phojo sommaire
Patrick Chauvel : portrait d’un survivant
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Traiter ou transformer ? 5 Mise en scène, cadrage et retouche : Les dérives possibles Instagram, l’avenir du photojournalisme ? DOSSIER
Le photojournaliste, un journaliste à part (entière) Crise de la presse : les photojournalistes pris pour cible
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Le rôle des agences 16 L’évolution du métier 17 Quel avenir possible ? 19 Les risques du métier 20
Quand la photo ne suffit plus
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Demotix : agence photo 2.0
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L’art et la photo de presse
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Justice et photojournaliste 29 Edouard Elias : la relève 31
Photographie de une : Patrick Chauvel en 1987 par Alain Masiero
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édito Maxime Lelong N’importe quel conseiller d’orientation vous le dira : le métier de photojournaliste est sûrement l’un des métiers à ne pas conseiller à vos enfants. Plus précaire que le métier de journaliste qui permet encore à quelques élus d’êtres embauchés, la profession de photojournaliste accumule aussi les difficultés de celle de photographe, un métier qui a presque disparu et dont les tarifs ont catastrophiquement chutés ces 15 dernières années. La révolution numérique, la crise de la presse et la concurrence de plus en plus rude font partie des facteurs qui ont sinistré le métier. Mais malgré la conjoncture économique désastreuse, des photojournalistes continuent à risquer leur vie pour remplir leur mission d’information et ramènent des images toujours plus fortes pour témoigner des atrocités de la guerre ou des horreurs que subissent les victimes d’un régime dictatorial ou d’une catastrophe naturelle. Oui, les photojournalistes, surtout en zone de conflits, produisent rarement des images joyeuses. Et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont de plus en plus souvent dénigrés par le public. Souvenez-vous : « Le vrai charognard, c’est le photographe ». Je n’ai pas voulu, dans ce travail, établir l’histoire du photojournalisme en présentant ses grandes dates. Je n’ai pas voulu faire un « exposé » sur le photojournalisme. J’ai cherché à recueillir des témoignages de personnes qui sont actrices du photojournalisme, qui le vivent et essayent d’en vivre. J’ai voulu savoir comment, du point de vue de ceux qui risquent leur vie pour imager l’information, la situation pouvait évoluer, en bien ou en mal. Surtout, j’ai voulu laisser la parole à ceux qui sont habitués à ne parler qu’avec des images alors que certaines problématiques, certains mal-être, méritent des mots.
phojo Directrice de la publication : Isabelle Dumas. Directeur de la rédaction : Christophe Chelmis Rédacteur en chef : Maxime Lelong Maquette : Inspirée de Polka et M, le magazine du monde. Réalisation Maxime Lelong.
Imprimeur : Franck Musset Imprimerie ALPHAPRIM 1, rue Pierre Joigneaux 92600 ASNIÈRES Magazine réalisé pour : ISCPA LYON 47, rue Sergent Michel Berthet 69009 Lyon
Je, soussigné, Maxime Lelong, Etudiant dans le programme Bachelor Journalisme de l’ISCPA Institut des Médias atteste sur l’honneur que le présent dossier a été écrit de ma main, que ce travail est personnel et que toutes les sources d’informations externes et les citations d’auteurs ont été mentionnées conformément aux
usages en vigueur. Je certifie par ailleurs que je n’ai ni contrefait, ni falsifié, ni copié l’œuvre d’autrui afin de la faire passer pour mienne. J’ai été informé des sanctions prévues au Règlement pédagogique de l’ISCPA en cas de plagiat. Fait à Paris, le dimanche 5 mai 2013.
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portrait
«La crédibilité, c’est tout ce qu’on a» Considéré par la profession comme le photographe « le plus dingue de la planète », Patrick Chauvel, 63 ans, est issu de la génération Vietnam des années 1960. Surtout, il a été l’élève de Larry Burrows avant de devenir l’un des plus grands photojournalistes français. BIO EXPRESS 1966 : Premier reportage en Israël 1968 : Il part au Vietnam et travaille pour AP et Reuters 1995 : World Press Photo 2003 : Premier livre “Rapporteurs de guerre”
«
La plupart des photographes font ça 10 ans puis ils décident de se ranger. » raconte Pa trick Chauvel, assis dans un canapé du 9e étage d’un immeuble de bureau de Boulogne Billancourt, juste à coté de la tour TF1. Cela fait 3 jours qu’il y passe ses journées et une bonne partie de ses nuits pour monter son dernier re portage, un documen taire sur la manière dont les favelas de la capi tale brésilienne sont « nettoyées » avant le mondial de football de 2014. Lui écume les zones de conflits depuis 45 ans, à la rencontre de ceux qui font l’actua lité, qui la créent. Ami de longue date de James Nachtwey, il raconte la guerre du Vietnam, son premier conflit, avec 4
nostalgie, et blague sur la sympathie des Tchétchènes qu’il a ren contrés à Grozny. Evi demment, comme tous les grands, il a souvent flirté avec la mort. Il ne se souvient pas com bien de fois mais se plait toujours autant à raconter le jour où il a vraiment cru y passer. Non pas par vanité mais parce que ça fait par tie du métier. « C’était à Panama en 1989. Alors que l’on marchait – deux photographes, le capitaine d’une unité de marines et moi – j’ai entendu une balle siffler à ma droite. Elle avait percuté mon confrère photographe en pleine tête, il était mort avant même d’avoir touché le sol. Le photographe anglais qui était avec nous a reçu une balle dans la hanche et le ca-
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pitaine des marines a été touché au poumon. Quant à moi, une balle de M16 a traversé mon corps au niveau de l’estomac alors que j’étais en train d’administrer les premiers secours au marine. J’ai attendu 4h avant d’être soigné. Apparemment, un quart d’heure de plus et c’était fini. » L’homme raconte, d’un air grave mais sans jamais ar rêter de ponctuer son récit d’humour, que ce sont deux marines de l’unité que dirigeait le capitaine qui sont responsables du mas sacre. « Les marines ne réfléchissent pas mais il visent sacrément bien. C’est ce qu’on leur apprend : tout ce qui est sur leur chemin doit être neutralisé. Rebelles, civiles, femmes ou enfants. » Il raconte
l’attente sur le trottoir, le trou de la taille de son poing dans son abdo men, la manière dont il fait un point de pression avec la manche de sa veste et son ceinturon. « Je crois que c’est le seul moment où un reporter panique. Pendant les deux minutes où il évalue les dégâts. Si j’avais peur je n’irais pas où je vais. Ma seule peur, c’est de ne pas ramener d’images. » Les débats récurrents sur la condition du photo journaliste l’exaspèrent. Pour lui, rien n’a changé depuis les années 70. Il fait toujours son métier de la même manière, essayant par tous les moyens de rapporter les images les plus vraies et il est toujours aus si pauvre. Passionné jusqu’à la moelle, il mi lite pour la défense du photojournalisme. Par fois un peu trop. « Ça ne m’est arrivé qu’une fois de rencontrer un photographe qui bidonnait. Il me montrait des photos de combattants dont l’arme avait toujours le cran de sécurité baissé. Je lui ai cassé le nez et lui ai conseillé de ne jamais recroiser ma route. La crédibilité c’est tout ce qu’on a. Si les gens ne nous croient plus, on est foutus. »
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« Un enterement à Gaza », Paul Hansen, 2012, version publiée dans Dagens Nyheter
Traiter Vs Transformer Quand le photographe force le hasard
« Un enterrement à Gaza », Paul Hansen, 2012, version primée au World Press Photo.
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PHOTOGRAPHE, METTEUR EN SCÈNE IL FAUT CHOISIR
La photo et la manière dont elle a été prise. Tirées du documentaire disponible sur www. rubensalvadori.com
La mise en scène est sans aucun doute le pire ennemi de l’information. Immorale, elle décrédibilise les journalistes. Ruben Salvadori, photojournaliste italien, s’est rendu compte que frontière entre journalisme et mise en scène est parfois trouble pour certains photographes.
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a polémique la plus connue reste celle concernant la célèbre photographie de Robert Capa, Falling Soldier. Alors que, jusqu’en 1975, la majorité des gens acclament cette photo montrant un homme tomber à l’instant précis où il meurt, percuté par une balle, de gros doutes sur l’authenticité de l’image émergent à partir de cette date. Aujourd’hui encore, personne n’est capable de dire avec certitude si la photo a été posée mais la polémique continue d’alimenter le débat de la mise en scène. Patrick Chauvel, photojournaliste depuis 45 ans, la désigne comme « la pire chose qu’un photographe de presse puisse faire ». Ruben Salvadori, photojournaliste italien, s’est penché sur cette mise en scène, cette décontextualisation de plus en plus utilisée par les photojournalistes pour vendre et qui appliquent le crédo : « Peu importe comment cette photo a été prise, ce qui importe c’est ce qu’on voit. » En 2011 Ruben Salvadori est envoyé à Jérusalem par l’agence photo pour laquelle il travaille pour capturer le conflit israélo-palestinien. C’est son premier reportage en zone de conflit et il n’a aucune idée de la manière dont 6
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les photojournalistes travaillent. Quelques jours après son arrivée, il décide de changer totalement de sujet en ne se concentrant plus sur les Palestiniens mais sur les photographes et réalise le documentaire Photojournalistes : l’envers du décor. « J’ai très vite réalisé le rôle incroyable que nous – photojournalistes – avions. Même s’il ne se passait rien, il suffisait que les photojournalistes arrivent pour que les Palestiniens se mettent en action. » À Silwan, un quartier de Jérusalem-Est où sont basés Ruben Salvadori ainsi que plusieurs dizaines d’autres photojournalistes, les manifestations sont le plus souvent calmes et parfois même quasi inexistantes : « il y avait surtout des gamins qui jetaient des pierres et partaient en courant dès l’arrivée de la police ». Pourtant, le documentaire de Ruben Salvadori montre que les photojournalistes se concentrent sur ces adolescents cagoulés qui, la plupart du temps, déplacent des pierres, sans but précis et flânent. Les photojournalistes les interpellent, discutent avec eux et deviennent acteurs de la scène. « Aujourd’hui, pour vendre, il faut une photo spectaculaire avec un sujet – un rebelle par
exemple, face à un ennemi potentiel qu’on voit ou qu’on ne voit pas, et des flammes pour rendre l’ambiance chaotique. Il faut un drame, une tragédie. Les lois du marché poussent de plus en plus les photographes à créer ces scènes même si elles ne se déroulent pas. Les photojournalistes ne sont pas les seuls fautifs, ce sont les médias qui exigent ces images » déclare-t-il.
3 questions à Ruben Salvadori,
Comment les photojournalistes ont-ils réagi à la découverte de votre travail ? Les réactions étaient différentes. Certains trouvaient l’idée stupide. D’autres étaient énervés qu’on remette en question leur travail. En Europe et aux USA, où des débats sur la déontologie des journalistes ont lieu, les gens étaient intéressés. Est-ce que les photojournalistes cachaient leur manière de travailler ? Pas du tout. Beaucoup nient in fluencer les évènements. Certains photojournalistes fontils leur travail honnêtement ? La question est de savoir ce qu’est l’honnêteté journalistique. Je pense qu’il faut rapidement qu’un débat ait lieu sur la déontologie et l’éthique des photographes.
