Tabous, La Cérémonie de la vie sociale

Page 1

TABOUS La Cérémonie de la vie sociale

Maxime Lemoine Diplômes 2016



Comment puis-je surmonter les tabous ? Maxime Lemoine



Mémoire de fin d’études sous la direction de Augustin Besnier Strate - Ecole de Design


SOMMAIRE INTRODUCTION

6

[

TABOUS ET INTERDITS, CLÉS DE COMPRÉHENSION DES SOCIÉTÉS ET DES HOMMES

I

]

[

LES TABOUS EXACERBÉS , DES PRÊTS-À-PENSER

II

]

[

L’USAGE DES TABOUS, COMPRENDRE LES CONVENANCES POUR S’EN ÉMANCIPER

III

]

CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE GLOSSAIRE

196 204 214


CHAPITRE 1

1

L’état de nature ou le mythe de la liberté absolue

12

2

L’influence du tabou sur les sociétés primitives

38

3

Vers une définition du tabou

56

1

Le politiquement correct, un déni du réel

74

2

La censure ou le mutisme des idées

88

3

L’harmonie conflictuelle : rencontre avec Michel Maffesoli

122

1

Peut-on jouer avec les tabous ?

134

2

Les tabous sont-ils immuables ?

158

3

La pudeur, un tabou vertueux ?

171

4

Comprendre les tabous : le préalable au dialogue ?

184


INTRODUCTION

Coexister

Co-exister. Derrière ce verbe, pour l’homme, un défi de taille : vivre en semble et simultanément au sein d’un espace commun ; ajouter à la notion de pluralité des individus celle de l’unicité du groupe. Or, si aujourd’hui la gouvernance du peuple est du ressort de l’organisation sociale, comment se comporterait l’homme en l’absence de souverain ? Pourrait-on vivre dans un monde sans interdits ? Dans un contexte de liberté absolue où chacun serait à même de dire et de faire ce que bon lui semble, sur quels fonde ments la meute des hommes assurerait-elle alors sa pérennité ? Il se trouve justement que dans nombre des tribus « primitives » étudiées aux XVIIIe et XIXe siècles (qui ne possédaient ni législation, ni police), l’ensemble des règles de vie 6

commune étaient des prohibitions taboues. Aujourd’hui, si la définition du mot a évolué, qu’en est-il du rôle du tabou sur l’homme et la communauté ? Ces règles implicites qui conditionnent les actes, les paroles et les attitudes de chacun d’entre nous constituent le fondement même des interactions sociales. Renvoyant aux peurs les plus ancestrales de l’homme et à ses formes d’organisation les plus archaïques, les tabous constituent peut-être le code non-écrit le plus ancien de l’humanité. Pourtant, sous ses formes perverses, le tabou ne contribuerait-il pas aujourd’hui à limiter arbitrairement et silencieusement le cadre des réflexions individuelles, bornant l’ensemble des acteurs du corps social à une somnolente bien- pensance ?


Hier superstition, donc, et aujourd’hui affaire de mœurs, l’étude des tabous recouvre à la fois une dimension sociale, psychologique, morale et politique ; elle nous amènera à réfléchir au sens profond des comportements humains, à la place de l’interdit dans le cœur de l’homme et à son nécessaire besoin de vivre entouré de ses semblables. Bien plus qu’une liste non exhaustive des innombrables prohibitions taboues qui existent ou ont existé, nous nous focaliserons ici sur le besoin instinctif d’interaction qui pousse l’homme vers son prochain et qui l’oblige, en conséquence, à orchestrer – par les rites, les coutumes et les codes – les modalités du vivre-ensemble, à construire une véritable cérémonie de la vie sociale. Nous tenterons ainsi de déchiffrer ces codes silencieux, de mettre à l’épreuve de notre réflexion cet « impératif catégorique négatif » pour en discuter le bienfondé. L’objectif de notre étude n’est donc certainement pas de briser les tabous mais plutôt d’apporter une lumière objective tant sur le rôle qu’ils occupent dans les interactions sociales que sur la marge de manœuvre qu’ils nous laissent. Il s’agira alors d’appréhender de façon pragmatique ce sentiment ambivalent sans le nier donc, mais sans le subir non plus. En un mot, il s’agira de le surmonter.

