un autre homme. Il n’était plus un fuyard, il n’était plus un paria. Il savait sa famille portugaise en paix et tout semblait démontrer que les mœurs allaient rapidement changer dans ce pays, de plus, puisque Don Bartolomeo consentait à devenir le maillon qui allait relier les uns et les autres, une nouvelle vie allait commencer.
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VII France, Juillet 1750 Le navire mouilla à Bayonne un matin du mois de juillet et João rendit une visite de politesse à la fille de Bénat Béarnéguy avant de reprendre la route de Cazalon. Il apprit qu’elle et Georges allaient repartir dans un mois pour les îles, sur un navire qui se rendait directement aux Antilles, ce qui était extrêmement rare car la plupart des armateurs, peu scrupuleux, n’hésitaient pas à rentabiliser leurs expéditions en pratiquant le “commerce triangulaire” qui consistait à embarquer en France de la verroterie, des armes et des bijoux sans valeur qu’ils échangeaient contre des esclaves auprès de négriers sénégalais sur les côtes africaines. Le voyage se poursuivait ensuite vers les Antilles où les survivants du fret humain étaient extraits des cales mouroirs et devenaient monnaie pour payer les cargaisons de sucre, de vanille et différents produits tropicaux destinés à être revendus dans notre beau royaume. Après le départ de João pour le Portugal, Juliette avait prolongé d’une semaine son séjour à Bayonne. Elle avait cédé aux supplications d’Aliette qui avait trouvé en Georges un compagnon de jeu bienveillant et assez intelligent pour la comprendre et l’aider. Quelque chose de profond s’était établi entre les deux enfants et si le bonheur se lisait dans leurs sourires lorsqu’ils étaient réunis et qu’ils couraient sur les quais de la Nive ou de l’Adour ou encore sur le sable de la plage, depuis leur séparation, la nostalgie avait pris possession de leurs âmes. Ils avaient subi la déchirure imposée par la vie en gardant au fond d’eux-mêmes la profondeur de leur tristesse, et depuis le jour de leur séparation, leurs âmes restaient écorchées.
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Georges profita du passage de João pour lui parler d’Aliette et lui dire combien il était devenu son ami. Il lui raconta tous les moments passés avec elle et à la façon dont il parlait, João n’eut aucune peine à deviner que le jeune garçon était tombé amoureux de sa fille. Touché par la sincérité de l’adolescent, il sourit et se dit que cela ne pouvait être que passager… Ils étaient bien jeunes, mais pour autant, c’était de leur âge. Son retour à Cazalon rassura sa famille et ses amis. « Jamais plus je ne te laisserai aller seul ! lui annonça Juliette. J’ai eu trop peur. Tu ne peux pas savoir. Depuis que tu es parti, je n’ai dormi que deux ou trois heures par nuit, et encore, les nuits où le sommeil voulait bien venir me trouver. » Pour lui faire partager son contentement, tout en lui tenant la main qu’il caressait machinalement, João lui raconta point par point son voyage et le bonheur qu’il avait connu pendant le mois passé à Lisbonne entouré des siens et de ses amis. Libéré de toute inquiétude, il raconta enfin pourquoi il avait fui son pays et il parla de sa joie d’avoir pu retrouver son cher Emrique. Il raconta de quelle façon il avait appris qu’il n’était plus proscrit, et il expliqua la jubilation d’avoir pu se montrer au grand jour, d’avoir pu, sans se cacher, parcourir toutes les ruelles de l’Alfama comme quand il était enfant, comme quand il jouait dans ce quartier paisible où tous les gens le connaissaient et le saluaient, même si cette fois-ci, rares furent ceux qui le reconnurent. Juliette se rendait compte qu’il était changé. Contrairement au passé, il parlait de Lisbonne sans mélancolie. Tout était différent. Cette fois, il souriait. « Cela fait plaisir de te voir si heureux, lui dit-elle quand il eut fini. — Tu ne peux pas t’imaginer à quel point je me sens bien, confirma-t-il. En plus, je vais avoir régulièrement des nouvelles
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par Don Bartolomeo. Juliette, je vais te faire connaître le Portugal. Je vais t’emmener à Lisbonne. — C’est donc cela que tu t’es mis en tête ? — Juliette, je ne partirai plus seul. Tu viendras avec moi ainsi qu’Aliette, bien entendu. — Tu es fou ! Et que devient Jacques… et nos amis ? — Jacques… et bien je lui demanderai de m’accorder la main de sa mère. — Arrête, idiot. — Juliette, ce n’est pas demain que nous partirons pour Lisbonne, poursuivit-il. Nous aurons le temps d’en parler. — Et notre travail à la faïencerie ? Qui va le faire ? — Quel âge as-tu, Juliette ? Moi j’ai déjà cinquante-cinq ans. — Oh ! Tout de même ! Ne me dis pas que je suis vieille. — Bien sûr que non. Mais je préfère penser que d’autres peuvent nous remplacer dans notre tâche, alors, autant que nous finissions notre vie de belle manière. Je suis certain que ma famille te plaira et puis, la vie à Lisbonne est totalement différente de celle que nous connaissons ici. Au fait, dit-il en sautant du coq à l’âne, j’ai rapporté quelques oxydes dont se servent les peintres portugais. Je vais travailler avec Fanchon pour trouver les bonnes cuissons. Si nous arrivons à les maîtriser, peut-être deviendrons-nous des créateurs renommés. » Juliette ne répondit pas. Elle entendait un João ambitieux. Un homme neuf, dans la tête de qui était né un projet qu’il n’abandonnerait plus, et en même temps elle retrouvait un João fier d’apporter son aide au devenir de la faïencerie. Elle décida sagement de se donner quelques jours avant de réagir à cette nouvelle donne qui risquait de modifier ses relations avec son compagnon. Les poudres ramenées portaient des noms bizarres : l’antimoine de potassium qui donnerait le jaune, et donc le vert par combinaison avec le bleu, et une nouveauté ; l’oxyde de manganèse, qui devrait, en fonction des conditions de cuisson, produire du mauve ou du marron tirant sur le rouge.
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Ces cadeaux firent sensation à Cazalon et, contrairement à ce qu’avait imaginé João qui était influencé par ses quelques connaissances de chimie et de physique, les appellations savantes de ces nouveaux produits n’impressionnèrent pas les peintres qui en parlèrent en terme de couleurs et avec des mots simples : bleu, jaune, vert… et manganèse. Fanchon fut chargée d’étudier ces oxydes. Elle essaya de multiples mélanges et travailla avec João sur des gammes de montée en température adaptées. Cette recherche empirique prit beaucoup de temps parce que pratiquée parallèlement avec des fabrications traditionnelles. Il fallut une grosse année pour obtenir et surtout reproduire les premiers résultats positifs. 1751 Au mois d’août, João convia cérémonieusement tous les employés à assister au défournage d’une série dans laquelle se trouvait le premier pichet décoré aux quatre couleurs. Le motif représentait un bouton de rose stylisé, mais très ressemblant, à ceci près que sa couleur générale tirait vers un brun rougeâtre. Fanchon avait utilisé l’oxyde de manganèse pour obtenir cette couleur, mais elle restait insatisfaite. Il lui faudra délayer davantage le pigment dans l’eau et harmoniser les autres teintes du motif afin de mettre en exergue la nuance brune recherchée ; une longue tige épineuse verte serpentait jusqu’au bas du pichet et en arrière-plan de la rose, Fanchon avait dessiné la moitié d’une marguerite jaune et des petites fleurs ressemblant à des pois. Néanmoins, cet objet se distinguait par l’éclatante vérité du dessin. Sur cette pièce unique, l’idée de génie de la décoratrice, avait été de cerner chaque élément du motif par un trait foncé obtenu avec de l’oxyde de manganèse à peine délayé. Plus tard Fanchon apprendra qu’elle aura été une des premières à dessiner des motifs chatironnés. Jusque-là, les décorateurs se contentaient de déposer les ombrages en se guidant aux repères laissés par le poncif, papier sur lequel était tracé le décor dont les pourtours étaient perforés de trous d’épingle. Les dessinateurs appliquaient le poncif à l’endroit choisi puis, au moyen d’une poncette, petit sac
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empli de poudre de charbon, ils tapotaient le papier pour que la poussière noire, en passant au travers des perforations, vienne marquer les bords du dessin sur la pièce à décorer. Cette technique permettait de reproduire sur plusieurs pièces le même motif en le disposant selon des orientations différentes. Pour maîtriser sa nouvelle technique, Fanchon avait secrètement utilisé des plumes de bécasse en guise de pinceau, et l’effet final rendu par le dessin était remarquable. Une nouvelle école naissait et Fanchon qui ne voyait pas l’intérêt de travailler à l’aide d’un poncif, « sous la domination d’un bout de papier », disait-elle, allait imposer un style qui demanderait aux peintres de devenir de vrais artistes, de vrais créateurs, et personne ne pouvait présager que cette intuition allait consacrer la petite fabrique de Cazalon parmi les fleurons de la faïencerie française du XVIIIe siècle. À l’ouverture du four, émerveillés, les employés applaudirent le chef-d’œuvre qui non seulement les valorisait mais qui, quelque part, allait les motiver. João était satisfait d’avoir découvert un tour de main qui permettait de fondre et de lier l’ensemble des pigments sans que l’un ou l’autre se trouvât dénaturé. Pour lui, cette réussite n’était qu’une modeste contribution au travail réalisé et il laissait tout le mérite et toute la gloire à la virtuose qui avait dessiné et peint les motifs chatoyants. Contrairement à l’humilité de João, la fierté de Fanchon avait quelque chose de malsain, et son comportement vis-à-vis de ses collègues était dérangeant. Elle était sans conteste la vedette de l’atelier, elle le savait et le montrait bien. Elle paradait autour du pichet, orgueilleuse et vaniteuse, en le caressant du bout des doigts, ne permettant à personne d’autre de l’effleurer. Lorsqu’elle daignait adresser la parole à ceux qui hier encore étaient ses semblables, c’était avec morgue et avec arrogance qu’elle parlait de son savoir-faire, de sa main bénite, de son talent et de son génie, et pour comble de suffisance, elle n’hésitait pas à ajouter pour marquer sa supériorité : « De toute manière, il n’y a que moi qui pouvais produire ça ! C’est moi qui suis allée à Bordeaux ! »
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Jacques était à ses côtés et buvait ses paroles en souriant, comme l’amoureux béat qu’il était devenu. Lorsqu’il l’avait accompagnée chez Maculoch, il était un homme de vingt-trois ans et elle n’était qu’une enfant devant se perfectionner et qu’il devait protéger. À cette époque, elle n’était pour lui qu’une petite sœur et il n’y avait pas eu de sentiment particulier entre les deux jeunes provinciaux qui s’étaient retrouvés perdus dans la capitale agitée et qui ne se perdaient pas de vue, tels deux chiots fraîchement éloignés de leur mère. Mais la Fanchon d’autrefois sage, timide et réservée, avait pris de l’assurance et était devenue une femme calculatrice, et hautement ambitieuse. Très vite après son retour, elle se savait en âge de se marier et avait intuitivement deviné comment elle pouvait se servir de ses charmes pour faire perdre la tête aux hommes, et c’est sans mal que, telle une araignée méticuleuse, elle avait tressé sa toile autour de Jacques qui représentait le meilleur parti de toute la contrée. Il était le fils de Juliette, et Fanchon avait calculé que cet héritier en puissance dirigerait un jour la faïencerie, et pourquoi pas, en deviendrait le propriétaire car intuitivement, elle pensait qu’Armelle ne serait pas assez solide pour mener seule la faïencerie. D’ores et déjà, elle se jurait d’être la patronne, avec ou sans Jacques. Pour l’heure, ce dernier représentait un tremplin incontournable dans son œuvre de conquête. Convaincue de cette perspective, elle se mit à tourner autour de sa proie telle une chatte et, d’œillades en frôlements, de regards en minauderies, de gestes feignant la maladresse en contacts plus appuyés, elle réussit à appâter sa victime… que dire à l’appâter, à l’affamer ! Cela faisait deux ans que Jacques était dans les filets qu’elle avait tendus pour le capturer. À plusieurs reprises, elle lui avait fixé des rendez-vous galants durant lesquels elle avait joué sur la naïveté de son compagnon pour le rendre encore plus candide et Jacques, ingénu et confiant, avait été jusqu’à formuler une demande en mariage en adoptant la voie traditionnelle qui était de mise dans la région, c’est-à-dire en se faisant le porte-parole d’un très virtuel ami. Un soir, en surmontant sa timidité, il lui avait dit :
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« Fanchon, je te connais quelqu’un qui serait bien aise de t’épouser. — Ah ! Et qui donc se croit autorisé à dire pareille bêtise ? — Je te le présenterai un jour, mais, tu as raison, il est présomptueux de te vouloir pour femme. Il est plus âgé que toi, gagne chichement sa vie et aura du mal à te combler comme la daùne que tu seras un jour. Il ne possède rien d’autre que ce que lui laisseront ses parents. — Est-il beau garçon au moins ? Devrai-je, en plus, devoir le surveiller pour ne pas que les autres femelles me le prennent ? — Toi seule pourras dire s’il est de ton goût, et… il sera trop amoureux pour penser de te tromper. Mais, je sais que tu sauras le satisfaire afin qu’il n’ait la tentation d’aller courir le guilledou. Si tu dis non ce soir, je te reparlerai de cet ami avant même que de lui porter ta réponse, au cas où tu changerais d’avis ; et si la troisième fois tu restes sur tes positions, il y a fort à penser que de vilaines choses vont se passer ici. Des choses qui pourraient attrister sa famille et ses amis. — Va ! Ne lui dis ni non, ni oui. Dis-lui que la Fanchon n’est pas encore disposée à se faire épouser. » Elle avait bien compris que Jacques parlait pour son compte. Elle connaissait cette coutume, mais rien dans son comportement ne laissait transparaître son plan machiavélique de mante religieuse. Elle était passée maîtresse dans l’art de la tromperie et savait rougir ou jouer de son sourire en fonction des circonstances. Elle s’était fixé un but et saurait se donner les moyens d’y arriver. Un soir de roucoulades, perfide, elle laissa Jacques lui prendre un baiser plus appuyé que les bisous qu’il avait jusque-là réussi à lui voler. Cet exploit avait ragaillardi le jeune homme dont la libido contrariée souffrait de n’être pas satisfaite, et il se montra de plus en plus entreprenant, tout en restant dans les limites de la bonne conduite et des convenances. Fanchon avait appris de ses tantes et de ses cousines à tromper la nature. Les femmes modernes savaient reconnaître certains signes qui les amenaient à se refuser à leurs époux et elles connaissaient l’existence du funeste secret qui évitait aux épouses de devoir supporter des grossesses à répétition qui les conduisaient à
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la mort lors de leur douzième ou quinzième accouchement, d’ailleurs, depuis quelques décennies, il y avait moins de familles possédant une kyrielle d’enfants. Et puis il y avait les brouches, les faiseuses d’anges qui connaissaient les décoctions et les pratiques capables de déclencher des fausses-couches. Personne ne les fréquentait de gaîté de cœur mais, lorsqu’il le fallait, tout le monde savait où en trouver une. Avec ses vingt ans, Fanchon connaissait toute cette panoplie de possibilités et ne se gênait pas pour profiter des occasions qui se présentaient de découvrir les plaisirs interdits, mais elle le faisait avec une telle discrétion que personne ne pouvait soupçonner ce travers. Elle choisissait ses amants hors de son entourage ou de ses connaissances, préférant les hommes mariés qui n’avaient aucun intérêt à ce que leur liaison soit éventée ou même soupçonnée, ou bien elle s’acoquinait avec quelque chemineau de passage, ce qui excluait tout risque de médisance, et ces moments de luxure partagés avec ces partenaires d’une soirée, qui plus est “inconnus”, lui procuraient une volupté et une sensualité toujours nouvelles. Un soir de novembre, alors que l’été de la saint Martin n’en finissait pas d’appesantir le fond de l’air, Fanchon s’était arrangée pour se trouver seule avec Jacques et elle s’était organisée pour que cet isolement puisse durer quelques heures. Lorsqu’ils furent tranquilles, elle commença de se pavaner langoureusement autour de sa proie et, à force de contorsions lascives, elle l’amena dans un état d’excitation tel, qu’il dut à plusieurs reprises fermer les yeux pour se contenir et ne pas se trouver dans la gêne comme cela lui arrivait fréquemment lors des matins douillets où il rêvait intensément de sa Fanchon adorée. Lorsqu’elle le devina au summum de la transe, elle l’enlaça de son avant-bras qu’elle glissa dans le creux de ses reins et le serra contre elle. Elle colla sa bouche à la sienne et le mordit de ses
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lèvres pulpeuses. Jacques était sans réaction. Troublé par cette attaque, passif, il se laissait dominer. Il regardait le visage de Fanchon qui, les yeux clos, dégageait une force à laquelle il n’avait encore jamais été confronté. Pour elle, l’objectif était de piéger le pauvre garçon en lui offrant quelques baisers ou en l’affriolant de quelques caresses osées pour mieux le dominer, mais l’excitation arrivant, elle succomba aux plaisirs de la chair et son corps enflammé se trouva emporté par sa libido exacerbée. Jouissant de ce moment charnel auquel s’ajoutait effervescence et volupté, elle défit le nœud de la ceinture de tissu du haut-de-chausses de sa victime et plongea sa main pour saisir le membre en érection. Il eut un réflexe de défense pour se retirer, mais la femme expérimentée l’empêcha de se dérober. Jamais personne n’avait touché son sexe et il se sentit gêné. Elle serra délicatement le membre dilaté, le dégagea en écartant les étoffes de lin qui l’enveloppaient et elle se mit à le caresser sensuellement. Jacques ne sut et ne put résister. Son corps se tendit comme un arc. Il leva le front, ferma les yeux et ouvrit la bouche en exhalant un soupir de plaisir. À chaque alternance, la main de Fanchon enroulait ses doigts en vrille autour du pénis tendu. Elle cessa ses caresses lorsqu’elle le sentit prêt à exploser et lui laissa reprendre ses esprits durant quelques secondes, le temps de s’agenouiller et de le prendre de nouveau. La surprise de Jacques était à son comble. Fanchon allait avec délectation. Elle arrondissait les lèvres en évitant de le blesser, et il se mit instinctivement à balancer son bassin. Il plaça ses mains de chaque côté de la tête de Fanchon pour accompagner ses mouvements, et après quelques saccades plus désordonnées que les précédentes, il laissa échapper un râle prolongé pendant qu’il se libérait dans les mains de sa partenaire qui, par expérience, avait anticipé ce moment crucial. Jacques, qui venait d’être déniaisé, était transporté. Il resta sans voix et garda les yeux fermés. Si la féline avait pris quelque satisfaction lors de cette distraction, il n’en restait pas moins qu’elle n’avait pas eu son content. En femme avertie, elle commença de promener ses doigts sur les zones de peau qu’elle savait particulièrement sensibles chez les femmes, et elle glissa sa main sous ses jupes. Lorsque Jacques la
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vit se mordre les lèvres et lorsqu’il vit son visage déformé par le ravissement, son excitation le reprit et il sentit des picotements remonter dans son pénis. Elle prit brutalement la main de Jacques et la plaqua sur sa toison humide, tout en lui intimant la manière de la caresser. Il ne connaissait pas la platitude d’un sexe féminin. Sa naïveté ne l’avait même pas poussé à imaginer à quoi cela pouvait ressembler et ses gestes restaient gauches. Elle posa sa paume sur la main maladroite et corrigea les mouvements tout en s’ouvrant au contact des doigts hésitants. Avec d’ardents balancements de chatte enfiévrée, elle imposa le tempo qui devait la satisfaire, et son corps sembla se disloquer. Elle émit ensuite une série de plaintes lascives et parvint assez rapidement à l’extase. Dès que survint la première jouissance, elle bloqua le poignet de Jacques pour interrompre le plaisir, puis, après quelques soupirs, elle lui fit comprendre qu’il devait recommencer. Égoïstement, elle rencontra la délectation extrême une dizaine de fois. Lorsque la béatitude dans laquelle elle baignait lui laissa reprendre ses esprits, elle observa fixement Jacques et lui sauta au cou. Ils roulèrent au sol enlacés, et elle sentit le sexe turgescent qui s’appuyait sur son ventre. Lorsqu’il se trouva sur le dos, elle le chevaucha et s’empala pour finir de le dépuceler. Elle ne se rendait pas compte à quel point il était sidéré de toutes ces découvertes. La jouissance leur vint simultanément et ils crièrent ensemble leur plaisir. La vicieuse s’était délectée de cette joute lubrique et pourtant, elle avait fait cela dans le seul but de construire son plan de conquête de la faïencerie : « Va ! dit-elle autoritaire. Et dis à ton ami que s’il est toujours décidé à m’épouser, je suis prête à l’entendre. — Mais, Fanchon… Je pensais que tu avais compris qu’il s’agissait de moi… — Toi ? Mais que ferais-je avec toi ? lança-t-elle en rajoutant du mépris à l’hypocrisie. Parce que tu pensais pouvoir m’épouser ? M’épouser, moi ? Tu as vu ce que je suis devenue ? Tu sais qui je suis ? Je suis la poutre maîtresse de la faïencerie. — Mais, Fanchon, ce que je dis n’a rien à voir avec la faïencerie. Moi je t’aime depuis le premier jour, tu le sais d’ailleurs.
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— Et tu ne t’es jamais demandé si moi je pourrais t’aimer ? — Je t’aimerai pour deux, Fanchon. Je veux t’épouser et je veux que nous ayons des enfants… Nos enfants ! Sais-tu que quelque chose nous lie depuis ta naissance ? — Qu’est-ce encore que cette histoire ? — Le jour de ta naissance, mon père était passé voir le tien qui lui avait proposé d’être ton parrain. — Et alors ? En quoi cela nous lie-t-il ? — Mon père est mort au fond d’un puits ce jour-là… — C’est bien malheureux, et il est vrai que je connaissais ce fait. J’avais oublié. Mais je ne vois pas en quoi cela m’obligerait, dit-elle avec froideur et suffisance. — Fanchon, il n’y a pas que ça. Tout ce qui vient de se passer entre nous… ce n’est pas anodin. Tu es devenue ma femme, dit-il naïvement. — C’est ainsi que tu vois les choses ? Mon pauvre ami, repritelle avec un sourire moqueur. Allez, va ! Donnons-nous le temps de réfléchir à tout cela. — Me permets-tu de t’en reparler ? — Si cela te chante. Mais, n’abuse pas de ma patience. J’ai autre chose à faire et à penser. » Elle menait bien sa barque. Elle s’était donnée à Jacques par intérêt, et même si un temps elle s’était laissée dominer par des sentiments lubriques, elle avait maîtrisé les événements depuis le début et elle avait fini en apothéose en le laissant dans le doute et le trouble. Durant les mois qui suivirent, elle le laissa faire sa cour et le mena par le bout du nez, à son gré et à sa guise. Elle se donna encore à deux reprises, dans les mêmes conditions et dans le même esprit, mais chaque fois, elle sut garder la tête froide. Il y avait deux Fanchon à Cazalon. Une petite ouvrière sage, appliquée, sérieuse et compétente, que tout son entourage connaissait et appréciait, qui souriait toujours, qui était enjouée et pouvait paraître une éternelle gamine, une fillette à qui l’on aurait donné le bon Dieu sans confession, et il y avait cette fieffée coquine capable de lever la jambe à la manière d’une catin quand un homme faible passait à sa portée, quand son instinct la poussait à se donner
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pour mieux prendre. Elle s’offrait sans retenue car elle était confiante en son corps, et au lendemain de chaque relation, elle avalait une décoction fabriquée par Line Anquolin, la brouche dous chaous, la sorcière des saules, qui agissait à merveille. À la suite de chaque prise de cette médication elle souffrait de maux de ventre et durant deux jours elle était en proie à des vomissements, mais elle savait que c’était le prix à payer pour pouvoir assouvir sa sensualité irraisonnée. La fabrique se mit à vibrer aux avantages que pouvaient apporter les nouveaux oxydes. Les deux techniciens qu’étaient João et Fanchon continuèrent à passer des heures et des heures à étudier les différents profils de températures, les diverses manières de cuire les “biscuits” afin de trouver et de découvrir les secrets des couleurs. Dans son domaine, Jacques sut s’imposer par son savoirfaire de potier, et l’ensemble de l’équipe finit par maîtriser plusieurs points cruciaux laissant espérer l’élaboration de fabrications soutenues et maîtrisées. Durant cette période, le coup de pinceau de Fanchon se fit de plus en plus précis, de plus en plus créatif et lui permit d’exercer une autorité de compétence indiscutable vis-à-vis des autres peintres. Sa jeunesse, sa motivation et son dynamisme furent des atouts supplémentaires qui la positionnèrent en maillon incontournable. Dès qu’elle se sentit responsabilisée, elle commença d’accaparer les travaux les plus délicats, les plus difficiles, et à chaque réussite, elle ne manqua pas de faire remarquer qu’elle était la seule à pouvoir réussir les exploits toujours plus difficiles et aussi plus rentables. Forte de cette position, elle exigea de négocier ellemême les commandes uniques et personnalisées ce qui la mit en valeur devant les clients les plus pointilleux mais aussi les plus fortunés. Contrairement à ce comportement égoïste, ambitieux et arriviste, Jacques consacrait son temps à former les ouvriers afin d’instaurer un fonctionnement ininterrompu dans tous les ateliers, quelles que soient les absences ou les défaillances à quelque poste que ce fut. Il parvint ainsi à n’avoir qu’à superviser les travaux des
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équipes qu’il dirigeait de main de maître avec une organisation basée sur la planification. Bien entendu, derrière tout cela, il y avait João qui lui prodiguait constamment des conseils en ce sens et qui était fier de voir que Jacques était capable d’assumer les tâches d’un directeur d’usine. João se souvenait de quelle manière il avait arraché ce bébé à la mort lors de son arrivée par un soir d’orage à Cazalon, et le précepteur qu’il avait été durant l’enfance de Jacques était heureux de constater que l’élève avait acquis la notion de base de toute érudition : savoir apprendre et avoir envie d’apprendre. La rationalité qu’il avait amenée dans l’organisation de la fabrique lui laissant du temps libre, Jacques vint seconder sa mère dans les comptes dont la lourdeur s’amplifiait à l’image de l’activité, et qui nécessitaient beaucoup de temps et d’attentions. Avec João, il avait appris l’établissement des bilans et des balances, et cet exercice lui plaisait particulièrement au point d’en devenir un dérivatif. Fanchon ne pouvait que se satisfaire de voir Jacques prendre de l’importance en se mêlant à la comptabilité et cela venait servir son dessein de conquête qui prenait de plus en plus d’allure.
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VIII À Cazalon, 1752 Après une longue période de patience, Jacques qui approchait la trentaine, trouva le courage d’aller demander, à Gustave et Rosine Bertisot, la main de Fanchon qui venait d’avoir vingt et un ans. Bien entendu, les parents furent enchantés de voir leur fille fiancée au plus élégant et plus sérieux jeune homme de la contrée. Le mariage fut célébré en Juin et le jeune couple fit son nid dans la petite maison qui avait vu naître Jacques au cœur de la forêt. Cela faisait deux ans que João était revenu du Portugal, et depuis qu’il avait renoué avec sa famille, Juliette voyait bien qu’il était gagné par le mal du pays qu’il était rongé par la saudade. Tous les trois mois environ, il recevait un pli venant de Lisbonne, et chaque fois, il s’isolait pour le lire et il lui fallait plusieurs jours pour redevenir lui-même. Parfois, il recevait la visite de Don Bartolomeo qui, pendant que son navire restait à quai à Bayonne, faisait une escapade à Cazalon pour porter une caisse contenant des bouteilles de vinho verde ou de vin rouge et épais mûri sur les coteaux arides de l’Alentejo. Une foule de souvenirs venait alors perturber João qui sombrait dans une profonde tristesse. « Que t’arrive-t-il, mon ami ? demandait Juliette. C’est de penser aux tiens, qui te rends malheureux ? — Non, non ! Ce n’est pas ça. — Allons, João ! Je te connais trop bien. Il suffit de regarder tes yeux lorsque tu reçois de leurs nouvelles. Mais rassure-toi, je
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comprends cela et je ne te le reproche pas. Je trouve même normal que tu réagisses à ces souvenirs. — Je t’en remercie, tu es bonne. — Parle, João, parle ! Cela te fera plus de bien que de tout garder en toi. — C’est vrai que de temps en temps j’ai du vague à l’âme. C’est vrai que de temps en temps je me dis que ma vie est un peu là-bas. J’ai cinquante-sept ans aujourd’hui… je suis vieux et si je ne regrette rien de ce qu’a été ma vie, parfois il m’arrive de me poser beaucoup de questions et… — Et tu voudrais repartir chez toi ? dit Juliette en se blottissant contre lui pour le cajoler. — Oui et non. Depuis le temps, chez moi… c’est ici. Mais des fois, je me dis que nous pourrions partir tous les trois, avec Aliette. Nous pourrions être heureux à Lisbonne. Et puis, nous aurions la possibilité de revenir en France chaque fois que nous le désirerions. Les navires modernes comme le Fado Da Bragança sont rapides et il y en a plusieurs qui naviguent de Lisbonne à Bordeaux ou Bayonne, et… Bayonne n’est qu’à une ou deux journées de calèche de Cazalon. — Et tu laisserais tout ? La faïencerie ? Ton travail ? Nous laisserions Armelle seule aux commandes de la fabrique ? Ce serait lâche de l’abandonner. — Je sais tout ça ! Je pense à tout ça ! Mais je me dis que Jacques est marié et qu’il est homme capable d’organiser sa vie sans le secours permanent de ses parents. Je sais qu’il est en mesure de diriger la fabrique aussi bien que nous, aussi bien que moi en tout cas. En fait, je n’arrive pas à me situer dans tout ça. Il faut que tu m’aides, Juliette. Rien n’est plus clair dans ma tête. — Je te promets d’y penser, mais je crois que le mieux pour l’instant est que nous en parlions beaucoup plus souvent. Peut-être que les choses vont se mettre en place d’elles-mêmes. — Et… tu serais d’accord ? — Je ne serai pas contre en tout cas. Vois-tu, nous avons bien fait d’en parler et je vais pouvoir me poser clairement la question. João, je crois qu’il serait bien que tu ailles passer quelques semaines à Lisbonne. — Viens avec moi, Juliette.
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— Pas encore, João ! Pas encore. » João reçut les tendres baisers de sa compagne et pleura tendrement sur son épaule. Il embarqua en octobre et passa Noël avec sa famille. Fanchon ne permit pas à Jacques de passer ces fêtes auprès de sa mère, ne fût-ce que pour une soirée : « Ta mère devrait nous laisser habiter au bourg et elle pourrait revenir habiter cette maison, enfin, ce que tu dis être ta maison. Elle a ses habitudes, ici. Là-bas c’est trop grand pour trois personnes, pour deux vieux et une simplette… — Ne dis plus jamais de pareilles insultes sur ma sœur ! Jamais ! réagit Jacques en menaçant Fanchon du doigt. — Qu’est-ce que tu crois ? Une fille qui ne sait rien faire d’autre que des grimaces à longueur de journée, ça ne peut pas être autre chose qu’une nigaude dépourvue de bon sens. » La gifle partit sans retenue et vint cingler sur la joue de l’effrontée. Jacques, qui n’avait pas supporté ces sarcasmes mesquins à l’adresse de sa sœur, s’était laissé emporter par sa rage. « Tu paieras ça, et très cher… marmonna-t-elle entre ses dents. — Pardonne-moi, Fanchon ! Je n’ai pas pu me contenir. — Te pardonner ? N’y compte pas ! Jamais je ne pardonnerai ce geste. Je vais t’écraser comme une mouche, comme une blatte. Un jour je te sifflerai et tu courras pour ramper à mes pieds. — Pardon Fanchon ! Pardonne-moi mon amour. Demandemoi ce que tu voudras et je ferai tout pour te l’offrir. Je t’aime Fanchon et je m’en veux. — Tu n’es qu’une lavette ! Tu me dégoûtes ! » dit-elle avant de se retirer. Tactiquement, cette dispute arrivait à point nommé, car Fanchon souhaitait reprendre ses aises et sa liberté. Elle avait
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réalisé la première étape de son plan en devenant la femme de Jacques, maintenant, il ne lui restait plus qu’à faire de la place autour d’elle. En tout état de cause, Jacques venait de lui offrir une raison de ne plus se laisser caresser par ses mains amoureuses, et elle allait jouer sur ce registre pour le rendre fou, pour l’avoir à sa botte. À Cazalon, 1753 Au mois de février, Juliette reçut une missive en provenance des îles. Cette longue lettre était envoyée par André et Gaxuxa. Le courrier débutait par une déclaration d’André qui, avec une fausse ironie et avec beaucoup d’exagération et d’humour dans ses propos, racontait quel fut son mécontentement lorsqu’il avait appris que Gaxuxa avait révélé qui il était. Ensuite, plus sérieusement, il avouait combien il se trouvait soulagé que sa femme ait tout dévoilé car cela lui avait enlevé le poids qu’il traînait depuis son départ de Cazalon. Il confessait combien il avait eu honte de son comportement après avoir quitté sa famille et que, pour cette raison, il n’avait jamais osé donner de ses nouvelles. Il poursuivait en décrivant le bonheur qui l’avait envahi lorsqu’il avait reçu les premières pièces de faïence de Cazalon, et il racontait quelle était sa fierté d’en être le distributeur unique pour les Caraïbes. Puis le style de la lettre devenait plus hésitant, plus imprécis. André parlait de son fils, Georges, qui était revenu au pays en ayant laissé quelque chose sur le sol de France. Georges avait fait des difficultés au moment d’embarquer, il ne voulait plus repartir et avait avoué être tombé amoureux d’Aliette. Depuis son retour, il n’était plus le même ; il était mélancolique, triste et il donnait beaucoup de souci à son entourage. La lettre se poursuivait en des phrases plus ou moins directes par lesquelles les parents demandaient si Aliette éprouvait le même type de nostalgie, auquel cas, il serait convenable d’envisager les retrouvailles de leurs enfants. Juliette lut la lettre à plusieurs reprises. D’abord parce que la signature d’André lui apportait une chaleur nouvelle mais, savoir que sa fille ait pu susciter pareil intérêt auprès d’un jeune homme,
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au point d’être quasiment demandée en mariage, lui laissait énormément de baume au cœur. Plus tard, elle la montra à João. « C’est vrai que lorsqu’ils étaient ensemble ils resplendissaient de bonheur, dit-elle après qu’il eut parcouru le courrier. Georges était aux petits soins pour Aliette. On aurait dit… qu’il comprenait tout ce qu’elle ressentait. — Oui, c’est vrai. Lorsque je suis revenu de Lisbonne, Gaxuxa et lui n’étaient pas encore repartis et je me souviens de la clarté de ses yeux lorsqu’il me parlait de ma fille, des moments qu’ils avaient passés sur la plage, sur les quais. Tu te rends compte, Juliette, à quelle vitesse le temps a passé ; nous sommes en train de parler du mariage de notre petite Aliette alors qu’hier, elle n’était qu’une enfant. — Oh ! Ne parle pas de ça ! Elle est bien trop jeune ! — Juliette ! Elle a dix-sept ans, bientôt dix-huit. À supposer que le mariage ait lieu l’année prochaine, elle en aura dix-neuf. — Comme tu vas, João ! À t’écouter tout est déjà fait. Qui te dit qu’Aliette sera d’accord ? Et puis, il ne faut pas oublier son handicap. Voudra-t-elle seulement se marier ? — Quelque chose me dit qu’elle est également amoureuse. J’ai remarqué chez elle un changement depuis notre voyage à Bayonne. — Idiot ! Toutes les filles changent de comportement à son âge, dit-elle en se moquant de João. Il n’y a qu’un homme pour ne pas s’en rendre compte. Si tu veux tout savoir, il y a longtemps que je sais qu’elle est amoureuse de Georges, c’est pour cela que je ne suis pas surprise de cette demande. Mais quand même, je me refusais à cette pensée. — Comment cela ? Elle te l’a fait comprendre ? — Je crois, oui. Attends. » Elle entraîna João dans la chambre d’Aliette et se dirigea vers la commode dont elle ouvrit un tiroir pour en sortir un objet protégé par un épais tissu brodé. Elle défit le nœud de l’embrasse de dentelle qui ceignait le colis et dévoila délicatement une étincelante pièce de faïence.
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« Regarde cette sculpture de terre. C’est la réplique fidèle de la figurine sur laquelle elle travaille depuis des mois. Regarde la finesse et la précision des contours de cette statuette. Regarde comment, à partir d’un simple dessin, elle a réussi à trouver les bonnes proportions dans les reliefs. » Précautionneusement, João prit dans ses mains l’objet que lui tendait Juliette et l’observa avec étonnement. Le sujet représentait un cavalier de l’Armée Royale. De cette pièce émanait une espèce de puissance qui le stupéfiait. Il prenait conscience qu’il avait dans ses mains un chef-d’œuvre, mais en même temps, il pensa que son sentiment manquait d’objectivité, influencé qu’il était par son orgueil de père. Il était enthousiasmé que sa fille ait pu réaliser une telle merveille. Nonobstant cette agréable découverte, il n’avait pas perdu le fil de la discussion qui avait conduit Juliette à dévoiler cet intime secret et ne comprenait pas la relation entre ce cavalier au regard arrogant et la relation de Georges et d’Aliette. « C’est elle qui a passé les émaux avec l’aide de la petite Mariette qui à son âge et qui est apprentie décoratrice, et c’est Urbain Lasplaces, ton bras droit aux fours qui a fait la cuisson. Tu ne peux pas imaginer combien elle était heureuse d’avoir pu réaliser cette sculpture sans que tu t’en aperçoives. — Mais… je n’aurais rien dit, tu penses bien ! dit João fier de la réussite de sa fille. C’est trop beau ! — Oh, elle ne s’est pas cachée pour te contrarier ou par peur, je crois qu’il y a une autre raison à cela ; une raison qu’un homme ne peut pas forcément comprendre. — Comment, une autre raison ? — Lorsqu’elle me l’a montré, poursuivit Juliette, elle l’a embrassé avec une affection particulière, puis elle a versé quelques tendres larmes et elle m’a fait comprendre que ce fier cavalier représentait Georges. Je sais aussi que tous les soirs elle procède en secret au même rituel des baisers. D’ailleurs, je suis certaine qu’elle va se rendre compte que quelqu’un aura bougé la statuette. — Dans ce cas, Juliette, le temps est venu de l’informer des intentions de Georges. Nous n’avons que trop tardé.
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— Mais, c’est impossible. Jamais Georges ne viendra vivre à Cazalon. — Oh, ça, c’est quasiment sûr ! Mais je ne le voyais pas ainsi. Si cela devait arriver ? Si Aliette devait suivre son mari dans les îles ? poursuivit João — Mon Dieu, non ! — Ne pense pas à toi, Juliette. Ne pense pas à nous. Je te l’ai déjà dit. Nous sommes vieux. Pour Aliette, c’est la vie qui commence ; sa vie ! Que pouvons-nous rêver de mieux pour elle que de la savoir aimée, et comprise. — Mais… elle est sourde, et… muette. — Georges le sait, et ses parents aussi. Cela n’empêche pas ce garçon d’être malheureux loin d’Aliette, et puis, notre fille sait un peu lire et écrire, et puis… et puis… objectivement, elle est en âge de se marier. — Mais… C’est mon bébé… — C’était un bébé, Juliette, et nous n’avons pas le droit de nous opposer à son bonheur. Mais, bon ! Pour l’heure, il faudrait attendre de connaître son souhait, et si tu veux mon avis, il va falloir te faire une raison. » Lorsque Juliette expliqua à Aliette le contenu de la lettre, la fillette subit un début d’évanouissement. Elle ne perdit pas totalement conscience, mais ses jambes flageolèrent et elle dut s’asseoir. Elle se fit relire à plusieurs reprises le passage où Gaxuxa disait que Georges était amoureux et qu’il souffrait de la séparation. Elle fixait les mouvements des lèvres de sa mère pour mieux boire ses paroles, et sous ses larmes de bonheur, son visage était radieux. Elle embrassa la lettre à plusieurs reprises, soupira encore, puis se jeta dans les bras de Juliette : « Oj ! Oj ! » syllaba-t-elle dans le giron de Juliette en faisant de gros efforts pour articuler ce prénom adoré. Puis elle leva les yeux vers son père et se dirigea vers lui. Dans son regard était une question, dans ses yeux était une supplique, sur son minois était une prière, au creux de son âme, une imploration. Il comprit tout cela et répondit par un sourire approbateur.
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Elle afficha une mine à la fois interrogative et ravie, et se jeta au cou de João. Elle retourna ensuite auprès de sa mère qui lui passa tendrement la main dans les cheveux et les deux femmes continuèrent de pleurer en silence. L’annonce du mariage de la petite Aliette fit des gorges chaudes dans la contrée. Pensez donc, une sourde et muette qui s’en allait épouser un riche propriétaire au-delà des mers et des océans… et même si pas un de ces bavards ne pouvait imaginer à quoi ressemblait la mer ou l’océan, ça ne laissait personne indifférent, d’autant que cette union était couplée avec le retour d’André, l’enfant du pays qui était parti depuis bientôt trente ans. Cette nouvelle avait fait grand bruit dans le pays. Lorsqu’elle apprit tout cela, lorsqu’elle sut le bonheur dans lequel se trouvait Aliette, Fanchon ne le supporta pas. Était-elle jalouse ? Agissait-elle par intérêt, par calcul, par stratégie ? Difficile de savoir avec elle. Toujours fut-il qu’elle s’en prit à Jacques avec toujours l’intention de le démolir : « Tes parents sont-ils inconscients de croire que le mariage de ta sœur peut réussir ? Une innocente ? — Fanchon, je t’ai déjà demandé de ne pas dire du mal d’Aliette. — Je dis ce que bon me semble, et ce n’est pas toi qui m’en empêcheras. — De toute façon, je ne vois pas en quoi cela te regarde. — Ça me regarde, et ça te regarde. Si ta sœur part aux Antilles, il faudra bien qu’elle perçoive une dot, non ? — Où est le problème ? Quoi de plus logique qu’une fille soit dotée ? répondit-il sans hésitation. — Avec toi, tout est logique. Mais comprends que si elle part au loin, et probablement pour toujours, cette dot devra être énorme, et tes parents vont devoir se ruiner pour la réaliser. — Et que veux-tu que cela me fasse ? Au contraire, j’en serai heureux pour elle, et tu ferais mieux de ne pas penser autrement. — Encore une fois, il faut tout t’expliquer bougre d’idiot.
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— Je sais à quoi tu veux en venir ! Je sais ce que tu penses ! Eh bien, dis-toi bien que mes parents feront ce que bon leur semblera avec leur argent, et ce sera bien fait. Moi, je gagne ma vie. J’ai un bon métier, et cela me suffit. — Tes parents ! Tes parents ! Parlons en de “tes” parents. Je trouve que ta mère a eu vite fait de se mettre avec le Portugais ! Tu n’as jamais trouvé ça louche, toi ? — João a été un père pour moi et je t’interdis de dire du mal de ma mère, c’est tout ! — Je t’interdis de dire du mal de ma sœur… Je t’interdis de dire du mal de ma mère… Je t’interdis de dire du mal de João… Je t’interdis de dire du mal d’Armelle… Je t’interdis, je t’interdis… singea-t-elle arrogante. Toi, tu m’interdis ? Toi, tu m’interdis ? Tu sais qui je suis pour m’interdire quelque chose ? Sans moi, la faïencerie ne tiendrait pas un an, et toi, tu veux m’interdire… ? Non seulement tu te laisses dépouiller de ton bien, mais tu en es content et tu voudrais me commander ce que j’ai à faire ou me dire ce que je dois penser ? — Tais-toi, pour l’amour de Dieu ! Tu me fais trop mal. — Mais je n’ai pas fini de t’ouvrir les yeux, et tant pis si ça te fait mal ! En plus, dis-toi bien que ce mariage est hors nature. Ta mère et le père du futur marié sont bien cousins, non ? » Jacques ne put répondre. Il était estomaqué de la bassesse qui poussait Fanchon, sa femme, à développer autant de méchanceté et de mépris envers les siens. Elle se rendit compte qu’elle le troublait et en profita pour enfoncer le clou : « Tu vois que tu peux comprendre quand tu le veux. Ce mariage consanguin ne peut rien apporter de bon, en plus, ta sœur… ta sœur est déjà… » Encore une fois, la gifle partit et atteignit Fanchon en pleine figure. Projetée vers l’arrière, elle encaissa le coup mais, au lieu de se rebiffer, elle arbora un sourire sardonique. Elle savourait sa nouvelle victoire dans le plan de déstabilisation et d’humiliation qu’elle tissait contre son mari.
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Jacques pleurait. Il était désemparé. Elle l’avait poussé à bout et lui n’avait pu se retenir. « Pourquoi me fais-tu si mal ? demanda-t-il malheureux. Pourquoi tant de haine ? Pourquoi ? Je t’aime, moi. » Elle ne répondit pas. Elle tissait sa toile et tout allait pour l’arranger. Cette deuxième gifle qui l’éloignait de son époux était du pain bénit. Les conditions dans lesquelles Aliette se marierait lui importaient peu. La sœur s’en irait avec une dot, et alors ? Tant mieux ! Elle aura moins de prétention à l’heure du partage. De toute façon, Jacques restait l’héritier de Juliette en puissance et il ferait valoir son droit d’aînesse le moment venu. La mante religieuse n’avait qu’à patienter. Son heure arrivait. Qu’Aliette s’en aille, et le plus tôt sera le mieux. Et que Juliette crève demain. Jacques ne sera qu’une proie plus facile. Voilà quel était le fond de sa pensée. Le temps des fiançailles de Georges et d’Aliette se passa de manière bizarre. La distance obligeant les deux tourtereaux à s’adresser des correspondances, les lettres se croisaient et parvenaient avec des décalages de plusieurs semaines selon les arrivages de bateaux à Bordeaux qui devenait un port de commerce de premier ordre depuis que les armateurs acceptaient de servir l’abominable transport d’esclaves africains. En cette époque de folie où le modernisme et l’arrivisme poussaient à découvrir de nouveaux débouchés commerciaux ou industriels, beaucoup de grandes familles bordelaises et rochelaises forgèrent leur notoriété et leur richesse sur un ignoble transfert d’esclaves mais, leur conscience allait tranquille car il était de leur compétence de louer leurs navires sans avoir de responsabilité particulière sur la nature des marchandises transportées. Bordeaux ne voulait voir que les retours des navires déversant des arrivages grandioses de produits inconnus et de nouvelles richesses en provenance des îles… Tout allait pour le mieux dans ce monde nouveau.
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1754 Georges arriva en France début janvier et se partagea entre la famille de sa mère à Bayonne et celle de son père à Cazalon. Les retrouvailles des amoureux furent emplies d’émotion et Georges se montra très empressé auprès de sa promise. Il n’eut de cesse de lui démontrer son amour et ce fut un vrai bonheur pour Juliette, pour João et Jacques, de voir avec quelle aisance il comprenait les pensées de la petite muette. À croire que l’ange gardien d’Aliette avait réussi là où d’autres échouaient lamentablement. Il ne faisait aucun doute qu’elle serait heureuse auprès de cet homme, même si elle devait se séparer de ses proches pour aller vivre loin de son lieu de naissance et de ses amis. Gaxuxa et André arrivèrent deux mois avant la célébration du mariage pour régler les préparatifs, et tous ceux qui avaient connu André enfant voulurent avoir à leur table ces personnages qui revêtaient un caractère quelque peu exotique. Ils logèrent chez João et Juliette et, de discussion en discussion, André finit par dévoiler qu’il avait quitté Cazalon pour différentes raisons, notamment parce que Juliette, dont il était l’amoureux transi, s’était mariée avec celui qui était son meilleur ami. Gaxuxa étant au courant de tout cela depuis le début de leur idylle, il put s’expliquer sans réserve et sans détour, et tous comprirent que l’amour qu’il vouait à l’époque à Juliette, s’il avait été fort, sincère et authentique, était une histoire ancienne qui ne pouvait plus changer le cours des choses. Néanmoins, ces aveux troublèrent Juliette jusqu’à lui faire ressentir un sentiment de culpabilité, et à force de douter et de se poser des questions, un soir, elle finit par demander à André de préciser les vraies raisons de sa fuite : « Dis-moi, André. L’autre soir, tu disais être parti à cause de moi, mais tu as également évoqué d’autres raisons ; s’il te plaît, sois gentil ; délivre ma conscience et parle-nous de ces raisons car, je me sens trop coupable. — Il ne faut pas, Juliette. Je t’assure qu’il ne faut pas. Tout cela appartient au passé. C’est la vie qui l’a voulu ainsi. C’était mon histoire qui s’écrivait de cette manière, et puis j’ai déjà dit que sans
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cette décision, je n’aurai pas reçu tout le bonheur qui m’entoure, je n’aurai pas cette merveilleuse famille. Nos enfants vont s’épouser ; n’est-ce pas là un signe du destin ? N’est-ce pas là une occasion de ne plus regarder derrière nous… les vieux ? — Oui, je veux bien te croire, mais j’ai dans l’idée que tu ne dis pas tout. — Je ne peux pas Juliette. Même si je le voulais, je n’en aurai pas le droit. — Comment, pas le droit ? intervint Gaxuxa autoritaire. Tu m’avais parlé de tes sentiments pour Juliette, et il y aurait autre chose de plus important ? S’il y a une autre femme, je veux le savoir ! — Mais… répondit-il embarrassé. Il ne s’agit nullement d’une histoire de femme ! — Alors, parle si ça n’est pas de femme qu’il est question. De quoi aurais-tu peur ? — C’est un lourd secret qui ne peut que faire du mal. — À qui ? demanda João. — André, je sais que tu n’es pas un lâche, continua son épouse. Cette histoire a plus de trente ans et il est temps de crever les abcès. De plus, comme je te connais, je suis certaine que ce secret te ronge les esprits. Te voilà revenu au point de départ, c’est le moment ou jamais de parler. — De toute manière, continua João, il est trop tard pour te taire. Si tu ne te confies pas, la suspicion va s’installer et je crains que cela ne se ressente sur le bonheur de nos enfants. Dans ces conditions, ce serait un crime que de ne rien dire. — Mais je vous dis que cela ne peut que faire du mal. — À qui ? demanda de nouveau João. — À Juliette. — À moi ? Mais pourquoi ? — Parce que ça concerne tes parents. — Non ! hurla Juliette mortifiée. Pas ça ! Pas toi ! Je ne suis pas responsable de ce qu’ont fait mes parents ! C’est ignoble de me reparler de ça ! Pourquoi ce passé me colle-t-il à la peau ? — Grands Dieux non ! Il ne s’agit pas de ça ! Ou plutôt… si… mais, non ! s’embrouilla André dépité d’avoir provoqué cette douloureuse réaction chez son amie.
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— Calmons-nous ! Calmons-nous, reprit Gaxuxa qui gardait son sang-froid. De quoi s’agit-il ? De quoi accuses-tu Juliette ? — De rien ! Je n’accuse personne et surtout pas Juliette ! Je savais qu’il ne fallait pas remuer ce passé. Je connais l’histoire des parents de Juliette. Personne ne la connaît mieux que moi et je ne voulais pas en parler pour ne pas raviver de mauvais souvenirs. Comment ai-je pu me laisser entraîner dans cette voie ? Il ne fallait pas me pousser ! Tout serait resté dans l’oubli. Rien ne sera pareil maintenant, rien ne pourra se faire comme avant. — Moi je pense le contraire, dit João, à condition de vider le sac. Il n’y a rien de pire que de garder pour soi des secrets qui concernent plusieurs personnes. Pourquoi ne pas parler, nous sommes entre amis et entre adultes. Pardonne-moi cette question abrupte mais, serais-tu impliqué dans l’assassinat des parents de Juliette ? — Non ! Grands Dieux, non ! répondit André en montant la voix pour se préserver de ce lourd soupçon. Mais personne ne voudra me croire. — Si tu n’as rien à te reprocher, pourquoi tant de mystère ? demanda Gaxuxa qui laissait parler ses racines de basquaise franche et décidée. — Bon. Vous l’aurez voulu, céda André. Cela dit, sachant ce qu’ont fait cette ordure d’abbé Choulac et son compère Juste, je pense que je deviens crédible, ce qui n’aurait pas été le cas à l’époque. — Alors, parle ! — Juliette, tes parents étaient innocents du crime dont ils ont été accusés et ils ont été éliminés dans le but de couvrir les vrais assassins, voilà la vérité. — Et comment peux-tu dire ça, toi ? questionna sa femme. — Je connais les vrais coupables. Tu avais raison, Gaxuxa, ce secret m’a pourri l’existence. » André raconta ce qu’il savait sur la mort d’Élise et d’Aubin. Il rapporta comment il avait surpris la conversation entre l’abbé Choulac et Juste Damplun dans le jardin du presbytère. Il expliqua qu’après la découverte des cadavres des parents de Juliette, il avait compris que Juste était le véritable assassin. Il parla du dilemme
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auquel s’était trouvé confronté l’enfant de douze ans qu’il était. Qui donc aurait écouté ses accusations dressées contre un homme d’église et un adulte de bonne réputation ? Tous furent consternés, et Juliette fut particulièrement choquée par ces révélations. Elle était blême et décomposée. Son corps était agité de frissons. João la prit dans ses bras et tenta de lui communiquer sa compassion en lui caressant le dos avec le plat de sa main. Un long silence troublé par les sanglots de Juliette s’installa. Gaxuxa fermait les yeux. Elle priait. André avait pris sa tête entre ses mains et fixait la table, abattu. « Viens, André, dit doucement Gaxuxa se sentant gênée par les déclarations de son époux. — Non ! Restez ! demanda Juliette la gorge étranglée par la douleur. — Pourras-tu me pardonner Juliette ? — Te pardonner ? De quoi ? — De ma lâcheté. De n’avoir pas eu le courage de parler à ce moment-là. — Comment pourrais-je juger un enfant de douze ans ? Qui pourrait te condamner ? Et pourquoi ? Sachant ce qui est arrivé à mes parents, je ne peux que te comprendre. De toute manière, en y regardant bien, tu es aussi victime de cette histoire. — Merci Juliette. Merci de tout cœur. J’espère ne pas t’avoir blessée. — Ce n’est pas toi qui me fais mal. C’est la couardise des adultes de l’époque qui me rend amère. — Tu sais Juliette, dit João. Aujourd’hui cela se passerait différemment, mais à l’époque, qui aurait eu assez de caractère pour affronter l’église à travers l’abbé et le pouvoir à travers Juste ? Il ne faut pas accabler ces pauvres bougres. — Mes parents sont morts et ont été salis, eux ! Et personne n’a levé le petit doigt. Jamais je ne pardonnerai à ceux qui savaient. — Soit, mais presque tous sont morts et ta colère ne changera rien. Je comprends que tu sois aigrie, mais je te conseille de laisser passer un peu de temps. Je t’aiderai à trouver que la vie est belle, que ta vie est belle.
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— Juliette, je te demande encore pardon, répéta André débordant de commisération. Sois rassuré mon ami. Je ne t’en veux pas. » Ni Juliette, ni João, et probablement ni André ni Gaxuxa ne dormirent cette nuit-là. Juliette ressassait sa rancœur et mesurait son malheur. Craignant le pire, João veillait sur sa compagne. André n’en finissait pas de se culpabiliser et Gaxuxa essayait de le convaincre qu’il avait bien fait de parler non seulement pour le bien de Juliette, qui enfin, connaissait la vérité qui réhabilitait ses parents, mais pour lui-même qui s’était débarrassé d’un fardeau porté durant de trop nombreuses années. Au petit matin, Juliette avait pris plusieurs résolutions. Avant la fin de la journée, elle et João quitteraient la bâtisse cossue du bourg et regagneraient la petite maison de la forêt. Jacques et Fanchon viendraient habiter au bourg. Elle ne pouvait pas rester une heure de plus dans la maison où avait vécu l’assassin de ses parents. Ce passé était trop lourd à assumer. Lorsque Fanchon apprit cette décision, elle se réjouit intérieurement mais ne laissa rien transparaître de sa jubilation. Elle accueillit ce déménagement avec morgue et mépris en feignant une contrariété que ne comprit pas Jacques. Il savait que le vœu de son épouse avait toujours été d’habiter cette demeure du bourg, mais Fanchon lui rétorqua qu’il ne comprenait jamais rien, et que sa mère, encore une fois, le manipulait. Elle déclara avec emphase qu’elle cédait à cette contrainte parce qu’elle y était forcée et n’adressa plus la parole de la journée à son mari. Au-delà de cette résolution, Juliette, déprimée, confia à João et à Armelle qu’elle ne souhaitait plus poursuivre son activité à la faïencerie, néanmoins elle dut promettre de ne prendre définitivement sa décision qu’après le mariage d’Aliette. Ainsi, une sérénité et un calme relatifs vinrent apaiser momentanément le climat dans les familles et tous purent se consacrer à la préparation des épousailles. Une bonne nouvelle vint quand même apporter du baume au cœur de Juliette. André l’informa que, après leur union, Georges et Aliette allaient s’établir à Bayonne où Georges siègerait à la tête de
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l’affaire locale en prenant la place laissée par son grand-père quatre ans plus tôt. À dix-neuf ans il possédait suffisamment de métier pour diriger le site. Cette information rendit le sourire à Juliette. Le mariage fut célébré en avril. Aliette fut la plus belle des mariées qu’ait connue Cazalon. Les convives surent faire honneur aux traditions locales pour que ces fêtes laissent de bons souvenirs, et Aliette et Georges regagnèrent Bayonne où les attendait leur nid d’amour. En Juin, Gaxuxa et André embarquèrent pour les Antilles où les attendaient leurs deux autres enfants, Bénat et Maïlys. Après ces semaines mouvementées, Cazalon retrouva son calme habituel. Juliette qui parvenait à vivre normalement malgré les tracasseries nouvelles laissées dans sa tête par les révélations d’André, avait repris son activité à la faïencerie, mais la séparation d’avec sa fille lui avait déchiré le cœur et l’âme, assez pour la déconcentrer et pour que quelques erreurs viennent entacher son travail habituellement rigoureux et précis. Elle avait la tête ailleurs et une foule de souvenirs venait la perturber. Elle revoyait le visage d’Ami-Noël, ceux de ses parents, flous et imprécis. Tout cela était embrouillé par les images de Juste, de Charles et de l’abbé Choulac qui la troublaient et occupaient en permanence son esprit. Fanchon, qui était informée de ces étourderies par les rumeurs persistantes, fut sans pitié pour sa belle-mère. Il fut facile à la bru de faire lancer des ragots calomnieux et diffamatoires par ses anciens amants, qu’elle avait eu le soin de compromettre dans ses histoires de coucheries, à l’encontre de celle qu’elle voulait éloigner afin d’avoir le champ libre. Elle fit parler de prévarications, de vols et de fausses déclarations, et ces accusations encore une fois dirigées contre la même innocente, atteignirent une Juliette affaiblie qui entra dans une longue période de dépression psychique. João et
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Armelle essayèrent de dénoncer la malhonnêteté de ces bruits malveillants mais, quoi qu’ils puissent dire, quoi qu’ils puissent faire, le mal était là et le ver était dans le fruit. Par comble de perfidie, Fanchon n’hésita pas à user d’une hypocrisie sans bornes en rejoignant ouvertement le camp des défenseurs de Juliette, ainsi, personne ne put l’accuser de malveillance et elle put continuer à l’envi ses manigances. Quelques mois passèrent durant lesquels Jacques dut superviser le travail de sa mère dans la tenue des livres, jusqu’à la supplanter. Cette passation de rôle se fit avec la complicité et la bénédiction de João qui avait analysé la situation et qui voyait d’un bon œil Juliette revenir vers une vie moins trépidante et moins fatigante. Il avait une idée bien précise en tête et il s’en était ouvert à Armelle : « Vois-tu Armelle, il faut donner du sang neuf à l’entreprise. Tu es jeune et en bonne santé. Moi, je n’ai que d’anciennes méthodes à mettre en œuvre. Et puis, je ne m’entends pas avec Fanchon, et cela ne va pas aller en s’améliorant. — Mais, João, tu as toujours eu ta place ici, et personne n’a le droit de te faire de l’ombre. — Non, il ne faut pas raisonner comme cela. Il y a quelque temps que je pense laisser ma place, vraiment. Je viens de passer la main à deux jeunes ouvriers qui m’ont parus dignes de confiance et à qui j’ai transmis tout mon savoir-faire et mes plus chers secrets. — Aux commandes de l’atelier de cuisson ? Tu laisses quelqu’un s’occuper de l’atelier de cuisson, toi ? répliqua Armelle plus amusée que déconcertée par cet aveu. — Oui, et cela fonctionne plutôt bien… Non ! Ça fonctionne très bien je veux dire. Cette passation s’est faite avec succès. J’ai bientôt soixante ans, Armelle, et je suis fatigué de toute cette vie de méfiance et de compromis… Je parle aussi pour Juliette. En ce qui la concerne, elle n’est plus en mesure d’assumer son rôle. Elle est très perturbée par toutes ces histoires qui courent sur elle et elle n’a pas accepté la vérité sur la mort de ses parents. Je crains qu’elle ait du mal à remonter la pente. — Oui, c’est affreux ! André n’aurait jamais dû parler.
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— Je ne partage pas cet avis. André a bien fait de dire la vérité. À présent, Juliette sait que ses parents étaient d’honnêtes gens et qu’ils sont des martyrs. Peut-être que cela va lui faire trouver un autre goût à la vie. — Je l’espère de tout cœur. — Vois-tu Armelle, il y a quelque chose de nouveau dans la tête de Juliette, un mur infranchissable qui l’empêche à jamais de retourner à la faïencerie; elle ne parvient pas à évacuer de son esprit qu’elle y est entrée grâce à la bienveillance de Juste, le bourreau de ses parents. Je pense qu’elle ne pourra pas chasser cette idée tant qu’elle restera à Cazalon. C’est pour cela que je compte l’emmener à Lisbonne. Un nouvel entourage ne peut que lui être bénéfique. Elle aura une vie de princesse auprès des miens. Qu’en penses-tu? — Et, tu n’appréhendes pas que l’éloignement par rapport aux enfants lui soit une nouvelle croix ? — Éloignés ? Oui, c’est le mot juste, mais rien ne nous empêchera de prendre le bateau de Don Bartolomeo pour venir vous voir chaque année bien sûr. — Et qui va s’occuper de l’usine si vous partez ? — Jacques est en mesure de le faire. — Jacques ? Mon pauvre João, tu ne vois donc rien ? Tu ne vois pas qu’il est dominé par Fanchon. Et quand je dis dominé… Il faut être homme pour ne rien voir. Je pense que Juliette se fait beaucoup de souci à ce sujet et ça n’arrange rien. Fanchon est une calculatrice. Elle manigance dans le dos de Jacques et cela pour son propre intérêt. Toutes ces rumeurs qui courent sur la pauvre Juliette, d’où crois-tu que cela vienne ? — Je sais, bien sûr ! Je sais qu’elle lui mène la vie dure et qu’elle est une garce, mais jamais elle ne pourra remplacer Jacques à la comptabilité. Elle ne parle que le patois d’ici et ne sait ni lire ni écrire. Pour les affaires, tu sais bien qu’il est indispensable de parler français. Alors, même si Jacques n’est qu’un nigaud amoureux, il est suffisamment intelligent et honnête pour ne pas se laisser dépasser sur ce terrain. Et puis je pense qu’un jour il comprendra… en vieillissant. — De toute façon, je comptais mettre fin à ces histoires. J’étais sur le point de proposer son renvoi tellement j’ai du dégoût pour cette catin de fille.
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— Ne fais jamais ça malheureuse ! Jamais ! Même si elle est perverse, nuisible ou dépravée, elle est indissociable de la réussite de l’entreprise ; la qualité de son travail est irréprochable et plusieurs de nos concurrents seraient prêts à récupérer son coup de pinceau et son esprit créatif. Si Dieu existe, et c’est moi qui parle comme cela, qu’il fasse qu’elle ne s’en rende jamais compte. Fanchon est devenue un maillon indispensable à la faïencerie, force est de le constater. C’est le seul point positif qu’il faille lui accorder et, crois-moi, il serait suicidaire de ne pas le reconnaître. — Mais, je ne peux pas continuer à lui laisser dire n’importe quoi ! Elle est trop dangereuse. — Elle serait dangereuse si nous ne la connaissions pas. Sachant où se trouve le risque, il est facile de contourner le danger. Une fois identifiée, l’ennemie sera plus facile à surveiller et s’il le faut, plus facile à museler et à contrôler. — Mais comment faire si vous partez ? Je vais me retrouver seule face à une garce et Jacques est tellement fasciné qu’il ne me sera d’aucun secours. — Je crois que la meilleure tactique sera de leur laisser une liberté relative sur le fonctionnement de l’usine. Jacques aux affaires administratives et Fanchon aux ateliers de peinture. Lorsqu’elle aura obtenu sa part du gâteau, lorsque son orgueil et sa vanité seront gavés, Fanchon deviendra plus coopérative et accordera plus d’intérêt aux résultats et à la renommée de la faïencerie dont elle sera devenue le fleuron. — Tu crois que cela peut se passer ainsi ? — Oui, et puis, elle va se calmer lorsque Juliette ne sera plus là. Je crois qu’il y a chez cette fille une part de jalousie. Quant à toi, Armelle, il faudra te ménager un rôle de maîtresse, de directrice et d’arbitre. Toutes les grandes décisions devront passer par toi. Lorsque nous partirons, il faudra annoncer aux ouvriers la situation en précisant clairement le rôle des uns et des autres. Fanchon connaîtra une petite heure de gloire et tout ira bien. — Mettre Fanchon en avant ? J’ai du mal à l’imaginer. — Crois-moi ! Il vaut mieux qu’elle se sente concernée plutôt qu’écartée. Il ne serait pas bon de l’exciter ou de la provoquer. Nous laisserons à Jacques tous nos biens de Cazalon et Aliette qui
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ne réclamera rien, sera l’héritière de nos biens au Portugal. Ainsi Fanchon aura le bec cloué et taira sa hargne. — Tout cela est désolant João ! Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour nous serions amenés à une telle discussion. — Il vaut mieux en parler avant qu’il ne soit trop tard. — Il n’empêche qu’il est bien triste d’en arriver à ces extrémités. — C’est vrai. Mais que veux-tu ? C’est la vie qui le veut ainsi. C’est le progrès qui nous bouscule. Ce monde moderne est fou et les gens sont fous. Vois-tu Armelle, je suis lassé de toutes ces transformations dans notre façon de travailler et c’est peut-être pour cela qu’il ne me coûte rien d’arrêter. Je vais bien m’occuper de Juliette. Je pense qu’elle le mérite. — Oui, au moins sur ce plan, elle aura de la chance… Dire que sa bru est une vipère. Une moins que rien, une faiseuse d’anges qui fait la princesse et qui se comporte comme une “Marie couche-toi là” ! Et… et ce Jacques qui ne dit rien… finit-elle par s’emporter. — Ça, vois-tu, c’est un terrain sur lequel je me refuse à entrer. Jacques est amoureux, et s’il ne s’exprime pas sur ce sujet, c’est qu’il doit avoir ses raisons. — Mais quand même, ça me fait de la peine. — Oui, certainement, mais que pouvons-nous y faire. Les histoires de cœur sont personnelles, et les bizarreries sont inexplicables. Jacques ne paraît pas pour autant malheureux, il nous faut même reconnaître qu’il semble heureux… N’est-ce pas là l’essentiel ? Juliette vit très mal cette situation, mais, bon ! Tout cela va prendre fin puisque je compte l’emmener à Lisbonne faire une autre vie. Je veux la rendre heureuse Armelle, et je compte sur toi, pour m’aider à la décider. » Automne, hiver 1754 Les choses se passèrent dans un laps de temps très court. Au mois d’octobre, Me Campudon enregistrait l’acte qui laissait Jacques héritier unique des biens de Cazalon et qui stipulait qu’il n’aurait aucun droit sur le patrimoine portugais destiné à sa sœur.
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Un mois plus tard, Juliette et João rejoignirent Bayonne où ils passèrent quelques semaines en compagnie d’Aliette et de Georges. Au cours de ce séjour la mère parlait à la fille en ne faisant bouger que ses lèvres. Elles pleurèrent souvent l’une dans les bras de l’autre et se couvrirent maintes fois de baisers et de câlins. Elles se jurèrent de s’écrire fréquemment, et Georges promit de participer à la rédaction des lettres. Il fut convenu que puisque cette année Noël serait fêté à Bayonne, le jeune couple se rendrait à Lisbonne pour la prochaine Nativité ; cette décision ramena un peu de baume aux cœurs déchirés des deux femmes. Le Fado Da Bragança à bord duquel João et Juliette rallièrent le Portugal accosta à Lisbonne en février 1755. Elle avait cinquante et un ans, lui, cinquante-neuf et il en avait passé trente-deux à Cazalon.
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IX Cazalon, 1755 Dès les premiers mois qui suivirent le changement, Jacques endossa rapidement et définitivement le rôle de “directeur” sans en avoir le titre qui revenait à Armelle, et il s’occupa de la partie administrative. Fanchon régna en reine des ateliers de décoration. Elle assurait l’essentiel des commandes spéciales et acceptait de former des dessinateurs capables d’effectuer les reproductions classiques. Les prévisions de João se réalisaient. Armelle supervisait tout ce petit monde et assumait sa place de patronne suprême de l’affaire. Ainsi que le lui avait recommandé João, elle avait gardé toutes les prérogatives concernant les “relations extérieures”, et la petite fabrique continuait à tenir une place importante dans le milieu fermé des faïenceries du Royaume. Juin 1755 Tout en continuant de montrer une image de sérieux en se comportant quasi normalement dans son travail, Fanchon poursuivait son œuvre de sape envers Jacques. Si elle l’avait écarté en tant qu’amant depuis bientôt trois années, depuis la première gifle reçue, en grande libertine elle s’employait à le cocufier à chaque occasion qui se présentait. Pour exacerber le sadisme dont elle se rendait coupable, elle s’arrangeait pour que ses partenaires occasionnels fussent des connaissances de son mari de manière à ce que l’affront devienne encore plus déshonorant, et pour couronner son
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infâme comportement, le soir avant de regagner sa couche, car ils faisaient chambre à part, elle le narguait en lui contant ses dernières expériences érotiques. Jacques l’écoutait en restant dans un mutisme coupable. Il pleurait en silence et se disait que cela allait prendre fin… prochainement. Elle n’avait que vingt-quatre ans et un tempérament de feu. Les dernières conquêtes de la coquine étaient les deux jeunes ouvriers à qui João avait confié la responsabilité des fours. Lors d’une discussion à propos d’un mélange d’oxydes, elle avait réuni autour d’une table les deux ouvriers à peine pubères. Très adroitement, dès le début de la réunion, elle se plaça entre les deux et, mine de rien, elle passa ses bras sous la table et entreprit de les caresser sournoisement. Bien vite ils comprirent le sort qui les attendait et se laissèrent entraîner tentés par l’idée luxurieuse d’une rencontre à plusieurs. Les portes de la pièce verrouillées, Fanchon se retrouva la première nue comme un ver. Elle eut quelques difficultés à retirer les derniers vêtements des garçons qui restaient timides et réservés, mais très vite, les protagonistes devinrent une bête à trois dos. Dans ce délire charnel, elle prenait un plaisir particulier à effleurer du bout de ses tétons les cuisses des deux hommes qui se cambraient sous l’effet des caresses de la nymphomane. Très rapidement ils parvinrent à l’extase ; l’un en elle, l’autre sur elle. Ils se rhabillèrent à la hâte et quittèrent la pièce quelque peu désorientés, se demandant quel allait être leur devenir au sein de la fabrique étant donné qu’ils venaient de baiser la femme du “patron”. Elle resta un temps allongée sur le carrelage, dépouillée de tout vêtement, à savourer sa victoire et finit par se vêtir. Elle traversa les deux ateliers afin de croiser les visages rougissants de ses deux victimes qu’elle toisa avec le regard méprisant des vainqueurs, puis elle reprit son travail comme si de rien n’était. Elle venait de compromettre deux personnages importants de la faïencerie. Deux rouages essentiels au bon fonctionnement venaient inconsciemment de changer de camp. Elle les avait sous la main et il lui suffira d’entretenir cette relation adultérine pour les fidéliser à sa cause, mais également pour assouvir ses fantasmes et son plaisir de femme.