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HORS CHAMP Le grand-père de l’enfant avec la photo en 2011.
représente parfaitement la famine et a aidé à faire évoluer la perception de la guerre en Afrique. « Mais cette image est davantage métaphorique que réelle, le vautour n’attend pas «La fillette et le vautour» de Kevin la mort de l’enfant. Le problème Carter, 1993. n’est pas l’image mais l’interprétation qu’on en a En 1994 Kevin Carter est récompensé du prix Pulitzer pour sa photo intitulée « la fillette faite. » Le journaet le vautour ». Pendant plusieurs années, l’image fait polémique. Pour certains, le vauliste rappelle que tour n’est autre que le photographe qui a fait preuve de voyeurisme sans aider la fillette Kevin Carter avait visiblement en train de mourir. Alberto Rojas, journaliste pour El Mundo, est parti sur les des problèmes de traces de Kevin Carter pour découvrir la vérité sur cette photo. drogues ainsi que in 2010, Alberto Rojas de la faim ». Elle explique que c’est des soucis psychologiques et que ce tombe par hasard sur un un lieu qui grouille de miliciens. Sa n’est pas la photo qui l’a poussé à article qui relate la vie de théorie est que l’enfant sur la photo mettre fin à ses jours mais le décès Kevin Carter, sa nomina- n’est pas seul à ce moment. Elle est d’un de ses meilleurs amis. « J’ai le tion au prix Pulitzer et son suicide affirmative, cet endroit est proche du travail complet qu’a effectué Carquelque temps après. Curieux, il point de distribution de nourriture ter ce jour là. 240 photos autour tente de trouver des informations par le centre de nutrition de l’ONU. du centre de nutrition. Il y a beausur le photojournaliste, l’enfant qui Il est peut-être seulement 10 mètres coup de photos de travailleurs hufigure sur la célèbre photo de Carter, derrière et le bracelet bleu de l’ONU manitaires. Le problème c’est que le sa famille ou son village. Il ne trouve au poignet du garçon (ce n’est pas New York Times n’a publié qu’une rien à part des rumeurs, des critiques une fillette) montre qu’il a reçu de photo. » Il explique qu’il a renconet des théories sans aucun fonde- la nourriture quelques jours avant. tré le père de l’enfant et que celui-ci ment. Pendant trois mois il passe « Je pense que la photo est vraie, ce n’avait jamais vu la photo auparades coups de téléphone à d’autres n’est pas un montage Photoshop. À vant. L’homme raconte que son fils journalistes, échange des e-mails ce moment là, il y a un enfant et un est décédé à l’âge de 20 ans à cause avec des spécialistes pour connaitre vautour. Fin de l’histoire. Quel est de la fièvre. Cette histoire est repréla vérité sur cette controverse avant le problème ? Le problème, à mon sentative de l’impact du cadrage de décider de partir à Ayod, au Sud avis, est la mauvaise conscience d’un sujet sur le sens d’une photo. Soudan, sur les traces du photo- des occidentaux qui ont accusé Ke- Une focale un peu plus courte et le graphe. Une amie à lui, José Maria vin Carter : “Est-ce que vous avez centre de nutrition rentrait dans le Arenzana, ancienne journaliste qui aidé l’enfant ?“. Évidemment que cadre. Mais outre le cadrage, c’est était à Ayod trois mois après Kevin non, parce que Carter est photo- la décision de l’éditeur photo qui est Carter, lui raconte que cet endroit graphe, pas docteur. » raconte Al- éventuellement à remettre en quesest appelé par les ONG « le triangle berto Rojas. Pour lui, cette photo tion.
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Photoshop m’a tuer Pas d’illusion, la retouche a toujours été présente en photographie, même à l’époque de l’argentique. Le logiciel professionnel de retouche d’images Photoshop et plus globalement l’arrivée du numérique ont exacerbé le pouvoir de la retouche. Si l’outil permet des dérives, les professionnels tiennent à rappeler qu’il y a plusieurs niveaux de modifications sur une image.
«
World Press Photo : Quand Photoshop remporte le prix » titrait, en décembre 2012, Laure Daussy, journaliste pour le site internet de réflexion sur les médias Arrêt sur images. Selon elle, « Le World Press photo, prestigieux prix qui récompense chaque année une photo de presse, a primé cette année une image fortement retouchée, au point de ressembler à une peinture. ». Cette critique est émise par beaucoup de photojournalistes
et de spécialistes de l’image pour qui cette nomination joue le rôle de goutte d’eau qui fait déborder le vase de la retouche en photographie de presse, vaste polémique qui, depuis l’arrivée du numérique, déchaine les passions. Et pour cause, Paul Hansen, photojournaliste suédois, a présenté pour le World Press Photo une version de sa photographie différente de celle publiée quelques mois plus tôt dans le journal suédois Dagens Nyheter (voir les deux versions page 5). Le photographe a
Le montage censé représenter le cadavre de Oussama Ben Laden
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appliqué un traitement spécial qui consiste à désaturer les couleurs et renforcer les contrastes en assombrissant les coins de l’image, donnant une autre dimension à la photo. Luc Desbenoit, journaliste, écrit dans Télérama à propos de la photo : « l’auteur a eu la main lourde dans ses retouches sur Photoshop. Ses intentions sont claires. Il cherche à sortir son cliché de l’instantané, à le rendre comparable à une peinture. » Mais le mot « retouche » employé par tous les médias, est trop souvent galvaudé explique Antoine Grasset, responsable photo et retoucheur dans un grand laboratoire parisien : « La retouche implique une modification de la matière du cliché, de l’intégrité des éléments qu’elle représente. Cela peut se traduire par l’ajout ou le retrait d’une partie de l’image, le déplacement ou la déformation ». Jusqu’à preuve du contraire, la photographie de Paul Hansen n’a donc pas été retouchée vu qu’aucun élément n’a été ajouté ou effacé. Comment appeler alors ce changement d’ambiance si flagrant entre la photo primée et celle publiée dans le journal suédois ? Antoine Grasset explique qu’il s’agit de la post-production, aussi appelé traitement : « La post-production implique des changements de lumière et/ou de couleurs. En pratique cela peut être un changement de saturation, de teinte, une densification ou un éclaircissement de tout ou partie de l’image et également
image des modifications du contraste et de l’accentuation des détails. » Des paramètres qu’il était déjà possible de contrôler à l’époque de l’argentique, assure le retoucheur : « Il suffit de regarder les clichés gagnants du World Press Photo dans les premières années (19551980) pour s’apercevoir que la post-production y joue un rôle important. » Mais plus grave que la photo de Paul Hansen, qui a seulement dérangé les puristes de « la photo sans aucune modification », il existe le montage photo où la retouche à proprement parler est prédominante. Le photomontage montrant la dépouille d’Oussama Ben Laden, que tous les médias ont repris, témoigne de la puissance des nouveaux outils de manipulation qui peuvent clairement induire le lecteur et les médias en erreur si l’intention du photographe est mauvaise. Une question émerge alors, est-il possible de tout faire en retouche numérique ? « En un mot : Oui », répond An-
toine Grasset. « Travaillant dans un laboratoire de post-production, je suis chaque jour le témoin – et l’auteur – de modifications d’images toutes plus incroyables les unes que les autres. Évidemment tout est fonction de temps et de budget, mais notamment dans le cadre de productions publicitaires, toutes les retouches sont possibles en numérique. Les objets disparaissent et se déplacent, la pluie devient soleil, le fond noir devient blanc, le sale devient propre, l’herbe brûlée redevient verte,
cause d’un problème technique. La photo originelle avait fuité et avait été publiée, entre autres, par Le Figaro, mais la majorité des journaux internationaux étaient tombés dans le piège. Cependant, la retouche photo peut aussi être utilisée pour atténuer le coté choquant d’une image. En avril dernier, le New York Daily News retouche et supprime une plaie visible sur une photo de une illustrant les attentats de Boston. Le journal se justifiera en expliquant qu’il ne voulait pas choquer ses lecteurs en les confrontant à une image trop dure. Mais qu’il soit utilisé pour accroître le coté spectaculaire, rétablir ce qui aurait dû se passer ou attéles dents blanchissent, les cernes nuer le coté choquant, le process’évanouissent, les courbes se flui- sus de photomontage a toujours le difient et les vêtements froissés sont même effet : changer la réalité et repassés. » La retouche est, dans décrédibiliser les photojournalistes la majorité des cas, utilisée pour et l’information. rendre l’image plus spectaculaire. En 2008, le régime iranien avait rendue publique une photo représentant le départ de 4 missiles alors que seulement 3 étaient partis à
« Toutes les retouches sont possibles en numérique »
CONCRÈTEMENT
Afin de montrer la puissance de ces outils et leur danger, Antoine Grasset a retouché une photo de l’agence Associated Press publiée en juin dernier dans le Times pour illustrer un incendie à Twin Falls.
Associated Press.
Cette retouche, réalisée en moins de 180 se condes à l’aide du logiciel Photoshop, « [le] ferait virer de n’importe quelle agence de presse » a-t-il affirmé.
Associated Press/Antoine Grasset
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internet
« Un amateur qui prend une photo sur le moment est un témoin »
Pour la première fois dans l’histoire de la presse, un journal national, le New York Times, a affiché une photo Instagram en une de sa version papier le 31 mars 2013. Cette décision d’un des plus grands quotidiens internationaux émerge dans un contexte où les photojournalistes sont de plus en plus menacés par l’amateurisme. Une nouvelle qui alimente les doutes sur l’avenir du photojournalisme. es agences photo, les indépendants qui cassent les prix et maintenant les géants du net qui se mettent à fournir de la photo en masse ; les photojournalistes voient leur avenir s’assombrir un peu plus chaque jour. En cause, la facilité déconcertante avec laquelle il est possible de produire des photographies de qualité aujourd’hui. Le site internet 1000memories.com s’est d’ailleurs livré à une expertise en se basant sur des chiffres de Kodak, Facebook, Instagram, Google et Flickr. Le site a ainsi réalisé une évaluation du nombre de photographies prises chaque année depuis son invention par Nicéphore Niepce en 1826. Selon l’étude, 85 milLa une du New York Times, le 31 mars 2013. liards de photos auraient été réalisées en 2000, évidemment toutes en argentique, contre près de 500 donc, pour la première fois, offi- zine de photojournalisme en France, milliards en 2011, dont seulement cialisé l’entrée d’Instagram dans est ferme sur cette question : « Un le monde de la presse en publiant amateur qui prend une photo sur 4 milliards en argentique. Au milieu de ça, une population en couverture une photo réalisée le moment est un témoin, au même croissant de photographes, difficile grâce à l’application. Si l’image a titre que l’est quelqu’un qui a asà estimer car peuplée de plus en été capturée par un téléphone, elle sisté à un événement d’actualité plus d’amateurs éclairés, non quan- a aussi été prise par Nick Laham, et le raconte à un journaliste. » Il tifiables. Car si à l’époque il fallait photographe sportif professionnel ajoute, « Un photojournaliste vit de s’y connaître en photographie pour reconnu. En faisant poser le joueur la photo, il passe 90% de son temps être photographe, aujourd’hui ce de baseball Alex Rodriguez en stu- à faire des recherches, à préparer n’est plus nécessaire. Une part de dio, éclairé par des flashs, il n’a son itinéraire, à rencontrer des plus en plus grande de ces photos d’ailleurs même pas joué la carte gens. La prise de vue ce n’est que 10% du travail. » « toutes automatiques » sont prises de l’instantanéité jusqu’au bout. et envoyées sur Instagram, le pre- Simple provocation de la part du Heather Tal Murphy, fervente démier réseau social photographique New York Times ou réel encoura- fenseure d’Instagram, s’oppose gement à l’utilisation de photogra- à ce raisonnement et pense qu’un du monde. Alors qu’en mai 2012 l’entreprise phies Instagram dans la presse ? photojournaliste ne peut pas ignose targuait d’avoir atteint le milliard La prise de position du journal a rer le réseau social. « L’exposition, de photos hébergées, elle devrait relancé le débat sur l’utilisation de un avis immédiat et la construction en recevoir 14 milliards en 2013, la photo amateur dans la presse. d’une communauté sont les trois selon ses chiffres publiés au début Dimitri Beck, rédacteur en chef de avantages pour un photojournade l’année. Le New York Times a Polka Magazine, le premier maga- liste à être sur Instagram. »
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internet
Photos postées sur les réseaux sociaux : à qui appartiennent-elles ?