Comment puis-je surmonter les tabous ?

7


À ce titre, nous étudierons aussi bien les notions philosophiques de l’interdit ou du sacré que les études anthropologiques des tribus « sauvages » des siècles précédents, nous considérerons le domaine de la psychanalyse pour tenter de comprendre le fonctionnement du refoulement chez l’homme, puis nous nous pencherons sur les nombreuses études sociologiques des tabous, dans ses aspects les plus sombres comme dans ses tournures les plus heureuses. Nous commencerons, pour cela, par expliciter le rôle des tabous et des interdits au sein de la société, dans le but de cerner au mieux les raisons 8

pour lesquelles l’homme a préféré aliéner ses libertés individuelles, pour se protéger de lui-même, plutôt que de prendre le risque de vivre dans un contexte de liberté absolue. De l’étude confrontée du tabou et de l’interdit, nous proposerons alors notre définition du tabou, fondée aussi bien sur des théories psychanalytiques que sur des récits anthropologiques ; puis nous tenterons finalement de comprendre pourquoi le sens courant de ce mot a évolué par rapport à sa signification originelle. L’objectif étant d’appréhender avec justesse les modalités de la coexistence humaine, mais aussi de souligner le rôle structurant de ces prohibitions sur le corps social. Nous expliciterons ensuite les formes perverses du tabou et les risques qu’il peut faire peser sur la communauté lorsqu’il n’est plus le garant de


l’intérêt général. Pour cela, nous étudierons, dans un premier temps, le rôle du politiquement correct en tant que facteur de l’immobilisme social ; puis, dans un deuxième temps, nous montrerons comment les censeurs moralistes et politiques usent des tabous pour justifier des interdits souvent arbitraires. Nous verrons enfin en quoi les tabous peuvent retarder la cohésion des individus au sein du groupe. Cette partie de notre étude s’attachera donc à montrer que, sous couvert de protection des individus, les tabous peuvent avoir in fine un rôle destructeur pour la construction de la réflexion individuelle comme pour celle de la cohésion sociale. Enfin, nous proposerons une piste de réponse à notre problème initial en tâchant de dégager ce que nous appellerons l’usage des tabous, c’est-à-dire la façon la plus pragmatique de les appréhender dans ce qu’ils ont de bénéfique comme de destructeur. Nous tenterons ainsi de montrer qu’il est souvent possible de jouer avec les tabous pour servir notre propos, et parfois même de les bousculer lorsqu’ils ne sont véritablement plus en phase avec les mentalités. Nous prendrons ensuite une tournure de réponse paradoxale pour tenter de prouver que la meilleure façon de surmonter les tabous est en fait de les accepter pour ce qu’ils peuvent nous procurer. Nous étudierons, pour cela, deux aspects du tabou jusqu’à lors ignorés : le respect de ses tabous intrinsèques comme protection de son intimité et la compréhension des tabous d’autrui comme préalable au dialogue

9



AVANT-PROPOS

L’analyse des tabous représente un véritable défi. Entre le dicible et l’indicible, le dissimulé et l’exhibé, le convenable et l’impertinent, nous avons tenté d’apporter ici une lumière toujours objective sur les causes et les conséquences de ce passionant phénomène sociologique, sans nous priver pour autant d’aborder de front certains sujets piquants et délicats.