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Les motifs qu’elle dessinera dans les prochaines heures seront des chefs-d’œuvre, et ce soir, elle racontera à son mari les insanités de son après-midi qu’elle aura pris soin d’enrichir de détails salaces, jusqu’à ce qu’il se lève et se retire dans sa chambre pour pleurer tout son malheur. L’araignée continuait de tisser sa toile. Du jour où elle habita la maison du bourg, elle n’eut de cesse que d’y apporter des changements radicaux afin d’effacer toute trace du récent passé de cette demeure. Il est vrai que la garce avait bon goût et le fait qu’elle puisse dépenser des sommes d’argent relativement importantes, l’intérieur de la bâtisse se vit rapidement enrichi et modernisé. Elle fit démolir des murs pour augmenter le volume d’une pièce, et elle fit agrandir des fenêtres afin de laisser entrer les rayons du soleil. Elle fit creuser un puits dans la cour afin de ne pas avoir à aller puiser l’eau à la fontaine, et elle envisagea de remplacer la vieille échelle de meunier par un escalier en pierre. Elle pensait relier ce qui était l’arrière-cuisine avec le couloir d’entrée de manière à donner de l’espace à ce qui deviendrait un hall. Jacques la laissait faire. Il ne lui serait pas venu à l’idée de contrarier les idées de sa femme malgré les relations tendues et surtout platoniques entre les deux conjoints. Au contraire, il l’encourageait dans ses décisions ; il la félicitait de tout espérant se revaloriser et se rapprocher d’elle. Un jour qu’elle se trouvait seule à la maison, Fanchon décida de tracer au sol l’emplacement du nouvel escalier. Elle hésitait entre une œuvre droite et massive en pierre taillée qui donnerait de la prestance et de la noblesse au lieu, et une réalisation en vieux bois de chêne en colimaçon, plus moderne et plus légère, mais d’un entretien plus contraignant. Elle se munit d’un bâton, se souvenant que quand elle était enfant elle dessinait des formes dans la poussière des chemins, et elle esquissa les premiers traits sur la terre battue de la souillarde. Elle fit et refit plusieurs épures et, à force d’effacer ses tracés dans la croûte du sol, la terre se trouvant derrière l’escalier devint plus poussiéreuse au point de ressembler à du sable. À moment donné, en grattant un peu plus
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fort qu’auparavant, le bout de bois heurta un point dur. Une fouille curieuse à cet endroit précis révéla la présence d’un anneau ancré au sol. Elle alla chercher un levier plus solide afin de soulever la trappe, et après quelques efforts, elle finit par mettre à jour ce qui ressemblait à un couvercle de malle de taille moyenne. Immédiatement son esprit calculateur fit le rapprochement entre cette découverte et l’ancien propriétaire qu’était Juste Damplun dont les agissements crapuleux étaient à ce jour dévoilés. Quelques minutes de grattage suffirent à dégager les charnières du couvercle. Par chance, il n’y avait ni chaîne ni système de fermeture particulier. Enfiévrée par cette situation excitante, elle souleva le couvercle. Le butin accumulé par Juste Damplun, bandit de grands chemins durant de longues années lui était offert. Il y avait là les lingots d’or et d’argent maladroitement coulés, des pièces d’or, probablement des Louis, quantité de bijoux, et un rouleau de vieux papiers. Plus tard, Fanchon comprendra qu’il s’agissait de plans de charpente, mais ils lui paraîtront tellement peu intéressants qu’elle les jettera au feu. Elle retiendra, sans savoir pourquoi, qu’ils étaient signés “Hugues B. Gascon Prévoyant”. Elle savait qu’elle venait de devenir riche, et même richissime. Se doutant que personne n’était au courant de l’existence de ce coffre, elle s’empressa de le replacer dans sa cachette en attendant de le vider petit à petit de son contenu qui allait faire d’elle une femme puissante. Après avoir rebouché le trou et avoir balayé la souillarde de manière à effacer toute trace de fouille, elle se reposa et les questions arrivèrent pêle-mêle dans sa tête “Comment un homme avait-il pu laisser autant de richesses derrière lui ? Y avaitil d’autres cachettes ? Et Louis Daban, qui fut propriétaire de ces lieux, était-il au courant ? Et João qui a habité ici avec Juliette, avait-il découvert quelque chose ? Sûrement pas ! Voyons… Cette maison était la propriété de Damplun lorsqu’il fut exécuté… Lui, connaissait l’existence du trésor… Louis Daban l’avait ensuite rachetée aux grandes fermes… S’il avait su quelque chose, il en aurait parlé lorsqu’il avait fait donation de la maison à Juliette ou bien il y aurait fait allusion… Elle non plus ne devait pas savoir. Elle l’aurait dit à Jacques… À moins qu’il le sache et qu’il ne m’en ait jamais parlé… Eh bien mes enfants, à partir d’aujourd’hui, nous allons rire !”
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Elle décida de placer ce bien à petites doses chez un notaire discret, dans une ville distante de quelques lieues de Cazalon, pour le sortir de sa cachette avant de s’en servir. Ici, elle ne pouvait faire confiance à personne et encore moins à Me Campudon ; ce vieux grigou était trop près des intérêts de ses ennemis et comme elle ne savait ni lire ni écrire, elle avait besoin de s’adresser à quelqu’un d’intègre. Son cerveau était en ébullition depuis qu’elle avait mis la main sur sa nouvelle fortune. Elle se voyait puissante et devenir la grande dame de Cazalon, celle que les hommes salueront en ôtant leur coiffe et en baissant les yeux. Elle se voyait courtisée par les plus beaux étalons de la région et devenir une maîtresse exigeante et comblée de plaisir par ses amants qu’elle choisirait selon ses humeurs. Elle imaginait comment, avec le pouvoir de tout cet argent, elle allait conquérir la faïencerie et comment elle allait écraser son époux, sa belle-sœur de Bayonne ainsi qu’Armelle qui en était encore la propriétaire.
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X À Lisbonne, mars 1755 Durant les semaines qui suivirent leur arrivée au Portugal, João présenta le quartier de son enfance à Juliette. Il reconnaissait certains visages, sans pouvoir les accompagner d’un nom ou d’un prénom. Il était enthousiaste à chaque rencontre et le sourire ne le quittait plus, mais il lui arrivait de confondre, des cousins, des frères, des mères avec leurs filles et chaque fois, c’était la bonne humeur qui prévalait. Généralement, la convivialité des Portugais faisait de ces retrouvailles des fêtes qui se soldaient par une invitation à déjeuner ou à dîner. Petit à petit, à force de déambuler dans le dédale des rues étroites, tortueuses et pentues, bien souvent des culs-de-sac ou des passages voûtés, Juliette se fixa quelques repères lui permettant de s’orienter sans se perdre dans l’Alfama, la ville haute où se trouvait la maison familiale qui s’ouvrait par un petit jardin sur une venelle, sur un beco. La maison des Pinto Da Flores était érigée au flanc de la colline et sa façade, qui regardait la Mer de paille, proposait des encorbellements lessivés par le ruissellement des pluies d’automne. L’autre façade, celle du jardin, comportait des balcons qui avançaient leurs grilles de fer forgé audessus des ramures et son dernier étage était ornementé de lucarnes de poète qui formaient une frise soulignant le toit de l’édifice. Juliette aimait se promener dans cet enchevêtrement de ruelles. Elle prenait du plaisir à regarder couler le Tage depuis le miradouro de Santa Luzia, lieu idyllique où se retrouvaient les amoureux qui savaient apprécier l’ombre complice des charmilles de cette placette. Accoudée aux anciennes murailles arabes de la terrasse, elle remplissait ses yeux des tableaux tous les jours différents, offerts par la forêt qui s’étalait au loin et par les toits de l’Alfama qui dessinaient des dunes rouges sous ses pieds.
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Au début, Juliette appréciait l’empressement toujours courtois et respectueux que les amis de João démontraient envers l’étrangère, mais, au fil du temps, elle finit par sombrer dans la déprime et se laissa gagner par la nostalgie. L’éloignement de ses enfants la minait un peu plus chaque jour mais il y avait surtout le fait qu’elle ne comprenait pas un traître mot des discussions qui avaient cours autour des tables ou dans les salons, et personne ne pouvait converser avec elle. Seule la sœur aînée de João comprenait son désarroi et faisait des efforts perpétuels en essayant de parler avec elle avec le peu de français qu’elle connaissait. De jour en jour Juliette s’étiolait malgré les efforts de son entourage. Elle avait le sentiment de se trouver dans le même état que sa fille Aliette, à la différence que pour elle, les sons lui parvenaient et que grâce à cela, elle avait quelquefois la chance de pouvoir deviner le sens et l’esprit des palabres. Néanmoins, sa vie était bien fade et elle passait ses jours à retenir ses pleurs. En Juin, les festivités données en l’honneur de Saint Antoine de Padoue, autre fils célèbre de Lisbonne, vinrent ponctuer la vie de la cité. Ces pieuses manifestations étaient accompagnées d’agapes copieuses et très festives, et malgré les fastes déployés au cours de ces réjouissances, Juliette s’ennuyait au grand désespoir de João qui la voyait dépérir un peu plus chaque jour. « Que puis-je faire pour te rendre le sourire, lui demanda-t-il un soir ? Je vois que tu t’ennuies. Veux-tu que nous retournions en France ? — Non, João. Non, je veux tourner la page avec ce passé, mais c’est dur et douloureux. — Tu sais, je ne vais pas être hypocrite. Moi aussi je m’ennuie d’Aliette, et j’ai bien compris dans ses lettres qu’elle était triste de ne pas pouvoir venir pour Noël comme prévu. — Non, je ne le crois pas. Je ne le crois pas parce qu’il ne le faut pas. Elle est heureuse avec Georges. Si nous retournions en France à cause de cela, elle culpabiliserait. Non, João, il me faut encore un peu de temps pour me sentir à l’aise dans cette ville. Je vais faire l’effort d’apprendre le portugais. Ta sœur Alizia va m’aider. Nous en avons parlé hier. Ce but va me donner du courage et… tout ira mieux.
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— Moi aussi ma chérie, je vais t’aider. — Et puis, Aliette et Georges vont venir pour Pâques. Ce n’est pas si loin en réalité. — C’est dans dix mois… presque un an, une éternité, soupirat-il. — Si tu dois m’aider… ne me parle plus comme cela, grondat-elle en souriant. — Merci, dit-il en l’embrassant tendrement sur la joue. Merci. — Merci pour quoi ? — Pour ton sourire qui revient. » À Lisbonne, premier novembre 1755 Les jours et les semaines s’écoulèrent. Persévérante, Juliette passa de longues heures à apprendre le portugais. Son oreille se familiarisait avec les intonations chuintantes de ses interlocuteurs mais, même si ses progrès étaient significatifs elle n’en était pas au point de construire des phrases. Dans quelques mois, elle aura probablement atteint un niveau suffisant qui lui fera abandonner ses complexes et elle aura acquis un petit vocabulaire qui lui permettra de se faire comprendre. L’automne arriva. Elle avait élargi le périmètre des visites où elle se sentait en sécurité et João l’avait habituée à se promener sur les berges du fleuve qu’ils regagnaient en calèche. L’enseignement de la langue se faisait tantôt en bordure des embarcadères, tantôt au pied de la tour de Belém ou encore à l’ombre des ifs du parc du monastère des Jerónimos. Ce matin du premier novembre, après avoir rituellement et pieusement allumé des cierges pour vénérer la mémoire des disparus de la famille, João et Juliette allèrent flâner dans la basse ville, Baixa, afin de visiter les boutiques de ce quartier très populaire et très commerçant. Les gens déambulaient sans se presser et João proposa de s’arrêter à une terrasse pour déguster un café du Brésil, et faire découvrir à Juliette une gourmandise locale ; les pasteis de Belém, pâtisseries qu’il convenait de déguster chaudes. Pendant qu’elle savourait la succulence de la pâte, João ouvrit le sac qu’il portait et qui intriguait Juliette.
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« Voilà, je voulais que ce soit une surprise, dit-il en sortant un paquet grassement protégé par des chiffons ficelés. Te souviens-tu de cette statuette qu’avait modelée notre petite Aliette ? — C’est un souvenir précieux. Je la revois encore, dit-elle en fermant les yeux. — Alors, que dis-tu de ceci ? J’ai découvert cet objet surprenant, la semaine dernière, dans une échoppe de Cascais », ajouta-til en finissant de dénouer les cordelettes. Il retira les chiffons qui protégeaient l’objet et regarda le visage de sa compagne qui restait ébaubie. Elle découvrait la réplique quasiment identique, du cavalier cabré que sa fille avait créé à des centaines de lieues de Lisbonne. Les proportions étaient parfaitement semblables, et à part quelques différences dans les couleurs des émaux, le fringuant cavalier était le sosie de celui de Cazalon. Cela sautait aux yeux de qui connaissait “l’original”, mais pour autant, il faisait partie d’un ensemble qui ici, avait une utilité particulière. Il s’agissait d’un huilier composé de deux paniers portant deux flacons accolés de part et d’autre des flancs du cheval. L’ensemble était harmonieux et devait, sur une table de classe, être une pièce remarquée. « C’est un miracle, soupira-t-elle admirative. Comment une telle similitude peut-elle être possible ? — Quand j’ai vu cet huilier, j’ai eu la même interrogation. Je pense qu’il s’agit d’une coïncidence. J’imagine que, d’après un modèle ou une image, Aliette et l’artiste qui a modelé celui-ci ont reçu la même inspiration. Néanmoins, je l’ai acheté bien sûr pour la ressemblance, et bien sûr pour en faire cadeau à notre enfant, mais je voudrais qu’elle le montre à Jacques. Ça pourrait lui donner des idées, non ? — Oui, peut-être, dit-elle en caressant la tête du cheval. Qui sait ce que devient la faïencerie ? ajouta-t-elle dans un énorme soupir nostalgique. — Juliette, dit-alors João en lui prenant la main ! Fais confiance à ton fils, à Armelle et à tous ceux qui sont restés à Cazalon et ne te pose pas de question. Regarde-moi. Je t’aime Juliette. Nous t’aimons tous, et moi, beaucoup plus. À notre âge, nous
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n’avons pas le droit d’être tristes, nous devons vivre les jours comme ils arrivent. Dans quelques mois, nous reverrons notre fille. Ensuite, nous irons passer deux ou trois mois en France. La vie est belle, mon amour. Tiens, dit-il alors en avançant la coupelle dans laquelle le serveur venait d’apporter les pasteis de Belém fumants ; la vie est belle comme cette spécialité “dou Potougaò”. » Il avait forcé son accent pour la distraire de sa mélancolie car il devinait l’immensité de son chagrin. Il leur arrivait souvent de s’amuser de ces intonations qui leur permettaient de se chamailler tendrement, et pour l’heure il réussissait son pari car elle le regarda en souriant. Ils savouraient les petites tartelettes à la crème onctueuse quand subitement et brutalement, un bruit assourdissant venu des quatre côtés de la place où ils étaient installés les apeura en même temps que le sol se mit à trembler fort, très fort. Autour d’eux, ce fut la panique générale. Les maisons s’écroulèrent en soulevant des nuages gigantesques et tous les personnages furent enveloppés de poussières épaisses et de particules aveuglantes. Ceux qui se trouvaient à l’intérieur dans ce quartier furent ensevelis en quelques secondes, même ceux qui, en ce jour de prières, étaient entrés dans les nombreuses églises de Baixa pour se recueillir. Les innombrables cierges qui se consumaient depuis le matin, déclenchèrent mille feux dans les bâtiments effondrés. L’incendie se propagea à grande vitesse et toute la basse ville devint un immense brasier du cœur duquel il était impossible de réchapper. Deux autres secousses se manifestèrent, plus violentes que la première et finirent d’anéantir ce qui restait debout. Pour compléter la catastrophe, un raz de marée survint inondant l’ensemble et, par sa force démoniaque, l’eau détruisit ce qui avait résisté aux trois tremblements. Lisbonne fut profondément blessée. Les édifices, les monuments, les œuvres d’art rassemblées dans Baixa étaient rasés et à jamais perdus. Celle qui était la plus belle cité du monde, celle qui avait vu partir les plus grands navigateurs, les plus grands découvreurs, celle qui avait bravé les mers et les océans venait peut-être d’être châtiée de sa témérité à les défier. Ce fut une désolation.
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Parmi plus de quinze mille morts, João et Juliette trouvèrent une sépulture sous les lourdes pierres de marbre détachées du mur qu’ils longeaient pour fuir, la main dans la main. Jamais leurs corps ne pourront être identifiés. Beaucoup plus tard, pendant les fouilles et le déblaiement des gravats, dans la puanteur insoutenable des chairs en putréfaction, on retrouvera l’huilier au cheval cabré miraculeusement intact, sans fêlure, sans éclat d’émail.
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XI À Bayonne, février 1756 Lorsque le Fado Da Bragança accosta à Bayonne, c’est un Don Bartolomeo très embarrassé qui porta la mauvaise nouvelle à Georges et Aliette. Ces derniers avaient eu vent du désastre survenu à Lisbonne, mais ils n’en connaissaient aucun détail. Don Bartolomeo se rendit à l’entrepôt où il rencontra Georges et ne put que lui confirmer l’atrocité de ce qu’il avait pu voir lors de sa dernière escale. Il avait dû mouiller à Setubal d’où il s’était rendu à Lisbonne à cheval, pour son travail et pour prendre des nouvelles de sa famille et de ses amis. Bien entendu, il avait programmé une visite chez João et lorsqu’il apprit la disparition tragique des deux compagnons, il culpabilisa pendant plusieurs jours en se disant qu’il n’aurait jamais dû les encourager à retourner au Portugal. Il lui avait fallu du temps pour accepter que l’infortune fût la première coupable, et que le destin de cet homme et de sa compagne était de périr dans ce qui était une fabuleuse cité. Le fait que l’on parla d’au moins cinq mille disparus supplémentaires atténua progressivement son sentiment de responsabilité, et son caractère de marin aguerri aux pires souffrances lui permit de traverser cette période de souffrances internes avec courage et résignation. Aliette ne vivait plus depuis qu’elle avait été vaguement informée de la calamité par d’autres marins, mais elle gardait un peu d’espoir et espérait tous les jours l’arrivée de Don Bartolomeo en se disant qu’il ne pourrait qu’apporter de bonnes nouvelles, comme quand il livrait les lettres de sa mère. Lorsqu’elle vit arriver son messager en compagnie de son époux, lorsqu’elle vit la froideur
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sur son visage, elle comprit tout le malheur et perdit connaissance. Quand ils la virent chuter, Georges et Don Bartolomeo se précipitèrent mais ils ne purent empêcher que sa tête aille violemment heurter l’angle d’une marche de l’escalier. Lorsqu’ils la relevèrent, un inquiétant filet de sang s’écoulait de ses oreilles et de ses narines. Elle fut transportée dans sa chambre et le médecin venu la consulter émit un diagnostic plus que réservé, ce qui plongea Georges dans un tel état de prostration qu’il se trouva incapable de réagir face à cette situation qui venait accabler Aliette et sa famille. Comment cette lignée de femmes pouvait attirer sur elle autant de malheurs ? Les parents de Juliette, innocentes victimes lâchement assassinées dans leur lit ; Juliette, qui avait accidentellement perdu Robert, son premier mari, finissait sa vie sous des tonnes de gravats au Portugal, et sa fille déjà née sourde et muette, se trouvait entre la vie et la mort suite à une chute provoquée par une trop forte émotion en apprenant qu’elle était orpheline. Cette série de malheurs avait quelque chose d’injuste, d’inhumain. Aliette fut transportée à l’hôpital de Lachepaillet où elle fut placée sous la surveillance des sœurs de la Visitation. Les médecins relevèrent un très léger mais significatif enfoncement sur un côté du crâne. Pour ne prendre aucun risque, ils se contentèrent de faire poser des compresses à cet endroit et ordonnèrent d’humecter en permanence les lèvres de la patiente. Leur diagnostic fut laconique et peu encourageant. D’après eux, il n’y avait plus qu’à attendre un miracle. Comprenant que Georges allait se trouver dépassé par les événements, Don Bartolomeo ne put s’empêcher encore une fois de se sentir responsable et il s’estima redevable envers les enfants de ses amis disparus. Il proposa de rester à Bayonne le temps nécessaire à la guérison d’Aliette afin “d’aider” dans la mesure de ses moyens. Il devinait que le jeune couple aurait besoin de soutien moral et d’entendre la parole de personnes sages qui, en l’occurrence, combleraient l’absence des parents. Un chirurgien préconisa de tenter de redresser l’enfoncement crânien à l’aide d’une ventouse. L’opération fut effectuée a priori avec succès. L’os ayant repris sa place initiale. Tous les matins et tous les après-midi, Georges se rendait au chevet d’Aliette pour prendre de ses nouvelles. Don Bartolomeo,
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constamment présent à l’hôpital, se rendait utile auprès des sœurs infirmières, ainsi, il se tenait informé sur l’état d’Aliette et chaque fois qu’il le pouvait, il allait lui tenir compagnie. Il lui prenait la main et lui parlait. Il lui racontait ce qu’avait été la vie de sa mère à Lisbonne, tout ce qu’elle avait découvert en peu de temps, ce qu’elle avait respiré, ce qu’elle avait dû aimer de ce pays. Il le faisait dans sa langue natale avec tout ce qui lui venait de nostalgie, et il n’était pas rare de voir une larme perler au coin de ses yeux et rouler sur sa peau ravinée par le soleil et les embruns. Aliette gisait sur sa couche sans bouger, sans remuer, sans se plaindre. Seule sa respiration soulevait le drap qui la couvrait. Elle resta ainsi huit jours, nourrie de quelques gouttes de bouillon que les sœurs versaient dans sa bouche et que, dans sa léthargie, elle avalait par réflexe de survie. Au neuvième jour, elle gémit et se tourna, mais personne ne s’en rendit compte sur le moment. Ce fut vers onze heures, en venant humidifier ses lèvres, que la jeune sœur Maïténa constata qu’elle s’était déplacée dans son lit. Elle laissa éclater sa joie en criant au miracle dans le couloir du petit hospice et ses cris alertèrent Don Bartolomeo qui, depuis le jardin où il se trouvait, accourut au bord de la couche. Lui savait que ce n’était pas un miracle. Il avait connu un matelot qui était resté sans connaissance pendant plus de trois semaines à bord, suite à un coup de bôme reçu lors d’un virement de bord un soir de tempête. Il savait qu’Aliette mettrait quelques jours encore avant d’ouvrir les yeux, et encore autant de temps avant de pouvoir marcher. Il s’empressa de porter la bonne nouvelle à Georges qui était passé le matin même à l’hôpital et qui en était reparti complètement désemparé et désespéré. Le jeune époux se rendit plein d’espoir à Lachepaillet, avec le doux secret de parler avec sa femme et de la serrer dans ses bras, mais il reçut une cruelle déception en retrouvant Aliette dans la même position qu’il l’avait laissée le matin. Don Bartolomeo sut le réconforter avec des paroles sages et apaisantes et surtout en parlant avec un sourire rassurant et reposant. C’était un lundi. Le vendredi, Aliette était assise dans sa couche. Elle avait recouvré ses esprits la veille au matin et s’était très vite requinquée. Elle acceptait la nourriture que lui présentait sœur Maïténa, ce qui était un signe très encourageant, et la présence de Don Bartolomeo et de
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Georges allait l’aider à reprendre goût à la vie. Pour l’instant, personne ne lui parlerait de la disparition de ses parents; tous furent d’accord pour attendre qu’elle-même décidât d’évoquer ce drame. Dans la journée, Don Bartolomeo omniprésent, plaisantait gaillardement avec sœur Maïténa qui acceptait les taquineries dont elle était la cible. Il semblait que ces humeurs amusaient Aliette, alors, la jeune novice se prêtait au jeu. Dans le courant de la semaine suivante, Aliette voulut se lever mais, prise de vertiges, elle dut se coucher de nouveau. Les médecins répondirent positivement à ce contretemps en disant qu’il valait mieux qu’elle ait des réactions normales et logiques, suite à ce qu’ils considéraient, non pas comme le miracle derrière lequel ils s’étaient réfugiés pour se dédouaner de leur méconnaissance, mais plutôt à une récupération naturelle, inexplicable et bien gênante dans le fond. Le plus ancien d’entre eux eut cette parole en guise de conclusion : “Il est heureux que nous, hommes de science, ne comprenions pas toujours tout ; sinon, plus personne ne mourrait et il n’y aurait plus de place sur cette terre.” Un matin, sœur Maïténa aidait Aliette à sa toilette et elle parlait avec Georges de leur avenir : « Monsieur Georges. Je vais bien regretter madame Aliette vous savez. Bientôt, nous n’aurons plus l’occasion de nous voir. Remarquez, d’un côté j’en suis très heureuse, mais quand même, je ne sais pas pourquoi quelque chose me dit que je vais être triste. — Mais, sœur Maïtena, comptez sur nous pour que nous rendions régulièrement visite à toutes les personnes qui nous ont aidés dans cette guérison. Nous serons éternellement reconnaissants envers cet hôpital, soyez en convaincue et puis, j’espère que vous viendrez autant de fois que cela vous agréera dans notre maison de Saint Esprit. La porte vous sera toujours ouverte et la chambre d’amis vous sera réservée. — Oh ! Il ne faut pas. Je ne mérite pas autant d’égards, je n’ai fait que mon devoir, dit-elle rougissante sous sa cornette. Je dois confesser que j’ai un petit faible pour madame Aliette. Elle paraît si fragile avec son handicap. Elle m’inspire beaucoup de compassion, et même si ce n’est pas juste pour les autres malades, j’aime bien passer du temps auprès d’elle.
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— Auprès de moi, voulez-vous dire ! gronda une voix familière dans son dos. — Oh ! Don Bartolomeo ! Je ne vous permets pas autant de familiarités. Vous me mettez mal à l’aise avec vos allusions, gronda sœur Maïténa en montant la voix. — Mais je plaisante, sœur Maïténa, je plaisante. — Eh bien, à l’avenir, gardez-vous en ! » Au fur et à mesure que le ton de la conversation montait, Aliette affichait des signes d’énervement. Elle finit par porter ses mains sur les côtés de son crâne en bougonnant quelques onomatopées et, pour marquer une espèce de désapprobation, elle dodelina trois ou quatre fois de la tête en fronçant les yeux, tour à tour vers la jeune sœurette et vers Don Bartolomeo. C’est ce dernier qui comprit l’importance du geste de la convalescente et qui mesura la magnificence du moment. L’émotion qu’il ressentit lui coupa les jambes et il faillit chuter. Il regarda fixement Aliette, comme s’il s’était trouvé face à une apparition mystique, puis il tourna son regard livide vers Georges et lança un cri, fort et puissant, en prenant garde de ne pas être vu par la jeune femme : « Han ! » Aliette porta de nouveau ses mains à sa tête et ferma les yeux. Quelque chose l’agressait. « Mon Dieu ! dit Georges alors que sœur Maïténa tombait en prières. Dieu soit loué ! Tu entends ! Tu entends et donc tu vas apprendre à parler. Tu vas mieux comprendre. Tu vas pouvoir rire, apprendre à lire et à écrire. Mon Dieu, merci », dit-il en prenant Aliette dans ses bras. Un des jeunes médecins de Lachepaillet, qui venait d’avoir connaissance des travaux d’un chercheur anglais, Thomas Willis, sur les pathologies du système nerveux, et qui s’intéressait aux surprenantes techniques de la médecine chinoise, expliqua que le coup reçu par Aliette lors de sa chute avait provoqué un choc salutaire au niveau du réseau nerveux, sans qu’il puisse préciser quel mécanisme était intervenu dans le changement qui allait transformer la vie de la patiente et de ses proches.
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Aliette regagna son domicile où elle put découvrir les bruits du vent, des feuilles, du chat, le gazouillis des oiseaux, du roulement des vagues, et beaucoup plus tard dans sa vie, elle se laisserait charmer et envoûter par les chants des chorales basques qui, depuis des décennies, faisaient vibrer les nefs des églises de toute la contrée. Avec une force de caractère hors du commun, elle trouvera un apaisement à son malheur d’orpheline en se disant en secret que sa mère et son père avaient connu ces sons avant elle et que, quelque part où ils se trouvaient, ils la regardaient, heureux et fiers des progrès qu’elle faisait en apprenant à parler. Deux mois après la résurrection d’Aliette, Don Bartolomeo et Georges se rendirent à Cazalon pour annoncer à Jacques, ainsi qu’aux habitants, la triste nouvelle concernant la mort de João et de Juliette. La tâche n’était pas aisée et les deux hommes avaient décidé d’assumer ensemble cette difficile démarche. Ils se rendirent en premier lieu à la fabrique sachant que c’était là qu’ils trouveraient les personnes concernées. Tous furent abattus et mortellement attristés par la subite et rapide disparition d’êtres chers. Jacques se trouva meurtri par la perte brutale de sa mère adorée et de son père adoptif, celui qui lui avait tout appris de la vie et des hommes. Fanchon quant à elle, n’éprouva ni sentiment d’humanité envers les défunts, ni compassion envers son époux. En apprenant la nouvelle, elle ne put retenir un départ de sourire et déclara devant les personnages présents : « Enfin ! Enfin mon mari va se trouver face à ses responsabilités. Il devra faire ses choix sans avoir à penser à ce qu’en dirait sa chère maman. Cette boutique va enfin pouvoir exister, sans que nous soyons obligés d’entendre que nous devons tout aux anciens, sous prétexte qu’ils ont travaillé ici avant nous. » Ces propos stupéfièrent tout le monde. Tous étaient atterrés par le malheur, et voilà que l’insolente se permettait sans vergogne un commentaire qui cassait toute la solennité du moment.
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« Vas-tu te taire, vipère ? ne put retenir une employée qui se trouvait être une amie d’enfance de sa mère. Tu n’as même pas le respect de la mort. Qui es-tu, petite peste, pour te permettre de telles déclarations ? Tu sembles avoir oublié que tu leur dois tout, à ces deux-là, à ces deux vieux, comme tu dis. C’est eux qui ont tout fait pour te mettre en avant lorsqu’il a fallu choisir quelqu’un pour aller à Bordeaux. C’est eux qui ont accepté que tu prennes des initiatives dans cette usine. Tu n’es qu’un monstre et tu ferais mieux de te dispenser de tels propos. Si tu veux mon avis, tu devrais t’interdire de prononcer leurs noms. — Je me passerai de ton avis, vieille toupie ! lança Fanchon offusquée que quelqu’un se permette de la sermonner. » Jusque-là, personne n’avait osé la remettre à sa place car tous savaient ce qu’elle représentait pour la faïencerie et donc pour leur avenir commun. De plus, étant la femme du nouveau directeur, elle bénéficiait de cette aura et elle savait en profiter : « Vous vivez tous avec un siècle de retard, poursuivit-elle. Le monde avance sans vous et il continuera sans vous. Écoutez ce que disent les gens qui passent ici, vous apprendrez que le modernisme est en marche. Que vous le vouliez ou non, ce monde appartient aux jeunes, à ceux qui pensent, qui créent, qui ont de l’ambition, et non aux gens d’une autre époque qui ne savent que travailler, faire la guerre, boire, violer et pondre des enfants qu’ils ne sont pas capables d’élever correctement. Pensez ce que vous voulez, mais moi je dis : place aux jeunes ! — Faites-la taire… Faites-la taire ! demanda Don Bartolomeo excédé par tant d’ignominie. Si nous étions dans mon pays, il y a longtemps qu’on lui aurait coupé l’envie de dire de si vilaines choses. — C’est cela, oui ! Même les étrangers veulent nous donner des leçons. Vous me dégoûtez tous ! Vous n’êtes que des larves ! » Après cette algarade, elle savait qu’elle ne pourrait adresser la parole à personne pendant plusieurs jours, mais elle savait qu’elle pourrait se venger de cette quarantaine dans le cadre de son travail, à la fabrique, où elle aurait à donner des ordres et des directives au
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personnel et elle se régalait à l’avance en pensant aux relations qu’elle allait avoir avec ceux qui avaient manifesté quelque hostilité à son égard. À cette heure, Juliette n’était plus un obstacle à son ambition et elle allait s’employer à réduire Armelle. Quant à Jacques, eh bien elle allait continuer à le déstabiliser en se livrant sans retenue à une débauche de tous les instants en compagnie des mâles vulnérables qui allaient passer à portée de ses jupons. Ça ne changerait pas grand-chose à son mode de vie, mais maintenant qu’elle avait pu en partie vider son sac en public et prendre position en s’opposant à la ligne de pensée générale, elle y prendrait un plaisir différent. Elle les cocufierait tous en même temps. Elle s’était mariée par calcul et par intérêt, mais surtout sans amour, et donc, tromper son époux sans éprouver le moindre scrupule à accomplir cette “faute” n’était pas un problème pour elle. L’annonce de la disparition de Juliette et de João rendit Armelle inconsolable car pour elle, c’était sa famille de Cazalon qui disparaissait. Juliette était bien plus qu’une sœur et João un ami très cher qui avait su l’épauler dans tous les moments difficiles. Dans ses constantes pensées, qui ne lui apportaient que de la tristesse et des pleurs, elle se remit en question et se demanda si l’immense peine qui la tenaillait était normale. C’était la première fois qu’elle perdait un être cher à son cœur et elle s’interrogea sur l’affection que pouvait éprouver une femme pour une autre. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ne ressentait pas les mêmes regrets à l’encontre de João. Pourtant, lorsqu’il était à Cazalon, il était celui qui lui portait le plus d’intérêt, il était celui qui la défendait, qui la protégeait, qui la conseillait et elle se souvenait que quelquefois, elle avait préféré se confier à lui plutôt que de se tourner vers Juliette qui aurait pu être une confidente plus intime. Juliette… Juliette… ce prénom roulait dans sa tête comme une musique et n’arrivait pas à s’enfuir. Chaque fois qu’elle se laissait envahir par ces sons, les souvenirs se bousculaient dans sa mémoire et curieusement, il ne s’agissait que de bons souvenirs.
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C’est lors d’une de ses nuits blanches qu’elle passa à hurler son désespoir qu’elle comprit qu’elle avait été amoureuse de Juliette sans le savoir réellement. Elle souffrait de cette nouvelle forme d’absence et son cœur connaissait une déchirante rupture qui allait grandir avec le temps. Après le départ de Juliette pour Lisbonne, son travail à la faïencerie la rebutait plus qu’il ne lui apportait de satisfaction, et pour contrer ses états d’âme et cette déprime elle s’était forcée à imaginer qu’un jour, sa chère amie reviendrait à Cazalon et que le bonheur reprendrait sa place autour d’elle. Aujourd’hui, ce dessein secret se trouvait anéanti, enfoui sous des tonnes de gravats loin d’ici. Alors, même si la nouvelle concernant la miraculeuse guérison d’Aliette adoucissait quelque peu sa détresse, son désespoir était incommensurable. Elle ne se remettait pas de la perte de celle qui lui inspirait à la fois bonheur et chagrin, et elle ne pouvait parler à personne de ce sentiment profond qu’elle s’était découvert pour Juliette. Avouer son amour l’aurait menée au châtiment extrême pour folie, sans procès, sans jugement, car les comportements contre nature étaient sévèrement réprouvés et aucune tolérance n’était accordée à ces déviations, à ces dépravations. Elle se trouvait condamnée à vivre avec son secret et cette charge ajoutée au deuil cruel, était très lourde à assumer pour une femme fragilisée. Tout au long de l’année, il ne passa une journée qui ne la vit pleurer, et il lui arriva fréquemment de s’enfermer dans le secret de son bureau pour s’isoler, allongée sur un sofa, afin de se confiner dans sa nostalgie. Les mois s’écoulèrent dans une ambiance délétère pour le moral d’Armelle qui procurait des inquiétudes à son entourage. Tous la devinaient suicidaire et ce n’étaient ni les réflexions insidieuses ni le comportement agressif de Fanchon qui allaient l’aider à guérir. Pour comble de malheur, un matin d’août 1757, un cavalier arriva à Peyrelongue porteur d’un courrier l’informant que sa mère était au plus mal. Elle dut se rendre immédiatement à Pomerol qu’elle rejoignit après quatre jours d’un inconfortable et pénible périple. Elle avait l’habitude de ce trajet qu’elle effectuait annuellement,
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mais cette fois-ci, la chaleur, la puanteur à l’intérieur des calèches ajoutées à son état de grande lassitude, firent de ce voyage un cauchemar. Elle arriva fourbue, tremblante et pâle à la maison Berliette où l’attendaient Guillaume, Léa et Marin leur neveu. Il lui fallut huit jours pour récupérer de toute la fatigue accumulée depuis des mois et des mois. Sa mère décéda quelque temps après son arrivée et cette deuxième déchirure vint s’ajouter à celle de Juliette qu’elle n’arrivait pas à surmonter, même après plus d’un an de deuil. À Cazalon Décembre 1757 Elle revint à Cazalon à la fin de l’année où elle trouva la faïencerie en pleine effervescence. Jacques l’informa dans le détail des opérations passées durant son absence, et malgré toute la passion qu’il mettait dans son exposé, il ne parvint pas à l’intéresser. Cette activité qui lui avait servi d’échappatoire en lui faisant oublier les humiliations commises par son époux fantasque et qui lui avait probablement évité de se donner la mort, ne l’intéressait plus. Jacques, qui se rendait compte du maléfique vague à l’âme installé dans l’esprit de sa “patronne”, s’efforçait d’être enthousiaste et enjoué dans ses commentaires. Il ne tarissait pas d’éloges sur le personnel qui était de plus en plus compétent, et, toujours avec naïveté, il flattait sans retenue Fanchon qui avait créé un style bien particulier qui, vraisemblablement, apporterait des lettres de noblesse aux productions de Cazalon. Il expliqua qu’il avait spécialisé deux peintres pour honorer les commandes de Maculoch, décision logique et rationnelle puisque les motifs spécifiques au Bordeaux étaient réalisés à partir de poncifs envoyés par le commanditaire. Ainsi, Fanchon pouvait consacrer son atelier à ses propres créations qui étaient toutes… plus belles les unes que les autres. Jacques mit tout de même un bémol à son ardeur en disant que l’entreprise souffrait de l’absence d’un responsable commercial et il essaya d’intéresser Armelle en lui demandant de réfléchir à cette remarque. Armelle ne l’écoutait que d’une oreille distraite car, de manière réductrice, elle rattachait Cazalon à l’existence de Juliette, et plus
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elle se souvenait des bons moments, plus elle s’enlisait dans cette nostalgie malsaine qui la démoralisait. Fatiguée de toutes les mésaventures dramatiques de sa vie, l’idée de se retirer définitivement à Berliette où elle n’aurait pas autant de poids sur les épaules avait fait son chemin dans sa tête. Un autre argument de masse la dirigeait dans cette direction ; chez elle, là-bas, elle ne s’appellerait plus Brouchicot, mais elle vivrait sous son nom de jeune fille : Armelle Micelli, et cette perspective lui apportait un peu de baume au cœur. Elle y avait pensé avant même son dernier voyage, et plus le temps passait, plus cette éventualité la séduisait. Néanmoins, si elle était amenée à partir, elle ne le ferait que lorsqu’elle aurait assuré sa succession. Rien ne pressait à la minute, mais il allait falloir s’y employer sans tarder. L’hiver passa sans encombre, et ce fut à la mi-mars qu’Armelle prit sa décision. Elle nommerait un régisseur qui agirait en son nom et qui, de surcroît, serait l’agent commercial dont l’absence pénalisait la faïencerie. Par contre, elle devrait l’annoncer à Jacques sans le froisser mais surtout, en ménageant l’orgueil de Fanchon dont elle avait deviné les desseins et les ambitions de régner à la tête de l’affaire. Dans ses cogitations, elle s’était toujours souvenue des recommandations de João lorsqu’il disait que Fanchon, malgré ses pires défauts, était le maillon incontournable pour la pérennité de Cazalon et qu’il fallait lui confier quelques responsabilités au sein de l’entreprise afin de contenter son ego. Elle se souvenait aussi qu’il disait que Jacques serait en mesure de diriger les ateliers d’une main de maître. Un jour, en fin d’après-midi, se trouvant dans le bureau de Jacques pour vérifier des comptes comme ils le faisaient couramment, elle entama la conversation dans le but d’annoncer son retrait : « Jacques, je souhaiterais parler du devenir à long terme de la faïencerie. — Je… je suis surpris d’une telle question. Quel est le problème ? Tout va b… Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il soudain inquiet. — Oh, tout va bien, tout va bien. Mais je n’ai plus le feu sacré, et des fois, je me demande à quoi tout cela sert-il… enfin, en ce qui me concerne.
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— Eh bien, Armelle? Que se passe-t-il? dit-il en posant son crayon pour être plus à l’écoute. Je peux vous dire que les comptes sont florissants et que le carnet de commandes ne désemplit pas. — Jacques, j’aimerais que tu me tutoies. Peut-être qu’ainsi nous nous comprendrons mieux, ou du moins, plus facilement. — Mais… — Oui… je sais. Tu vas me dire que c’est difficile de tutoyer sa patronne mais, nous nous connaissons depuis toujours et ta mère était comme une sœur pour moi. Nos relations sont nées en dehors du travail, et puis… ça me ferait plaisir… Essayons, même si c’est difficile au début. — En effet, c’est difficile. — Jacques, tu m’avais dit qu’il nous manquait un spécialiste du commerce, non ? — C’est vrai. Autrefois, les choses étaient plus simples, mais, vendre est devenu un métier et j’ai peur que nous ne soyons un jour dépassés par les méthodes modernes. Alors, si vous… si tu étais d’accord, nous pourrions confier ce rôle à quelqu’un formé pour cela. Mais ça va coûter cher. Un personnage de cette trempe ne court pas les rues et sera exigeant. — Te connaissant, j’imagine que tu as déjà fait des calculs et des projections pour me dire que ce sera un investissement rentable. — C’est tout à fait ça. Il suffira de trois ann… — Passe-moi les détails, je te fais totalement confiance. Dismoi plutôt où trouver la perle rare ? — J’ai une idée, mais, ce n’est pas très honnête. — Dis toujours. — Il s’agit d’un des représentants de chez Maculoch. Il vient souvent à Cazalon porter les commandes et les nouveaux poncifs et il est compétent pour donner des conseils aux peintres. Fanchon le connaît mieux que moi puisqu’elle le reçoit pour parler des nouveaux motifs. C’est elle qui m’a dit qu’il se laisserait tenter par une aventure chez nous », dit Jacques fier de pouvoir apporter une solution à la question fraîchement posée. Armelle resta stupéfaite devant tant d’angélisme et d’ingénuité. Devait-elle réagir ou se taire et laisser faire ? Devait-elle lui
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ouvrir les yeux ou laisser Jacques se complaire dans son adoration sans borne pour son épouse volage et déloyale ? Elle se dit que cela ne changerait rien à la situation du couple perdu depuis déjà longtemps et, encore une fois, se rappela João qui avait dit ne pas vouloir se mêler des affaires de cœur de Jacques et de Fanchon. Cependant, il y avait danger. Danger pour la faïencerie. Jacques, seul face à Fanchon et à celui qui probablement était déjà son amant, l’affaire aurait vite fait de passer sous la coupe de la diabolique dessinatrice puisque cela semblait être son objectif. « Mon pauvre ami, dit-elle en soupirant. Tu es donc totalement aveugle. Tu es naïf au point de faire encore confiance en Fanchon ? Pardonne-moi si je te fais du mal, mais si l’idée vient d’elle, je m’y oppose formellement. — Mais, pourtant, je vous ass… je t’assure Armelle que Fanchon se démène dans son travail, et sans compter. — Soit, j’en conviens. Mais que son courage s’arrête à ce genre de prérogatives. Elle est payée en conséquence pour ses services et pour son engagement, et je suis prête à la récompenser au-delà de ce qui est prévu si cela doit lui être agréable, mais je reste lucide ; je me méfie de tous ses plans. — Mais pourquoi ? demanda-t-il désemparé. — Veux-tu la vérité ? Veux-tu souffrir ? — Oh ! Je devine tout ce que tu vas me dire. Je sais qu’elle me trompe de temps en temps. Je sais que je suis la risée de tous ! Je sais tout ça, mais… je l’aime, comprends-tu ? Je l’aime et rien ne m’en empêchera. Tout cela va rentrer dans l’ordre, un jour, tu verras, ajouta-t-il l’air confiant. Elle me reviendra parce qu’un jour elle comprendra, elle me regardera. — Mon pauvre Jacques ! Tu es pathétique. De temps en temps, dis-tu ? Elle te trompe sans cesse. Elle n’est pas sèche de la transpiration de l’un qu’elle est déjà dans les bras d’un autre. Je ne voulais pas te parler de ça, mais tu me fais pitié. — Mais, je l’aime, et je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. Elle est tellement belle. — Jacques, il faut te ressaisir. Il faut que tu prennes conscience de la situation. Cela ne peut plus durer. Tu es un homme mûr, tu
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dois réagir. Ta femme te ridiculise et tu ne bouges pas le petit doigt. Tu sais, je me suis moi aussi trouvée dans ton cas. — Alors, tu peux me comprendre. — Certes ! Sauf que moi je suis une femme. Sauf que moi j’avais à faire à un tyran fou et sanguinaire et je savais que je ne pouvais rien changer. Mais moi, je ne l’aimais pas. Moi, j’ai été humiliée, mais je n’ai jamais perdu ma dignité. Je ne pouvais rien faire, mais toi, tu dois réagir pour récupérer ton déshonneur. — Mais je l’aime… — Je ne le pense pas, non. Elle t’a ensorcelé quand vous étiez jeunes et elle continue à te mener par le bout du nez. Jacques tu es un mari bafoué dans tous les sens du terme. Elle se moque de toi et elle se joue de toi. Vois-tu, je pense qu’un jour, elle te chassera non seulement de son entourage, mais de Cazalon. Tu n’es rien pour elle. Dis-moi, que te donne-t-elle en échange pour te tenir ainsi qu’un chien obéissant ? » Jacques resta dans un mutisme qui en disait long. « Est-ce qu’il lui arrive de se donner à toi de temps en temps ? » Jacques baissa la tête. « Non ! Nous avons fait l’amour trois fois avant de nous marier, et à peu près autant de fois après, mais il y a bien longtemps que cela ne nous est pas arrivé. — Je m’en doutais. Cette femme est un venin. Remarque, puisque la regarder suffit à te rendre heureux, après tout, tu as de la chance de pouvoir trouver ton bonheur ainsi. Moi, je n’ai jamais connu ce sentiment qui rend si vulnérable. — Comment jamais ? — Tu as raison, c’est faux. J’ai aimé un homme. Il se trouve que c’était Servien, mais cela a duré un quart d’heure, avant que notre histoire ne se transforme en une monstruosité. En fait, auprès de lui, je n’ai jamais connu l’amour physique, se confia-t-elle. Mon ignoble mari m’obligeait à m’allonger à ses côtés, il m’attachait à la couche et se tripotait devant moi pour mieux m’avilir. Le plus dégoûtant était de rester sous les draps dans un mélange d’odeur de
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sueur, de pipi chaud et mal lavé, de pieds puants, de… brrr ! Ça me donne encore la nausée. Et jamais il n’a… ? — Non ! Il avait juré de ne jamais me toucher et d’ailleurs, je ne l’aurai pas accepté. Heureusement, il était plus souvent absent que présent. Vois-tu, Jacques, ma seule expérience pour parler ainsi, fut de me faire violer, avec son consentement, et par plusieurs de ses amis pendant que j’étais inconsciente. — Violée ? — C’est une vieille histoire qui a déjà vingt ans. Seule ta mère était au courant. Tu devais être bien jeune à l’époque ; quel âge astu ? — Trente-quatre. — J’en avais vingt et un, et donc tu devais en avoir treize ou quatorze. — Et vous n’avez… tu n’as jamais aimé personne d’autre ? — Peut-être… Peut-être… dit-elle en contenant le nœud qui nouait sa gorge. Peut-être était-ce une personne que je n’avais pas le droit d’aimer, dit-elle mélancolique en pensant à Juliette. Mais, c’est mon jardin secret. Hélas, c’est du passé. Bien, Jacques, ajouta-t-elle en se reprenant. Ce n’est pas de cela que je voulais t’entretenir, mais, il se fait tard et nous allons remettre la discussion à demain matin. Tu n’auras qu’à te rendre directement à Peyrelongue avec les dossiers, nous serons tranquilles pour tout vérifier. Elle se leva et invita son “bras droit” à la quitter. » L’étrangeté de ces confidences, la franchise avec laquelle ils avaient l’un et l’autre parlé de leur vie intime la laissa songeuse. Elle regagna son domicile où elle se fit préparer un bain dans le grand baquet de bois qu’elle avait fait installer après le “départ” de Servien. De son côté, Jacques ne trouva le sommeil que tard dans la nuit, son esprit étant occupé par d’étranges réflexions. Au matin, il se rendit à Peyrelongue sous une lourde pluie qui tombait à grosses gouttes. Les livres de compte bien abrités sous son ample cape de bure, il avançait à grands pas en évitant les flaques du chemin. Armelle le regarda arriver sous la voûte formée par les branches des platanes que les années et les tailles adroites avaient permis de
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rabouter. Il marchait d’un pas décidé et elle lui trouva une allure altière qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. La porte d’entrée était entrouverte. Il secoua son chapeau sur le perron et pénétra dans le large couloir, pressé de s’abriter. Armelle l’attendait en haut de l’escalier. Elle le vit taper du pied et défaire la lie de son vêtement. « Défais-toi, et suspends ton manteau dans l’entrée, lui dit-elle. — Je dois être trempé jusqu’aux os. Je me suis fait violence pour préserver les dossiers et j’ai dû me sacrifier. Les rafales tourbillonnaient et la pluie passait par l’encolure, répondit-il en souriant de toutes ses dents. — Monte te sécher, l’invita-t-elle. Nous travaillerons dans le bureau du haut. » Il arriva dans le salon où se trouvaient le bureau de travail, quelques fauteuils capitonnés et un sofa. Elle lui tendit une serviette et l’invita à se dévêtir pour s’essuyer. Il se fit d’abord prier, par politesse et par timidité, puis finit par céder et défit sa chemise en laissant apparaître un torse puissamment musclé. Elle frotta son dos pour le réchauffer, puis, le sang en ébullition elle le prit dans ses bras, se serra contre lui les paupières closes, déposa quelques baisers furtifs sur les épaules et sur le cou du jeune éphèbe, puis, lorsque le feu atteignit son ventre : « Viens ! » dit-elle simplement en l’entraînant vers le sofa qui les reçut pour leur première étreinte. Lorsqu’ils revinrent sur terre, ils n’avaient pas échangé d’autres paroles que des râles de plaisir et de volupté. « Il ne faut pas m’en vouloir, Jacques, dit Armelle en récupérant ses habits épars avec lesquels elle se couvrit la poitrine. — Mais… je ne comprends pas. Pourquoi t’en voudrais-je ? — Parce que j’ai fait ça sans amour… peut-être parce que j’en avais besoin. Jacques, je sais que tu ne m’aimeras jamais. C’est Fanchon que tu aimes et je me sens… — Mais ! Armelle ; quel besoin as-tu de vouloir t’excuser, de vouloir tout expliquer ? Moi aussi j’ai pris du plaisir. Moi aussi j’ai
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eu envie, tout simplement. Tout n’est pas toujours maîtrisé. Rien n’est simple. — Je suis heureuse que tu le prennes ainsi. Après tout, tu as peut-être raison. C’est la vie qui est comme ça. C’est le destin qui nous a menés l’un vers l’autre. Mais je te promets de ne plus jamais profiter de la situation. D’ailleurs… — Il ne faut jamais dire jamais, l’interrompit-il en déposant un baiser sur le revers de la main de sa maîtresse. De plus, j’ai l’impression que c’est moi qui ai profité de la situation. — …d’ailleurs, insista-t-elle, il ne faut pas que nous renouvelions cette expérience. — Tu regrettes ce qui s’est passé entre nous ? — Non, sois rassuré, je ne regrette rien. — Alors, pourquoi faire ce type de pari sur l’avenir ? — Quand tu me laisseras parler, tu comprendras. Si je t’ai demandé de venir ici, ce n’était pas pour parler des comptes, mais pour quelque chose de plus important. — De plus important que la comptabilité ? — Je crois, oui. Tu seras le premier à être informé que je vais définitivement quitter Cazalon. — Quitter Cazalon ??? La faïencerie ? Mais… c’est à cause de moi ? — Non… Non ! Bien au contraire ! Non ! À la vérité, je ne me plais plus ici, et je ne trouve plus de plaisir à mon travail. J’ai bien réfléchi et je veux tourner une page. J’ai décidé de rejoindre Pomerol ; Berliette et ma famille. — Mais… et la faïencerie ? Comment… ? — La faïencerie est bien réglée, bien gérée, et ne pose plus de vrai problème. Je vais engager un intendant qui protégera mes biens et qui sera le commercial que tu réclames. Pour te prouver ma confiance je te nommerai directeur, mais il faudra me jurer une chose. C’est de ne jamais céder la moindre part de tes prérogatives à Fanchon. Tu devras rester le maître de Cazalon ; le maître incontesté. — Mais je ne saurai pas… — Et qui donc tient ce poste depuis quelques mois ? Qui d’autre que toi ? Mais, vous… toi !
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— C’est ce qu’il te semble. Mis à part quelques décisions sans conséquence qu’il m’arrive de prendre, il y a plusieurs mois que tout repose sur toi. — Je ne le crois pas. — Et pourtant, c’est ainsi. Bien ! Pour l’heure, il faut garder tout ceci secret, du moins tant que je n’ai pas trouvé la perle rare qui va me représenter. » Septembre 1758 Elle mit six mois pour dénicher celui qui allait occuper le poste d’homme de confiance, ou plutôt de chargé d’affaires. Un bon et fidèle client de la faïencerie lui recommanda un dénommé José Quamusc, natif de Auch. L’homme était âgé d’une quarantaine d’années, et sa physionomie appelait la confiance. Il regardait les gens dans les yeux avec un visage sérieux qui témoignait de son écoute et il savait sourire et charmer ses interlocuteurs le moment voulu. Le ton de sa voix lui donnait du charisme, et son bagout était incomparable. Il savait, sans forcer la main à quiconque, trouver les mots et les phrases qui décidaient les acheteurs. D’une allure avenante, il attirait à lui les clients sans avoir à lutter pour les convaincre, comme avaient à le faire la plupart des courtiers. Au tout début de ses relations avec Armelle, lorsqu’elle voulut le tester et lui indiquer ses desiderata, c’est lui qui posa ses conditions et qui traça les principaux termes de leur future relation : « Madame, commença-t-il, je comprends que vous vouliez me donner des directives et que vous vouliez me dire de quelle façon nous devons travailler ensemble. Sauf le respect que je vous dois, sachez que je ne pratique jamais de cette manière. Concernant mon rôle sur le terrain, j’ai la prétention de connaître mon métier et d’être le meilleur vendeur de la région. J’attends de vous que vous définissiez des objectifs, et je vous prouverai que pourrai toujours faire plus, si toutefois cela ne va pas à l’encontre des intérêts de l’entreprise. Dans un an, je vous demanderai d’apprécier mes
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résultats. En compensation, je demande un salaire fixe élevé, et carte blanche sur ma façon de faire et sur ma façon d’aborder les marchés. Pour ce qui est de nos relations concernant la représentation de votre personne dans l’affaire, je serai d’une fidélité et d’une dévotion sans bornes. Pour cette charge, je ne vous demanderai aucune contrepartie financière et je vous informerai des résultats à la cadence qui vous conviendra. Mes conditions sont sans appel. Vous pouvez les réfuter et vous pourrez me destituer à tout moment, mais tant que vous me considérerez comme intendant, je serai votre serviteur et je saurai me montrer digne de la confiance que vous m’accordez. — Non… Oui… Tout cela me convient, répondit-elle quelque peu surprise par la brutalité et la franchise des propos de Quamusc. Mais tout de même, ajouta-t-elle, j’aurais une directive… non, plutôt une supplique supplémentaire. Un seul point. — Du moment que vous ne remettez rien en cause, si je peux vous être agréable, dites-moi. — Vous avez rencontré monsieur Jacques Micaulet ? — Oui ! — Nul autre plus que lui ne mérite le titre de directeur de la faïencerie, et j’entends que cela demeure ainsi. Néanmoins, il est personne fragile malgré les apparences, et je vous demanderai de veiller sur lui, non comme un garde du corps, mais comme un frère. À cette heure, cette condition me paraît plus importante que toute autre, et si j’avais un point sur lequel je voudrais insister, ce serait celui-là. Pour le reste, monsieur Quamusc, vous m’avez convaincue et je vous laisserai… comment dites-vous… carte blanche ? Mais il n’est pas question que vous ne soyez pas récompensé de votre travail d’intendant et pour cela, vous logerez à Peyrelongue lorsque j’en serai partie, et cela tant que durera notre entente. » Armelle passera encore six mois à Cazalon. Si elle avait été impressionnée par les propos et l’assurance orgueilleuse de José Quamusc, elle tenait tout de même à vérifier son fond de loyauté, son intégrité, et puis, elle dut s’avouer qu’il
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lui était difficile de rompre brutalement avec ce passé dans lequel elle avait baigné jusque-là. Dès le début de cette période, elle instaura des rencontres régulières à Peyrelongue, réunions auxquelles assistaient Jacques et Quamusc, sous prétexte de bien mettre en place la nouvelle organisation et de fixer précisément aux deux responsables leurs missions et leurs prérogatives respectives. Elle tenait à ce que ces rendez-vous aient lieu hors des murs de la fabrique pour bien marquer dans l’esprit des employés l’importance de l’intendant que sera Quamusc et celle du directeur que sera Jacques, mais ces réunions avaient dans l’esprit d’Armelle d’autres raisons qu’elle gardait secrètes. La première était d’écarter Fanchon des décisions importantes qu’auraient à prendre les deux hommes dans l’avenir, et cela de manière claire. Il fallait anéantir l’influence et l’interférence de cette peste qui n’avait pas perdu le fil de son objectif néfaste. L’autre raison était plus intéressée et plus personnelle. Elle savait qu’en organisant les séances de travail à Peyrelongue, le temps viendrait où Quamusc ne pourrait pas être constamment disponible ce qui procurerait l’occasion de rencontrer Jacques en tête-à-tête, sans que cela n’éveille de soupçon particulier. Effectivement, lorsque les rôles furent bien établis, José Quamusc qui s’impatientait de mettre en place ses directives commerciales, s’absenta pour se rendre de magasin en magasin porter sa bonne parole et commencer son travail de responsable des ventes. Trois ou quatre fois par mois, les deux amants se retrouvaient en des relations intimes, isolés dans le profond secret du salon du premier étage de Peyrelongue, et si leurs jeux amoureux étaient dépourvus de sentiment profond, ils ne manquaient pas de piquant. Armelle offrait son corps à celui musculeux de Jacques, avec des gestes de chatte, avec douceur et passion. Ils s’abandonnaient l’un à l’autre sans retenue et sans scrupules dans des contorsions lascives qui leur arrachaient des plaintes et des soupirs de satisfaction. Leurs libidos réclamaient ces sensations et ces frissons, et ils formaient un couple heureux de vivre ces moments absolus et enivrants. Ils étaient complices dans la perfection et se comprenaient comme deux jeunes mariés qui découvraient les jouissances charnelles.
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Quelquefois, dans l’instant qui suivait la satisfaction suprême, quand elle partait s’isoler dans ses pensées et que, les yeux clos, elle se réfugiait dans le giron sécurisant de Jacques pour sublimer son plaisir, elle se trouvait immorale en se disant qu’elle le connaissait depuis qu’il avait huit ans, depuis qu’il n’était qu’un enfant, et qu’elle n’avait pas le droit de se comporter comme une ribaude avec lui. Malgré elle, quelque chose la poussait vers ce jeune homme qui était le premier à lui procurer ce plaisir physique qu’elle découvrait un peu plus fort à chaque fois. Ces songes lui remémoraient l’image de Jacques gamin, et immanquablement, derrière cette vision, apparaissait en filigrane le visage de Juliette. Alors, elle se blottissait plus câline au creux des bras de son amant pour tenter de retrouver une odeur, une fragrance, un parfum qui lui serait venu de sa mère et qui la comblerait de bonheur. Ce retour virtuel vers celle qui était son véritable amour, lui faisait verser une larme d’heureux chagrin qui violait son sourire angélique. Chaque fois, Jacques ressentait cet émoi, et lorsqu’il sentait la larme couler sur sa peau, il s’inquiétait auprès de sa compagne : « Que se passe-t-il, Armelle ? Tu regrettes ce qui nous arrive, ce que nous faisons ? Si cela doit te peiner… — Tais-toi ! susurrait-elle en l’enserrant plus fort et en déposant un bécot sur son torse. Tu ne peux pas comprendre. — J’ai l’impression que tu te fais mal avec moi, et depuis le début de nos rencontres. — Ne parle pas comme cela, Jacques. Je t’ai déjà dit que je savais à quoi m’en tenir. Je sais bien que rien de bien solide ne naîtra de notre relation. Même si je n’arrive pas à te comprendre, je sais que tu es amoureux de Fanchon, que rien ne t’en détournera et que ce que nous faisons n’est pour toi qu’une manière de patienter. Honnêtement, me concernant, j’avoue que tu me donnes beaucoup de plaisir et je suis comblée, mais pour autant je ne suis pas amoureuse de toi. Alors, laisse-moi pleurer sur mon passé, sur ces choses que je ne peux pas t’expliquer. Je suis heureuse dans tes bras, Jacques, c’est beaucoup pour moi, mais ça ne remplace pas… Profitons du temps qui nous reste à passer ensemble ; carpe diem, comme le disait un de mes précepteurs. »
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Deux ou trois fois, maladroitement, elle tenta une proposition qui lui paraissait logique sur le moment mais qu’elle regrettait sitôt après l’avoir formulée : « Jacques, même si entre nous il n’y aura probablement jamais l’amour que deux êtres normaux peuvent éprouver l’un pour l’autre, que dirais-tu de venir vivre avec moi, à Pomerol ? Nous serions bien tous les deux, loin de ces tracasseries de Cazalon. Je vends tout à Maculoch, et nous nous retirons à Berliette, pour vivre, tout simplement. » Jacques ne répondait pas. Il la regardait tristement en regrettant qu’elle se fasse du mal car il savait qu’elle connaissait sa réponse. Le voyant désemparé et gêné, elle se reprenait aussitôt : « Pardonne-moi ! Je ne te tracasserai plus avec ça. Néanmoins, si un jour la vie te paraît trop difficile, n’oublie pas que tu as une bonne amie qui t’accueillera. — Tu vas trouver quelqu’un, Armelle. Tu vas faire ta vie. Tu mérites d’être aimée. — Bien ! Sache que ta bonne amie t’accueillera quelles que soient les circonstances. Tu es celui qui m’a fait oublier l’inoubliable, la partie la plus affreuse de ma vie, et tu es celui qui représente l’autre inoubliable, celui qui restera caché à tout jamais au fond de mon cœur. — Que veux-tu dire par “l’autre inoubliable” ? Je ne comprends pas. — C’est vrai, tu ne peux pas comprendre. » Plusieurs fois, elle se posa cette question de savoir si elle devait insister dans cette voie ; entraîner Jacques dans ses basques équivaudrait à faire un total abandon de la faïencerie et de tout ce qui y était attaché, mais ces considérations matérielles ne la tracassaient pas. Elle avait dans sa tête déjà fait le deuil de ces valeurs qui n’avaient que peu d’importance. Un autre point négatif la faisait hésiter. En imaginant que Jacques acceptât de la suivre, elle savait qu’il le ferait contre son gré. Peut-être laisserait-il sa Fanchon… peut-être, mais il ne l’oublierait jamais et serait un éternel malheureux. Elle-même doutait de la force de ses propres sentiments ; elle
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n’était pas “amoureuse” de Jacques. Elle ne faisait que coucher avec lui, un peu par pitié, un peu par plaisir, un peu par vengeance, mais surtout poussée par ce besoin de retrouver Juliette par personne interposée. D’un autre côté, elle se disait qu’elle lui rendrait service en le libérant de l’union honteuse contractée avec cette épouse arrogante et destructrice, qui le trompait avec une malhonnêteté patente. Bien sûr, il connaîtrait d’autres bonheurs, làbas, à Berliette, mais ce serait toujours et toujours dans l’ombre de Fanchon. Ah, si la décision pouvait venir de lui, il en irait tout autrement. Dans toutes ces spéculations, elle ne pensait pas à elle, elle ne pensait pas pour elle. Sur la scène de ses nuits blanches passées à ressasser ses idées, elle ne projetait que l’avenir de Jacques. Jamais elle ne songeait qu’elle pouvait refaire sa vie avec quelqu’un de son âge, avec un homme de Pomerol qu’elle trouverait à son goût, quelqu’un avec qui elle laisserait couler sa vie, paisiblement et dans le bonheur, non ! Elle n’en voyait que pour Jacques et se positionnait en sœur protectrice plutôt qu’en conseillère juste et neutre, et lorsqu’elle réalisait l’aspect grotesque de la situation, une sœur, même spirituelle, qui aurait pour amant son jeune frère, lequel amant ne serait que l’image subliminale d’un amour perdu, qui plus est, d’une femme comme elle, elle se demandait si elle n’était pas gagnée par quelque trait de folie malsaine et indécente et se sentait salie par la honte. Alors, n’arrivant pas à trouver la bonne solution, elle se résigna à attendre l’événement qui pourrait faire évoluer les choses. L’hiver passa durant lequel Quamusc se montra à la hauteur de la tâche confiée. Il avait ce qu’il fallait d’humanité et de courtoisie pour faire passer les messages précis et concis qui allaient changer la conception du travail des uns et des autres, et suffisamment d’autorité et d’intelligence pour imposer ses directives, souvent contraignantes, sans attirer sur lui les foudres des ouvriers et des responsables. Il était accepté par tous, sur toutes les places, et cette réussite rapide comblait Armelle et satisfaisait Jacques, lequel
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appréciait la compagnie et le soutien professionnel d’un homme compétent. Il fut convenu que José Quamusc enverrait un rapport à sa “patronne” deux fois par an, si besoin, lesquels envois seraient accompagnés de lettres de change qui circuleraient entre notaires et dont la valeur représenterait la part de bénéfices revenant à Armelle. C’est elle qui avait exigé que ces transactions soient effectuées par son “homme de confiance” de manière à ne plus avoir de contact direct avec Jacques. Avant son départ, elle préféra briser définitivement tout lien affectif avec son jeune amant, plutôt que de le laisser dans une situation inconfortable où il se serait retrouvé sentimentalement redevable. Bien qu’ils continuassent à prendre du plaisir sauvage lorsqu’ils couchaient ensemble, elle savait que le cœur de Jacques resterait toujours épris de Fanchon jusqu’à la fin des temps, aussi avait-elle définitivement cessé toute tentative de récupération. Lors de leurs dernières étreintes, égoïstement, elle prit plus qu’elle ne donnât. Pour éviter de lui laisser quelque regret que ce fut, progressivement, elle cacha le plaisir physique qu’elle éprouvait. Elle apprit à jouir en silence, sans se trahir pour ne pas se laisser griser et transporter par les performances de son amant. La seule chose qu’elle ne changea pas, ce fut le petit moment secret de rêve qu’elle s’accordait en se glissant au creux des bras de Jacques, s’efforçant de fantasmer sur le souvenir de Juliette. Vers la fin Février, elle s’arrangea pour multiplier les rencontres afin de se gaver de ce plaisir subtil qui la reliait à son seul amour, à Juliette qu’elle n’avait pas su, ou pu aimer de son vivant. Le deuil de son amie devenait à présent impossible. Au mois de Mars 1759, accompagnée de quatre malles dans lesquelles elle emportait ses vêtements et seulement ses vêtements, Armelle prit la route du nord et quitta Cazalon pour ne jamais y revenir. Elle avait quarante-quatre ans et cela faisait vingt-huit années qu’elle était arrivée à Peyrelongue, mariée de force par ses frères, à Servien Brouchicot qui n’avait cessé de l’avilir. Elle y avait passé plus de la moitié de sa vie. Au moment des adieux, avant de prendre appui sur le marchepied de la voiture qui allait l’emporter, elle adressa un dernier regard à la dizaine de personnes amies qui l’accompagnaient et qui,
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pour la plupart, avaient la larme à l’œil, puis, en contenant le nœud qu’elle avait dans la gorge, elle dit à l’oreille de Jacques : « Jacques je crois qu’avec le temps, j’aurais trouvé la clé pour t’aimer d’amour. Pour t’aimer toi, pour ce que tu es, pas pour ce que je veux que tu sois. Je crois aussi que la réciproque est vraie. Rappelle-toi toujours de ce que je t’ai dit un jour. Berliette t’attendra. Elle se pencha sur son visage et déposa un bécot furtif sur les lèvres de son bien-aimé en disant : Je préfère te dire “au revoir”. » Elle referma la portière et la voiture l’emporta. Ceux qui avaient vu le baiser d’adieu auraient pu être choqués, mais tous eurent une pensée émue pour Juliette car ils ne virent dans ce geste qu’un signe d’amour maternel de la part d’Armelle compte tenu des liens étroits d’amitié et de complicité qui liaient autrefois les deux femmes. Personne ne sut et ne saura que c’était un baiser d’amants complices.
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XII Mars 1759 Dès qu’elle arriva à Berliette, Armelle se plongea dans sa nouvelle vie sans se poser de question. Elle se positionna au côté de son frère Guillaume qui menait la propriété en main de maître avec l’appui de Marin, leur neveu qui, en très peu de temps, grâce à sa volonté et à son envie de réussir, était devenu un maître de chai renommé et reconnu par la profession. En redécouvrant les terres de son enfance, Armelle pensa que son frère, pourtant ancien ouvrier joaillier, avait fort bien œuvré puisqu’il avait réussi à bonifier les vignes. En témoignaient la beauté et la régularité de la taille des ceps encore vierges de bourgeons et de pampre. Les rangs de plants s’étalaient en terrasses de terre de graves, terre dans laquelle on pouvait déceler la présence de “crasse de fer” et qui devenait légèrement plus sableuse en s’approchant de la rive gauche de l’Isle dont l’eau courait depuis le Limousin et les causses du Périgord, jusqu’à Libourne, où elle se mêlait à la Dordogne à quelques lieues d’ici. Les cépages donnaient de bons rendements, et les vins bien travaillés par Guillaume et bien élevés par Marin, offrait des cuvées généreuses, riches et élégantes, bien charpentées sous le palais ce qui intéressait particulièrement les courtiers Anglais récemment installés sur le quai des Chartrons à Bordeaux. D’emblée, elle annonça qu’elle ne voulait pas s’immiscer dans les affaires de la propriété Berliette étant donné que ses économies, constituées à Cazalon, ainsi que les revenus qui en viendraient, lui permettaient de vivre convenablement sans qu’elle ait à percevoir de rétribution particulière provenant du travail de son frère et de son neveu.
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Elle n’avait plus envie d’entendre parler de production de rendements, de clients, de marchés, elle aspirait à une vie plus calme et plus posée que celle d’une femme d’affaires. Jour après jour, les murs, les paysages, les odeurs de son enfance lui rappelèrent tous les bons moments qu’elle avait connus dans le Libournais, et le souhait qu’elle formula fut de retrouver les plaisirs de sa jeunesse auprès des chevaux. Tout ce qu’elle revendiqua fut qu’on lui laissât implanter des écuries ainsi qu’une petite maison dans laquelle elle vivrait près de ses bêtes, sur le terrain dénommé Ravignac, situé sur la rive gauche de l’Isle. Cette enclave de Berliette aux trois-quarts cernée par la boucle de la rivière était sise sur les terres de Fronsac. Il suffira d’élever une clôture entre les deux berges distantes de quatre cents toises pour en faire un enclos. Cet endroit était davantage un sol à prairies qu’un sol à vignes et tous furent heureux d’accéder à ses désirs et de pourvoir aux modestes envies de cette “fille” qui avait été répudiée et qui revenait aujourd’hui en effaçant la plus grande partie des remords qui subsistaient encore dans l’esprit de ses proches. La maison de style bordelais qui comblera Armelle sera édifiée à partir de pierre de La Roque-de-Tau pour les fondations. Les murs du rez-de-chaussée et le premier étage seront élevés en pierres de Bourg liées au mortier de chaux éteinte. Les blocs seront taillés “en place”, les linteaux, les “liernes” et les encadrements de fenêtres seront “ravalés” pour être décorés de sculptures et de festons traditionnels. En attendant que ces aménagements prennent forme, Armelle habitera Berliette où elle disposera de trois chambres, et un ancien chai servira d’écurie à sa première jument poulinière. Un matin de fin avril, Armelle qui participait aux travaux de rangement du chai, se sentit prise de malaise et une envie de vomir la fit s’éclipser derrière le bâtiment ou elle put, sans gêner son entourage, laisser se développer les convulsions qui cassaient son corps et lui broyaient le ventre. Ces contractions désagréables et douloureuses vinrent confirmer la crainte qu’elle avait depuis son retour à Pomerol. Elle qui était habituée à voir ses règles survenir
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systématiquement à la date prévue, avait pensé que l’absence de saignement pouvait être la conséquence de tous les changements qui intervenaient dans sa vie ou alors, elle pensait qu’il s’agissait du début de cette période de dégénérescence qui survenait chez les femmes lorsqu’elles approchaient de la vieillesse. Lorsqu’elle se donnait à Jacques, jamais elle n’avait pensé qu’à son âge, quarantequatre ans, elle pouvait tomber enceinte et pourtant il lui fallait se rendre à l’évidence : elle attendait bel et bien un enfant de Jacques ! Sur le coup, cette révélation ne la troubla pas. Au contraire, elle se sentit fière de porter le fruit de ses amours “physiques” avec celui qui était la transposition de celle qui restait son amour “sentimental et de cœur”. Cet enfant était un cadeau bénit qui la rattacherait à jamais à Juliette, et cela serait plus fort que toutes les médisances qui pouvaient venir. Dans l’immédiat, elle ne dévoila pas son état. Elle considérait qu’il s’agissait de sa vie privée et que cela ne regardait personne et puis, au fil des jours, elle réalisa que sa situation allait faire jaser les mauvaises langues. Son ventre allait s’arrondir et elle n’entendait pas se cloîtrer pour dissimuler sa grossesse, d’autant qu’elle était chaque jour plus heureuse de ce dénouement. Elle n’était plus seule à présent et il lui fallait tenir compte de cette donne. Elle vivait au sein d’une famille, auprès d’êtres qui avaient une réputation à tenir, qui entretenaient des relations de qualité avec de nombreuses connaissances et qui n’avaient pas à subir une opprobre d’où qu’elle vienne. Il y avait aussi quelque part l’ombre des belles-sœurs qui ne manqueraient pas de sauter sur l’occasion pour salir et attaquer celle qui les avait humiliées et ruinées. C’est donc pour ne pas avoir de nouveau à se battre, qu’elle prit la décision d’annoncer la nouvelle à Guillaume. Un soir, après le repas, après que Marin épuisé par une journée passée à laver les fûts de chêne en prévision de la future vendange fut parti se coucher, elle aborda le sujet. Elle se leva et dit : « Guillaume, mon frère. Léa, poursuivit-elle en se tournant vers sa belle-sœur. J’ai un aveu à vous faire. — Diable ! Un aveu ? Aurais-tu trucidé quelqu’un ? demanda Guillaume en plaisantant.