Facebook et Twitter s’octroient la possibilité de sous-licencier les photos. Si un media veut utiliser une image présente sur l’un des réseaux sociaux, il doit en faire la demande auprès du site. Même si des requêtes ont été déposées, les plateformes n’ont jamais usé de ce droit, par crainte de réactions brutales de la part de leurs utilisateurs.
Twitpic a conclu un accord avec l’agence WENN, dédiée aux photos de stars. Celle-ci peut exploiter les photos partagées sur Twitpic en versant des redevances uniquement à la plateforme.
3 questions à Heather Tal Murphy, New York Times
Instagram interdit la cession des images postées. Pour l’instant le rachat par Facebook n’y a rien changé.
Flickr permet à ses utilisateurs de choisir la licence de leurs photos. Par défaut, les images sont sous copyrights classiques mais certaines sont régies par une licence « Creative Commons » qui les rend accessibles au public gratuitement.
Heather Tal Murphy est éditrice digital au New York Times. Elle était auparavant directrice Photo pour Slate.com et NPR.
Le New York Times a franchi le pas en publiant en première page une photo Instagram. Pensez-vous que la presse traditionnelle est prête à considérer les photos Instagram comme n’importe quelle autre photo de photojournaliste ? Non, je ne pense pas qu’elle soit prête. Mais la « presse traditionnelle », comme vous l’appelez, s’ouvre de plus en plus à l’utilisation d’Instagram. Je pense, comme c’était le cas avant Instagram, que c’est la qualité de la photo qui est importante, plus que l’appareil avec lequel elle a été prise ou la plateforme sur laquelle elle est partagée.
que relayer le travail d’amateurs avec aucune base journalistique revient à relayer un témoigna ge. Mais il y a beaucoup de photojournalistes sur Instagram qui partagent des photos de qualité. Et il ne faut pas oublier qu’il y a des zones du monde où il n’y a pas de photojournalistes. Les photos de ces « témoins » deviennent alors précieuses.
N’avez-vous pas peur que, si Instagram atteint le domaine de la presse, les photojournalistes disparaissent ? Time magazine a utilisé Instagram durant l’oura gan Sandy. J’ai trouvé ça intelligent parce que, lors de ce genre de catastrophe, les gens veu Selon Dimitri Beck, rédacteur en chef du ma- lent voir ce qui se passe le plus vite possible. gazine de photojournalisme Polka, quelqu’un Les photographes professionnels engagés par qui prend une photo et la partage sur Insta- le Time pouvaient ainsi partager leurs photos gram n’est rien d’autre qu’un témoin, qu’en immédiatement. Je ne pense pas que partager pensez-vous ? sur Instagram soit une fin en soit, mais c’est une Je ne pense pas qu’il faille généraliser à ce point. méthode de distribution efficace. Encore une fois, Instagram est une plateforme de partage de pho je recommande la collaboration entre la presse tos. Une communauté. Et il y a des médias inter et les photographes professionnels qui sont sur nationaux sur le réseau comme National Geogra- Instagram. phic ou le New Yorker. Je suis d’accord pour dire phojo - la revue du photojournalisme
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dossier
Rémi Ochlik est décédé le 22 février 2012 à Homs en faisant son métier de photojournaliste. Luca Dolega/AP
Le photojournaliste, un journaliste à part (entière) Dans un univers professionnel dominé par l’écrit, difficile pour le photojournaliste de savoir quel est son statut exact et s’il dépend davantage du régime de photographe ou de celui de journaliste. La recherche de sources, la mission d’information à laquelle il répond et la déontologie qu’il respecte pour transmettre, via ses photos, une information de qualité sont autant d’indices qui prouvent qu’avant d’être photographe il est journaliste.
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e journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs publications ». La loi a pour avantage de poser les choses clairement. L’article L. 761‑2 du Code du Travail définit ainsi le statut de journaliste comme celui désignant quelqu’un qui vit de son métier d’informer et qui travaille pour une ou des rédactions journalistiques. Pas de restriction donc concernant la manière dont le journaliste informe. Rédacteurs-traducteurs, sténographes-rédacteurs, rédacteurs-réviseurs, reporters-dessinateurs et reporters-photographes sont donc considérés par le Code du Travail comme journalistes. Cela dit, le photojournaliste jouit de droits qui se rattachent à la profession de photographe voire même à celle d’auteur comme, entre autres, toutes les dispositions qui concernent la propriété intellectuelle. L’Union des photographes professionnels indique ainsi sur son site internet que : « Le photographe réalise des photographies
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qui sont identifiées comme des œuvres de l’esprit par le Code de la Propriété Intellectuelle. Le statut d’auteur lui permet, soit d’exploiter lui même ses photographies, soit d’en confier ou d’en céder l’exploitation à des tiers. » Rien n’indique quel comportement doit adopter le photographe ou la rédaction qui l’embauche, mais la loi prévoit, là encore, quelques dispositions. Le photographe jouit donc de son droit patrimonial et de son droit moral. Le droit patrimonial englobe tout ce qui concerne l’exploitation de l’œuvre et qui va générer des revenus. Il est constitué du droit de reproduction, lequel prévoit tout ce qui va fixer l’œuvre sur un support, et du droit de représentation, lequel prévoit la communication directe de l’œuvre, par exemple lors d’expositions. Ces droits d’exploitation ont une durée maximum de 70 ans, au-delà desquels l’œuvre tombe dans le domaine public. La plupart du temps, les contrats de travail des photographes de presse stipulent que la rédaction s’octroie la totalité des droits de reproduction. Elle peut ainsi se constituer des archives qui lui permettront de réutiliser les
photos comme bon lui semble. Le droit moral, quant à lui perpétuel, permet de se prévaloir de la paternité de son œuvre. Il est déterminé par quatre prérogatives. Le droit à la divulgation, le photographe peut, par exemple, décider de la date à laquelle la photographie sera publiée dans la presse. Le droit à l’intégrité de l’œuvre, il peut s’opposer au recadrage ou à la retouche de sa photo. Le droit à la paternité qui prévoit que chaque photo doit être créditée et enfin le droit de retrait ou de repentir, permettant au photographe de retirer son œuvre s’il regrette d’en avoir autorisé la diffusion. Le droit moral est inaliénable et ne peut être sujet à cession. Le photographe est donc photojournaliste à part entière à partir du moment où il arrive à prouver que son activité journalistique représente 50% ou plus de ses revenus et qu’elle est régulière. De la même manière, le journaliste peut revendiquer un statut de photographe reporter à partir du moment où il fournit à sa rédaction du contenu photographique. Quoiqu’il en soit, les deux bénéficient du droit réservé aux journalistes et du droit réservé aux photographes.
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CRISE DE LA PRESSE :
Les photojournalistes en première ligne À la fin des années 2 000, le photojournalisme commence à subir sa première crise, aujourd’hui toujours inachevée. Des signes concrets comme la disparition de certaines grandes agences photo et la dévaluation du prix de la photo ne mentent pas : il n’y a jamais eu autant de photos dans la presse mais les photojournalistes n’ont jamais aussi mal vécu.