Je souhaite remercier mes parents et amis pour leurs conseils avisés, leur écoute attentive, pour leurs encouragements, leurs critiques, leur enthousiasme ; pour tout. Je remercie également Damien Legois et Augustin Besnier pour avoir su m’aiguiller dans mes choix et pour m’avoir soutenu dans la rédaction de cette étude. Je tiens enfin à remercier Michel Maffesoli pour m’avoir accordé son temps et son intérêt, ainsi que pour avoir su me donner une vision plus globale de ce vaste sujet ; et Anne-Marie Sargueil pour avoir rendu possible cette rencontre.

11


CHAPITRE I Pour démarrer notre étude des tabous, nous tenterons d’expliciter la pertinence de cette notion en tant que clé de compréhension des interactions humaines. Pourquoi l’homme a-t- il besoin de règles et de codes pour parvenir à coexister avec ses semblables ? Une vie sans lois, sans tabous a -t- elle existé ? Est-elle envisageable ? Mais surtout, parmi les règles et les codes que nous utilisons pour garantir le fonctionnement d’une société, pourquoi certaines sont-elles explicitement énoncées tandis que d’autres demeurent silencieuses et masquées ? Nous reviendrons, pour répondre à ces questions, sur les théories fondatrices de la société moderne mais aussi sur des récits anthropologiques des XVIe et XVIIe siècles, afin de sortir du cadre des convenances sociales établies, et dans le but final de questionner – si tant est qu’elle existe – la nature profonde de l’homme. Ce premier chapitre se construit de la façon suivante : nous tenterons d’abord d’imaginer comment se comporterait l’homme dans un contexte de liberté absolue pour ensuite nous demander si, en l’absence de lois, la gouvernance* de la vie en communauté ne reposerait pas précisément sur les tabous. Enfin, de l’étude confrontée de ces deux sousparties, nous dresserons une définition complète du tabou : de ses caractéristiques propres à l’évolution de son sens au fil des siècles.


TABOUS & INTERDITS Clés de compréhension des sociétés et des hommes


{freedom?}


1 L’état de nature ou le mythe de la liberté absolue

La notion philosophique de l’état de nature remonte à la fin du XVIe siècle et aux premiers théoriciens du contrat social1 . Elle fait référence à une époque lointaine indéfinie mais bien antérieure aux sociétés de l’époque où l’homme vivait sans souverain donc sans lois, dans la liberté la plus absolue. Il est important de noter ici que cet état de nature n’est qu’une fiction, il ne correspond à aucune réalité historique ; il s’agit en fait d’un outil méthodologique, une situation hypothétique servant de point de départ au questionnement sur la nature de l’homme. Cet état de nature, en procurant aux hommes des droits naturels – décrits comme l’ensemble des actions nécessaires à leur survie : se nourrir, se déplacer, se défendre – et une liberté naturelle – insoumis à une quelconque contrainte extérieure, chaque être humain n’était mû que par sa volonté propre – invite à se poser la question suivante : l’homme est-il capable de vivre avec ses semblables en l’absence de règles ? 1 Le concept de l’état de nature est souvent attribué à Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle, ayant été un des premiers à utiliser cette fiction théorique pour justifier le bienfondé des lois.

15


G l o b u s Ja g e l l o n i c u s Première carte faisant figurer le Nouveau Monde 1510


Avant d’entamer l’explication des deux principales conceptions de l’état de nature, il est important de rappeler brièvement le contexte historique particulier dans lequel elles ont vu le jour. La fin du XVe et le début du XVIe siècle sont marqués par les découvertes de l’Amérique, de l’Inde et du Canada par les nouveaux grands explorateurs : Christophe Colomb en 1492, Vasco de Gama en 1497 puis Magellan en 1519 et encore Jacques Cartier en 1534 font prendre conscience à l’Europe qu’elle n’est pas seule au monde. S’ensuivent deux découvertes scientifiques majeures : Nicolas Copernic parvient à prouver la sphéricité de la Terre et sa rotation sur ellemême puis Galilée démontre que notre planète tourne autour d’un point fixe : le Soleil (en d’autres termes, l’univers n’est plus géocentrique mais héliocentrique). C’est donc dans une période de bouleversements des modes de pensée et de curiosité vis-à-vis des nouvelles cultures découvertes qu’apparaissent en Europe les premiers débats sur la place de l’homme dans la société et aussi les premières véritables remises en question de l’ordre politique et des croyances établis : c’est la naissance du relativisme*. Dans ce contexte, s’opposeront alors, à partir du XVIe siècle, deux courants de pensée opposés dans leur interprétation des conséquences de l’état de nature sur l’homme : la théorie du contrat d’une part et le mythe du « Bon sauvage » d’autre part.