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— Idiot ! Il ne s’agit pas d’un crime ! répondit-elle dans le même ton qu’avait employé son frère. Mais, cela risque quand même de vous fâcher. Je… j’attends un enfant. Je sais que vous pouvez trouver ça laid, mais c’est ainsi. Je pense être enceinte de deux mois. » Le moment de la surprise passé, court moment en vérité, Léa réagit en se levant pour aller vers sa belle-sœur : « Mais, au contraire ! C’est merveilleux ! C’est le bonheur qui touche notre maison. Avec Guillaume, nous n’avons pas connu cette joie et toi… tu arrives et… » lui dit-elle en l’enserrant de ses bras. Guillaume restait silencieux. Assis, il réfléchissait. Armelle craignait une réaction négative de la part de son frère. Dans ses réflexions, elle n’avait jamais pensé au fait que le lit de Guillaume et de Léa, déjà âgés, n’avait donné aucun héritier. Tous deux avaient atteint quarante-six ans et, la mort dans l’âme, ils avaient perdu tout espoir de voir le ventre de Léa fécondé. Elle s’en voulut de cette maladresse et se reprocha de n’avoir pas mis suffisamment de formes dans sa déclaration. Elle se trouva d’un égoïsme sans bornes et eut envie de se donner des gifles. Son frère, qui était la bonté même, ne méritait pas cet affront. Comment avait-elle pu se laisser griser par son propre bonheur au point de ne pas tenir compte de cette condition ? Comment allait-il se comporter ? Il était homme d’honneur et… un bâtard lui arrivait. Un bâtard de celle qui avait déjà été écartée une première fois après avoir déshonoré la famille. Elle pensait à tout cela, Armelle. Elle revoyait la scène où ses frères l’avaient surprise dans les bras de Servien, ce jour où, toute jeune, elle avait failli se donner à celui qui deviendra son bourreau. Elle n’osait pas penser que ce frère qui l’avait défendue dans ce moment crucial de sa vie, ce frère aimé qui avait fait le premier pas de la réconciliation en venant à Cazalon, allait changer d’attitude et, à son tour, allait la chasser. Et pourtant, la nouvelle avait l’air de le troubler au point de le laisser sans voix. Il tenait sa tête dans ses mains et regardait devant lui.
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« Guillaume ? dit son épouse pour rompre ce silence écrasant. Guillaume, tu ne dis rien ? Qu’y a-t-il ? Tu n’es pas heureux de ce qui arrive ? » Guillaume appuyait maintenant son front sur les paumes des mains, les yeux fermés il restait muet. Son attitude inquiétait sa femme qui ne comprenait pas qu’il puisse être aussi fermé. « Serais-tu jaloux, mon époux ? Nous n’avons pas eu d’enfant, certes, mais ce n’est pas la faute d’Armelle. Peut-être le ciel l’a voulu ainsi. Cela ne doit pas nous empêcher de nous réjouir de la venue d’un neveu. Je ne comprends pas ton silence. Guillaume cessa de méditer et se tournant vers sa femme : — Il ne s’agit pas de cela. Bien sûr que je suis heureux de ce qui nous arrive, et je ne suis pas jaloux, au contraire. — Pour sûr, ajouta-t-elle, cela ne se voit pas trop ! Quelque chose m’échappe. D’habitude, une pareille nouvelle t’aurait fait sauter au plafond, mais là, c’est comme si tu apprenais l’anéantissement de tes vignes par la gelée. — Ne parle pas ainsi. Ce qui me vient à l’esprit, c’est le qu’en dira-t-on. Tous nos gens et tous nos amis connaissent la condition d’épouse abandonnée d’Armelle… — Ah ! Voilà donc ce qui te tracasse à toi ! La belle chose que les rumeurs, et les malveillances, et les dénigrements… plaida Léa les mains aux hanches et le regard bien décidé. Son mari l’a abandonnée ! Il a disparu tel un malpropre, non ? La belle histoire que sa femme ait eu des aventures ! Moi, je l’admire d’avoir patienté près de vingt ans ! En tout cas, Armelle, tu peux compter sur Léa pour te défendre contre les mauvaises langues et les racontars. — Oh ! reprit Armelle en souriant devant la plaidoirie enflammée de sa belle-sœur. Je n’ai eu qu’un compagnon, rassurez-vous. Tout de même, Guillaume, je connais le père de mon enfant, mais je n’ai à rendre de compte à personne. — Bien sûr, je suis de votre avis, mais dans ce genre d’histoire, ce n’est pas ce que nous pensons, nous, qui prévaudra. Que vous le vouliez ou non, les gens retiendront ce qu’ils voudront retenir, et ça, qui sait où cela peut nous mener ?
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— J’avoue que ta façon de voir les choses me dépasse, avoua Léa. Ton raisonnement date d’un autre siècle. Que tu es resté vieux jeu, mon pauvre Guillaume. — Je sais, je sais ! Mais je suis méfiant aussi. Armelle est mariée, et cela même si son mari a disparu… Si elle était veuve, cela serait différent. — Et allez donc ! Mais c’est toi qui vas leur donner du grain à moudre avec de telles pensées. — Dis-moi, Armelle ? demanda Guillaume. Cet homme qui est le père de l’enfant, est-il disposé à prendre ses responsabilités… enfin, comment dire ? Est-il disposé à reconnaître l’enfant et, éventuellement, le récupérer ? — Vas-tu te taire, oiseau de mauvais augure ? Que sont ces propos ignobles ? Te rends-tu compte que tu es en train de demander à ta propre sœur d’abandonner son enfant ? Comme une moins que rien ! Comme une pocharde ou une femme de mauvaise vie ! Deviendrais-tu fou ? — Mais je n’ai jamais dit ça ! s’emporta Guillaume en tapant du poing sur la table, ce qui surprit son entourage. Il ne s’agit pas de juger qui que ce soit, et encore moins d’abandonner un bébé ! Allez-vous comprendre que cette situation nous mène droit au mur. La considération de Berliette est en jeu. Les gens n’accepteront pas de s’associer avec des fournisseurs qui auront mauvaise renommée, et au risque de me répéter, ce n’est pas nous qui faisons notre réputation. C’est la rumeur populaire qui peut nous nuire, hélas. » Armelle crût se retrouver à Cazalon, au bon temps des discussions avec monsieur Louis, Juliette et João, quand il s’agissait de régler les affaires de la faïencerie. Elle eut une pensée émue pour ses anciens compagnons et se rappela avec nostalgie comment ils l’avaient aidée à survivre et à la sortir de l’innommable situation où l’avait placée son époux lors de son arrivée en Chalosse. Elle se remémora aussi ses envies de suicide, la nonconsidération de sa belle-mère qu’elle était pourtant forcée de côtoyer tous les jours, et elle eut un frisson en repensant à ses tortionnaires qui l’avaient violée et laissée, pantelante, leur méfait consommé.
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« Guillaume, je vais répondre à tes interrogations intervint-elle. Pour ce qui est du père, je n’ai pas l’intention de l’informer que je suis enceinte. — Alors, ton enfant sera un bâtard sans nom ? — Il sera mon enfant ! C’est tout ! Il, ou elle, portera mon nom. Le tien aussi, celui des Micelli. — Mais c’est impossible ! Ça ne s’est jamais vu ! Micelli, c’est mon nom ! essaya Guillaume transporté dans un tel état de désespoir qu’il ne maîtrisait plus ses paroles. — C’est aussi le mien, non? Je ne vois pas pourquoi mon enfant n’aurait pas le droit de le porter. En tout cas, une chose est sûre, il ne s’appellera pas Brouchicot, ça, c’est hors de question! Plutôt mourir. Je hais ce nom à un point que tu ne peux imaginer. Je l’exècre! D’ailleurs, rien qu’en le disant, je viens de comprendre ce que me disait João lorsqu’il est revenu de Bayonne où il avait dû lui aussi prononcer ce mot, dit-elle en tournant son visage vers un mur vide pour s’isoler et se remémorer cet instant. Mais, bon, enchaînat-elle après s’être laissée aller à un moment de rêverie plein de mélancolie, cela n’a rien à voir avec tes craintes. Non, le père de mon enfant n’aura pas de responsabilité à prendre et l’enfant restera ici avec moi. Voilà donc pour la première réponse. Ensuite, pour ce qui est du qu’en dira-t-on, je veux bien faire un effort et admettre que les gens peuvent parler et nous porter tort. Crois-moi que je n’ai ni envie de t’attirer des critiques, ni envie de te contrarier. — Moi, je ne vois pas ce qu’il y a de déshonorant à attendre un enfant, déclara Léa qui prenait fait et cause pour sa belle-sœur. Je maintiens que si ton mari t’a abandonnée, tu as bien fait de te trouver un compagnon. C’est normal. — Merci, Léa ! Merci de ton soutien, mais je crois que Guillaume a raison de poser le problème. — Je préférerais proposer une solution, ma sœur ! Je ne veux pas te blesser de nouveau avec des histoires d’honneur, tu as déjà assez souffert pour ça. Ah, oui alors ! Je te remercie d’avoir la bonté de donner du crédit à mes soucis, et ne vas pas croire que je ne pense qu’à moi ou qu’aux intérêts de la propriété en réagissant ainsi. Non ! Je pense aussi à toi. Je connais de bien méchantes personnes qui auraient trop fait de te salir, et ça, nous aurions du mal à le vivre. Mais, que faire ?
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— J’ai bien une idée. Si vous voulez, parlons-en et vous m’aiderez à mettre en place tous les rouages et à en mesurer les inconvénients. — Je t’en prie. Puisses-tu nous tirer l’épine du pied. — Voilà ce que j’ai imaginé. Dans un mois, je partirai pour Bordeaux où je louerai un appartement, les loyers ne doivent pas manquer. J’y passerai le temps nécessaire à ma grossesse et quelques mois de plus. Nous dirons que je serai à Cazalon pour affaires. Personne ne trouvera à redire à cela. Ensuite, nous reviendrons à Berliette. Les gens ne me verront pas ronde, aussi, se poserontils moins de questions en découvrant l’enfant. À nous de savoir tenir notre langue. Personne d’autre que nous trois ne doit être mis au courant. — Même pas Marin ? Demanda Léa. — Non ! Moins il y aura de gens informés, moins il y aura de risques de fuite. — Cela me paraît être une bonne idée, en effet. En tout cas, pour l’instant, je n’y vois que des détails précis et sensés. Je me sens mieux aussi. À nous de savoir tenir notre langue, c’est vrai. — En échange, mon cher frère, dit Armelle en accrochant la manche de Guillaume ; en échange, tu te chargeras de surveiller les travaux de mes écuries et de mon habitation de Ravignac. Je compte sur toi ! » fit-elle en l’entraînant dans une danse tourbillonnante dans laquelle frère et sœur se retrouvèrent comme dans leurs jeux d’enfants. Lorsqu’ils s’arrêtèrent de tourner, Guillaume serra Armelle dans ses bras et l’interrogea : « Et tu dis que ce petit s’appellera Micelli ? — Oui. Cela te déplaît-il ? — Grands Dieux non ! Au contraire ! Et qui sera le parrain ? demanda-t-il trahi par ses yeux dans lesquels pouvait se lire la réponse qu’il attendait. — Ah, ça ? répondit-elle pour le taquiner. J’ai pensé à Marin, ou à notre cousin de Langon, ou celui de Libourne… je verrai. — Ah ! Bien ! fit-il interloqué et déçu. Comme c’était ton premier…
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— Et alors ? — Non ! Rien ! Et pour la marraine ? — Léa ! Sans l’ombre d’une hésitation ! » renvoya-t-elle en sachant qu’elle faisait enrager son frère. En répondant, elle se détacha de Guillaume dont l’étreinte avait perdu sa force, pour embrasser sa belle-sœur. « N’est-ce pas, Léa, que tu acceptes ? — Et comment ! Tu ne pouvais pas me faire plus grand plaisir. » Alors, voyant son frère blessé et perdu dans ses réflexions, elle se rua sur lui et lui dit à l’oreille : « À moins que tu ne me promettes d’être meilleur parrain que n’importe qui d’autre ! — Saleté, va ! Bien sûr qu’il n’existe personne de mieux placé que moi. » Et il fondit en larmes dans le giron de sa sœur, heureuse de voir que, pour une fois dans sa vie, tout allait enfin bien se passer. “Que ne suis-je revenue plus tôt dans ma famille ?” se surpritelle à penser. Mais aussitôt, elle se dit qu’elle n’aurait pas connu ses amours avec Jacques et que, par conséquent, elle ne serait pas enceinte, alors, elle se contenta de ne rien regretter. « Et, tu as déjà pensé au prénom ? demanda Léa curieuse. Puisque nous allons être ses parrains, nous pourrions donner notre avis, non ? — Ah, non ! Ça, mes chéris, ça viendra de mon jardin secret. — Et le père ? Demanda Guillaume. Vas-tu le lui faire savoir ? — Guillaume ! le sermonna sa femme. Elle a déjà répondu, il me semble. — Mais, cet enfant, il faudra bien le lui dire un jour. Il voudra savoir. Il est normal qu’il apprenne qui est son père. — Guillaume ! Ne mets pas la charrue devant les bœufs. Chaque chose en son temps. Je ne sais pas si l’enfant demandera
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qui est son père, mais il m’appartient de le lui dire ou non. Pour l’instant, laissons vivre ce petit ! — Ou cette petite ! » précisa Léa. Bordeaux 1759 Début juin, son ventre commençant à montrer quelque rondeur, Armelle partit s’installer à Bordeaux dans une pension de renom et de qualité située dans la vieille ville, rue de la Course, à quelques pas de la rive gauche de la Garonne au bord de laquelle elle pourrait aller flâner. Dès le début de son séjour dans la capitale, elle se fit indiquer l’adresse d’une sage-femme de bonne réputation afin de mener au mieux sa grossesse. Elle tenait à être conseillée et accompagnée car les femmes qui se trouvaient enceintes la quarantaine passée avaient dépassé l’âge de procréer et voyaient généralement survenir une fausse couche qui, quelquefois les attristait et les plongeait dans le malheur, ou bien, dans la plupart des cas, qui les conduisait à la mort en couches. Selon les dires de madame Aline de Bretemeau, la sage-femme la plus prisée de la bourgeoisie Bordelaise qui avait accepté de s’occuper d’Armelle et qui la voyait tous les quinze jours, tout se passait bien. La future maman profitait correctement et son bébé se développait normalement. Suivant les conseils de la sage-femme, Armelle ne restait pas inactive. Tous les matins, à pied, elle remontait le quai en direction de l’embarcadère d’où partaient les bacs qui reliaient, dans le temps de l’étal des marées, les deux rives de la Garonne. Cette flânerie lui prenait deux heures durant lesquelles elle se grisait d’air pur montant du fleuve et d’images fabuleuses qu’elle n’avait plus revues depuis son enfance, depuis que son père l’avait amenée passer quelques jours chez des amis de la place Dauphine. Elle prenait plaisir à s’arrêter pour observer les dockers qui chargeaient ou vidaient les navires arrimés au quai par de lourds cordages. Elle se laissait emporter par des idées de voyage, des sensations d’exotisme qui se révélaient à travers les diverses
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marchandises qui étaient stockées sur les pavés. Passionnée par les chevaux, elle savait aussi apprécier le travail de dressage effectué sur les bêtes de somme qui tractaient les pesants et imposants fardeaux qui partaient ou arrivaient dans un manège effréné. Dans ce milieu agité où dominaient les bruits de claquements des fers des bêtes et de crissement des cerclages de roues sur les pavés, il lui fallait prendre garde aux charrettes qui se croisaient à des vitesses folles, menées par des cochers toujours pressés, toujours coléreux, mais qui savaient guider leurs attelages avec une dextérité et une précision remarquables. Maintes fois, Armelle porta la main à sa bouche et bloqua sa respiration en devinant une collision entre deux convois, mais presque toujours, l’accident était évité même quand les chariots se frôlaient de près, de si près qu’un doigt qui aurait dépassé des ridelles aurait été broyé sans rémission. D’ailleurs, ce genre d’incident était fréquent sur la place, et Armelle avait pu assister à des écrasements de pieds ou à des renversements de cargaisons à quelques pas d’elle. Elle s’amusait aussi à regarder les dockers qui déchargeaient les barriques livrées par les gabares. Leur façon de faire était assez particulière. Les pièces pleines de vin roulaient sur des madriers de bois à partir du haut du pont du bateau et de ce fait, elles arrivaient sur le quai à grande vitesse. L’employé chargé de les réceptionner tout au bout de la rapide descente devait se placer de telle façon que lorsque le fut en rotation passait à côté de lui, il puisse donner un léger coup de la pointe du pied sur le chanfrein des douelles. La barrique, stoppée par un côté dans sa course, prenait un mouvement de toupie, et, lorsque la rotation faiblissait, il ne restait plus au tonnelier déchargeur de vin qu’à la remettre en ligne et à finir de la rouler vers son lieu de stockage. Ce geste paraissait aisé à effectuer alors qu’en réalité, par le danger présenté, c’était un acte de spécialiste aguerri à ce genre de travail. Cette vie trépidante la subjuguait et elle pensa que plus tard, lorsqu’elle aurait besoin de s’adjoindre les services d’un palefrenier pour son haras, elle reviendrait ici pour trouver un de ces maîtres du fouet et des rênes. L’embarcadère dépassé, elle entrait dans la ville pour revenir à la pension par les rues intérieures. Elle empruntait chaque fois des trajets différents afin de découvrir le quartier et de mieux
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connaître la cité. Quelques échoppes tenaient vitrine ou étal sur le trottoir, et elle prenait du temps pour fouiller les tissus, les habits, pour toucher ou sentir des épices qu’elle n’avait encore jamais respirées et qui fleuraient bon les terres découvertes de l’autre côté de l’océan. Elle achetait souvent des babioles qui seraient autant d’attentions pour ses nouveaux amis de la pension ou pour son entourage, et elle en profitait pour confectionner aussi le trousseau de son bébé. Un jour particulièrement chaud du mois d’août, elle descendit vers la basilique Saint Michel où elle entra pour chercher un peu de fraîcheur. Ensuite, elle contourna le jardin abondamment fleuri qui entourait l’édifice puis se dirigea vers la passerelle permettant de franchir la petite rivière qui charriait les immondices vers le fleuve. Elle entra de nouveau dans les petites rues et prit la direction de la porte de la Grosse Cloche d’où elle gagna, en remontant le Pas Saint Georges, la place du Parlement. Déjà, la semaine précédente, en suivant ce même parcours, elle s’était rappelé que, précisément à cette adresse, Jean Eudes Maculoch avait pignon sur rue. Sur le moment, une espèce d’attirance l’avait titillée et elle eut envie de faire le pas vers ce qui représentait son passé, vers tout ce qu’elle avait abandonné en quittant Cazalon. Il n’y avait que cinq mois de cela, et pour autant, il lui semblait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis son départ. En même temps que ses pas la portaient de l’autre côté de la place, où intuitivement elle avait deviné que se trouvait le magasin, elle avait réfléchi en pensant que cette visite ne pouvait rien lui apporter de bon. Revenant sur ses pas, elle s’était engouffrée en courant dans les ruelles pour fuir la tentation et rejoindre son appartement. Huit jours passèrent durant lesquels elle eut le temps de méditer sur sa dérobade. Pendant cette semaine de réflexion, elle se persuada qu’elle aurait assez de force pour ne pas se laisser dominer par des sentiments qu’elle qualifiait d’infantiles et de puérils, et elle se dit qu’elle n’avait aucune raison de craindre un retour d’affection pour Cazalon. Elle finit par se rassurer, se disant qu’elle avait tourné la page et qu’elle pouvait aller au-devant de souvenirs qui, bien qu’encore cuisants, ne pourraient ni l’impressionner ni la déstabiliser puisque sa vie était changée et que ses préoccupations actuelles ne concernaient que le petit être qui vivait en elle.
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Elle était femme de caractère et elle se devait d’avoir confiance en elle. Aujourd’hui, elle avait décidé que sa promenade la guiderait de nouveau vers le magasin. Elle n’aurait qu’à veiller à ne pas croiser Jean Eudes Maculoch ou sa sœur qui étaient les seuls éléments présentant un risque. La reconnaissant, ils pourraient parler de cette rencontre aux gens de Cazalon et faire savoir qu’elle attendait un enfant, ce qu’elle ne voulait surtout pas. Par mesure de précaution, elle passerait une première fois devant la vitrine, ensuite, elle aviserait. Ainsi fit-elle à l’abri de son ombrelle qu’elle tint inclinée de manière à cacher son visage. Ce premier passage lui fit entrevoir de merveilleuses pièces exposées en vitrine, et elle eut envie d’en contempler davantage. Elle avait vu que les quelques badauds qui se trouvaient à admirer ces objets scintillants et attirants, lui fourniraient une espèce de paravent derrière lequel elle serait un peu masquée. Elle se mêla à la foule et revint se positionner devant le magasin. Lorsqu’elle eut devant ses yeux les pièces de faïence qu’elle reconnaissait, elle sentit une pincée dans la poitrine. Elle appréciait, et en spécialiste, elle se régalait de tant de beauté. La présentation chez Maculoch était fabuleuse ; une véritable mise en valeur. Il ne s’agissait plus de l’étalage ordonné en lignes qu’elle avait l’habitude de voir à Cazalon. Ici, l’harmonie des formes, des couleurs et des volumes, donnait une tout autre dimension aux objets. Elle était fascinée et se laissait griser. Elle observait chaque élément avec un œil de professionnelle, et les jugeait avec objectivité. Bien sûr, elle n’avait aucun mal à faire la différence entre les pièces en provenance de Cazalon et celles de Bordeaux. La patte de Fanchon se remarquait. La patte de la Fanchon ! Malgré tout le mal qu’elle pouvait penser de la petite garce de Cazalon, en constatant cette différence qui parlait en faveur de “sa faïencerie”, Armelle ressentit un sentiment de fierté, d’orgueil, et sûrement de chauvinisme. “La peste soit cette femme qui a ensorcelé Jacques”, pensa-t-elle, mais en même temps elle se dit que personne d’autre ne pouvait avoir de si bons coups de pinceaux, de si beaux tracés de courbes, de si remarquables dégradés. Force était de constater que Fanchon avait tout pour devenir une référence.
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Finalement, sa visite se passait sans encombre et même, elle lui faisait du bien. Elle n’avait pas été perturbée par la nostalgie comme elle l’avait prévu et n’avait aucun regret. Ravie et rassasiée, elle allait cesser sa contemplation lorsqu’elle entendit dans son dos une voix qui la glaça : « Madame Brouchicot ! Quel bon vent vous amène ? » Elle ne bougea pas. Elle se sentit démasquée, dénoncée. Elle fixa son regard droit devant elle. Dans le reflet du verre, elle reconnut le visage souriant de Jean Eudes Maculoch. Elle leva les yeux et aperçut au-dessus du rideau placé derrière les faïences celui de sa sœur qui l’observait également. Depuis quand ? Elle garda son sang-froid et continua de fixer la vitrine, faisant mine de s’intéresser aux marchandises. « Madame Brouchicot ? Je ne me trompe pas ? » insista Jean Eudes en l’interrogeant. Elle poursuivit son manège et sentit une main sur son épaule. Elle sursauta en se tournant et dévisagea Jean Eudes qui se trouva surpris par cette attitude. « Monsieur ! Je ne vous permets pas ! — Mais, Madame ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Vous êtes bien madame Brouchicot ? — Parce que c’était à moi que vous vous adressiez ? dit-elle de tout son sang-froid. — Madame ! Tout de même ! — Il suffit, Monsieur ! Vous n’êtes qu’un goujat pour user de tels procédés. — Madame Brouchicot ! Que vous arrive-t-il ? — Ah ! Cessez ! Vous n’êtes pas drôle. Quel nom bizarre voulez-vous me donner ! Souhaitez que mon époux n’ait vent de votre arrogance, sinon, vous aurez à lui rendre compte ! Maintenant, laissez-moi, voulez-vous ! — Madame… je ne comprends pas ! Vous êtes tellement ressemblante que… que j’ai fait une confusion. Permettez-moi de
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faire amende honorable en vous offrant l’une de ces pièces… J’y tiens. — Vous vous croyez au-dessus des convenances ? Et vous voilà bien prétentieux pour penser que je puisse accepter un dédommagement quel qu’il soit ? Vous n’êtes qu’un sot, Monsieur ! » Sur ces mots, elle replia son ombrelle d’un geste sec et s’en retourna, la tête altière et le pas cadencé. Ouf ! Elle était passée tout près de la catastrophe. Heureusement, elle avait eu assez de contrôle pour se ressaisir et affronter Maculoch, sinon ? Sinon quoi ? se dit-elle en traversant la place. Sinon tout Cazalon aurait appris qu’elle était enceinte de Jacques. Eh, bien ! La belle affaire ! Quelle importance après tout ? Quoique, si “la Fanchon” apprenait ça, elle ne se gênerait pas pour en tirer profit en persécutant Jacques… Et puis, si Jacques lui-même l’apprenait, peut-être voudrait-il récupérer son enfant… qui sait ? C’était surtout cette éventualité qui commençait à la tourmenter. Lorsqu’il revint à l’intérieur du magasin, Jean Eudes Maculoch était perturbé. Il était certain de ne pas s’être trompé en reconnaissant Armelle Brouchicot, celle avec qui il était en affaire depuis de longues années. « Et alors ? lui demanda sa sœur. — Tu l’as vue toi aussi ? — Bien sûr ! J’ai vu cette femme avec qui tu as eu des mots. Qui était-ce ? Madame Brouchicot. De Cazalon ? — Oui ! Même cette voix… continua-t-il pensif. Ces airs… Cette assurance… C’était elle ! Une pareille ressemblance ne peut pas exister. — Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ? — Elle m’a certifié qu’elle n’était pas elle ! — Jean Eudes ! Comment peux-tu te laisser aller à dire de pareilles inepties ? “Elle n’était pas elle”
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— Rrrrrr ! Tu es pénible ! Elle m’a dit qu’elle n’était pas madame Brouchicot ! — Si tu pensais à elle, elle aura forci. Cela fait combien de temps que tu ne l’as pas vue ? — Il est vrai que cela fait trois ans que je ne l’ai pas rencontrée en personne… ou plus. Mais elle n’a pas changé. — Si c’était elle, quel intérêt aurait-elle eu à le nier ? — C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. — Alors, il n’y a rien à comprendre. Tu as été victime d’un sosie. Allez, n’y pense plus ! — Tout de même… cette voix ? » L’été passa sans qu’Armelle ne réitère son exploit. Elle prit soin, lors de ses sorties, de ne pas s’approcher de la place du Parlement mais Bordeaux était une grande ville de soixante mille habitants qui, heureusement, proposait d’autres possibilités de promenades. Les grands chantiers entrepris dans la première moitié du siècle, qui avaient ouvert la ville sur le fleuve grâce au percement des remparts médiévaux, se terminaient. L’intendant Tourny poursuivait les travaux de ses prédécesseurs en substituant aux murailles qui longeaient la Garonne, un alignement de maisons bourgeoises dont l’architecture restait fidèle à celle des bâtiments de la place Royale inaugurée quatre ans auparavant, la même année où le théâtre de Bordeaux disparaissait dans les flammes. Ces bâtisses, construites dans un style audacieux pour l’époque, sur le tracé de la façade du quai qui épousait les courbes du fleuve, s’élevaient en paravents de pierres du pays, blondes et dorées, qui reflétaient joliment le soleil du matin et qui dissimulaient, au regard du visiteur, les anciennes fortifications médiévales et les masures qui s’y étaient accolées au fil des ans. La vue de la ville depuis le fleuve était devenue moins austère. Tourny parachèvera son œuvre en remplaçant les autres remparts par de larges allées ou par des places plantées d’arbres qui donneront à la cité une image de modernisme qui se mariera parfaitement avec son siècle, celui des Lumières.
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Cinq Novembre 1959 Le cinq novembre, Armelle mettait au monde une petite fille de sept livres. « Un beau petit scorpion ! » lui dit Aline de Bretemeau qui l’avait délivrée après une longue journée de douleurs. Son père peut être fier… En apprenant qu’il s’agissait d’une fillette, Armelle se mit à pleurer, silencieusement, et demeura inconsolable durant deux jours. « Ça arrive souvent, ça, ma pauvre ! disait madame De Bretemeau à son entourage. Les nouvelles mamans ont parfois ce comportement bizarre après l’accouchement. Peut-être est-elle déçue de ne pas avoir accouché d’un garçon ? En tout cas, ce n’est pas le moment de lui poser la question. Elle pourrait très mal se comporter ! Ça s’est déjà vu un pareil drame, ma pauvre ! » conclutelle en se signant. Armelle ne pleurait pas de dépit, au contraire ! Elle aurait accepté sans problème un garçon, mais une fille venait combler ses espoirs les plus secrets. Ses pleurs traduisaient sa joie. La fillette profitait bien. Elle fit ses nuits assez tôt et ne posa aucun problème à sa mère qui l’allaitait régulièrement et qui n’eut pas besoin de s’adjoindre les services d’une nourrice. Une chance compte tenu de son âge. Le printemps venu, aux premiers beaux jours, Armelle reprit ses habitudes de promenades avec, bien protégée des courants d’air par d’épais tricots de laine, sa fille dans une poussette. Elle la promenait fièrement, en longeant les quais qui grouillaient d’une activité portuaire intense où se côtoyaient les marchandises les plus diverses devant un parterre d’échoppes de bois ou de pierre de taille et de chais ouverts qui montraient leurs immenses gueules sombres où les tonneaux s’étageaient pour ressembler à des alignements de dents d’un monstre mythique. Les gabares à fond plat chargées de cargaisons et venant du Quercy ou du Rouergue, jetaient l’ancre au bas de Saint Michel. Elles venaient débarquer du bois qui alimentait les ateliers de charpente de la rue Carpenteyre ou ceux des tonneliers de la rue de la
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Fusterie. Artisans, matelots de tous pays, portefaix, badauds, bourgeois se côtoyaient, se disputaient pendant que les regrattières, marchandes des quatre saisons, interpellaient les passants dans leur langue pleine de saveur que soulignait leur redoutable accent local. Bordeaux, ville nouvelle, vivait ! Cette ambiance festive donnait de l’allant à tous ceux qui savaient voir le bon côté des choses et, dans ce contexte de croissance et d’expansion, fruit du fleuve nourricier, personne ne voulait s’embarrasser l’esprit en pensant au commerce auquel se livraient les plus grands navires arrimés aux berges et qui faisaient la fierté de quelques familles de cette Guyenne flamboyante. On préférait chanter, on préférait jouer aux cartes et on aimait boire dans les nombreux cabarets qui servaient à pot et à pinte. Lorsqu’il lui arrivait de passer devant ces tavernes plutôt mal famées, Armelle pensait malgré elle aux extravagances bordelaises de Servien, ou tout au moins à ce qu’elle avait pu en apprendre à Cazalon, lors des soirées orgiaques que son “ex-mari” orchestrait pour régaler et distraire ses amis. Dans ses déambulations, elle ne pouvait éviter la proximité de ce genre d’établissement tellement ils étaient nombreux et pour ne pas se trouver constamment confrontée à la crainte, elle prit l’habitude de se concentrer sur sa fille chaque fois qu’elle s’approchait des bouges. Ne pas penser à Servien était le meilleur moyen de ne pas se remémorer les affreux moments de son viol dans le salon de Peyrelongue. Depuis la naissance de sa fille, Armelle se sentait une autre femme. Elle aimait cette ville et la traversait avec assurance. Elle savait se déplacer sans faire étalage de sa condition de bourgeoise aisée afin de ne pas tenter quelque malandrin qui n’aurait eu aucun scrupule à la détrousser de sa bourse, et au fil du temps, elle avait lié connaissance avec quelques personnes sympathiques disséminées sur ses divers parcours. Ces relations avaient débuté par des échanges de sourires lorsqu’elle faisait sa promenade journalière, puis vinrent les signes de tête et les premières paroles, les premières questions, les invitations à partager une boisson ou un mets. Aujourd’hui, c’était elle qui allait au-devant de ce contact pour présenter sa progéniture à ces gens accueillants et ouverts pour recevoir des compliments qui lui seraient
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signifiés. Elle prenait un énorme plaisir. Un jour dans un quartier, le lendemain dans un autre, la fois suivante elle flânait sur les quais ou restait à la pension Juin 1760 Le mois de juin arriva et Armelle réalisa que cela faisait un an qu’elle résidait à Bordeaux. Sa famille de Pomerol qui avait été avertie de la venue au monde de la fillette, lui avait signifié par plusieurs courriers son impatience de connaître cette petite-nièce et Guillaume s’inquiétait surtout de mener au plus tôt sa filleule aux fronts baptismaux. Armelle songea qu’il allait falloir rejoindre Berliette et reconstruire une vie autour de son enfant. Elle effectua donc ses dernières sorties, ses dernières visites, ses dernières balades pour dire un au revoir à ses connaissances mais aussi aux pavés, aux arbres et aux murs qu’elle avait appris à aimer. Un après-midi, quai des Chartrons, elle passait devant les entrepôts des fameux acheteurs Anglais qui impressionnaient tant son frère, lorsqu’elle fut prise d’un étrange sentiment. Devant elle, un homme avançait. Ils marchaient dans la même direction. Son œil fut attiré par la silhouette et la démarche de ce personnage. Il était plutôt maigre, ses épaules tombantes et son dos légèrement voûté lui donnaient une allure qu’elle connaissait. La couleur brune, presque noire des cheveux dont la queue finissait serrée par une fine tresse nouée en papillon confirmait sa pensée. Elle s’arrêta net et crût défaillir. “Mon Dieu ! Ça ne peut pas être lui ! Il n’est quand même pas revenu après vingt années ?” Servien était devant elle ! Son émotion fut trop forte. Elle perdit connaissance et s’affala sur le quai. Les gens se précipitèrent pour la secourir et elle fut transportée à l’intérieur du chai voisin où elle reprit ses esprits, assise dans un confortable fauteuil. Un monsieur à la chevelure blanche, poudrée, lui faisait respirer des sels et elle eut une toux d’irritation qui lui fit porter sa main à la bouche pour, dans le même mouvement, repousser le flacon de médication et tousser. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, ce fut sur la poussette de son enfant et quelques secondes suffirent à la rassurer.
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L’homme revissa le bouchon et lui sourit. Sa chevelure blanche inspirait la confiance. Il était d’allure longiligne et paraissait avoir une cinquantaine d’années bien que son visage ne portât aucune ride. Il se releva en continuant de sourire : « Vous sentez-vous mieux, Madame ? demanda-t-il avec un accent qu’Armelle avait du mal à définir. Vous avez eu une petite faiblesse il y a peu, mais j’espère que cela sera sans conséquence. Reposez-vous un instant, pour recouvrer quelques forces. » Armelle ne répondit pas. Elle avait d’autres sujets de préoccupation que sa propre personne. Sa fille en premier, et Servien ensuite ! Par réflexe elle tendit la main vers la poussette mais son hôte devança son inquiétude : « L’enfant dort comme un bienheureux, Madame. Il n’a rien vu, rassurez-vous. Merci, Monsieur, articula-t-elle. — Permettez-moi de me présenter. Aloïs Budan, marchand de vin. Il prononçait “Aleùyss Beudeùn”. Je suis sujet britannique mais, j’adore votre région. » “Mais non ! Ce n’est pas possible, João a bien dit qu’il ne pourrait jamais revenir” continua-t-elle de penser suite à la vision d’horreur qu’elle avait eue sur le quai tout à l’heure. « Je suis originaire de Edinburgh. Elle entendait “Idynbeuh”. Ma famille habite le quartier de “Leith” qui ressemble pour beaucoup à celui-ci, mais… » “Tu es sotte ma pauvre Armelle, même si João ne l’a jamais avoué, tu sais bien que le monstre est parti en fumée, cette fameuse nuit de la fournée loupée du service de madame d’Aspe. Celui que tu viens de voir n’était qu’une copie. Il doit y en avoir des centaines autour de toi qui ont la même allure de dos. Tu as eu un mauvais réflexe, voilà tout”. « Madam’… Madam’… Vous m’entendez, madam’ ?
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— Oh ! Je vous prie de m’excuser cher Monsieur. J’étais avec de vieux souvenirs. Pardonnez-moi s’il vous plaît. — De bons souvenirs, j’espère ? — Hélas, non ! Mais, je ne veux plus y penser. J’ai eu une vision… effroyable. — Pardonnez ma curiosité mais, est-ce cela qui vous a tourmenté au point de vous faire perdre connaissance ? — Oui… Non… Je ne sais plus, ou plutôt, je pense que cet événement me sera bénéfique et me permettra d’oublier. Vous ne pouvez pas comprendre, pardonnez-moi d’être confuse à ce point. Si vous le permettez, je vais vous remercier de nouveau et me retirer. — Je crains Madame que vous ne soyez pas en état de repartir seule à votre domicile. Laissez-moi vous conduire. — Ne vous mettez pas en peine, vous êtes trop aimable et ce repos m’a permis de récupérer. Je pense que ça devrait aller. — Tsss ! Tsss ! Tsss ! Vous êtes encore troublée et dans votre état, vous ne pouvez pas repartir seule. Je suis gentlemen et ne vous laisserai pas prendre ce risque. Ou alors, dites-moi à quelle adresse je peux faire prévenir votre mari afin qu’il vienne vous chercher, vous et votre enfant. Je ne pense pas que ce soit la meilleure des solutions car il va s’inquiéter avant que de vous retrouver, mais si vous préférez qu’il en soit ainsi, j’y consentirai. En attendant, “it’s five o’clock” et je dois vous offrir le thé. Prenez donc “a cup” », lui dit-il en servant un thé fumant dans une tasse de porcelaine anglaise. Armelle se sentit coincée, oh, pas piégée, certes, elle avait bien compris qu’il n’y avait aucune intention malveillante chez cet homme qui lui tendait une main amie. « Non… Enfin… Je m’en voudrais de perturber votre travail. D’ailleurs, j’ai déjà trop abusé de votre amabilité. J’habite à deux pas. Je vais accepter ce thé qui me paraît succulent, ensuite, tout ira bien, je vous l’assure. — Si tel est votre désir, je n’insisterai pas, Madam’, répondit Aloïs en parfait gentlemen. Il avait perçu l’hésitation d’Armelle comme une fin de non-recevoir et s’il la trouvait mystérieuse, il ne
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voulait pas ajouter de gêne en se montrant trop impertinent. Cette jeune maman, que par ailleurs il trouvait belle et ravissante, avait probablement beaucoup de soucis. Madam’, j’accède à vos désirs, mais souffrez une requête… deux conditions… Dites-moi votre nom et faites-nous donner de vos nouvelles dans les prochains jours, nous serons heureux de vous savoir en bonne santé, vous et votre enfant. — Oh ! Je suis impardonnable de ne m’être pas présentée, vraiment ! Je m’appelle Armelle. Quant à donner de mes nouvelles, je vous dois bien cela et je n’y manquerai pas, monsieur. Dès demain, si le temps est clément et propice à une promenade. Votre thé est trop bon. » Cet homme la rassurait. Il lui avait fait oublier le spectre maudit de Servien et lui avait permis de reprendre ses esprits sans qu’un trouble quelconque ne persiste dans sa tête. Elle prit congé non sans avoir encore une fois remercié Aloïs Budan de son hospitalité. Dans la soirée qui suivit, un gros orage d’équinoxe éclata sur la ville et le tonnerre roula ses tourments toute la nuit. Au matin, la pluie tombait dru, et ses gouttes pesantes et serrées s’écrasaient sur les pavés en générant autant de couronnes qui ne vivaient que le temps du contact avec le sol. Le ciel resta maussade durant plusieurs jours et s’en suivit une alternance de lourdes averses et de grisaille. L’été commençait bien mal. Armelle profita de ces tristes journées pour boucler ses valises, ne gardant devant elle que l’essentiel afin de passer encore quelque temps à Bordeaux. Elle resta ainsi quatre jours sans mettre le nez dehors. Rien ne la retenait, sinon la promesse qu’elle avait faite à Aloïs Budan de lui faire savoir de ses nouvelles et elle ne pouvait concevoir l’idée d’envoyer un porteur ou un courrier pour ce faire, non ! Elle irait en personne à cette rencontre. Au sixième jour, elle en avait assez de rester cloîtrée dans ses appartements du premier étage de la pension. Elle s’approcha d’une fenêtre et, s’aidant d’un doigt, elle souleva le rideau de
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dentelle de la vitre pour s’intéresser à l’état du ciel. Il pleuvait toujours et les nuages qui s’entrecroisaient en mêlant leurs volutes grises n’encourageaient pas à sortir, mais elle était bien décidée à faire une ultime promenade sur les quais, qu’il neige ou qu’il vente. Elle confiera sa fille à la tenancière qui se fera un plaisir de pouponner. Il lui faudra moins d’une demi-heure pour rejoindre le quai des Chartrons. Elle baissa les yeux pour observer l’état du sol et constata que de larges flaques s’étalaient sur la rue en tâches difformes qui, quelquefois, barraient le chemin. Pour franchir ces obstacles, les femmes devaient soulever jupes et jupons au-dessus des chevilles et rejoindre le haut du pavé en prenant le risque de tremper leurs bottines ou de noyer leurs pieds. Elle s’amusa un moment à regarder ce manège. Elle chaussera des bottes de cuir lacées qui montaient sous les genoux et qui avaient déjà fait leurs preuves dans de pareilles circonstances ; une pèlerine et un parapluie pour compléter son équipement et elle serait parée. Elle allait relâcher le rideau lorsque son regard se posa sur un homme qui s’abritait sous le porche de l’immeuble situé en face de la pension. Elle hésita et finit par reconnaître Aloïs Budan qui paraissait se cacher. Elle en resta stupéfaite. Que faisait-il précisément dans la rue de la Course par ce temps de chien ? Comment se trouvait-il là ? Depuis quand ? Était-ce un simple hasard qui l’avait guidé jusquelà ? Autant de questions auxquelles Armelle ne pouvait apporter d’explication rationnelle. À moins que… Une pensée lui traversa l’esprit, mais elle la trouva puérile et la repoussa aussitôt. Elle sourit à l’idée qu’elle venait de se faire sur cet homme et continua de se préparer. Tout en poursuivant son habillement, elle allait de temps en temps vérifier qu’Aloïs était toujours présent. Elle ne pouvait tout de même pas sortir pour le croiser au premier pas… c’eut été indécent ; l’un et l’autre se seraient trouvés gênés. Elle continuait à lutter contre cette pensée qui lui trottait dans la tête, mais son mental était plus fort. “Peut être Aloïs m’a-t-il faite suive l’autre jour, sinon, comment aurait-il pu découvrir mon adresse ? Peut-être m’a-t-il suivi lui-même ? Comme un amoureux… comme un jeune fou… Non ! Apparemment, il a passé l’âge. Mais au fait, quel âge peut-il avoir ? Cinquante… cinquante-cinq ? Ma foi ! Il est bel homme… et courtois… et distingué…” Elle n’en finissait pas de s’interroger sur
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Aloïs et de trouver des raisons hypothétiques au comportement bizarre de cet Anglais qu’elle n’avait rencontré qu’une fois. En fait, elle ne se rendait pas compte qu’elle était tombée amoureuse. Inconsciemment, elle avait succombé aux prévenances et aux attentions d’Aloïs. L’accent, l’allure, le sourire, la gentillesse, le physique, autant d’atouts chez cet homme qui l’avaient conquise. Un dernier coup d’œil à travers la vitre, et elle constata qu’il n’était plus à sa place. Il avait fini de faire le pied de grue. “Faut-il qu’il soit fou !” L’averse aussi avait cessé. Il était temps d’y aller. Elle descendit la rue de la Course et, parvenue dans le quartier des Chartrons nouvellement construit, elle obliqua vers la Garonne. L’urbanisation rationnelle de ce faubourg avait tracé des artères perpendiculaires au fleuve ainsi, toute rue dans laquelle le vent s’engouffrait sans rencontrer d’obstacle, menait aux quais. Elle pressa le pas pour échapper à l’averse qui menaçait et arriva devant les premières échoppes de camelots sans avoir eu à ouvrir son parapluie. Lorsqu’elle se présenta sur le pas de la porte du chai d’Aloïs Budan, elle fut heurtée par les émanations âcres de vinasse qu’elle n’avait pas perçues lors de son “incident” de l’autre jour. Ces odeurs lui soulevèrent l’estomac. Elle sortit un mouchoir de son aumônière et le plaça devant son visage afin de filtrer les relents répugnants. « Oui ! Cela est toujours surprenant pour qui n’y est pas habitué. Mais, avec le temps, on arrive à s’y faire. Bonjour madame Armelle, dit Aloïs en venant vers elle. Entrez donc dans mon bureau, l’air y est moins vicié. C’est que le vent repousse les odeurs à l’intérieur du chai depuis quelques jours. — Bonjour, Monsieur ! Effectivement, c’est surprenant. — Oui, cet entrepôt n’était pas fait pour devenir chai et il manque singulièrement de ventilation. Mais j’envisage de déménager prochainement. Je ne vous demande pas de vos nouvelles, vous êtes resplendissante, dit-il en sautant du coq à l’âne. Et votre enfant… pas avec vous ? — Ma fille est chez une amie. Le temps n’était pas sûr. Mais je tenais à venir encore une fois vous remercier de m’avoir secourue l’autre jour.
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— Ce n’était rien que de naturel, Madame. Et ce fut un plaisir… pour moi je veux dire, se rattrapa-t-il. — J’ai eu de la chance de tomber sur vous, sur un gentleman. J’aurais pu avoir à faire à quelque tire-gousset qui aurait pu me dépouiller. — Les quais ne sont pas sûrs, c’est égal, quoique, en plein jour, les risques se trouvent amoindris. Accepteriez-vous de prendre une tasse de thé ? » Ils devisèrent encore de banalités diverses sans oser avouer leurs penchants réciproques et leurs conversations se poursuivirent accompagnées de mouvements de gêne, de regards fuyants et de gestes imprécis. Bien qu’en ces temps modernes, les jeunes femmes vivaient en prenant de plus en plus de libertés, bien que les mœurs de cette époque devenaient de plus en plus débridées, Armelle n’avait pas assez d’audace pour faire le premier pas. Elle était d’une autre éducation, d’une autre génération et n’aurait pas le toupet de formuler des propositions, même en usant d’hypocrites sous-entendus. S’il était tombé lui aussi amoureux au point de venir se tapir sous ses fenêtres tel un prétendant timide, il allait bien, à un moment ou à un autre, le lui faire comprendre et alors… elle décidera : partir pour Berliette ou bien, prolonger son séjour rue de la Course. C’est ce qu’elle se disait en faisant mine de l’écouter. Ils avaient parlé du temps qu’il faisait, du temps qui s’écoulait, du temps qu’il allait faire, des bateaux qui accostaient à Bordeaux et qui repartaient au-delà des mers et des océans ; il parlait de son travail de courtier en vins, de ce métier qu’il adorait et il était intarissable sur le sujet. Elle était distraite, loin de cette discussion, et pensait à ce que pourrait être une nouvelle situation pour elle. Elle répondait à Aloïs par quelques paroles pour acquiescer ou apprécier, mais ne participait pas réellement à la conversation. Elle attendait qu’il se décidât à parler et en même temps, elle se disait qu’il ne le ferait pas au cours de ce qui n’était, somme toute, que leur première rencontre. Cela faisait une heure qu’elle était arrivée, et après avoir visité le chai où se mêlaient les odeurs de raisin moisi, d’alcool et de vinaigre, elle prit congé en regrettant que cette visite n’ait pas eu le
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résultat qu’elle avait imaginé durant cette dernière heure. “As-tu été sotte de penser qu’il pouvait te trouver intéressante au point de te faire la cour ? Pauvre fille, tu n’es qu’une prétentieuse, qu’une mijaurée qui se prend pour une grande dame ! Cela dit, rien ne t’empêche de lui demander ce qu’il faisait rue de la Course”. « Ah ! Au fait, j’allais me retirer sans vous avoir demandé… N’était-ce pas vous que j’ai croisé tout à l’heure, rue de la Course ? Il m’a semblé vous reconnaître mais, comme je ne vous avais pas vu très longtemps auparavant, j’ai eu un doute et me suis abstenue de venir vous saluer alors. — Rue de la Course ? Rue… Oui, il se peut que ce soit moi. — Ah, je ne m’étais donc pas trompée. — En vérité, j’y passe tous les jours… Elle se félicita d’avoir osé poser la question. “Voilà que la conversation se replace comme je l’avais espéré” pensa-t-elle. — Et il m’a semblé que vous vous cachiez, reprit-elle en minaudant sans s’en rendre compte. — Me cacher ? Me cacher ? Mais de quoi ? Il est vrai que je me suis arrêté sous un porche en attendant que la pluie cesse mais, pourquoi me cacherais-je ? J’habite rue Saint Laurent, et tous les jours j’emprunte la rue de la Course pour me rendre aux chais. — Effectivement, c’est sous un porche que je vous ai vu, et j’avais pensé que… mais tout ceci est sans importance. — Mais, dit-il songeur. Si vous étiez dans la rue au moment où je m’abritais, vous avez dû vous faire tremper jusqu’aux os par cette averse ? Il n’y en a eu qu’une et elle était particulièrement fournie — Euh… Non… Pas exactement… répondit-elle hésitante. Gamine ! Tu n’es qu’une gamine, Armelle ! Tu as failli te faire piéger comme une fillette simplette ! Une midinette ridicule ! Je vais, cher Monsieur, vous remercier encore une fois de votre courtoisie avant de vous quitter, et vous dire que j’ai eu plaisir à vous connaître. — Aurons-nous le plaisir de vous revoir, Madame ? Vous serez toujours la bienvenue dans ce lieu. — Hélas, je ne le pense pas. J’étais venue vous faire mes adieux. Je vais retourner avec mon enfant dans le Libournais où
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ma famille m’attend, car tous sont pressés de faire sauter leur nièce sur leurs genoux. Elle va faire huit mois vous savez. — Il est bien naturel que cet enfant rejoigne son père, en effet. — Son père… oui, enfin… ma fille a un père, mais il ne s’agit pas de cela. Je parlais de mon frère et d’un neveu, précisa-t-elle en fixant son regard par-dessus l’épaule d’Aloïs — Je vois… dit alors ce dernier, songeur. Tout cela est… bien pour vous, mais décevant pour moi. Serait-il importun de formuler une ultime requête ? Vous n’êtes pas obligée de me répondre, vous savez… — Tout de même, Monsieur, je vous dois bien cela. Je vous écoute. — Hum… voilà… Accepteriez-vous que nous nous rencontrions une fois encore ? — Mais… je ne sais que répondre. Tout cela est bien cavalier ! — Je sais que je suis maladroit dans le genre, mais, s’il vous plaît, ne me tenez pas rigueur de ce manque d’élégance. J’ai été éduqué à la mode de mon pays. Nous sommes tous un peu rustres, en Écosse. — Soit ! Dans ces conditions, si cela est votre nature, ajouta-telle avec un sourire narquois, je vous pardonne. Mais tout de même… » Hypocritement, elle jouait les vierges effarouchées mais au fond, elle se réjouissait de cette ouverture. « Je voulais vous inviter à dîner en ma demeure, demain soir si cela vous agrée. — Mais, tout cela est-il possible sans vous déranger ? — Dites oui maintenant, vous m’honoreriez. Cela me laissera le temps de faire préparer le repas par mes gens. Laissez-moi votre adresse et je vous ferai prendre par une berline, vous et votre enfant. — Cela sera inutile. — Alors, vous refusez ? fit-il dépité. — Non… j’accepte votre invitation, mais, il sera inutile de dépêcher un cocher. Si vous habitez rue Saint Laurent, c’est à deux pas de chez moi, et mes jambes m’y porteront. — Madame, j’insiste. Je ne vous laisserai pas arriver chez moi sans tous les honneurs. »
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Armelle lui sourit et écrivit son adresse sur la page d’un carnet, puis elle se retira, heureuse et enchantée par ce dénouement. Le lendemain soir, une berline arriva rue de la Course, comme prévu, et transporta Armelle, seule, chez Aloïs Budan. L’enfant avait été confiée à la logeuse qui se trouva à la fête de pouvoir de nouveau pouponner un si adorable bébé. Parvenue dans les jardins d’une somptueuse bâtisse, la voiture s’immobilisa et lord Budan en personne vint aider Armelle à en descendre. Il lui tendit sa main sur laquelle elle prit appui. Après quelques salutations de mise en pareilles circonstances et après qu’Armelle eut pris le temps d’admirer la beauté des roses qui s’épanouissaient sur les parterres de ce jardin taillé à la française, ils pénétrèrent dans le hall qui les conduisit dans un salon circulaire situé à l’angle de la bâtisse. « Je suis votre serviteur, Madame. Votre dévoué serviteur pour ce soir. Seuls mon majordome et ma cuisinière, madame Louise, sont présents, et je me porte garant de leur discrétion qui est sans égal. Accepteriez-vous un verre de porto. Nous autres britanniques sommes inspirés par ce breuvage. — Ainsi, nous sommes seuls dans cette immense maison ? demanda-t-elle quelque peu inquiétée par cette situation pour le moins imprévue. — En tout bien tout honneur, chère Madame. Il y a longtemps que je n’ai pas dîné en aussi agréable compagnie, et cette soirée sera un gage de notre amitié, si toutefois vous acceptez de partager ce sentiment que je voudrais avoir à votre encontre », dit-il en servant le breuvage brillant de noirceur dans un verre de cristal ciselé. Il parlait bien. Il semblait honnête. Il s’exprimait avec assurance et dégageait un charisme imposant. Son regard n’était pas fuyant. Il était calme et déclarait les choses sans hésitation. Il inspirait confiance, mais pour autant, cette situation bizarre laissait Armelle perplexe. Elle se remémorait Servien qui, lorsqu’il était en situation, était aussi un beau parleur. Cette pensée la troublait et malgré tout, elle continuait à trouver Aloïs séduisant. Elle remarquait que dans le silence de la pièce, sa voix était feutrée et suave, contrairement à
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ce qu’elle était au chai où il fallait parler haut pour se faire entendre. Il la regardait sans se dérober, en souriant sans fausseté. Elle pensait que, comme les autres, il allait abuser d’elle, mais en même temps, elle se refusait à le croire capable d’ignominie. Ça ne lui ressemblait pas. Elle n’avait pas peur. Elle le trouvait beau. « Accompagnez-moi jusqu’au living-room voisin, voulez-vous. Je vais vous montrer de belles pièces de porcelaine que j’ai fait venir d’Angleterre. Vous savez, Madame, il n’y a pas que des guerriers sanguinaires dans notre île, il y a aussi de très bons artisans capables de prouesses. » Elle ne l’entendait plus. Elle se leva pour le suivre sans réfléchir. Elle se sentait prise au piège. S’il avait décidé de la violer, elle se laisserait faire et même, elle participerait… comme cela, peut être qu’elle l’amadouerait et qu’il aurait un comportement plus humain. Elle n’était plus la petite fille de vingt ans, vierge, que son mari avait jetée en pâture à ses complices de bombance, ce curé et son fourbe de cousin. Elle était femme, mère, et elle avait été la maîtresse de Jacques avec qui elle avait appris les choses de l’amour. Aloïs la conduisit devant un vaisselier où étaient exposées des assiettes d’une blancheur éclatante aux liserés d’or fin. Il parlait en vantant la finesse de la porcelaine qu’il comparait à la lourdeur des faïences, sans savoir qu’il s’adressait à l’une des pionnières en la matière. Elle ne faisait pas attention aux paroles qui auraient pu la blesser, sinon, elle se serait rebellée pour défendre l’honneur de Cazalon. Ses pensées étaient ailleurs. Elle détaillait le physique de son hôte et lui trouvait de plus en plus de charme. Cela faisait plus d’un an et demi qu’elle n’avait pas été serrée par des bras d’homme, cela faisait plus d’un an et demi qu’elle n’avait pas frémi sous le souffle du mâle et des idées lui venaient à l’esprit. De son côté, Aloïs continuait ses démonstrations avec un soupçon d’orgueil dans sa façon de présenter les plus belles pièces de sa collection. Il ne se rendait pas compte qu’il était épié, détaillé, déshabillé. Armelle était transportée. Ils étaient seuls et si comme Aloïs l’avait annoncé, le majordome savait être discret, elle pouvait se laisser aller à fantasmer sur
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l’idée du viol. Elle savait qu’elle y prendrait du plaisir et son corps commençait à appeler au crime. Elle sentait la pointe de ses seins durcir et elle serrait ses cuisses à chaque pas pour mieux jouir de ces petits frissons qui remontaient le long de son dos. Inconsciemment, les yeux mi-clos, elle s’était rapprochée d’Aloïs, pour mieux le sentir, pour chercher quelques ondes, pour deviner sa chaleur. Ressentant cette proximité, il interrompit ses explications et tourna la tête en souriant. Les deux visages se trouvèrent espacés de quelques pouces, et les lèvres d’Armelle vinrent chercher un baiser sur celles d’Aloïs qui se trouva déconcerté durant quelques secondes. Elle se blottit contre lui, se glissa entre ses bras et il répondit à l’étreinte. Enlacés, les lèvres ardentes, ils s’approchèrent d’un canapé et elle entreprit de se dévêtir. Maladroitement, empressés, ils s’aidèrent mutuellement. Leurs corps enfiévrés furent très vite collés et s’adonnèrent à des ondulations lascives qui leur arrachèrent des gémissements de bonheur. Sans se chercher, ils s’unirent, et la vague de jubilation qui les transporta permit aux tentures d’étouffer leurs plaintes de jouissance. Elle n’avait pas été violée. Il n’avait jamais eu l’intention de le faire et même, il n’avait jamais imaginé une pareille aventure que celle qu’il venait de vivre. Ils restèrent un instant hébétés, épuisés, et ce fut elle qui rompit le silence. Elle déposa un baiser sur le front de son amant, le regarda, et dans un sourire satisfait elle dit d’un air coquin : « Je crois que nous en avions besoin ? — Je le crois aussi… Non ! se reprit-il. En ce qui me concerne, j’en suis sûr. Vous m’avez surpris, Madame, avec un cadeau dont je me souviendrai longtemps. — Ne me dites pas que votre invitation était sans intérêt ? Lorsque vous m’avez conviée, vous y pensiez bien un peu ? — Je… Non… Oui, un peu… » répondit-il estomaqué par la question. Il ne voulait pas être mufle et acceptait d’entrer dans le jeu afin de rester courtois face à cette femme qui l’avait pratiquement forcé. Il se leva et alla vers une commode où il prit une serviette qu’il tendit à Armelle. « Tenez, dit-il. J’ai essayé de faire attention.
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— Merci. Vous êtes un ange. Vous paraissez choqué, par ce qui vient de se passer, dit-elle avec un ton de reproche. Tout de même, j’ai bien eu l’impression de ne pas avoir eu à faire à un gamin. — Il ne s’agit pas de cela, soyez convaincue que j’ai eu beaucoup de plaisir et que tout était parfait, mais… » Le sentant évasif, elle pensa qu’il la jugeait et qu’il trouvait cavalier pour une femme ce comportement. En fait, se disait-elle, “c’est moi qui l’ai violé”. « Soyez rassuré ; si cela vous a contrarié, il n’y aura pas de suite. Nous ne pourrons pas être les amis que vous souhaitiez que nous soyons, et… — Pourquoi ? Pourquoi ne pas rester amis ? reprit-il ennuyé — Les vrais amis ne couchent pas ensemble ! Nous resterons des connaissances, des complices ; nous aurons un secret qui nous unira, qui nous rapprochera. Peut-être recommencerons-nous un jour… qui sait ? — Vous êtes une femme surprenante… dans le bon sens du terme, bien entendu. Je crois que nous allons commencer une amitié solide, même si vous ne le pensez pas et, même si cela doit me poser des problèmes, je souhaite devenir votre ami, votre “friend”. » Elle finit de se rhabiller et lui demanda : « De quels problèmes parlez-vous ? — Je suis marié. Mon épouse reste en Écosse auprès de mes parents âgés. C’est une femme admirable. — Alors, vous vous sentez coupable de l’avoir trompée ? — Peut-on dire cela ? Je ne la vois que quelques jours par an. Sommes-nous encore des amants ? s’interrogea-t-il. Et puis… elle est surtout beaucoup moins jeune que vous, déclara-t-il en se levant du canapé où il était resté nu. Allons prendre un autre porto, voulez-vous », conclut-il en se vêtant. Ils rejoignirent le salon rond où ils goûtèrent un autre vin de Porto, blanc et liquoreux cette fois-ci, puis ils s’attablèrent pour
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dîner. Elle s’attendait à déguster des spécialités venues d’outre manche dont elle avait entendu parler, plutôt en mal, mais rien de tout cela ne lui fut proposé. Madame Louise était une bordelaise de souche et sa cuisine fleurait bon le terroir de Gascogne. Elle savait mitonner les aloses et n’avait pas son pareil pour préparer la viande de bœuf de Bazas au vin rouge, qu’elle servait cuite à point. Ils devisèrent de choses et d’autres ; lui de son pays, de ses parents, des coutumes de sa région. Il la fit rire en parlant des kilts que portaient les hommes rattachés aux divers clans, il l’intéressa en expliquant l’esprit et le sens des tissages d’étoffes écossaises, il l’étonna en évoquant le climat froid et rigoureux des hautes terres, les Highlands. Elle resta plus discrète sur sa personne. Elle ne dévoila que quelques banalités ; qu’elle était native de la région de Libourne afin de situer son berceau ; qu’elle allait s’occuper de chevaux dans son nouveau haras, avec l’aide de son frère et de son neveu. De longs silences venaient se placer dans leurs échanges, silences qui se terminaient par des sourires complices, évocateurs de leurs ébats de la fin d’après-midi, mais ni l’un ni l’autre n’osa lancer franchement la discussion sur ce sujet. Ils se comportaient comme deux timides, deux adolescents qui venaient de fauter et qui se sentaient coupables. Le dessert fut servi et ils pensèrent s’être tout dit. Un incompréhensible climat de gêne était installé et ils se quittèrent sans se promettre de se revoir ou de se retrouver. Leurs corps s’étaient offerts, sans retenue, mais leurs esprits n’arrivaient pas à se libérer et à transformer cet amour physique en sentiment plus tendre. Deux jours plus tard, Armelle et sa fille embarquaient sur une gabare qui allait descendre le fleuve jusqu’à son embouchure, pour ensuite remonter la Dordogne en direction de Libourne. Elle aurait pu traverser la Garonne sur le coche d’eau qui reliait le quai de Bordeaux à celui de Lormont où elle aurait pris une diligence plus rapide, mais elle préféra le charme, la tranquillité et le confort de la voie fluviale, même si la durée du voyage devait être quatre ou cinq fois plus longue. Peut-être voulait-elle se donner le temps d’oublier la chevelure argentée d’Aloïs avant de retrouver les siens.
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XIII
À Cazalon, mai 1759 Après le départ d’Armelle, Fanchon avait bien remarqué la détresse dans laquelle s’était trouvé son mari. Elle le voyait attristé, taciturne, et elle avait remarqué qu’il n’avait plus de motivation dans son travail, qu’il ne s’intéressait plus aux résultats des ateliers et qu’il était distant ou plutôt, elle le voyait perdu, loin de la réalité. Par pure mesquinerie, elle s’en était confiée à José Quamusc un jour où il se trouvait à l’usine. Elle avait eu vite fait de mesurer le rôle important de ce dernier sur le fonctionnement de la fabrique, et elle avait essayé de le manipuler avec le souci de nuire à Jacques, toujours pour œuvrer dans le but qu’elle s’était fixé : devenir propriétaire de la faïencerie, devenir la seule et unique patronne. « Vous n’avez pas trouvé mon mari distrait, depuis quelques jours, monsieur Quamusc ? avait-elle demandé avec ce qu’il fallait d’hypocrisie pour paraître sincère. — Vous savez, tout le monde à ses bons et ses mauvais moments. Jacques est fatigué, peut-être, mais je le crois capable de surmonter ce passage. Et puis, il est parfaitement organisé et que je sache, la production n’a pas été altérée à cause de ses préoccupations. — Mais, tout de même, vous voyez bien comme tout le monde qu’il est absent, inattentif et qu’il ne porte aucun intérêt à ce qu’il fait. C’est un inutile. Il est dans son travail comme dans un lit… un mari platonique et un directeur inexistant
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— Écoutez… pensez ce que vous voulez ! répondit-il avec de la distance. En ce qui me concerne, ne comptez pas sur moi pour entrer dans ces détails sordides. Jacques est directeur, et monsieur le directeur tient son rôle, c’est tout ce que je veux considérer. » Cela faisait deux ans que les deux hommes travaillaient ensemble, deux ans qu’ils tiraient “le bateau” dans la même direction et ils se complétaient à merveille. José Quamusc avait carte blanche pour les ventes et Jacques était l’homme de terrain parfaitement ouvert et à l’écoute des exigences commerciales qui quelquefois frôlaient l’impossible et demandaient des efforts très précis, difficiles, proches de l’irréalisable, mais il savait que tous ces défis apportaient un savoir-faire enrichissant. José Quamusc avait vite vu le triste état dans lequel se trouvaient le couple Fanchon et Jacques ; il avait aussi appris que “elle” était une garce et “lui” un cocu magnifique, mais il ne voulait pas se mêler de ces histoires qui ne le regardaient pas et il n’allait pas donner du crédit aux dires de la “fâcheuse”. Cependant, s’il la savait perfide et calculatrice, il avait compris sans que quiconque le lui dise, qu’elle était un maillon essentiel et de valeur dans le fonctionnement de la faïencerie. Aussi, s’était-il promis de ne pas donner d’avis tranché qui l’eut amené à prendre parti sur les personnes. Il s’était bien rendu compte que Jacques avait mal supporté le départ d’Armelle, mais il estimait que cette douleur qui s’enchaînait à celle de la perte récente d’êtres chers allait s’estomper avec le temps. Il avait eu plusieurs fois envie de parler à Jacques, en ami, pour lui proposer son aide morale et fraternelle, mais… Jacques était son directeur et il se devait de garder quelque distance entre eux, et puis, tout ce que lui avait demandé Armelle, celle qui l’avait installé à Cazalon, était de protéger Jacques des maléfices de Fanchon, alors, il n’allait pas donner de crédit aux insinuations vicieuses de la petite peste. Fanchon s’était fait une fausse idée sur José. Elle le savait célibataire et avait pensé que, comme tant d’autres, il se laisserait séduire par une œillade ou par un décolleté fripon qu’elle avait tenté, à plusieurs reprises, de mettre sous ses yeux. Elle venait de décocher une première flèche vers celui qui paraissait le plus à
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même de l’accompagner dans sa démarche destructrice, mais la façon dont il l’avait rabrouée lui avait laissé comprendre qu’elle n’avait que peu ou pas de chance d’en faire son complice. Il lui faudrait fourbir d’autres armes ou trouver d’autres arguments. À elle de savoir manigancer. Elle n’était pas particulièrement pressée car après tout, même si son couple était détruit depuis longtemps, son statut de femme de directeur lui conférait une supériorité relative qui la rapprochait de ce pouvoir dont elle rêvait tant. De plus, l’argent du fameux trésor de Juste Damplun lui permettait, à la ville, de donner d’elle une image de grande dame. Tous les mois, elle se rendait à Sen-Sève pour acheter quelque nouveauté vestimentaire ou quelques objets modernes qui foisonnaient en cette époque où la technique faisait des progrès considérables dans de nombreux domaines. Dissimulée derrière ce prétexte, son but réel, son objectif principal était de déposer, chez un notaire peu scrupuleux et grassement rétribué, un dénommé René Guciroix, tantôt un bijou, tantôt un lingot, tantôt des pièces d’or ou d’argent provenant du magot des pillages perpétrés par Juste Damplun. Ce notaire à la réputation de scélérat, savait transformer ces biens en monnaie propre qu’il gérait dans le plus grand des secrets. Bien sûr, pour s’assurer de la complicité et surtout de la fidélité d’un pareil maillon, en plus des largesses pécuniaires qu’elle lui accordait, Fanchon en avait fait son amant dès sa première visite. René Guciroix affichait la quarantaine. Il n’était pas particulièrement beau ; plutôt petit, des joues creusées et des yeux foncés mais coquins et rieurs, le crâne dégarni, un visage allongé, un nez effilé et pointu, son menton aussi devait être affûté mais il était caché par un collier de barbe fine poussant dru. Cet homme aux gestes vifs et décidés respirait la santé. Il devait être fait d’os et de muscles, puissants et secs et a priori, son corps ignorait la cellulite. Fanchon n’a jamais regretté ce choix puisque, en dépit des apparences, Guciroix était un amant hors pair connaissant plusieurs façons de faire vibrer sa partenaire. Il était un phénomène en la matière ce qui n’était pas pour déplaire à notre nymphomane qui trouvait là un défi qu’elle s’appliquait à relever à chaque occasion.
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Elle jubilait à partager le plaisir qu’elle prenait dans ces joutes sexuelles, mais dans sa tête, il y avait toujours un fonds calculateur. Elle se donnait avec réserve et si elle apportait à Guciroix une volupté qui l’anéantissait, jamais elle n’oubliait qu’il devait rester à sa merci et qu’elle le devait le garder en laisse.
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XIV À Cazalon, juin 1760 Après le départ d’Armelle, sous la tutelle de la nouvelle équipe, la faïencerie continua de fonctionner à merveille et Jacques put se permettre un peu de relâchement. Les fours étaient bien conduits, les moulages étaient réalisés par des mains de maîtres capables de déceler au toucher les plus petits défauts dans les paraisons des biscuits, les dessins et les émaux étaient déposés par des experts qui dominaient leur sujet, et pour cause ; ils avaient été formés, pour la plupart, par l’incomparable artiste qu’était Fanchon. Depuis quelques mois, cette dernière travaillait d’arrache-pied à la reproduction d’un dessin que lui avait fugitivement montré un jeune peintre qui avait fait son apprentissage chez un décorateur de Marseille, lequel avait créé une rose stylisée donnant un aspect très particulier à ce décor. Elle n’avait éprouvé aucun mal à séduire ce jeune éphèbe qui s’exprimait avec un accent particulier, dans un langage proche du gascon ou du patois pratiqué à Cazalon. Quelques œillades de chatte appuyées, des positions penchées où la cambrure du dos accentuait le décolleté plongeant qui laissait le regard se glisser jusqu’au rose des aréoles, un pied haut posé sur un tabouret avec les jupons remontés au-dessus du genou de manière à attirer dans l’infaillible piège toute l’attention du jeune mâle excité, et toutes ces manœuvres suffirent à le faire capituler. Il ne résista pas plus d’une semaine et succomba aux premières caresses que Fanchon appliqua sur sa cuisse. En sortant de la couche qui les avait accueillis pour leurs premiers ébats, il remit à la perverse le poncif de la rose qu’il avait dérobé à son ancien patron. Il ne restait plus qu’à étudier le dessin à l’abri des regards indiscrets, à en découvrir les traits qui faisaient
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le charme et la finesse de l’ensemble ; un jeu d’enfant pour Fanchon dont la dextérité et le sens des équilibres dans les tracés lui permettaient de travailler à main levée, sans avoir de modèle sous les yeux. Sa réussite fit l’admiration de l’ensemble du personnel de la faïencerie et Fanchon continuait à construire son territoire. Durant six années, la rose qu’elle avait teintée de manganèse, ce violet-pourpre qui mettait en valeur le dessin, allait être l’emblème des productions de Cazalon et l’on commença, dans les milieux concernés, à parler “DU Cazalon” comme si ce terme était une référence. Le rose manganèse vint orner toutes sortes d’objets ; assiettes plates ou à rinceaux, plats, corbeilles, fleuriers, plats à barbe dont la principale utilisation était de récupérer le sang lors des saignées que pratiquaient les praticiens sur leurs patients. La fleur se trouvait aussi sur des pots, des fontaines, des encriers, des tasses ou même, sur des biberons pour les malades. La Rose Manganèse était rarement représentée seule. Depuis l’apport des différents oxydes par João, les motifs pouvaient être polychromes et la rose typique pouvait être mise en valeur par des fleurs de pois multicolores, des fougères, des renoncules, et ces motifs permettaient un nombre important de compositions du plus bel effet qui plaisait à la clientèle. Ce nouvel élan fut le bienvenu car, vers mi 1763, les problèmes politiques au-delà des océans obligèrent André, Gaxuxa et toute leur famille à rejoindre la métropole. Le Canada et la Louisiane venaient d’être perdus par la France au profit de l’Angleterre. Déjà, depuis 1759 date à laquelle la Guadeloupe était tombée aux mains des Anglais, les colons qui vivaient dans les Caraïbes se trouvaient menacés, obligés qu’ils étaient d’abandonner leurs propriétés, mettant ainsi fin aux ventes de faïences dans les îles. De plus, le dernier bateau parti chargé de précieuses marchandises ayant été coulé par des pirates britanniques, les pertes matérielles de cet ordre découragèrent toute la chaîne de l’exportation.