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eaucoup de révélateur photo s’est déversé et beaucoup de photographies ont été produites entre 1886, date de l’invention du terme « photojournalisme » par le docteur allemand Erich Salomon, et 2012, peut-être la pire année pour le photojournalisme. Et pourtant l’aventure était bien partie. Avec la création dans les années 50 des plus grandes agences comme Reportes Associés, Dalmas, Apis ou Europresse, montées pour répondre à la demande grandissante des magazines qui voulaient des reportages photo à tout prix, et la création d’équipe de photographes permanents dans les rédactions, les « staffs photo », le photojournalisme se révélait comme étant le nouveau média, celui qui montrait et racontait en même temps. Les magazines français Voilà et Regards concurrencent les plus grandes revues internationales comme Life et Look, et à la fin des années 60, Paris est considérée comme la capitale du photojournalisme, accueillant les trois plus grandes agences photo du monde : Gamma, crée entre autres par Raymond Depardon et Gilles Caron, Sygma, née d’une scission en 1973 avec
Gamma, et enfin Sipa. Pendant près de vingt ans, les plus grandes images du monde sortiront de ces trois agences, avant qu’elles ne soient les premières victimes de la crise du photojournalisme à la fin des années 90. Le rachat de Gamma par Hachette-Filipacchi-Médias en 1999 endeuille la profession. Plusieurs raisons à ce changement de propriétaire : des conflits sociaux, mais surtout des photographes qui ne veulent pas passer en numérique. Une gestion désastreuse amène Sygma a être rachetée une première fois en 1990 et une seconde en 1999 par Bill Gates, PDG du géant Microsoft. Il devient propriétaire de l’agence et de son stock de 40 millions de photos. L’agence disparaîtra en 2010. Sipa est l’agence des trois qui résiste le plus longtemps. Elle est rachetée par une agence de presse allemande en 2011. Sa ligne éditoriale change drastiquement en proposant de plus en plus de photographies people. Du côté de la presse, des changements aussi se font sentir. Alain Genestar, directeur de la publication de Polka Magazine, les résume : « la presse connaît une crise et commet l’erreur de sacrifier ses budgets photos en achetant les photos en externe. Les
La Syrie : coup de massue pour les photojournalistes
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infinite crissy / gotothelight.wordpress.com
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dossier économies se faisant à l’extérieur, elle achète moins de photos ». Mais le coup de massue, les photojournalistes le reçoivent en 2012. Le conflit en Syrie a montré au monde que n’importe qui pouvait se rendre sur une zone de conflit armé et en repartir avec des photos plus ou moins réussies. Surtout, il a montré que beaucoup de ces reporters improvisés acceptaient de céder les droits sur leurs photos pour le seul prestige d’être publiés. Difficile pour des reporters dont c’est le seul métier de rivaliser. Autre théorie, celle du photojournaliste Patrick Robert, de l’agence Corbis, qui explique en 2011 sur France Inter qu’il y a deux raisons à la crise du photojournalisme et seulement deux. La première étant la loi Evin. Promulguée le 10 janvier 1991, elle interdit depuis le 1er janvier 1993 aux journaux et aux magazines de vendre des pages de publicité à des marques d’alcool sans l’assortir des messages de dissuasion et en respectant un cahier des charges stricte. Surtout, la loi prohibe les publicités sur le tabac. Olivier Chapuis, responsable de Hachette Filipacchi Régies, expliquait en 1995 au journal Libération que « selon les titres, le manque à gagner représente 30 à 40% ». Patrick Robert raconte : « L’information a toujours été chère et n’a jamais rapporté autant que ce qu’elle coûte Mais à l’époque, ces publicités permettaient aux publications de faire de l’argent. Les industries du tabac et de l’alcool étaient celles qui payaient le plus. Tout le monde le sait, sans publicité, il n’y a plus de journaux. » Il explique qu’à cette époque le premier secteur sur lequel les médias ont décidé de faire des économies
a été l’achat de photos extérieures. Il évoque une deuxième raison : les journaux n’achètent plus les photos au prix qu’elles valent. « À l’époque on disait que la première vente servait à rembourser l’argent avancé par l’agence et que les reventes, à l’international par exemple, servaient à gagner de l’argent. Aujourd’hui la première vente ne rembourse plus les frais et il n’y a plus de seconde vente. » Il ajoute : « La presse est le seul secteur où c’est le client qui fait ses prix. » Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’image, évoque en 2011 sur France Inter le rôle de la révolution numérique : « La masse de photos a explosé, diminuant leur valeur alors que tout a augmenté : les chauffeurs, les fixeurs, les avions, les hôtels. Le coût d’un reportage a augmenté alors que le prix d’achat a été divisé par deux ou par trois. Sans compter que 50% du prix d’achat d’un reportage est reversé à l’agence du photojournaliste ». Paroxysme de la crise, aujourd’hui, des banques d’images comme le site internet Fotolia. com vendent des images de photographes pour la presse à des prix allant de 10ct à 3€. C’est ce qui révolte le plus Alain Genestar, directeur de la publication de Polka Magazine : « Aujourd’hui, l’un des arguments utilisés par la presse pour ne pas faire travailler les photojournalistes est de dire : “on trouve des photos partout sur Internet”. Sauf que personne ne sait qui a pris ces photos et dans quelles circonstances. Ces images ont la valeur d’un coup de fil anonyme. Elles n’ont aucune valeur d’information. »
La Loi Evin : responsable de la crise du photojournalisme
3 questions à
Philip Anstett, Ex-photojournaliste aux Dernières Nouvelles d’Alsace Vous êtes rentré comme photographe aux Dernières Nouvelles d’Alsace en 1981 et en êtes parti en 2012 pour prendre votre retraite. Comment avezvous vécu la transformation de votre métier ? Le premier gros changement a été, évidemment, l’arrivée du nu mérique. Je me souviens du jour où les techniciens ont apporté le premier scanner de l’agence sur mon bureau. Il n’était pas encore question que l’on photographie en numérique mais il fallait scanner les négatifs et les tirages. C’était en 1998. Le premier appareil numérique est arrivé quelques années plus tard. Mais ce qui a le plus changé est la perception de notre métier. À l’époque, les lecteurs qui nous demandaient un tirage nous donnaient toujours un peu d’argent ou venaient nous remercier. Maintenant ils donnent une adresse mail. Ils n’ont plus l’impression que photographe est un métier. Et en terme de travail ? Il fallait travailler deux fois plus vite, archiver les photos sur infor matique et apprendre les logiciels. Les patrons de presse avaient l’impression que le numérique nous faisait gagner un temps fou. C’était vrai, mais une bonne photo avait toujours besoin de travail. Comment a évolué votre service ? C’est simple, en 1981 nous étions 17 photographes aux DNA. Quand je suis parti en 2012, il n’en restait que 7. Le premier «poste non remplacé» date de 2008. phojo - la revue du photojournalisme 15
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Agences de presse : une concurrence déloyale Un évènement a lieu, le photojournaliste se réveille en pleine nuit et prend le premier avion pour envoyer, avant les autres, les premières photos. Une manière de travailler qui aura bientôt disparu. Sauf pour les photojournalistes des trois grandes agences de presse, les quelques survivants qui peuvent encore se vanter de faire ce métier et d’avoir une situation stable.
A
ssociated Press (AP) fondée en 1846, Reuters en 1851 et, plus récemment, l’AFP créée en 1944 constituent les trois grandes agences de presse mondiales. L’Agence France-Presse se consacre presque exclusivement à la presse écrite jusqu’en 1955, date à laquelle elle met énormément de moyens dans la couverture de la guerre d’Algérie. L’agence profite de la bataille médiatique dans laquelle s’est lancée la France pour développer son service photo. Ainsi les journalistes de l’AFP sur place sont chargés de récupérer le plus de photos possibles auprès des journaux locaux et des amateurs dans le but de donner du crédit à l’agence auprès des médias internationaux. La photo d’actualité ne devient une des spécialités de l’AFP qu’en 1985, quand l’agence lance son service photo international. Aujourd’hui, l’AFP se targue de compter 35% de nouveaux clients par rapport à 2005 et de fournir photos et dépêches à plus de 4000 clients à travers le monde. Soit 4000 médias et entreprises qui reçoivent directement sur leurs ordinateurs 1500 à 3000 photos par jour et qui ont accès à 20 millions d’images archivées « remontant aux origines de la photographie », spécifie la plaquette de l’agence. Malgré tout, l’AFP n’emploie « que » 500 photographes dans le monde. Impossible de savoir exactement combien ils sont en France, l’entreprise ne communique pas ces chiffres. Cependant la France accueille 19 locales de l’AFP, il est donc possible d’évaluer à une cinquantaine le nombre de photographes français travaillant de façon permanente pour l’AFP sur les 1156 photojournalistes français recensés par la Commission de la carte d’identité des journalistes. Malgré ce petit staff de photographes, l’AFP arrive à être partout en France et dans le monde et avant tout le monde. Difficile donc pour les photographes indépendants de rivaliser avec une machine aussi bien huilée. Pour Philippe de Poulpiquet, grand-reporter au Parisien, il n’y a plus aucun intérêt pour les indépendants à travailler sur l’actu chaude : « Au Parisien, nous laissons le “hard news” à l’AFP et à Reuters, auxquelles nous sommes abon-
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Une photo d’Algérie datant de 1960 estampillée AFP
nés. Ils font ça très bien. Le staff de photographes dont je fais partie se concentre sur l’élaboration de sujets de fond, ce que je conseille à tous les indépendants. » Il ajoute : « Un indépendant qui se précipiterait sur un conflit pour vendre ses photos à l’AFP ou un journal perdrait son temps. L’AFP arrivera toujours avant lui car ils ont des bureaux dans le monde entier et surtout ils ont des contrats établis avec les rédactions. » C’est d’ailleurs ce qui fait le succès de l’AFP. L’agence fait payer à ses clients un abonnement fixe qui dépend de la taille de la structure, en échange de quoi elle lui cède l’utilisation de toutes ses photos et dépêches. Un abonnement qui coûterait 550 000 euros par an pour un journal comme La Provence avançait Didier Pillet, son PDG en 2009. Photos, vidéos et dépêches confondues, l’info reviendrait donc à environ 60 euros l’unité, quand une photo est vendue en moyenne 400 euros par une agence. De là à parler de concurrence déloyale il n’y a qu’un pas. Pour le photographe du Parisien et la majorité des photographes dans le métier, c’est ce que le public entend par « crise du photojournalisme » mais Philippe de Poulpiquet corrige cette idée : « le photojournalisme évolue, il faut juste évoluer avec lui ».
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« Il faut faire le deuil du photojournalisme des années 70 » Il serait difficile d’établir exactement comment les postes de photojournalistes ont été supprimés ces 30 dernières années. Un seul constat : il n’y a presque plus de photojournalistes titulaires en France, leur travail ayant été remplacé par celui de pigistes beaucoup moins coûteux et moins contraignant.
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u coté des magazines, presque plus de « staffs » photo, ces équipes de photojournalistes rattachés à une, et une seule rédaction, et dont le travail, finalement proche de celui du faits-diversier dans le style de vie, consiste à attendre que son téléphone sonne pour prendre le premier avion pour une destination connue une heure à l’avance, souvent dangereuse et à en ramener des images. Dans les années 1970 et jusque dans les années 2000, les journaux arboraient fièrement leurs équipes de photographes, pratiquant même, à une époque, une espèce de mercato des photojournalistes reconnus. Aujourd’hui, Paris Match et peu d’autres magazines comptent encore des staffs photo en France. Du coté des quotidiens, il n’y en a plus qu’un : Le Parisien/Aujourd’hui en France. Philippe de Poulpiquet est grand-reporter au Parisien et fait partie des derniers privilégiés du photojournalisme : ceux qui vivent décemment et partent faire leur métier avec toutes les garanties et le même confort que leurs mentors dans les années 70. Il débute comme pigiste régulier au quotidien en 1998 avant d’être titularisé en 2000 et de devenir grand-reporter en 2006, le plus haut échelon qu’il puisse atteindre. Du haut de ses 41 ans, il observe la situation dans laquelle se trouve sa profession et surtout la manière dont elle
Photo prise à Gaza en juin 2010. Philippe de Poulpiquet.