17


Les théories du contrat social

Les théoriciens du contrat social présentent la situation d’état de nature comme une situation imparfaite dans le sens où il serait possible – en en modifiant certains aspects – d’optimiser le degré de liberté individuelle et de bien-être général. L’idée est ici que l’homme, seul, est incapable de vivre avec ses semblables sans interdits qui le contiennent. Parmi les nombreux auteurs du XVIIe siècle allant 18

dans ce sens, ce sont les œuvres de Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, qui sont considérées – encore à ce jour – comme des références quant aux thèmes de la représentation de la société et du rapport de l’homme à l’interdit. Thomas Hobbes sera l’un des premiers à tenter de légitimer le pouvoir des dirigeants politiques sur des arguments autres que ceux de la religion ou de la tradition. Son interprétation des conséquences de l’état de nature en dit long sur sa conception de la nature humaine : en l’absence de règles, l’homme se trouverait 1 À l’origine, le Léviathan est un monstre biblique dont la puissance surpasse celle des créatures terrestres. Pour Hobbes, il symbolise l’Etat : une créature artificielle que l’homme a créée pour se protéger de lui-même. 2 HOBBES Thomas, 1651, Léviathan, Livre I, Chapitre XIII, Paris, éditions Gallimard


dans un état de guerre perpétuelle, cherchant instinctivement à assurer, par la force, sa survie, sa propre préservation. C’est la thèse défendue par Hobbes dans Léviathan (1651) 1 : « Il est manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun. 2» Hobbes justifie donc la société d’un point de vue sécuritaire : les hommes souhaitent sortir de cet état de nature où leur conservation ne peut être assurée pour parvenir à un état de droit. En d’autres termes, les hommes concèdent à un souverain (en l’occurrence l’Etat) le droit de se gouverner eux-mêmes, ils renoncent à leur liberté naturelle et ramènent l’ensemble des volontés individuelles à une seule et unique volonté : celle du souverain. En contrepartie, ils acquièrent la sécurité de leur vie et de leurs biens. Les hommes sont alors contraints à l’obéissance et soumis au pouvoir absolu du souverain, condition sine qua non de l’état de paix. Cette idée est résumée dans la formule suivante : « Sans le glaive, les pactes ne sont que des mots 3 » (« Pacts without swords are just words » dans sa version originale). Hobbes insiste fortement sur ce point : pour qu’il y ait obéissance, il doit y avoir crainte et représailles ; ainsi l’état de droit implique que l’homme soit incapable d’aller à l’encontre de la volonté du souverain c’est-à-dire de la volonté générale 4 . Hobbes Thomas, op. cit., Livre II, Chapitre XVII Sauf évidemment dans le cas où le souverain irait à l’encontre de l’intérêt général : Hobbes admet un droit à l’insurrection du peuple si le détenteur du pouvoir ne remplit pas ou plus sa fonction de garant de la sécurité de chacun.