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XV À Bayonne, 1766 Sur les hauteurs de Bayonne, dans sa maison « Kechiloua », de pur style basque, blanche avec des colombages ocre, édifiée dans un écrin de verdure offrant un point de vue imprenable sur une vallée parsemée de bâtisses de même cachet, Aliette avait totalement récupéré de son accident. Avec l’aide de sœur Maïtena qui lui était d’une dévotion totale, il lui avait fallu deux ans pour éduquer son système vocal et pour commencer à articuler quelques mots difficiles. Comme elle fut contrainte d’apprendre simultanément deux langues, le gascon, sa langue maternelle, et le basque qui lui permettait de converser avec les habitants de Bayonne, il sembla à son entourage qu’elle eut à faire des efforts surhumains, mais comme elle sortait d’un isolement quasi total, hormis pour les sentiments, elle ne rencontra aucune difficulté à s’exprimer dans ces deux dialectes. Aujourd’hui, huit ans après sa chute, il ne restait de son handicap que quelques traces qu’elle cachait en articulant mieux que quiconque tous les mots et en parlant avec un débit légèrement réduit comparativement à celui des Gascons ou des basques plutôt volubiles. Jacques lui rendait visite une ou deux fois par an. Sa petite sœur prenait de plus en plus de place dans sa vie, en sa présence, il retrouvait les jours heureux et il s’éloignait du sentiment d’humiliation qu’il percevait lorsqu’il était en relation avec des personnes connaissant sa situation de cocu permanent. Aliette était au courant des agissements de sa belle-sœur, des âmes bienpensantes s’étaient chargées de la tenir informée et cela l’avait touchée mais, lorsque Jacques venait passer quelques jours à Ketchiloua, il venait seul et elle ne voulait pas troubler la sérénité
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du séjour de son frère. Elle faisait comme si elle ne savait pas et tout était bonheur. Cette année-là, Aliette présenta à Jacques la statuette qu’elle avait réalisée treize ans auparavant, lorsqu’elle était la jeune fille amoureuse qui avait modelé, sous les traits d’un fier cavalier, l’effigie de son prince charmant avec l’argile de Lespiacq. « Jacques, je veux te demander une petite faveur. — Mais, tu sais que je ne saurai rien te refuser. — Cette statuette est un objet extrêmement précieux pour moi, dit-elle en posant le cheval cabré sur la table du jardin où ils prenaient le frais. — Tu permets ? demanda Jacques avant de saisir la statuette et de l’observer de près. C’est très réussi. Les proportions sont parfaites et la facture est remarquable. Où as-tu trouvé cette merveille ? — Merci de tant de compliments. — Écoute, je suis sincère. Cette pièce est très belle. D’où vient-elle ? — C’est… moi. — Comment, c’est toi ? — C’est moi qui l’ai faite. Il y a très longtemps, et cette statue a marqué ma vie. Elle est aussi une passerelle entre papa, maman et moi… et nous, je veux dire. C’est cette statuette qui leur a fait comprendre combien j’aimais Georges, et c’est par elle que je suis devenue la plus heureuse des femmes, malgré toute la nostalgie quelle contient. — Et, quel est le rapport avec le service que tu me demandes ? — Je pense que c’est un porte-bonheur. Je voudrais que tu en fasses quelques copies, une pour toi, bien sûr, mais aussi une pour mes beaux-parents, une que j’enverrai à ma famille du Portugal, et une pour sœur Maïtena qui mérite tant. — Je comprends. Je comprends, mais… — Mais quoi ? — Non ! Rien. En fait, je me demande comment je vais pouvoir réaliser un moule. En cinq ou six parties peut-être ? Soit ; je réussirai, je m’y engage. »
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De retour à Cazalon, Jacques mit tout en œuvre pour réaliser le vœu de sa sœur. Il mit plusieurs mois et dut multiplier les tentatives avant de construire, en huit pièces imbriquées, le moule permettant de reproduire fidèlement la statuette avec de la barbotine. Un soir, il entra dans la maison et trouva Fanchon qui regardait les sept pièces alignées que Jacques avait posées, couchées sur une table, dans la pièce qui lui servait de bureau. Il était fier de son travail de mouleur. Les sept statuettes, émaillées et décorées, étincelaient à la lueur de la lampe à huile et, comme il avait demandé au meilleur dessinateur de se charger de la finition, si ce n’était un petit défaut de retrait sous un des sabots de l’original, rien ne permettait de différencier le modèle des reproductions. Les éléments du moule étaient aussi posés à côté des moulages. « C’est la future collection ? » demanda-t-elle moqueuse. Jacques ne broncha pas. Il n’avait aucune envie de partager son plaisir avec sa garce de femme et il savait très bien que cette question n’était qu’un prétexte cachant une nouvelle provocation. « Nous allons nous lancer dans la fabrication de babioles ridicules, à présent ? continua-t-elle avec morgue. — Je n’ai pas envie de te répondre. De toute façon, tu ne comprendrais pas. — Tiens donc ! Et pourquoi je ne comprendrais pas ? — Parce que ces pièces sont destinées à ma sœur. Parce qu’il s’agit de souvenirs de famille. — Pour ta sœur ? Il est vrai que… c’est un beau joujou pour une simplette. » Jacques dut se retenir. Il n’avait pas envie de lui dire qu’Aliette était devenue une femme comme les autres, qu’elle était respectée et admirée par tout son entourage, et qu’elle était connue dans Bayonne comme la miraculée de l’hôpital de “Lachepaillet”, qu’elle savait parler deux langues et qu’elle apprenait le français et l’espagnol. Il n’avait pas envie de se justifier ni d’expliquer la valeur sentimentale de ces objets. Il la regardait fixement et eut
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envie de la tuer, de l’étrangler mais il se retint car il savait qu’elle ne cherchait qu’à le défier et il ne voulait pas lui donner le plaisir de la victoire en entrant dans son jeu. Elle sourit, et en le narguant du regard elle dit : « Tu devrais lui faire des petites assiettes de fillette, comme ça elle pourra jouer à la dame, ta petite sœur. Ça m’amuserait de voir comment elle parlerait avec ses copines. Greu, greu, greu, teu, teu, teu, ânonna-t-elle en se moquant délibérément du handicap d’Aliette. » Après cette moquerie délibérée, elle approcha son visage des figurines et se mit à les sentir avec des gestes amplifiés pour être encore plus caricaturale. Elle tourna sa tête vers Jacques et lui dit : « Ce n’est pas une écurie ici. Ces chevaux puent le crottin. Allez ! Ouste, la ménagerie ! » Elle leva la main pour balayer le dessus de table mais Jacques anticipa son geste. Il réussit à détourner la trajectoire du bras dévastateur de Fanchon et seule une pièce alla se fracasser au sol. De l’autre main, elle réussit quand même à pousser les parties du moule qui se brisèrent également au contact des tomettes du sol. Elle le regarda avec un sourire de sorcière, contente de son œuvre. Pour répondre à cette énième agression, Jacques tordit alors avec rage le bras qu’il avait empoigné et, d’un revers de poignet, poing fermé, il frappa violemment le visage de la sauvageonne qui venait de s’attaquer à ce qui le touchait au plus cher de son âme. Fanchon reçut le coup qui l’ébranla et perdit connaissance. L’arcade sourcilière éclatée, elle s’affala à même le sol. Jacques se précipita pour ramasser les morceaux du cavalier qui avait été cassé et dut constater qu’il s’agissait de l’original, celui qu’avaient modelé les doigts de sa petite sœur alors sourde et muette. Les traces du retrait d’émail sous le sabot du cheval en étaient la preuve patente. Il s’agenouilla, prit les morceaux sur son cœur et pleura. Heureusement, il restait quatre statuettes du cheval cabré et de
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son cavalier, mais l’original qui était le seul à posséder un sens particulier était cassé et irréparable. Il était le seul à revêtir un caractère de relique. Pendant ce recueillement, il ne s’occupa pas de Fanchon qui restait inerte. “Puisse-t-elle mourir”, se disait-il. Il rumina longtemps son désarroi de mari trompé, il mesura son déshonneur et ces réflexions lui firent prendre conscience de son état. Il savait ce qu’il allait faire. Il rangea précautionneusement les statuettes dans une boîte, se leva, alla chercher une cruche d’eau et revint la verser sur le visage de Fanchon qui peu à peu reprit ses esprits. « Salaud ! dit-elle en première parole. Tu n’es qu’un salaud qui profite de ta force. — Tais-toi, vermine. Je ne veux plus te voir ! Tu vas partir d’ici comme tu y es entrée. Avec rien. — Tu me chasses ? — Non ! Je te mets à la rue. Je te répudie. Tu n’es plus rien pour moi, rien ! — Je dirai partout que tu m’as battue et que tu m’as chassée ! Que tu m’as chassée pour avoir brisé un malheureux objet de quatre sols. Tu passeras pour un fou. — Raconte ce que tu veux, il n’y a pas une personne sensée qui te croira. — Tu n’es qu’une brute. Regarde comment est ma joue. — Va raconter ça dans la rue, va. Tous savent que je ne suis pas coutumier de telles violences et que je ne ferais pas de mal à une mouche. Toi, au contraire… — C’est vrai après tout. Tu n’es pas un homme, ça se saurait. Tu n’as rien dans la culotte. Tu n’es pas capable de tenir ta femme et encore moins de la contenter. Tu me fais pitié. Tu n’es qu’une limace. — Tu peux continuer tes injures. Tu peux me jeter à la figure tout ce qui te passe par la tête, ça ne me touche plus. Autrefois, je me serais laissé attendrir, j’aurais pardonné parce que je t’aimais et parce que mon amour était plus fort que les humiliations que tu m’infligeais. Ne compte plus là-dessus. C’est bien fini maintenant. — Tu ne peux pas me faire partir. Tu as trop besoin de moi.
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— Non, c’est fini. Tu pars sur l’heure et tu ne remets plus les pieds dans cette maison. — Comment je pars ? Je suis chez moi ! — Chez toi ? Tu es chez moi et je ne veux plus t’y voir », lui dit-il en la menant vers la porte. Elle commençait à douter de son pouvoir. Habituellement, lorsqu’il la battait, enfin, les rares fois où il avait eu à la gifler, il était revenu tout penaud se réfugier dans son giron en implorant son pardon et elle en avait profité pour mieux le rabaisser et mieux l’avoir à sa merci, mais là, le comportement de Jacques était différent. Il n’avait pas le même regard, il n’y avait pas le même ton dans sa voix. Il paraissait sûr de lui, sûr de ce qu’il soutenait. Elle réalisait qu’elle avait été trop loin cette fois, que son geste était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Elle comprenait que sa vie allait changer à partir de ce soir. « Si tu savais comme je me fiche de toi, dit-elle goguenarde. Mon pauvre ami, je n’ai besoin de rien et surtout pas de toi. Je pourrai même me payer tous les amants qui me plairaient. Je suis plus riche que toi. » En crachant par dépit ces méchancetés, elle cherchait à gagner du temps car elle pensait qu’elle allait devoir quitter la maison où était enfoui le trésor qu’elle tenait secret. Les sommes d’argent disposées chez Guciroix étaient certes importantes, mais la partie du magot qui restait cachée à Cazalon était encore considérable. Il fallait qu’elle trouve une solution pour se faire pardonner. Il fallait qu’elle s’arrange pour rester encore quelques mois, le temps de tout vider. « Tu ne me fais même pas pitié, pauvre fille. Tu me parles d’amants comme si j’allais devenir jaloux. Tu me parles d’argent comme si cela allait changer quelque chose à notre couple. Tu viens de casser le dernier fil qui me retenait à toi. Allez ! Dehors, et ne remets jamais plus le pied ici. — Laisse-moi le temps de faire une malle, de prendre mes affaires. Je m’en irai dans quelques jours.
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— Il n’en est pas question. Prends ta pelisse et sors d’ici. Je te ferai porter tes affaires dans trois jours. — Sais-tu bien ce que tu fais. Si je dois quitter cette maison, je quitte aussi la faïencerie, et ça… — Et ça, ça ne me touche même pas. Tu feras ce que tu voudras. Aujourd’hui, nous pouvons nous passer de toi et beaucoup seront heureux de te voir partir, crois-moi. — Alors j’irai peindre chez un de vos concurrents. Non, j’irai partout, dans toutes les fabriques et je vous ferai le plus de tort possible. — Réfléchis à ce que tu dis et tu vas vite déchanter. Il fut un temps où tu étais indispensable à la faïencerie, c’est possible, mais les choses ont changé, les techniques ont évolué et les équipes peuvent supplanter un départ quel qu’il soit et ce n’est pas l’absence d’une personne qui peut détruire toute une industrie. Tu feras ce que tu voudras, saches que je ne te regretterai pas. Toi et moi, c’est bien fini. » Elle l’observa d’un regard félin car depuis quelques mois, ellemême s’était posé la question de savoir si elle était toujours un élément vital de la faïencerie. Les diverses réorganisations du travail mises en place ces dernières années par Jacques avaient amené un doublement de certains postes et il n’y avait plus de “chasse gardée”. Ainsi, les absences des uns ou des autres pouvaient être facilement palliées sans que tel ou tel atelier ne soit bloqué. La déclaration de Jacques venait lever ses doutes et intérieurement elle était moins sûre de ses pouvoirs, même si elle ne laissait rien paraître de ses interrogations. Au moment où il lui faisait franchir le seuil de ce qui fut leur maison, elle n’opposa aucune résistance mais elle ruminait déjà sa vengeance. Elle allait rester à Cazalon, sans faire de vague, mais elle allait pourrir la vie de tout le personnel. À cette heure, sa rancœur et son envie de représailles la confortaient dans son ambition d’être un jour seule patronne de la faïencerie. Son plan était déjà construit et tenait en quelques points : éliminer Jacques par n’importe quel moyen pour hériter de sa part de propriétaire ; par la même occasion, récupérer la maison afin de mettre définitivement la main sur le magot enterré sous l’escalier ; ensuite
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soudoyer José Quamusc afin qu’il donne des fausses informations à Armelle sur les résultats de l’affaire, dans le but de négocier le rachat de la part de faïencerie de cette dernière. Elle avait appris que le temps était son meilleur allié.
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XVI À Ravignac 1766 Quelques années suffirent à apporter bonne réputation aux haras de Ravignac. Avec beaucoup de bon sens, Armelle avait créé une souche de chevaux de trait pour fournir des bêtes de somme aux compagnies de transport ou aux relais de halage qui avaient besoin de solides et puissants destriers pour tracter les gabares qui remontaient la Garonne ou la Dordogne. Elle élevait aussi quelques poulains anglo-arabes, pour son plaisir en premier lieu, mais aussi pour quelques cavaliers qui souhaitaient monter un coursier rapide et élégant. Si les affaires n’étaient pas florissantes et ne dégageaient pas de lourd bénéfice, les ventes permettaient néanmoins de couvrir les frais d’entretien des boxes, des barrières et des prairies, et elles suffisaient à rémunérer le palefrenier qui assumait les tâches les plus rudes de la condition d’éleveur qu’elle était allée recruter à Bordeaux voila déjà quatre ans. Pour que ce déplacement soit fructueux, elle s’était fixé trois buts durant son séjour : trouver la personne qui allait la seconder au haras ; retourner chez Jean Eudes Maculoch afin de découvrir les dernières productions de Cazalon et saluer Aloïs Budan qu’elle avait gardé dans un petit coin de sa mémoire. Pour trouver l’homme capable de mener le haras, elle s’était souvenue de la dextérité des charretiers qui guidaient les attelages sur les docks où elle avait découvert tout un monde de spécialistes qui gravitait autour des chevaux : dresseurs, charrons, maréchaux-ferrants, et elle savait qu’elle trouverait sur les quais la compétence qu’elle cherchait. Il y avait même des gens qui ne s’occupaient que de la santé des bêtes. Il s’agissait souvent de charlatans qui se disaient guérisseurs mais qui étaient
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plutôt chargés de donner proprement la mort à ceux qui se blessaient aux pattes et qui n’étaient plus d’aucune utilité. Cette barbarie l’avait révoltée. Elle avait rencontré une douzaine de prétendants au poste et tous lui parurent capables. Elle mit quatre jours avant de choisir celui qui lui semblait le plus digne de confiance. L’homme, un dénommé Blaise, avait une trentaine d’années. Il était marié, avait deux enfants et il avait accepté de quitter les quais de la Garonne avec sa famille pour rejoindre les bords de l’Isle. Cette démarche accomplie, Armelle était revenue place du Parlement où se trouvait le magasin de faïences de Maculoch dans lequel elle était entrée derechef. Si par cas Jean-Eudes avait le souvenir de l’algarade vieille alors de trois années, elle était décidée à user d’hypocrisie pour continuer à faire croire que ce n’était pas elle qu’il avait interpellée devant la vitrine. Lorsqu’elle fut devant lui, ce dernier la dévisagea sans oser se prononcer. Il reconnaissait la femme enceinte qui l’avait rabroué de façon cuisante devant le parterre de clientes, et il revoyait les traits très précis de la silhouette d’Armelle. Ne voulant pas essuyer de nouvel esclandre, il se garda de parler ou de saluer cette visiteuse au risque de passer pour un rustre et un goujat. « Ai-je donc tellement vieilli que vous ne reconnaissez plus ? avait demandé Armelle dans un sourire laissant apparaître une légère moquerie. — Madame, pardonnez-moi mais, ai-je à faire à madame Brouchicot, ou à la dame rencontrée ici même il y a trois ans et que j’aurai froissée sans le vouloir ? J’hésite à me décider tellement les deux personnes sont identiques. L’une était fort plaisante et de bonne compagnie, l’autre… une harpie. — Monsieur Maculoch, je ne suis pas madame Brouchicot, et je ne sais pas qui est cette autre personne dont vous me parlez et qui, a priori, vous a laissé un souvenir cuisant. — Ah ! Il y a donc trois sosies ? À quoi jouez-vous, Madame. Je ne suis pas fou et je n’ai pas l’intention de le devenir. Cessez cette provocation s’il vous plaît. Je ne suis pas d’humeur à supporter ces moqueries. »
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Sa sœur était restée en retrait avait assisté au début de cette discussion et, voyant que son frère perdait patience, elle crut bon d’intervenir : « Jean Eudes, ne vous énervez pas. Je crois que le sourire de cette dame cache quelque facétie qu’elle va nous révéler et qui va nous surprendre. — Je ne suis plus madame Brouchicot voyons, mais je ne vous en veux pas de m’avoir appelée de ce nom que j’ai porté durant plusieurs années. Je suis bien la personne que vous avez rencontrée à Cazalon et avec qui vous travaillez depuis plusieurs années, mais aujourd’hui, mon nom est Micelli. C’est pourquoi je vous ai taquiné tout à l’heure avec cette nuance. M’en voulezvous encore ? demanda-t-elle à Jean Eudes. Je vous ai connu plus jovial. — Non, bien sûr et je vous prie d’excuser ma réaction, mais, sachez que je me suis fait… presque insulter à cause de vous. — À cause de moi ? Grands Dieux ! Comment cela ? — Voilà trois ans environ, j’ai cru vous reconnaître sous les traits d’une autre personne qui regardait notre vitrine. La ressemblance était frappante et je m’étais permis de… de vous saluer, avec beaucoup de déférence du reste. Mal m’en a pris, je me suis fait menacer de bastonnade. Voilà pourquoi j’étais hésitant tout à l’heure. — Diantre, ressemblante à ce point que vous avez été convaincu de me voir ? Cela m’intéresserait de rencontrer cette personne. Ce serait amusant, non ? — Ne comptez pas sur moi pour aborder de nouveau cette furie… dit-il alors en levant un bras en guise de protection. Mais, nous sommes flattés de votre visite, madame… Micelli, avezvous dit. Vous êtes donc remariée ? » Armelle s’en était bien sortie jusque-là. Elle avait réussi à donner le change, et le souci qu’elle avait à propos de la visite faite pendant sa grossesse était effacé. Jean Eudes restait persuadé qu’un sosie existait, donc, de ce côté-là, elle était rassurée. Par contre un nouveau dilemme survenait. Qu’allait-elle répondre à cette dernière question ? Fallait-il dire la vérité ? Devait-elle
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avouer que ce nom de Micelli était son nom de jeune fille, ce que semblaient ignorer Jean Eudes et sa sœur, ou bien devait-elle laisser planer le doute sur son état ? Après tout, le mensonge lui avait plutôt bien réussi avec les Maculoch. Où cela pouvait-elle la mener ? Il fallait qu’elle prenne rapidement une décision ; elle avait déjà trop hésité à répondre : « Remariée, me demandez-vous ? Vous êtes bien curieux et je vous trouve… indiscret. Non, je ne suis pas remariée, ce n’est pas tout à fait cela, mais c’est à peu près la même chose. » Devant cette réponse évasive et imprécise, Jean Eudes n’avait pas osé approfondir. Il s’était contenté de retenir qu’elle était en ménage “avec quelqu’un” et qu’elle ne voulait pas en dire plus. Armelle s’était empressée de changer de sujet. “Après tout, pensait-elle, qu’il imagine ce qu’il veut, et qu’il raconte ce que bon lui semble ; qu’il me croie mariée ou pas, cela ne change rien”. La journée s’était poursuivie par une visite détaillée des vitrines et des collections proposées par Maculoch qui n’avait pas manqué de vanter la beauté des dernières pièces de Cazalon, en arguant bien sûr du fait que ce résultat était le fruit des enseignements apportés par les faïenciers de Bordeaux qui avaient fait école à Cazalon. Armelle n’avait pas relevé ce trait d’orgueil et avait continué d’admirer les pièces resplendissantes qui étaient exposées. « Cela fait trois ans, presque quatre, avait-elle dit, que je ne suis pas retournée à Cazalon. — Ah ! Vous avez donc rompu les relations avec la faïencerie ? avait demandé Jean Eudes intéressé. Ne me dites pas que vous avez cédé vos parts dans cette affaire. Je n’ai pas bien compris le montage, le partage plutôt, que vous aviez fait avec vos collaborateurs, cela ne me regarde pas, mais sachez que je suis toujours prêt à vous faire une proposition de rachat. — Non, rassurez-vous, j’en suis toujours la propriétaire, mais j’ai sur place, un fondé de pouvoir que vous devez connaître ; monsieur Quamusc. Il me donne régulièrement des nouvelles et que je sache, l’atelier est bien tenu par Jacques Micaulet, l’autre
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dirigeant. Personne ne se plaint des bons résultats, surtout pas moi, et a priori, vous non plus. Au risque de vous décevoir, monsieur Maculoch, Cazalon n’est toujours pas à vendre, avaitelle complété en regardant Jean Eudes qui paraissait déçu. Mes amis, il se fait tard et je vais devoir vous quitter. Je suis ravie d’avoir pu retrouver ce monde de la faïence car, même si je ne suis plus concernée par Cazalon comme par le passé, j’aime toujours les belles choses. Je vais vous demander de m’emballer ce plat et ce pot… non… si, et ces deux assiettes aussi. » Elle n’avait pas ajouté “C’est un cadeau pour ma fille” car Maculoch n’avait pas besoin de tout savoir. Dans la soirée, elle avait rejoint la pension de la rue de la Course, là où sa fille avait vu le jour et où de bons souvenirs se rappelaient à sa mémoire. Elle avait réservé sa journée du lendemain pour rendre visite à Aloïs Budan sans contrainte de temps. Au petit matin, le soleil était venu frapper aux carreaux à travers les persiennes. Elle s’était préparée avec plus de soins, ou plutôt plus de coquetterie que d’habitude car elle allait retrouver celui qui était son dernier amant. Elle avait repris le chemin qu’elle avait l’habitude d’emprunter et s’était retrouvée devant le chai qui fut le lieu de son premier contact avec Aloïs. Les grands portails étaient presque fermés, alors qu’elle les avait toujours vus ouverts. Elle s’avança et fut surprise de ne pas retrouver l’odeur typique du chai. Elle était entrée dans le bâtiment et avait constaté que les volumineux fûts de chêne avaient disparu. À leurs places, s’entassaient des ballots de coton, des caisses et des malles. Une personne s’avança vers elle ; c’était le responsable des entrepôts. « Bonjour, Monsieur. Peut-être allez-vous pouvoir m’aider ? Je suis à la recherche d’un ami qui travaillait ici ; Aloïs Budan, un Écossais. — Je suis désolé de ne pouvoir vous renseigner, ma pauvre, répondit son interlocuteur avec un accent typiquement bordelais qui fleurait bon les quais de Bacalan. Je ne vois pas de qui vous voulez parler. — Il tenait une affaire d’exportation de vins.
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— Ah, oui ! Le propriétaire a dit qu’il y avait un chai ici avant nous, mais lorsque nous sommes venus nous installer dans ces entrepôts, il n’y avait rien ni personne. — Peut-être pourrais-je rencontrer ce propriétaire et peutêtre pourra-t-il me renseigner. Si vous voulez bien me donner les coordonnées… » Elle se rendit à l’adresse indiquée et, chemin faisant, elle reconsidéra sa situation. “Que fais-je ? Où vais-je, et pourquoi ? s’était-elle demandée. Tu cours derrière des chimères, ma fille. Tu réagis comme une midinette sans cervelle. Aloïs est marié. Si ça se trouve, il est reparti en Écosse. Si le propriétaire du chai le confirme, tu vas être déçue et tu vas être ridicule. Tu risques de regretter durement et longuement cette démarche. D’ailleurs, s’il avait tenu un tant soi peu à toi, il aurait cherché à te revoir, non ? Mieux vaut rester avec tes souvenirs et tourner une autre page… c’est ce que tu sais faire de mieux”. En dépit de ces réflexions, elle avait continué de marcher et, arrivée devant la maison du propriétaire du chai, elle avait décidé de s’asseoir sur un banc en bordure de rue pour une dernière remise en question. Elle avait fermé les yeux pour retrouver la chevelure poivre et sel… mais plutôt sel, d’Aloïs, son visage avec ses lunettes qui lui donnaient un air intellectuel, elle s’était souvenue de ses épaules musclées, de son torse sculpté, de son sourire et elle avait revu ce moment où ils s’étaient donnés l’un à l’autre, sans retenue. Elle avait hésité une dernière fois, avait soupiré et s’en était retournée vers la pension. Elle était rentrée à Ravignac le lendemain pour se consacrer à sa fille et à ses chevaux… et à ses meilleurs souvenirs. À Ravignac, la façade de la bâtisse de pierres était orientée à l’est et son balcon permettait de voir un méandre de l’Isle qui serpentait en bordure de la grande prairie où s’égayaient les poulains. Sur ce pré couvert d’herbe grasse, la fille d’Armelle venait de faire son premier trot sur un poney docile. Elle allait fêter son sixième anniversaire et visiblement, elle éprouvait les
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mêmes sentiments que sa mère envers les équidés. Dans son plaisir à galoper, se dessinait une véritable passion. Les dimanches, la mère et la fille se rendaient à Berliette, distante de deux lieues, où elles avaient leurs chambres, et la famille réunie prenait beaucoup de bonheur à se retrouver autour de la table. Le parrain et la marraine étaient chaque fois ravis de recevoir leur filleule qu’ils considéraient comme leur propre fille et dans lesquels ils voyaient leur héritière de sang. Les vignobles étaient sains et produisaient un vin de bonne réputation. Guillaume et Marin qui avaient mené leur affaire en préférant améliorer la qualité plutôt que de sacrifier à la quantité, ne s’étaient pas trompés d’objectif. La demande était de plus en plus pressante et tous les négociants en vin étaient désireux d’avoir leur entrée à Berliette. Armelle était fière du travail effectué par son frère et par son neveu, mais elle refusait toujours d’être pécuniairement intéressée par les rapports de la vigne. Elle aimait s’informer des projets concernant la propriété, aimait les discuter, donner un avis, mais elle laissait toujours le choix des orientations aux deux hommes qui menaient les opérations sur le terrain. « Armelle, tu sais que je ne serais pas fâché de te savoir plus proche des affaires de la propriété. Nous avons de plus en plus de demandes. Nos clients sont de plus en plus nombreux et variés. Jusque-là, nous ne vendions que dans un rayon relativement proche de Berliette mais depuis peu, nous avons des demandes venant de clients de Bordeaux, de Nantes, il y en a même qui parlent d’exportation. Dans le courant de la semaine prochaine, des acheteurs vont venir à Pomerol pour un premier contact. Ils ont déjà goûté notre vin et ils veulent l’exporter. Ma crainte est que j’ignore comment voyage notre vin, et j’ai peur de prendre un risque en expédiant nos barriques au-delà de nos frontières. — De quoi as-tu peur ? Quel est le rapport entre le vin, les frontières et les voyages. Tout ce qui peut arriver à un fût, c’est de se percer. — Pas seulement. Il paraît que certains vins ne supportent pas d’être transportés sur de grandes distances. Leur goût change au point de devenir aigre.
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— Mais, ce n’est pas toi qui prendras la décision de faire voyager les vins. — Non, bien sûr, ce sera mon client. Mais il n’empêche que je serai un peu responsable. — Ah, je reconnais bien l’homme de la terre en toi. Tu as trop de scrupules, et tout cela est à ton honneur. — Ce n’est pas à moi que je pense, c’est à la dignité de Berliette, à sa réputation. — Pourquoi ne prends-tu pas conseil auprès d’autres producteurs ? Demande aux frères Dupleix ou au domaine des Croix Rousses, peut-être ont-ils déjà une expérience. — Justement, je les ai déjà interrogés. — Et alors ? — Dupleix a envoyé du vin en Belgique, avec succès, mais ceux des Croix Rousses ont connu des problèmes. Lorsque les tonneaux sont arrivés en Angleterre, le vin était devenu vinasse. Et pourtant, le vin des Croix Rousses, c’est loin d’être de la piquette à vinaigre. — Pourtant, ces deux crus sont voisins. Ils poussent sur le même terroir. — Oui. Le même terrain que Berliette. Nous ne sommes pas voisins pour rien. C’est d’ailleurs ce qui me pose problème et qui me laisse perplexe quant aux exportations. Pourquoi l’un a-t-il réussi et pas l’autre ? — Il doit bien y avoir une raison. Peut-être cela vient du fait du transport par la mer… ou par la route ? — Les deux ont voyagé par bateau. — Peut-être cela vient-il de la qualité des tonneaux ? Je ne sais quoi te dire. Bien, mon cher frère, je ne suis pas plus spécialiste des vins que des transports, et dans ce cas, je ne peux t’apporter de réponse. Au fait, qu’attendais-tu de moi en me parlant de tout cela ? — Je souhaitais que tu nous rejoignes car j’ai l’intention de développer notre commerce. Tu as de l’expérience avec la faïencerie et ton savoir pourrait nous être précieux. — Je te remercie de cette confiance, mais je suis bien trop heureuse et bien trop paisible au milieu de mes chevaux. De plus, ma fille va avoir six ans et je compte me consacrer à son
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éducation, et surtout… je ne veux pas renouer avec les problèmes de commerce et de production. Cela dit, ton ambition me paraît louable et je t’encourage à persister. Il faut vivre en harmonie avec tous les changements culturels et économiques de cette époque, et vouloir exporter est une bonne idée. Au fait, ajouta-t-elle après un court temps de réflexion, peut-être pourrais-je demander à… » et elle s’interrompit, se mordit la lèvre se reprochant d’avoir trop vite évoqué l’idée qui se développait dans sa tête. Elle venait de songer à Aloïs Budan qui devait être familier des transactions avec l’étranger. Elle avait associé l’Écosse à l’Angleterre, et le souci de vouloir aider son frère l’avait poussée à parler avant de réfléchir. Elle regrettait de s’être laissée emporter dans ces divagations, d’autant qu’elle avait perdu la trace de cet homme qui aurait pu être… providentiel. « Que disais-tu ? demanda Guillaume qui ne comprenait pas le silence de sa sœur. — Non. Rien. Ce n’était qu’une mauvaise idée, mais, tu as raison, il faut avancer, il faut exporter, dit-elle en se reprenant. N’hésite pas ou plutôt, non. Fais un essai. Expédie un tonneau par la route et un autre par bateau. Tu verras bien comment se comporte ton vin. — Mais, ça va me coûter une fortune. — Négocie cela avec tes futurs visiteurs. Ils ont sûrement des filières en place, et joindre un ou deux fûts à leur expédition ne devraient pas leur poser de problème. — Mais, je ne me sens pas à la hauteur pour discuter de tout cela. — Bah ! Tu es trop scrupuleux. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu te mets martel en tête ; ils ont probablement été confrontés à ce souci, et ils auront d’eux-mêmes contourné la difficulté. En tout cas, tu n’as pas à t’inquiéter. Reste à ta place, va à l’essentiel dans la discussion, et tout se passera bien. Ils savent que tu es un homme de la terre… donne-leur ce qu’ils attendent de toi. Si ton vin ne leur plaît pas, ce n’est pas avec des paroles que tu vas les convaincre, alors…
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— Tu vois, j’ai bien fait de me confier à toi. Tu as réussi à me redonner confiance. Mais quand même, je continue de penser que tu serais un bon ambassadeur pour Berliette. »
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XVII À Cazalon, septembre 1766 Dans les jours qui suivirent la fâcherie entre Jacques et Fanchon, personne ne comprit pourquoi cette dernière partit habiter chez sa sœur qui occupait la maison natale. Différentes rumeurs coururent, et notamment celle qui avançait qu’elle avait pris de la distance avec son mari pour mieux le cocufier, que ce n’était que par pure méchanceté qu’elle avait quitté le domicile conjugal, uniquement pour lui faire du mal et pour davantage l’humilier devant la communauté de Cazalon. Personne ne pouvait songer que le gentil et complaisant époux ait pu répudier sa femme. Lui qui depuis des années fermait les yeux sur les agissements adultérins et les frasques de l’infidèle, lui que tout le monde savait éperdument amoureux d’une épouse volage au point d’accepter l’inacceptable, ne pouvait pas la chasser hors du domicile conjugal, c’était impensable. Les jours et les mois passèrent sans que personne ne fut en mesure de comprendre la situation. Contrairement à ce qu’elle avait laissé entendre, Fanchon ne quitta pas son poste de décoratrice. Elle continua à vivre et à œuvrer dans l’usine comme si de rien n’était. Elle ne changea pas non plus ses habitudes de séduction auprès des hommes mais, ne jouissant plus du plaisir sadique de raconter ses exploits à son époux le soir à la maison, ses besoins charnels furent moins exacerbés et elle n’eut pas autant de rayonnement libidineux que durant la période où elle s’était montrée particulièrement zélée dans ce domaine. Après la déconvenue qui l’éloignait du trésor, dont elle seule connaissait l’existence, plutôt que de s’adonner à des séances de débauche avec les premiers venus, avec tous les mâles rencontrés
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pour peu qu’ils présentent un intérêt esthétique, elle s’employa à compromettre dans ses frivolités quelques notables de la région qu’elle se faisait présenter. Calculatrice, elle triait sur le volet ses futures victimes afin de tisser autour d’elle un canevas de protections car son objectif suprême allait certainement l’emmener à commettre des exactions suffisamment coupables pour la conduire en prison. Ainsi, en quelques mois, les juges, les huissiers, les notaires, les responsables politiques ou policiers les plus influents du secteur furent insidieusement impliqués dans des actes inavouables, et elle n’hésiterait jamais à pratiquer le chantage et n’aurait aucun scrupule à faire éclater le scandale autour de ces pigeons si sa situation le nécessitait. Vint le moment où elle décida d’en finir une fois pour toutes. Elle s’estima prête à agir brutalement et un soir de l’hiver, elle rendit visite à Line Anquolin, la brouche dous chaus, celle qui lui fournissait régulièrement la potion qui faisait réapparaître les saignements lorsqu’il s’agissait de faire passer les anges, bien décidée à lui extorquer une drogue pour envoyer ad patres son époux. Adroitement, elle engagea la conversation sur les diverses médications et poisons connus de la sorcière. Fanchon se disait prête à payer le prix fort pour apprendre les formules et les incantations qu’utilisait la vieille femme pour soigner les malades qui venaient la consulter. Pour la convaincre, elle déclara se sentir investie d’un pouvoir particulier, qu’elle ressentait souvent des prémonitions qui finissaient par se réaliser, qu’elle avait des visions, des pensées divinatoires, et elle finit par avouer qu’elle espérait une passation de savoir et de pouvoir. Pour finir, elle flatta la “magicienne” comme jamais personne ne l’avait fait et elle déposa sur le coin de la table une bourse conséquente. Line n’était pas la naïve qu’elle laissait paraître. Sa condition de “sorcière” lui demandait de se montrer sous une image qui correspondait à la profession, et pour accroître sa crédibilité, elle s’habillait de guenilles et vivait dans une petite maison à côté d’une mare, au cœur d’une forêt où les chouettes répondaient aux grenouilles les soirs d’été et tous les soirs de pleine lune. Pour être crédibles, les guérisseurs étaient contraints de répondre à ces clichés, néanmoins, sous ces apparences de convenance, ces personnages avaient un rôle social important.
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Line n’était pas sotte. Elle savait lire, écrire, assez pour déchiffrer de vieux grimoires reçus d’une tante qui l’avait précédée dans la fonction. Personne ne pouvait savoir comment ni avec qui elle avait appris à lire, mais elle savait. Par ailleurs, si l’on disait facilement la brouche, elle agissait plus souvent en guérisseuse qu’en sorcière. Grâce à la connaissance qu’elle avait des plantes et de la nature, elle réussissait à soigner aussi bien les humains que les animaux. Par contre, lorsqu’il lui était demandé de réaliser un maléfice de quelque nature que ce soit, elle prenait un malin plaisir à entrer dans le jeu du plaignant en le conditionnant d’avance pour qu’il ne constate au final, que ce qu’elle acceptait qu’il arrivât à la victime, ce qui n’était jamais bien grave et qui ne prêtait pas à conséquence. Sans le savoir, elle analysait la psychologie de ses congénères et elle comprenait les comportements et les sentiments de ses clients, aussi, elle perçut très vite dans la demande de Fanchon, un mensonge et une fausseté qui la rendit très méfiante. « Et tu crois qu’il suffit de le souhaiter pour devenir brouche ? — Non, bien évidemment. Mais je sais que vous faites beaucoup de bien à ceux qui viennent vous trouver, et je vous envie au point de tout abandonner de ma vie pour venir apprendre. — Mais, ma fille, à supposer que j’accepte ton marché, il faut être touchée par le don pour réussir. Y a-t-il des précédents dans ta famille ? Y a-t-il eu des sorciers, chez tes ancêtres ? Des guérisseurs ? Des médiums ? Non ? Alors tu ne peux rien espérer. — Mais vous-même, avez-vous quelqu’un qui puisse vous succéder ? — Non, hélas. Je n’ai aucune famille. Ni frère, ni sœur, ni nièce, ni neveu, et encore moins d’enfant. — Et vous acceptez que tout votre savoir parte avec vous ? — Non. J’y pense souvent, mais… je ne vois personne à qui faire confiance, et je suis sans solution. — Alors, pourquoi ne pas réfléchir à ma proposition ? Je vous dis que je dois avoir quelques prédispositions. Il suffira de trouver ce qui en moi correspond à un don. Et puis, puisque vous n’avez personne à qui transmettre votre savoir, je suis prête à vous l’acheter. Je peux faire de vous une femme riche, pensez-y.
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— Oh, si tout pouvait s’acheter, ça se saurait. — Pensez à tout cela. Je reviendrai vous trouver dans quelques jours. Vous me direz quelle sera votre réponse, mais je sais déjà qu’elle sera positive. — Tu es voyante aussi pour être aussi sûre de toi ? Je serais étonnée que nous puissions trouver un terrain d’entente. Reprends cette bourse, je ne suis pas à vendre. — Je reviendrai dans une quinzaine de jours », répondit Fanchon en s’esquivant. La somme qu’elle avait laissée dans la bourse était conséquente, en tout cas elle devait être suffisante pour décider Line Anquolin, pensait-elle. En fait, tout ce qu’elle désirait, c’était d’apprendre une formule de poison capable de tuer un homme sans laisser de trace, et c’était tout ce qu’avait intuitivement compris Line. C’était ce qui différenciait une guérisseuse qui avait fait ses preuves, des sorcières qui alimentaient les bûchers. Deux mois plus tard, Fanchon revint trouver Line, porteuse de l’espoir de s’en retourner avec une réponse positive. Elle avait apporté une nouvelle bourse remplie de monnaie sonnante qu’elle déposa sur la table dès son arrivée, et pour se faire plus enjôleuse, elle avait fait réaliser dans les ateliers de la faïencerie un pot d’apothicaire qu’elle avait elle-même décoré de la Rose Manganèse. « Tenez, Line, c’est pour vous. J’ai tenu à vous offrir le tout premier exemplaire de pot d’apothicaire sorti des fours de Cazalon. C’est une idée que j’ai eue en pensant à vous. Vous êtes donc la muse qui a inspiré le créateur et il y a de fortes chances que la faïencerie lance une collection de récipients destinés à recevoir tous les ingrédients dont se sert aujourd’hui la médecine, et Dieu sait s’il en existe. — C’est très beau, répondit Line en caressant le pot, mais je suppose que tu n’es pas venue exclusivement pour m’offrir ce cadeau. — Cela ne vous fait rien de penser qu’une… comment dire… qu’une guérisseuse soit l’inspiratrice de récipients destinés à recevoir des médicaments ?
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— Une brouche, veux-tu dire ? — Je ne le vois pas ainsi, sinon, je ne chercherais pas à vouloir vous imiter. Mon intention est de faire du bien aux gens en les soulageant grâce à vos potions et vos pommades. — Tiens, dit Line en se dirigeant vers une armoire d’où elle tira la première bourse que Fanchon avait apportée lors de sa précédente visite. Tu peux tout reprendre. Je ne veux rien avoir à faire avec toi. Je t’ai dit que je n’étais pas à vendre et encore moins disposée à te céder mon savoir. D’ailleurs, je ne vais pas tourner autour du pot. Tu as mauvais fond, tu mènes une vie de dévoyée et j’ai vu clair dans ton jeu. Personne ne vient me trouver avec de faux prétextes sans que je ne m’en rende compte. Tous ceux qui ont défilé dans mon antre avec le mauvais œil avaient le même comportement que toi. Je sais que tout ce qui t’intéresse, c’est un poison pour occire ton homme. — Mais, non ! Absolument pas ! Non ! J’ai un don et… et je veux que vous m’aidiez à le mettre au service des autres, c’est tout. — Tais-toi, mauvaise fille, tais-toi ! Je lis en toi, je sais tout. C’est écrit dans tes yeux. — Qu’allez-vous imaginer ? Je vous assure… — Il est facile de comprendre que tu ne cherches qu’à supprimer ton mari pour hériter de ses biens et pour continuer ta vie dissolue. — Mais… — Ne compte pas sur moi, vermine. Je n’ai jamais touché à ce jeu de la mort et ce n’est pas demain que je vais commencer à me fourvoyer dans cette voie. Que crois-tu, pauvre sotte ? Si c’était le cas, il y a longtemps que quelqu’un m’aurait trucidée, ou brûlée. — Mais… non ! » dit alors Fanchon totalement décontenancée de se trouver démasquée. Pendant que Line continuait de la sermonner, Fanchon circulait dans ses pensées. Elle voyait tous ses plans s’effondrer à cause du refus de la sorcière. Tout ce qu’elle avait échafaudé s’effondrait. La stratégie qu’elle avait construite depuis des lustres était étayée sur la disparition de Jacques, et elle comptait sur une mort qui put paraître naturelle.
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« Mais je peux payer… s’entendit-elle dire dans son désarroi. — Payer, payer… Les riches, vous n’avez que ça à la bouche. Jamais je ne te permettrai de faire du mal à Jacques. En plus, j’ai une dette d’honneur envers lui. Son père que tu n’as pas connu, m’a un jour rendu service. — Son père… João ? Je l’ai co… — Non, pas le portugais. Son vrai père, Robert, le puisatier. Tu ne l’as pas connu te dis-je puisqu’il est mort le jour où tu es née. Cet homme modeste a creusé un puits et bâti la source de la maison de mes parents, alors qu’il savait qu’il ne serait pas payé. Il leur a dit qu’il était heureux de leur avoir donné l’eau. Et même sans cela, je ne t’écouterais pas. Tu es trop dangereuse. Allez ! Va-t’en, roulure. Hors d’ici, et n’y remets jamais plus les pieds ! — Vous avez tort de penser ça de moi, Line. Rien de tout cela ne m’est venu à l’esprit… » Line se leva, avança vers Fanchon qui eut d’elle une vision apocalyptique. Les regards se croisèrent et Fanchon lut sa propre condamnation dans celui de Line. “Cette vieille peau va me dénoncer, pensa-t-elle… Mais pour quelle raison ? Quelle preuve tangible peut-elle avancer ? Elle a percé mes pensées, mais cela ne constitue pas un argument probant. Et qui fera confiance à une sorcière ? Ce sera ma parole contre la sienne. Oui, mais elle pourra aussi dire que je venais pour la potion des anges et là… Il est vrai que si elle raconte que je venais chercher un poison pour tuer Jacques, il se trouvera quelque personne pour la croire”. Toutes ces pensées se bousculaient dans l’esprit de Fanchon qui se sentait de plus en plus prisonnière et victime d’un piège sans issue. Le visage de la vieille femme était éclairé par les flammes de la cheminée et tous ses traits étaient accentués par les reflets dansants. Lorsqu’elle leva le bras pour le poser sur l’épaule de Fanchon qu’elle voulait éconduire, elle sentit la vive douleur pénétrer son flanc. Une lame effilée et longue d’un empan venait de dévaster son abdomen. Le couteau qui lui servait à éviscérer les poules et les crapauds était dans la main de Fanchon. Elle s’appuya sur la margelle de l’évier de pierre à côté duquel se trouvait celle qui venait de la tuer. La dernière lumière
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qui atteignit ses yeux fut celle qui passait par le trou d’évacuation qui traversait le mur de galets. Elle tomba à genoux et s’affala sans un mot. Les sucs gastriques se répandirent dans ses viscères en lui procurant d’affreuses souffrances et, vidée de son sang, elle perdit la vie en quelques minutes. Fanchon n’attendit pas la fin de l’agonie de Line. Elle se rua vers les armoires et les étagères qui tapissaient les murs de la pièce en quête de ce qu’elle convoitait. Nerveuse, elle rejeta pêlemêle ce qui lui paraissait être des plantes séchées ou des mélanges aromatiques qu’elle reniflait sans leur trouver d’odeur particulière. Elle ne savait pas quel arôme pouvait émaner d’un poison, alors elle était à la recherche d’une fragrance plutôt nauséabonde. Aucune pommade, aucune potion, aucune préparation ne lui parut correspondre à ce qu’elle cherchait. En désespoir de cause elle jeta son dévolu sur deux pots aux formes bizarres qui contenaient une gomme bleuâtre pour l’un, et un brou marron pour l’autre. Elle se proposait de tester ces substances sur un chien, ou sur un chat, afin de savoir si oui ou non elle détenait un poison. Au cours de ses fouilles, elle découvrit au fond d’un placard, une boîte en bois qui contenait les maigres économies de la guérisseuse. Elle prit soin de prendre l’essentiel du contenu en laissant quelques pièces sans valeur au fond de la caissette qu’elle abandonna sur une étagère. Ensuite, sans un regard pour sa victime, elle se retira et rejoignit discrètement Cazalon. La dépouille de Line fut découverte après quatre jours par une femme venue de la bourgade voisine en quête d’un onguent pour soulager ses courbatures, mais cette personne, prise de peur panique à la vue effrayante du cadavre diaphane et celle impressionnante du capharnaüm dispersé tout autour, repartit sans demander son reste et ne parla jamais de ce qu’elle avait trouvé en entrant dans la maison de la brouche dous chaous. Quinze jours plus tard, un braconnier attiré par l’odeur pestilentielle qui régnait autour de la cabane, alla déclarer aux autorités ce qu’il avait découvert alors qu’il cherchait des champignons. Les policiers chargés de l’enquête retrouvèrent la boîte ayant contenu les économies de Line, et firent savoir haut et fort
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que les voleurs avaient fait main basse sur le magot de la victime, ce qui transformait l’assassinat en crime crapuleux. Comme il fut impossible de déterminer à qui allait profiter le crime puisqu’il n’y avait aucun mobile, le méfait fut mis au compte de vagabonds dont les passages étaient de plus en plus fréquents dans le secteur ces dernières années. Line était trop appréciée dans la région pour que quiconque puisse soupçonner que son assassin fut l’un de ses visiteurs traditionnels, d’ailleurs, lequel de ces habitués aurait eu assez de courage pour défier une sorcière ? Le risque de la damnation perpétuelle était trop important et par-là… dissuasif. Dans les semaines qui suivirent, Fanchon adopta un chien, un de ces cabots perdus qui étaient sans cesse à la recherche de nourriture dans les caniveaux ou qui faisaient des ravages dans les poulaillers. Il lui avait suffi de claquer des doigts et de donner une caresse amicale à l’animal pour que ce dernier la suive, d’abord à quelque distance, et très vite à son pied. Instinctivement le chien avait compris qu’il n’aurait plus faim et il se comporta en garde du corps zélé de sa nouvelle maîtresse. Il n’en fallut pas plus pour que les rumeurs les plus tordues ne circulassent à Cazalon, mais Fanchon qui n’avait aucune morale n’en fut pas altérée. Le futur cobaye dévorait goulûment tout ce qui lui était présenté dans sa gamelle, tel le mort de faim qu’il était resté, et un jour, il avala une pâtée à laquelle était mélangée une bonne cuillerée de la mixture marron provenant de chez Line. L’empoisonnement eut bien lieu, mais pas comme l’espérait Fanchon. Le lendemain de l’absorption du supposé poison, la pauvre bête passa la journée à se lécher l’anus en gémissant, et durant trois jours, il n’eut de cesse que de se frotter le cul sur les gravillons ou sur la terre. En fait de maléfice, il s’agissait d’une potion sans odeur, à base de piments forts et de saindoux, qui était utilisée pour frictionner les articulations arthrosiques ou grinçantes de rhumatismes. Le réchauffement apporté par la pommade soulageait pendant quelques heures les plaignants qui trouvaient dans
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cette médication efficace un bonheur inestimable. Line prenait bien soin d’informer ses clients que l’abus pouvait conduire à des problèmes sérieux de peau ; rougeurs, démangeaisons, voire brûlures, et bien entendu, elle fournissait l’onguent capable d’apaiser ces éventuelles souffrances. C’était sans dire le côté révulsif de la pâtée du chien, mais comme toujours en pareil cas, l’effet du piment ne s’était fait ressentir qu’a posteriori et le cabot ne sachant pas ce qui l’attendait, avait dégluti son repas en trois claquements de mâchoires. Trois ou quatre mois plus tard, il fut soumis au traitement de la gomme bleue et cette fois, rien ne se passa. Le chien continua de vivre sans subir un quelconque trouble. Hélas pour lui, comme il était condamné, il trouva la mort suite à un coup de hache qui lui trancha la moitié du cou. Le pauvre animal avait accompli ce pourquoi il avait été recueilli, et ce fut sans état d’âme que Fanchon lui asséna le coup fatal. L’été et l’automne passèrent et durant l’hiver qui suivit, Fanchon multiplia les tentatives de séduction à l’encontre de José Quamusc avec l’espoir de le dominer car lui aussi était un obstacle à son désir de suprématie. Le jour où elle aura mis José dans son lit, elle saura bien le manipuler pour qu’il rende des comptes misérables à sa patronne afin que cette dernière se décide à se séparer définitivement de la faïencerie. Lorsque l’intendant séjournait à Cazalon, entre deux périples ou visites effectués chez les clients, la chatte tournait autour de lui et elle s’en rapprochait comme elle savait le faire avec les hommes. Elle essayait par tous les moyens de lui tirer les vers de nez en lui demandant des nouvelles de sa maîtresse, et elle s’efforçait de paraître sincère et attentionnée alors qu’elle n’était qu’intéressée par l’obtention de renseignements. Hélas pour elle, la principale qualité de José était la fidélité et surtout, il savait rester discret ; professionnellement discret. Il ne répondait pas aux questions directes et il savait esquiver les allusions. Il lisait dans Fanchon comme dans un livre et s’il ne savait pas exactement où
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elle cherchait à l’entraîner, il comprenait que le subit intérêt qu’elle portait à Armelle était malsain. Fidèle à sa tactique, Fanchon allait laisser agir le temps. Elle ne désespérait pas de faire fléchir le beau fondé de pouvoir et de le voir tomber dans ses pièges de femme. Un jour ou l’autre, il capitulera et succombera aux charmes qu’elle saurait déployer devant lui ; un quinquagénaire célibataire ne pouvait pas résister indéfiniment à la tentation de la chair, et elle saurait trouver le point sensible qui le fera chavirer et le transformera en un bellâtre soumis et tout disposé à se damner pour boire son bon plaisir. Qu’il y goûte une fois et il deviendra comme les autres : un mâle sans tête et sans cervelle. À partir de là, elle n’aurait aucun problème à le mettre dans sa poche et elle trouverait bien le moyen de lui faire déclarer de fausses informations à Armelle. Après qu’il se fut retrouvé seul et libre, Jacques avait demandé à Julia et Parfait Talosse, couple qui jusque-là s’occupait d’entretenir et de tenir la maison du bourg, de loger dans les dépendances de la bâtisse qui était suffisamment grande pour abriter des domestiques. Depuis des années, il voulait que cela soit organisé de la sorte mais Fanchon s’y était toujours farouchement opposée. Probablement avait-elle besoin de tranquillité pour s’adonner à ses frasques libidineuses dans la chambre conjugale ou pour déterrer la cassette, l’ouvrir, se servir, la refermer et la cacher. Les époux Talosse furent enchantés de venir habiter dans la maison du maître, et comme ils n’avaient plus à aller et venir jusque chez eux, à une demi-lieue de Cazalon, ils consacrèrent beaucoup plus de temps à leur devoir. Elle cuisinait, nettoyait les meubles et les pièces, soignait le linge ; lui, cultivait un bout de terre, s’occupait de la volaille et restaurait tout ce qui avait besoin d’être réparé. L’année qui suivit leur installation, au cœur d’une nuit d’été, une tentative d’intrusion eut lieu dans la maison. Jacques était en visite chez sa sœur à Bayonne, et il fallut toute la perspicacité de
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Parfait pour mettre en fuite les pillards. Souffrant d’insomnies, il prenait le frais assis sur la margelle du puits, lorsqu’il entendit des bruits provenant du lourd portail de bois qui séparait la cour intérieure de la rue. Il s’arma d’un gourdin et d’un bâton et, plein de courage, il alla ouvrir bien décidé à chasser les gredins. À peine eut-il soulevé le battant qui verrouillait les deux vantaux qu’il entendit des pas de personnes qui s’enfuyaient. En criant, il se lança à leur poursuite mais, distancé dès le départ, il ne put les rattraper. Néanmoins, à la lueur des rayons de lune, il vit partir l’une des deux canailles en direction de l’église et l’autre dans la direction opposée. La distance l’empêcha de reconnaître Fanchon et son compère Guciroix qui, pensant que la place était libre et croyant que les domestiques avaient regagné leurs pénates à l’extérieur du bourg durant l’absence de leur maître, avaient projeté d’aller récupérer le trésor de Damplun de manière définitive et en toute tranquillité. Jusqu’au retour de Jacques, Parfait Talosse décida de passer ses nuits à veiller au grain, mais il n’y eut pas d’autre tentative de cambriolage. Il s’était investi d’une certaine responsabilité concernant les biens de son employeur, et il n’aurait pas hésité à se sacrifier pour préserver la plus petite parcelle de la maison. Les deux canailles se retrouvèrent chez Guciroix à Sen-Sève, quelques jours plus tard pour se reprocher mutuellement l’échec de leur tentative d’effraction. L’explication fut orageuse, l’un reprochant à l’autre son amateurisme, son manque de préparation, l’autre invoquant l’absence de renseignements prétextant que les mauvaises informations étaient la raison du fiasco. Mais quand même, au terme de leur dispute, ils terminèrent la journée dans le lit comme il était d’usage à chacune de leurs rencontres, et projetèrent une nouvelle tentative de récupération. Lorsqu’il raconta cette déconvenue à Jacques, Parfait proposa de placer des grilles de protection aux fenêtres donnant sur la rue et, avec l’aide du forgeron local, il se fit fort de renforcer le système de fermeture du portail. Il était vrai que depuis quelques années, la délinquance progressait dans la région et la peur gagnait les chaumières même dans les campagnes les plus paisibles. L’époque était devenue folle et tout le modernisme qui se développait dans le royaume traînait, dans le sillage de l’évolution, son
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pendant d’insécurité et de malheurs qui touchaient toutes les couches de la nouvelle société. En voyant le fer aux ouvertures de son ancienne demeure, Fanchon ne manqua pas l’occasion de se gausser de son ex-mari en le qualifiant de pleutre et de poltron, mais intérieurement, elle pensa surtout au reste de son trésor maintenant protégé et de plus en plus inaccessible. Elle s’en remit alors à son plus fidèle allié, le temps, et se dit qu’un jour, si Dieu lui prêtait vie, elle finirait par mettre la main sur son magot.
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XVIII À Berliette, 1769 Guillaume n’avait pas réussi à dénicher de nouveaux acheteurs et avait négligé l’idée d’exporter une partie de la production. L’excédent qui restait stocké dans les chais semblait se bonifier en vieillissant, le conserver devenait une bonne affaire. Pourquoi ne pas spéculer en lui laissant prendre de la valeur ? Ce projet était intelligent, mais cette année 1769 fut une année merveilleuse pour l’agriculture et particulièrement propice aux vignobles. Le printemps fut doux et humide, les journées d’été légèrement ventées et ensoleillées à souhait, avec ce qu’il fallait de pluies durant quelques nuits de juillet et Août pour que les grains puissent s’arrondir et se développer jusqu’à la limite de l’éclatement de la peau. Septembre resta tempéré et les vendanges se déroulèrent sans que la pluie, habituelle compagne des précédentes années, ne vienne troubler le travail des cueilleurs. À Berliette, Marin avait prudemment fait fabriquer des tonneaux supplémentaires du meilleur chêne car la richesse de grappes laissait présager une considérable, voire phénoménale, quantité de vin. Très vite, la crainte d’une surproduction vint à l’esprit de Guillaume qui redoutait que les qualités dont cette cuvée allait être dotée, ne viennent condamner et déprécier les précédentes récoltes qui deviendraient difficiles à vendre. Par expérience, il savait que lorsque les clients avaient goûté un nectar, leurs palais et leurs papilles ne s’accommodaient plus de saveurs plus ordinaires, même si elles se situaient à un niveau fort respectable. Les connaisseurs aimaient ne se souvenir que du meilleur et ne recherchaient que le summum.
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En gérant compétant et responsable, il décida d’agir vite afin de se défaire sans tarder des fûts et des centaines de bouteilles qui vieillissaient dans ses chais. Il ne fallait pas perdre de temps car il savait que ses concurrents, confrontés au même problème d’abondance, allaient également réagir. Il décida donc de se rendre à Bordeaux afin de négocier au mieux ses stocks auprès de ses acheteurs habituels, même s’il les savait insuffisamment puissants pour acheter plus qu’ils ne le faisaient chaque année. Il leur offrirait d’être prioritaires sur tout ou partie de ces ventes supplémentaires, en leur proposant un prix attractif. Sa démarche ressemblait à une vente forcée mais malgré cela, il ne prenait pas de risque car il savait ses interlocuteurs intelligents et compréhensifs. Les raisins rentrés et pressés, Guillaume prit la diligence qui devait le conduire à Bordeaux. En chemin, une pensée l’amena à mesurer le chemin parcouru depuis qu’il avait abandonné son emploi de joaillier à Libourne pour se consacrer à Berliette. Non, vraiment, il n’avait rien à regretter, cette vie-là était beaucoup plus passionnante. Comme il l’appréhendait, ses premières visites furent décevantes. Son client le plus ancien lui avoua ne pas avoir assez de répondant pour acheter plus qu’il ne le faisait annuellement, même à bon prix. Il accepta tout de même un supplément de quatre quarts de cinquante-cinq litres, livré tous les mois, pendant un semestre. Cela représentait deux cent soixante-dix bouteilles par mois. Une misère, se dit Guillaume en calculant que cette commande ne représentait au total que mille deux cents litres, soit l’équivalent de six ou sept sadons 1. À ce train-là, il comprit qu’il lui faudrait des quantités de commandes identiques pour écluser le stock. Sa deuxième visite fut plus fructueuse. Ce client-là plaçait Berliette au-dessus de tout autre cru et faisait une véritable promotion du vin de Pomerol. Son enthousiasme fut réconfortant. Au troisième jour de prospection, Guillaume avait emmagasiné quelques engagements assez prometteurs, lorsqu’il rencontra un vieil ami de son père, monsieur Laplace, qui lui fit part d’une information intéressante : 1. Le « sadon » est une mesure agraire d’environ 833 m2, qui était autrefois fixée pour l’ouvrier qui recevait un salaire pour avoir taillé, ou attaché 900 pieds de vigne : il lui était donné le prix du « sadon ».
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« J’ai peut-être quelque chose qui pourrait te convenir, Guillaume. Moi, je suis trop vieux, trop usé pour entamer des négociations qui m’engageraient pour l’avenir alors qu’une jeune personne pourrait y trouver son bonheur. — Mais je ne vous en demande pas tant. Si déjà vous pouviez m’aider en me prenant quelques pièces de quatre cents litres, cela serait un service inestimable. Cela dit, je ne vous crois pas aussi usé que vous le dites, et j’espère avoir encore à vous rencontrer après de nombreuses vendanges. — Je suis malade et… je sais où j’en suis. Je n’ai pas d’héritier ; juste un gendre qui attend que je disparaisse pour revendre ma société… Alors, si je peux rendre service, autant que ce soit au fils d’un ami qui m’était cher et pour qui la loyauté n’était pas un vain mot. — Je vous serai… Je vous suis… reconnaissant de cette fidélité à ma famille, mais il ne faut pas vous sentir obligé de… — Cela ne m’oblige point. Au contraire… ça m’amuse. Voilà ce dont il s’agit. Il y a sept ou huit ans, j’avais un acheteur anglais qui était établi à Bordeaux et qui a dû cesser son activité pour des raisons familiales. Il a revendu son chai et plus personne n’a entendu parler de lui. L’autre jour, j’ai reçu de ses nouvelles. Il désire se réinstaller de nouveau dans la région pour reprendre son activité. Voilà qui pourrait être d’un bon débouché pour toi. — Certainement, monsieur Laplace, mais pourquoi me faire ce cadeau. — Ne cherche pas à tout expliquer. Ton père et moi étions amis, je te l’ai déjà dit. Cela devrait te suffire. — Mais tout de même, je suis gêné d’accepter. — Cela m’amuse te dis-je. Ce sera comme si j’avais un fils digne de me succéder. Vraiment, en acceptant, c’est à moi que tu fais un cadeau. — Dans ce cas, je ne peux rien vous refuser. — Bien. C’est bien, dit le vieil homme en éprouvant un plaisir extrême. À partir d’aujourd’hui, je vais retrouver le sommeil. Laisse-moi faire. Cette personne doit arriver dans deux ou trois semaines. Je m’arrangerai pour qu’il écoute mes conseils et qu’il aille te trouver à Berliette. Je te recommanderai, et après, ce sera à toi de jouer.
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— Je ne sais comment vous remercier, mais si ça marche, nous serons sauvés. — Pourquoi “si ça marche” ? Tu cherches à vendre et il cherche à acheter pour exporter ; je ne vois pas pourquoi cela ne se passerait pas au mieux. Le vin de Berliette est un des meilleurs crus de Pomerol et, à mon avis, son goût doit correspondre aux attentes des Britanniques. Sois confiant Guillaume, tout ira bien. » Guillaume poursuivit ses recherches durant trois jours supplémentaires, sans pour autant trouver le succès auquel il avait songé. Tous les revendeurs étaient prévenus de l’abondance du cru 1769, et tous attendaient le moment propice pour négocier les prix au plus bas. Leur intérêt n’était pas le même que celui des producteurs. Durant son trajet de retour vers Berliette, Guillaume savait que l’opportunité de vendre à cet anglais serait sa planche de salut et il allait se renseigner sur les pièges des marchés à l’exportation. Quatre semaines s’écoulèrent et le vin nouveau accompagna les châtaignes qui avaient bouilli en présence d’une feuille de figuier. Les connaisseurs surent déceler les promesses d’un grand millésime dans les fragrances et la couleur du bourret qu’ils dégustaient. Un vendredi du mois d’octobre, en début d’après midi, un homme élégant se présenta à Berliette et demanda à rencontrer Guillaume. « Je m’appelle Aloïs Budan, et je viens sur les recommandations de monsieur Laplace. » Il prononçait encore “Aleùyss Beudeùn”, comme il le faisait lorsqu’il tenait le chai du quai des Chartrons. Il fut accueilli comme le messie et Guillaume lui proposa de passer quelques jours à Pomerol afin de connaître et de mieux apprécier le type et la finesse du travail effectué à Berliette sur le vin. Un climat de confiance s’installa réciproquement entre les deux hommes qui avaient approximativement le même âge et les négociations sérieuses commencèrent dès le deuxième jour. Les
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ébauches d’accords autour du marché d’exportation laissèrent espérer une conclusion favorable pour les deux partis. Aucun des deux intéressés n’essayant de tirer la couverture à soi, l’un et l’autre ayant placé la transaction à un niveau raisonnable, les discussions furent conviviales et emplies de bonne humeur. Le dimanche suivant, Armelle et sa fille rejoignirent la maison natale comme le voulait la coutume. Elles furent accueillies par Léa qui les informa que Guillaume et Marin étaient en visite sur les vignes en compagnie d’un acheteur sérieux. Elles allèrent déposer leurs affaires dans leurs chambres puis revinrent aider à la préparation de la table qui était dressée en l’honneur de l’invité, et comme Léa ne sut répondre aux questions le concernant, les sujets de discussion des femmes portèrent sur les toilettes et tournèrent autour des études de “la petite”. Vers dix heures, Léa attela la ponette grise au cabriolet pour assister à la messe du dimanche, laissant Armelle et sa fille à Berliette. Depuis les vicissitudes qu’elle avait rencontrées dans sa vie, notamment au contact de l’abbé Choulac à Cazalon, Armelle avait pris de la distance avec la religion et elle élevait sa fille dans une totale neutralité dans ce domaine. Elle avait eu une discussion avec l’enfant qui se voyait différente des fillettes de sa connaissance, et avait expliqué qu’elle lui laisserait le choix de ses opinions lorsqu’elle serait plus âgée. « Je vais peut-être aller au-devant des hommes, dit Armelle à Léa avant qu’elle ne parte faire ses dévotions. De quel côté vaisje les trouver ? — Ils sont sur les vignes des Daguets. Mais peut-être aurontils changé de direction. Si je peux te donner un conseil, vas-y à cheval. Eux-mêmes ont pris les leurs. » Armelle sella de nouveau Cabriole, une superbe pouliche à la robe alezane cuivrée, aux crins lavés et rangés en lourdes tresses qui enorgueillissaient sa crinière. Cette bête racée était le type même de l’espèce qu’elle cherchait à obtenir dans son haras. Cela faisait sept ans qu’elle œuvrait dans cette quête, et chaque poulain qui naissait se rapprochait de l’idéal recherché.
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Elle contourna les premiers rangs de vigne qui striaient la courbe des collines qui entouraient Berliette, et parvenue au haut des Daguets, elle mit pied à terre en bout du rang dans lequel elle avait repéré le groupe des hommes qui marchaient vers elle en devisant. Elle reconnut sans peine son frère et son neveu et elle se fixa sur la silhouette de l’inconnu. Plus ils se rapprochaient, plus elle se troublait. Dès qu’elle put distinguer les premiers traits des visages elle reconnut Aloïs et son cœur s’emballa. Le premier effet de surprise passé, elle se revit à Bordeaux sur le quai des Chartrons, le jour où il l’avait secourue suite à son évanouissement et elle commença à se souvenir de ces quelques moments de bonheur passés en compagnie de ce gentleman. Cela faisait neuf années maintenant. Il n’avait pas beaucoup changé. Il est vrai qu’à l’époque, ses cheveux étaient déjà blancs. Quel âge pouvait-il avoir ? Soixante ans ? Cinquante-cinq ? Cette réflexion lui fit penser qu’elle-même avait traversé la dernière décennie sans s’en rendre compte, baignée dans le bonheur de voir grandir sa fille et celui de contempler ses poulains. Elle soupira en réalisant qu’elle venait d’avoir cinquante-quatre ans. Par quel miracle était-il revenu dans sa vie ? L’avait-il cherchée et retrouvée ? Était-il venu à Berliette par calcul ou bien étaitil là par le plus grand des hasards ? En tout cas, pensa-t-elle, le hasard fait bien les choses. Les hommes étaient maintenant à portée de voix et ils allongèrent le pas. « Monsieur Budan, j’ai le plaisir de vous présenter Armelle Micelli ; ma sœur. Elle élève des chevaux à deux lieues d’ici et c’est Cabriole, sa plus belle jument qui nous l’a apportée. » Aloïs avait lui aussi identifié Armelle depuis quelques instants et il s’interrogeait. Comment devait-il agir ? Armelle l’avait-elle reconnu ? Avait-elle fait part à son frère de leur courte relation passée ? Allait-elle accepter qu’il laissât planer le doute ? Il était devant elle et n’avait pas le temps de réfléchir. Il prit donc la main tendue et s’inclina pour s’affranchir d’un baisemain de tradition. « Vous me voyez très honoré, Madame, articula-t-il embarrassé.
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— Monsieur Budan ! Monsieur Budan qui nous vient d’Écosse… dit-elle en souriant. — Non, non, Armelle, reprit Guillaume. Monsieur Budan vient d’Angleterre. — Je crains que tu ne sois mal informé, Guillaume. Monsieur Budan vient d’Edimbourg… Comment allez-vous, cher Aloïs ? » Marin et Guillaume se dévisageaient. Interdits, ils pensaient qu’Armelle exagérait et qu’elle se montrait trop insolente, trop imprudente. N’allait-elle pas tout gâcher en se montrant aussi cavalière, aussi familière avec ce client potentiel ? Voyant la surprise affichée des deux hommes et comprenant leur affolement, elle poursuivit : « Rassure-toi, Guillaume. Monsieur Budan et moi nous connaissons depuis plusieurs années. Nos chemins se sont croisés à Bordeaux… il y a neuf ans. — Si je m’attendais à vous trouver ici ? déclara Aloïs encore sous le coup de la surprise. — Oh ! La vie m’a appris que le monde était bien petit, et je suis très heureuse de vous retrouver dans de telles circonstances. — Oui, cela est réciproque et… ça alors ! continua-t-il les yeux énamourés. Le destin fait bien les choses. — C’est ce que je venais de me dire mais, que cela ne vienne pas troubler vos affaires, Aloïs. Je sais pour quelle raison vous êtes à Berliette et je ne voudrais pas que ma présence influence votre choix. — Je… Non, ma décision est quasiment prise. Je pense que votre frère et moi allons nous entendre. Il ne nous reste plus qu’à régler la question la plus épineuse. — Eh oui ! Le prix, j’imagine, osa-t-elle moqueuse. — Pas avant que vous n’ayez goûté le vin de nos meilleures années, reprit adroitement Guillaume pour recentrer le contexte dans les affaires. Nous déboucherons trois bouteilles et dégusterons trois millésimes différents ce midi, mais, ce sera uniquement pour le plaisir. Ces cuvées-là ne sont pas à vendre. Nous les gardons pour les grandes occasions ou pour les offrir à nos amis. — Dois-je comprendre que vous allez tenter de m’enivrer pour me déstabiliser, monsieur Micelli ?