a évolué. « Je me souviens, quand je suis arrivé au Parisien, nous avions des motards de presse dont c’était le métier de nous attendre pour nous emmener sur des manifestations. Nous avions des chauffeurs aussi et, si l’actualité le nécessitait, la rédaction prenait la décision d’envoyer un photojournaliste à l’autre bout du monde en dix minutes. Maintenant ils réfléchissent beaucoup plus. » Il explique que ce n’est plus son travail ni celui de ses neuf collègues de couvrir « l’actualité chaude », une mission qu’ils laissent aux agences. Leur métier consiste à trouver des sujets anglés en partant de faits d’actualité. Des sujets qui ne seront pas fournis par les agences
comme, par exemple, ce reportage réalisé par le photographe en 2010, à Gaza, sur les conséquences du blocus israélien suite à la prise de pouvoir par le Hamas en 2007. « Les jeunes sont trop marqués par des personnages comme Gilles Carron ou Capa, il faut faire le deuil du photojournalisme des années 70. Si je me faisais virer demain, je n’irais pas en Syrie ou au Mali, je travaillerais sur des sujets à long terme en faisant de la photo institutionnelle à coté pour vivre. » Sur la crise de la profession il a un avis tranché : « Les indépendants sont fautifs de cette situation ! En Lybie j’ai vu des photographes sans fixeurs, sans chauffeurs, faire du stop ! Ils contactaient les >>
« Les indépendants sont fautifs de cette situation ! »
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dossier rédactions une fois sur place, en les mettant au pied du mur. Elles leurs prenaient une photo, parfois par pitié. Ça ne paye même pas un dixième du voyage. » Le grandreporter évoque la confusion de beaucoup de jeunes entre le métier de photographe et celui de photojournaliste : « peu importe que le matériel soit devenu très accessible, le problème c’est que la nouvelle génération, actuellement, n’a pas de rigueur journalistique. Tout le monde est capable de
prendre une photo de soldat couché dans le sable, peu arrivent à la contextualiser. » Dimitri Beck, rédacteur en chef de Polka magazine, est plus nuancé. Pour lui les photojournalistes se professionnalisent de plus en plus. C’est en tout cas ce qu’il remarque au travers des sujets qu’il reçoit pour publication. « Beaucoup de reporters le sont devenus il y a 30 ans par accident. Aujourd’hui, les jeunes sont avant tout journalistes, ils proposent des reportages
La surprotection de l’image, une barrière supplémentaire
«
On veut tuer la photo, on tue ainsi la liberté d’informer ». Tel est le slogan utilisé par l’association Presse Liberté en 1999 quand Elisabeth Guigou, à l’époque ministre de la Justice, dépose un projet de loi sur la présomption d’innocence. L’une des dispositions principales de cette loi, promulguée en juin 2000, consiste à protéger davantage le droit à l’image de chaque citoyen. Considérant que cette loi est privative et empêche les photographes d’exercer leur métier, les professionnels publient, pendant plusieurs jours dans les plus grands magazines à haute teneur en photo, des images qui n’auraient jamais vu le jour si cette loi avait existé à l’époque comme, par exemple, la photo des déportés de Buchenwald ou l’assassinat de John F. Kennedy. Cette loi, qui empêche de publier la photographie de personnes menottées, vient s’ajouter à d’autres dispositions, notamment celle de 1881 qui interdit de publier des images de quelqu’un sans son ac18 phojo - la revue du photojournalisme
cord, en lien avec le droit de chacun au respect de sa vie privée. Selon beaucoup de photographes, ces lois ont participé à la crise du photojournalisme en plaçant les photographes quasiment sous surveillance, même si la jurisprudence leur a souvent donné raison. Remy Ourdan, grand reporter au Monde, a d’ailleurs déclaré au festival Visa pour l’image, l’année dernière, que des amis à lui, photojournalistes, évitaient de travailler en France justement à cause de cette législation. Dans Polka, Alain Genestar a évoqué le problème avec Aurélie Filipetti, ministre de la Culture et de la communication. Il a notamment mis en avant l’argument que cette loi bloquait toute une mémoire photographique en empêchant les photographes de faire des photos d’inconnus dans les rues comme a pu le faire Doisneau ou CartierBresson. « Je pense qu’il faut revoir cette loi. Il n’est plus acceptable et même plus supportable que des photographes professionnels,
construits, bien légendés et répondent aux questions de base du journalisme. » Dans sa définition du bon photojournaliste, il décrit quelqu’un qui doit être capable de raconter étape par étape le processus de création de son sujet et non plus quelqu’un « qui se pointe sur un conflit, la fleur à l’objectif. »
qui ont une démarche artistique, soient empêchés de pouvoir exercer leur talent, de transmettre aux générations futures leur regard sur le monde d’aujourd’hui. Sans eux, la société est sans visage. Au nom de cette loi, censée être une loi protectrice de la personne, on risque de se couper de notre mémoire », a déclaré la ministre, ajoutant : « C’est d’autant plus insensé qu’en même temps, sur le Net, des millions d’images circulent, sans que l’on sache qui les a prises et dans quelles circonstances. Cette dichotomie entre l’interdiction aux professionnels et ce qui se passe sur Internet est insupportable »
«Rue Mouffetard», Henri Cartier-Bresson, Paris, 1954.
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Quel avenir envisager pour le photojournalisme ? 1156 photojournalistes étaient recensés par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels en 2011, soit 1,3% de moins qu’en 2000. Le métier se durcit et beaucoup abandonnent pour faire de la photographie institutionnelle. Malgré tout, certains se battent pour un renouveau du photojournalisme.
«
La période est difficile aujourd’hui. Tout a changé. Nous ne sommes pas dans une crise avec un retour possible à la situation d’avant. Mais quand tout le système sera prêt, ce qu’on appellera “le nouveau système économique”, les jeunes qui ont choisi la photo auront à nouveau des pistes d’atterrissages. » déclare Alain Genestar, ancien rédacteur en chef de Paris Match et directeur de la publication de Polka Magazine, lors d’une interview pour la Semaine de la presse à l’École. Un témoignage optimiste sur la situation des photojournalistes qui affirme que la profession existe, passionne, intéresse et qu’il ne reste plus qu’à trouver un moyen aux gens qui la pratiquent d’en vivre. En 2010, le ministre de la Culture et de la communication Frédéric Mitterrand créé l’Observatoire du photojournalisme. Le projet est ambitieux et évoque toutes les problématiques qui concernent les photojournalistes, de la difficulté à obtenir une carte de presse à celle de vendre en passant par la concurrence avec les amateurs. Malheureusement, aucune nouvelle n’est disponible sur le site du ministère concernant l’évolution de ce projet. Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la communication, a répondu à cette question dans une interview de
Polka au mois de septembre 2012. Elle déclare avoir reçu le rapport d’étape de l’Observatoire mais que « dès maintenant, la priorité est de permettre aux photojournalistes de sortir de la précarité. Leur travail n’ayant rien à voir avec ces images qui déboulent sur Internet. » Elle envisage l’idée d’une obligation pour les rédactions qui bénéficient d’aides de l’État de les utiliser pour la création de reportage photos. Pas question cependant d’imaginer, par exemple, une défiscalisation du crowdfunding, ce système de financement participatif auquel beaucoup de photojournalistes font appel, comme le propose Alain Genestar, son intervieweur : « Malheureusement, la situation budgétaire est telle que ce n’est pas envisageable. On a des problèmes d’argent. » déclare la ministre. La crise du photojournalisme est donc, selon Aurélie Filippetti, une
cause dont l’État s’occupe. Mais en attendant d’éventuelles actions du gouvernement, Dimitri Beck, rédacteur en chef de Polka, tient à rappeler que « des journaux ont compris qu’avoir des bons photographes, des signatures, valaient le coup. Depuis un an et demi maintenant, le Monde et Libération, entre autres, ouvrent leurs pages aux photojournalistes indépendants et ça c’est une bonne nouvelle. Mais de toute manière, le salut du photojournaliste n’est pas dans l’actualité chaude, il est dans le documentaire. » Le message est on ne peut plus clair de la part de la profession : pour un avenir du photojournalisme serein, il faut laisser l’actualité chaude aux agences et se concentrer sur le reportage de fond.
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PARTIR REPORTAGE Un choix plus risqué qu’avant ?
Selon le baromètre de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, 19 journalistes ont été tués depuis le début de l’année et 175 sont emprisonnés. En parallèle, les révolutions arabes et le conflit en Syrie ont montré que de plus en plus de jeunes journalistes partent sur les conflits pour se faire un nom. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ?
«
Mon Dieu, donne moi ce que les autres ne veulent pas, donne-moi la bagarre et la tourmente, je te le demande ce soir car demain je n’en aurais plus le courage ». Cette citation, tirée de la prière du para, figure dans la dernière lettre d’Olivier Voisin, photojournaliste tué le 24 février par un tir d’obus à Idlib, dans le nord de la Syrie. Son décès, qui intervient presque un an jour pour jour après la mort d’un autre photojournaliste, Rémi Ochlik, élève à 21 le nombre de journalistes tués depuis le début du conflit en Syrie. Du coté de la presse française, Gilles Jacquier et Yves Debay ont aussi succombé à cette guerre. Le décès d’Olivier Voisin, photojournaliste indépendant de 38 ans, relance le débat sur les risques énormes auxquels sont confrontés les journalistes en zone de conflit. Dans un communiqué intitulé « Olivier Voisin : Mort pour vivre », le Syndicat national des journalistes accuse : « les éditeurs n’embauchent plus de reportersphotographes permanents, s’en remettant de plus en plus à des journalistes dits indépendants parce que les employeurs se refusent à leur appliquer le statut, dont ils prétendent qu’il est exorbitant du droit commun. La réduction des frais rédactionnels et, corollaire, l’augmentation des profits sont à ce prix. » « Rien n’a changé » explique Patrick Chauvel, photojournaliste indépendant depuis 45 ans. Il raconte
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qu’il n’a jamais été facile de vendre, même pendant « l’âge d’or » de la presse. Le photojournaliste doit être au front pour faire de bonnes images et des garanties financières ne changent pas les dangers inhérents au métier de photojournaliste. « Ce n’est pas l’argent qui va protéger le photojournaliste. Un obus ne fait pas la différence entre un mec fauché et un autre. » Pour le photographe, c’est davantage le manque d’expérience qui est responsable de l’augmentation du nombre de journalistes tués. Il rappelle quand même que cette « augmentation » est relative. « Au Vietnam, 110 photographes ont été tués et, en Tchétchénie, la totalité des journalistes tchétchènes étaient morts au bout d’une semaine. » Cette inexpérience, il l’a surtout ressentie en Tunisie. Les révolutions arabes, surmédiatisées, ont encouragé beaucoup de jeunes photographes en quête d’aventure et passionnés par la photo à partir. Peu préparés, ils ont découvert ce qu’était une zone sous tension. Patrick Chavel raconte : « En Tunisie, quand je regardais dans mon viseur, je voyais plus de photographes que de manifestants. Sans parler de l’attitude de ceux qu’on appelait “les touristes”. On se serait crus sur une terrasse de bar à Visa pour l’image, à Perpignan. Certains photographes ont réussi à faire quelques photos nettes et se sont sentis l’âme du photojournaliste. Ils sont allés en Egypte, où les manifestations étaient beaucoup plus violentes qu’en Tunisie, se sont pris un pavé sur la tête, et ont réalisé
dossier que, finalement, ce métier ne leur plaisait pas tant que ça. D’autres sont passés entre les pavés et ont pris leur billet pour la Syrie. Sauf que là, c’était une guerre. » Il ajoute : « J’ai un confrère qui est mort après qu’une balle a touché son artère fémorale. S’il avait été avec un pro, il aurait pu s’en sortir car on peut « clamper » une artère. À la place, le jeune qui l’accompagnait lui a tenu la main. » Malgré tout, Patrick Chauvel relativise : « J’ai commencé comme ces jeunes, je ne peux pas leur en vouloir ». Il explique qu’évidemment, statistiquement, plus il y a de victimes potentielles et plus il y aura de morts mais que l’expérience ne change rien face à la violence de la guerre : « Rémi Ochlik et Marie Colvin ont été tués par le même obus. 3 jours d’expérience d’un coté, 30 ans de l’autre. » Il dénonce ce débat, typique de la société actuelle, selon lequel il y a plus d’horreurs dans le monde, plus de politiques corrompus ou plus de photojournalistes tués en zone de conflit. Pour lui, la médiatisation a changé mais la guerre non. « Je peux citer 50 photographes qui sont morts durant leurs 15 premiers jours de reportage mais dont on n’a jamais parlé parce qu’ils n’ont même pas eu le temps d’exister. Je connaissais une fille à Beyrouth qui a été tuée durant la première semaine de son premier reportage en 1984. Personne n’en a jamais parlé alors qu’aujourd’hui elle ferait la une des journaux. » En 2003, l’Organisation Internationale du Travail a dénoncé le journalisme « em-
L’appareil photo de Patrick Chauvel traversé par une balle en 1982 lors de l’opération «Pais en Galilée»
bedded » (embarqué) expliquant que, si la possibilité pour les journalistes d’embarquer directement avec les militaires leur a permis de se rapprocher des points névralgiques des conflits, elle a aussi augmenté les risques auxquels sont soumis les journalistes en les exposant aux mêmes situations que les militaires. Pour beaucoup de photojournalistes, la question du danger n’est pas là. Ils expliquent que le sujet d’une guerre a toujours été les combattants et qu’en partant de ce constat un bon photographe doit être avec les combattants. « On est toujours “embeded”, raconte Patrick Chauvel, que ce soit avec des soldats de l’armée officielle ou des rebelles »
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« Il faut avoir une confiance aveugle dans les fixeurs » Stephen Dock, 24 ans, fait partie de ces photojournalistes qui ont décidé que l’école de photographie ne leur apprendrait rien. En 2008 il réalise son premier reportage en tant que photojournaliste indépendant dans les hôpitaux vénézuéliens, clandestinement. En 2011 il se rend plusieurs fois en Palestine et intègre l’agence Corbis avant de partir, la même année, à Alep, en Syrie, avant que le pays ne fasse la une des journaux. Il y retournera deux fois en 2012 avant d’intégrer l’Agence Vu en 2012 grâce principalement à son travail sur la Syrie. Comment êtes-vous entré en Syrie ? Je suis allé en Turquie, à Antakya, et une fois làbas j’ai attendu dans un hôtel. Je n’avais pas le droit de sortir, c’était les instructions que j’avais reçues de mon contact là-bas. Au bout de deux jours, j’ai reçu un appel qui m’indiquait qu’il fallait que je sois dans la rue 5 minutes plus tard. Je suis descendu, nous avons traversé la ville à pied, je suis monté dans un taxi et je me suis fait conduire pendant une heure avant que la voiture s’arrête en rase campagne, devant une ferme. J’ai patienté deux heures puis d’autres personnes que je ne connaissais pas m’ont fait monter dans un tracteur et m’ont amené au bord d’une rivière. Cette rivière marquait la frontière turco-syrienne. On m’a indiqué à ce moment là qu’il fallait la tra verser. Mes fixeurs m’ont donc expliqué qu’ils al laient faire passer le matériel en premier avant de me faire traverser. Ils ont entassé tous mes sacs, mes appareils photos et mes ordinateurs sur une bouée qui menaçait de chavirer à tout moment. Je me demande encore aujourd’hui comment tout est arrivé intact. À ce moment-là tu te dis, Depuis 1998, Reporters Sans Frontières édite un « Guide pratique du journaliste » destiné aux journalistes qui travaillent en zones de conflit. Ce manuel vise à rappeler aux professionnels de l’information les règles élémentaires de bon sens « trop souvent négligées » et à les aider à surmonter les difficultés qu’ils pourraient rencontrer. Le guide regroupe ainsi les textes fondamentaux sur la protection 22 phojo - la revue du photojournalisme
« si mon matériel tombe à l’eau, je n’ai plus qu’à faire demitour et rentrer chez moi car je ne pourrai de toute façon pas travailler ». Dans ce genre de situations, il faut avoir une confiance aveugle dans les fixeurs. Une fois de l’autre coté, j’ai été amené au groupe de re belles avec lequel j’allais rester durant mon re portage. Quand vous avez appris que certains de vos confrères étaient décédés en Syrie, quelle a été votre réaction ? J’aurais aimé ne rien savoir, qu’on ne me dise rien. Quand je suis parti, j’étais motivé par une certaine naïveté qui m’arrangeait bien et me per mettait de surmonter la peur immense qui aurait dû m’envahir. Quand j’ai appris la mort de Rémi Ochlik j’ai réalisé les risques que j’avais pris et la nature de l’endroit où j’avais mis les pieds.