3

4

19


En ceci, la théorie de Hobbes dégage une idée qui nous intéressera dans la suite de notre étude : la liberté absolue ou « naturelle » signifie in fine pour l’homme une perte de liberté individuelle puisque celle-ci est constamment remise en cause par autrui. D’autre part, cette liberté ne peut être contrainte que par un souverain auquel les hommes acceptent de se soumettre : l’aliénation des libertés individuelles serait donc l’unique rempart à la barbarie et l’homme serait incapable de se raisonner par lui-même car animé par son intérêt personnel. Contemporain de Hobbes, John Locke apportera – plusieurs années après la sortie du Léviathan – une interprétation plus nuancée de l’état de nature dans son Traité du gouvernement civil 1 . Pour lui, l’état de nature n’est pas un état de 20

guerre et l’homme « sauvage » n’est pas enclin à faire du mal à ses semblables car il développe ce qui s’apparente à une morale instinctive. L’homme n’est pas ici un « loup pour l’homme » comme le soutient Hobbes, dans le sens où il ne va pas naturellement porter atteinte à autrui mais il n’est pas pour autant bienveillant envers son prochain. En effet, si le problème n’est plus celui de la « conservation de soi », subsiste celui de la conservation des biens : l’homme « sauvage » de Locke cherchera toujours à accumuler, au détriment d’autrui, plus que ce qui est nécessaire à sa survie. Il présente l’homme sauvage comme rationnel mais pas raisonnable. De ce postulat, Locke suppose que l’état de droit n’est pas le contraire mais la suite logique de l’état de nature : l’homme sans règles vit de 1

LOCKE John, 1690, Traité du gouvernement civil, Paris, Presses Universitaires de France


façon harmonieuse et paisible mais la situation tend vers le désordre tant que la sécurité de ses biens n’est pas garantie. Seule la loi, et plus particulièrement le droit de propriété qui empêche les hommes de s’approprier le bien d’autrui, peut réguler cette situation pour la rendre viable à long terme. La société ne se justifiant pas pour Locke par nécessité de conservation des individus, il en déduit logiquement un rôle différent de celui imaginé par Hobbes pour le souverain garant de l’intérêt général. En effet, Locke refuse au gouvernement un pouvoir absolu : cette situation est injustifiée et dangereuse pour les individus qui se verraient dépossédés de leurs droits naturels. Le contrat social de Locke est un contrat double : il lie à la fois les individus entre eux pour créer l’unité que représente « le peuple » et le souverain au peuple nouvellement formé. Dans ce système que nous appellerons l’état civil le souverain détient le pouvoir de punir ; le peuple, lui, conclut de ce qui est ou non conforme à l’intérêt général par la voix de la majorité 2. Cette distinction des pouvoirs est indispensable : « Le peuple est le juge suprême de la façon dont les gouvernants remplissent leur mission puisqu’il est la personne qui leur a donné le pouvoir et qui garde à ce titre, la faculté de les révoquer. 3»

Il est intéressant de noter ici que la théorie du contrat social défendue par Locke constitue l’ancêtre du système de séparation des pouvoirs législatif et exécutif, en vigueur - encore aujourd’hui - dans la plupart des démocraties libérales. 3 LOCKE John, op. cit., p.133 2

21


To g e t h e r n e s s {live with}


To g e t h e r n e s s {live versus}


Enfin, l’apport de Jean-Jacques Rousseau – un siècle après Hobbes – fut déterminant sur le sujet car il offre une vision inédite et très complète de l’état de nature dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) puis dans Du Contrat social ou Principes du droit politique (1762). Pour lui, l’homme à l’état de nature n’est animé que par deux passions : l’amour de soi et la pitié. Précisons que l’amour de soi s’assimile à l’instinct de survie et non pas à l’amour-propre (qui relève davantage de l’autosatisfaction) et que la pitié s’entend comme la « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables

1

». Il en déduit son argument

maitre : l’homme est bon, c’est la société qui le corrompt. Cet argument se doit d’être expliqué en détails car il pourrait mener à une interprétation incomplète 24

des propos de Rousseau : en premier lieu, Rousseau admet que l’homme sauvage est bon car il agit naïvement, sans penser à blesser son prochain pour qui il éprouve instinctivement de la pitié : « L’ignorance même du mal l’empêche de le répandre 2 ». Ce sont en fait les institutions sociales qui, en lui permettant de garantir ses biens accumulés, vont le pousser à rechercher de façon déraisonnée le pouvoir et l’opulence : elles vont détourner l’homme sauvage de ses besoins naturels vers des désirs superflus, « officialisant » dans le même temps ce système inégalitaire. 1 ROUSSEAU Jean-Jacques, 1755, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, éditions Gallimard, p.80 2 Ibid., p.151 3 Amoral, Larousse


Toutefois si l’homme sauvage est bon, il demeure amoral* (est amoral ce qui est étranger à la morale, ce qui l’ignore 3), ce qui ne lui permet pas de développer des relations stables et durables avec ses semblables : tant que l’homme reste à l’état de nature, il ne développe pas de conscience du bien et du mal et se laisse dominer par ses pulsions. Dans ce contexte, l’intérêt général ne peut être garanti et l’homme ne peut se développer. Il faut donc créer le contexte propice à la sauvegarde de l’intérêt général en imposant à l’homme des règles qui vont le contraindre et l’amener à prendre des décisions raisonnables. On retrouve cette idée dans Du Contrat social ou Principes du droit politique : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant […]. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands : ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme toute entière s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. 4 »

4 ROUSSEAU Jean-Jacques, 1762, Du Contrat social ou Principes du droit politique, Livre I, Chapitre VIII, Paris, éditions Flammarion

25


L’interprétation de l’état de nature selon Rousseau nous procure donc une vision « hybride » qui admet les bienfaits d’une vie sauvage innocente mais qui, en fin de compte, lui préfère une vie imparfaite en société car elle seule permet à l’homme de s’élever pour dépasser le stade de la simple survie. Ainsi qu’il s’agisse d’un état de droit ou d’un état civil, la conclusion des théoriciens du contrat demeure identique : les interdits sont indispensables à la pérennité de la vie en groupe, ils orientent la liberté individuelle plus qu’ils ne la limitent et sont l’unique garantie de l’intérêt général. En d’autres termes le mythe de la liberté absolue serait un idéal trompeur car nécessairement néfaste pour l’homme. Ce que Locke capture dans cet extrait du Traité du gouvernement civil : 26

1

LOCKE John, op. cit., p. 168


« La loi ne consiste pas tant à limiter un agent libre et intelligent qu’à le guider vers ses propres intérêts, et elle ne prescrit pas au-delà de ce qui conduit au bien général de ceux qui sont assujettis à cette loi. S’ils pouvaient être plus heureux sans elle, la loi s’évanouirait comme une chose inutile ; et ce qui nous empêche seulement de tomber dans les marais et les précipices mérite mal le nom de contrainte. 1 »

John Locke


L’idéal du «Bon sauvage»

28

Forgée par les nombreux récits de voyages et études anthropologiques des XVIe et XVIIe siècles, la notion du « Bon sauvage » prend forme dans une période de remise en cause des pouvoirs politiques établis et de fascination pour les nouvelles cultures dévoilées au grand public. Cette théorie prend le contrepied du contrat social défendu par Hobbes, partant du postulat que l’homme est naturellement bon et que l’état de nature est un état idéal dans lequel il peut s’accomplir en tant qu’individu. L’état de nature équivaudra donc ici à l’état de paix absolu entre les hommes libres. Nous allons étudier les récits qui ont le plus contribué à la formation de ce mythe* pour cerner au mieux la notion du « Bon sauvage » et la vision qu’elle véhicule quant à la nature de l’homme.