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— Pas le moins du monde. Nous n’usons pas de pareils expédients. Nos produits sont capables de séduire par eux-mêmes. — Allons, dit Aloïs plus présent que lorsqu’il regardait Armelle. Nous jugerons sur pied, comme vous dites dans votre beau langage. — Je crois qu’il nous faut rentrer, dit Marin. Le temps est en train de changer. Ces gros nuages qui montent par l’ouest m’inquiètent. Le vent se lève aussi. » Tout ce beau monde se remit en selle et regagna Berliette au petit trot. Les chevaux semblèrent apprécier le calme de cette promenade. Après avoir goûté aux nectars qui eurent l’heur de charmer Aloïs, ils se mirent à table vers treize heures. Durant le repas, Guillaume, très en verve, raconta les traditions qui accompagnaient les vendanges. En bon terrien, il commença par dresser le tableau des difficultés et des problèmes liés aux travaux de la vigne. La taille des derniers sarments dans le froid glacial des matins d’hiver, les labours entre les rangs de vignes, et les vendanges qui, de tous les travaux saisonniers, étaient considérées comme l’activité la plus pénible. Il parla des dos meurtris des cueilleurs et des porteurs, des doigts blessés de mille entailles, quelquefois coupés par les ciseaux, le tout bien souvent sous les pluies de septembre. Il se plaignit longuement de l’injustice que représentait le “jour du ban”. Aucun des viticulteurs n’était libre de vendanger à la date qui pouvait lui convenir. C’était le seigneur local qui avait le privilège de décider du premier jour des vendanges, “le ban”. Lui, bien sûr, était dispensé de respecter “le jour du ban” et ne se privait pas de vendanger ses rangs aux meilleures journées. Ce privilège lui permettait aussi de bénéficier d’un grand nombre de saisonniers inemployés alors par les autres propriétaires, et par conséquent, il pouvait les exploiter à bon prix. Aloïs écoutait sans entendre. Il était troublé par les retrouvailles avec Armelle et, le fait de partager le même repas et d’être assis à la même table qu’elle le laissait rêveur. Il la trouvait plus belle que lorsqu’il l’avait connue à Bordeaux. Elle avait ce port de tête et cet allant de femme d’affaires qui lui donnait plus de chic, plus de chien. Il pensait à ce moment qui allait arriver, moment où
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ils se trouveraient seuls, où ils pourraient parler de choses plus intimes, de leur vie durant ces dernières années. Il expliquerait pourquoi il avait quitté Bordeaux vite après leur rencontre. Appelé au chevet de son épouse gravement malade, il avait rapidement revendu son affaire pour rejoindre Edimbourg. Après quelques mois passés à prodiguer des soins attentionnés à sa femme, il était devenu veuf et avait dû assumer la charge des parents jusqu’à leur disparition. Aujourd’hui, il était décidé à reprendre son ancienne activité. Il avait organisé un réseau de distribution dans son pays et il cherchait des fournisseurs sérieux et disposés à travailler avec la perfide Albion, ce qui n’était pas évident car les Aquitains conservaient quelques rancœurs envers l’ennemi historique qui avait, entre autres misères, occupé l’Aquitaine durant plus d’un siècle. Guillaume, très volubile quand il s’agissait de parler de ce qu’il connaissait, autrement dit de son métier, racontait maintenant toutes les fêtes organisées autour des vendanges. Il avait expliqué pourquoi l’usage voulait que, chaque année, les fonds des tonneaux de l’année précédente, les “baissières”, ce vin qui contenait souvent les différents dépôts et la lie, soient réservés et offerts aux saisonniers… il fallait bien quelque artifice pour les attirer et les abreuver. La coutume voulait aussi que chaque soir de vendange fut une fête où les plus jeunes, les plus vigoureux et les plus endurants, se complaisaient à la pratique d’un jeu cruel, mais aussi le plus connu et le plus pratiqué dans toutes les régions viticoles, qui consistait à barbouiller de raisin noir le visage des vendangeuses qui, soi-disant, étaient les ouvrières les plus lentes de la journée. D’aucuns ne se serait risqué à dénoncer de cette manière les garçons qui avaient tiré au flan ou qui avaient rêvassé devant les croupes aguichantes des cueilleuses, car de tels agissements avaient de grandes chances de finir en pugilat. Non, selon Guillaume, il s’agissait uniquement d’une coutume qui donnait aux hommes l’occasion de laisser traîner les mains lors de la capture des victimes, ce à quoi Marin ajouta avec malice que les victimes étaient souvent consentantes. Après cette parenthèse, Guillaume souligna le côté dangereux du pressage car, une fois le raisin ramassé, il était placé dans de grandes cuves où il était foulé au pied afin de fermenter plus
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rapidement. La danse des “pieds nus” paraissait toujours amusante et donnait lieu à des situations quelquefois burlesques car, fréquemment, les presseurs affaiblis par la fatigue s’écroulaient de tout leur long dans le moût écrasé, plus souvent saoulés par les rotations qu’ils effectuaient sur place que par les rasades incessantes de vin qui leur étaient proposées. Il était arrivé que des hommes qui, travaillant seuls, aient été retrouvés morts, noyés dans les cuves. Ici, ne manqua pas de préciser Guillaume: “Ça n’est jamais arrivé et ça n’arrivera jamais, puisqu’à Berliette plusieurs hommes pressent ensemble pour que le travail soit effectué en temps et heure”. Le dessert servi, Marin conclut les explications de son oncle en répétant que si les vendanges étaient une période laborieuse et difficile, il n’en restait pas moins que c’était la plus joyeuse et la plus appréciée et même la plus impatiemment attendue des “corvées” agricoles. Aloïs avait écouté les commentaires sans partager l’enthousiasme des deux hommes. Il avait de temps en temps souri et acquiescé par des Oh, yeah ou des Yes, yes, yes, mais son esprit était resté occupé par d’autres intérêts. Il fantasmait. Il se revoyait à Bordeaux, quelques années en arrière, dans les bras d’Armelle, chez lui, rue Saint Vincent, le soir où ils s’étaient donnés l’un à l’autre dans un tourbillon inexplicable de bonheur et de frénésie. Il revivait les instants inoubliables durant lesquels il découvrait, caressait et enlaçait avec ardeur le corps parfait de sa complice d’un soir. Quelques regards furtifs lui confirmaient qu’elle l’observait en ce moment et il lisait dans son léger sourire qu’elle se perdait dans les mêmes pensées. Il pensait qu’elle aussi frissonnait à l’évocation muette de ces souvenirs précieux, et cela venait embraser sa propre excitation. Le repas arriva à son terme et comme le tonnerre roulait ses tonneaux dans le ciel, Guillaume proposa d’abriter ses hôtes pour la nuit ; en fait, il ne leur proposa pas, il le leur imposa. En fin d’après-midi, Armelle et Aloïs se retrouvèrent seuls dans une pièce et cette intimité leur permit de converser en toute liberté. « Armelle ; J’ai si souvent pensé à vous que vous n’êtes jamais sortie de ma mémoire. Aujourd’hui, je bénis le hasard qui nous
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conduit à nouveau sur le même chemin car, croyez bien qu’en venant ici à Berliette, je ne pensais pas que j’aurais cette chance inouïe de vous y rencontrer. — Ne seriez-vous pas en train de me mentir, Aloïs ? Je veux bien croire au hasard, mais tout de même, à ce point, ça me paraît cousu de fil blanc. — Non, je vous conjure de me croire. Ma visite n’avait rien que de professionnel, et si quelque part je pensais à vous, car je savais que le destin nous réunirait un jour, je n’avais fait aucun calcul cette fois-ci. — Ainsi, vous pensiez à moi ? Ma fille va fêter ses dix ans dans deux mois, cela veut dire aussi que notre… relation remonte à dix années ! — C’est exact. Mais c’est comme si c’était hier. — Et vous êtes resté dix ans dans le silence ? — J’étais marié, et j’aimais ma femme. À ce jour, je suis veuf depuis deux ans. Mais je ne veux pas vous importuner avec mes malheurs ni vous apitoyer sur mon sort. C’est la vie qui nous bouscule et qui nous charge d’obligations. — Ainsi donc, à vous écouter, vous auriez à mon encontre… des intentions ? — My God ! Je n’ai plus grand-chose à espérer de la vie. Vous retrouver et pouvoir vous parler est déjà une grande félicité. Mais pour que vous me posiez la question sans plus de détours, peutêtre vous-même avez songé à un futur qui nous verrait plus proches ? — Cher Aloïs, nous sommes à un âge où les choses peuvent se dire sans détour. Bien sûr que je suis heureuse de vous retrouver, bien sûr qu’il m’est aussi arrivé de songer à vous, mais cela n’était qu’un agréable souvenir. Pour être claire envers vous, sachez que mon cœur est pris. Le père de ma fille est vivant et je ne désespère pas le voir revenir un jour. Actuellement, il est envoûté par son épouse même si je ne comprends pas par quelle magie il continue de l’aimer. Ces sentiments-là sont inexplicables. Néanmoins, ne serait-ce que par respect pour mon enfant, je me dois de préserver la place du père. Un jour viendra où je devrai tout lui révéler, j’en suis consciente, et ce jour-là, elle seule choisira.
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— Cela est tout à votre honneur et je vous comprends. Alors, puisque tout semble dit, pouvons-nous rester amis ? — J’en serai très heureuse, Aloïs. Ainsi nous pourrons nous revoir sans ambiguïté. — Merci. Comment dois-je vous appeler ? Madame Armelle ? Madame Micelli ? — Armelle, tout simplement. » Au lendemain de cette mémorable journée, Guillaume se leva de très bonne heure. La veille au soir, en se couchant, une idée lui était venue et l’avait empêché de s’endormir normalement. Il avait sommeillé quelques heures et avait passé le plus clair de sa nuit à peaufiner sa pensée. Il s’était tourné et retourné dans son lit en réunissant les arguments qu’il trouvait intéressants et il avait cherché à contourner les points qui pouvaient contrarier ce projet. En fait, tout était positif. Il lui tardait maintenant de retrouver Aloïs au petit-déjeuner pour lui faire part de son plan et le persuader d’accepter sa proposition qui devait leur permettre de sceller un accord définitif. À peine Aloïs montra-t-il le bout de son nez que Guillaume s’empressa de lui parler. « Monsieur Budan, j’espère que vous êtes bien reposé. — Parfaitement. J’ai dormi comme une pierre. » Aloïs mentait. Les retrouvailles avec Armelle avaient perturbé son sommeil et il n’avait que peu dormi. « Je vais, si vous le permettez, vous faire un complément de proposition que je vous demande d’étudier. Rassurez-vous, cela ne vous obligera en rien mais je me dois de vous en parler. — Je vous écoute. — Voilà. Vous comptez bien installer votre affaire sur les quais de Bordeaux ? — Oui. Si je trouve un hangar bien placé mais, j’ai consulté un marchand de biens et cela me semble très improbable. Je ne
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désespère pas de trouver, mais c’est tellement cher. De plus, il n’y a rien à vendre et il m’a été confié que le moindre bâtiment coûterait une fortune. — Vous avez remarqué que notre propriété est proche de l’Isle ? — Bien sûr. Cela augmente le charme de Berliette, mais… — L’Isle est navigable. Des gabares de moyen tonnage descendent très souvent jusque Bordeaux. — Oui. Et alors ? — Pourquoi ne pas utiliser cette voie pour transporter vos caisses et vos tonneaux jusqu’aux navires qui mouillent à Bordeaux ? Pourquoi ne pas vous installer ici, à Pomerol ? Pourquoi ne pas organiser ici, vos expéditions ? Il suffira de faire concorder les départs de votre entrepôt avec les mouvements des bateaux ? — Certes, l’idée est séduisante, mais… j’ai besoin d’y réfléchir. C’est une idée géniale, poursuivit-il après un moment d’analyse. — Je possède un hangar dont je ne me sers pas et qui est à la fois très accessible par la terre et situé sur la berge de l’Isle au nord de Libourne. Je peux le mettre à votre disposition pour commencer. Vous aurez toujours le temps de déménager pour vous agrandir si besoin. Les murs sont épais et le sol est de terre battue. Il n’y a rien de mieux pour entreposer du vin. — Certes. Mais… — Le seul inconvénient que j’ai pu trouver à tout cela, c’est que vous n’aurez pas pignon sur rue à Bordeaux. À part cela, je ne vois rien qui soit un problème. » Aloïs avait bien compris tous les avantages qui pouvaient découler d’une telle organisation et la proposition était alléchante. Lui-même, homme d’affaires compétent, n’y aurait pas songé. En réfléchissant bien, il n’avait aucun besoin de se fixer sur les quais bordelais dans l’agitation et la cohue des docks. Le fait que son activité soit totalement basée sur l’exportation, avoir pignon sur rue comme le disait Guillaume, était inutile. Tout au plus, auraitil besoin d’un informateur sur place qui le renseignerait sur les entrées et les sorties des navires, ou bien, devra-t-il consulter la capitainerie toutes les quinzaines pour connaître les prévisions des
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mouvements dans l’estuaire. Une autre idée lui vint en même temps : plutôt que d’acheter un chai à un prix exorbitant, peut-être vaudrait-il mieux investir dans une gabare qui serait toujours prête à appareiller… à moins que dans un premier temps, il doive se contenter de prendre des parts dans l’exploitation de l’une d’elles… Il se promit d’étudier la chose en temps utile. Toutes les pensées techniques qui se bousculaient dans sa tête trouvaient immédiatement des réponses ou des solutions a priori faciles. Les seules pensées qui tracassaient Aloïs, étaient : Que va donc en penser Armelle ? Va-t-elle accepter que je vive près de chez elle, à même les terres de Berliette ? Était-elle au courant de cette situation ? En était-elle l’instigatrice ? Autant de questions qui le rendaient inquiet. « Très cher Aloïs, entendit-il alors dans son dos. Je pense que mon frère tient par-dessus tout à vous avoir pour partenaire dans ses affaires. Comment pourriez-vous renoncer à de pareilles offres ? Je viens d’entendre Guillaume, et je dois dire que son propos est intéressant. — Il est vrai que tout ceci est intelligent, mais je ne peux pas accepter autant de prévenances. Cela est contraire aux règles de bonne entente commerciale. L’idée de travailler depuis Pomerol me séduit mais je ne peux entendre être hébergé gracieusement dans vos dépendances. — Qu’à cela ne tienne, ajouta Armelle en souriant. Si cela doit vous libérer de vos scrupules, vous paierez un loyer à Guillaume. — Je préférerais qu’il en soit ainsi. Néanmoins, afin d’être sûr de ne pas oublier de point essentiel, je pense que je vais prendre le temps de réfléchir à tout cela. — Cela me paraît sage, en effet, déclara Armelle. Pour l’heure, aimeriez-vous nous raccompagner ma fille et moi-même. Je vous ferai visiter mes haras. C’est à deux lieues en direction du nord, et nous passerons à côté de cette grange dont parle Guillaume. » Aloïs était rassuré. Il appréhendait la réaction d’Armelle et voilà qu’elle se montrait totalement favorable à la coopération. Le destin est mon allié, pensa-t-il tout bas avant de répondre :
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« Mais, ce sera avec le plus grand des plaisirs que je vous servirai d’escorte, Mesdames. — Prenez donc quelques affaires avec vous. Ce soir, nous vous hébergeons à Ravignac. — Mais… balbutia-t-il confus et surpris par cette proposition qui l’assommait. — Ne refusez pas cette hospitalité, cher ami, dit-elle avec un sourire taquin. Et ne vous souciez de rien, j’ai déjà prévenu mon frère que nous vous invitions. Maria nous attendra comme d’habitude avec un banquet capable de rassasier huit personnes, et la chambre d’amis est toujours prête. » Quand il découvrit le bâtiment qui lui était proposé, il fut séduit et comprit qu’il ne pouvait rien trouver de mieux tant sur le volume que sur la disposition. Il n’avait pas besoin d’attendre ni de réfléchir comme il l’avait souhaité. Il ne lui restait plus qu’à dénicher une demeure pour loger dans le secteur. Cela ne devrait pas poser de problème. Les trois cavaliers arrivèrent à Ravignac où les reçut Blaise, le palefrenier, qui se chargea de bouchonner le cheval d’Aloïs ainsi que Cabriole. La fillette, pour qui, porter les soins à sa ponette Fringante, était un devoir doublé d’un réel plaisir, sacrifia à cette habitude. Les deux adultes se lancèrent dans la visite du haras. Ils passèrent devant les stalles où se trouvaient une pouliche et une poulinière prêtes à mettre bas. Ils traversèrent ensuite la cour de monte, puis ils allèrent voir les deux étalons et s’approchèrent des poulains apeurés qui se réfugièrent près de leurs mères. « Vous avez là une bien belle écurie à ce que je vois, dit-il admiratif. — Oui, j’en suis assez fière. C’est là ma première passion et je suis à mon affaire au milieu des chevaux. Mais je suis surtout très bien secondée. Blaise, que vous avez vu tout à l’heure est quelqu’un de très compétent et très appliqué, et son épouse, Maria, est une personne très attachée aux services de la maison. — Très… attachée, dites-vous ? demanda-t-il interrogatif
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— Pardonnez-moi, Aloïs, dit-elle confuse en se rendant compte qu’elle parlait à un étranger. Il s’agit d’une expression de notre langue. Cela veut simplement dire que Maria est très dévouée. — Of course ! Je comprends mieux. J’avais pensé que vous attachiez vos gens, et que Miss Maria vivait avec des chaînes aux bras et aux pieds pour accomplir son service. » Armelle partit spontanément d’un grand rire, et les larmes lui vinrent aux cils. Confuse, elle s’en excusa : « Pourquoi pas avec un boulet ? Encore une fois pardon, cher ami, mais j’ai imaginé Maria avec des entraves d’esclave, et cela m’a amusée. Il me tarde de voir sa tête quand je vais lui raconter cette méprise. Ah, il y avait longtemps que je n’avais ri ainsi. Dieu que cela me fait du bien. Venez, allons voir notre esclave », dit-elle en prenant cavalièrement la main d’Aloïs. Ils se rendirent à la cuisine où Maria tournait patiemment la broche sur laquelle rôtissaient, aux braises de la cheminée, deux poulets bien dodus, à la peau rousse et luisante. Dans les jours qui suivirent, Aloïs eut la chance de trouver un logement vacant distant de moins d’une demi-lieue du hangar où il put établir son gîte. Il ne lui fallut que quelques semaines pour être opérationnel et en moins de deux années, il se trouva à la tête d’une entreprise parfaitement organisée. Il avait passé des accords privilégiés avec trois bateliers qui naviguaient sur l’Isle, et ces derniers s’arrêtaient à chacun de leurs retours pour le renseigner sur les mouvements de bateaux dans le port de Bordeaux. Intelligemment, il s’était offert les services d’un courtier qui organisait les embarquements à bord des navires car cette occupation relevait d’un savoir-faire et impliquait une présence effective lors des manipulations de tonneaux et de caisses. Le fait d’avoir sous-traité cette part du travail le rendait disponible pour se rendre occasionnellement en Angleterre pour réaliser, auprès de son
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réseau de distributeurs, la promotion des vins commercialisés sous l’appellation du Domaine de Berliette. Il rendait régulièrement visite à Armelle à Ravignac, en tout bien tout honneur, et il était devenu un véritable mentor pour la fillette qui voyait en lui l’image d’un vieil ami de la famille. Il avait des attentions particulières pour cet enfant qu’il connaissait depuis sa naissance à Bordeaux et pour justifier ses nombreuses visites, il avait proposé de lui apprendre à parler sa langue natale. Armelle faisait prospérer son haras et vivait correctement du rapport de sa petite entreprise. À force de croisements, elle avait réussi à générer une lignée de chevaux de trait, robustes et dociles, et la réputation de son élevage commençait à connaître une certaine notoriété chez les gabariers de l’Isle et de la Dordogne, mais aussi auprès des débardeurs de grumes qui travaillaient en forêt. À défaut de devenir des amis, Maria et Blaise étaient devenus de vrais compagnons de vie, et Armelle ne pouvait pas, et ne voulait pas, les voir comme des serviteurs. Elle n’oubliait pas les années d’humiliation où elle avait été déconsidérée au point de ne plus exister, et elle prenait un réel plaisir à partager son bonheur actuel avec ces gens simples, dévoués, et heureux de s’occuper des travaux du haras. La fillette grandissait en embellissant de jour en jour. Elle était intelligente et apprenait vite les leçons que lui prodiguait un précepteur de Libourne, qui se rendait deux jours par semaine à la propriété, pour dispenser les cours, indispensables à l’éducation de gens de bonne compagnie. Comme sa mère, elle était passionnée par les chevaux. À douze ans, elle ne laissait pas sa part de travail et participait aux besognes les plus ragoûtantes sans rechigner. Elle ne laissait non plus à personne le soin de veiller, des nuits entières, une jument prête à pouliner ; c’était son jardin privé, et elle n’avait pas son pareil pour apaiser et rassurer les bêtes en travail, ce que Blaise n’arrivait pas à faire. Sa préférence allait aux chevaux fins, racés et nerveux, que l’on pouvait monter à la manière des gentilshommes qui habitaient en ville ou dans les grandes maisons, et il lui tardait de vieillir de quelques années pour posséder son propre alezan. Pour
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l’heure, elle vouait un véritable amour à Fringante, sa ponette, qui le lui rendait bien, et toutes deux appréciaient les longues promenades qui les menaient sur les terres qui ralliaient Ravignac à Berliette. On était loin de la faïencerie de Cazalon et des tracasseries mesquines de production de vaisselle.
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XIX En mars 1771, José Quamusc se rendit à Bordeaux à l’invitation de Jean Eudes Maculoch chez qui une rencontre avait lieu entre plusieurs faïenciers d’Aquitaine. Depuis peu, la porcelaine, qui était jusque-là l’apanage des Anglais, pouvait être fabriquée en France grâce à un gisement de kaolin découvert et exploité dans le Limousin. Cette concurrence venait contrarier les intérêts des faïenceries qui présageaient un avenir sombre face à cette rivalité, d’autant que les personnages influents qui régentaient le royaume, avides de tout ce qui revêtait un caractère moderne pouvaient, d’un jour à l’autre, s’enticher pour une mode qui leur paraissait originale, sans se soucier des conséquences néfastes qu’une lubie de cour pouvait avoir sur certaines activités et sur la société. Il suffisait qu’une dame ou que quelque intrigant fasse l’éloge d’une nouvelle vogue en haut lieu, pour que des manufactures royales voient le jour dans tous les coins du pays en jouissant, non seulement d’une protection capitale, mais aussi de la bénédiction de seigneurs de province en quête de titre ou de quelque privilège de la part de sa Majesté. Face à cette menace, Jean Eudes Maculoch crut bon devoir réunir ses confrères d’Aquitaine pour faire front commun au péril annoncé. Prévenue de ce rassemblement par José Quamusc, Armelle fit concorder la réunion de chez Maculoch avec une visite chez son bourrelier de Floirac chez qui elle irait parler sellerie. Aloïs l’accompagna. Lui, profita du voyage pour se rendre au port afin de se renseigner sur les mouvements de navires de commerce et faire un point avec son collaborateur chargé des embarquements. Secrètement, elle avait imaginé qu’elle rencontrerait Jacques ; elle avait pensé que le père de sa fille accompagnerait José et
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profiterait de l’occasion pour la revoir. Hélas, elle dut cacher sa déception et sa contrariété et, pour donner le change, elle s’efforça de porter davantage d’intérêt aux gens de Cazalon dont elle se souvenait, plutôt que de s’intéresser aux affaires de la faïencerie. Lorsqu’elle demanda des nouvelles de Fanchon, le premier sourire muet de José fut éloquent, d’autant qu’il ajouta : « Elle ne vit plus sous le même toit que Jacques. Mais comme vous le savez, leur histoire est tellement compliquée que je ne me permets pas de m’y intéresser. Jacques dirige les ateliers de main de maître, et Fanchon est toujours la meilleure des décoratrices qui puisse se trouver. Le reste… » dit-il de manière aussi évasive que significative. De retour à Cazalon, après avoir détaillé à Jacques l’essentiel des palabres ayant animé la rencontre, José fit part de son sentiment : « J’ai eu la curieuse impression que certains fabricants ne se livraient pas dans la discussion. J’ai cru comprendre que chacun d’eux voulait rester maître de son propre sort. À mon avis, plusieurs vont s’orienter vers la production de porcelaine. — Et pour nous ? Pour Cazalon ? Que devons-nous craindre ? — Rien dans l’immédiat. Mais très vite, dans deux ou trois ans, si la mode s’oriente vers la porcelaine, les gens n’achèteront plus de faïence. La porcelaine est plus légère, plus étincelante, plus… féminine. — Mais plus fragile. — Certes, mais c’est une mode. Cela plaît aux femmes, et ce que femme veut… — Comment pouvons-nous nous défendre ? Au Fait, quelle est la position de Maculoch ? — Difficile à déterminer. Pour l’instant, rien n’est changé m’at-il donné à comprendre. Il continuera de fabriquer de la faïence mais il pense privilégier les pièces de décoration plutôt que les objets d’usage courant.
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— Ce n’est pas bon pour nous, ça. — Pas trop. Il est vrai que dans cette optique il aura de moins en moins besoin de nos services. — Et toi, comment vois-tu la chose ? As-tu pensé à quelque solution ? — Non ! Je pense qu’il faut attendre un peu et surveiller ce qui va se passer, dit-il en restant évasif, puis, après un court moment il ajouta : Jacques, j’ai une autre nouvelle à t’annoncer. Bonne, ou mauvaise ? — À toi de me dire. Jacques, j’ai présenté ma démission à madame Micelli et elle l’a acceptée. — Ta démission ? Mais pourquoi ? Est-ce à cause de moi ? À cause, de Fanchon ? — Non ! Sûrement pas. Non, rien de cela. Je pense que ma présence n’est plus utile à la faïencerie. Les magasins fonctionnent sans faille, les règles sont bien comprises et bien utilisées par tous nos revendeurs et par nos gens de magasins. Tout est réglé au plan commercial. — Et qu’est-ce qui te gêne ? Personne ne te demande de partir, de nous quitter. — Je sais bien tout cela, mais je suis persuadé que l’activité va décliner. Avec cette arrivée de porcelaine, nous allons être touchés dans nos productions. Alors, avant de peser sur les résultats de la faïencerie, je préfère me retirer. Il suffira que quelqu’un d’un peu averti prenne ma place. Le jeune Jean-Pierre Chaldamine qui est à mes côtés depuis bientôt trois ans, a suffisamment de connaissances et de métier pour poursuivre mon travail. Il faut lui faire confiance. — Mais, cela n’a pas de sens. Tu as tellement fait pour cette usine. — Jacques, il est inutile d’insister. Je vais retourner dans mon pays natal. Il y a mes parents et quelqu’un d’autre qui m’attendent.» Jacques ne comprit pas tout, tout de suite. Il ne voyait pas pourquoi un homme aussi engagé, aussi compétent, aussi bien positionné sur l’échiquier de la faïencerie, pouvait, du jour au lendemain, sans que rien ne l’y pousse, prendre la décision de tout arrêter.
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« Et, quand as-tu annoncé cela à Armelle ? demanda Jacques chez qui venait de naître cette question. — Après la réunion. Nous avons longuement parlé. » Jacques resta un moment dans ses pensées, et José eut la délicatesse de lui laisser le temps de s’isoler. « Elle était donc à Bordeaux ? demanda Jacques. Va-t-elle bien ? Comment l’as-tu trouvée ? Va-t-elle nous rendre visite ? Cela fait douze années qu’elle a quitté Cazalon. — Elle va très bien rassure-toi. Elle m’a chargé de te saluer et te fait dire qu’elle ne nous oublie pas, mais comme elle sait l’affaire de Cazalon en de bonnes mains, elle n’a aucune crainte à ce sujet. Elle élève des chevaux dans sa propriété familiale, et cela semble lui réussir. Elle est très prise par son travail. — Est-ce toi qui l’avais informée de la réunion ? — Oui. Dans mon dernier courrier, je lui en avais parlé, déclara José en donnant l’impression de s’excuser. — Lui as-tu parlé de ses parts dans la faïencerie ? — Justement, j’allais y venir. Je savais que tu avais ce souci, et je lui ai proposé de prendre davantage de dividendes… comme je le fais, à ta demande, chaque fois que je lui adresse les comptes. — Et alors ? Quelle a été sa réponse ? — Elle a pris une décision à l’opposé de tes pensées. Elle a conscience que les difficultés de trésorerie ne vont pas tarder à survenir, aussi, refuse-t-elle de percevoir quelque argent que ce soit provenant de notre travail. À l’avenir, il ne faudra plus lui adresser ni comptes, ni lui verser d’intérêts. Son affaire de chevaux lui rapporte suffisamment pour qu’elle n’ait plus à attendre les revenus de Cazalon. — Mais… Mais tout ceci est insensé. La faïencerie lui appartient. C’est elle qui est propriétaire. C’est elle qui a tout relancé. Je n’arrive pas à croire qu’elle peut tout abandonner. — Je pense qu’elle sait tout cela, mais j’ai cru comprendre qu’elle voulait tourner une page. Elle veut que tous les travailleurs de Cazalon profitent davantage de leur labeur. Si je peux te donner un conseil d’ami, il faut lui laisser ce libre arbitre. Elle sait ce qu’elle fait.
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— Quelle femme ! Et… était-elle seule ? — Tu tiens vraiment à avoir une réponse ? — Puisque je te pose la question… — Elle était accompagnée. Elle m’a présenté son meilleur ami ; un Anglais qui fait du commerce de vin si j’ai bien compris. » José savait qu’il ne fallait pas en dire plus à cet instant. Il avait deviné les sentiments de Jacques pour Armelle, et voyait que ce dernier était trop pensif pour entendre autre chose. José Quamusc mit trois mois à régler son départ et au début de l’été, il quitta ses amis de Chalosse pour rejoindre ses racines des bords du Gers à Auch.
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XX À Cazalon, juillet 1771 Fanchon avait acquis une maîtrise parfaite du dessin et de la teinte manganèse qui apportait aux ornements floraux la touche brune qui remplaçait le rouge techniquement impossible à obtenir avec les installations de Cazalon. Depuis les années qu’elle réalisait le motif à la rose, elle en connaissait chaque pétale, chaque épaisseur de trait, elle connaissait chaque endroit de la fleur qui, plus qu’un autre, nécessitait davantage d’attention. Elle savait doser l’appui de son pinceau de décoration sur la couche d’émail de base encore poussiéreuse, pour qu’après la cuisson, chaque ombre donne du relief à l’ensemble afin que ses dessins paraissent inimitables. Au fil du temps et au gré des demandes, elle avait agrémenté certaines de ses œuvres de fleurs différentes ; œillets, renoncules, pois de senteur, qu’elle avait stylisés et qui donnaient de l’ampleur aux diverses collections qu’elle avait imaginées et réalisées. Toutes les commandes de luxe passaient part ses doigts. Elle ne comptait plus les services de plus de cent cinquante pièces, les fontaines, les plats, les pichets sur lesquels elle avait donné un peu de sa personnalité. Elle était devenue sans conteste le fleuron de Cazalon. Cette éclatante maestria lui conférait une reconnaissance particulière de la part de clients fidèles qui disaient que “la faïence de Fanchon” était une douce musique pour leurs yeux. Fanchon profitait de cette aura qui faisait d’elle un personnage célèbre dans la région et elle ne manquait jamais une occasion de rouler des œillades provocatrices à tous les mâles argentés qui se laissaient attirer par les vues plongeantes sur ses profonds décolletés. Bien souvent, elle s’arrangeait pour organiser des rencontres privées où elle laissait libre cours à sa libido insatiable et avide de
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performances, mais toujours avec l’arrière-pensée de compromettre, à des fins futures, l’un ou l’autre de ses amants. Beaucoup d’acheteurs lui demandaient de parapher ses œuvres d’un signe distinctif comme le faisaient les plus grands décorateurs, afin de donner une autre grandeur, une élévation particulière à ses créations. Elle refusait et avec un orgueil méprisant, elle répondait, même à ceux qui lui proposaient des sommes considérables pour un si petit geste, que jamais elle ne certifierait de la sorte une pièce de faïence. “La qualité de mes œuvres suffit à les personnaliser, puisque personne ne parviendra à m’imiter” disaitelle en virevoltant. Il y eut même des concurrents qui déroulèrent des tapis rouges à ses pieds pour acheter ses services, mais toutes les surenchères qui lui furent faites pour l’appâter par la plupart des plus célèbres noms de la faïence du Royaume, furent des échecs. Certains firent en vain un voyage éreintant de plusieurs dizaines, voire une centaine de lieues, et séjournèrent plusieurs jours dans la région pour la rencontrer. Aucune des propositions faramineuses qui lui furent faites ne la fascinèrent. Par contre, elle éprouva un malin plaisir à être courtisée par de puissants hommes d’affaires qu’elle laissa mijoter dans leurs espoirs. Elle joua si finement dans ces relations particulières, que beaucoup pensèrent avoir gagné la partie après avoir couché la belle dans leur lit… Comme beaucoup d’hommes, ils crûrent à leur pouvoir de séduction. Pauvres gibiers. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils étaient manipulés par une femme fatale, par une mante religieuse. Si l’envie de quitter Cazalon l’avait quelquefois titillée, elle restait attirée par la part de trésor encore considérable qu’elle savait enterrée sous l’escalier de la maison de Jacques. Elle seule connaissait l’existence de cette cachette et depuis qu’elle avait été chassée de la maison conjugale, elle n’avait toujours pas trouvé le moyen de revenir dans cette bâtisse avec suffisamment de sérénité pour terminer le pillage la cassette. La deuxième motivation qui la poussait à rester à Cazalon était son vieux rêve de devenir l’unique propriétaire de la faïencerie. José Quamusc venait de quitter son poste de fondé de pouvoir et Fanchon avait compris que ce départ aurait pour conséquence d’éloigner de la tête de la faïencerie, Armelle, l’officielle copropriétaire.
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Avec cette première étape, la roue tournait pour elle dans le bon sens. Encore quelques marches à escalader et elle parviendrait à son but. Elle avait fait du temps son allié et elle continuait à patienter sachant que l’enjeu était considérable. Le jour viendra où elle aura tout loisir de récupérer ce bien inestimable. Bien que depuis plus de cinq ans elle n’ait pu apporter d’autre fonds venant de son trésor vers l’étude de René Guciroix, celui-ci acceptait de la recevoir en toute intimité à son domicile, lorsqu’elle venait retirer quelque argent pour faire ses emplettes à Sen-Sève. Dans les échoppes nichées sous les arceaux du cloître de la cathédrale, elle achetait des tissus venus de la ville qu’elle confiait à la couturière qui confectionnait les atours des grandes dames de la région. Bien sûr, les colporteuses de bonnes paroles choquées par tant de dépenses de la part d’une ouvrière, n’hésitaient pas à avancer que les sommes dépensées dans de si coûteuses tenues ne pouvaient venir que des galantes rencontres que l’on attribuait volontiers à la ribaude, laquelle prêtait le flanc à ces médisances. Complices et amants depuis douze années, René et Fanchon se complétaient parfaitement et l’espacement de leurs rencontres donnait à leur relation un goût de jeunesse éternelle, même si depuis le temps que durait leur libertinage, leurs rendez-vous étaient régis par un étrange rituel que chacun d’eux rangeait dans son propre jardin secret. Lorsqu’elle arrivait chez René, Fanchon avait en tête l’idée de l’étonner afin de conforter l’emprise qu’elle exerçait sur lui, d’une part parce qu’il veillait sur l’essentiel de sa fortune et d’autre part, parce qu’il était du nombre des moustiques piégés dans la toile d’araignée. Lorsqu’elle se donnait à lui, elle se laissait vaincre et chavirer par le plaisir intense qu’il savait lui procurer et elle le considérait, le temps de sa jouissance, comme son amant de cœur, comme celui qui faisait vibrer son âme. Après les ébats, il redevenait le simple notaire, l’outil qui allait gérer son bien et qu’elle reverrait dans trois semaines ou dans un mois. Lui ne calculait pas autant. Il savait qu’elle venait pour deux raisons essentielles: l’argent et le plaisir. L’argent, il en avait fait son métier, l’amour, c’était sa passion, et il s’était rendu compte que ses
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maîtresses étaient friandes de ses excentricités lubriques dans lesquelles il les entraînait. Sa spécialité consistait à ligoter ses amantes par de longs rubans de soie, jusqu’à les saucissonner avant de les posséder, recroquevillées en boule. Il mimait le chat jouant avec la souris, ce qui avait le don d’exciter au plus haut point ses partenaires qui adoraient se faire dominer par ce petit corps sec et vif, dont l’attribut principal, bien que tout à fait commun, devenait une friandise très convoitée. De toutes les maîtresses de ce célibataire, Fanchon était la favorite car elle ne redoutait rien et participait à corps ouvert à toutes les extravagances, plus bizarres et fantasques les unes que les autres. Il expérimentait avec elle de nouvelles folies en usant parfois d’artifices sur lesquels il avait fantasmé entre deux visites, et cela comblait leur bonheur respectif. Lorsqu’ils avaient récupéré de leurs ardeurs parfois violentes, ils prenaient quelquefois le temps de discuter de leur vie et de leur condition, et c’était surtout Fanchon qui se livrait à René Guciroix dans un échange qui prenait alors un ton très officiel entre un notaire usurier et une cliente fortunée. « Très cher René, je vous suis reconnaissante de bien vouloir continuer à vous occuper de mon bien comme vous le faites alors qu’il y a bien longtemps que je n’effectue que des ponctions dans mon patrimoine. — Mais, je ne fais-là que mon travail. Vous me confiez vos économies et je m’efforce de les faire prospérer en fonction des opportunités du moment. Vous n’avez pas à vous inquiéter et encore moins à vous excuser. — Oh, je ne m’inquiète pas, mais je sais que vous préféreriez me voir pour alimenter mon pécule plutôt que de le voir réduire à chacune de mes visites. — Il est encore bien conséquent, rassurez-vous, ma chère. — J’espère que prochainement je pourrai remettre la main sur mon trésor sans avoir à tenter un coup de force comme il y a trois ans. Tu te souviens de la peur que nous avons eue quand le portail s’est ouvert devant nous ? dit-elle en souriant et en revenant à un ton plus conforme à leur relation. — Oui ! Je m’en souviens parfaitement. Cela prouve au moins que nous ne sommes pas de taille à fomenter un vol avec
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effraction. Comment avons-nous pu être aussi médiocres dans cette tentative. Nous aurions dû nous adjoindre l’aide d’un spécialiste. — Un spécialiste ? Tu en connais ? — Plus que tu ne penses ! — Est-ce que… Est-ce que tu es en train de me dire qu’il faut tenter de nouveau ce tour de force ? — Non. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Certes, cela pourrait bien se passer, mais je crains que les gardiens de la maison ne soient devenus de vrais cerbères après ce qui est arrivé et nous pourrions nous faire prendre. La première fois, nous pouvions compter sur l’effet de surprise, mais à ce jour, je suppose que cette bâtisse est très préservée. — Je ne puis le dire, mon cher, il y a trop longtemps que je ne l’ai visitée. — Et comment cela se passe-t-il avec ton mari ? Vous travaillez toujours dans la même faïencerie que je sache, et il en est le patron. — Oui, il en est le patron, dit-elle avec mépris. Il en est le patron, mais depuis le départ de son adjoint, le petit toutou de la Bordelaise, je ne lui donne pas beaucoup de temps à tenir ce rôle. En tout cas, il ne peut se passer de mes services puisque je suis la seule à maîtriser les plus beaux motifs. Personne ne peut me remplacer, alors, tu peux compter sur moi pour lui empoisonner la vie, dit-elle avec tous les sous-entendus compris dans cette menace. — Je devine quel va être son avenir alors, ajouta Guciroix avec un sourire sarcastique. — Oui, tout ceci veut dire que dans très peu de temps, je vais pouvoir remettre les pieds dans la maison de Cazalon et la main sur la cassette, et alors, à moi la belle vie. — Si tu le voulais, tu pourrais d’ores et déjà prétendre à cette délectable jouissance avec ce dont tu disposes, tu sais. Je ne connais pas beaucoup de personnes qui possèdent autant de pécule que vous, chère petite Madame. — C’est possible, mais c’est une question d’honneur. Ce trésor inapprochable m’appartient puisque, à part toi, personne ne connaît son existence et je compte bien le récupérer prochainement.
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— Mais, comment ? Si cela était facile, tu l’aurais déjà fait, non ? — Je possède un avantage sur celui qui m’empêche de prendre mon bien. J’ai quarante ans et il en a huit de plus que moi. À son âge, les hommes se fatiguent vite. Il me suffit de le fatiguer encore plus vite, et pour cela, tous les moyens seront bons. Un jour viendra où la bonne occasion se présentera. Quoi qu’il puisse faire, je reste sa veuve en puissance. — Tu es belle et tu es riche. Ne fais pas de bêtise qui pourrait t’attirer de gros ennuis. Avant d’agir ou de prendre une décision, tiens-moi au courant de tes idées, je te dirai mon sentiment. Tu peux compter sur mon aide entière pour te conseiller, mais si par malheur tu te faisais attraper, je ne pourrai pas grand-chose face à la justice. — Oh, de ce point de vue, je ne crains rien. Mon carnet de rendez-vous mondains est plein de merveilleux appuis salvateurs. — À ce point ? — Plus que tu ne peux l’imaginer. Je peux compromettre les plus intouchables de nos notables, et des plus inattendus, et ne t’avise pas, toi, Guciroix, prétendu notaire à Sen-Sève, de chercher à me doubler dans cette course, dit-elle en lui prenant amicalement le bras. Je peux faire de toi l’homme le plus heureux du monde, mais je peux aussi te réduire en miettes, te dépecer, te consommer, bouilli ou frit… termina-t-elle en s’approchant du visage de René qu’elle embrassa goulûment. — Comment peux-tu penser à cela ? Je te soutiens et je t’admire dans cette démarche. Le monde est à toi, Fanchon, et je te protège. » L’été 1771 fut une période mouvementée au sein de la petite fabrique. L’absence de José Quamusc n’eut pas de retombées négatives sur la vie de la faïencerie car, comme il l’avait prévu, son remplaçant Jean-Pierre Chaldamine se montra à la hauteur de la tâche à la grande satisfaction de Jacques qui avait craint de se voir débordé par une charge de travail trop lourde pour ses seules épaules. Le jeune homme était habile en affaires et grâce à sa diplomatie, les relations qu’il entretenait avec les magasins et les clients
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directs étaient des plus constructives. Néanmoins, sa nomination à un poste important avait entraîné des remarques désobligeantes de la part de Fanchon qui voyait surgir ce nouveau personnage qui pouvait se mettre en travers de ses sombres calculs. L’occasion de semer la zizanie au cœur de la fabrique était trop belle et elle n’allait pas la laisser passer. Tendancieusement, elle tenta d’entraîner dans son sillage certains ouvriers vétérans, en essayant de les persuader qu’ils auraient dû se trouver prioritaires pour cette opportunité. Elle avait choisi ses proies et savait trouver les mots qui portaient pour que la fronde naisse et s’amplifie : « Regardez comment vous êtes considérés. Vous vous êtes éreintés à pétrir de l’argile toute votre vie pour que cette usine prospère, et aujourd’hui, les bonnes places passent sous votre nez. — Oui, mais nous ne sommes pas capables de faire ce métier. — Croyez-vous cela ? Tout s’apprend, il suffit de vouloir. — Quand même, il faut être jeune pour apprendre. — Parce que vous pensez que Jean-Pierre est plus capable que vous ? Il n’a pas votre expérience. De quoi peut-il parler ce blancbec ? Il n’a jamais connu la brûlure de l’argile sur la peau, ni les crevasses au bout des doigts, ni les contractures dans les bras ou le dos, ni le froid glacial aux pieds en foulant la glaise. — Ça c’est vrai. À part tenir des comptes et bien parler, il ne sait pas faire grand-chose. — Je vous le dis. Et puis, ne trouvez-vous pas drôle que José Quamusc ait choisi de former un jeune poussin, plutôt qu’une petite caille ? Ça vous semble normal ? Moi je crois qu’il avait de drôles de comportements ce bonhomme. — Maintenant que tu en parles… c’est peut-être vrai. Mais aussi, c’est plus un travail d’homme que de femmes, de s’occuper des comptes. — Les comptes, les comptes ! Et tout le reste, les visites chez les clients ou dans les magasins, vous croyez que c’est un travail difficile ? Il n’y a qu’à discuter et bien parler. Ce n’est quand même pas compliqué de vendre de belles choses, non ? Je pense que vous pourriez réussir dans ce domaine, l’un comme l’autre, disait-elle à ses interlocuteurs. Mais, bon, ici, nous serons toujours mal considérés et jamais remerciés. Regardez-donc comment j’ai été écartée.
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Avec tout ce que j’ai fait pour cette faïencerie, je mérite mieux que ce sort, non ? » Elle ne pouvait s’empêcher de se mettre en avant en pensant que son exemple apitoierait son gibier du moment. Hélas pour elle, elle ne se rendait pas compte qu’elle aurait mieux fait en se gardant de prononcer de telles paroles. Les gens n’étaient pas idiots, et lorsqu’ils s’apercevaient que l’objectif de Fanchon était de nuire à Jacques, ils la laissaient parler sans vraiment se fourvoyer dans la voie de la rébellion vers laquelle elle voulait les emmener, avant d’aller rendre compte à leur patron des discussions qu’ils avaient eues avec la traîtresse. Lorsqu’il fut informé de ces agissements, Jacques se donna quelque temps de réflexion avant de répondre aux basses agressions de son ex-épouse. Dans l’immédiat il ne craignait rien puisque ses compagnons lui restaient fidèles. Certains lui avaient bien suggéré de “la foutre à la porte de la faïencerie sans tambour ni trompette”, mais cela aurait ressemblé à une réaction à chaud qui n’aurait rien apporté de bon. Jacques n’avait pas non plus envie de châtier Fanchon. Depuis plus de cinq ans qu’ils étaient séparés elle menait sa vie comme elle l’entendait et cela ne le dérangeait pas. Il savait toutes les frasques amoureuses qu’elle vivait aux quatre coins de la région, mais il ne se sentait plus cocufié comme par le passé, comme lorsqu’il devait subir les regards de ses amis de Cazalon qui ne comprenaient pas qu’il puisse tolérer de tels excès de la part de son épouse fugueuse et fougueuse. Tout cela appartenait à son passé et il avait eu la sagesse de libérer son esprit de ce poids. Par ailleurs, il savait mesurer le talent et le don incomparable de décoratrice de Fanchon et il était convaincu des immenses qualités professionnelles qu’elle continuait à déployer dans ses œuvres. Il avait eu vent des propositions qu’elle avait reçues de la concurrence et il appréciait qu’elle n’ait pas succombé à ce chant des sirènes. Même s’il ne comprenait pas ce qui l’avait poussée à refuser, il aimait le comportement qu’elle avait eu et qui prouvait qu’elle restait, malgré tout, attachée à la faïencerie de Cazalon. Aussi, avant que des rumeurs ne surviennent à la suite de ces derniers agissements pernicieux, il la fit venir dans la salle qui servait de bureau afin de tordre le cou à ce problème:
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« Que cherches-tu, Fanchon ? Je sais que tu essaies de monter certains de nos vieux ouvriers contre moi. — Comment sais-tu cela ? — Ne me crois pas naïf à ce point. Je suis informé de tout. Je suis passé sur beaucoup de choses nous concernant, mais cela relevait de notre vie commune… — Vie commune… hum ! Libre à toi de le dire ainsi, réponditelle en se rebiffant. J’espère que tu ne m’as pas fait venir pour parler de cela, après autant de temps. — Non, bien sûr. Tout cela est du passé. Je voulais te dire que je ne laisserai personne porter du tort à la faïencerie. Je ne laisserai personne détruire ce que d’autres ont eu du mal à construire et qui est aujourd’hui une activité prospère qui fait vivre de nombreuses familles. — Je ne vois pas où tu veux en venir. — Je te trouve bien hypocrite. Je sais que tu critiques la nomination de Jean-Pierre Chaldamine au poste qu’il occupe avec brio, et je voudrais, primo, que tu m’expliques pourquoi ce comportement et secundo, que tu cesses ces racontars. — Je… ce n’est pas ce que j’ai dit, répondit-elle gênée. — Ah, la bonne heure ! C’est pourtant ce qui m’a été rapporté à plusieurs reprises. — J’ai dit que d’autres auraient aussi bien pu prendre cette place. Est-ce faux ? demanda-t-elle avec cette vive audace qui la caractérisait et qu’elle employait lorsqu’elle devait justifier sa mauvaise foi. — Fanchon, tu ne changeras donc jamais. Jean-Pierre est un homme compétent, et quoi que tu dises, quoi que tu tentes, tu ne le déstabiliseras pas. Je sais que ton combat est ailleurs. Je sais aussi que tu essaies de m’affaiblir dans ma fonction même si je n’en connais pas la vraie raison, aussi je peux te dire que je me moque totalement de ce que tu penses, de ce que tu espères et je peux te dire que tu auras du mal à m’abattre. Jamais tu ne me feras autant de mal que le jour où tu as volontairement brisé la statuette faite par ma sœur, jamais ! Alors, je suis caparaçonné face à tes attaques qui ne peuvent plus m’atteindre. — Garde pour toi tes leçons de morale, veux-tu ? Je n’ai plus de compte à te rendre.
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— En tant qu’épouse… enfin, je veux bien le dire comme cela : en tant qu’épouse, il est vrai que je ne te demande plus d’explication, mais là où tu te trompes, c’est que tu es une ouvrière de la faïencerie de Cazalon, et il se trouve que j’en suis le directeur, et je vais te le prouver sur le champ. — Tu vas me jeter à la rue pour te venger ? Tu en es bien capable ! — Détrompe-toi ! Jamais cette idée ne m’est venue, et tu le sais car j’aurais pu le faire il y a bien longtemps. Je ne suis pas rancunier à ce point et tant que l’on ne dépasse pas les limites comme tu l’as fait il y a cinq ans, je ne suis hostile à personne. Je ne vais pas te chasser, au contraire. Je veux te confier la responsabilité des ateliers de décoration. Nous discuterons plus tard de tes émoluments si tu acceptes cette tâche. » Fanchon ne s’attendait pas à ce genre de situation. Au fil de la discussion, elle s’était imaginée rejetée et privée de son emploi car elle avait envisagé cette réaction de la part du seul responsable qui avait sur elle un pouvoir hiérarchique contre lequel elle ne pouvait rien. Surprise par ce revirement soudain, elle restait sans voix. « Qu’en dis-tu ? demanda Jacques avec un sourire qui marquait la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir mouché la séditieuse. — Je… je vais y réfléchir. — Ah non ! Tu ne vas pas réfléchir ! Je passe sur tous tes outrages à l’encontre de Jean-Pierre Chaldamine, je te fais une proposition inestimable, et tu te permets d’hésiter ? Non Fanchon ! Il faut me répondre tout de suite. J’espère que tu as bien compris que tu seras la seule personne à piloter les ateliers de décoration, que tu participeras aux décisions que nous prendrons pour choisir les collections. As-tu peur de cela ? — Je n’ai pas peur, mais… j’accepte », dit-elle avant de fondre en sanglots et de se retirer. Si elle savait que Jacques reconnaissait volontiers ses valeurs et ses hautes qualités de peintre, jamais elle ne se serait imaginé qu’il eut encore un peu d’estime pour sa personne au point de lui confier de si importantes responsabilités. La proposition qu’il
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venait de lui faire la déroutait. Sa réactivité habituelle et son caractère abouti étaient anéantis et la laissaient muette. Elle rageait après elle-même. Comment avait-elle pu se laisser aller à craquer nerveusement devant celui qu’elle s’était juré d’écraser, de réduire. Ce moment de lâcheté était mal venu et l’avait mise en position de faiblesse. Elle ne se pardonnerait jamais cette honte. Tout en regagnant les ateliers, elle remettait de l’ordre dans les pensées qui tournaient dans sa tête à la rendre saoule. Tous les éléments se mélangeaient. Elle se disait qu’elle avait trop vite accepté le poste, qu’elle aurait dû laisser Jacques mijoter plus longtemps car il ne pouvait se passer d’elle pour son travail. Elle était partagée entre un sentiment de vanité et l’angoisse de s’être fait gruger. Certes, elle progressait d’un cran dans sa démarche de conquête de la faïencerie et cela grâce à sa propre valeur et non par stratagème destructeur, mais elle craignait le pendant de ce gain qui se dessinait comme un piège dans lequel elle entrait pour se trouver enfermée sous la coupe de Jacques. En fait, cette avancée ne lui paraissait pas aussi positive qu’elle l’aurait été dans des conditions relationnelles normales et elle envisageait de retourner auprès de Jacques pour reprendre sa parole, mais avant d’aller au bout de cette démarche, elle décida d’aller réfléchir dans le calme, assise sur le banc de pierre qui se trouvait derrière le local de moulage de la faïencerie. De là, la vue plongeait sur la vallée du Bourgas qui serpentait à travers les maquis de Cazalon, et il était possible d’apercevoir au loin, sur l’autre versant du coteau, la tâche blanche des murs de l’abbaye des frères Antonins. Elle médita une bonne heure en remettant plusieurs fois les choses à plat, et finalement, elle se dit que, quelque décision qu’elle prenne, elle allait se trouver responsable des ateliers de décoration de fait puisqu’elle seule maîtrisait l’ensemble des techniques permettant d’allier la terre de Listacq à la cuisson des émaux. Elle se rappela du nombre incalculable d’essais réalisés en compagnie de João, afin de découvrir le secret des alliages, il y avait… vingt ans, pensa-t-elle avec une certaine nostalgie qui lui remémora les visages des êtres importants aujourd’hui disparus et qui avaient laissé leur empreinte sur la fabrique de Cazalon. Elle savait aussi qu’un autre peintre qu’elle, mettrait des mois, voire des
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années, avant de dominer comme elle ces paramètres incontournables et elle résolut le dilemme en se disant que, si elle voulait un jour posséder la faïencerie pour elle seule, il fallait avant tout que cette faïencerie perdure, et pour cela, elle devait rester et participer à l’aventure en acceptant d’y tenir le rôle majeur que lui avait présenté Jacques. “À l’attaque ! Continue le travail de sape, ma fille, se dit-elle pour se motiver. Le jour approche. Fais ce qu’on te propose et accepte ce poste qui te conduit vers ton but. Après tout, le petit Chaldamine est beau garçon, et en plus il est jeune. Même s’il a vingt ans de moins que toi, il ne devrait pas tarder à succomber et à tomber dans ton camp, dans tes griffes”. Déjà, elle tramait un nouveau plan diabolique pour poursuivre sa traque. Jacques ne s’attendait pas à voir Fanchon se laisser dominer par des sentiments émotionnels comme elle l’avait fait. Il avait plutôt imaginé une première réaction sèche, brutale, emplie de moquerie et de dédain, et il s’était étonné de la voir s’éloigner avec des larmes dans les yeux. Il y avait donc quelque chose de sensible chez cette fille qui le haïssait, qui l’avait ridiculisé autrefois, qui l’avait dominé au point d’en faire un esclave. Cette situation le laissait songeur. Mais, bon, pensa-t-il, l’objectif fixé était atteint. L’herbe sous les pieds de Fanchon était coupée et elle allait rentrer dans le rang puisqu’elle se trouvait propulsée au même niveau hiérarchique que celui de Jean Michel Chaldamine qu’elle semblait jalouser jusque-là, et il ne s’agissait pas de lui offrir cette place en cadeau, la réalité était qu’il fallait établir des liens indéfectibles entre Fanchon et la faïencerie qui aurait du mal à se passer d’elle, de ses services, et surtout de son savoir-faire. A priori, ce point semblait définitivement réglé. La nouvelle organisation n’eut aucun mal à se mettre en place. Il y avait trente ouvriers qui œuvraient à Cazalon. JeanPierre Chaldamine excellait dans son rôle commercial, et Fanchon n’avait rien à prouver dans son domaine de prédilection. Jacques continuerait de superviser les ateliers de moulages et assurerait la direction et les comptes de l’entreprise. Cette structure devrait prouver son efficacité pour traverser paisiblement la
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période à venir qui ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices selon les prévisions maussades de la profession. Durant l’hiver 1771 la faïencerie dut fermer ses portes à plusieurs reprises en raison de la froidure qui n’autorisait pas le travail de l’argile. Les températures glaciales régnant dans les ateliers contraignirent les ouvriers à rester chez eux. L’eau qui servait à diluer les oxydes gelait dans les godets. Une pellicule de glace se formait en permanence à la surface du bac de trempage de l’émail blanc de sous-couche, et il n’était même pas question d’aller couper du bois dans la forêt par ces temps où il gelait à pierre fendre ; c’eut été du mauvais bois de chauffe. Au cours de ces périodes de repos, quelques personnes furent sollicitées pour effectuer un peu de rangement et de ménage en différents lieux de la fabrique, et Fanchon employa ces moments de détente à travailler sur de nouveaux motifs pour lesquels elle se proposait de réaliser des poncifs qu’utiliseraient d’autres peintres moins doués qu’elle. Cela faisait vingt ans qu’elle dessinait les fleurs qui faisaient la réputation des faïences de Cazalon ; vingt ans qu’elle effectuait les mêmes gestes manuels, penchée sur les biscuits blanchis de poussière d’émail, le poignet reposant sur une réglette de bois pour éviter la fatigue du bras, et elle avait en tête l’idée de changer totalement l’orientation de la décoration ou tout au moins, l’envie de créer une nouvelle collection qui porterait sa touche personnelle. Elle pensait à des animaux, des oiseaux qui se déclineraient en plusieurs tableaux en fonction des positions qu’elle leur donnera ; des papillons pourraient aussi apporter plus de vie de par les éventails de couleurs qu’ils proposaient. Elle avait en réserve une série d’esquisses représentant des personnages dans des scènes de la vie rurale qui pourraient devenir une guirlande de décors champêtres. Elle garderait aussi le dessin d’un œillet qu’elle avait quelque peu travaillé et qui méritait d’être parachevé, ce motif devrait très bien se marier avec la Rose Manganèse et être posé sur le fond des plats ovales qui, depuis ces derniers temps étaient estampés sur des moules avec des bords festonnés et non droits et lisses comme ceux de la
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vaisselle ordinaire. Cette évolution des formes s’était imposée, d’une part pour suivre la mode qui demandait des pièces plus modernes, plus belles à regarder, et d’autre part pour relancer un marché qui s’était étiolé où, par exemple, les assiettes ordinaires qui se vendaient dix ou onze sols du temps de Louis Daban, se monnayaient aujourd’hui entre six et sept sols, alors que le prix du plomb et de l’étain nécessaires à la fabrication de l’émail avait pratiquement doublé entre ces deux époques. Ajoutée à cela la crainte inspirée par l’arrivée de la porcelaine anglaise, la partie était loin d’être gagnée et le challenge qui devait être relevé impliquait de l’audace et des prises de risques afin que la faïencerie de Cazalon continue de se démarquer en apportant un plus commercial. Toutes ces idées exigeaient un gros travail de recherche car chaque thème demandait une schématisation des traits afin d’être facilement exécutable tout en révélant l’essentiel de son expression. Alors, Fanchon demanda leur avis à Jacques et à Jean-Pierre afin d’avoir leur approbation avant de se lancer dans cette étude. Ces derniers mois, elle avait mis de l’eau dans son vin et avait fait profil bas en ce qui concernait son comportement envers le jeune Chaldamine, et ce dernier, bonne pâte, ne lui gardait aucune rancune. Au contraire, il s’était montré magnanime et avait fait les premiers pas de la réconciliation et ce fut sans remords que Fanchon se mit à papillonner auprès de ce compagnon de travail sur qui elle avait tenté de jeter l’opprobre. Elle construisait patiemment son empire. « Voilà, leur dit-elle après avoir exposé ses idées. Si vous êtes d’accord pour aller vers ces nouveautés, je peux m’y mettre très vite. — Est-ce que la clientèle va accepter ce changement ? demanda Jacques en s’adressant à Jean-Pierre. — Je rentre d’une tournée dans nos magasins de Tarbes, Auch et Montauban, répondit ce dernier. J’en ai profité pour faire le curieux sur les productions de nos concurrents, et je n’ai rien vu de différent que ce que nous proposons. Des fleurs monochromes dans le bleu ou du polychrome classique. Des pièces décorées d’un filet, au tour, ou bien avec des frises géométriques bleues en
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bordure d’aile ; je ne parle pas des pièces majestueuses en Bordeaux en Rouen ou en Montpellier, encore que nous n’ayons rien à envier au Montpellier ou au Marseille, mais bon, rien qui ne sorte de l’ordinaire. Néanmoins, du côté de Montauban, j’ai vu un décor de personnage, “au chinois”, m’a-t-on dit, et comme ils ne savaient pas qui j’étais, ils m’ont confié que cette assiette était ce qui se ferait de mieux à l’avenir. Cette commande leur venait de Versailles. — De Versailles ? — Madame Du Barry est personne influente à la cour. La rumeur dit qu’elle est la maîtresse du moment du Roi. Madame Du Barry serait tombée amoureuse de ce genre de motifs et à coup sûr, tout le royaume va suivre cette mode. Je dois vous avouer que ce que j’ai vu était d’une laideur à faire peur. — Et tu n’as pas acheté cette pièce au chinois ? — Hélas. Il s’agissait d’un modèle. C’était une assiette de taille moyenne, et elle n’était même pas en exposition sinon, je n’aurais pas hésité. — Ah, c’est bien dommage. Je pense que tu as raison, déclara Jacques pensif. Tous vont vouloir copier ce qui se fait à Versailles. Nous ne pouvons pas nous permettre de manquer le coche. Nous devons faire vite. — Essaye de te rappeler du dessin, Jean-Pierre, demanda Fanchon intéressée. Fais-moi un semblant de croquis et je pense réussir le reste. — Je ne sais pas dessiner. — Allons, fais un effort de mémoire. Tu as bien dû la regarder cette assiette. Un schéma grossier me suffira. Je t’aiderai. — Oui, bien sûr. Je me souviens que le décor était vert. Tout le dessin était en vert, vert pâle. C’était original. — Tu vois que ça te revient. Isole-toi et concentre-toi. Les détails vont te revenir. » Jacques ne se manifesta pas. Il était heureux de voir que l’entente entre les deux responsables était devenue cordiale. Il savait que la motivation était pour une grande part dans la réussite de tous les projets. Le talent de Fanchon et l’intelligence de Jean-Pierre étaient une alliance qui allait porter ses fruits.
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« Bien, leur dit-il. Je vois que vous semblez d’accord pour avancer vers cette nouvelle page. Cela dit, ne négligeons pas les anciennes fabrications. Fanchon ? Quand penses-tu pouvoir nous présenter de nouveaux modèles ? — Le temps de deux ou trois cuissons afin de pouvoir me retourner. En fait, il ne s’agit que de travailler sur le dessin. Le reste, nous savons le faire. — Alors Jean-Pierre, tu sais ce qu’il te reste à faire. Tu vas vider ta tête de tous soucis pour retrouver ce dessin que tu as vu. Demain, nous en reparlerons. — Quant à moi, ajouta Fanchon, je vais commencer par préparer le poncif de “l’œillet à la rose”. Il va être splendide. » Elle se retira dans la pièce des fours où régnait une chaleur relative car les foyers étaient maintenus en faible veille, et elle y fit porter sa table de travail. Elle étala devant elle une précieuse feuille de papier dont elle estima les dimensions, d’abord à l’aide de son empan, puis en posant plusieurs fois la paume de sa main sur les bords de la page. En moins d’une minute, elle esquissa les pourtours de deux roses superposées à l’aide d’une plume trempée dans une encre délayée afin que le trait soit léger, et les imagina émaillées, l’une au manganèse, l’autre au bleu de cobalt ou au jaune de chrome. Elle savait par expérience que ces couleurs se complétaient. En arrière-plan elle traça trois petites fleurs à quatre pétales, issues tout droit de son imagination et qui seraient en quelque sorte, la signature de son originalité. Deux boules de pois pour chapeauter l’ensemble et quelques feuilles de verdure pour équilibrer le bouquet, et elle estima que cet ensemble était suffisamment garni. Jusque-là rien que de ce qu’elle savait faire. Elle allait s’attaquer à l’œillet et à sa tige, ce qui constituait la nouveauté du sujet. Elle ferma les yeux, se concentra un instant en expirant profondément, et fit appel à sa mémoire car elle avait déjà tracé ce dessin sur du bois, comme elle le faisait pour chaque nouvelle image. Elle choisit l’orientation à donner à son tracé et posa les traits sur le papier. Une première tentative ne la satisfit pas. Elle recommença et échoua de nouveau. Elle constata que sa main tremblait légèrement. “Ne t’énerve pas ! Tu vas y arriver.” Elle essaya trois fois, cinq fois, sans jamais être satisfaite du résultat, et sa main agitée
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l’inquiétait de plus en plus. “Ce doit être la fatigue, ou le froid”, pensa-t-elle avant de se lever de couvrir son ouvrage et de se retirer. Le lendemain matin, le brouillard givrant décorait les ramures d’une fine fourrure blanche sur laquelle venaient scintiller, comme des pampilles de bijouterie, quelques fins rayons de soleil. Le verglas tapissait les chemins de Cazalon et les flaques d’eau qui stagnaient ça et là, étaient devenues de vraies patinoires. Fanchon décida de ne pas se risquer à se déplacer jusqu’à la fabrique distante d’une demi-lieue, sachant que l’activité n’allait pas reprendre ce jour. Elle avait passé une nuit paisible et prenait un bol de lait chaud en pensant à se remettre à son ouvrage de création abandonné la veille. Ne pas avoir réussi cet œillet du premier jet comme elle l’avait escompté, commençait à la tracasser. Hier, elle avait mis son échec sur le compte de cette fatigue qui lui avait fait trembler la main, et aujourd’hui, elle allait travailler uniquement les formes de l’œillet en le traçant, comme lorsqu’elle était apprentie, avec un morceau de charbon, sur un bout de planche. Il fallait qu’elle s’entraîne pour réussir ce défi et pour conforter son aura d’artiste. Elle s’installa auprès de la petite fenêtre, regarda la beauté du paysage hivernal pour y chercher une inspiration rassurante, elle se concentra pour se souvenir des proportions du bouquet croqué hier sur la feuille de papier et se lança dans le dessin. Le charbon crissa sur le bois et la forme d’une tige apparut, exactement comme elle la voulait. Les feuilles aiguës, simples ou opposées, trouvèrent leurs places et ondulèrent leurs courbures à la perfection. Elle enchaîna par le calice qui prit forme à l’endroit prévu et dans les proportions idéales. Il ne restait plus qu’à positionner les pétales de façon harmonieuse. Elle en dessina les contours du premier, central. Insatisfaite, elle voulut retoucher les frisures pour le rendre plus vif, plus coquin, afin de donner de la fraîcheur à la fleur. Elle n’oubliait pas qu’elle réalisait avant tout une pièce commerciale et qu’il fallait que l’objet plaise au client avant de lui plaire à elle. Elle gratta le tracé loupé avec le tranchant d’un couteau car cela était aussi l’avantage des matériaux rustiques, tels que le bois et le charbon, sur les produits aussi précieux que le papier. Elle relança le trait et n’obtint pas plus de réussite.
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Deux de ses doigts commencèrent de s’agiter d’un petit tremblement qui ressemblait à celui de la veille. “Ah, non ! se dit-elle. Il ne fait pas froid, et je ne peux pas être fatiguée”. Elle se détendit, puis fit virevolter le charbon sur le bois et donna naissance à un cœur de fleur extraordinairement réussi. Satisfaite de son travail, elle plissa les yeux sur la planche et imagina la composition qu’elle allait faire avec les roses d’hier et ce magnifique œillet. “Je vais rajouter un quart de marguerite sur le dessous des roses, une tige avec des épines, et une grappe de fleurs de pois le long de l’œillet pour tout équilibrer”, pensa-t-elle pour corriger ce qu’elle trouvait de défaut. Elle réussissait sans peine à se représenter mentalement l’ensemble qui allait être l’un des plus beaux décors réalisés à Cazalon. Tout aspirée dans ses réflexions, elle eut l’image d’un plat ovale, sur lequel se trouveraient ; la composition roses et œillets sur une moitié du fond, un papillon sur l’autre moitié, et quelques petites roses ou pois sur le bord qui, sans cela, resterait un peu trop dénudé. “Ce montage floral conviendra aussi pour les assiettes, et donc, voilà un motif pour un service complet”, conclut-elle intérieurement. Dans l’euphorie que lui procurait son plaisir, elle commença à dessiner le papillon auquel elle pensait. La forme des ailes était élémentaire et le corps serait facile à figurer. Ce n’était que respect de proportions. Elle tourna un trait galbé et ramena la pointe du charbon pour tirer un autre filet partant du même endroit. Elle s’aperçut avec effroi qu’elle avait du mal à la positionner avec précision sur le point de départ précédent. “Comme cela est bizarre. Que m’arrive-t-il ? Je n’ai pourtant pas mes sangs, se ditelle pour essayer de comprendre”. Elle recommença et rencontra le même échec. Elle prit alors un autre bout de charbon plus fin, le saisit comme elle aurait tenu la plume de bécasse qui lui permettait de tirer des lignes droites et fines, et elle retourna la planche afin de tracer une droite. Une simple droite. Le trait fut hésitant, saccadé. Il reproduisait fidèlement les tremblements maintenant plus visibles de ses doigts. Elle porta la main devant son visage et, incrédule, la regarda. Les vibrations étaient minimes, même lorsqu’elle se forçait à se détendre. Elle appuya ses coudes sur le bord de table, saisit son poignet droit avec sa main gauche pour
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l’immobiliser, et dut se rendre à l’évidence. Elle tremblait et ne pouvait rien maîtriser de ce phénomène. Pourtant elle se sentait bien. Elle ne transpirait pas, n’avait pas de frissons, pas froid non plus et ne ressentait aucune douleur particulière. “Je vais me reposer, ensuite, tout ira mieux”, décida-t-elle. Jean-Pierre Chaldamine était arrivé tout excité ce matin-là. Après plusieurs heures d’efforts de mémoire, il avait réussi à griffonner quelque chose qui ressemblait à ce qu’il avait vu à Montauban. Jacques l’avait félicité en lui disant que le motif était non seulement intéressant, mais beau dans son genre et que Fanchon allait probablement tirer le meilleur de ce brouillon. Suite à ces encouragements, Jean-Pierre piaffait d’impatience d’entendre le jugement de celle qui trancherait au final et il ne désespérait pas d’entendre un verdict positif. Vers dix heures, soucieux de ne pas la voir arriver à l’atelier, Jacques dépêcha Jean-Pierre auprès de Fanchon pour voir s’il ne lui était rien arrivé sur le trajet. Elle était comme elle était, mais elle avait toujours respecté les horaires de travail et n’avait failli que rarement, et seulement en de graves circonstances. « Prends garde de ne pas te rompre les os par ce temps. Prends un bâton et marche sur l’herbage. Évite les endroits empierrés, lui recommanda Jacques. Emmène donc ton dessin. Si elle n’est point malade ou si elle n’est pas venue par crainte d’un accident, vous en discuterez chez elle. Il y fera meilleur que dans cette glacière. » Jean Pierre avança prudemment en s’aidant de tous les points d’appui possibles tout au long de sa course, et malgré ces précautions, il se trouva à deux reprises en déséquilibre redoutable. Habituellement, par des temps pareils, toute activité cessait dans la région. Personne n’était habitué à ce type d’intempéries et, hormis pour soigner les bêtes, il valait mieux éviter de sortir car un accident pouvait s’avérer d’une extrême gravité. Chez un adulte, un membre cassé était synonyme d’un grave handicap menant à la perte d’autonomie et à la misère, quand ce n’était pas à la perte de la vie.