des journalistes en zone de conflit ainsi que, par exemple, les précautions sanitaires à adopter, les consignes de sécurité dans et hors des zones de combats, un récapitulatif des procédures de premiers soins ou encore de détection des risques psychotraumatiques. Plus précis encore, le guide explique comment un journaliste qui est victime de menaces répétées peut faire pour identifier la personne qui
le menace ou encore comment il peut déjouer un attentat qui vise à le neutraliser.
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Quand la photo ne suffit plus Il semble difficile, à l’heure actuelle, de prétendre au métier de journaliste en ne sachant maîtriser qu’un seul média. Rien que dans la presse écrite, il est de bon ton et presque obligatoire maintenant de savoir prendre des photos et de plus en plus souvent de savoir filmer. Le métier de photojournaliste se heurte à la même problématique, surtout depuis que la révolution numérique a fait tomber les barrières techniques.
«
Aujourd’hui je ne connais pas 5 photographes qui vivent du photojournalisme comme dans les années 80. À l’époque, j’en connaissais une centaine. » déclarait en 2011 Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’image. Philippe de Poulpiquet, grand-reporter au Parisien, confirme : « aujourd’hui, il est presque inenvisageable pour un photojournaliste de ne pas savoir faire de la vidéo ou de ne pas savoir écrire un article. » Cette situation , où le journaliste fait tout, est d’ailleurs poussée à son extrême dans le web-documentaire, ce nouveau format qui mêle photo, vidéo, son et texte. De plus en plus de jeunes photojournalistes s’y essayent et le marché répond favorablement – les rédactions
Le webdocumentaire Que Pasa Colombia est disponible sur www.quepasacolombia.fr/
sont friandes de ce genre de documentaire 2.0. Olivier Hoffschir, jeune photojournaliste, a décidé avec une bande d’amis de réaliser le web-documentaire « Que pasa Colombia » et de raconter à travers ce nouveau support la culture musicale et la scène colombienne. « À la base je suis photographe et même si la vidéo m’a vraiment permis
de traiter le sujet d’une manière beaucoup plus intéressante nous avons quand même rencontré pas mal de difficultés, surtout techniques », explique-t-il. Olivier et ses amis ne comptent pas essayer de vendre leur webdocumentaire mais plutôt de s’en servir comme carte de visite : « c’est notre premier, il est loin d’être parfait, entre autres au
niveau du son qui n’est parfois pas très bon. » Cette expérience a, en tout cas, donné envie à Olivier de se plonger plus profondément dans la vidéo, aussi pour arrondir ses fins de mois difficiles de photojournaliste. Samuel Bollendorff, photojournaliste, a décidé très tôt, en 1998, de se mettre à la vidéo parce que « la photo seule >>
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Photo issue de «Voyage au bout du charbon», premier webdocumentaire de Samuel Bollendorff
ne suffisait plus » explique-t-il. « Je commençais un reportage dans le service de gériatrie d’un hôpital. Je voulais absolument avoir une trace de mes conversations avec ces personnes. Ce sujet devait être filmé, la photo m’aurait frustré ». Ce n’est qu’en 2008 qu’il se lance, en tant que pionnier en France, dans le web-documentaire. Il réalise « Voyage au bout du charbon » et raconte l’histoire de ces milliers de mineurs qui travaillent chaque jour pour reproduire « le miracle chinois ». Son travail est repris par le site internet du Monde mais cela ne suffit pas à rembourser l’investissement faramineux d’un projet comme celui-ci. « Réaliser un web-documentaire sans
financement, ce n’est pas possible, raconte-t-il. Le Monde a dû nous payer 2000 euros à l’époque pour diffuser notre travail alors que le prix de production d’un web-documentaire comme celui-
cumentaire, comme son nom l’indique, n’est pas destiné à la télévision à la base. Mais les chaînes – qui mettent de plus en plus en avant leur site internet avec les plateformes de rediffusion et l’arrivée de
comme ceux que l’on cherche. Des réalisateurs de longs-métrages ont essayé de financer leurs films comme ça et la plupart n’ont jamais atteint la somme souhaitée ». Il y a d’ailleurs une raison au prix de ces projets s’énerve le journaliste. « Les photojournalistes se plaignent de la révolution numérique et du fait que les amateurs sont capables de prendre de bonnes photos facilement maintenant. Mais en se mettant tous à considérer que filmer avec leur boîtier numérique revient à faire du documentaire, ils font exactement la même chose. Filmer avec un appareil photo ne remplacera jamais une équipe de tournage, un perchiste, un cadreur etc. » Sous sa casquette de documentariste, l’ancien cofondateur de l’agence de photo Œil public reste photojournaliste. Pour lui, multiplier les supports est une nécessité, mais il ne veut pas que les jeunes pensent que le web-documentaire représente l’avenir du journalisme. « C’est une réflexion intéressante sur l’engagement du journalisme sur le territoire du web mais il est encore très dur de gagner sa vie avec. »
« Ce sujet devait être filmé. La photo m’aurait frustré » là varie entre 100 000 et 250 000 euros. » Premier des financeurs convoités par les réalisateurs de webdocumentaires : le CNC peut allouer une avance pouvant atteindre 100 000 euros. Le journaliste explique que chaque projet est financé différemment mais que les mécènes, les partenaires privés ou les chaînes de télévision participent de plus en plus à ce genre de projet. « Un web-do-
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la télévision connectée – sont motivées à investir. » En ce qui concerne le crowdfunding, un système de financement participatif qui fait fureur en ce moment chez les journalistes, Samuel Bollendorff ne pense pas qu’il puisse s’appliquer au web-documentaire : « C’est viable pour des projets de l’ordre de 12 000 ou 20 000 euros, pour les reportages photo par exemple mais pas pour des budgets
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Demotix : agence en ligne La plupart des photojournalistes le disent, le plus difficile est de rentrer en contact avec les médias, d’arriver à leur montrer son travail. Demotix est une agence photo en ligne, partenaire des plus grands médias et destinée à tous les photojournalistes indépendants. La réponse à la crise de la profession ? Peut-être pas, mais sans aucun doute une piste pertinente.
L
e nom Demotix provient du mot grec Demos : le peuple. Plateforme de journalisme citoyen, le site a pour but de permettre à tout photojournaliste d’avoir une chance d’atteindre les grands médias comme Le Monde, The Guardian, Le Figaro ou encore The Daily Star. Les photojournalistes s’inscrivent en ligne, en remplissant un formulaire comme ils pourraient le faire sur n’importe quel autre site de partage de photo, chargent leurs images sur le site et les légendent. La différence avec les autres plateformes réside dans le fait que Demotix emploie une armada d’éditeurs photos qui regardent chaque photo hébergée sur le site, la valident ou la rejettent, modifient la légende si besoin est et vérifient que la photo n’est pas volée. C’est le site qui décide du prix de la photo en garantissant au photographe qu’il touchera la moitié de la
«French Revolution», Olivier Hoffschir, Paris, 2011
somme, le même pourcentage qu’en agence photo classique. Malheureusement, cette idée plus que pertinente n’est apparemment pas prête de révolutionner la profession. Demotix se heurte à un problème presque insurmontable : un marché pratiquement saturé par l’offre. Olivier Hoffschir, jeune photojournaliste, s’est inscrit sur Demotix il y a environ un an et n’a jamais effectué aucune vente. En parallèle il est représenté dans le catalogue de l’agence
Dalle où ses photos sont vendues. « J’habite juste à coté de la place de la Bastille, à Paris, je suis donc presque toujours le premier sur les manifestations. Le problème c’est que les médias ne vont pas sur Demotix en premier. Ils attendent que l’AFP, Reuters ou leurs photographes ramènent des photos. Demotix c’est au cas où ils ne trouvent rien et encore, il faut que les éditeurs photos y pensent. » Il raconte que beaucoup de photographes qui écument les
manifestations avec lui sont sur Demotix mais qu’ils ne vendent pas non plus par ce biais. « Malgré ses partenariats, Demotix est un site anglais, entièrement rédigé en anglais, qui n’est pas encore assez connu en France. » Mais rien n’est perdu pour le site, Demotix compte 5000 contributeurs actifs dont plus de 700 au Moyen-Orient, couvre 490 pays et produit entre 1800 et 2000 sujets par mois.