Le premier récit allant dans ce sens date de l’an 1500, lorsque Pedro Alvares Cabral accoste pour la première fois sur les côtes de ce qui deviendra plus tard le Brésil. Son secrétaire d’escadre, Pedro Vaz de Caminha, relate dans ses lettres les premiers contacts de l’équipage avec les autochtones des régions Monte Pascoal et Porto Seguro. Il décrit leur mode de vie simple : « ils vivent de la cueillette et de la chasse, leurs corvées sont également réparties. Ils se montrent pacifiques et obéissants 1 ». Ces Indiens du Brésil n’ont pas de chef ni de dieu et il semble qu’au sein du groupe les décisions soient prises davantage par consensus général que par affirmation d’une autorité supérieure, chaque individu jouissant – à première vue – d’une liberté naturelle absolue. Pour autant, leur société semble dénuée de violence et ils parviennent à organiser la vie en groupe de telle façon que la pérennité de leur tribu est assurée. Ces lettres de l’équipage de Cabral, bien qu’antérieures à la notion d’« état de nature », trouveront un écho particulier au XVIIe siècle, alimentant les différentes représentations de la vie sauvage comme une vie innocente, naïve. La description que fait Pedro Vaz de Caminha de ces hommes menant une vie simple et saine, dans une sorte d’ignorance bienheureuse, a amené beaucoup de penseurs européens à questionner le bienfondé même de la civilisation.

VAZ DE CAMINHA Pedro, VESPUTIO FLORENTINO Alberico, 1507, Paesi Novamente Retrovati et Novo Mondo, Vicenza, feuilles 58 à 77, chapitres 63 à 83, Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58988n, consulté le 02/08/15 1

29


Autre vestige des récits de ces grands navigateurs, la célèbre lettre de Amerigo Vespucci (navigateur florentin) à Lorenzo di Pierfrancesco de Medici (banquier et homme d’affaires florentin) raconte sa rencontre avec les Indiens de ce qu’il sera le premier à appeler le Nouveau Monde 1. Elle sera imprimée et distribuée dans toute l’Europe, traduite en plus de dix langues différentes et demeure le témoin de la fascination des européens pour ce « Bon sauvage » qu’ils ne peuvent qu’imaginer et que Vespucci décrit avec admiration : « Ils n’ont de vêtements, ni de laine, ni de lin, ni de coton, car ils n’en ont aucun besoin ; et il n’y a chez eux aucun patrimoine, tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur, et chacun est à lui-même son propre maître. Ils ont autant d’épouses qu’il leur plaît […]. Ils n’ont ni temples, ni religion, et ne sont pas des idolâtres. Que puis-je 30

dire de plus ? Ils vivent selon la nature. 2 » Ici encore, si les « sauvages » vivent dans une communauté libre et non policée, chacun fait pourtant, instinctivement, prévaloir l’intérêt général sur son intérêt propre.

C’est en son honneur que le continent Américain fut nommé America par le cartographe Martin Waldseemüller en 1507, soit quatre ans après la publication de Mundus Novus. 2 VESPUCCI Amerigo, 1503, Mundus Novus, dans Le nouveau monde : les voyages d’Amerigo Vespucci (1497-1504), traduction par DUVIOLS Jean-Paul, 2005, Paris, éditions Chandeigne, p. 264 1


Illustration du premier voyage d ’A m e r i g o Ve s p u c c i 1510


La vision défendue par Michel de Montaigne dans Des Cannibales 1 est peut-être la plus engagée. Rappelons que Montaigne n’est pas uniquement philosophe et moraliste mais qu’il est également un homme politique actif de la Renaissance (il a notamment été maire de Bordeaux de 1581 à 1585). Son analyse du mode de vie des Tupinambas – tribus cannibales d’Amazonie – va pourtant faire l’éloge paradoxal d’une vie sans lois et sans police, elle aura une influence énorme sur les penseurs de la société des XVIIe et XVIIIe siècles car elle constitue une des critiques les plus explicites du mode de vie européen de l’époque et provient de la bouche même de l’homme qui a participé, en France, à son élaboration et sa bonne tenue. Montaigne présente ce peuple « barbare » comme un peuple d’enfants vivant en parfaite harmonie avec la nature et faisant preuve – dans leur 32

façon d’appréhender la vie en groupe – de véritables qualités morales : ils vivent dans l’abondance de nourriture mais ne mangent pas plus que de raison, ils sont braves au combat et fiers face à la mort. Il note également que les rapports au sein de la tribu sont étonnamment pacifiques et que le cannibalisme – auquel faisaient référence toutes les études anthropologiques antérieures – n’est en fait réservé qu’aux ennemis vaincus et capturés, en signe de vengeance 2. Il décrit :