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Il arriva chez Fanchon alors qu’elle était sous le coup de la contrariété venue de ce qu’elle venait de constater. À travers les carreaux de la petite fenêtre de la pièce d’entrée, elle le vit approcher en se dandinant pour ne pas chuter. Elle passa la main dans ses cheveux qu’elle n’avait pas encore peignés et croisa le pan de sa chemise qu’elle glissa sous la ceinture de sa jupe. Lorsqu’elle n’était pas apprêtée, elle marquait bien ses quarante ans, mais pour autant, ses cheveux en broussaille lui donnaient du chien ; elle avait alors un côté sauvageonne qui la flattait et qui faisait d’elle une autre femme. Sa chemise dégrafée jusqu’à la naissance de sa poitrine était un aimant pour les yeux de tous ceux qui avaient le privilège de la voir dans cette tenue négligée et affriolante qu’elle portait, de façon ostentatoire, lorsqu’elle se trouvait dans ses murs. Devinant que Jean-Pierre Chaldamine venait la trouver, elle ouvrit la petite porte pour l’accueillir. « Bonjour Fanchon. Je suis heureux de te savoir en bonne santé. Nous nous sommes fait un peu de souci en ne te voyant pas arriver ? Cela dit, tu as bien fait de rester au chaud car le chemin est impraticable. J’ai moi-même failli glisser quatre ou cinq fois. Puisje entrer ? Je suis venu te montrer le fameux motif de Montauban, enfin, ce que j’ai pu en dessiner. — Entre ! dit-elle sans sourire. » Elle ferma la porte derrière lui et alla vers le foyer pour ajouter une bûche. « Laisse- moi faire, dit-il en saisissant le rondin qu’elle s’apprêtait à prendre. Il ne faudrait pas que tu abîmes tes mains de fée. — Pourquoi dis-tu cela ? ajouta-t-elle sur ses gardes en pensant arbitrairement qu’il faisait une allusion à son problème de tremblements. — Oh, contrairement à ce que tu pourrais penser, je tiens à ce qu’il ne t’arrive rien de fâcheux car tu es la seule personne qui puisse reprendre le schéma que voici », dit-il en déroulant une feuille de papier sur laquelle il s’était penché durant une grande partie de la nuit. Il était fier de sa réussite et son visage rayonnait de joie. Maintenant, il allait connaître le verdict de l’artiste. Le dessin était puéril
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et infantile. Son côté caricatural ajoutait au grotesque et au hideux du personnage qu’il avait tracé, mais il était l’identique du modèle vu à Montauban. Fanchon prit le papier et s’approcha de la fenêtre. Elle prit le temps nécessaire à l’analyse des formes et revint près de la table. « Alors ? demanda-t-il fébrile. — Tu es sûr que ce que tu as vu ressemblait à cela ? — Absolument. Je peux même dire que je me suis surpris moimême d’avoir réussi autant de ressemblance. — Attends ! Mille choses se bousculent dans ma tête. Comment n’avons-nous pas pensé plus tôt à utiliser cette technique du schéma simple et brut ? Nous perdons un temps fou à peindre et repeindre des motifs difficiles à réaliser, avec de nombreux échecs qui nous coûtent beaucoup de travail. J’imagine ce que ce dessin va rendre d’éclat et de beauté sous l’émail, dit-elle en fermant les yeux. C’est très intéressant. Madame Du Barry est une personne de goût, et moderne qui plus est. — Alors tu es convaincue ? — Si fait. Beaucoup de motifs nouveaux vont naître grâce à cette technique très simple. Je peux déjà imaginer des scènes champêtres, des animaux stylisés, et pourquoi pas des roses en camaïeu vert ou bleu. — Ah, le modèle que j’ai vu tirait essentiellement… non, il tirait uniquement au vert. — Soit ! Bleu ou vert, il n’y a pas de problème, au contraire. Je vois très bien un oiseau perché dans des ramures aussi. — C’est formidable. Ah, tu ne peux savoir combien je suis heureux d’avoir ramené cette information et d’avoir pu reproduire ce dessin. Je suis content qu’il te plaise. C’est le, plus beau jour de ma vie », dit-il emporté par son exaltation. Fanchon le regarda et le trouva bien excité. Elle vit une étincelle dans les yeux du jeune homme lorsque celui-ci porta son regard sur son décolleté. Avait-elle envie de le faire succomber à ses atours ? Elle se savait suffisamment de charme pour le faire chuter et le compromettre, tout comme elle l’avait fait avec tant d’autres, mais elle réfléchissait. Adroitement, elle fit sauter le
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premier bouton de son corsage, ce qui mit en valeur ses deux globes lisses et rebondis. « Ne t’emballe pas, mon garçon. Des beaux jours tu en connaîtras d’autres dans ton existence, et tu auras de bien plus agréables satisfactions que celle que te donne ce succès de travail. — Oui, je l’espère, mais à ce jour, je n’ai jamais ressenti autant de joie. — Tu verras, les bonheurs sentimentaux sont bien plus délectables. En as-tu connu au moins ? demanda-t-elle en s’arrangeant pour se trouver face à lui. As-tu déjà été amoureux ? » Il la dépassait d’une tête, et elle leva les bras pour attraper ses cheveux qu’elle roula en chignon. Se faisant, elle offrit à JeanPierre une vue aguichante sur la naissance de ses seins. Elle le vit rouler des yeux et pensa que le gibier était traqué. «Ma foi, répondit-il embêté, je n’ai pas encore eu cette chance.» Elle n’avait plus qu’à le surprendre, le prendre contre elle, l’étonner, l’embrasser pour l’embarrasser, et elle n’aurait aucun mal à le dépuceler. Mais elle se retint. “S’il fait un geste, je le laisse faire, mais je ne fais pas le premier pas”, se dit-elle en le regardant fixement. » La proie s’empêtrait seule dans les mailles du filet. Elle ne le ferrerait pas tout de suite. Jean-Pierre était dans tous ses états. Il se trouvait seul dans cette maisonnette, seul avec une créature dont il connaissait la réputation sulfureuse. Apparemment, elle lui faisait de l’effet. Son sexe était enflé comme aux plus beaux matins. Elle paradait devant lui, l’aguichait dans un ballet amoureux, mais par timidité ou par manque d’expérience, il n’osait faire le geste qui aurait tout déclenché. Il n’avait jamais touché une fille de sa vie et son éducation faite de sagesse et de respect freinait ses élans. Et puis, inconsciemment, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle était la femme de Jacques, et bien qu’il soit au courant de leur situation d’époux séparés, il respectait son patron et ne souhaitait pas avoir de remords mal placé. Pourtant, l’ambiance était propice. Les postures et les gestes sensuels d’une femme d’expérience, prête à donner son corps,
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étaient là. Les odeurs suaves d’humidité et de fumée emmêlées, les circonstances dues aux perspectives d’avenir dans leur travail, leur futur succès, et le bouillonnement de son sang dans ses veines, tout concourrait pour que ces deux êtres finissent enlacés et unis dans un tourbillon de folie amoureuse, dans une avalanche de plaisirs de la vie. “Qu’est-ce qu’elle attend ? Mais qu’est-ce qu’elle attend ? Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Elle sait mieux que moi”, pensaitil constamment. Ils étaient face à face, dans un silence pesant. Fanchon recula d’un pas, puis revint vers le dessin qui était resté sur la table. La fièvre s’apaisa aussitôt. Elle le laisserait donc repartir comme il était venu. Il ne sera pas déniaisé aujourd’hui. Pendant ces courts mais intenses instants d’hésitation, elle avait compris qu’il valait mieux le laisser mijoter, lui laisser à penser à tout ce qui aurait pu se passer ce matin-là. Il n’en sera que plus vulnérable. Mieux valait qu’il soit dans cette situation d’amoureux dans l’attente, que s’il avait déjà consommé un fruit sucré. Elle n’avait qu’à laisser planer l’espoir d’une promesse, qu’à entretenir ce climat de doute en roulant opportunément quelques œillades appuyées pour lui rappeler ces moments torrides et ardents qu’ils venaient de vivre. L’envie devrait suffire à contenter ce jeune puceau, plus encore si elle le rendait impatient. « Je vais essayer de reproduire ce chinois, pour savoir où se trouvent les difficultés de ce dessin, dit-elle pour le ramener sur terre. Il me tarde de me régaler avec ce type de motif. » À peine eut-elle prononcé ces dernières paroles, qu’elle se rappela les difficultés rencontrées à cause de sa main et elle eut aimé pouvoir les retirer sans attirer l’attention de Jean-Pierre. « Si… si tu veux, oui ? Ce serait intéressant, répondit-il décontenancé. Ce serait bien que tu puisses le décrypter à ta façon. Essaye pour en avoir une idée ». Les dés étant jetés, elle ne pouvait pas se dédire. Elle prit une planchette qu’elle posa sur la table et saisit le bout de charbon utilisé plus tôt dans la matinée.
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« Je commence toujours par dessiner sur du bois, avec du charbon, dit-elle en voyant les yeux étonnés de Jean-Pierre. Je vais tout d’abord esquisser un croquis plus grand que le tien, pour bien saisir toutes les courbures. » Elle commença son “crayonnage” en traçant une ligne du banc sur lequel était assis le personnage et voulut enchaîner avec une parallèle. Immédiatement, elle comprit que cela lui serait impossible. Elle vit son doigt trembler et fut prise par un doute effroyable. “Personne ne doit savoir ! Personne”, pensa-t-elle en se figeant. « Je crois que je viens d’avoir l’idée qui va me permettre de dessiner dans le ton et dans le style de cette nouvelle mode… à la Versaillaise, dit-elle en prenant le charbon de la main gauche. Je pense avoir découvert le secret de ce “chinois”.» Elle savait très bien ce qu’elle faisait. Cette “pirouette” allait lui permettre de dissimuler son handicap et comme elle se savait adroite de la main gauche, suffisamment en tout cas pour réaliser “le décor au chinois” dans le style rustique et dépouillé que lui avait montré Jean-Pierre, elle allait pouvoir tromper tout son monde. Elle enchaîna les traits l’un après l’autre, sans hésitation, et le motif d’un homme assis sur deux planches, tenant un rameau de verdure à la main, apparut. Ce ne fut qu’un jeu d’enfant pour elle. “En fait, pensa-t-elle, il ne s’agit que d’une vulgaire caricature qui permet toutes les fantaisies”. Elle n’avait vu d’autre image que le schéma mémorisé par Jean-Pierre, ni jamais de chinois vivant, et pour autant, le personnage avait l’allure typique d’un asiatique, le dos voûté, le front dégagé, les oreilles plutôt petites, et la longue tunique bouffante qui descendait jusqu’au sol. « Voilà ! Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle en tendant la planchette. — C’est extraordinaire ! Je pense que tu es plus proche que moi de la vérité, dit-il en s’extasiant devant le dessin. Ah, non ! Il manque quelque chose. L’espèce de lacet sur la tête. J’avais été étonné par ce détail et j’en avais demandé la signification. Il paraît
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que c’est une natte, tous les chinois tressent ainsi leurs cheveux sur le sommet du crâne. » Fanchon prit instinctivement le charbon de la main droite et s’apprêta à retoucher le dessin. Lorsque sa main approcha de la planchette, elle se mit à trembler et il lui fut impossible de joindre les deux traits. Par défi, elle poursuivit son geste malgré ce contretemps et dessina un semblant d’ellipse d’un trait saccadé. « Ce n’est qu’un détail qu’il faudra régler, dit-elle après avoir soufflé sur le motif pour chasser les poussières de carbone. De toute façon, si tu me dis que c’est une tresse, il faudra que ce soit plus ressemblant. Cela dit, sur un dessin plus petit et avec des pinceaux, cela ne devrait pas poser de problème, et puis il faut voir le résultat lorsque tout sera peint en vert avec des bords chatironnés de brun. L’aspect final sera différent. Après quelques essais pour caler la cuisson, tout ira bien. Je suis en train de penser que nous devons créer un personnage type qui sera notre identification et dont le sujet pourra se prêter à plusieurs tableaux. Qu’en dis-tu ? — J’en dis que tu es vraiment un génie. J’en dis que si ce modernisme est vraiment de mise à Versailles, nous allons devoir nous retrousser les manches car tout le monde va en demander. — Soit, mais il va falloir convaincre monsieur le Directeur. — Pourquoi dis-tu cela ? Il ne s’opposera pas à cette idée. Je pense même qu’il est très ouvert à ce renouvellement de style. De toute manière, nous continuerons de produire nos anciennes collections. — Oui, nos anciennes collections », dit-elle en se perdant dans ses pensées. Allait-elle pouvoir continuer de dessiner avec autant de dextérité, de talent et de facilité que par le passé ? Le doute l’envahissait. Les expériences de ce matin la laissaient perplexe. Elle connaissait plusieurs personnes qui avaient été atteintes par un petit tremblement des mains, comme le sien, et qui ne s’en étaient jamais remises. Dans sa famille, sa grand-mère et sa tante étaient mortes après avoir été des “trembleuses” pendant de nombreuses années et sans que leur maladie ne régresse.
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« Qu’as-tu Fanchon ? Tu parais bien soucieuse. — Rien, rien. Peut-être un peu de fatigue. » “Pourquoi me demande-t-il cela ? se dit-elle. S’est-il aperçu de quelque chose ? Il ne faut pas qu’il doute de quoi que ce soit. Il ne faut pas qu’il aille dire quoi que ce soit. Il faut qu’il reste dans le secret. Que puis-je faire pour savoir s’il a vu ma main s’agiter ? Si je ne peux plus dessiner, je suis fichue. Jacques va me renvoyer et je ne pourrai plus aller ailleurs. Personne ne voudra d’un peintre à la main déficiente. Il faut que je me défende. Il faut qu’on me protège. Jean-Pierre est enthousiaste, il peut me protéger.” Toutes ces pensées se promenaient dans sa tête et elle était proche de céder à la panique. « Jean-Pierre, appela-t-elle. Je crois que nous pourrions faire une bonne équipe toi et moi. Je reconnais m’être comportée comme la dernière des dernières quand j’ai dit du mal de toi, mais il faut que tu saches que je regrette vraiment tout cela. J’avais peur, peur de perdre ma place, peur de ne plus exister dans la faïencerie, et tout cela avait rempli ma tête de mauvaises pensées. Et puis, je crois que je me servais un peu de cette affaire pour régler un vieux contentieux. — À vrai dire, je ne suis pas rancunier et je n’y pensais plus. Franchement, je n’ai pas trop pris ces histoires à cœur, et j’ai pour principe de laisser au passé les choses du passé. Je n’ai de conseil à donner à personne, mais peut-être devrais-tu essayer d’adopter ce précepte. Oublie les vieilles querelles ; la vie est si courte qu’il est inutile de la gâcher. Par contre, je suis ambitieux et, seul, l’avenir compte pour moi. Il ne tient qu’à toi que notre entente soit parfaite. Ah, une seule règle néanmoins : jamais je ne ferai quelque chose qui puisse nuire à la faïencerie. Trop de gens en dépendent. » Elle n’en attendait pas tant. Elle cherchait un soutien en prévision de ce qui s’annonçait comme une période difficile à vivre pour elle, et elle trouvait un authentique allié, et qui plus est, un sage. « Je te remercie. Vraiment, je m’en voulais d’avoir agi contre toi, et ton attitude aujourd’hui est très chevaleresque. Je… je ne
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m’attendais pas à cela et je suis toute remuée. Excuse-moi si je parais sotte, mais j’ai envie de pleurer tellement je me sens laide. — Il ne faut pas. Il ne faut pas te mortifier pour de si petites histoires. Au contraire, tourne la page. — Alors c’est dit ? Tu deviens mon ami ? — Je n’ai jamais été ton ennemi. — Je ne dis pas cela, mais… tout est si soudain… comment puis-je te remercier ? Tiens, assieds-toi. Nous allons prendre un bol de lait chaud avec du miel », proposa-t-elle embarrassée. Elle était soulagée. A priori, il n’avait pas remarqué sa main tremblante. Ce qui était sûr, c’est qu’il était disposé à pactiser avec elle. L’idée de lui offrir un bol de lait lui était venue instinctivement alors qu’elle pensait devoir gagner du temps pour avoir le loisir de réfléchir à tout cela. Il fallait qu’elle puisse tout mettre en ordre pour dissimuler habilement l’inconvénient majeur qui venait compromettre ce qui, jusque-là, l’avait rendue souveraine dans son métier. Pendant qu’elle plaçait la casserole sur un petit trépied devant l’âtre, elle réfléchissait. « Sais-tu à quoi je pense ? Tu m’as bien dit qu’il fallait savoir tourner la page ? — Oui, j’ai dit cela, mais il convient quand même de réfléchir avant. Tout dépend de quoi on parle, moi, je disais cela pour ce qui concerne les petites embrouilles qui gâchent la vie. — Certes. J’entends bien. Je me dis que cette mode pourrait être une occasion pour moi de le faire. — C’est-à-dire ? — C’est-à-dire que je vais arrêter de dessiner des roses, des pois, des fougères et tous les bouquets : printaniers, estivaux, automnaux, hivernaux, dit-elle théâtralement pour donner un peu d’humour à ses paroles. — Tu n’y penses pas ? Ce serait une tra… — Attends, laisse-moi terminer. Je vais cesser de reproduire tout ce que je fais depuis plus de vingt ans, pour me consacrer aux nouveaux décors. Vingt ans, quand même… répéta-t-elle en appuyant ces mots pour leur donner toute leur force. Tu as bien vu qu’il m’a fallu le dessiner de la main gauche pour donner son originalité à ce chinois? Qui d’autre que moi pourrait effectuer ce travail?
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— Parfaitement. Il fallait ton œil d’artiste pour voir cela dès le début. Mais tout de même, tu ne peux pas abandonner les anciennes prod… — Je continuerai de créer et de tracer les poncifs floraux pour les autres peintres, argumenta-t-elle en l’interrompant, et donc je surveillerai leurs travaux, mais je me réserve les “chinoiseries” qui me laisseront du temps pour créer. Je t’avoue que je suis un peu fatiguée de dessiner des fleurs. — Fanchon ! Une telle décision ne se prend pas à la légère. Il faut tout bien peser. — Il y a belle lurette que je me sens lasse de répéter les mêmes gestes. Un changement serait un bon stimulant pour moi, tout comme il serait motivant pour les décorateurs qui sont là depuis bien moins longtemps que moi de savoir qu’ils auront à assumer la responsabilité des motifs plus classiques. — C’est vrai que vu comme cela, on peut envisager de bons résultats. Néanmoins, j’ai du mal à croire que tu puisses t’éloigner longtemps des compositions florales, et je doute que tu cesses tes travaux de création dans ce domaine. — Tu as sûrement raison, mais pour l’instant, c’est là mon souhait le plus cher », dit-elle en lui adressant un sourire gracieux. Fanchon, la calculatrice, venait de gagner cette première manche qui consistait à trouver une parade à son actuel handicap. Jean-Pierre Chaldamine paraissait conquis par cette donne insolite, et comme il était responsable des ventes, il devenait un atout sérieux pour la soutenir dans l’application de cette nouvelle orientation. À deux, ils devraient réussir, sans trop de peine, à persuader Jacques de l’intérêt de cette organisation. « Est-ce que tu vas m’aider à mettre en place cette organisation ? lui demanda-t-elle en se rapprochant de lui. — Je n’y vois pas d’inconvénient majeur, mais je ne décide de rien. C’est Jacques qui est directeur. C’est lui qui aura le dernier mot. — Bien entendu. Mais toi, est-ce que tu vas défendre cette idée? — Ma foi, oui. Je pense que c’est une bonne idée que de voir l’avenir différemment.
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— Alors, puis-je dire que nous sommes… alliés ? — Nous sommes d’accord en tout cas. — Jean-Pierre ? Est-ce que je peux dorénavant te considérer comme un ami ? questionna-t-elle en le regardant dans les yeux. — Je t’ai déjà dit que je n’avais jamais été ton ennemi. Alors, si cela t’est agréable à entendre, oui, je veux bien devenir ton ami. — Alors, viens. Nous allons sceller un pacte d’amitié. Suismoi ! » ordonna-t-elle en déposant un baiser langoureux sur ses lèvres, avant de le diriger vers l’alcôve qui lui servait de chambre. Jean-Pierre fut tout d’abord stupéfait de cette attaque. Il ne s’attendait pas à ce que cette conversation, axée sur l’amitié, prenne une pareille tournure. Les hésitations de tout à l’heure l’avaient éloigné des pensées qu’il avait pu avoir lorsque l’ambiance était tendue et explosive, et la soudaineté de la réaction de Fanchon le laissait comme un animal obéissant. Elle savait qu’avec un jeune chien fou, il ne fallait pas perdre de temps en préliminaires ; elle avait eu d’autres expériences où le jeune amant trop intimidé, trop impressionné, s’était retrouvé impuissant. Comme elle n’avait pas pris le temps de se vêtir pour sortir, en trois gestes elle retira sa chemise longue et se trouva nue comme un ver. Debout, au centre de ses vêtements tombés à terre, son corps apparut à Jean-Pierre dans toute sa splendeur. Il restait figé, sans réaction. Il découvrait la femme dans son intimité. Son regard allait de la pointe des seins, fermes et arrogants, au triangle brun qui, tel une clé de voûte, couronnait le haut des cuisses de la beauté dénudée. Elle s’approcha de lui et commença de déboutonner son gilet, puis elle glissa ses doigts sous sa chemise pour lui caresser l’abdomen en allant le provoquer au-dessous de la ceinture. De l’autre main, elle le dirigea vers sa poitrine et lui indiqua comment effleurer ses seins pour les flatter, les rendre fébriles et impatients. Il ne lui restait plus que la chemise sur le dos, lorsque les délicatesses dont il bénéficiait le portèrent au point éminent où les hommes ne savent plus se contrôler. Elle le guida avec douceur pour qu’il accomplisse son premier acte de mâle, en prenant soin de ne pas précipiter ou brusquer la chose. Bien qu’elle sache par avance qu’il ne la conduirait pas jusqu’aux plaisirs extrêmes dans lesquels elle aimait voyager, elle éprouvait de la sympathie pour ce
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garçon plutôt agréable ; autant qu’il garde un bon souvenir de son dépucelage. Il était doux et calme, ce qui la surprit. Elle commença néanmoins à ressentir un début d’extase dès les premières secousses et voulut en chercher davantage en bougeant à son tour. Sitôt qu’elle eut imprimé quelques contractions bienfaisantes, JeanPierre se raidit dans un spasme qui l’anéantit et, en gémissant, il se cambra et plongea au plus profond du corps tendu de sa maîtresse. Elle ressentit une douce chaleur se répandre en elle et se contracta pour que le régal de son jeune compagnon soit achevé et parfait. Vidé de ses forces, il s’étendit sur elle et leurs cheveux se mêlèrent. Elle ne dit mot et le laissa récupérer de ses émotions. Elle le bécotait tendrement. Était-elle heureuse ? Oui, sûrement, et si elle avait le sentiment du devoir accompli, elle avait oublié pour un moment tous les calculs pervers qu’elle avait pu fomenter en envisageant d’exploiter la personne de Jean-Pierre. « Je m’excuse, dit-il alors en soulevant ses paupières. — Chut… Ne dis rien. Tu n’as pas à t’excuser. C’est moi qui n’ai pas su te préserver. Mais au fait, de quoi t’excuses-tu ? — Ben… tu me comprends, non ? C’était trop rapide pour toi. — Dis donc, tu as l’air bien informé pour quelqu’un que l’on dit puceau. — Je n’ai pas d’expérience, mais tout de même, je sais de quoi il s’agit. J’ai des amis bien informés qui m’ont renseigné. — Ah oui ! Bien informés ? Eh bien tu leur diras, à tes amis bien informés, qu’ils t’expliquent à quel moment il faut penser à se retirer, ajouta-t-elle câline et lascive. — Ah ! Tu veux que je m’en aille ? » dit-il l’air désolé, en s’appuyant sur un coude. En entendant cette réponse naïve et d’une pureté sans faille, elle partit d’un rire fou et le prit dans ses bras. Elle le coucha sur le dos et roula sur lui en le couvrant de mille petits baisers. « Tu es mignon, toi. Tu es adorable. Non, je ne veux pas que tu partes. Reste encore un peu. Je vais t’expliquer, moi, quand il faut se retirer. »
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Il devait être onze heures. Jean-Pierre rentrera à la faïencerie vers midi et demie. Il glissera deux fois sur des plaques glacées et se blessera au genou. En se rhabillant, elle s’était dit que, finalement, il était préférable qu’ils aient eu cette relation aujourd’hui et que ce nouvel amant serait plus vulnérable en étant compromis. En fait, il ne représentait rien de plus qu’un fil supplémentaire tissé à sa toile
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XXI Berliette, Juillet 1772 Comme la coutume le voulait, en ce dimanche de juillet, Armelle, sa fille et Aloïs Budan étaient venus passer leur journée à Berliette. Cela faisait deux ans qu’Aloïs avait installé son affaire d’exportation dans la grange prêtée par Guillaume et les ventes de vin de Berliette connaissaient un franc succès outre manche. Par chance, ou peut-être était-ce dû à un tour de main et à un savoirfaire particulier, ces vins voyageaient bien par mer, ce qui n’était pas le cas de toutes les productions de la région de Pomerol. À Berliette, on ne lésinait jamais sur ce qui pouvait améliorer la qualité des vins. Hormis les cépages et le travail de la vigne, éléments qui appartenaient au domaine de la tradition, tout était étudié pour que la vendange soit traitée de la meilleure façon qui soit. Les chais où étaient entreposés les tonneaux, étaient ventés ou légèrement chauffés en fonction des conditions atmosphériques. Les fûts dans lesquels le vin était élevé, provenaient des meilleures tonnelleries et Marin avait pour habitude d’aller choisir les bois avec lesquels seraient fabriquées les barriques neuves. Lorsqu’il passait une commande à son tonnelier habituel, il l’accompagnait jusqu’à la merranderie où tous deux triaient les merrains, issus de chênes souvent bicentenaires, mis à sécher depuis plus de deux ans, dans lesquels seraient façonnées les douelles. Les tonneaux étaient utilisés durant trois années. Chaque tiers du stock donnait des barriques de premier vin, de second vin et de troisième. Au terme de ce roulement, la barrique était réformée ou cédée à d’autres producteurs moins tatillons. Le vin de Berliette était soutiré dès qu’il commençait à fermenter, et cela à raison de quatre fois durant la première année, afin d’en éliminer les impuretés et la lie
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qui pouvaient apporter maladies et mauvais goût. Venait alors l’application du secret de Berliette qui avait été transmis à Guillaume, par un grand-oncle qui travaillait à la propriété au temps du père. Personne ne pénétrait dans les chais pendant ce traitement qui devait rester strictement confidentiel. Durant la semaine qui précédait cette opération, Marin courait la campagne en quête d’œufs frais, et mis à part les deux antagonistes, personne ne savait à quoi étaient utilisés les œufs. Quinze jours après la réouverture des portes des chais, on soutirait de nouveau les barriques traitées. Ensuite, pendant les années de stockage, on prenait soin d’ouiller, de maintenir le niveau maximum dans chaque tonneau qui, après chaque opération, retournaient au stockage, bonde sur le côté afin d’opérer une vinification hermétique. Il ne restait plus ensuite qu’à filtrer le vin savamment mûri, avant de le conditionner dans des fioles de grès qui étaient cachetées et marquées au pinceau. Ce vin noir d’ébène plaisait à Aloïs et séduisait les Anglais. Il était à la fois puissant et élégant, et il proposait un bouquet complexe d’arômes de fruits mûrs, de cerises, de myrtilles et de notes fumées de belle pureté. Sa dégustation laissait une bouche parfumée, charmée par les sucs et par la douceur lourde et épaisse de ce nectar. En quelques mots, ce vin rendait tout le monde heureux ; Guillaume et Marin qui étaient récompensés de leur travail de tous les jours ; Aloïs qui avait trouvé une source d’approvisionnement inégalable ; les intermédiaires, gabariers et chargeurs qui bénéficiaient d’une activité régulière et sûre ; les vendeurs et clients britanniques qui se trouvaient à l’autre bout de la chaîne. Outre le fait qu’il était le principal client de Berliette, Aloïs était resté l’ami sincère de la famille, à tel point qu’il avait la sensation d’en faire partie. Il avait fini par acheter une maison à Libourne et il avait engagé une domestique qui entretenait son habitation et qui concoctait ses repas. Pour son travail, il était en contact quasi permanent avec Guillaume et Marin, et il avait gardé l’habitude de ses visites fréquentes au haras. Il prenait toujours le même plaisir à côtoyer Armelle et sa fille et il était heureux de parler dans sa langue natale avec celle à qui il l’avait apprise durant ces deux années. “Mademoiselle” avait treize ans… et du caractère. Lorsqu’elle n’avait pas les yeux et l’esprit plongés dans un livre pour étudier, elle s’habillait d’un haut-de-chausse d’homme sur
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lequel elle enfilait une robe, pour respecter les convenances du temps, et partait galoper, à cru, dans les prairies et les bosquets environnants. Elle était devenue une cavalière émérite et chevauchait une jument racée de taille moyenne. Elle ne délaissait pas pour autant sa fidèle Fringante, la ponette de son enfance, mais elle préférait Câline, plus impétueuse, plus vive, mais aussi plus redoutable avec qui elle prenait souvent des risques en franchissant les obstacles naturels qui se présentaient dans ses courses folles. Sa mère tremblait à chacune de ses sorties. Elle eut préféré qu’elle montât en amazone, comme toutes les écuyères, cela aurait freiné son impétuosité, mais, à cheval, “Mademoiselle” se comportait comme un garçon courageux et téméraire. Ce matin-là, elle avait devancé d’un bon quart d’heure Aloïs et Armelle qui pourtant avaient rallié Berliette d’un trot soutenu et sans flâner car le temps était menaçant. L’orage grondait à l’ouest et tous étaient soucieux pour le devenir des raisins dont certaines grappes allaient commencer leur maturation. Ils arrivèrent à la propriété vers dix heures et demie, au moment où Léa agitait les rênes du cab qui la conduirait à la messe. Les hommes étaient inquiets. Ils étaient à l’étage et observaient les masses sombres qui voûtaient le ciel et qui roulaient dans leur direction. Ils voyaient les éclairs qui zébraient l’horizon et redoutaient l’une des plus périlleuses calamités : la grêle. « J’espère pour nous qu’elle prendra le couloir des Billaux, ou celui du Cros. Si elle vient chez nous, ce sera Catusseau, Néac, Maillet, Chevrol, Marcheseau, le Grand Moulinet et nous, qui allons être hâchés. — Oui, répondit Guillaume à son neveu. Si ces nuages lâchent autre chose que de l’eau, beaucoup d’entre nous vont être sacrifiés. Voyons, tais-toi une minute ! Je n’entends pas les cloches de Catusseau, dit-il en tendant l’oreille. Pourtant, le vent porte dans la bonne direction. — C’est exact ! Ni “Sauveterre” de Libourne. Il paraît que certains fermiers n’ont pas voulu payer la quête du sonneur cette année. C’est ridicule car cela ne coûte pas si cher. Bientôt, il n’y aura plus de sonneur désigné et il faudra revenir à l’ancien temps où c’était tout le monde et personne qui allait tirer les cordes dans
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le désordre et tous se disputaient. De plus il y avait beaucoup de casse de cloches ce qui, pour le coup, coûtait très cher. — Pour sûr ! Et quand on pense que pour mettre en branle “Sauveterre” il faut six hommes ; il suffit qu’il en manque un pour que Libourne reste muette. — Maintenant que nous en parlons, je me souviens avoir entendu qu’à Catusseau, le sonneur avait été secoué par l’éclair lors d’un dernier orage et qu’ils n’ont pas trouvé de remplaçant. Depuis lors, tout le monde a peur. — C’est vrai que cela arrive de plus en plus fréquemment. Au fait, as-tu entendu parler de cette nouvelle technique qui consiste à chapeauter chaque rang de vigne par deux planches assemblées en faîtage pour préserver de la grêle le pampre et les grains ? Tu y crois, toi ? — Oui, cela se disait à la merranderie l’autre jour. Mais tu réalises le nombre de planches qu’il nous faudrait pour couvrir Berliette, ajouta Marin quelque peu défaitiste. — Bien sûr. C’est phénoménal, mais petit à petit et en plusieurs années, cela doit pouvoir être fait. Nous avons quelques arbres de haute futaie à couper pour le chauffage que nous pourrions faire débiter en planches. Je pense que notre vigne mérite d’être protégée. Il faudra y réfléchir cet été. Pour l’instant, faisons confiance à Léa, qui m’a dit qu’elle prierait avec ferveur pour que le Seigneur nous épargne. — Hélas, c’est tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui. » Armelle et Aloïs arrivèrent dans la cour de Berliette avec les premières gouttes lourdes et espacées qui marquaient d’un petit cercle brun la poussière de la cour à chaque impact. Ils menèrent leurs montures à l’abri dans l’écurie où ils retrouvèrent “Mademoiselle” qui finissait de bouchonner Câline qui avait transpiré après l’effort soutenu et brutal que lui avait demandé de fournir sa jeune cavalière. Aloïs se chargea de libérer les deux bêtes de leur sellerie pendant qu’Armelle se rendait à l’intérieur de la maison. Elle trouva Guillaume et Marin qui descendaient l’escalier. « Bonjour ma sœur ! Nous avions pensé qu’avec ce temps menaçant, tu serais restée à Ravignac.
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— J’ai hésité, mais il faut espérer que cet orage va se vider loin d’ici. — N’as-tu pas eu peur de tous ces éclairs dans les bois ? — Aloïs m’accompagnait. — Alors, si monsieur Aloïs te protégeait, tu n’avais rien à craindre du tonnerre, ajouta Marin dans un soupçon de moquerie. — Garde tes sarcasmes, veux-tu ? répondit-elle en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Et ne vas pas laisser entendre des choses qui ne sont pas. — Ah ! Voilà ma princesse, dit Guillaume pour saluer l’entrée de sa filleule qu’accompagnait Aloïs. — Nous arrivons juste avant le déluge, répondit-elle en allant embrasser son parrain. Il va tomber des cordes. — Tiens, voilà Léa qui revient, dit Armelle qui se trouvait à passer devant la grande baie vitrée de l’entrée. Elle a dû rebrousser chemin. Marin, tu devrais aller l’aider à dételer. » Léa expliqua que son cheval avait manifesté trop de signes d’énervement en chemin et qu’elle avait pris peur au point de sacrifier ses devoirs de chrétienne. Elle avait préféré s’en retourner avant de voir “Neptune” s’emballer. « Quand je vois ce qui dégringole en ce moment, je me dis qu’il ne faut pas regretter d’avoir fait demi-tour, dit-elle à Armelle alors que toutes deux dressaient la table. — Rassure-toi, il y a fort à parier que tu ne vas pas être la seule. Aujourd’hui, il vaut mieux sonner les cloches pour la grêle que pour la messe. — C’est vrai, mais si j’avais été jusqu’à l’église, nous aurions été plus nombreuses à prier pour que le ciel nous accorde sa clémence. Ça n’aurait rien gâché. — C’est cela, ça n’aurait rien gâché, comme tu le dis si bien », répéta Armelle avec un sourire qui en disait long sur sa manière de compter sur les divines bontés. Les hommes restaient soucieux. Regardant à travers les vitrages contre lesquels venaient cingler les traits obliques venus du ciel, ils essayaient de savoir dans quelle direction les vents
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chassaient les nuages. L’orage était au-dessus de leurs têtes et les éclairs claquaient dans tous les azimuts. « Et dire que chacun de ces feux de Dieu détruit systématiquement quelque chose lorsqu’il touche la terre, commenta Marin pour casser le mutisme qui régnait dans le salon. — Oui ! Hélas ! Quand ils n’allument pas un incendie, il y a toujours un drame partout où ils frappent. Maison, château, ferme, pailler, grenier, même des animaux qui pourtant ne sont coupables de rien, sont parfois abattus par le tonnerre. — L’année passée, deux vaches ont été tuées alors qu’elles se trouvaient en plein champ à Saint-Émilion. — Il me semble que le vent tourne au nord-ouest, dit Guillaume en s’approchant d’une fenêtre orientée à l’ouest. La pluie frappe moins fort sur cette vitre. — De toute manière, il n’y a qu’à espérer que cela passera sans faire de dégât chez nous. — Ces Messieurs sont servis », vint annoncer “Mademoiselle” en sautillant et en prenant la manche de Guillaume qu’elle poussa vers la salle à manger. Tous allèrent déjeuner, mais leurs esprits restaient soucieux de ce que pouvait devenir l’avenir immédiat. Comme de coutume, on ouvrit une bouteille de vin de garde qui avait été tirée de la cave la veille afin de lui faire prendre la température de la pièce avant d’être servie. Le vin fut dégusté en apéritif, de manière à porter un jugement neutre, non influencé ou bonifié par les fumets et les saveurs des mets qu’il allait accompagner. Il fut difficile de lui trouver un défaut. Ce vin faisait honneur à son terroir, il était équilibré et harmonieux. Il se livrait sans réticence en offrant ses parfums subtils, ses arômes pénétrants. Sa robe chatoyante à l’éclat lumineux, d’un pourpre profond tirant sur le grenat, lui donnait la force d’un vin charpenté. Incontestablement, ce cru était un grand cru. Marin qui était le plus technicien des trois était fier de cette réussite. Il avait su ordonner les cuvaisons et avait eu le génie de réussir les assemblages de vins issus des différents cépages cultivés à Berliette. Le quadragénaire qu’il était aujourd’hui avait bien profité de toutes les années de recherches qu’il avait consacrées à
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la vigne. Il était fait pour ce métier et il lui arrivait parfois de se souvenir que sa mère voulait faire de lui un soldat ; heureusement qu’Armelle lui avait fait confiance lorsqu’il avait pris position justement contre sa mère. C’eut été un vrai gâchis, surtout pour les vignes de Berliette. Le repas prit fin vers quinze heures. L’orage s’était quelque peu calmé et le tonnerre se faisait encore entendre, mais on devinait que les longs roulements venaient de derrière les nuages. Le vent s’était apaisé et la pluie avait cessé après être tombée à fines gouttes. « Je pense que ce n’est pas pour cette fois-ci, déclara Guillaume maintenant rassuré. — Il faut se méfier de ces orages d’été. Quelquefois, ils se calment dans la journée pour frapper brutalement par la suite. — On dirait que le vent a encore tourné. Regarde les cyprès, ils ont la tête à l’ouest et tous les nuages sont sur Libourne. — Sur Libourne, dis-tu ? demanda Armelle en s’approchant de la fenêtre. Ils peuvent être aussi bien sur Ravignac, non ? — C’est vrai que d’ici, c’est difficile à dire. — Je vais y aller. Je ne suis pas tranquille. Blaise est seul et nous avons douze chevaux dans les champs. S’il y a de l’orage, il faudra les rentrer dans les box et, avec des bêtes énervées, un homme seul n’y arrivera pas sous la pluie. — Tu ne penses pas partir seule avec ce temps ? lui dit Léa désappointée. Blaise va s’en sortir, il a l’habitude des chevaux. Je vous garde tous les trois à dormir à Berliette ? Demain, il sera temps d’aviser. — Écoute, ce n’est pas un peu de pluie qui va m’arrêter. Si je pars tout de suite, j’en ai pour moins d’une heure pour rejoindre Ravignac. De toute façon, je n’ai pas le choix. — Maman, je viens aussi. Je t’accompagne. — Ah, non ! Tu vas rester ici avec ton oncle et ta tante car la route peut être dangereuse. Tu pourrais glisser et te fracasser les os avec la boue qui doit y avoir sur les chemins. — Câline a le pied sûr et le sabot précis, et si c’est dangereux pour moi, ça l’est pour toi aussi. Il y a deux poulinières qui sont pleines au haras et qui auront besoin d’être rassurées, et ça, c’est mon travail. Alors, je viens.
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— Soit, mais tu restes à côté de moi pendant le trajet ! Pas question de partir au galop pour arriver plus vite. — Maman chérie, serais-tu fâchée pour ce matin ? Je te promets de retenir Câline. — Je viens aussi avec vous, annonça Marin. Tout le monde sera rassuré de ne pas vous savoir seules sous l’orage. De toute façon, ici, que pourrais-je faire ? — Permettez-moi de faire route avec vous jusqu’à Ravignac, proposa Aloïs Budan. Je ferai le détour et, si tout va bien, je rejoindrai Libourne dans la soirée. Moi aussi, cela me rassurerait. » Sitôt les montures sellées, ils se mirent en chemin alors que la pluie reprenait faiblement. Ils trottinèrent d’un pas soutenu et parvinrent sans encombre au nord de Libourne, aux deux tiers de leur parcours. Leurs vêtements étaient trempés et ils pressèrent inconsciemment leurs montures afin d’arriver au plus tôt à Ravignac où ils pourraient se sécher. Les bourrasques soulevaient les pans de la robe d’Armelle. Le ciel était noir et bas et les éclairs zébraient l’horizon. Le vent devenait de plus en plus violent. Les rafales inclinaient les filets de pluie qui cinglaient sur les visages, et les quatre cavaliers devaient plisser les sourcils pour protéger leurs yeux des attaques incessantes. À deux reprises, ils durent modifier leur trajet car la foudre et les éléments ravageurs avaient couché au sol des arbres, pourtant de haute futaie, qui obstruaient leur route. La végétation des sous-bois étant trop dense pour permettre le passage des chevaux, ils perdirent du temps à contourner les bosquets. Alors qu’ils se trouvaient sur une large allée bordée de chênes qui les ramenait sur leur parcours initial, la foudre vint fracasser un tronc en le fendant en deux, comme s’il s’était agi d’une immense hache. Aveuglée par l’intense lumière et affolée par le bruit assourdissant qui accompagnait ce phénomène qui venait de se produire à seulement quelques coudées de ses naseaux, Cabriole se cabra violemment et Armelle, qui montait en amazone fut désarçonnée et chuta lourdement sur le sol. L’animal s’enfuit au galop et les trois autres chevaux qui avaient aussi montré des velléités pour se cabrer furent maîtrisés par leurs cavaliers respectifs. « My Got ! s’exclama Aloïs. Je crois qu’elle s’est mal reçue.
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— Maman ! Maman ! » criait “Mademoiselle” qui fut la plus preste à mettre pied à terre et qui courait vers Armelle étendue. Ils s’approchèrent et entourèrent la blessée dont Marin souleva la tête qui resta amorphe. Ils l’appelèrent, lui prodiguèrent de petites tapes pour la raviver, en vain. Armelle était sans connaissance et sans vigueur. « Tenez ! dit Aloïs en ôtant son long gilet. Couvrons-la. Au moins sera-t-elle un peu abritée. — Armelle ? Nous entends-tu ? demanda Marin désemparé. — Maman ! Je suis là, petite maman chérie ! disait la fillette en tremblant de peur pour sa mère. — Je ne sais pas ce qu’elle peut avoir, glissa Aloïs à l’oreille de Marin, mais cela ne présente rien de bien bon. Puis, il reprit plus fort, il faut aller chercher un cab pour la transporter chez un médecin. — Je connais une ferme située à environ dix minutes, dit Marin. Je vais y aller, ajouta-t-il alors que Câline revenait au pas pour pencher son museau vers Armelle comme pour se faire pardonner. Essayez de la protéger au mieux de la pluie et du vent en attendant. — Nous la conduirons directement à Libourne, dit Aloïs. Ce sera plus facile d’y trouver un médecin. — Je pense que ma mère préférerait être conduite à l’hospice tenu par les sœurs de la Charité. — Ta mère ? Chez les sœurs ! réagit Marin surpris par cette incongruité. — Il lui arrive d’être généreuse avec elles. Elle m’a expliqué que c’était un vieux souvenir qui lui restait de sa vie d’avant. Elle a beaucoup de sentiments pour une confrérie d’Antonins et elle vient en aide aux sœurs, faute de ne pouvoir le faire avec les frères. — Nous agirons comme tu le dis », répondit Aloïs pour couper court à toute discussion qui ne ferait que retarder le départ de Marin. Ce dernier mit plus d’une demi-heure avant de revenir. Il avait chevauché à bride abattue pour rejoindre la ferme, et le paysan qui
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l’avait écouté lui conseilla de transporter Armelle sur un plateau plutôt que sur une voiture rapide, ce qui conviendrait mieux à une personne blessée. Toujours inconsciente, Armelle fut allongée sur une épaisse et molle couche de paille que le fermier avait épandue sur le plateau de la carriole, et on la couvrit d’une couverture et d’un manteau de bure censé l’abriter de la pluie. Aloïs, qui était inconfortablement assis sur le plateau, prêtait sa cuisse à la tête d’Armelle pour la préserver des secousses parfois brusques. Marin, sa jeune cousine et les deux montures libérées de leurs cavaliers, suivaient le convoi. Lorsque la chaussée le permettait, le paysan flattait sa jument qui accélérait le pas et dès que les chemins devenaient plus rustiques, il claquait sa langue dans sa bouche et l’animal obéissant ralentissait. Les journées de juillet étaient longues, mais ils arrivèrent quand même à la nuit tombante aux portes de l’hospice. La mère supérieure était très âgée et ne parut pas ce soir-là. Sœur Bérénice qui était la plus à même de porter un diagnostic fut très laconique. « Elle respire normalement, dit-elle après avoir rejoint le trio qui s’impatientait après une bonne heure d’attente. C’est bon signe aussi qu’elle ne soit pas agitée, mais ce qui me chagrine, c’est qu’elle n’est pas encore revenue à elle. — Allez-vous sauver ma maman ? — Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, soyez-en sure mon enfant. Nous allons la laisser reposer cette nuit, et demain, mère Agnès se prononcera. Nous aurons aussi la visite du médecin chargé de la santé de nos orphelins, et nous lui présenterons votre mère. Nous l’aimons bien vous savez. Elle vient nous voir de temps en temps et nous avons toujours eu de bons rapports. Ce soir nos sœurs prieront pour son salut et les prières des mâtines seront également consacrées à sa guérison. Rentrez chez vous, et revenez demain matin, et priez aussi pour elle. — Puis-je rester auprès d’elle, ma sœur ? Je serais plus tranquille et je la veillerai, proposa “Mademoiselle” — Je vous comprends, mais nous ne pouvons pas vous garder. Elle est en de bonnes mains. Notre sœur Marthe est de veille cette nuit et elle sera vigilante à toute évolution. Et puis, vous êtes toute
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trempée, il faut aller mettre des vêtements secs et vous réchauffer, sinon, c’est vous qui allez attraper de vilaines choses. — Tu dormiras chez moi, dit Aloïs. Ma maison n’est pas très éloignée. Je te cède mon lit. Marin et moi dormirons dans le salon sur des paillasses, cela ne posera aucun problème. Sœur Bérénice a raison. Nous avons tous besoin de nous sécher et notre présence ici serait inutile. — À quelle heure pouvons nous revenir ? demanda Marin. — Le médecin passe vers neuf heures, venez vers onze heures. » Ils prirent congé et regagnèrent le domicile d’Aloïs au cœur de la cité. La domestique s’empressa d’allumer un feu pour donner de la chaleur aux trois corps transis et grelottants. Ensuite elle proposa d’aller chez une voisine de sa connaissance pour emprunter des vêtements secs pour la jeune fille. Aloïs et Marin ne fermèrent pas l’œil de la nuit, et ce ne fut pas à cause de leur situation inconfortable, ils avaient déjà dormi de manière spartiate, mais ils restaient atrocement soucieux du devenir d’Armelle. Comme tous les cavaliers, ils redoutaient la chute et ses conséquences souvent dramatiques, et l’attitude d’Armelle qui ne répondait à aucune sollicitation les perturbait. Elle avait toujours été dynamique et personne ne pouvait deviner son âge tellement elle était active dans sa vie de tous les jours, mais eux savaient qu’elle approchait la soixantaine et que cet accident, qui aurait pu être banal pour une jeune personne souple et alerte, pouvait être tragique pour une personne déjà usée par les ans et par le travail. Après avoir tourné et retourné sous les draps, la petite “Mademoiselle” finit par succomber à la fatigue et s’endormit. Impatients, ils arrivèrent à l’hospice vers dix heures et durent attendre dans le couloir du petit cloître. Une nonette passa près d’eux et les informa que la malade avait repris connaissance dans la nuit, ce qui emplit leurs cœurs de baume apaisant.
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Vers onze heures, le médecin qui avait observé Armelle vint à leur encontre accompagné de Mère Agnès et de sœur Bérénice qui paraissait éreintée. « Je n’ai pas que de bonnes nouvelles, leur dit-il en préambule. La malade a retrouvé ses sens. Elle est consciente mais elle gardera des séquelles de cette chute. — Que voulez-vous dire ? demanda Aloïs inquiet. — Vous êtes de sa famille ? — Je suis son neveu, précisa Marin. Voici sa fille et monsieur Budan qui est un ami intime de la famille. Vous pouvez nous parler, nous sommes sa plus proche parenté. — Puis-je vous parler en privé, Messieurs. Cette jeune personne me paraît fragile pour tout entendre sur sa mère. — Non ! hurla la jeune fille. Non, ce n’est pas possible. Où estelle ? je veux la voir. — Venez avec moi, dit alors sœur Bérénice en maternant la fillette. Votre mère va bien et elle repose. Je pense qu’il faut laisser le docteur dire les choses à sa façon, et je le connais, il ne mâche pas les mots, alors, nous allons tout vous dire, mais avec un peu plus de tendresse. » Elles s’éloignèrent et la bonne sœur allait mettre les formes à sa déclaration, chose que le médecin était incapable de faire. Encore heureux qu’il se soit rendu compte de la fragilité de la fillette. « Voila dit-il aux hommes en aparté. La malade souffre d’une grave contusion au niveau du cou. Actuellement, elle est impotente d’un côté, enfin, je veux dire qu’elle est paralysée du côté droit. » Le choc fut violent pour les deux hommes et ils durent s’adosser au mur pour encaisser la déclaration brutale du docteur. Après un court moment Marin demanda : « Nous dites-vous qu’elle va rester dans cet état ? — Ça, je n’en sais fichtre rien. Tout ce que je sais, c’est que ça ne se soigne pas, enfin, on n’en guérit que très rarement. À ce que
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l’on sait, il y a quelque chose dans le cou qu’il ne faut pas casser. Ou alors, c’est dans la tête qu’il y a du dégât, et là… conclut le docteur sans ménagement. — Est-ce qu’elle souffre ? — Ah, ça, quand on tombe de deux hauteurs, ça fait toujours mal. — Pensez-vous qu’elle peut retourner dans sa famille, docteur ? — Nous en reparlerons dans quelques jours. Tout d’abord, nous la garderons au lit jusqu’à ce qu’elle puisse se lever seule. Mais ne vous attendez pas à des miracles. — Peut-on la voir ? Que peut-on faire pour aider ? — Revenez en milieu d’après-midi, leur dit la mère supérieure. Nous aurons le temps de la mettre en beauté, et cela vous laissera le temps de préparer la petite jeune fille. Dites-vous qu’elle n’est plus comme avant et que la revoir pourrait vous choquer. Il vaut mieux vous y préparer. Sœur Bérénice l’a veillée toute la nuit, et elle a besoin de se reposer. Laissez-lui quelques heures avant de venir, comme cela elle vous accompagnera et sa douceur atténuera beaucoup de choses. » Lorsqu’ils revinrent dans le cloître, ils trouvèrent sœur Bérénice qui soutenait “Mademoiselle” effondrée et en larmes. Quand elle vit son cousin et Aloïs venir vers elle, ses larmes redoublèrent et elle se réfugia dans les bras de la bonne sœur qui lui caressait affectueusement le dos. Aloïs la détacha de ce giron sécurisant et l’enlaça à son tour. « Que nous arrive-t-il ? demanda-t-elle à son protecteur. Que va-t-on devenir ? Et ma pauvre maman qui ne sera plus comme avant. — Il faut encore attendre avant de savoir ce que sera l’avenir. — Sœur Bénédicte m’a dit qu’elle resterait handicapée… à vie, et qu’elle ne pourrait plus monter ni s’occuper des chevaux. Je voudrais la voir et lui parler. — Nous allons y aller, répondit sœur Bérénice. Maintenant que vous êtes renseignés sur son état, vous pouvez la voir. Néanmoins, il ne vous sera pas possible de rester longtemps, cela
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pourrait la fatiguer et actuellement, ce n’est pas recommandé. Évitez aussi de la faire parler, si elle répond, tant mieux, si elle ne répond pas, n’insistez pas. Demain, elle ira mieux. » Ils se dirigèrent vers la salle des malades et découvrirent Armelle sur son lit, dans un box fermé par des rideaux épais. Elle gisait les yeux ouverts vers le plafond et les détourna vers les arrivants. Son cou était entouré d’une épaisse écharpe qui l’empêchait de tourner la tête qui reposait sur d’épais coussins. Lorsqu’elle les vit approcher elle esquissa un sourire, mais ce ne fut que la moitié de son visage qui exposa un rictus expressif. L’autre partie resta figée. Lorsque sa fille lui prit la main droite, elle sentit une légère contraction autour de ses doigts. Elle leva les yeux vers la mère supérieure pour chercher une réponse et cette dernière lui sourit en disant : « Il ne faut pas désespérer ma fille. Déjà depuis ce matin, il y a du mieux dans son état. Seul son côté droit est réticent, mais nous avons constaté qu’elle bouge normalement bras et jambe gauche. — Je viens de sentir sa main droite se refermer sur la mienne. Tu nous entends, maman ? Tu m’entends, dis ? dit-elle en percevant un faible signal des doigts sur le dos de sa main. Elle bouge la main droite, ma sœur ! J’en suis sure. — C’est heureux, et cela est bon signe. Maintenant, il faut la laisser au calme, il faut qu’elle se repose et qu’elle récupère ses forces pour lutter. — Jjje… vous… aim… entendit-on de la bouche d’Armelle. Elle avait fait un bel effort pour exprimer ces mots sous forme d’onomatopées, et elle se sentait apaisée après avoir fait savoir qu’elle ressentait leur présence. — Je t’aime, maman. Nous t’aimons tous et nous serons près de toi. — Il faut y aller maintenant, dit mère Agnès. Vous pourrez revenir demain matin, vous verrez, cela ira mieux. Priez pour elle et pour nos malades. » Aloïs et Marin n’avaient dit mot. Ils restaient choqués depuis leur vision du sourire déformé d’Armelle qu’ils n’acceptaient pas.
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Ils savaient ce que voulait dire ce signe. Ils avaient pâli à la vue du masque déformant qui s’était déposé sur le visage de la malade et ils éprouvaient un malaise qui les faisait grimacer. L’air frais du dehors leur apporta un peu de réconfort et ce fut sans un mot que tous trois regagnèrent la maison d’Aloïs Budan. Ils convinrent que Marin rejoindrait Berliette pour y porter la triste nouvelle, pendant qu’Aloïs mènerait Câline à Ravignac où il annoncerait le malheur à Blaise et à Maria qui auront carte blanche pour s’occuper des bêtes et de la maison. “Mademoiselle” logera chez Aloïs le temps nécessaire au rétablissement d’Armelle, ainsi, elle sera proche de sa mère, ce qui devrait apporter une maigre consolation aux deux femmes. Au terme de huit jours, la santé d’Armelle connut une légère amélioration. Grâce aux soins intensifs et aux massages qui lui furent prodigués, elle parvint à s’asseoir et à rester debout, sans circuler, appuyée à une cane. Elle avait retrouvé l’équilibre, le sens de la parole, mais sa paralysie faciale lui faisait mâcher les mots qui arrivaient par saccades et souvent amputés de syllabes. Elle recommençait à se nourrir de mets plus consistants que les laitages qu’elle avait pu avaler jusque-là et incontestablement, elle reprenait du poil de la bête : « Je… vais… y… arr… ver. Tout… va… re… nir… comme… vant. Demain… vais… archer. Emain… ! » Dès qu’elle avait pu se tenir assise, Mère Agnès autorisa “Mademoiselle” à rester auprès de sa maman durant la journée pour effectuer bon nombre de soins de première nécessité et cette aide permit à sœur Bénédicte de mieux se consacrer aux autres malades. Armelle avait gardé toute sa force du côté gauche, mais son côté droit avait pratiquement perdu énergie et puissance. Le bras avait conservé un peu de ressort, juste assez pour plier le coude, mais avec beaucoup de lenteur, et la main réussissait à pincer les doigts sans pour autant pouvoir saisir ne serait-ce qu’un mouchoir. Sa jambe ne la supportait plus. À peine arrivait-elle à déplacer son pied en le traînant sur le sol. Lorsqu’elle parlait, le rictus qui la défigurait la désavantageait et pouvait impressionner d’autres
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personnes que ses proches qui, avec le temps, commençaient à s’y habituer. Au bout de trois semaines, elle avait appris à manipuler les béquilles et elle put être transportée à Berliette où les siens l’attendaient impatiemment. Deux pièces du rez-de-chaussée furent transformées en chambres, pour elle et sa fille. Blaise avait été promu régisseur des haras, il en était capable et il mit tout en œuvre pour que l’activité continue à prospérer. Chaque semaine, il recevait la visite d’Aloïs qui venait s’enquérir des besoins et de la bonne marche de l’affaire. Les deux hommes qui se connaissaient un peu, finirent par sympathiser et leurs relations furent des plus cordiales. Les vendanges arrivèrent et Armelle n’avait pas progressé. Son état s’était stabilisé et elle ne se déplaçait que rarement et difficilement, du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. Son bras pendait toujours misérablement, mais sa main droite avait récupéré un minimum de force, juste assez pour tenir la béquille qui l’empêchait de chuter. Pour se mouvoir, elle calait les deux supports sous ses aisselles puis balançait son corps pour avancer d’un saut de puce. Elle avait du mal à effectuer les gestes de la vie quotidienne de la main gauche, et cela l’énervait parfois ou la rendait dépressive. Elle avait le sentiment d’être devenue une charge pour les siens, et son moral était au plus bas. Elle ne s’exprimait que pour les choses essentielles et ses difficultés d’élocution la gênaient pour participer aux conversations. Elle ne demandait rien, et la seule chose qui la retenait à la vie était sa fille qui se dépensait sans mesure pour l’aider. “Mademoiselle” n’avait pas encore quatorze ans, mais elle s’était investie dans la vie du haras auprès de Blaise comme une vraie maîtresse. Au fil du temps elle avait pris de l’allant et partageait les plus hautes responsabilités dans l’affaire, aussi, tout son entourage l’encourageait à poursuivre dans cette voie car tous pensaient qu’elle avait besoin d’occuper son esprit avec des choses plus positives que la douleur et le malheur de sa mère. L’hiver passa et Armelle finit par ne plus vouloir quitter son lit. Elle acceptait de se lever pour sa toilette et pour les repas puis revenait s’allonger, sans un mot, sans un sourire. Un matin du mois de mars, elle fit venir Guillaume et Léa :
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« Gui… aume. Je voudrais… que tu… fass… nir… quelqu’un. — Que je fasse venir quelqu’un ? répéta-t-il pour qu’elle confirme en hochant la tête. Dis-moi qui, demanda Guillaume qui, comme les autres, avait pris l’habitude d’aller directement au but afin de faciliter la conversation. — C’est… quelqu… de Ca… alon. — Ah ! Quelqu’un de Cazalon ? dit alors guillaume surpris par cette demande qui ramenait Armelle plus de quatorze ans en arrière. Il savait qu’elle avait définitivement tourné la page avec cette époque malheureuse de sa vie et il ne s’attendait pas à ce qu’elle ait encore quelque souci avec la faïencerie. Et qui donc ? Je le connais ? — Jacqu… icaulet. Mic… aulet. — Jacques Micaulet ? Bon, je ne te demande pas pourquoi ? — Non ! É… ur… ent. — Je n’ai pas compris. — Elle dit que c’est urgent, précisa Léa. — Bien. Je vais envoyer un courrier à cette personne. — Hon ! É… ur… ent ! Aller cherch… — Tu veux que j’aille le chercher ? C’est cela, dit-il en ayant observé le hochement approbateur. Mais je suis trop vieux pour faire ce déplacement. Pour aller et venir il faut plus de deux semaines, tu le sais bien. Je suis trop âgé, Armelle. Pourquoi ne veux-tu pas que j’écrive ? — Non ! Ma… in. — Bien, on enverra Marin. — Pas… lettr… Aller… cherch… Il doit… venir. É… impo… tant… pou… moi. Veni… impé… tif, précisa-t-elle en s’énervant. — D’accord. Pas de lettre, il faut qu’il vienne impérativement, c’est important pour toi. — Oui ! Par… ler… à… pers… ne. Secret ! — Parler à personne, secret ? Tu peux compter sur nous. Nous dirons que Marin est parti choisir des merrains pour les tonneaux. Comme cela, personne ne se doutera de rien. Tu comptes en parler à ta fille ? — Hon ! Su… tout pas ! — Bien ! Nous ferons comme cela. — Voir… aussi… otair.
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— Je n’ai pas compris, Armelle. — No… taire. — Tu veux voir le notaire ? On lui demandera de venir, alors. » Cela faisait bien longtemps qu’Armelle n’avait pas aligné autant de mots à la suite. Cette conversation l’avait épuisée. Il y avait belle lurette qu’elle pensait se tourner vers Jacques, même si elle n’avait jamais eu de ses nouvelles hormis par l’intermédiaire de José Quamucs, il y avait de cela plus de deux ans. Elle n’avait pas oublié Jacques, cet amant délicieux et si malheureux qui lui inspirait la nostalgie de Juliette, celle pour qui elle avait développé des sentiments intimes très profonds et qu’elle avait aimé d’un amour authentique et sincère, mais interdit. Ne trouvant plus goût à la vie, elle voulait se libérer du secret de la naissance de sa fille. En faisant venir Jacques à Berliette, elle savait ce qu’elle faisait, elle aurait ce qu’elle voulait. Marin partit deux jours plus tard. Il traversa la Dordogne et prit un bac à Langon pour franchir la Garonne. Le notaire dut venir à deux reprises à Berliette pour recevoir les desiderata d’Armelle qu’il cocha sur une minute. Le texte ne comportait que quelques lignes, mais les difficultés de communication compliquèrent l’enregistrement. Elle lui demanda de garder ce document secret et de ne le publier qu’à sa demande ou après sa mort. La période d’attente du retour de Marin fut très pénible pour Armelle qui avait dépensé beaucoup d’énergie pour mettre en place son idée de retrouvailles.
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XXII Marin n’eut pas de mal à convaincre Jacques de l’accompagner jusqu’à Berliette. Lorsqu’il eut pris connaissance de l’accident et de ses conséquences, Jacques éprouva une profonde tristesse. Il avait gardé dans son cœur l’image d’une Armelle dynamique, svelte et rayonnante, d’une maîtresse aimante et discrète. Il se souvenait aussi qu’elle l’avait invité à la suivre à Berliette et qu’il n’avait pas eu le courage de prendre cette décision. Il n’avait pas oublié non plus les derniers mots prononcés par Armelle lorsqu’ils avaient échangé leur dernier baiser sur le marchepied de la berline qui l’emportait : « Je préfère te dire, au revoir. » L’heure était arrivée d’aller la rencontrer. Il n’osait pas poser de question intime à cet homme qui paraissait un peu plus jeune que lui. Il n’osait demander si elle était mariée ou pas, il pensait que si le messager n’en parlait pas, c’est qu’il y avait de bonnes raisons à cela. Ils firent le chemin sans trop se parler, les moments de détente dans les auberges étaient réservés au repos et aux pensées en solitaire. Les deux cavaliers arrivèrent début avril, en milieu de semaine. Jacques était toujours habité par sa sentimentalité profonde et par la timidité qui l’avaient empêché de prendre les décisions drastiques vis-à-vis de Fanchon, son épouse officielle. Il était resté émotif comme lorsqu’il était adolescent, et lorsqu’il fut en présence d’Armelle, il ne put retenir ses larmes. « Ne… pleur… pas Jacq… Ne pleure… pas. C’est vr… que je… ne… pas belle… à… oir. — Ne dis pas cela, Armelle. Si je pleure, c’est que le bonheur de te revoir me submerge. Je suis profondément heureux d’être là, mais tu sais comment je suis, répondit-il en sanglots. Il prit la main d’Armelle et la porta à ses lèvres.
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— Tu es… tou… ours aussi… entil. — Non, non. C’est toi qui es merveilleuse. — Comment… va… la… fa… cerie ? — Tout va bien. Tout va bien. Tu sais que ta place est toujours réservée à Cazalon. Je t’ai apporté quelques objets que nous fabriquons depuis quelque temps. J’ai pensé qu’ils te feraient plaisir. Il lui présenta un pique-fleurs et un pichet qui avaient été décorés du motif au chinois. Elle prit le pichet par l’anse et observa le dessin. — C’est notre dernière collection, précisa-t-il. Ce genre de motif est de mode en ce moment. — C’est… b… zarre. Je… ne… reco… ais pas… le trav… de Cazalon. D’hab… tude, le tr… ail de Fa… chon… p… us fin. — Je vois que tu n’as pas oublié l’essentiel, dit-il pour ne pas répondre directement à cette remarque de bon aloi. — Fait… rien. C’est… beau ». Après quelques autres paroles échangées autour de la faïencerie, propos qui semblaient intéresser Armelle, elle lui demanda de la laisser se reposer. « Fat… guée. Rev… emain. Avec… otaire. — Elle vous demande de revenir demain, compléta Guillaume. Elle a convoqué le notaire. Personne ne sait réellement pourquoi. Peut-être pense-t-elle parler de sa succession. » Ils se retirèrent et laissèrent Armelle récupérer de ses émotions. Elle était d’une extrême fatigue et Guillaume savait que cette rencontre avec Jacques lui avait procuré beaucoup de plaisir mais l’avait épuisée. Marin fit visiter les chais à son hôte et la soirée s’acheva autour de la table dressée par Léa. Le lendemain matin, Jacques fut introduit dans la chambre d’Armelle où se trouvaient le notaire, Aloïs Budan, et les membres de la famille. Alors qu’on lui présentait le successeur de Me Bellambre qui n’était autre que son fils, et qu’il saluait Aloïs, il remarqua une jeune fille assise sur le bord du lit et penchée vers
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Armelle. Il pensa tout de suite qu’elle était la fille du couple que formaient Armelle et Aloïs. Quoi de plus logique a priori ? Lorsque “Mademoiselle” se tourna vers lui pour le saluer, il reçut le choc en pleine poitrine. Son sang se glaça et il eut le souffle coupé. Marin qui se trouvait près de lui dut le soutenir. La ressemblance était frappante. L’allure générale était la même. Les cheveux longs et soyeux avaient les mêmes ondulations. Le front volontaire, la finesse des sourcils, le nez, la bouche, les pommettes étaient identiques. La couleur et la forme en amande des yeux aussi. Tout chez cette fille était parfaitement dessiné. « Mon Dieu ! Est-ce possible ? Comme… Comme vous lui ressemblez. C’est inouï, prononça Jacques d’une voix à peine perceptible. — De qui parlez-vous, Monsieur ? demanda poliment “Mademoiselle” — D’une dame que vous ne pouvez pas connaître, Mademoiselle. Plus je vous regarde… plus je suis ému. Pardonnez-moi, mais c’est très fort pour moi. Un peintre n’aurait pas mieux réussi cette ressemblance. Même votre voix est la même. Je pense… je pense que je peux deviner vote prénom sans me tromper, dit-il après avoir passé un moment de silence à la regarder. — Ah, Monsieur, je ne me souviens pas que nous ayions été présentés. — Vous vous appelez… Juliette, n’est-ce pas ? — Comment avez-vous deviné ? demanda Léa qui commençait à comprendre la situation. — Je… c’était le prénom de ma mère, déclara-t-il totalement ravagé par la nouvelle. Et c’est aussi celui de… — De… no… tr… enfant », avoua Armelle qui se voyait enfin délivrée du poids de son secret. Un silence troublant s’installa dans la chambre. Armelle fixait Jacques qui, lui aussi, la regardait avec intensité. Sa gorge était tellement serrée qu’il ne parvenait plus à respirer. Juliette ne quittait pas sa mère des yeux et finit par regarder Jacques avec une expression reflétant plus de stupéfaction que de surprise.
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« Mais, pourquoi ne pas me l’avoir fait savoir ? demanda Jacques décontenancé. J’avais… j’ai une fille et je ne le savais pas, poursuivit-il en regardant Juliette qui avait rejoint le lit et qui tenait la main de sa mère. Je suis l’homme le plus heureux du monde et le plus navré de la terre. Si j’avais su, j’aurais pu… j’aurais dû… j’aurais été plus présent, mais… Et aujourd’hui, je suis devant… devant ma… fille et devant le portrait vivant de ma mère, le portrait de sa grand-mère. — Monsieur, reprit alors la jeune Juliette d’un ton réprobateur, je dois vous dire que je ne connais d’autre parenté que mes cousins, mon oncle, ma tante, et monsieur Aloïs Budan qui a été un père pour moi. — Chère demoiselle, j’entends bien tout cela et je ne suis pas venu pour déranger cet ordre, loin de moi cette pensée ou cette idée, mais souffrez que ma surprise me fasse dire des choses qui peuvent vous paraître insensées. — Nous… aur… ons le… temps de par… er de tout… ça dans le calm… dit alors Armelle qui gardait son sang-froid. Elle serra sa fille contre elle en lui souriant et poursuivit en se tournant vers le notaire. Nous en… arlerons quand… ous serons… euls. Maîtr… voulez-… ous procé… er à la… ectur… e ma lett… de dol… ances ? — Une lettre de doléances ? Demanda Guillaume interdit. Est-ce bien le moment de passer à des actes aussi officiels ? Ne pourrait-on pas attendre de faire plus ample connaissance ? Tout de même, Armelle, tu nous réunis pour nous présenter le père de Juliette, et nous voilà déjà dans des discussions procédurières. Maître, pensez-vous que cet acte que vous devez nous lire soit de nature à bouleverser l’ordre des choses au point de ne pouvoir attendre ? — Monsieur Micelli, je suis ici selon la volonté de Madame, aussi, si elle me demande de m’exécuter à cette heure, je ne peux que faire mon devoir sans chercher à juger du contenu de cette déclaration. — Guill… aume. Après la lec… ure de cett… lettr… tout ser… a clair pou… tous. J’ai simple… ent de… mand… à Maît… Bell… am… d’être ma voix. Je n’aur… pas… eu la for… ce de tout… ire. Maît… veuillez proc… der main… nant. »
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Me Bellambre avait sorti une chemise de sa sacoche et s’était assis à la table où brûlait une chandelle de résine. « Voici lecture d’un acte officiel recueilli les jours dix-huit et dix-neuf du troisième mois de l’an mil sept cent septante-trois, de la personne même de madame Armelle Micelli, en sa demeure de Berliette. Je vous rappelle, dit-il en aparté, que je me suis rendu à deux reprises à Berliette pour enregistrer cette déclaration. Compte tenu des difficultés d’élocution de madame Micelli, ce travail a été très pénible pour ma cliente et je lui ai proposé de ne considérer que l’essentiel. C’est pourquoi nous avons arrêté quelques phrases transcrites ici en l’état, sans fioritures et sans ambages. Chers parents, chers amis, Juliette mon cœur, Durant de longues années, je me suis trouvée, bien malgré moi, éloignée de Berliette et de mes chers parents, mais je ne tiens pas à commenter aujourd’hui ni les raisons qui ont amené cela, ni les conditions dans lesquelles j’ai vécu l’éprouvante période que fut ma jeunesse. Laissons les mauvaises choses du passé au passé. À Cazalon, j’ai heureusement rencontré des amis sincères qui m’ont aidée à traverser le temps dans des conditions plus humaines que ne l’aurait été l’isolement auquel j’étais condamnée. Je n’oublierai jamais João et Juliette Micaulet qui m’ont soutenue et protégée dans les pires moments où je ne subissais qu’humiliation et mépris. Ces amis fidèles m’ont sauvé la vie car, plusieurs fois, j’ai songé à me supprimer. Grâce à eux, je me suis intéressée à la faïencerie et c’est aussi grâce à eux que cette faïencerie a pu perdurer. Leur tragique disparition m’a beaucoup affectée et j’ai été très fière quand Jacques, leur fils, à repris leur flambeau avec brio. Plus tard, Jacques et moi avons eu une relation plus intime qu’amoureuse, qui a duré quelques mois. Juliette, mon cœur, mon rayon de soleil, tu es alors venue illuminer ma vie. Tu as fait de moi la plus heureuse des mamans et je t’ai donné ton prénom en souvenir de cette amie qui est restée dans mon cœur
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et qui a été la meilleure douceur qui m’ait été donnée de connaître avant toi. Chaque jour qui a passé a modelé ton visage, tes expressions, ton corps, ton image et tu es devenue, par je ne sais quel miracle, le portrait fidèle et parfait de Juliette. Jacques, je ne saurais dire pourquoi j’ai choisi de ne pas t’informer de la naissance de notre enfant. Lorsqu’elle est née, je voulais tout oublier de Cazalon. Par ailleurs, j’avais conscience que tu étais envoûté par ton épouse et je savais qu’elle aurait saisi tout nouveau prétexte pour te nuire. C’est assurément pour toutes ces raisons que j’ai le fait le choix du secret, mais c’est peut-être aussi par égoïsme que j’ai gardé mon trésor pour moi seule. Le temps a passé ; Juliette a grandi et, en prenant les traits de celle que j’ai aimée par-dessus tout, elle a continué d’enluminer mes jours. Voila tout ce que ma famille devait savoir. Ma vie a été ce qu’elle a été. J’ai croisé des êtres odieux, j’ai croisé des êtres mystérieux, j’ai vécu entourée de vrais amis et je vis auprès d’êtres chers à mon cœur. Ironie du sort, c’est un cheval, ma seconde passion, qui m’a infligé cet accident qui me laisse sans forces et me détruit jour après jour. Si j’ai tenu à livrer mon secret, c’est pour que chacun sache à quoi s’en tenir et je vous demande de ne juger personne ici. Il n’y a aucune victime, il n’y a aucun fautif. Je pense être la preuve vivante que seul, le destin trace nos chemins. Alors, puissiez-vous vous aimer, me comprendre et me pardonner. « Voilà pour ce qui concerne le volet… affectif, de cette déclaration », dit alors Me Bellambre en quittant des yeux la minute sur laquelle il avait couché les paroles d’Armelle. Il leva son regard sur chacun des acteurs et il put lire le calme et la sérénité sur les visages détendus et touchés par l’émotion. Tous avaient été émus par ces révélations et tous restaient dans l’expectative. Aucun n’osait prendre la parole dans un aussi poignant instant de leur vie.