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Photo de presse James Nachtwey devant «Sacrifice», son exposition à Dresde en 2012.
art ?
ou photo d’
James Nachtwey, Gilles Carron ou Robert Capa, tous les plus grands photojournalistes ont, un jour au moins, eu leur nom sur la porte d’une galerie. À l’intérieur du lieu d’exposition : des photos, les mêmes que celles publiées quelques mois ou quelques années plus tôt dans les journaux pour témoigner d’un fait d’actualité. Une question se pose : une photographie de presse peut-elle aussi être une œuvre d’art ?
C
omment être sûr que c’est le hasard, la force de la photo, déterminée après coup par le public, qui ont amené celles-ci à se retrouver exposées dans une galerie ? Et si le photographe, avant même de penser à l’information, avait imaginé comment rendre sa photo la plus esthétique possible pour en faire une œuvre d’art ? La tentation est grande. D’après Patrick Chauvel, photojournaliste français et ami de James Nachtwey depuis la guerre du Vietnam, le photographe américain, est, en moyenne, payé 400 euros la publication. En parallèle, le site internet de cotation d’artistes auction.fr propose une vente aux enchères, en septembre prochain, durant laquelle une
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photographie de Nachtwey datant de 1994 sera mise en vente. Estimation : 2000 euros. Mais est-ce bafouer sa déontologie journalistique que de réfléchir au coté esthétique de sa photo au moment de la prise de vue ? Pour Philippe de Poulpiquet, grand-reporter au Parisien, il est de bon ton de prendre un moment pour le reportage et un autre pour des photos personnelles : « Je ne mélange jamais les photos que je destine à la presse avec celle que je destine à la galerie ou aux livres que j’écris, même s’ils ont souvent une portée journalistique. Il y a tellement de critiques par rapport à ça, l’esthétisation de la souffrance. » Le photographe aborde là un point essentiel de la polémique éternelle qui gravite autour du photojournalisme : est-ce qu’une
« Mes photos réussies sont belles »
dossier photo de guerre peut être belle ? En a-t-elle le droit ? Pour Alain Korkos, journaliste pour le site web Arrêt sur Image, la réponse est affirmative, sans appel. Il l’explique d’ailleurs dans un article sur la polémique à propos du World Press Photo 2012 (cf. p.5) : « Une photo est, par définition, un objet esthétique. Même si elle nous montre des atrocités. Esthétique du cadrage, de la couleur, de la profondeur de champ, etc. Si les photos n’étaient pas des objets esthétiques, il n’y aurait pas d’un côté des photographes amateurs qui immortalisent tante Janine à La Baule, et de l’autre des photographes professionnels qui ramènent des images de Gaza. » Aucune surprise, donc, pour le journaliste, que ces objets esthétiques attirent les collectionneurs. Susan Sontag, romancière, explique d’ailleurs très bien ce phénomène dans son essai Sur la photographie : « Les photographies n’ont jamais fait découvrir la laideur à quiconque. (…) Personne ne s’écrie : “Mon Dieu, comme c’est laid ! Il faut absolument que j’en prenne une photo.” Et même si la phrase venait à être prononcée, elle signifierait simplement : “Cette chose laide… moi, je la trouve belle”. » Patrick Chauvel, photojournaliste, voit les choses sous un autre angle : « Certains journalistes écrivent avec un beau phrasé, des phrases longues qui tiennent en haleine le lecteur. D’autres utilisent des phrases plus brutales. Plus courtes. C’est la même chose en photo. Il y a les photographes instinctifs qui saisissent l’instant brutalement et les photographes sophistiqués qui vont passer du temps sur leur cadre et la composition. Si les photos plaisent ensuite à des amateurs d’art, tant mieux. » Philippe de Poulpiquet raconte d’ailleurs 4,3 millions de dollars, c’est le prix auquel s’est vendu Rhein, la photographie de l’Allemand Andreas Gursky. Cette photographie dépouillée du Rhin est représentative de la situation actuelle du marché de la photographie d’art, un marché en plein essor depuis les années 2000. Le site internet Artprice, référence dans le marché de l’art, est formel dans son article censé pousser les acheteurs à investir dans « l’instantané », graphique à l’appui : entre
qu’il y a peu de temps une galerie d’art l’a contacté pour exposer ses photos : « J’étais surpris car je n’avais pas du tout prémédité ça. Ces photos étaient destinées à la presse mais j’ai accepté car j’avais pris ces photos en respectant mon métier et les gens que je photographiais. ». Dimitri Beck, rédacteur en chef
Bibi Aisha, de Jodi Bieber, World press photo 2010
de Polka magazine, évoque aujourd’hui une tendance de plus en plus répandue qu’il ne juge pas positive : « Beaucoup de photojournalistes, quand ils partent en reportage, consacrent un temps à la photo de presse et un temps à la photo esthétique. Ainsi, ils se disent que si leurs photos de presse ne sont pas achetées par les rédactions, ils pourront tenter leur chance avec le reste de leur travail auprès des galeries. Je ne pense pas qu’il faille séparer les deux. »
décembre 1997 et juillet 2003, les prix de la photographie contemporaine ont été multipliés par deux. Mais tous les photographes ne sont pas égaux face à cette explosion du marché. Selon le site internet, alors que le marché a longtemps été soutenu par des photographes américains et allemands de renom, le marché est désormais entre les mains de jeunes artistes moins connus, de nationalités variées, pour le malheur des photographes
allemands qui voient leur cote baisser depuis 4 ans et au profit des photographes japonais, devenus les nouvelles références du marché. La galerie Polka, à Paris, a longtemps été spécialisée dans la vente de photos d’art réalisées par des photojournalistes. Une photo tirée de l’exposition « Genesis », du photographe brésilien Sebastiao Salgado, se vendait par exemple, en 2008, 3700 euros pour un format de 50x60cm. phojo - la revue du photojournalisme
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À QUI APPARTIENNENT LES PHOTOS DE PRESSE ? Nombreux sont les photojournalistes qui, comme James Nachtwey, exposent certaines de leurs photos de presse les plus célèbres pour les vendre ensuite à des collectionneurs. Ainsi, le photographe a décuplé son salaire lors de la vente de ses photos du 11 septembre à un milliardaire. Mais en-a-t-il vraiment le droit ? Un journaliste professionnel qui contribue, de manière permanente ou occasionnelle, à l’élaboration d’un titre de presse, doit cession à titre exclusif à l’employeur, sauf stipulation contraire, des droits d’exploitation de ses œuvres réalisées dans le cadre de ce titre, qu’elles soient ou non publiées, prévoit la loi du 12 juin 2009, aussi appelée loi Création et Internet. En Français, cela signifie que, par défaut, un photojournaliste, titulaire ou non, cède tous ses droits
patrimoniaux à sa rédaction. Cela lui interdit donc, sauf décision contraire inscrite dans son contrat de travail, d’user de son droit de représentation et d’exposer le fruit de son travail dans des galeries et d’en tirer un quelconque profit ensuite. Il n’est donc plus propriétaire de ses photos, même s’il en garde la paternité, un droit inaliénable. Ses photos seront donc toujours signées de son nom mais il ne pourra en faire aucune utilisation. Cependant, si la rédaction a indiqué dans
le contrat de travail que le photojournaliste conservait la jouissance de ses droits patrimoniaux, alors la rédaction n’a pas le droit d’exiger de pourcentage sur les ventes de photos en tant qu’objets d’art, par exemple, ou sur toute sorte de profit extérieur. Dans le cas d’un pigiste, c’est l’article L. 132-41 de la loi qui prévoit que la cession des droits d’exploitation ne s’applique que si cette œuvre a été commandée par l’entreprise de presse.
3 questions à Dimitri Beck,
Rédacteur en chef de Polka Magazine En plus du magazine Polka, il y a la galerie Polka. Pensez-vous qu’une photo de presse peut aussi être considérée comme une œuvre d’art ? La Galerie Polka a considérablement évolué. Au début, c’était simplement le magazine qui s’ex posait, on retrouvait les photos du magazine accrochées aux murs. Maintenant on y trouve beaucoup moins de journalistes. C’est vrai que de plus en plus de photojournalistes s’appliquent sur l’esthétique de leurs photos. Ils se disent que, s’ils ne vendent pas à des médias en rentrant, ce qui est malheureusement de plus en plus fré quent, ils pourront proposer leur travail à des ga leristes ou des expositions. Si l’esthétique prend une part de plus en plus importante dans le travail des photojournaliste, n’y-a-t’il pas un risque de perdre de vue l’essentiel : l’information ? Peu importe que les photojournalistes changent leur approche, l’important c’est qu’il y aura tou jours des responsables photo dans les médias qui, eux seuls, sélectionnent les photos qui se ront publiées. Et ils connaissent leur métier. Si un photojournaliste montre une série de photos 28 phojo - la revue du photojournalisme
Dimitri Beck dirige le magazine de photojournalisme Polka depuis sa création en 2007. Il est aussi directeur de l’agence photo Aina, basée à Kaboul. à un responsable photo mais qu’il a principa lement mis l’accent sur l’esthétique, il lui dira : « c’est beau, mais qu’est ce que ça raconte ? ». Certains photojournalistes font le choix de pren dre du temps pour faire leur travail journalistique quand ils sont sur place puis, quand ils en ont l’occasion, de prendre des photos beaucoup plus esthétiques dans le but d’exposer. Mais je ne pense pas qu’il faille séparer les deux. Que pensez vous de la polémique autour du World Press Photo ? (cf.page 5) J’ai vu la photo avec et sans retouche et je la pré fère brute. Je ne vois pas l’intérêt de la retouche, à mon avis sa seule conséquence a été de faire douter de sa véracité. Après, il est impossible de savoir vraiment si cette photo est « authentique » à moins d’avoir été sur place à ce moment-là. On n’est jamais à l’abri d’une mise en scène. Mais je pense qu’il n’y a pas de raison de douter. Mais encore une fois, j’aurais été le photographe, je n’aurais pas appliqué ce traitement.
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La justice baffoue leur métier Le journaliste n’est pas un policier. Son métier n’est ni de faire appliquer la loi ni de jouer le rôle d’auxiliaire de la justice en aidant les forces de l’ordre à faire leur travail, un point qu’elles ont tendance à parfois oublier Dans le cadre du métier de photojournaliste, cet oubli se traduit souvent par la sollicitation, par les pouvoirs publics, des rédactions pour obtenir des photos pouvant contribuer à leurs enquêtes. Ce qui ne les empêche pas de parfois d’entraver le travail des photojournalistes.