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« Il y a un codicille concernant les biens de madame Micelli que je dois vous dire en sa présence, poursuivit le notaire en brisant le silence pesant. Je vous rappelle que je ne suis ici que le porte-parole de madame Micelli, crût-il bon de préciser. “Mon cher Jacques, je veux que tu acceptes de recevoir la totalité des intérêts que je possède à Cazalon, hormis le domaine de Peyrelongue qui reviendra aux frères Antonins qui sauront faire vivre utilement ce bien. Je souhaite qu’ils le fassent en souvenir de ce brave Ami-Noël qu’ils ont tant aimé et à qui ma vie doit beaucoup. Paix à l’âme de celui qui, sans le savoir, a été mon sauveur”. — Je ne peux pas accepter cela… enfin, je veux dire que je ne peux pas accepter de recevoir la faïencerie », dit Jacques en relevant la tête qu’il tenait jusque-là entre ses mains. Il avait été surpris par les paroles concernant la donation mais il était surtout troublé par la déclaration que faisait Juliette au sujet d’Ami-Noël. Il ne comprenait pas cette allusion au “ sauveur” qu’il aurait été. « S’il vous plaît, laissez-moi terminer la lecture, reprit Me Bellambre avant de poursuivre : “Jacques, il faut que tu acceptes ce legs en souvenir de tes parents qui ont tant œuvré pour cette fabrique et qui se sont sacrifiés pour elle. João était un savant qui avait accepté de rester à Cazalon alors qu’il aurait pu devenir un grand de ce monde. Juliette était une femme d’exception qui avait des possibilités intellectuelles au-dessus de la moyenne et qui a donné tout son temps pour la faïencerie. Il est normal que tout cela te revienne parce que tu le mérites également”. Je vous remettrai les papiers concernant cette donation, précisa le notaire à Jacques avant d’enchaîner : Ceci termine ma prestation de ce jour. Je note que cette lecture a été faite en présence de mesdames Armelle, Juliette et Léa, Micelli, de messieurs Guillaume et Marin Micelli, de monsieur Budan, de son prénom ? demanda-t-il : — Aloïs. Aloïs Budan.
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— Et de monsieur Jacques… ? Ah oui, Micaulet. Lecture faite en la maison Berliette, à Pomerol, le onze du quatrième mois de l’an mil sept cent septante-trois », termina-t-il en cochant ces dernières précisions de sa plume d’oie. Il étala une pincée de cendre sur le parchemin pour sécher l’encre, reboucha son encrier et se leva pour prendre congé. Tous se trouvèrent de nouveau sous le coup de l’émotion. Les choses étaient allées très vite. Ils venaient d’apprendre que Juliette avait un père et que ses grands parents furent très proches d’Armelle. Seules ces nouvelles les intéressaient. Personne ne songeait à l’acte de donation des biens de Cazalon ; cela n’était qu’un détail dans l’histoire d’Armelle, et aucun ne songeait à prendre cela comme une frustration ou une quelconque démarche punitive. «Juliet… Est-ce que… u men veux? demanda Armelle à sa fille. — Comment pourrais-je t’en vouloir, maman ? Je t’aime trop et je n’ai pas le droit de te juger. Je pense que maintenant je suis assez grande pour apprendre ce qu’a été ta vie et j’aimerais que tu me confies tes vieux soucis afin que nous les partagions. Quant à monsieur Micaulet… quant à Jacques… quant à… mon père, il va me falloir un peu de temps pour me faire à cette idée. — Merci ma… hérie. Ne lui en veux… as. Quand tu sau… ras, tu com… prendras. — C’est que, jusqu’alors, j’avais plusieurs pères adoptifs : Guillaume, Marin, Aloïs, même Blaise, alors, je vais avoir du mal à me détacher de cette habitude. — Mais je n’ai pas l’intention de m’imposer outrageusement et je ne veux prendre la place de personne, intervint Jacques. Je ne réalise pas encore combien je suis fier d’avoir une fille si belle et si parfaite, je ne réalise pas combien j’ai de chance, mais je pense que je n’ai pas le droit de porter un quelconque malheur dans votre entourage, Mademoiselle, ajouta-t-il malhabilement, ce qui fit sourire Armelle.
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— Jacq… Je sais qu… ce n’est… as… acile pour… oi, et je… ais qu’il faudr… du temps… our que les… hoses se met… en… lace. Il fau… dra nous aim… er, Ju… liette et moi… » Juliette avait pali depuis quelques instants. Lorsqu’elle entendit sa mère faire des efforts violents pour tenter d’adoucir l’âpreté de la situation, sa gorge se noua et elle fondit en sanglots dans le giron de Léa qui se trouvait à côté d’elle. Après quelques hoquets, elle leva les yeux vers Jacques qui restait bras ballants ne sachant comment se comporter, puis elle courut vers lui en l’enlaçant sans un mot. La scène était à la fois pathétique et poignante et personne ne se permit de regard déplacé ou inconvenant à l’égard du couple père et fille. « Maman a raison ; il va nous falloir un peu de temps pour réaliser ce qui nous arrive, mais nous devrions y arriver. — Je me demande ce qui va être le plus difficile pour moi, déclara Jacques en regardant “Mademoiselle” dans les yeux ? Vous appeler… ma fille, ou Juliette ? — Je pense que cela se fera naturellement, répondit-elle, mais de grâce, plus jamais “Mademoiselle” », lui dit-elle avant de revenir auprès de sa mère. Armelle souhaita se reposer quelques heures avant le déjeuner et les hôtes de Berliette se retirèrent hors de sa chambre. Le reste de la matinée fut très fiévreux pour Juliette et Jacques qui devisèrent de choses et d’autres les concernant de près ou de loin. Il fut beaucoup question de chevaux et Jacques, qui buvait les paroles de Juliette en l’admirant comme un papa admirant son bébé nouveau né, resta sous le charme sans trop parler de sa condition. Après le repas du midi, Armelle, Jacques et leur fille, s’installèrent dans le salon pour mieux plonger dans leur intimité familiale. « Maman, je suis heureuse de connaître Monsieur mon père. — Mon… sieur mon… ère ? Comment dis-tu… ela ?
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— Je sais que cela peut paraître puéril, mais j’ai du mal à le dire autrement. Il me faudra du temps. Cela dit, je ne dis pas ces mots pour prendre de la distance, mais je ne me sens pas tout à fait prête. — Je comprends, répondit Jacques. Il ne doit pas être facile de se découvrir un père alors que l’on ne s’y attend pas. Moi-même, je suis encore sous le coup, même si mon bonheur est intense. Nous serons patients et tout devrait rentrer dans l’ordre. Lorsque nous nous connaîtrons mieux, nous trouverons la solution. — Cela me paraît une bonne résolution, approuva-t-elle et si cela ne vous paraît pas trop impertinent, j’aimerais connaître mieux votre histoire et surtout celle de maman à Cazalon. Jusque-là, elle n’a jamais voulu en parler et il me semble qu’elle a beaucoup de belles choses à raconter. » Du haut de ses treize ans, Juliette s’exprimait comme une adulte bien éduquée et sa conversation était riche de vocabulaire et de syntaxe. Elle était capable de tenir tête aux plus affûtés des orateurs lors de discussions, surtout si le sujet était sérieux ou risqué. Ici, sans l’avoir cherché, elle venait de formuler une demande qui piégeait Jacques et ce dernier se trouvait fort embarrassé pour y répondre : « Ah… Je suis confus de devoir me dérober à cette première demande de ma fille, vraiment, mais je ne peux parler de Cazalon que si Armelle y consent. Sa vie privée reste sa vie privée et je ne peux la dévoiler, n’est-ce pas, Armelle ? — Nous en… arlerons, Juliette. Je te… promets qu… ous en… arlerons. Jac… ques sera mon… orte par… ole. I… connaît… out de moi. Mais nous ne… arlerons pas des… auvaises heures. — C’est vrai, maman ? Tu es d’accord ? Oh je suis si heureuse. Je vais enfin pouvoir combler ce manque dans ma vie. Je vais savoir qui étaient tes amis, mes parents, mes grands-parents, et celui qui t’a sauvé la vie, l’ami… Joël. — Ami-Noël, rectifia Jacques en souriant. C’était un grand personnage qui a compté pour nous tous. Son histoire est à la fois merveilleuse et tragique, mais ce que je ne savais pas, c’est qu’il avait sauvé la vie de ta mère. Il faudra que tu m’expliques cela, ditil à Armelle en lui caressant affectueusement le dos du poignet.
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— À vous deux… je… ois le… dire. Articula-t-elle péniblement. Mais… est un secret. Lourd… ecret de… amille, dit-elle en regardant successivement Jacques et Juliette et en serrant leurs mains. Ser… ien,…on mari… est… mort. Ja… mais parti aux… îsles. — Servien n’est pas parti pour les îsles ? répéta Jacques interloqué par cette nouvelle. — Qui était Servien, demanda Juliette ? — Un… fou. Dis-lui,…acques. » Jacques expliqua succinctement à Juliette le rôle de Servien dans la vie d’Armelle et de la Faïencerie, sans dévoiler de détails sordides sur sa maladie ni sur son comportement vis-à-vis de sa femme, ni de son penchant pour les catins, afin de ne pas réveiller d’affreux souvenirs. « C’…tait un a… bruti, coupa Armelle. Ami-Noël a tué… Servien un… oir à faïen… rie. — Ami-Noël a tué Servien, un soir ? — Oui ! Bon… ébar… as. Ser… ien voulait… ioler Juliet… — Il a voulu violer… ma mère ? dit Jacques interloqué par cette révélation. — Oui, confirma-t-elle en laissant couler une larme, mais Ami… oël est… rrivé à… emps et assommé Ser… ien a… ec un pot de phar… acie. Il lui a fait é… clater la… ête. — Tué avec un pot à pharmacie ? — João et Ju… liette ont… ait dis… araître le corps, puis João a fait faux pa… piers à Ba… onne. — João à fait de faux papiers ? — Oui, disant que… Ervien… artait… our les Îsles et qu’il a… ban… onnait tout ses b… iens. En… uite, João à pro… ablement mis le… orps dans… e four de… a… aïencerie, compléta-telle avec un regain de vigueur pour marquer son contentement. Il ne l’a… it à… ersonne, mais, — Dans le four ! João ? Mais… — Chut !…ecret de… amille ! précisa-t-elle en portant son index devant la bouche et en roulant des yeux réprobateurs avant de prendre Jacques et Juliette dans ses bras et de dire : Nous… euls
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connai… ons ce lourd… ecret aujou… hui. N’en… arlons plus. Plus… amais. — Ma petite maman ! reprit Juliette en l’embrassant. Nous allons maintenant t’aider à porter ce secret. Mais, pourquoi dis-tu qu’Ami Noël t’a sauvé la vie ? — Je pense, dit Jacques en prenant la parole à Armelle qu’il sentait gênée, je pense qu’en tuant Servien, Ami-Noël a éliminé un pervers et un tortionnaire, un nuisible qui persécutait ta mère, et je pense qu’elle ne veut pas en parler davantage. N’est-ce pas Armelle ? — Merci, répondit Armelle. Je me s… ens… oulagée. Je suis… atiguée de… arler!…acques va te… ire qui étaient les gens… e Ca… alon. Il faut… e tu les… onnaisses», dit-elle à sa fille. Jacques eut un peu de mal à évacuer l’émoi de la nouvelle lui expliquant la mort de Servien, mais comme il avait connu les personnages, il put imaginer facilement la scène. Ce qui le gênait le plus était bien sûr le viol de sa mère. Plusieurs fois les images défilèrent dans sa tête, et plusieurs fois il resta bloqué sur ce passage. Il eut du mal à se persuader qu’il n’y avait eu que tentative de viol et il finit par accepter cet événement comme étant une péripétie dans la vie d’êtres aujourd’hui disparus. Durant quatre jours, il demeura à Berliette. Il eut de longues conversations avec sa fille qui était curieuse de détails sur Cazalon et il ne rechignait pas à décrire les personnages surprenants qu’elle voulait découvrir. Quand il parlait de sa mère, de Juliette, il était atteint par une étrange sensation de vertige car il s’adressait à son sosie parfait. Son estomac se nouait devant tant de ressemblances. Plus il regardait sa fille, plus il observait ses gestes et son allure, plus il revoyait sa mère et parfois, il restait muet et contemplatif devant la “jeune Juliette” qui finissait par l’interpeller pour le tirer de ses songes : « Monsieur mon père ! Réveillez-vous ! » disait-elle en lui tirant doucement la manche.
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Durant son séjour à Berliette, il tenta à plusieurs reprises de dissuader Armelle de le doter de la totalité de la faïencerie. Il n’arrivait pas à comprendre le sens profond de ce geste et restait indécis sur le fait de recevoir ou non un pareil cadeau. De son côté, avec maintes difficultés, Armelle insistait en répétant qu’il devait accepter en souvenir de sa mère, que ni elle ni sa fille n’avaient besoin des revenus de la faïencerie, qu’elles en étaient trop éloignées pour s’y intéresser positivement et que pour elles, tout cela était du passé. Jacques finit par se laisser infléchir, mais à la condition d’une entente qui lui laissait moins de gêne à accepter. Ils convinrent d’un compromis qui le libérait de ses scrupules et qui allait légitimer sa position. Il irait reconnaître sa paternité devant notaire, et Juliette deviendrait son héritière légale. Ainsi, il aurait à remplir un rôle de garant du patrimoine de sa fille tout en devenant le propriétaire de la faïencerie. En compagnie de Juliette et d’Aloïs Budan qui leur servit de témoin, il se rendit à l’étude de Me Bellambre qui officialisa cette reconnaissance. Une petite fête fut ensuite organisée à Berliette pour souligner l’événement et Jacques retrouva sa bonne humeur qui avait été chassée par les soucis qui le minaient, soucis liés à cette paternité, à cette donation, et à l’état de santé d’Armelle. Ils partagèrent cette vie de famille durant trois semaines ce qui permit à chacun de trouver sa place : Aloïs restait le père putatif de Juliette, l’ami et le confident de la famille ; Jacques devenait le père légal, mais tous savaient qu’il serait absent de la vie de tous les jours, du moins dans l’immédiat ; Armelle était heureuse et sereine de savoir sa fille libérée du fardeau moral qu’était le père inconnu ; et Berliette restait l’âme d’une famille retrouvée, au grand bonheur de Léa et de Guillaume. Jacques reprit le chemin de Cazalon début juin. Il avait en sa possession les papiers authentifiant la donation de la faïencerie, ainsi que le dossier qui attestait de sa paternité et qui nommait Juliette unique héritière de tous ses biens. Me Bellambre, convaincu de l’honnêteté et de la probité de Jacques, lui avait confié les minutes déclarant le legs de Peyrelongue aux frères
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Antonin. Jacques s’était engagé à le remettre en mains propres au notaire de Mugron qui suivait, en son étude, les affaires d’Armelle à Cazalon. Alors qu’il se trouvait sur le bac qui lui permettait de traverser la Garonne, il se heurta à une vague de nostalgie, et l’idée de se libérer définitivement de Fanchon revint dans sa tête. Il y avait songé à plusieurs reprises, mais comme cela faisait des années qu’ils vivaient séparément, cette solution ne lui était pas apparue comme nécessaire, d’autant qu’elle restait son amour de jeunesse malgré ses irrespectueuses turpitudes. Aujourd’hui, la situation avait évolué et pour l’honneur de sa nouvelle famille, il devait prendre une décision radicale. Dès son retour, il ferait savoir à son épouse qu’il entendait la laisser libre d’agir à sa guise et qu’elle pourrait refaire sa vie comme elle l’entendrait. Il voulait que cette séparation devienne officielle et il demanderait à Me Claudius, le nouveau notaire de Mugron, de trouver une solution ou un arrangement pour accéder légalement à cette situation. Le lendemain, en fin d’après midi, la voiture qui le transportait arrivait au Moun où les passagers devaient faire halte pour la nuit, dans une auberge située à l’entrée de la ville. À la dernière étape, à Roquefort, deux voyageurs d’engeance rebutante étaient montés à bord. Ils puaient le vin, parlaient haut en postillonnant, raient bruyamment et se comportaient de façon provocante. Les six autres passagers du coche, fatigués du long voyage qui les avait secoués depuis le matin, étaient mal à l’aise et se regardaient en souhaitant que l’arrivée à la ville les libère rapidement de cette inquiétante compagnie. Hélas, ce qu’ils craignaient se produisit alors qu’ils se trouvaient au cœur de l’épaisse forêt gasconne. Les deux hommes, firent stopper l’attelage et menacèrent les passagers d’armes qu’ils avaient réussi à dissimuler sous leurs haillons. Habilement, ils désarmèrent les hommes et les propulsèrent hors du véhicule sans ménagement. D’autres malfaiteurs sortirent de dessous les frondaisons et vinrent leur prêter main-forte. L’un d’eux abattit d’un coup de feu le postillon qui tentait de s’opposer à cette attaque. Quelques pics de couteau dans la chair des récalcitrants suffirent à persuader les plus hardis à se séparer de leurs biens et des valeurs qu’ils
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avaient dans leurs bagages. Jacques, qui avait le souvenir des méfaits de la bande de Juste Damplun, n’opposa pas de résistance en espérant ainsi préserver sa vie. Lorsque les derniers bijoux furent arrachés des doigts des deux femmes qui faisaient partie du groupe, les malfrats se regroupèrent puis, comme un seul homme, se ruèrent sur les voyageurs apeurés et gémissants, et les égorgèrent en quelques secondes. Tous furent lâchement assassinés, comme des bêtes, et leurs corps ensanglantés restèrent abandonnés sur place. Quelques heures plus tard, un chemineau découvrit huit victimes au bord du chemin, les six passagers, le postillon et le cocher, et se rendit à Roquefort pour informer la maréchaussée du drame. Jacques trouva la mort dans ce guet-apens et sa vie qui venait de s’enrichir d’un précieux sentiment, s’arrêta brutalement sans qu’il puisse se défendre. Il fut facilement identifié grâce aux papiers qu’il portait et sa dépouille fut acheminée par un charretier recruté par le curé de Roquefort, vers Cazalon afin d’y être inhumée. Enveloppé dans un linceul, le corps de Jacques revint à Cazalon trois jours plus tard sur le plateau d’une charrette à foin.
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XXIII Cazalon, Mai 1773 La nouvelle de la disparition de Jacques fit grand bruit dans la région et atterra toute la population. La misérable fatalité qui avait frappé les précédentes générations de Micaulet, venait de sévir à nouveau. Les plus anciens se rappelèrent l’assassinat sordide et gratuit d’Aubin et d’Élise, les grands parents de Jacques ; de la mort accidentelle mais tout aussi sauvage de son père, Robert, tué au fond du puits qu’il forait chez Félicien Miramont ; de la disparition tragique de sa mère, Juliette et de celle de son père adoptif João, dans la catastrophe de Lisbonne, et tous ne purent que prier et se dirent qu’enfin, le maudit sort du diable allait cesser d’agresser cette famille puisque Jacques en était le dernier représentant. Personne à Cazalon ne savait alors qu’il avait une fille. Dès qu’elle apprit son état de veuve, Fanchon eut du mal à cacher sa joie. Ce mari qu’elle n’avait jamais aimé la laissait, à quarante et un ans, dépositaire des prérogatives qu’il assumait à la faïencerie, chose qu’elle espérait depuis toujours et pour laquelle elle avait échafaudé des intrigues inimaginables allant jusqu’à la tentative d’empoisonnement, et surtout, elle récupérait la maison du bourg dans le sol de laquelle se trouvait le trésor qu’elle avait dû abandonner le soir où elle avait été rejetée du domicile conjugal. Sa route s’élargissait. Elle était une femme libre, une patronne dégagée de la présence d’un directeur qui vienne entraver sa prise de pouvoir, sans personne avec qui partager les décisions ou les bénéfices de la faïencerie puisqu’elle savait qu’Armelle ne s’y intéressait plus depuis longtemps. Elle était enfin la maîtresse, la seule et unique patronne du site.
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Elle avait toujours pensé que le temps travaillait pour elle, mais elle ne savait pas qu’elle atteindrait son but aussi facilement avec autant de netteté et de clarté. Elle n’était pour rien dans l’assassinat de son mari et cela l’amenait à rire quand elle analysait la situation. Lorsque le corps de Jacques lui avait été rendu, le charretier lui avait remis une liasse de documents en lui disant : « Voilà ce qui se trouvait dans les habits de cet homme. La maréchaussée m’a prié de le remettre à la personne la plus proche de son entourage. Puisque vous êtes sa veuve, cela vous revient de droit, mais avant, il faudra payer mon déplacement. Ah, autre chose aussi. Cela fait trois jours que ce cadavre est… un cadavre, ajouta-t-il sans ménagement. Même s’il a été saigné à blanc, il ne faudrait pas tarder à l’enterrer parce que, par ces temps chauds, ça commence à sentir je ne vous dis pas quoi. » Elle découvrit les papiers établis par Me Bellambre et s’empressa de les amener chez son complice de Sen-Sève afin qu’il l’aide à décrypter le langage compliqué des notaires. René Guciroix fit sauter les cachets qui sécurisaient les feuillets et les lut à haute voix. «Alors, cela veut dire que Jacques et Armelle ont eu une fille en cachette, dit Fanchon après s’être fait lire les actes une seconde fois. — Oui, et a priori, il l’aurait reconnue comme héritière unique. — Cela veut dire que je n’ai aucun droit sur la faïencerie ? demanda-t-elle inquiète. — Sur rien. — Ni sur la maison ? — Pas plus sur la maison que sur autre chose qui lui eut appartenu. — Mais ce n’est pas possible ! s’insurgea-t-elle. Il n’en est pas question. Je veux la faïencerie et je veux cette maison de Cazalon, dit-elle en colère. Il faut que je récupère au moins ce qu’il reste de magot. — Calmons-nous, reprit Guciroix imperturbable. Qui d’autre que toi et moi connaît l’existence de ces papiers ?
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— Celui qui les a rédigés, et les témoins… et ceux qui sont concernés : Armelle, sa fille, cette Juliette, dit-elle avec du mépris, et ce Budan que je ne connais pas. — Bien. À Cazalon, personne d’autre n’est au courant ? — Non. — Alors tout va bien. Il suffit de ne pas divulguer ces papiers et surtout ne pas les montrer à qui que ce soit. — Mais, le notaire de Mugron va bien les recevoir ? — J’en doute. Le seul document qui aurait dû lui être transmis par porteur est celui concernant la donation de Peyrelongue aux frères Antonins, or, celui-ci est l’original. Je pense que ce notaire de Pomerol l’avait confié à Jacques pour le transmettre à Me Claudius. Il est courant de faire transiter de tels actes par des personnes de confiance. — Et les autres papiers ? — Ce sont des déclarations qui restent internes à l’étude qui les émet. On ne les consulte que lorsqu’il convient d’établir une succession. — Mais, cette fille, ne va-t-elle pas recevoir l’héritage ? — Certes, mais elle ne pourra hériter qu’à la mort de son père. — Je ne comprends pas. Jacques est bien mort, et il était son père ? — Tu me surprends, Fanchon. Je te croyais plus subtile. Calme-toi et réfléchis. Tant que personne ici n’a connaissance de l’existence de cette fille et de cette reconnaissance en paternité ; qui devient, ou plutôt, qui reste héritière de Jacques ? — Moi. — Et qui, ici, pourrait trouver anormal que ce soit toi ? — Tout le monde. — Oui, pour le qu’en dira-t-on, tout le monde ; mais officiellement, personne ne pourra s’y opposer. — Et Armelle, tu crois qu’elle va laisser faire ? — Penses-tu que quelqu’un pense à l’avertir. Il y a treize ans qu’elle a disparu de Cazalon et qui se souvient d’elle ici ? Et puis, à part les gens qu’il a vus là-bas, qui donc savait où se trouvait Jacques ces dernières semaines ? Même toi qui sais tout sur lui, tu n’étais pas au courant. Après tout, il a trouvé la mort près du Moun ? C’est bien loin de Pomerol et il y en a des lieues et des
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lieues entre le Moun et Pomerol. Non, ce genre de mésaventure est hélas très courant et leur retentissement ne dépasse pas les frontières de nos contrées. Je peux te dire qu’à ce jour, plus personne n’y pense. D’autres méfaits ont été commis depuis et la maréchaussée aura d’autres chats à fouetter dans les prochains jours. Non, non, Armelle n’est pas prête de savoir ce qui vient d’arriver. — Et alors ? — Et alors, on ne va pas le lui faire savoir et tu vas profiter de cet héritage qui te tombe du ciel. — Oui, mais… si elle l’apprend plus tard, je vais aller en prison ? — Pourquoi ? Qui pourra prouver que tu as reçu ces papiers ? Celui qui te les a remis n’était que le convoyeur du cadavre. D’ici que les choses tournent comme tu le crains, on ne se rappellera plus qui il était. Et quand bien même, qui pourra prouver que tu les as lus, ces papiers ? Tu détestais tellement ton mari que tu les auras jetés au feu sans même y jeter un coup d’œil, n’est-ce pas ? — Et pour Peyrelongue ? Que va-t-il se passer ? — Rien. Tu as bien entendu ce qui est demandé par Armelle aux frères Antonins. “Je n’ai qu’une prière à vous adresser, c’est de ne me remercier en aucune façon. Vous l’avez largement fait en vous occupant des malheurs de notre cher Ami-Noël et je sais que vous le ferez tous les jours en faisant vivre cette demeure qui le mérite bien”. Tu vois, tu ne risques rien. Comme Armelle n’attend aucun remerciement, elle ne saura jamais que Peyrelongue va continuer à être envahi par les mauvaises herbes. — Parce que tu comptes aussi cacher ces papiers ? — Bien entendu. Pourquoi courir un risque ? Je te dis que si par hasard quelqu’un venait à ruiner notre plan, tu n’aurais qu’à dire que personne ne t’a remis de papier. Dans ces conditions, tu succèdes légalement à ton mari à compter d’aujourd’hui. Ta plus grande chance, c’est d’être restée son épouse. — Guciroix, tu es un génie, mais un génie machiavélique. Je crois que je vais apprendre à me méfier des rapaces comme toi, lui dit-elle en le couvrant de baisers. — La seule chose qui puisse venir contrer tout cela, serait que Jacques ait fait un testament contradictoire qu’il aurait déposé chez quelque notaire. En attendant de savoir, laisse-moi ces papiers, lui
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recommanda-t-il entre deux étreintes. Pour plus de sécurité, je vais les brûler moi-même. » La nuit qui suivit fut torride pour les amants diaboliques. Fanchon avait de nouveau l’esprit tranquille, et la détermination avec laquelle elle voulut rendre la monnaie de la pièce à son compagnon qui lui avait fourni le stratagème qui allait lui permettre de combler ses vœux, fut une apothéose encore jamais atteinte par le couple. René Guciroix, qui était pourtant un gaillard capable de démontrer ses capacités viriles durant plusieurs assauts, fut mis à genoux par l’ardeur des nouveautés que lui faisait découvrir sa perverse et riche maîtresse. Le lendemain matin, la population entière de Cazalon suivit le corbillard tiré par un cheval placide, et tous remarquèrent, sans s’en étonner, que Fanchon était absente. La messe d’adieu et la mise en terre eurent lieu sans sa présence. Finalement, les braves gens de Cazalon pensèrent que c’était mieux ainsi. La seule famille de Jacques, sa sœur Aliette, habitait Bayonne et elle n’avait pas eu le temps de venir pour les obsèques. Le corps du défunt était arrivé l’avant-veille de l’enterrement et qui sait si à ce jour, Aliette était prévenue ? Et même à supposer qu’elle ait été informée à temps par le courrier qu’avaient dépêché vers elle les gens de la faïencerie, elle n’aurait pas eu le temps matériel de rallier la Chalosse. Fanchon rejoignit Cazalon dans l’après midi et ce fut sans état d’âme qu’elle alla frapper à l’huis de la porte de la maison du bourg pour prendre possession des lieux. C’était sans compter sur la résistance de Parfait et de Julia Talosse, les fidèles serviteurs de Jacques, encore sous le coup de leur douleur, qui restèrent sourds à ses appels et à ses menaces et qui refusèrent de lui ouvrir. Le bourg était en deuil et les ruelles étaient vides. Seuls les cris de Fanchon troublaient cette ambiance feutrée de recueillement. Ça et là, en entendant ce
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tapage indécent aux murs de la maison du mort, quelques fenêtres commencèrent à s’entrouvrir et des insultes fusèrent: « Sale garce, tu n’as pas honte de te montrer ici ? » « Va donc te cacher, vermine, au lieu de venir insulter la mémoire des gens honnêtes ! » Lorsque les premiers jets de cailloux vinrent frapper le sol à ses pieds elle prit peur et renonça à son dessein. Qu’à cela ne tienne, convaincue de son bon droit depuis qu’elle avait été instruite par Guciroix sur son devenir immédiat, elle se retira et décida de se rendre au plus tôt chez Me Claudius pour faire valoir ses droits de veuve et d’héritière. Ceux qui l’avaient insultée et ceux qui avaient jeté les pierres étaient des employés de la faïencerie et elle les avait identifiés. Ceux-là avaient du souci à se faire quant à leur avenir à la fabrique. Le lendemain matin, elle réunit les employés de la faïencerie et, sans prononcer un mot qui ait pu honorer la mémoire de Jacques, elle entra directement dans le vif du sujet : « Jacques est mort et enterré. Je suis toujours sa femme et donc, je deviens la patronne de la faïencerie. » Les braves gens baissèrent la tête et certains, encore sous le coup de l’émotion, durent retenir une larme à l’évocation de son nom. « Je dois me rendre chez mon notaire afin de régulariser la situation et je vais être absente pour quelques jours… deux ou trois peut être, poursuivit-elle. — Jacques avait une sœur, non ? osa demander l’un des hommes plus inquiet de devoir passer sous la coupe de Fanchon que soucieux de la régularité de la sentence prononcée par cette dernière. — Cela ne regarde personne et d’ailleurs, le notaire viendra vous confirmer tout cela. Pour l’instant, je confie la responsabilité des ateliers à Jean Pierre Chaldamine qui saura prendre les bonnes décisions. Il y a bien de quoi vous occuper pour quinze jours. »
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Elle se rendit à Sen-Sève où elle retrouva René Guciroix qui, sous prétexte d’être son conseiller, l’accompagna chez son confrère de Mugron pour l’assister. Ils logèrent à l’auberge des Cassous où ils passèrent une nouvelle nuit ardente. Le lendemain matin, bien avertie du rôle à tenir et des réponses qu’elle devrait éventuellement donner à Me Claudius, ce fut une Fanchon déguisée en veuve éplorée qui entra à l’étude suivie de son complice. Le plan de Guciroix était simple et l’entrevue ne dura pas plus d’une heure. Fanchon garda le nez dans une pochette de broderie pendant que son compère développait ses arguments : « Mon cher collègue, dit-il avec beaucoup de condescendance. J’accompagne chez vous une très chère amie qui traverse une période affreusement douloureuse. Dame Fanchon Micaulet, qui est… qui était l’épouse de monsieur Jacques Micaulet, le gérant de la faïencerie de Cazalon, vient de perdre son époux dans des circonstances inracontables. Vous avez dû entendre parler de ce drame ignoble survenu récemment à proximité du Moun, qui a laissé… pardonnez-moi chère amie d’être aussi cruel, ajouta-t-il à l’adresse de Fanchon qui continuait de larmoyer dans son mouchoir ; ce drame qui a laissé huit cadavres sur le bord du chemin. — Effectivement, nous avons été informés de cette exaction inhumaine et comme nous avons en charge les dossiers de la faïencerie de Cazalon, nous nous sommes trouvés fortement interpellés par cette ignominie. Permettez, Madame, que je vous présente mes condoléances les plus émues. On se demande comment ce genre de méfait peut encore exister de nos jours, poursuivit-il à l’adresse de Guciroix. Ce n’est pourtant pas faute de courir après les fautifs, mais il se trouve toujours quelques individus inconscients qui n’hésitent pas à tuer pour quelque monnaie. Au lieu de les condamner aux galères, on devrait en pendre davantage à mon goût, ou les écarteler comme au bon vieux temps, cela serait bel exemple pour la jeunesse, ne pensez-vous pas, cher confrère ? — Assurément ! Une bonne exécution publique de temps en temps serait salutaire. Je me suis laissé dire que l’on allait supprimer la peine des galères et que l’on allait envoyer nos voleurs au bagne, une espèce de prison en plein air où, paraît-il, on leur
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demandera de casser des cailloux. Comme si cela pouvait les racheter ou réparer leurs méfaits. — Voyez-vous cela ! répondit Me Claudius en dodelinant du chef. Où allons-nous ? Bien, reprenons voulez-vous ? — Soit. Ainsi, suite à ce malheur qui l’a frappée, madame Micaulet est venue me consulter afin que je lui vienne en aide pour le recouvrement de ses droits, comme il est d’usage en pareil cas. — Bien ! Cela est une bonne chose. Les affaires de succession sont très complexes et je ne peux que la féliciter de s’être confiée à vous, cher confrère. — Certes, certes, mais si j’ai accepté cette tâche, je souhaite rester un modeste conseiller dans cette affaire et je lui ai suggéré de s’en remettre à votre bienveillance pour ce qui est de diligenter ses intérêts. Nous savons que le défunt avait placé sa confiance en votre étude et nous ne voulons pas qu’il en soit autrement en ce qui nous concerne. — Je vous remercie de cet honneur et cette démarche me paraît dictée par l’intelligence et le bon sens. Y a-t-il quelque point particulier qui pose problème ou dont vous souhaitez que nous discutions ? — Non, rien ne paraît problématique, néanmoins, si vous pouviez accélérer le retour de madame Micaulet dans la maison, comment dire… au domicile conjugal, à son domicile, cela serait chose apaisante et rassurante pour notre cliente. — Je ne comprends pas votre souci ? Vous me dites que Madame ne peut entrer chez elle ? Pouvez-vous m’éclairer s’il vous plaît ? — Oui, sans doute. Je dois préciser que, pour des raisons d’ordre pratique et… personnelles, les époux Micaulet vivaient séparément depuis quelques années. Un éloignement amiable et par ailleurs décidé d’un commun accord entre gens intelligents et évolués, les avait conduits à loger en des lieux différents. Cela dit, ces deux personnes travaillaient ensemble à la faïencerie et se côtoyaient journellement sans chamaillerie. Sachez aussi que madame Micaulet s’était vu confier de lourdes responsabilités au sein de cette entreprise par son mari lui-même. Or, il se trouve qu’à ce jour madame Micaulet, sous prétexte que sa venue n’est pas souhaitée, se voit interdire le retour au domicile de son époux, cela
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par le couple de domestiques que feu Monsieur Micaulet avait pris à son service. Nous nous demandons bien pourquoi ils se comportent de la sorte d’ailleurs. Nous pouvons comprendre que leur attitude soit dictée par la douleur, mais il y a des lois qu’ils doivent respecter. — Assurément, assurément. — Cher confrère, vous devez posséder dans votre étude les actes du partage fait par les parents de feu monsieur Micaulet, lors de leur retrait de la vie active. Ce partage stipulait que le mari de madame Micaulet s’était vu allouer les biens qu’ils possédaient à Cazalon, bien représentés par cette bâtisse dont nous parlons céans et une autre petite maison sise dans le bois. La sœur du défunt héritant pour sa part, de biens au Portugal. C’est du moins ce dont ma cliente a été informée par son mari lors de leur vie commune. — Effectivement. Même si je ne me rappelle pas de tous les détails, j’ai souvenir d’avoir instruit en ce sens pour le compte de mon prédécesseur, Me Campudon, que vous avez dû connaître. — Je n’ai pas eu l’honneur de collaborer avec lui car il cessait son activité alors que je débutais la mienne, mais sa réputation ne m’est pas inconnue. — Ainsi donc, madame Micaulet aurait des difficultés à recouvrer son bien ? C’est en effet insensé qu’elle ne puisse jouir de son bon droit à cause de l’outrecuidance de domestiques ; deux, ditesvous ? — Ces gens-là se croient investis d’on ne sait quel pouvoir sur ce bâtiment. Ce sont de vrais cerbères qui se comportent comme des geôliers en fermant à double tour, je suppose, le portail de cette demeure. — Nous allons remédier à cela. Laissez-moi deux jours pour réunir les pièces concernant la jouissance de feu monsieur Micaulet sur ce domaine et j’établirai rapidement une minute attestant la succession de son épouse comme entière et indiscutable. En attendant, je vous rédige une déclaration provisoire qui devrait vous permettre d’entrer en possession de vos biens bâtis sans opposition. Au besoin, ce document fera foi auprès de la maréchaussée, mais, j’espère que vous n’aurez pas besoin d’utiliser de tels expédients. — Nous ne comprenons pas leur attitude, d’autant que notre cliente envisageait de les garder à son service, ajouta Guciroix avec
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un soupçon d’hypocrisie. Hélas pour eux, leur comportement nous en a dissuadés. » Pendant que Me Claudius écrivait quelques lignes sur un parchemin beige, René Guciroix regarda Fanchon et lui fit un signe discret avec les yeux. Ce code indiquait qu’elle pouvait maintenant lâcher deux boutons de son corsage afin de laisser apparaître la naissance de ses seins et le départ de ses blanches épaules. Me Claudius était un personnage relativement âgé, mais son embonpoint et son visage rieur étaient ceux d’un bon vivant aimant bonne chère et paillardise, et il ne devait pas rester insensible aux charmes féminins. Le signe voulait dire aussi que le moment était venu de remettre le document qu’elle gardait caché dans sa manche. « Voilà, chère Madame, dit-il en tendant à Fanchon le parchemin qu’il venait de fermer de son sceau. Cette pièce cachetée, devrait résoudre vos problèmes, enfin, ce problème, dit-il en se rattrapant. — Merci, répondit-elle. Vous m’êtes d’un grand secours. Permettez que je vous remette ce pli qui vous est destiné. C’est probablement le dernier objet que les mains de mon mari ont touché et… je voulais le tenir jusqu’au dernier moment. Voilà, finit-elle par dire en se séparant du document, comme si elle laissait partir le dernier des souvenirs d’un être cher. Le tremblement de sa main qui l’avait trahie dans son métier devenait un parfait allié en la circonstance. Ce mouvement qu’elle ne contrôlait plus venait ajouter de l’émotion à sa personne et accroissait le côté dramatique de la situation. — Qu’est-ce là ? demanda le notaire en tournant un regard soupçonneux vers Guciroix. — À en croire l’apparence Il s’agit d’un acte notarié provenant d’une étude. — Cela y ressemble, en effet. — Le cachet est difficile à identifier, mais a priori, ce ne peut être autre chose. Ce document a été remis en mains propres à Madame lors du retour de la dépouille de son mari à Cazalon. Outre quelques papiers personnels, monsieur Micaulet le portait
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sur lui. Comme il vous est adressé, nous ne pouvons pas le conserver. — Vous ne voyez aucun un inconvénient à ce que je l’ouvre pour en prendre connaissance alors ? Tout cela m’intrigue et, puisque cela se trouvait sur le corps de… enfin, sur le… » Gêné d’évoquer le défunt devant la veuve, Me Claudius cessa de parler et réduisit le sceau en miettes. Il s’agissait du document sur lequel était stipulée la donation de la faïencerie entre Armelle et Jacques. Les autres pièces concernant Peyrelongue et les Antonins, ainsi que la filiation de Juliette, étaient restées à l’abri à SenSève. Me Claudius lut le texte en silence en hochant la tête à plusieurs reprises. « Je vais devoir vous annoncer une autre nouvelle, annonça-t-il sentencieux après avoir pris le temps de relire. — Une bonne nouvelle, j’espère ? dit Guciroix en ouvrant des yeux de chouette. — Je le pense. Ce document vient effectivement de l’étude du notaire de Pomerol, je crois que c’est au nord de notre région, précisa-t-il en faisant un geste de la main. Vous avez comme moi reconnu un acte original, cher confrère. Je vous en confirme l’authenticité, les codes sont présents. Je lis qu’il est fait état de l’entière donation de la faïencerie de Cazalon à monsieur Jacques Micaulet. Ce legs viendrait de madame Armelle Brouchicot, la précédente propriétaire de ce bien. Et il n’y a aucune réserve. — En êtes-vous bien sûr ? demanda Guciroix avec une voix étranglée. — Écoutez plutôt, cher confrère : “Moi, Armelle Brouchicot, saine de corps et d’esprit, déclare léguer la totalité de la faïencerie de Cazalon, murs et meubles, à monsieur Jacques Micaulet qui en a été jusqu’à ce jour le gérant et le garant. Il n’y aura nulle condition subordonnée à cette donation”. Suit un texte demandant à Me Campudon ou à son successeur, de considérer ce don. Tout cela me paraît très clair. Et cela me fait dire, chère Madame que, en tant que légataire unique des biens de votre mari, vous devenez, de fait, la propriétaire pleine et entière de la faïencerie.
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— Je… c’est… balbutia Fanchon en mimant la surprise. Tout cela va si vite… ajouta-t-elle en libérant un bouton supplémentaire de son chemisier, comme quelqu’un qui manquerait d’air. — Madame, dit alors Guciroix, cette nouvelle est surprenante, et même si elle ne peut atténuer la douleur qui vient de vous frapper, elle fait de vous la maîtresse de la faïencerie. — Buvez, Madame, ce peu d’eau, dit Me Claudius qui s’était levé et qui lui tendait un godet d’étain. S’étant penché au-dessus de son bureau, il eut une vue plongeante sur son décolleté et resta un rien figé : Je pense que tout ceci mérite quelques jours de réflexion avant que vous preniez conscience de tous ces événements qui se produisent dans votre vie, dit-il en souriant. Revenez me voir la semaine prochaine, ajouta-t-il. J’aurai eu le temps d’ouvrir et de consulter les livres concernant la faïencerie et nous finaliserons tout cela. — Diantre, la semaine prochaine ? Cela me semble bien rapide, pensa tout haut Guciroix. — Pareille situation mérite qu’on la traite avec diligence. L’exceptionnel réclame l’exception, cher confrère, mais peut-être ne serez-vous pas libre la semaine prochaine ? Auquel cas, Madame pourra venir seule si elle le désire, signer les premiers actes qui lui permettront de jouir au plutôt de son bien. Quant à nous, nous trouverons bien d’autres occasions pour nous revoir, cher confrère. — Tout ceci me paraît bien pensé, en effet », dit Guciroix avant de se lever. Fanchon et son complice quittèrent Mugron dans l’après midi et regagnèrent leur repaire de Sen-Sève. Leur stratégie avait fonctionné à merveille et ils avaient réussi à éviter que des soupçons n’arrivent dans l’esprit du notaire de Mugron. Leur plan se poursuivait sans entrave et ils l’affineraient en fonction des derniers événements. Ainsi, elle se rendra seule au rendez-vous de la semaine prochaine et continuera à aguicher ce brave Me Claudius qui n’en finira pas de rougir de congestion.
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Elle passa encore trois journées à Sen-Sève, dans l’antre de son amant qui avait fermé portes et fenêtres de son étude à tous les fâcheux qui auraient eu l’idée d’avoir besoin de ses services. Enivrés par la jubilation que leur procurait leur réussite, ils passèrent des heures les plus féroces de leur vie de luxure. Ils vécurent nus durant cette période, roulant leur corps du lit à la cuisine, de la cave au cellier, du grenier aux dépendances. Ils exécutèrent des parodies d’amour dans tous les recoins de la bâtisse, allant même jusqu’à forniquer sur la margelle de la fontaine du jardin intérieur, ou sur les marches disjointes de l’escalier dont les craquements rythmaient leurs ébats en les faisant rire comme deux gamins coupables d’une bêtise. Leur libido leur autorisait toute sorte de folie. Ils goûtèrent à tous les plaisirs que peuvent ressentir les corps, sans interdit, sans tabou. Ils jouèrent avec tout ce qui pouvait être utilisé pourvu que l’extase soit au bout de leur amusement. Tout artifice était bon pour peu qu’il prolonge pour un temps leur orgie. Ils ne se rhabillèrent que durant la soirée du troisième jour. Empuantis d’odeurs de musc et de transpiration, leurs corps cachèrent leurs relents de senteurs de sexes derrière les habits qui avaient eu le temps de s’aérer pendant leurs excès de paillardise. Le lendemain, ils arrivèrent à Cazalon en calèche, et Me Guciroix, qui pour l’occasion s’était habillé de la tenue très austère qu’il revêtait lorsqu’il avait besoin d’ajouter du sérieux à son personnage, enjoignit aux époux Talosse de déguerpir séance tenante de la demeure du défunt Jacques Micaulet, demeure qui revenait à son épouse comme le stipulait la lettre cachetée par Me Claudius. Julia et Parfait Talosse n’avaient d’autre choix que de se retirer. Ils ne savaient pas lire et ne pouvaient pas déchiffrer le contenu du pli que René Guciroix agitait ostensiblement devant leurs visages. De plus, la sévérité qui accompagnait l’ordre de partir impressionnait les vieux serviteurs qui pensaient avoir fait tout ce qui était dans leurs possibilités pour respecter, et la mémoire de leur maître, et le sens de leur fidélité. Ils s’attendaient depuis longtemps à cette situation qui leur arrachait le cœur mais, pouvaient-ils s’opposer à cela, et de quel droit l’auraient-ils fait ? Fanchon était la veuve en titre, et même s’ils la détestaient, ils ne pouvaient pas s’opposer à ce lien qui l’unissait à Jacques. La mort dans l’âme, ils firent leur baluchon et s’en allèrent vivre chez un de leurs enfants.
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Fanchon et René prirent possession de la bâtisse et à peine furent-ils entrés qu’elle lui demanda de se retirer à Sen-Sève et de la laisser seule, prétextant une migraine qui la harcelait depuis le matin. Guciroix comprit qu’elle ne voulait pas lui dévoiler l’emplacement du trésor et il reçut cette injonction à partir comme une brimade. Ainsi, elle se méfiait de lui au point de lui interdire d’approcher la raison même de leur turpitude commune pour la reconquête de laquelle ils œuvraient ensemble depuis des années. Peutêtre n’était-elle devenue sa maîtresse que par pur intérêt, que pour s’abriter derrière son aura de notable et son autorité de notaire ? Peut-être était-il lui aussi manipulé ? Peut-être allait-elle le rejeter maintenant qu’elle avait atteint son but ? Il savait depuis toujours qu’il fallait se méfier des femmes en affaires d’autant qu’elles étaient frivoles et surtout lorsqu’une fortune était en jeu. Il rentra à Sen-Sève contrarié et vexé avec mille pensées derrière la tête. Dès qu’elle fut seule, elle s’empressa de verrouiller le portail de bois. Elle était énervée et excitée à la pensée que les époux Talosse aient pu faire main basse sur son trésor. Leur récent comportement la laissait perplexe. Jusqu’à ce jour, ils s’étaient farouchement opposés à son retour dans cette maison. Ils s’étaient positionnés en dépositaires des intérêts du défunt lorsqu’elle s’était présentée à la porte et, paradoxalement, cette fois-ci, ils avaient bien vite baissé les bras. Ils ne s’étaient même pas rebellés. Elle ne voulait pas penser que Guciroix ait pu les impressionner au point de les faire fuir avec seulement quelques phrases. Tout cela trottait dans sa tête et elle craignait que leur changement d’attitude soit dû au fait qu’entre temps ils aient pu vider la cassette à leur profit. “Avec les vieux, on ne sait jamais” se disait-elle intérieurement. Elle s’équipa d’un balai de brande et entreprit de gratter la terre sous l’escalier, mais tout ce qu’elle parvint à soulever ne fut qu’une épaisse couche de poussière agglomérée qui stagnait là depuis le jour où Jacques l’avait rejetée du domicile. Sous cette fragile peau, le sol était aussi dur que des carreaux de terre cuite. “C’est du travail de paysan, pensa-t-elle. Le vieux Talosse aura rebouché le trou avec de l’argile”. Une panique soudaine l’envahit. Elle se mit nerveusement en quête d’un outil plus adapté et ne trouva rien d’autre que les “pincettes” et le tisonnier qui attendaient près de la
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cheminée. Elle s’agenouilla et frappa le sol rageusement avec le tisonnier qu’elle tenait des deux mains. Petit à petit elle parvint à creuser un trou de la taille d’un nid de moineau. Elle se trouva en nage et le sel de ses gouttes de sueur agressaient ses yeux. Au terme d’une heure de travail acharné, la pointe du tisonnier résonna d’un bruit sourd ressemblant à un coup porté sur du bois. Elle tapa à plusieurs reprises le fond du trou pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un son d’impression et put enfin soupirer. La cassette était toujours à sa place. Elle calcula qu’au rythme auquel elle avait pu ôter la terre pour n’atteindre qu’une infime partie du trésor, il lui faudrait passer la presque totalité de la nuit pour tout dégager. “Autant attendre demain matin et venir avec un pic et une pelle”, décida-t-elle. Elle alla chercher une paillasse dans une chambre, la traîna sous l’escalier et entreprit de dormir. “Au moins, ici, je vais pouvoir surveiller mon bien”. Sa nuit fut agitée. Elle ne cessa de tourner et retourner sur sa couche en gardant les yeux tantôt ouverts, tantôt fermés, et elle ne trouva que quelques bribes de sommeil pour récupérer de ses émotions. Des pensées troubles traversaient sa tête. À plusieurs reprises, elle imagina que la cassette, même si elle était présente, avait été vidée de son contenu et elle eut souvent envie de se remettre à l’ouvrage pour en poursuivre l’extraction. Elle se leva une fois et, lorsqu’elle se vit avec le tisonnier en mains, elle se rendit compte qu’elle était ridicule de se laisser dominer par de tels soucis qui ne pouvaient que la rendre folle d’inquiétude. Dans un espace de sommeil, elle fit un cauchemar qui la laissa en nage. Alors qu’elle soulevait avec peine le couvercle, Jacques et Juste Damplun, le créateur du trésor, sortaient de la cassette sous forme de vents tourbillonnants, en se battant l’un l’autre. Chaque coup qu’ils se portaient venait cingler un visage pâle à l’effigie d’une frêle jeune fille, lui aussi matérialisé par des volutes cotonneuses. Ensuite, après que ces deux esprits malins se soient évanouis dans une flamme tourbillonnante, le visage de l’enfant se penchait sur l’intérieur de la cassette pour n’y trouver que des glaires et qu’une masse gélatineuse faite d’œufs de grenouilles. Elle se voyait alors trempant ses mains dans ce magma et s’enduisant les joues et les seins de ce produit gluant et collant dont elle ne pouvait se détacher. Plus elle essayait de s’en débarrasser, plus ses doigts
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laissaient échapper des flots de ce liquide saumâtre et glauque qui se répandait sur sa peau et sur ses cheveux. Elle se réveilla en sursaut, à demi étouffée, alors que des vagues de boue verte et jaune entraient dans ses narines, ses oreilles et sa bouche. Essoufflée, elle resta assise sur la paillasse en s’épongeant le front afin de laver les immondices dont elle se croyait recouverte. La nuit se retira enfin et Fanchon sortit de la maison pour aller chercher les instruments indispensables, pic et pioche. N’étant pas familière des travaux de force, elle mit une bonne heure à dégager le dessus du coffre. Lorsqu’elle put enfin ouvrir la cassette, son cœur battait la chamade. Les pièces étaient là. Les petits lingots qui avaient été maladroitement coulés par Juste Damplun aussi. Elle avait sous ses yeux de quoi assurer une confortable vie bourgeoise à toute une famille ainsi qu’un nombre incalculable de bijoux fabuleux, bagues, ferrets, colliers, camées, broches, qu’elle pourrait offrir à tout son entourage. Elle plongea les mains dans SA richesse et en fit couler sur son torse comme pour laver la mémoire des images nauséeuses de la nuit. Les pièces cliquetaient en retombant dans le coffre en lui apportant apaisement, quiétude et ordre. À présent, il fallait qu’elle songe à gérer son pactole de nouveau en sa possession, et il fallait le faire sans tarder afin que l’histoire ne se répète pas. Il n’était pas question que quelque événement imprévu vienne se mettre en travers de ses projets. Elle vida le coffre de son contenu et le recouvrit de la même terre. Après tout, la cachette avait démontré sa sûreté et elle pourrait éventuellement être réutilisée. Ensuite elle remplit de valeurs diverses, des petits sacs de toile qu’elle transporta en plusieurs voyages chez son complice à Sen-Sève afin de les sécuriser. Lorsqu’il la vit revenir, souriante et enjouée, René Guciroix l’accueillit sans réserve et quand tout lui fut remis, il fit une rapide estimation des biens de Fanchon mais se garda de lui dévoiler le montant de sa richesse. Il ne cherchait pas à cacher quoi que ce fût, mais il savait que tant de fortune allait lui tourner la tête, aussi s’abstint-il de la renseigner avec exactitude car il craignait qu’elle ne se laissât aller à devenir femme de pouvoir absolu. Le fait qu’elle lui ait confié la totalité de son pécule aurait dû emmener le notaire à se remettre en question quant à ses jugements
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sur le récent comportement de sa compagne; il y avait songé, oui, mais le doute était ancré dans sa tête et le fait d’avoir été écarté l’autre jour, le laissait méfiant et avait jeté le trouble dans son esprit. La confiance n’était plus réciproque entre les deux amants. Désormais, leur complicité serait altérée par un nuage de suspicion. Dans les jours qui suivirent, Fanchon se rendit à Mugron pour signer les actes la consacrant officiellement unique héritière des biens de Jacques. Pour que ces documents soient rédigés avec diligence, elle séduisit le vieux Me Claudius en le laissant s’approcher d’elle, en s’arrangeant pour qu’il puisse plonger son regard dans son corsage affriolant, notamment lorsque, debout, elle se pencha face à lui pour parapher les documents. Elle ne manqua pas non plus de jouer la sainte-nitouche offusquée lorsqu’il osa poser la main sur sa croupe et, pour marquer une fausse réprobation, elle lui fit les gros yeux tout en lui tournant des œillades pleines de sensualité. Elle incarnait à merveille la femme dans toute sa perversité. Lorsqu’elle fut en possession des manuscrits tant espérés, lorsque les dernières formules de politesses furent échangées, elle se leva pour prendre congé, feignit de se tordre la cheville et se rassit en gémissant. Me Claudius se jeta à ses pieds afin de la consoler et entreprit de passer sa main sur la cheville blessée pour adoucir la douleur, comme s’il avait été un familier de la jeune femme. « Chère petite Madame, je suis confus. Ce maudit tapis vous a fait chuter et j’en reste fort marri. — Ce n’est rien ! Cela n’est… Aïe ! se plaignit-elle en grimaçant. — Oh, pardon ! Mes mouvements sont brusques, trop brutaux pour une si frêle cheville. — Non ! Ce ne sont pas vos massages, au contraire, ils me sont doux et agréables. Continuez ! » ajouta-t-elle d’une voix lascive. Encouragé par ces déclarations, Gracilien Claudius devint plus entreprenant. Sa main enroula le mollet de Fanchon qui ne se déroba pas, puis il vint titiller le pli du genou avec le bout de ses
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doigts frémissants. Il était dans tous ses états. Le sang qui maintenant martelait ses tempes avait déjà fait son œuvre dans son sexe. Il laissa sa main courir sur le dessus de la cuisse et, d’un geste hésitant et timide, il écarta les pans de la culotte à portail que Fanchon avait pris soin d’enfiler avant de venir. Les yeux mi-clos et en geignant pour simuler la pâmoison, la nymphomane l’observait. Le visage du notaire était congestionné, ses yeux étaient crispés et il grimaçait de plaisir. Lorsqu’il sentit sous ses doigts la toison épaisse et veloutée, il pinça les lèvres et laissa échapper une plainte de ravissement qui le rapprocha du plaisir suprême. Fanchon avait saisi la tresse qui ceignait le hautde-chausse de sa victime et en défaisait prestement le nœud. À peine eut-elle en main le sexe de Gracilien que le corps entier de ce dernier se mit à hoqueter, jusqu’à ce que, sous la chaleur de la paume de la main experte, il expulsa sa sève en une gerbe de perles qui chut sur le parquet ciré. Le notaire tomba à genoux, les yeux révulsés par la jouissance qui se prolongeait dans tout son être et, la bouche ouverte, il exhala un long soupir de satisfaction. Elle le garda dans sa main jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits, tout en exerçant d’habiles gestes qui lui tirèrent d’autres râles. Il se rhabilla en se confondant d’excuses et en se flagellant spirituellement, ce qui amena Fanchon à sourire en catimini. Pour sûr, pareille aventure n’avait jamais dû lui arriver, et il était probable que la libido de madame Claudius n’avait pas les compétences suffisantes pour lui faire connaître les mêmes sensations, les mêmes excitations que celle d’une femme expérimentée et aussi avertie que la veuve Micaulet. Grâce à son corps, Fanchon continuait à tisser sa toile diabolique et Me Claudius qui avait certainement crû en ses pouvoirs de séducteur, n’était qu’une énième proie qui rejoignait la horde des victimes de la libertine. Pour l’instant, tout le travail d’araignée effectué à ce jour promettait à Fanchon un avenir de mante religieuse. Claudius n’était rien de plus qu’une potentielle victime de chantage, comme tant d’autres l’étaient devenus avant lui.
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Fanchon allait enfin pouvoir savourer ce après quoi elle courrait depuis des années. Elle atteignait l’objectif qu’elle s’était fixé et pour lequel elle avait noué intrigue sur intrigue. Elle avait assassiné pour cela, elle avait volé, elle avait fomenté les pires pièges et utilisé les plus vils mensonges, elle avait souillé son corps et sali son âme, mais elle y était parvenue. Elle détenait maintenant l’intégralité du pouvoir sur la faïencerie, elle serait la seule à prendre les décisions concernant cette entreprise et, plus que tout, elle était investie du titre de patronne ou maîtresse ou directrice… Le rêve ambitieux de la petite apprentie décoratrice prenait forme. Demain, le petit monde bourgeois de la contrée devra la considérer différemment. Elle sera invitée dans ce milieu réservé et elle pourra parader dans le cercle fermé des femmes qui comptent dans l’aréopage des personnalités de la région. Elle était assez fortunée pour cela. La réserve d’argent et d’or qui était remisée en lieu sûr chez René Guciroix la nantissait. Désormais, elle allait pouvoir disposer de son bien sans compter et sans éveiller les soupçons quant à la provenance de cet argent. La seule ombre à sa vie future était ce maudit tremblement incontrôlable de la main droite qu’elle allait devoir dissimuler. D’aucuns pourraient trouver dans ce défaut, un signe de punition divine à l’encontre de l’insatiable pécheresse et cela pourrait lui porter tort. Elle en parlera à ce jeune médecin récemment installé à Mugron et pour l’instant, elle avait choisi de s’abriter derrière sa position de patronne pour ne plus avoir à œuvrer dans les ateliers de peinture, pour ne plus manier le pinceau comme elle l’avait toujours fait, ainsi, elle différait la divulgation de cette espèce de handicap qui la diminuait. Pour réussir dans son rôle de responsable, elle allait s’adjoindre deux de ses amants : René Guciroix pour surveiller les comptes et les facturations, et Jean Pierre Chaldamine pour s’occuper des ventes. Elle ferait émerger un ouvrier assez compétent pour gérer le moulage et la cuisson des pièces, cela ne devrait pas poser problème puisque tous avaient été à bonne école auprès de Jacques, voire de Louis Daban pour les plus anciens. Forte de ses compétences, elle continuerait de surveiller l’atelier de décoration en se réservant le seul travail de création de poncifs qu’elle pourrait réaliser à l’abri des yeux critiques, et elle avait dans l’idée de
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réduire les motifs à leur plus simple expression, chose qui correspondait à merveille à ses capacités aujourd’hui réduites. Tant pis pour les décorations florales qu’elle était seule à réaliser, et tant mieux si les dessins devenaient grotesques ; il fallait suivre la mode. Cette organisation ne devrait pas être compliquée à mettre en œuvre. Au début de sa prise de pouvoir, Fanchon sut refréner ses ardeurs libidineuses et mit en marge sa vie tumultueuse. En échange, elle consomma avec délectation son nouveau plaisir, son nouveau jouet, et se prit au jeu de la direction de SA faïencerie. Encadrée par sa petite équipe, elle s’en sortit mieux qu’elle ne l’aurait pensé et réussit à sauver l’essentiel de l’activité. Comme elle l’avait voulu, elle réussit à imposer de nouveaux motifs schématisés, et celui qui connut le plus de succès fut un oiseau ressemblant quelque peu à un pigeon. Les goûts des clients mirent en avant la teinte verte, dans les dégradés de laquelle le dessin fut décliné en plusieurs dispositions, ce qui entraîna la fabrication de séries différentes. Il y eut quelques tentatives de décors aux personnages divers rappelant la vie des champs, mais cela ne perdura pas et comme l’oiseau était plus facile à dessiner, Cazalon fit de ce motif un nouvel emblème. Durant les saisons qui suivirent, Fanchon fit aménager l’intérieur de sa maison comme elle en avait eu l’idée lorsqu’elle vivait avec Jacques. Des cloisons furent abattues pour laisser place à une immense pièce qui aurait fonction d’entrée et de salon, ce qui pour l’époque était d’un modernisme exagéré, mais elle voulait se démarquer des habitudes ancestrales. Sa chambre à coucher était tapissée de miroirs accrochés aux murs ou plaqués aux portes des armoires, ce qui la faisait ressembler à un décor de lupanar tel qu’on les rencontrait dans les luxueuses maisons de perdition où se rendaient, en ville, les riches bourgeois en mal d’exotisme. Deux années s’écoulèrent sans que le notaire de Mugron ne se manifeste. Selon René Guciroix, ce laps de temps était suffisant pour considérer l’affaire du détournement d’héritage définitivement close.
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« Puisque personne ne s’est manifesté durant tout ce temps, disait-il à Fanchon, on peut considérer que les dossiers sont déjà rangés aux archives et qu’ils ne sont pas prêts de ressurgir. » Fanchon profita de cette nouvelle tranquillité pour vivre en toute liberté et reprendre ses habitudes de libertine. Elle coucha dans son lit des personnages plus jeunes qu’elle, tous intéressés parce qu’elle n’hésitait pas à les récompenser en leur offrant quelques pièces d’argent, selon une échelle de valeur qu’elle appliquait en vertu des performances des uns et des autres. Elle construisait un catalogue d’amants dans lequel elle choisissait son chevalier servant au gré de ses envies et selon les prouesses de ses éphèbes. Dans la liste figuraient Jean Pierre Chaldamine qu’elle avait sous la main, et René Guciroix qui faisait exception vu son âge et compte tenu de leur vécu commun déjà ancien. Lui se trouvait plutôt délaissé et vivait de plus en plus mal son statut de vieil amant, ressentant cet abandon comme un cocuage. Lui qui avait été le confident, le compagnon, l’acteur des malversations qui avaient permis à celle qu’il considérait comme une alliée de tenir le haut du pavé, lui qui avait partagé sa couche avec sa maîtresse durant les plus mauvais jours de son existence, se trouvait quasiment évincé de l’entourage charnel de la “nouvelle riche”. Décidément, pour lui cette femme n’était qu’une arriviste, une arriviste doublée d’une parvenue. Souvent il avait envisagé de ne plus la seconder à la faïencerie, mais son instinct lui souffla de ne rien brusquer et de patienter. Viendra bien le jour où elle aura besoin de ses services, non plus comme comptable, mais comme conseiller pour une quelconque affaire douteuse. En réalité, il attendit une année de plus. Une année au cours de laquelle il n’eut que deux occasions de serrer Fanchon nue dans ses bras et de l’honorer comme au bon vieux temps. Il le fit sans rechigner ; la belle avait encore un corps de jeune fille et son parfum exhalait une fragrance faite de musc et d’odeur de draps propres. Il aurait eu tort de faire la fine bouche, mais il le fit égoïstement, en ne cherchant que son propre régal.
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Cazalon, août 1776 Un vendredi matin, Fanchon trouva une lettre posée sur son bureau à la faïencerie. Elle ne savait pas lire et hormis son prénom qu’elle reconnaissait sur le devant du pli parce qu’elle avait appris à le dessiner, elle était dans l’incapacité de déchiffrer le texte. Elle chercha René pour qu’il vienne à son secours, mais ce fut en vain. Habituellement, il passait deux jours à Cazalon en fin de semaine et cela lui suffisait à mettre en ordre les comptes, le reste du temps il demeurait à Sen-Sève pour assumer sa charge de notaire. « Personne n’a vu monsieur René ? demanda-t-elle autour d’elle. — Il est passé ce matin de bonne heure, mais il n’est pas resté. — A-t-il dit quelque chose pour expliquer son absence ? — Non. Je l’ai vu repartir très vite après son arrivée. — Était-il malade ? — Il n’a rien dit. » “Bien, j’attendrai qu’il revienne pour lire ce mot”, se dit-elle pour tromper sa déconvenue. Les heures passèrent, et ce pli commença à l’intriguer. Que pouvait-on lui dire ? Qui avait posé ce pli sur son bureau ? Après mures réflexions, elle conclut que l’auteur de ce mot ne pouvait être que René et qu’il cherchait à expliquer la raison de son absence qui se confirmait au fur et à mesure que la journée avançait. Peut-être une affaire à régler plus compliquée que d’autres? Peutêtre un deuil brutal dans sa famille? Elle envisagea plusieurs éventualités, et plus elle avançait dans son raisonnement, plus elle trouvait d’arguments négatifs: “Oui, mais il est au courant que je ne sais pas lire, alors pourquoi me laisser ce mot? Et pourquoi aurait-il besoin de justifier une absence? Ce n’est pas dans ses habitudes”. Il était venu la semaine dernière et avait apporté une somme d’argent comme elle le lui avait demandé de faire. Il paraissait content et il était souriant, comme à son habitude. Elle s’était dit qu’elle irait passer le prochain dimanche à Sen-Sève ; ce fidèle parmi les fidèles le méritait bien, et puis, avec lui, les nuits étaient moins éprouvantes. Oui, l’auteur de ce mot ne pouvait être lui.
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Elle aurait bien demandé à Jean-Pierre Chaldamine de l’aider car il était lettré, mais elle ne voulait pas se trouver mise en porte à faux par une déclaration ou une citation compromettante. Elle donnait trop d’importance à ce pli qu’elle considérait confidentiel. La journée s’acheva pleine de doutes et Fanchon décida de se rendre, dès le lendemain matin à Sen-Sève afin de rencontrer René pour qu’il lui dise de vive voix ce que contenait ce mot. Elle commanda à son cocher habituel de préparer la calèche pour les premières heures du jour, car elle savait que sa nuit serait faite de courts sommes. En entrant dans la cité du Cap de Gascogne, ils passèrent dans la ruelle située à l’arrière du cloître des Jacobins dont le clocheton avait triste allure. Des pierres en tombaient régulièrement au pied de l’édifice et, repoussées contre les murs, elles réduisaient le passage. Ils enfilèrent ensuite la rue bordée des plus cossues maisons bourgeoises de la cité, rue marchande qui débouchait sur le parvis de l’abbatiale, ce magnifique monument en fin de restauration entreprise après qu’il ait été rasée par les huguenots lors des guerres de religion qui marquèrent l’histoire du pays trois siècles auparavant. Ils rejoignirent le tertre de Morlane où se trouvait le domicile de René Guciroix et l’attelage se présenta devant la porte de l’étude vers midi. Elle demanda à son cocher d’aller se restaurer à l’auberge du Touron et de repasser en début d’après midi à l’étude pour prendre ses ordres. Elle pensait qu’elle le renverrait à Cazalon car elle avait prévu de passer deux ou trois jours dans cette cité qui surplombait la vallée de l’Adour et dont les magasins étaient bien fournis et toujours achalandés. Elle entra dans l’étude et demanda à être reçue par Me Guciroix, comme elle avait coutume de le faire à chacune de ses arrivées. Le premier clerc avança vers elle l’air très étonné. Elle remarqua que les autres employés se regardaient en souriant bêtement, mais elle pensa qu’ils s’amusaient des coucheries de leur maître qui n’étaient pas cachées et que d’aucuns connaissaient. « Madame… dit le clerc visiblement ennuyé. Vous n’avez pas été informée du changement ? — Informée ? Et de quel changement parlez-vous, grands Dieux ?
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— Me Guciroix ne vous aura donc rien dit ? — Non ! Que se passe-t-il ? Est-il malade ? Blessé ? À voir votre mine, je me dis qu’il lui est arrivé quelque chose de fâcheux. — À vrai dire, non ! Rien de bien fâcheux, en tout cas, rien de bien grave. — Allez-vous parler à la fin ? Que se passe-t-il ici ? dit-elle en haussant la voix avec un ton de commandement. — Madame, reprit le clerc avec toujours le même flegme, je ne sais si j’ai le droit de vous le dire. — Où est Me Guciroix ? Est-ce donc si secret que vous faites tant de mystères ? — Dame, sauf le respect que je vous dois, les affaires notariales sont toujours confidentielles, Madame. — À la fin Monsieur. Ne soyez pas ridicule ! L’endroit où se trouve Me Guciroix ne peut en aucun cas être une affaire secrète. Vous savez qui je suis ! Vous savez que Me Guciroix travaille pour moi et vous savez qu’il gère mon patrimoine ! — Mon rôle, Madame, ne m’autorise pas à… — Assez ! Assez de salamalecs ! Dites-moi où je peux le trouver, sinon, vous aurez de mes nouvelles, ajouta-t-elle en frappant de son ombrelle le bureau du second clerc qui se trouvait à proximité. — Madame, poursuivit calmement le premier clerc pour éviter que les choses ne s’enveniment, je me vois forcé de vous dire que Me Guciroix a cessé toute activité. — Comm… Vous dites qu’il a cessé d’être notaire ? — Oui… on peut l’entendre comme cela. Il est toujours notaire, mais il a cessé d’exercer à Sen-Sève. — Depuis quand ? demanda-t-elle en s’appuyant sur le bord du bureau. — Exactement depuis lundi dernier. — Mais… les affaires en cours ? Qui va les suivre? — Il a revendu son étude à Me Elsear de Canopase, le notaire de Tartas, et nous sommes devenus ses clercs à Sen-Sève. — Mais, où Me Guciroix s’est-il retiré ? — Je pense qu’il ne l’a dit à personne. Il a revendu ses meubles et sa maison avant de partir, mais personne n’a pu savoir où il comptait s’installer.
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— Il n’est plus dans sa maison ? s’entendit-elle dire en sentant ses jambes se dérober. — Il est passé avant-hier pour faire ses adieux et nous avons tout lieu de croire qu’à cette heure il aura quitté la région. » Elle resta sans voix. Ainsi René l’avait abandonnée sans lui parler de quoi que ce soit. Mais pourquoi ? Et le magot ? Qu’a-t-il fait du trésor de Cazalon ? « J’étais venue… pour lui demander de lire ce pli que j’ai trouvé hier matin sur mon bureau. Je me suis longtemps demandé qui avait bien pu me l’adresser. Maintenant, je suis sure que ce message vient de lui. Peut-être me dit-il où il est et pourquoi a-t-il fait cela ? Je ne sais pas lire, avoua-t-elle sans se cacher. Auriezvous l’amabilité de m’aider, Monsieur ? Je m’en remets à votre discrétion. — Suivez-moi, Madame. » Le clerc eut la délicatesse de ne pas l’introduire dans le bureau de René Guciroix et il l’installa dans une pièce où se trouvaient chaises et table. Il prit le document et s’assit en face d’elle. « Effectivement, je reconnais l’écriture de Me Guciroix dans le nom qui figure sur le document. Il a écrit “Fanchon”. — Oui, c’est ainsi que je me nomme. Allez-y, ouvrez-le. » Le clerc décacheta le pli et effectua une première lecture silencieuse. Elle le laissa faire sans broncher car elle s’attendait au pire. En fait, à cet instant, elle se moquait éperdument de ce qu’avait pu devenir René Guciroix, ce vieux machin. Qu’il soit malade, mort, ou simplement parti, cela n’avait aucun intérêt. Ce qu’elle voulait savoir, c’est ce qu’il advenait des valeurs, des énormes valeurs qu’elle lui avait confiées. Le clerc baissa le document et leva son regard vers Fanchon qui était pâle comme un linge. « Madame, vous me voyez très gêné. Ce document vous est personnellement adressé et il contient des mots et des phrases très intimes. Il m’est… difficile de les dire de vive voix.