«
Les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique. ». Cette citation tirée de l’article 1 de la déclaration des droits des journalistes impose un respect de la justice et de la police envers les journalistes qui font leur métier. Cette loi n’est malheureusement pas toujours respectée. Reporters sans frontières fait régulièrement état de journalistes placés en garde à vue, souvent lors de manifestations, comme l’a été en 2010 Adrien Morin, journaliste stagiaire au Monde. Le site rapporte que le jeune homme a été interpellé « bien qu’ayant fait, à plusieurs reprises, mention de sa qualité de journaliste ». Jean-Pierre Rey, photojournaliste depuis 25 ans, a failli arrêter le métier à cause de cette mauvaise habitude qui met en danger la liberté
Les Tibétains sur le toit de l’amabassade de Chine. Photot :Cyril Cavalié, un des trois photographes présents le 23 août 2008
Aujourd’hui JeanPierre Rey travaille davantage avec la police sur la manière dont elle remplit sa mission.
de la presse. Alors qu’il enquête depuis 15 ans sur le groupe nationaliste corse Armata-Corsa, Jean Pierre-Rey est arrêté un matin de septembre 2001 chez lui à Paris après la parution d’une interview, qu’il a réalisée, du groupuscule dans Paris Match. Il est accusé de « complicité d’association de malfaiteurs, en relation avec une entreprise terroriste » et sera interrogé 4 jours d’affilée, parfois jusqu’à 2h du matin et à partir de 5h. « J’ai été traité comme un
terroriste. La justice s’est dit que si j’avais réussi à approcher l’organisation alors qu’eux n’avaient jamais réussi à mettre ses membres sous les verrous, c’est que j’étais des leurs. » Les policiers saisissent son ordinateur, son carnet d’adresses et d’autres documents professionnels qu’ils inspectent avant de le relâcher, 92 heures plus tard, après la parution d’une dépêche AFP « dérangeante » et une manifestation de soutien au journaliste devant le Tribunal de grande ins-
tance de Paris. Après cet épisode, le photographe ne fait rien pendant 6 mois et songe à arrêter ce métier : « Les lois ne sont pas assez claires en France. Je ne pouvais même pas évoquer la protection des sources parce qu’il s’agissait d’un groupe terroriste qui mettait en danger la sécurité de l’Etat. Dans ces cas là, il n’y a plus aucune protection. » Olivier Laban-Mattei, photojournaliste pour l’AFP, a aussi fait les frais de cet excès de >>
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dossier zèle en 2008. La veille de la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Pékin, le photographe est contacté par un Tibétain qui l’invite à être présent le lendemain pour prendre en photo le toit de l’ambassade de Chine. Oli-
vier Laban-Mattei se rend donc sur les lieux avec un autre photographe avant de se faire arrêter par des CRS une demi-heure plus tard, à leur arrivée sur les lieux. Là encore, pour les policiers, si les photographes étaient au
courant, c’est qu’ils sont complices. « Ils ont gardé nos cartes de presse pendant une heure, nous empêchant de faire notre travail, avant de confisquer notre matériel. Après une bagarre générale, ils nous ont embarqués pour
nous libérer au bout de quelques heures de garde à vue » Il ajoute : « tout s’est bien terminé et nos photos n’ont pas été effacées mais c’est ce genre de comportement qui met en danger la démocratie. »
QUAND LA RÉDACTION EST EN CAUSE Rarement évoquée, la situation délicate dans laquelle se retrouve parfois un photojournaliste peut être causée directement par sa rédaction. Olivier Laban-Mattei, photojournaliste pour l’AFP, en a fait les frais. Sa direction aussi. Que se passe-t-il à l’automne 2005, à Bastia ? À cette époque, ça fait 5 ans que je suis pigiste en Corse pour l’AFP et je suis en passe de me faire titulariser. Alors que je suis en vacances, une grève de la SNCM éclate à Bastia. Elle est assez violente et il y a des échauffourées entre la police et les manifestants. J’appelle donc l’AFP et décide de prendre du service. Le même jour, un groupe de syndicaliste prend en otage le capitaine d’un bateau à Marseille. Quand il arrive à Bastia il est accueilli par le GIGN. Bref, la situation est tendue. Les manifestations étaient violentes ? Oui, notamment le 1er octobre. Alors que je suivais un groupe de manifestants, j’entends, à un mo ment, un des protagonistes prévenir qu’il a repéré un policier en civil sur le port. Quand j’arrive, le policier est face à la jetée et le groupe d’une dizai nes de jeunes se rapproche de lui, l’insultant. Il sort son arme et la pointe vers eux, puis la range. Je capture notamment un jeune homme qui lève une pierre contre le policier. C’est à ce moment-là que j’arrive au bout de ma carte mémoire. J’en change et continue à photographier la scène. Ils ne vous ont pas remarqué ? Si, après qu’ils aient tabassé le policier, ils se sont retournés et ont réalisé que j’avais photographié toute l’agression. Ils m’ont pris à partie et l’un d’eux a balancé mon appareil dans le port. J’ai réussi à le récupérer et ai immédiatement mis la carte dans de l’eau douce. Et l’autre carte ? J’ai le début de l’histoire sur celle-ci. Je m’em presse de la vider et d’envoyer les photos à l’AFP. Dans la hâte, j’oublie de flouter le visage du jeune qui lance une pierre sur le policier. Un ami au 30 phojo - la revue du photojournalisme
Nouvel Observateur m’appelle et me prévient que la photo a été publiée sur le fil AFP alors qu’elle n’était pas floutée. J’appelle l’AFP qui s’excuse de ne pas l’avoir remarqué avant publication et qui remplace la photo. L’erreur a donc été corrigée ? Oui, le lendemain, le Journal du dimanche et le Parisien publient la photo floutée. Mais ma rédac tion me demande si elle doit donner les photos non flouttées à la justice qui les souhaite. Entre autres, à l’époque, tout le monde veut une interview de Nicolas Sarkozy qui est Ministre de l’intérieur et ma rédaction est persuadée que donner ses photos pourrait nous aider à avoir cette interview. Evidem ment je dis non. Vous étiez toujours en Corse ? Oui, et la situation devient de plus en plus tendue, je reçois des menaces de mort. Jusqu’au jour où Corse Matin publie la photo du jeune sans flout tage. Ça devient vraiment dangereux pour moi. Je rentre donc à Paris en moto en passant par l’Italie et quand j’arrive, j’apprends que l’AFP a vendu tou tes les photos au magazine Choc et les a données à la Police. Quelle est votre réaction ? Je lance une pétition pour demander la démission de la direction de l’AFP qui a ordonné ces actions. La pétition est signée à travers tous les bureaux de l’AFP dans le monde et 85% des signataires exigent une démission de l’équipe dirigeante. Une heure avant l’annonce des résultats, le numéro 1 de l’AFP monde annonce qu’il démissionne. Quant à moi, j’ai signé mon CDI le soir même, dans l’ur gence, avec le directeur des ressources humaines dans son bureau, fermé à clé.
portrait
« Il était important que j’aille mal »
«
L’été dernier je m’ennuyais. Tout le monde regardait les Jeux Olympiques alors que moi je passais mon temps à lire des journaux et à suivre l’actualité en Syrie. Il me restait un peu d’argent alors je suis parti voir ce qui se passait en Turquie. » Sans aucune préparation à part les quelques conseils de Luca Catalano Gonzaga, un photojournaliste italien, Edouard part visiter les camps de réfugiés syriens en Turquie. Sur place il s’en fait refuser l’accès. Alors qu’il songe à rentrer en France, il rencontre, un soir, dans son hôtel, un homme qui se présente comme Commandant de l’armée syrienne libre. Edouard se méfie, quitte l’hôtel puis y revient quelques jours plus tard. Il discute avec un journaliste du Guardian qui lui raconte qu’il va partir pour la Syrie avec son fixeur, le Commandant de l’armée libre, et lui propose de l’accompagner. « Je n’avais plus d’argent, mon avion était le lendemain … Je lui ai donc dit oui ! » plaisante Edouard. Dans l’optique de seulement observer le travail des journalistes sur le terrain, le jeune photographe embarque avec des journalistes des médias
Un mètre quatre-vingts, les cheveux bruns, les yeux gris, vifs, et, surtout 21 ans. Edouard Élias a « battu les pros » comme dirait Patrick Chauvel, un des nombreux photojournalistes qu’il admire. En signant deux doubles pages dans Paris Match en septembre, après son premier reportage, il a prouvé qu’il faisait partie de la relève. Cette nouvelle vague de jeunes photojournalistes «qui en veulent», même s’ils sont encore plus conscients que leurs ainés de la précarité du métier, et de son danger.
BIO EXPRESS 1991 : Naissance à Nîmes 2009 : École de commerce 2012 : École de Condé 2012 : Première parution, dans Paris Match
les plus réputés du monde vers son premier conflit. Arrivés à la frontière, un photojournaliste français qui voyage avec lui insiste auprès du conducteur pour aller à Alep car « c’est là-bas que ça se passe ». Edouard hésite, sa famille n’est même pas au courant qu’il est en Syrie. Finalement il part et réalise durant son séjour, qui le confrontera un peu plus chaque jour à la violence, le reportage qui est en train de le faire connaître. « Faire des photos dans l’hôpital d’Alep était très dur moralement. Puis j’ai pensé à cette phrase, que Nachtwey dit dans son film War Photographer : “Que vais-je faire : m’enfuir ou assumer la responsabilité de photogra-
phier tout ce qui se passe ici ?” J’ai fait des photos même si je n’en avais pas envie. Photographier était ma responsabilité. » Quand il rentre en France, Edouard va plutôt bien. Il ne subit pas la dépression post-conflit dont tout le monde lui a parlé. Il est seulement content de ne plus entendre de tirs de mortiers. Dans son école de photographie, ses professeurs le traitent d’inconscient, de fou et ses camarades de classe le rejettent. « Il était important pour tout le monde que j’aille mal. Je n’étais pas bien, j’avais vu des gens mourir. Mais j’étais serein ». Edouard quitte son école et commence à essayer de vivre de la photographie, en faisant de la photographie insti-
tutionnelle. En septembre il se rend au festival de photojournalisme Visa pour l’image, accompagné de Sylvain Leser, un photographe de l’agence Desk. « Tout est allé très vite, Sylvain a montré mes photos à Patrick Chauvel, qui les a montrées au directeur de Getty Images. Deux semaines plus tard je signais deux doubles pages pour Paris Match Ça a été un énorme coup de chance ». Le jeune photojournaliste compte retourner en Syrie, lieu de ses premières armes, pour exploiter le réseau qu’il a bâti là-bas et faire du reportage de fond : « Les gens là-bas me font confiance et me laissent aller dans des endroits où les autres journalistes ne peuvent pas aller. »
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Remerciements ALBERTO ROJAS
Patrick Chauvel
Dimitri Beck
Philippe de Poulpiquet
Samuel Bollendorff Bibliographie
Antoine Grasset Thibaud Lelong
Stephen Dock
Jean-Pierre Rey
Christophe CHELMIS Edouard Elias
Maxime Lacoste
Philip Anstett
Olivier Laban-Mattei
Ruben Salvadori
Olivier Hoffschir
Heather Tal Murphy
Loi Ferriere
LIVRES : Quand les médias utilisent les photographies des amateurs, Laurie Schmitt, 2012 Photo de presse : usages et pratiques, Gianni Haver, 2009 Sur la photographie, Susan Sontag, 1977 Rapporteur de guerre, Patrick Chauvel, 2003 Images de flics, Jean-Pierre Rey, 2011 Photo Journalisme, Simone Zaniol, 2007 Photojournalisme, à la croisée des chemins, Olivia Colo, Wilfrid Estève, Mat Jacob
«Le Daily News retouche une victime de Boston» «World Press Photo 2013 : ou la souffrance assombrie désaturée» «Esthétique de la violence» Culture visuelle.com : Anatomie d’un World Press www.CCIJP.net www. SNJ.fr www.upp-auteurs.fr
ARTICLES : Arrêt sur Images : «Les quatre missiles qui n’étaient que trois»
Dimitri Beck, Olivier Laban-Mattei, Philippe de Poulpiquet, Edouard Elias, Patrick Chauvel, Alberto Rojas, Ruben Salvadori, Heather Tal Murphy, Samuel Bollendorff, Antoine Grasset, Olivier Hoffschir, Philip Anstett, Jean-Pierre Rey, Stephen Dock
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