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— Monsieur, dit-elle alors. Ces mots, ces phrases, vous venez de les lire ? Alors, ne tournons pas autour du pot. Évitez-moi d’aller trouver un écrivain public pour me ridiculiser encore et encore, et dites-moi ce qui est écrit, même s’il s’agit de choses malsaines. À vrai dire, je m’attends à tout et je me fiche de ma réputation. — Vraiment ? Vous y tenez ? — Ne soyez pas rustre, s’il vous plaît. Allons-y ! — Sachez, Madame, que vous pourrez compter sur mon entière discrétion. Notre maison, elle, a une réputation à tenir. Voilà donc ce qui est écrit à votre attention : “Chère Fanchon. Quand tu prendras connaissance de cette lettre, je serai bien loin de toi. Il sera inutile de chercher à me revoir car personne ne sait où je vais aller. Je tiens à t’informer que je pars en emportant les quelques valeurs que tu avais déposées chez moi, et non à mon étude, ce qui représente une énorme nuance. Il n’y a aucune trace de ces dépôts et donc aucune preuve qu’ils ont existé. Je te laisse donc avec les jeunes amants que tu as préférés à notre relation, et avec la faïencerie dont tu as tant rêvé. Je vais te donner un dernier conseil, ou plutôt un dernier avis en te recommandant de ne pas lancer la maréchaussée à ma poursuite, d’abord parce que je n’ai rien fait qui soit répréhensible, et ensuite, parce que je conserve précieusement les papiers que tu m’avais confiés au début de ton veuvage. Sache ma chère Fanchon, que je garde en mémoire les heures folles que nous avons passées ensemble et j’aurai toujours en moi le souvenir des carr…” Je ne peux continuer déclara le clerc très gêné. La suite n’est que paroles désobligeantes à votre encontre et n’apporte aucune explication nouvelle. Accordez-moi, Madame, de ne pas poursuivre pour pouvoir garder par-devers vous tout le respect que je vous dois. » Fanchon était de marbre. Elle n’entendait plus ce que disait le clerc. Son regard était figé sur les grimoires alignés sur les étagères du fond de la pièce et son teint blafard était devenu cadavérique. René avait fait main basse sur son trésor. Il l’avait spoliée et elle n’avait rien vu venir. Jamais elle n’avait imaginé qu’il puisse
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un jour se jouer d’elle. Leurs rapports étaient ceux de vrais amis, de vrais complices et pour elle, c’était à la vie à la mort depuis qu’ils avaient réussi à matérialiser les vœux de la petite apprentie qu’elle avait été. Pourquoi lui avait-il fait cela ? Jamais elle n’avait eu la moindre suspicion de trahison à son égard et jamais elle n’avait eu le sentiment de lui porter tort. Il était comme un vieil ami de la famille et si elle s’était écartée de son lit depuis quelques années, elle n’avait pas eu la sensation de le tromper. Avec l’usure du temps, leur relation était devenue une vieille habitude qu’il convenait d’entretenir à petit feu. Lui-même avait d’autres maîtresses, des maîtresses exigeantes qu’il devait entretenir et elle n’aurait pas eu l’idée de les lui reprocher. Elle, son amie, était une maîtresse docile qui ne lui coûtait rien, au contraire, et si elle lui avait confié le poste de comptable de la faïencerie c’était également pour qu’il puisse disposer de suffisamment d’argent pour vivre et se comporter comme un bourgeois nanti. Tout s’effondrait autour d’elle. Elle découvrait le goût de la trahison et cela lui faisait mal. “L’abandon venant d’un ami est plus cruel que celui d’un amant, pensa-t-elle”. Toutes les parties de son corps étaient meurtries. De plus, elle n’avait aucun recours. Le renégat avait finement tout calculé. Effectivement, elle s’était fiée à son image immaculée de notaire et n’avait jamais demandé de reçu ou de billet de reconnaissance pour les multiples dépôts qu’elle avait effectués ; elle avait toujours eu confiance en lui et de son côté, il n’avait jamais failli dans sa collaboration. Le comble dans tout cela, c’est que le félon la faisait chanter. Il n’avait pas fait disparaître les actes notariés à Pomerol comme il l’avait dit, ainsi, il pouvait sans problème la compromettre devant les hommes de loi. Il savait ce qu’il faisait. La tricherie sur la succession et sur le devenir de Peyrelongue pouvait la mener au bûcher ou à la potence, ou pire encore, à la roue. De toute la richesse à laquelle elle pouvait prétendre, il ne lui restait rien. Seule la faïencerie et sa maison de Cazalon étaient les seules valeurs réelles sur lesquelles elle pouvait compter, mais il en était fini des extravagances auxquelles elle s’était habituée ces dernières années. Deux larmes coulèrent sur sa joue. Elle se leva sans écouter ni même entendre le clerc qui lui proposait de prendre le temps et de
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se désaltérer, et elle sortit. Elle s’avança d’un pas lent sur l’esplanade de Morlane et jeta un regard sur l’immense étendue de forêts qui s’étendaient à perte de vue et qui couvraient une vaste plaine au-delà de l’Adour. Heureusement qu’il n’y avait aucun à-pic sur ce tertre qui surplombait le fleuve, sans quoi, elle aurait pu être tentée de mettre fin à ses jours. Elle s’assit sur l’herbe et, inconsciemment, elle commença à mesurer sa situation. Elle était ruinée, cela ne faisait aucun doute et ce ne seraient pas les modestes revenus de la faïencerie qui allaient lui assurer un train de vie de grande dame. Elle ne voyait aucune autre possibilité de redevenir riche que de vendre sa maison de Cazalon. Et encore, au train où elle dépensait son argent en futilités et en fêtes, ce pactole ne durerait pas plus d’une ou deux années. Encore eut-il fallu qu’elle accepte d’aller vivre de nouveau dans la petite maison de la forêt qui était plus une cabane de bûcheron qu’une maison de maître. Non, cela ne correspondait pas à son rang et elle aurait bien vite été la risée de la bourgeoisie qui, tôt ou tard, aurait vent de ses déconvenues. Elle qui avait secrètement rêvé d’ennoblissement était donc condamnée à rester la roturière qu’elle avait toujours été, propriétaire d’une affaire, certes, mais ruinée ou insuffisamment riche pour pouvoir prétendre aux fastes des grands de cette région. “Pourquoi me suis-je tant dépensée à vider ce coffre ? René est le Diable, pensa-t-elle en se signant. Il a réussi à m’envoûter”. Elle attendit le retour de son cocher qui avait fait bombance dans la petite auberge de renom connue dans toute la région, et se fit reconduire à Cazalon, penaude et désemparée.
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XXIV À Pomerol, octobre 1776 Cela faisait plus de quatre années qu’avait eu lieu l’accident d’Armelle, et depuis, son état ne s’était guère amélioré. Elle avait gardé pour principale séquelle cette paralysie du côté droit qui l’handicapait au point qu’elle ne se déplaçait que rarement et toujours avec des béquilles, ces béquilles qui, étant constamment à sa portée, faisaient partie intégrante de son image qu’elles enlaidissaient. Son visage restait constamment figé dans un rictus déformant, sans jamais pouvoir sourire, et son élocution était pénible, à elle et pour ses proches. Son allure générale était dépourvue de toute élégance et elle avait pris son personnage en horreur. La jeune femme svelte, dynamique et entreprenante qu’elle avait été, était morte le jour de sa chute. Elle n’avait pas voulu résider à Berliette comme le lui avait suggéré Léa, sa belle-sœur attentionnée, et elle avait rejoint sa maison de Ravignac dès que sa santé avait retrouvé un semblant de stabilité. Elle était secondée dans les quelques tâches qu’elle pouvait effectuer malgré son handicap par Maria, sa fidèle servante, et elle pouvait encore s’approcher des chevaux, sa passion de jeune fille. Elle n’avait gardé aucune rancune envers Cabriole, sa jument qui l’avait désarçonnée, ni envers les chevaux ; après tout ce n’était pas de la faute de sa jument si l’accident avait eu lieu. Elle n’avait qu’à rester à Berliette comme le lui avait recommandé sa famille, au lieu de s’entêter à s’en retourner au haras ce maudit jour d’orage. Encore heureux que cet accident lui soit arrivé à elle et non à l’un de ses compagnons qui lui avaient fait escorte ce jour là. Elle n’aurait pas supporté que cette chute arrivât à sa fille Juliette. Cette considération lui était plutôt positive et, parfois, venait adoucir son désarroi.
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Aloïs Budan s’était rapproché de Ravignac. À la demande de Guillaume et de Marin qui craignaient que deux femmes et un couple de serviteurs dans une bâtisse de style isolée dans la campagne, puissent devenir des proies faciles pour des malfaiteurs, le vieil écossais était venu s’installer dans une aile de la maison d’habitation du Haras. Cela ne l’avait éloigné de son lieu de travail et de son chai des bords de l’Isle, seulement que de quelques chevauchées et il exerçait avec discrétion le rôle d’homme de la maison. Avec le temps, Aloïs finit par abandonner sa maison de Libourne pour aménager définitivement à Ravignac où il avait parfaitement trouvé sa place. Il s’entendait à merveille avec Juliette à qui il continuait de dispenser des cours de langue anglaise, et son implication dans les affaires du haras ne consistait qu’à donner son avis quant aux décisions importantes et problématiques de l’activité. Quant à ses relations avec Armelle, elles restaient des plus platoniques, comme il seyait à de vieux amis. Armelle s’intéressait toujours à la vie du haras, mais elle avait confié à Juliette, maintenant âgée de dix-sept ans, la responsabilité du fonctionnement et des relations avec les maquignons et les acheteurs. La jeune fille qui avait toujours vécu entourée de chevaux prenait ce rôle de maîtresse des lieux à bras-le-corps et accomplissait sa tâche, mieux que personne, avec détermination et autorité. Elle était la digne représentante de sa mère, décidée, volontaire et compétente. Trois lads complétaient l’équipe et Blaise ouvrait l’œil pour éliminer tout ce qui pouvait contrecarrer la bonne marche du haras. À plusieurs occasions, il arriva que l’on évoquât l’existence, ou plutôt l’absence de Jacques, de ce père qui n’avait existé que quelques jours durant la rencontre à Berliette et qui, depuis, n’avait pas donné de nouvelles. Aloïs et Juliette ne se formalisaient pas de cette situation, contrairement à Armelle qui ne pouvait pas imaginer que Jacques puisse tenir un rôle aussi cynique. « Maman, comment peux-tu accorder du crédit à un homme qui ne s’est pas manifesté depuis trois ans. — Jacqu… est ton… ère. Je ne peux pas croire qu’il… ous ait ou… bliées.
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— Pourtant, les faits sont là, dit Aloïs. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais s’il avait voulu voir sa fille, durant trois années, il aurait pu trouver le temps. — Vous ne… avez pas… tout ! répondit-elle énervée. — Maman, regarde la vérité en face. Il ne nous a même pas envoyé un mot, pas un signe. — Cela ne… ui ressemble pas. ! Jacqu… est honêt… Il est… on… ère, Juliet… — Oui, et je voudrais bien l’avoir pour père. Je l’avais accepté et j’en étais heureuse. J’ai bien vu qu’il était sincère quand il me parlait de ta vie à Cazalon, et lorsqu’il s’agissait de vous deux, j’ai bien compris dans ses yeux combien il t’avait aimée, mais quand même, cela ne suffit pas. — Ce n’est… as… ormal. — Je te comprends, maman. Je te comprends, mais peut-être a-t-il déjà une famille à Cazalon, et peut-être n’a-t-il pas voulu en parler pour ne pas te faire de peine, pour ne pas me rejeter. — Tout cela est probable, chère amie. Nous, les hommes, avons une part de lâcheté quand il s’agit de nos sentiments. Nous n’avons ni la franchise des femmes, ni le courage des mères, il en a toujours été ainsi et si cet homme, que je respecte par ailleurs, a des raisons de ne s’être pas manifesté, il faut lui laisser cette liberté. Peut-être ne veut-il pas détruire sa famille… — Pff ! Sa… amille ! coupa Armelle en dodelinant de la tête. — Peut-être a-t-il d’autres enfants qu’il a toujours connus, alors que Juliette était pour lui une jeune fille déjà lointaine, même s’il avait pour elle des sentiments profonds. Pardonnez-moi de vous parler durement, mais vous êtes bien placée pour savoir combien la vie réserve parfois de désagréables surprises. — Maman, nous sommes bien ici, tous les trois, Aloïs, toi et moi. Guillaume, Léa, Marin sont notre famille, Blaise et Maria nos chers compagnons ; nous avons des amis. Je sais que j’ai un père. Je sais à quoi il ressemble. Ce n’est déjà pas si mal. Alors, oublions tout le reste. — Je ne peux… as croi… re qu’i… nous ait ou… bliées, répéta-t-elle. Je suis fa… iguée. Cess… ons cette di… cussion. »
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Janvier 1777, Ravignac Ce matin-là, un brouillard givrant avait accroché de superbes pendeloques de gel à toutes les branches de la contrée et les arbres bordant l’Isle pouvaient mirer leurs inhabituelles chevelures blanches dans le miroir du ruban d’eau paisible qui coulait lentement à leurs pieds. Armelle était restée au chaud dans la maison et Aloïs, dont l’activité d’exportateur de vins était au ralenti en ce cœur de l’hiver, lui tenait compagnie dans le salon de l’étage. Midi allait sonner lorsque Juliette, porteuse d’une nouvelle, vint frapper à la porte du salon. « Maman, mon parrain vient d’arriver. Il est accompagné d’une personne qui demande à te rencontrer. » Sur le coup, Armelle pensa à Jacques mais, alors que son adrénaline commençait à se développer, elle se dit que s’il s’était agi de lui, Juliette l’aurait reconnu et ne parlerait pas d’une personne de façon si vague. « Dis-leur de nous rejoindre au salon, ils doivent être transis par ce froid. Dis aussi à Maria d’ajouter deux couverts. — Çà, c’est déjà fait, maman. Puisque tu consens à les recevoir sur le champ, je vais chercher nos hôtes. Ils ont mené leurs chevaux à l’écurie et je vais demander à nos lads de les bouchonner. — My Got ! s’exclama Aloïs. Tu veux donc faire bouchonner ces hommes ? — Oh ! Je n’ai jamais dit une pareille chose. — Yes, yes. Tu as dit : « Ils ont mené leurs chevaux à l’écurie et je vais demander à nos lads de les bouchonner. » Exact ? — Oui, et alors ? — Alors, je te taquine, mad’mazell’ la petite française. Il fallait dire : « Ils ont mené leurs chevaux à l’écurie et je vais demander à nos lads de les bouchonner à leur place. » Correct, non ? — Yes sir ! It’s correct ! » répondit-elle en s’amusant de la remarque opportune de son vieil ami.
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Cinq minutes plus tard, Guillaume et son compagnon entrèrent dans le salon accompagnés de Juliette qui n’était qu’admiration pour son parrain. Armelle reconnaissait le personnage qui précédait son frère, mais elle n’arrivait pas à lui donner un nom ou à trouver un repère qui puisse l’aider à l’identifier, jusqu’à ce qu’il lui adresse la parole pour la saluer. « Monsieur Maculoch. Par… onnez mon é… tonn… ent de vous voir i… ci. Je ne m’a… ttendais… as à votre… isite, dit-elle pour se disculper de ce moment d’hésitation. — De grâce, Madame, ne vous excusez pas. C’est à moi qu’il appartient de le faire car j’arrive sans me faire annoncer, ce qui est de la plus vile inconvenance, dit-il en pensant “Si ce n’était ce visage figé, elle serait toujours aussi belle”. — Mons… sieur Macu… loch ! Cela fait com… bien de… emps que nous ne… ous som… mes pas ren… contrés ? — Je pense, si ma mémoire ne me fait pas défaut, que cela remonte à la réunion que j’avais organisée en mon magasin de Bordeaux. Cela fait donc cinq ou six ans. — Mon dieu… ix ans déjà ! Mais approch… ous du fo… yer. Vous… evez avoir froid ? dit-elle en s’effaçant pour que les deux cavaliers puissent profiter des flammes de la cheminée. Pardo… nnez mon parler, Mon… sieur Maculoch ; c’est à… ause d’un ac… cident. — Votre frère m’a raconté les circonstances malheureuses qui vous ont blessée, Madame. Sachez que je compatis à votre douleur et que je m’efforcerai d’être attentif à vos paroles. — Merci. Que n… ous vaut l’ho… eur de votr… vi… site ? — Il s’agit d’une affaire qui doit vous concerner, qui m’a été récemment proposée et qui me parait d’une bizarrerie peu commune. — Diantr… Monsieur,…ous m’inquié… tez. De qu… oi s’agit-il ? — Il s’agit, Madame, de votre faïencerie de Cazalon, avec laquelle j’avais pris quelque distance compte tenu que le marché n’est plus ce qu’il était et que nous arrivons, avec nos propres ateliers, à nous suffire. Vous vous souviendrez certainement de
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l’inquiétude que j’avais exprimée lors de cette réunion dont nous parlions tout à l’heure ? Les choses se sont passées comme je le craignais et nous sommes aujourd’hui en plein marasme, conséquence malheureuse de l’arrivée de cette fichue porcelaine qui nous concurrence sur tous les plans. — Et, en qu… oi cela nous concer… ne-t-il ? Je n’ai ri… en à… oir avec la… orcelaine, dit-elle sur ses gardes. — Certes, certes, et cela n’est pas l’essentiel de mon propos. Il se trouve, Madame, que j’ai été contacté par un homme d’affaires, fondé de pouvoir se disait-il, qui voulait me vendre la faïencerie de Cazalon. — Vous la ven… dre ! — Oui, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Sur le coup, cela ne m’a pas surpris outre mesure. Compte tenu du contexte, il n’est pas surprenant que certains sites de production se trouvent en difficulté, mais comme nous avions eu d’excellentes relations avec Cazalon, le fait que l’on se tourne vers moi ne m’a pas choqué. — Mais,…e ne… omprends pas. Ja… cques n’avait… as dit ça ! dit-elle en interrogeant Juliette du regard. — Pauvre maman. Encore une déception. Tu vois que l’on ne pouvait pas compter sur cet homme. — Pardonnez-moi, mais vous me confirmez que cette… idée ne vient pas de vous ? demanda Maculoch soupçonneux. — Absolument pas, Monsieur, reprit Juliette. Cette situation n’existerait pas si maman était moins sentimentale. Elle a donné, ou plutôt légué son bien de Cazalon à son ancien… ami, son successeur à la faïencerie. Il se trouve que cet homme s’était engagé à conserver ce bien et à me le transmettre à sa mort. Des papiers ont été signés en ce sens, mais depuis, nous sommes sans nouvelles de lui. Alors, le fait qu’il veuille tirer profit de cette faïencerie ne nous surprend pas. — Juliett… Ne parle pas ain… si de lui. Je ne v… eux pas. — Pardonnez mon insistance, mais à ma connaissance, le dernier responsable dont je me souvienne était Jacques Micaulet avec qui j’avais de très bonnes relations. Nous nous connaissons depuis fort longtemps et pour ce que j’en sais, pour l’avoir pratiqué en affaires, il s’agit d’un homme de confiance et de parole. Si
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c’est celui dont vous parlez, cela ne va pas avec l’idée que je me fais de Jacques Micaulet. — Et pourtant, c’est bien de lui qu’il s’agit, répondit Juliette. Il sait bien cacher son jeu apparemment puisqu’il vous a berné vous aussi. — Juliett… ! Je t’in… erdit de… ire du mal de… on pèr… ! Je sais qu’il n’est… as… omme ça. — Comment veux-tu que je réagisse. Je découvre mon père à treize ans, je le côtoie pendant un mois environ, tu lui offres la faïencerie dont il jure être le garant, il disparaît de notre vie pendant quatre années et aujourd’hui, il cherche à nous spolier. Avoue que je puisse être en droit d’en tirer un portrait plutôt obscur, non ? » Armelle était consternée. Elle ne comprenait rien à cette histoire ou plutôt, elle ne voulait pas admettre l’impensable. Jacques ne ressemblait pas à cela. « Non. Ce n’est… as… ossible. Nous nous sommes aimés, je… onnais… acques… epuis toujours. Il n’a… as été édu… qué comme ça. — Juliette, dit alors Aloïs Budan. Je n’ai côtoyé cet homme que peu de temps et en ce qui me concerne, j’en avais une bonne opinion. Je suis comme ta mère, je ne peux pas croire qu’il se rende coupable d’une pareille prévarication. La sincérité qui émanait de ses propos me fait penser qu’il ne peut pas être derrière tout ça. — Je le pense aussi, ajouta Guillaume qui était resté discret jusque-là. J’avais senti chez lui l’homme de la terre. Il avait toutes les qualités des travailleurs honnêtes, la franchise, la loyauté et surtout l’authenticité de ce qu’il considérait comme des valeurs humaines. — D’ailleurs, tu disais toi-même qu’il fallait comprendre son silence et ne pas se fier aux apparences, dit Aloïs en posant sa main sur l’épaule de Juliette. — Je suis confus, dit alors Jean Eudes Maculoch. Je ne m’attendais pas à porter autant de trouble dans votre famille et j’en suis fort gêné. De plus, cette histoire me dépasse et je pense que je n’aurai pas dû…
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— Ah, non,…onsieur Maculoch. Au… ontraire. Vous avez… ien fait de… ous en parler. Si c’est la… aternité de ma… ille qui vous dé… range, rass… urez-… ous. Tous ici sont au… ourant que… acques Mi… aulet est le… ère de Juliette. — Oh, Madame, cela ne me regarde pas. — Mais vous-mê… me,…onsieur Maculoch,…ous avez connu… uliette Micaulet… orsque vous êtes… enu à Cazalon ? La m… ère de Jacqu… — Grands Dieux, je n’oublierai jamais notre première rencontre. Jamais je n’avais vu femme aussi déterminée. Une fort belle femme, mais d’un caractère bien trempé. — Avez-… ous bien… regardé ma fille ? — Effectivement, dès que je l’ai vue à ma descente de cheval, quelque chose m’a troublé sans que je puisse en deviner la cause et maintenant seulement, je commence à comprendre, mais encore une fois, Madame, permettez que je reste en dehors de votre intimité familiale. Mon but n’était que de venir vous parler de cette affaire de vente qui me trouble et ne me paraît pas claire. Heureusement que je n’ai pas donné suite à cette proposition. Je dois vous avouer que je n’y ai pas crû, néanmoins, dans le doute, j’ai préféré venir vous en parler. Pour moi, vous étiez toujours la propriétaire de cette faïencerie. — Mais, je… ous en… emercie, Monsieur. Votre dé… vouement vous ho… ore. — Alors, personne n’est de mon avis ? demanda Juliette avec une bouderie teintée de dérision. Bien. Alors, je vais admettre le fait que je me trompe. Mais tout de même, quelqu’un est venu vous faire cette proposition, Monsieur Maculoch ? insista-t-elle ne voulant pas abandonner totalement son idée. — Oui, cela reste vrai. — Avez-vous conservé les coordonnées de cet interlocuteur ? demanda Juliette. — Oui, bien sûr. Elles se trouvent dans mon bureau. Il s’agit d’un notaire d’un village voisin de Cazalon dont je ne me souviens plus du nom. — Alors voila ce que je suggère que l’on fasse. Vous allez répondre favorablement, enfin, vous allez dire que la proposition vous intéresse sous réserve de l’estimation des biens. Ensuite, je
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vous accompagnerai jusqu’à Cazalon. Nous rencontrerons alors Monsieur mon père et nous en aurons le cœur net. Il me tarde de connaître ses explications. — Cela ne me plaît… as ! intervint Armelle. S’il a… écidé de ven… dre, c’est qu’il ne peut… as… aire aut… rement. Nous n’avons… as besoin de… ette usine, alors,…aissons faire Jacqu… Et… oi, Ju… iette,…e te… appelle qu’une… eune-… ille de… ix-huit ans, ne parle… as comme… ela de… on père. — Je vais prendre la défense de Juliette, dit alors Aloïs. Je n’ai aucun pouvoir de vous obliger, mais il me semble qu’elle a raison et qu’elle a le droit de savoir. Après tout il s’agit de son père. Il vaut mieux aller au bout des choses car tout ceci n’est peut-être qu’une vaste fumisterie. — Et toi Guilhau… Qu’en… enses-tu ? — Si Juliette en a le courage, elle a raison de vouloir savoir. Elle a toute sa vie devant elle et il vaut mieux pour tout le monde qu’elle soit libérée de ce qui pourrait devenir une obsession. Je l’accompagnerai. — Alors, Monsieur Maculoch ? Qu’en dites-vous ? Tous semblent d’accord sur cette stratégie. Pourriez-vous prendre sur votre temps pour nous aider dans cette démarche ? demanda Juliette avide de poursuivre cette aventure qui s’annonçait captivante pour une jeune femme. Tout repose sur votre réponse. — Ma foi, après tous les désagréments que je viens de vous apporter, continua Maculoch toujours empêtré dans son repentir, je ne vois pas comment je pourrai refuser. À vrai dire, je suis curieux de connaître le dénouement de cette histoire. — L’affaire est entendue, conclut alors Juliette avec son énergie de femme d’affaires. Lorsque nous scellons une vente avec un maquignon, il est d’usage de se frapper la maina. Alors, topez-là, monsieur Maculoch. » Ils passèrent ensuite à table et pendant le repas, ils décidèrent de rallier Cazalon dans le courant du mois d’avril, le temps que Jean Eudes Maculoch obtienne un rendez-vous et qu’il organise le déplacement depuis Bordeaux.
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Avril 1777, à Cazalon Sur les conseils d’Aloïs Budan, Juliette se procura les copies des actes attestant des desiderata de sa mère, rédigés trois ans auparavant, ainsi, pourra-t-elle à tout moment faire valoir ses droits. Elle était en possession de la minute concernant la donation de la faïencerie à Jacques, de celle sur laquelle figurait la reconnaissance de paternité, de l’acte par lequel Jacques faisait de Juliette son unique héritière, et elle se fit confier l’acte de dation de Peyrelongue aux frères Antonins, cette pièce dénonçant également un des vœux chers à Armelle. Guillaume ayant contracté un mauvais rhume qui l’affaiblissait avait renoncé au voyage et ce fut Marin qui se proposa de le remplacer. Après tout, cela valait mieux car il avait déjà fait le déplacement et il connaissait un peu la route. Après avoir rallié Bordeaux, ils prirent, en compagnie de Jean Eudes Maculoch, la diligence qui allait les conduire vers le sud. Ils firent étape à Langon puis à Roquefort et arrivèrent fourbus au Moun où ils passèrent une nuit supplémentaire. Sans le savoir, ils firent le même trajet que l’infortuné Jacques vers lequel ils pensaient se diriger. Une voiture plus légère les conduisit au relais de postes de Mugron où ils retinrent trois chambres et louèrent trois chevaux de monte. Avant de se rendre au rendez-vous fixé par le commissionnaire chargé d’établir le contact, ils décidèrent d’effectuer une visite impromptue à la faïencerie afin de se rendre compte, de visu, de son état mais aussi dans l’espoir de glaner quelque information.
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Ils mirent pied à terre devant le magasin qu’avaient créé Armelle et Juliette, la grand-mère, puis ils entrèrent dans le local. Seul Jean Eudes Maculoch connaissait cet endroit pour l’avoir visité auparavant. Ils pénétrèrent dans la pièce mais aucun d’eux ne pouvait savoir qu’en ce lieu, Ami-Noël avait donné la mort à Servien en libérant Armelle et la faïencerie du joug d’un tyran. Personne n’étant présent, ils allèrent plus avant. Lorsqu’ils entrèrent dans l’atelier de modelage, la stupeur gagna les plus anciens ouvriers. Ils étaient trois qui avaient connu Juliette Micaulet. Un des hommes resta figé de stupeur, un autre tomba à genoux en se signant, et une femme faillit perdre connaissance. Ils avaient devant eux la réincarnation de leur ancienne amie, la femme de João. La ressemblance était frappante et ne pouvait pas laisser insensible. Marin s’approcha d’un des ouvriers qui tournait un bloc de glaise et lui demanda : « Nous cherchons Jacques Micaulet, votre patron. » L’homme, un gaillard aux bras atrophiés par des muscles saillants, le regarda avec méfiance, le toisa et répondit : « Qui donc êtes-vous Monsieur, pour poser pareille question ? — Nous sommes ses amis. Ce monsieur qui vient de Bordeaux est également faïencier ; ma cousine et moi-même sommes de la famille de Monsieur Micaulet. — Je ne vous crois pas, Monsieur. Si vous étiez de sa famille ou de ses amis, vous sauriez que notre maître est mort, assassiné par des argousins voilà plus de trois ans », répondit l’homme avant de relancer d’un pied précis le plateau de son tour. Marin revint près de ses amis pour leur apprendre la nouvelle qui les déconcerta et les dérouta. Jacques était mort voila trois ans ; il ne pouvait donc pas être à l’origine de la vente de la faïencerie. Armelle et ceux de Berliette avaient pensé juste ; Jacques n’était pas capable d’une pareille forfaiture. Juliette était pensive, peut-être était-elle rassurée et heureuse de n’être pas la fille d’un escroc, de ce père indigne à qui elle avait
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prêté de très mauvaises intentions, néanmoins, comme elle ne l’avait pratiquement jamais côtoyé, elle n’éprouva pas de réelle peine en apprenant sa disparition. On ne pleure que ce que l’on aime. La disparition d’Aloïs lui aurait été assurément plus douloureuse. La révélation sur la mort de Jacques altérait quelque peu les raisons qui avaient motivé leur déplacement. Jacques était lavé de tout soupçon et ils avaient la réponse qu’ils étaient venus chercher. Cependant, il n’en restait pas moins que quelqu’un avait fait des propositions de vente à Jean Eudes Maculoch et ils décidèrent d’écourter leur passage à la faïencerie afin de penser une nouvelle stratégie compte tenu de cette donne inattendue. Ils s’apprêtaient à détacher leurs chevaux, lorsque la femme qui avait été remuée par l’apparition de Juliette vint au-devant d’eux. Elle ne quittait pas la jeune fille du regard et lui adressa la parole : « Vous cherchez quelqu’un, Madame ? — Nous étions venus pour rencontrer monsieur Micaulet, Jacques Micaulet, et nous venons d’apprendre sa disparition, dit Maculoch en mettant un pied à l’étrier. C’est peut-être parce que nous ne le savions pas que nous sommes ici. — Un bien triste malheur pour lui, tè ! Le pauvre n’avait de famille qu’une sœur qui habite loin d’ici, tè ! enchaîna la femme qui avait repris ses esprits. Et un grand malheur pour nous autres et pour la faïencerie. Paix à son âme, le praùbin ! – le pauvre – Mais vous savez, Madame, poursuivit-elle en se tournant vers Juliette, vous m’avez fait une peur bleue en entrant ici. Tè, vous êtes le portrait fidèle d’une dame que nous connaissions autrefois et qui a beaucoup compté pour nous tous, tè ! Oh oui ! continua-telle en se signant. Vous vous ressemblez comme deux grains de seigle ! Vous êtes tout pareil comme elle, tè ! — Comme qui ? demanda Juliette. — Comme la mère de ce pauvre Jacques. — Comme… Juliette ? — Diù me dau ! – Dieu me damne – fit la femme en se signant de nouveau. Comment le saviez-vous ? Vous êtes bien jeune et vous n’avez pas pu la connaître ! — Je suis la fille de Jacques et d’Armelle.
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— Mon Dieu ! La fille de Madame Armelle… et de Jacques ! Mais que le monde est petit. Ma pauvre Madame, pardonnez-nous de vous avoir annoncé le malheur de Jacques si brusquement mais, tè, nous ne pouvions pas savoir. Mais, comment se fait-il que vous soyez ici, Madame ? Oh, si l’on m’avait dit qu’un jour je parlerai à la petite de Jacques et de Madame Armelle, tè, je ne l’aurais pas cru. Oh que je suis contente ! Amédé ! Amédé ! appelat-elle en direction de l’homme qui s’était agenouillé tout à l’heure. Viens voir la petite de Jacques comme elle est belle. On dirait que notre Juliette est revenue à Cazalon, tè ! Moun Diu ! On l’aimait bien vous savez à Juliette. On les aimait beaucoup Juliette et Jacques, et João aussi. On les a bien pleurés et bien regrettés aussi, tè ! Et Madame Armelle, comment va-t-elle ? — Vas-tu te taire cinq minutes, lui dit son homme en arrivant. Pardonnez-lui, Madame, elle est un vrai moulin à paroles. — Qui donc commande la faïencerie ? lui demanda Jean Eudes. — Pourquoi vous répondrais-je ? Je ne veux pas risquer ma place. — Qui commande aujourd’hui ? réitéra Jean Eudes en lançant une piécette qu’Amédé saisit au vol. — C’est Fanchon qui est la patronne ? — Fanchon ? — Oui, la veuve. — Et vous, vous connaissiez Jacques ? demanda Marin. — J’ai connu tout le monde ici. Cela fait trente-cinq ans que je pétris l’argile de Listacq. J’ai connu Madame Armelle et Servien, son mari, dit-il en crachant au sol. C’est Monsieur Jean qui m’a appris le métier. João aussi était un ami, et Juliette une amie de ma mère. — Vous avez dit : Fanchon ? La petite décoratrice qui est venue apprendre chez moi, à Bordeaux ? demanda Maculoch qui avait eu le temps de réfléchir. Enfin elle doit être une femme maintenant. Pour sûr, elle est la meilleure dessinatrice et créatrice que l’on puisse trouver dans tout le Royaume. — C’est aussi une belle garce, une “carcaniole” qui pose son cul dans les lits du comté plus souvent qu’une none ne dit de prières, tè ! ajouta la femme avec du venin dans ses paroles. Ce pauvre
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Jacques a tellement été cocufié que c’en était triste… mais tè, il aimait sa bougresse, plus que tout au monde, et ça, personne pouvait rien, tè ! — Tais-toi donc, ça n’intéresse pas ces messieurs ni cette dame. — Vous semblez la détester à ce qu’il y paraît ? demanda Marin. — Un peu ! Mais c’est quand même elle, la patronne, répondit Amédé en haussant les épaules. — Peut-on compter sur votre discrétion ? Peut-on vous demander de ne révéler à personne notre visite, ou du moins, ne pas dire qui nous sommes ? s’enquit Juliette. Au moins pendant deux jours. — Et pourquoi ferions-nous cela ? demanda Amédé en espérant voir une bourse se délier de nouveau. — Faites-le en souvenir de mon père et en celui de ma grandmère. Vous ne le regretterez pas. — Pour sûr, que nous allons nous taire ! répondit la femme en clouant le bec à son mari qui s’apprêtait à négocier son silence. Et toi, si tu parles, je ne te fais plus le manger de la table… ni celui du lit pendant six mois. Moun Diù, moun Diù, que vous lui ressemblez ! Que vous êtes belle ! Vous lui ressemblez tellement que je crois rêver, tè ! Tellement que j’ai failli vous appeler Juliette et vous dire “tu”. — Vous ne rêvez pas, vous ne rêvez pas. Et si cela vous est agréable, vous pouvez m’appeler Juliette, tè », répondit la jeune cavalière en lui adressant un sourire qui retourna la brave femme qui revoyait de nouveau celui si doux et si émouvant de Juliette, la grand-mère. Le lendemain, bien armés pour jouer la comédie, Jean Eudes Maculoch et celui qui allait faire office d’associé, Marin en l’occurrence, se rendirent au rendez-vous fixé chez Me Claudius où ils devaient retrouver l’intermédiaire qui avait établi le contact, ainsi que “le propriétaire de la faïencerie” ou plus exactement “la propriétaire de la faïencerie”. Par stratégie et en prévision de l’impact que pouvait produire sur Fanchon la présence de “la fille de Jacques”, ils décidèrent que Juliette n’arriverait à l’étude
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qu’après que tous les protagonistes soient entrés dans le bureau du notaire. Elle attendrait dans la salle des clercs que l’un de ses comparses lui demandât d’entrer au moment opportun afin de marquer davantage les esprits. Après les salutations d’usage, après les présentations au cours desquelles Maculoch feignit la surprise en retrouvant Fanchon, celle qu’il avait connue tout jeunette à Bordeaux, et après tous les salamalecs propres au genre d’entrevue pour laquelle ils étaient conviés, Me Claudius en vint à l’essentiel. « Donc, nous sommes ici pour engager une procédure de vente de la faïencerie de Cazalon entre : Madame Micaulet, de Cazalon, et Monsieur Maculoch, de Bordeaux. C’est bien de cela qu’il s’agit ? — Oui, Maître », répondirent les deux intéressés. Comme ils avaient parlé en même temps, ils s’adressèrent un sourire poli de circonstance. « Bien ! Or donc, Madame Fanchon Micaulet ici présente, ayant hérité des biens de son mari à la suite du décès de ce dernier, est aujourd’hui désireuse de céder l’activité de faïence dont elle est devenue de facto, la propriétaire, et c’est vous, Monsieur Maculoch, qui souhaitez postuler pour cet achat. — Pardonnez-moi, cher Maître, mais je suis ému et stupéfait d’apprendre que Monsieur Micaulet, avec qui j’ai souvent eu d’excellentes relations professionnelles, est à ce jour… décédé. Je… m’attendais à le trouver ici, et… vous me voyez bouleversé. — Je suis navré cher Monsieur de vous l’apprendre aussi abruptement. Nous pensions que vous en aviez été informé en temps et heure. — À vrai dire, il m’est paru bizarre que lui-même ne soit pas venu faire ses propositions de cession car nous entretenions de bons rapports par le passé. Mais maintenant, je comprends mieux. — Monsieur, intervint Fanchon, lorsque mon époux est mort, assassiné, dit-elle avec un mouvement de gorge sensé apporter un témoignage de douleur, j’étais désemparée et je n’ai pas eu la présence d’esprit de prévenir toutes les personnes que nous avions
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connues et qui aurait dû être informées du malheur, aussi, je vous demande de pardonner cet oubli. Ensuite, j’ai été entraînée dans le tourbillon du travail dont je ne me suis plus détachée. — Madame, dit alors Maculoch prévenant, je l’entends bien ainsi, et je vous prie d’accepter, malgré le temps qui a passé, mes condoléances attristées. — Merci, Monsieur. Je vous sais gré de votre compassion. — Ce fait, est-il en mesure de modifier vos intentions ? demanda Me Claudius après quelques secondes de silence. — Oui ! Assurément ! répondit Jean Eudes après avoir réfléchi les mains positionnées en prière contre sa bouche. Pour nous, mon associé dans cette affaire et moi-même, nous étions venus avec l’idée de rencontrer Jacques Micaulet qui, à notre connaissance, était le propriétaire de cette faïencerie depuis qu’elle lui avait été… cédée par Madame Armelle Brouchicot qui elle-même en avait été nommée légataire par son époux, Servien Brouchicot après son départ pour les Ïsles. — Cela était le cas, effectivement, rétorqua Me Claudius mal à l’aise dans son fauteuil de cuir. J’avais d’ailleurs ressorti des archives, le dossier notifiant cette donation, dossier qui m’était parvenu à la suite du décès de feu Monsieur Micaulet et que voici. Voilà, dit-il en tirant une feuille jaunie de l’épais dossier qui se trouvait devant lui. Une minute de Me Bel… Bellambre, notaire à Pomerol, précisa-t-il en ajustant son lorgnon. — Et, rien d’autre ne vous a été adressé en cette occasion ? — Non, mais cela suffisait pour instruire la succession dans les règles de l’art. Comme feu Jacques Micaulet venait d’être officiellement nommé propriétaire de la faïencerie par Madame Brouchicot, et en l’absence de testament olographe et d’héritier connu, il m’est apparu normal et clair que tous les biens du défunt revinssent de facto à son épouse. Cela fut fait dans l’ordre et le droit, rassurez-vous, Madame est bien la propriétaire du bien que vous convoitez. — C’est là que le bât blesse, voyez-vous. — Non, je ne vois pas comment, mais, peut-être allez-vous me l’expliquer. — Le dossier n’est pas complet, comme vous semblez le penser, déclara péremptoirement Maculoch.
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— Allons, Monsieur, cela devient inconvenant, s’indigna Me Claudius. — Jacques Micaulet avait une fille. — Jacques ? Une fille ? S’étonna faussement Fanchon qui, depuis quelques instants, s’attendait à ce type de déclaration. — Une fille qu’il a reconnue dès qu’il a eu connaissance de son existence. En voici la preuve, avança Jean Eudes en regardant Marin qui tendait la copie de l’acte dont se saisit le notaire. — Mais il m’était impossible de savoir, dit ce dernier après avoir lu en diagonale le document. — Certes, mais nous ne vous accusons de rien, cher Maître. Veuillez consulter aussi cette autre minute qui, selon la volonté du défunt, stipule que la faïencerie, ainsi que tous les biens qui seraient sa propriété, celle de Jacques, doivent, sans exception, revenir à la fille au jour de la disparition du père. » Fanchon ne se rendait pas compte que sa main s’était mise à trembler. Cela faisait plus d’un an que cette gêne ne la tracassait plus. Son médecin, un tout jeune homme aux idées modernes, avait avancé que cela lui était venu d’une réaction de son organisme face aux agressions des vapeurs d’émaux, et notamment aux oxydes de cobalt et de manganèse, et qu’elle aurait intérêt à ne plus respirer de façon permanente les effluves invisibles de ces produits si elle voulait retrouver une main normale. En fait elle s’efforçait de contenir ses nerfs car, ce qu’elle redoutait depuis qu’elle avait eu connaissance des papiers que présentait aujourd’hui Maculoch, remontait au grand jour. Néanmoins, elle avait tant de fois imaginé ce scénario catastrophique pour elle, qu’elle ne s’en trouvait pas agressée. Elle réalisait qu’elle avait tout à perdre en contestant cette situation, et qu’elle avait tout à gagner en reconnaissant l’évidence. Il lui fallait appliquer les recommandations de René Guciroix qui avait envisagé cette éventualité et qui lui avait recommandé de s’en tenir à dire qu’elle n’était au courant ni de l’existence des papiers, ni de l’existence de l’héritière génétique et testamentaire de Jacques. Elle se demandait si elle allait être assez forte pour mentir et donner le change sans se compromettre.
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« Madame, reprit Me Claudius en s’adressant à Fanchon, je crains que nous ne soyons face à un revirement de situation complexe. Je compare l’écriture de chacun de ces documents à celle de la minute qui était en ma possession depuis trois ans… Elles sont identiques. A priori, il s’agit là de pièces notariales authentiques. — Maître, pensez-vous que mon intention puisse être de les récuser ? — Non… Oui… Enfin… puis, se tournant vivement vers Jean Eudes: Monsieur, je n’ai aucunement l’intention de mettre en doute la valeur de ces papiers, mais me permettez-vous une question? — Je vous en prie, Maître. — Cette fille dûment reconnue, est-elle toujours en vie ? — N’en doutez pas une seconde. Elle est la fille de Jacques et de madame Armelle Brouchicot. Elle aura bientôt dix-huit ans et tient métier d’éleveur de chevaux en compagnie de sa mère, à Pomerol. — Jacques et Armelle, tiens donc ! fit Fanchon pour donner à penser qu’elle se trouvait vexée d’apprendre que cette union ait pu se produire un jour à son insu. Puis se reprenant elle ajouta : Après tout, s’il m’a trompée, c’est que je devais le mériter, et elle baissa la tête puis, le nez dans une pochette brodée, elle se mit à fixer le sol comme quelqu’un qui médite sur son sort. Elle jouait parfaitement son rôle. — Et, à part cette reconnaissance en paternité, auriez-vous d’autres preuves de cette… généalogie ? insista Me Claudius qui s’entêtait à bien exercer son métier. — Monsieur Marin Micelli, ici présent, a assisté aux déclarations de dame Armelle et de Monsieur Micaulet. Mais nous pouvons vous apporter mieux que la parole d’un témoin ; la jeune fille est ici. Si nous ne l’avons pas amenée avec nous, c’était pour lui éviter une confrontation avec son père, confrontation que nous envisagions douloureuse. Dois-je vous rappeler que nous étions venus avec l’idée d’affronter celui qui essayait de spolier sa propre fille en se parjurant ? dit hypocritement Maculoch. — Cela peut se concevoir, en effet, acquiesça le notaire. — Permettez-moi de vous la présenter. Je vais aller lui expliquer la situation et vous pourrez lui poser autant de questions que
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vous le désirerez. Madame, acceptez-vous sa présence ? Je me dois de vous prévenir que vous risquez de recevoir un choc. — Monsieur, je n’ai rien à craindre de l’enfant que je n’ai pas su offrir à mon époux, et à moins d’un sentiment de jalousie de ma part, ce qui serait mal séant envers cette jeune fille, je ne vois pas pourquoi je refuserais de la rencontrer. Dites-lui s’il vous plaît, que je n’ai aucun grief à lui opposer et que je me réjouis de la rencontrer. » Voilà, elle avait réussi à planter son décor. Elle commençait à installer le stratagème qui allait la rendre sympathique. Elle voyait la faïencerie lui échapper de minute en minute, alors, plutôt que de se retrouver sans rien, sans travail, sans revenu, sans économie depuis qu’elle avait été spoliée du trésor de Juste, sans mari, sans famille, elle devait essayer de mettre un maximum de chances de son côté pour rester considérée dans le monde de la faïence. Jean Eudes et Marin sortirent comme cela était prévu dans leur plan, laissant ainsi fanchon et le notaire à leur conciliabule. « Madame, je ne sais que vous dire, entama Me Claudius. Vous voici dépouillée de tous vos biens. Souhaitez-vous que j’intercède en votre faveur ? — Je vous remercie de votre compassion, cher Maître, mais je ne vais pas m’acharner. À quoi bon, d’ailleurs ? — Tout de même, Madame, vous avez été la patronne de cette entreprise et vous l’avez correctement dirigée, et seule ! Cela est tout à votre honneur et devrait vous valoir la considération de cette jeune personne. Je peux, si vous le souhaitez, lui parler et… — Merci, Maître. Je n’y tiens pas et je vous demande de ne pas intervenir en ce sens. Contentez-vous de veiller à la légalité de tout cela, ensuite, nous aviserons. Après tout, qui sait comment cela va se passer ? » Jean Eudes et Marin prirent le temps de renseigner Juliette sur le déroulement de l’entrevue, et ils demandèrent à retourner dans le bureau du notaire. Lorsque Juliette pénétra dans la pièce, Fanchon ne la vit pas tout de suite puisqu’elle lui présentait son dos. Lorsqu’elle se
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tourna, elle eut un blocage de respiration et elle suffoqua. Elle pâlit à la vue de ce visage qu’elle reconnaissait. Elle avait devant elle l’effigie de Juliette, la mère de Jacques, qui était morte depuis plus de vingt ans. Sous l’effet de l’immense surprise, elle se leva en effectuant un recul qui manqua de la déséquilibrer et elle resta sans voix. « Bonjour, Maître, dit Juliette en saluant le notaire mais en ignorant totalement la présence de Fanchon. — Mademoiselle, répondit ce dernier en présentant un siège. Veuillez prendre place. — Merci. — Mademoiselle, je ne sais par quel bout commencer… Je pense que vous venez d’apprendre le regrettable décès de Monsieur Jacques Micaulet, et je tiens à vous présenter mes plus sincères condoléances. — Merci, Maître. J’en suis informée, en effet, répondit-elle froidement. — Mademoiselle, continua Me Claudius très embarrassé, je voulais vous informer qu’au cas où vous souhaiteriez repousser cette entrevue qui doit être pénible pour vous en de pareilles circonstances, je suis tout à fait disposé à surseoir à la tenue de cette réunion. — De grâce, Maître, finissons-en. Nous avons fait un long voyage pour conclure une affaire et je ne souhaite pas en différer le règlement. — Je comprends, je comprends. Bien ! Nous étions ici afin de concrétiser la vente de la faïencerie dont votre père avait… avait eu la charge et dont il était devenu propriétaire par la volonté de Madame Armelle Micelli, votre mère. En l’absence d’héritier connu à la mort du sieur Micaulet Jacques, ces biens ont été légués à sa veuve, Madame Fanchon Micaulet ici présente, qui se trouvait la seule héritière connue. Or, en vertu des informations qui viennent de m’être communiquées, je dois revoir les termes de la succession qui, de facto, tourne en votre totale et absolue faveur Mademoiselle Juliette Micelli-Micaulet. » Les trois syllabes du nom “Juliette” résonnèrent comme un écho dans la tête de Fanchon qui continuait à regarder fixement le
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sol. Elle avait haï ce prénom au point de se réjouir de la mort de celle qui le portait, et aujourd’hui, c’était la petite-fille de la fâcheuse qui venait la provoquer avec le même prénom et qui allait lui nuire en la dépouillant de tout ce qui faisait sa richesse et sa force. « Il m’appartient donc, avait poursuivi le notaire, de vous rétablir dans cette possession et de vous nommer jouissante légale de la maison sise au bourg de Cazalon, ainsi que de l’ensemble des biens de la faïencerie comprenant les murs, les outils et machines, le magasin de Cazalon, sans oublier les pièces de faïence déposées chez les revendeurs ainsi que dans les trois magasins dispersés en Aquitaine, magasins dont les murs font l’objet de baux de location. Je me permets de faire remarquer ici, poursuivit le notaire en tournant son regard vers Fanchon qui restait impassible, que tous ces biens dont nous venons de faire état ont été entretenus et valorisées par les soins de Madame veuve Micaulet qui a eu le mérite de maintenir l’activité de faïence à Cazalon. » Ces paroles eurent le don de fâcher Fanchon. Elle avait bien demandé à ce fichu notaire de ne rien dire ou faire qui puisse la mettre en avant. Elle avait son plan et comme à son habitude, elle en appelait au temps. Elle n’était pas pressée de retrouver de nouveau la place de patronne qui venait de lui glisser entre les doigts et son but immédiat était de donner d’elle l’image une victime. Elle avait l’intention de passer la main sans rien revendiquer afin de demeurer une personne sympathique dans l’esprit de Juliette et pourquoi ne deviendrait-elle pas l’une de ses collaboratrices ? Hélas pour elle, elle allait vite déchanter et son projet de reconquête allait être balayé d’un revers de main par Juliette qui tenait à affirmer son caractère et qui voulait marquer son emprise sur la situation : « Maître. Vous avez parfaitement résumé la situation et les choses me paraissent claires. Vous me confirmez qu’à partir de cet instant, Madame n’a plus rien à voir avec l’héritage de mon père ? — Mais… euh… en effet, nous pouvons le dire ainsi. Cependant…
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— Alors s’il en est ainsi, pouvez-vous demander à cette personne de se retirer afin que nous finalisions notre accord de vente de la faïencerie. — Je ne comprends pas. De quel accord voulez-vous parler ? — Monsieur Maculoch m’a fait des propositions en ce sens, et j’aimerais que nous les officialisions, mais pour cela, je pense que la présence de Madame est inutile et inopportune. » Il y avait un soupçon de haine dans ces propos. Cette intervention rigide ne faisait pas partie du plan élaboré la veille par les trois acolytes. Marin et Jean Eudes s’observèrent d’un regard de biais. Ils devinèrent que quelque chose d’important se développait et se gardèrent d’intervenir. Il était vrai que la veille au soir, à l’auberge, au cours de la discussion, l’éventualité d’un rachat par le faïencier bordelais avait été évoquée lorsque Juliette avait déclaré qu’elle ne voulait en aucun cas poursuivre elle-même l’activité de Cazalon. Elle avait alors proposé à Jean Eudes le rachat de la faïencerie et ce dernier avait répondu qu’il n’en avait pas l’intention et surtout qu’il n’en avait pas les moyens. Décidée à vendre coûte que coûte, Juliette avait laissé entendre qu’elle n’hésiterait pas à se débarrasser de ce qui pour elle ne représentait qu’un fardeau. La discussion s’était alors dispersée dans des considérations de respect de la mémoire des parents, de service à la population, de risque encouru en cas de fiasco, et d’autres arguments plus ou moins pertinents furent évoqués. Juliette qui ne se voyait pas à la tête du haras et de l’usine de Cazalon, avoua son total désintéressement pour l’art des faïences ou pour la région. Elle avait annoncé son intention de tout régler avant son départ afin que son successeur soit libre d’agir comme bon lui semblerait avec qui bon lui semblerait, son objectif était de retourner auprès des siens entre Isle et Dordogne, l’esprit dégagé de toute contrainte, et de vivre dans le milieu qu’elle connaissait bien, entourée de vignes et de chevaux. La demande qu’elle venait de formuler dans le bureau du notaire concernant l’éviction de Fanchon, jeta un froid et Me Claudius qui ne s’attendait pas à une telle revendication se trouva désemparé devant cette exigence :
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« Mademoiselle, sauf le respect que je vous dois, il m’appartient de savoir qui doit rester ou sortir de cette pièce. — Maître, reprit Juliette, chercheriez-vous à ce que je vous dessaisisse de l’affaire ? Les notaires sont nombreux savez-vous ? — Madame Micaulet a été l’épouse de votre père, permettezmoi de vous le rappeler. — Parlons-en alors ! Ma mère m’a longuement expliqué qui était l’épouse de mon père. Oui, cette femme a épousé mon père, mais, l’a-t-elle épousé par amour ou par intérêt ? Tout ce qu’elle a su faire fut de le tromper sans répit avec les premiers venus, fut de l’avoir fait souffrir durant des années, fut de le couvrir de ridicule en public. Je ne vous apprends rien, cher maître en disant cela ? Je n’ai connu mon père que l’espace d’un mois, et il a pris longuement le temps de me parler d’elle. Il était amoureux fou de cette femme à qui il pardonnait toutes les incartades, cette femme pour qui il avait tout sacrifié, y compris son bonheur et son honneur. Mon père était envoûté et ne parvenait pas à la quitter. Pourtant, lorsqu’il a quitté Berliette pour retourner une dernière fois à Cazalon il avait décidé de se séparer d’elle. À cause de cette femme, et à cause de l’emprise qu’elle exerçait sur mon père, mes parents n’ont pas pu partager leur vie. Mon père voulait rompre définitivement avec ce passé pour venir s’installer et vivre auprès de ma mère qui l’aimait et qu’il aimait. Hélas, le destin ne l’a pas voulu ainsi puisqu’au cours de son trajet il a trouvé la mort sur la route. Comprenez maître que je n’ai point envie de continuer à respirer auprès d’une femme qui a fait le malheur de mes parents et qui a volé une conséquente partie de mon enfance. » Fanchon venait de se retirer. Elle s’était levée et avait regagné la porte sous le regard réprobateur de Juliette dont les yeux lui lançaient des éclairs de haine à chacune de ses diatribes. Tout ce qui avait été dit était vrai, et comme elle n’avait à opposer aucun argument qui puisse la défendre, elle avait décidé de s’éloigner du conflit. Fidèle à sa philosophie, elle allait attendre et laisser le temps s’égrener. Pour l’instant, elle ne possédait plus rien et elle n’était plus rien. Elle n’avait que son savoir-faire à vendre. Elle avait été riche, immensément riche lorsqu’elle avait en mains le trésor de Damplun que lui avait dérobé son amant, Guciroix. Elle
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avait été riche de pouvoir et d’orgueil du temps où elle possédait et dirigeait la faïencerie. Elle avait été riche de fierté et d’honneur lorsqu’elle avait créé la Rose Manganèse qui faisait la gloire des faïences de Cazalon. Elle aurait pu être riche de bonheur si elle avait considéré l’amour sans bornes que lui proposait Jacques, mais elle en voulait plus, toujours plus et elle se retrouvait dépouillée de tout, d’amis, de famille, de considération, elle n’avait même pas un toit où loger. Elle n’était même plus l’ancienne patronne, l’ancienne compagne de travail, l’ancienne amie, l’ancienne maîtresse, l’ancienne courtisane, l’ancienne parente… même sa main tremblante l’avait abandonnée, elle n’était rien ! Les ouvriers furent rassurés en apprenant que Jean-Eudes Maculoch devenait le nouveau propriétaire de leur faïencerie. Ils préféraient de loin cette solution à celle où ils étaient soumis aux caprices de Fanchon. Maculoch accepta finalement de se porter acquéreur de l’activité pour trente mille livres payables en dix années, alors que Me Claudius en avait fait une estimation de plus du double de cette somme. Juliette n’avait pas discuté cette offre qui la satisfaisait car elle abandonnait son bien à une personne du métier et cette aubaine allait lui permettre de moderniser le haras de Savignac. La bâtisse et les terres de Peyrelongue furent octroyées à la congrégation des Antonins selon le vœu d’Armelle et tel que le stipulaient les dossiers notariaux de Pomerol. La bâtisse nécessiterait beaucoup de travaux de réfection à effectuer car elle était inhabitée depuis plus de dix-sept ans, depuis qu’Armelle en avait fermé la porte derrière elle, mais les frères Antonins proposèrent de restaurer en toute priorité les tombes du petit cimetière de la propriété qui abrite les sépultures de ceux qui porteront éternellement le nom de Chênes de Peyrelongue et qui furent les bienfaiteurs de la petite cité de Cazalon. Leurs dépouilles gisaient aux pieds des arbres séculaires qui les honoraient de leur ombre et tous méritaient bien que l’on commémorât dignement leur mémoire.
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Pour suivre l’élan de bonté de sa mère, Juliette leur légua la maison du bourg en leur demandant de l’appeler “Maison de Jacques”. Comme ils envisageaient d’y établir un hospice d’accueil pour malades dans le besoin, ils suggérèrent de l’appeler “L’Oustal de meste Yaque”, ce qui combla la généreuse donatrice.
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XXVI 1777, à Bayonne Me Claudius ayant sollicité un délai de huit jours pour rédiger toutes les pièces nécessaires aux différentes transactions, Juliette demanda à Marin de l’accompagner à Bayonne où elle souhaitait rencontrer Aliette, cette tante dont lui avait parlé son père. Marin se fit tirer l’oreille, mais il finit par céder et accepta de chevaucher jusqu’à Acs où il prit place dans la calèche qui les conduirait jusqu’à l’embouchure de l’Adour. La rencontre fut émaillée de tendresse. Aliette, qui avait été avertie de la ressemblance frappante entre sa nièce et sa mère afin de ne pas en être troublée, pleura durant deux jours à la vue de la réincarnation de sa maman adorée. Juliette, la nièce, se montra avide de connaître les détails dont pouvait se rappeler sa jeune tante, et elle ne tarit pas de questions sur Juliette, l’ancienne, sur João et sur Jacques. Ces personnes étaient l’autre pan de sa famille et elle était avide de savoir où étaient ses racines et de quoi elles étaient constituées. Vint le jour où Aliette présenta à Juliette un coffret de bois dans lequel se trouvait l’une des reproductions du cheval cabré dont elle était la créatrice. Elle raconta l’histoire des copies, celle que lui avait racontée Jacques qui lui avait menti en disant que les bris de l’original et du moule avaient été accidentels. Elle expliqua que son frère lui avait confié l’ensemble des copies pour les protéger d’un nouveau moment de folie de Fanchon et elle insista sur le fait que ces pièces étaient précieuses et pleines de sentiment. « Voilà, ma nièce. Ceci est le travail de ton père. Prends ce cadeau en souvenir de lui, il en était fier. Puisse-t-il te porter
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bonheur. Des quatre statuettes, celle-ci te revient. J’en garde religieusement une ici, une autre est chez sœur Maïtena, ma grande amie, et la troisième se trouve chez ma famille de Lisbonne qui ne possède que peu de souvenirs concernant leur fils João, mon père. Ainsi, chacune est à sa place et j’en suis heureuse. — Grand merci, ma tante. Je suis touchée par ce présent qui m’est cher. J’espère que ce souvenir adoucira le chagrin de maman lorsque je vais lui apprendre la disparition de papa. » Papa ; c’était la première fois qu’elle prononçait ce mot. Dans l’ambiance feutrée du salon de la belle maison aux colombages de Saint-Esprit, il lui était venu naturellement à la voix. Elle s’interrogea silencieusement, leva les yeux vers sa tante qui la regardait. Les larmes lui vinrent et elle courut se consoler dans les bras accueillants que lui tendait Aliette. « Pleure ma fille, pleure, dit la tante en lui caressant les cheveux. Ton père était un homme de cœur qui n’a pas su maîtriser ses sentiments. Il aurait mérité d’être heureux mais, qui sait, peut-être l’a-t-il été ? Nul ne le sait et nul ne peut le juger. Il aurait été fier de t’avoir à ses côtés et s’il ne t’a connue que durant quelques jours, sois sûre qu’ils auront été les plus beaux de sa vie. » Dix jours plus tard, Juliette et Jean-Eudes Maculoch signaient l’acte de vente de la faïencerie en l’étude de Me Claudius à Mugron. Elles étaient bien loin les années où Aurélien Brouchicot, le précurseur des Chênes de Peyrelongue, fouillait, avec ses outils de paysan du XVe siècle, la terre de Listacq pour en tirer l’argile onctueuse qui lui servait à fabriquer les tuiles et les carreaux de sa maisonnette de la forêt de Cazalon. Le petit-four dans lequel il cuisait une vingtaine de pièces à chaque cycle et qu’il alimentait avec le bois prélevé dans les forêts avec la permission du comte, était depuis longtemps devenu une ruine enfouie sous les ronces et les taillis.
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Personne ne pouvait soupçonner que ce qui n’était au départ que le défi d’un Aurélien curieux et courageux mais opportuniste entrepreneur, avait perduré pour devenir une importante fabrique d’où étaient sortis les millions d’écailles qui couvraient les toits des maisons, des fermes et des châteaux de la région. Peu nombreux étaient aujourd’hui ceux qui pouvaient se rappeler de Servien qui, grâce à la seule idée de génie qu’il eut dans sa vie de pervers et de débauché, avait transformé la “téoulère” en “Fayancerie”. Dans quelques années, la faïencerie de Cazalon fermera définitivement ses portes. La concurrence de la porcelaine sera devenue trop forte et Jean Eudes Maculoch se désintéressera de ce site afin de préserver les intérêts de ses ateliers de Bordeaux. Plus personne ne pourra dire qui étaient Hugues, Juliette, João, Ami-Noël ou Louis Daban. Plus personne ne se souviendra du fantasque abbé Choulac et de ses complices de brigandage qu’étaient Charles et l’immonde Juste Damplun. Hormis quelques pièces de faïence rangées et oubliées dans quelques armoires de grand-mères, l’existence même de la faïencerie ne laissera que peu ou prou de traces. Le temps effacera les souvenirs et la mémoire et seule l’histoire pourra, un jour peutêtre, rappeler que dans ce petit village de Chalosse, les hommes et les femmes de la région ont vécu une épopée industrielle.
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XXVII 1777 à Ravignac Lors du trajet qui les ramenait vers Langon où leurs destinées allaient se séparer, Marin et Juliette comprirent que Fanchon avait déjà posé sa main sur les épaules de Jean-Eudes qui ne parlait d’elle qu’en termes flatteurs en essayant de valoriser ses valeurs de dessinatrice et de créatrice hors pair. L’éclat de ses yeux lorsqu’il parlait d’elle était révélateur, et personne n’était dupe ; il avait dû se passer d’étranges choses à Cazalon durant les jours où les deux cousins étaient à Bayonne. Il n’avait pas fallu longtemps à la veuve pour séduire le célibataire quinquagénaire et reprendre le tissage de sa toile. Il parlait de la faire “monter” à Bordeaux où son art du dessin devait s’épanouir. Ni Juliette ni Marin ne se permirent la moindre allusion en ce sens et, puisque pour eux la page était tournée, ils laissèrent Maculoch à ses fantasmes et à ses espérances. Parvenus à Langon, Jean-Eudes orienta sa route vers Bordeaux alors que ses compagnons franchirent la Garonne à bord du bac du matin. Ils rallièrent Berliette dans la soirée, où ils passèrent la nuit. Le soir, durant le repas, tous cherchèrent comment et avec quels mots ils pourraient adoucir les paroles pour annoncer à Armelle la mort tragique de Jacques, mais ce fut en vain qu’ils tournèrent et retournèrent le problème. Armelle n’était plus une enfant que l’on pouvait tromper et ils décidèrent de lui révéler le drame sans cacher quelque détail que ce fut.
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Le lendemain, Guillaume et sa femme Léa décidèrent d’accompagner leur nièce à Ravignac où les attendaient Armelle et Aloïs Budan. Léa s’était proposée pour rester auprès d’Armelle quelques jours, le temps que passe le premier chagrin, le plus douloureux. Lorsqu’elle apprit la nouvelle, Armelle resta de glace. Elle ne montra aucun signe de désespoir et demeura prostrée. Depuis son accident, elle avait l’habitude de rester sans parler pendant de longues heures afin d’éviter la fatigue, et son entourage ne vit pas à quel point était profonde sa silencieuse détresse. Elle avait tout espéré ; du retour de Jacques avec peut-être une amélioration de son état dans cette nouvelle existence, à une fin de vie calme et paisible sur les bords de la rivière auprès de l’homme qu’elle aimait. Elle avait même imaginé de revenir en visite à Cazalon où elle aurait retrouvé ses jeunes années, même si la plupart d’entre-elles lui étaient de mauvaise mémoire, mais la disparition de Jacques, son dernier amour, celui qui incarnait la passion et les sentiments qu’elle avait éprouvés pour Juliette, la confidente dont elle était tombée amoureuse, cette mort brutale et imbécile préfigurait un peu la sienne. Pendant trois jours elle ne parut pas au dehors et n’avala que quelques fruits qu’elle rendait sitôt absorbés. Au matin du quatrième jour, appuyée sur ses béquilles, elle se montra à proximité de la carrière qui servait à entraîner les chevaux, ce qui rendit le sourire aux siens et qui les rassura. Le soir, Juliette profita de cette embellie pour lui présenter le cheval cabré que lui avait donné sa tante de Bayonne. Armelle resta sans réaction tapageuse aux explications de sa fille. Elle regarda longuement la statuette, sans bouger, puis elle entreprit de la caresser du bout des doigts. Juliette remarqua que de petites larmes perlaient aux yeux de sa mère et elle quitta discrètement la pièce pour laisser Armelle se griser de tendres souvenirs. Lorsqu’elle revint dans la pièce, le cheval cabré avait été dissimulé, aussi, par pudeur et par amour, elle ne posa pas de question. Le lendemain matin, Armelle se rendit discrètement dans le box où se trouvait sa vieille amie Cabriole qu’elle flatta au museau. Elle appela le lad dernier arrivé au haras, lui remit trois pièces d’argent et lui demanda de seller la jument qui se laissa
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faire docilement. Ensuite, elle se fit aider par le jeune homme pour monter sur le dos de l’animal qui attendait patiemment que sa maîtresse lui donne le signal de courir, de s’élancer dans les herbes comme par le passé. L’affaire ne fut pas aisée, mais le gaillard avait suffisamment de force pour soulever Armelle qui le lui demandait et pour l’asseoir sur le cuir poli de la selle. Le pauvre apprenti ignorait qu’elle n’avait pas chevauché sa jument depuis de nombreuses années. Armelle sortit de l’écurie en pressant le pas de Cabriole qui prit le trot. Juliette et Blaise les aperçurent alors qu’elles se trouvaient au bout de la cour et qu’elles entraient sur le champ qui séparait le haras de la rivière. Le temps pour eux de crier en appelant Armelle et la jument qui, trop heureuse de retrouver le contact avec sa cavalière, ne leur obéit pas. Chevauchant à cru la première monture qui s’était trouvée à sa proximité, Juliette se lança au triple galop à la poursuite de sa mère, mais la distance prise par l’équipage était devenue importante. Blaise la suivit à quelques foulées ainsi que deux lads qui furent appelés à l’aide. Armelle se trouvait dans une euphorie qui la transcendait. Elle poussait Cabriole des poignets qu’elle appuyait sur le cou de l’animal à la cadence de son galop. Elle était transportée de plaisir et les sensations qu’elle retrouvait l’excitaient. Elle courait droit vers l’Isle. Au bout de sa course, un petit terre-plein surplombait un àpic de quelques mètres sur la rivière et elle pensait qu’elles arriveraient à le franchir, elle et sa fière monture, tels Pégase et Bellérophon voulant atteindre l’Olympe, mais elle n’avait pas l’intention de se laisser désarçonner ni de voir son destrier s’envoler sans elle. Cabriole obéissait aux sollicitations de la cavalière mais plus elle s’approchait de la berge, plus elle s’ébrouait et ses reniflements marquaient davantage son mécontentement car elle connaissait bien cet environnement et trouvait anormal que l’on lui impose ce train dans cette direction. Juliette était presque revenue à la hauteur de sa mère mais elle voyait la distance qui les séparait de l’Isle devenir de plus en plus courte et elle devinait avec horreur qu’elle ne parviendrait pas à saisir la crinière de Cabriole pour l’arrêter. Elle criait pour
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détourner la trajectoire qu’imposait Armelle à sa monture et plus la course avançait plus le comportement de la jument dont l’énervement s’amplifiait à chaque galop devenait redoutable. Lorsque Cabriole entendit le bruissement du vent dans les arbres, lorsqu’elle renifla la fraîcheur de l’onde et lorsqu’elle perçut le frémissement des remous, elle modifia son pas pour signifier sa désapprobation et Armelle, la sentant faiblir et lui échapper, l’encouragea de plus belle. La berge n’était qu’à quelques galops. Arrivée à l’endroit où elle aurait dû prendre son appel pour franchir le terre-plein, Cabriole eut le réflexe de bloquer ses antérieur et de planter ses sabots dans l’herbe tendre de la prairie pour se dérober. Ce refus désarçonna la cavalière qui bascula pardessus le cou de la bête et fut projetée au-delà de l’à-pic. Sans un geste de défense, Armelle coula dans les eaux hautes des dernières pluies qui n’avaient cessé d’arroser le Limousin ces dernières semaines, et qui venaient grossir le cours de l’Isle. Juliette mit pied à terre en même temps que l’un des jeunes lads qui l’avait rattrapée. Ce dernier n’hésita pas à se jeter dans la rivière pour tenter de retrouver Armelle. L’eau étant trouble, il n’y parvint pas malgré plusieurs plongées entreprises au péril de sa vie. Juliette criait, et si ce n’eut été Blaise qui la retenait, elle se serait elle aussi jetée dans l’Isle bien que n’étant qu’une piètre nageuse. L’autre lad qui s’était dirigé vers l’aval appela au bout de quelques minutes. Trop de temps pour que l’espoir demeure. Le jeune homme attendait immobile, au détour d’un méandre. Son doigt était tendu en direction de la Dent du Loup, rocher plat qui se trouvait à quelques brasses de la berge et qui servait de plongeoir aux jeunes nageurs durant les chaudes journées de l’été gascon. À la place où les ablettes venaient habituellement lancer les éclats lumineux de leurs écailles, on voyait apparaître puis disparaître une masse ballottée par le remous qui tourbillonnait furieusement derrière la roche. Le corps sans vie d’Armelle fut ramené sur la rive par les deux courageux garçons et transporté dans sa maison de Ravignac.
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Lorsque Maria et Léa aidèrent Juliette inconsolable à s’étendre sur le sofa du salon du premier étage, elles trouvèrent au sol les débris de ce qu’elles pensèrent être un flacon ayant contenu quelque potion maléfique qu’aurait absorbée Armelle pour trouver le courage de se donner la mort. En balayant les bris de cette fiole, Maria remarqua que certains morceaux ressemblaient à des pattes de cheval. Persuadée qu’elle avait dans sa pelle l’objet de mort qui avait tué sa maîtresse, elle s’empressa d’aller jeter les restes maléfiques de la statuette du cheval cabré, au plus profond de l’Isle. Avant d’accomplir son geste funeste, Armelle avait rédigé un mot d’adieu qu’elle avait pris soin de dissimuler sous l’oreiller de sa fille, mot sur lequel elle avait maladroitement écrit de sa main gauche valide : “Je te demande de me pardonner car tu sais que je ne peux plus vivre dans ce corps qui n’est plus le mien. Je vais rejoindre notre famille ; ta grand-mère Juliette que j’ai aimée d’amour et ton père Jacques que je n’ai pas eu le temps de chérir ici bas. Puisses-tu m’aimer malgré tout. Maudits soient tous les chevaux cabrés”.
FIN de la deuxième partie de la Rose Manganèse
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Romans en auto-édition
Collection « humour et terroir » Voir Sainte Meyt sur L’Arriou... et sourire L’international de L’Arriou L’Émir de Sainte-Meyt sur l’Arriou La Maridère
Recueil de nouvelles Le soleil est au courant
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EDITIONS
DU
PIERREGORD
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couv. Le cheval cabré 27_Mise en page 1 20/12/11 15:04 Page1
Soif de pouvoir, quête de trésor, vengeances, amours impossibles, cupidité et fatalité : la suite de la magnifique saga autour d’une faïencerie de Gascogne durant le siècle des Lumières. En ôtant la vie à Servien Brouchicot, son demi-frère, l’amnésique Ami-Noël ne savait pas qu’il épargnait à Juliette l’humiliation d’un viol bestial et qu’il écrivait le début d’une ère nouvelle pour la petite faïencerie gasconne. Carte ancienne
Les faïences modernes de Cazalon devront leur renom au talent de la jeune Fanchon, première décoratrice à styliser la rose manganèse, fleuron des productions de l’époque, et seront prisées au-delà des limites de la région.
Autant d’intrigues qui trouveront leur dénouement dans cette saga ponctuée de manière mystique par de troublants chevaux cabrés.
Conception graphique : Bréa
Néanmoins, en usant de moyens plus perfides que machiavéliques, la cupide et ambitieuse Fanchon tentera de réaliser son rêve de possession de la faïencerie. Tuera-t-elle son mari pour y parvenir ? João, touché par la « saudade » retournera-t-il au Portugal au risque d’être rattrapé par son passé ? Armelle, répondra-t-elle à l’appel de sa famille de Pomerol qui l’avait autrefois chassée ? Rencontrera-t-elle enfin le bonheur ? Jacques, aveuglé d’amour, supportera-t-il les infidélités et les provocations de son épouse ?
Huilier vinaigrier au cheval cabré XVIIIe siècle (Musée départemental de la faïence de Samadet)
Durant plusieurs années, Alain Lamaison a fait partie des bénévoles de l’association qui a relancé la culture de la Manufacture Royale de Faïences de Samadet. C’est ce fait historique, datant du XVIIIe siècle, qui l’a inspiré pour construire une saga axée sur les métiers de l’argile. Avant d’écrire « Les chênes de Peyrelongue», premier tome de la série «LA ROSE MANGANÈSE», Alain Lamaison avait produit quatre romans d’humour de terroir fleurant bon la Gascogne, ainsi qu’un recueil de nouvelles. À ses débuts de scribe, Alain Lamaison rédigeait des piges dans un journal d’entreprise, avant de passer par l’écriture de sketches et de pièces de théâtre.
ISBN : 978-2-35291-127-2
5 € / 6,5 USD www.editionspierregord.com Pichets Jacquot et Jacqueline XVIIIe siècle (Musée départemental de la faïence de Samadet)