DE MONTAIGNE Michel, 1580, Des Cannibales, Chapitre 31 du premier livre des Essais, Paris, éditions Gallimard 2 Notons ici que Montaigne n’est jamais allé en Amérique du Sud, son analyse se fonde sur les nombreux récits d’exploration qu’il a pu lire, sur ses échanges avec l’explorateur Nicolas Durand de Villegagnon et sur sa rencontre avec des chefs Tupinambas à Rouen (dont il fait mention dans les dernières lignes de Des Cannibales) mais en aucun cas il n’est question d’une expérience personnelle d’immersion au sein des tribus étudiées. 1


« C’est un peuple dans lequel il n’y a aucune espèce de trafic, nulle connaissance des lettres, nulle science des nombres, nul nom de magistrat ni supériorité politique, nul usage de service [il fait ici référence à l’esclavage], ni richesse, ni pauvreté, nul contrat, nulle succession, nul partage, nulle occupation qu’oisive, nul respect de la parenté que commun, nul vêtement, nulle agriculture, nul métal, nul usage du vin ou du blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la médisance, le pardon : inouïes. 3» En définitive, le « Bon sauvage » de Montaigne est un homme fondamentalement bon, un homme libre et moral qui n’a pas été corrompu par la société. Il joue ici avec l’image négative et presque monstrueuse associée jusqu’alors à cette tribu guerrière pour poser la question suivante : qui des Européens ou des Tupinambas sont les vrais barbares ? Montaigne livre un portrait qui sous-entend donc deux choses : d’abord que l’être humain n’a nullement besoin de règles pour survivre ; ensuite, que la tentative même d’instaurer un ordre social est une erreur car elle crée nécessairement des effets pervers (volonté de s’enrichir au dépend de l’autre, de le dominer). L’état de nature est ici un état parfait au sens premier du terme – c’est-à-dire un état dans lequel tout élément ajouté ou supprimé lui serait défavorable – et le modifier en lui imposant des interdits n’est pas juste inutile mais destructeur.

3

DE MONTAIGNE Michel, op. cit., p.16

33



R e p r é s e n t a t i o n f a n t a s m é e d e s Tu p i n a m b a s 1666 Albe r t Ec kh out


Le mythe du Bon sauvage nous invite donc à adopter un regard méfiant à l’égard des interdits censés structurer l’organisation sociale car, en affirmant que l’homme est naturellement bon, il suppose également que le vivre-ensemble et l’intérêt général n’ont pas à être forcés ni même orientés. En d’autres termes, l’homme n’a nullement besoin de lois pour vivre avec ses semblables. Nous noterons tout de même pour conclure sur cette notion que les idées qu’elle défend ont été assurément amplifiées par leurs auteurs et tiennent plus de l’utopie que d’une réalité historique. Rappelons ici que le mythe n’est jamais qu’un symbole, un « ensemble de représentations idéalisées d’un phénomène, d’un événement historique qui lui donne une force particulière 3 » et que les courants philosophiques des siècles suivants contribueront à briser la représentation 36

idyllique du « Bon sauvage » pour réaffirmer la notion emblématique du Progrès*

3

Mythe, Larousse



« Le tabou représente le code non écrit le plus ancien de l’humanité. Il est généralement admis que le tabou est plus ancien que les dieux et remonte à une époque antérieure à toute religion. 1 »

Wilhelm Wundt


2 L’influence du tabou sur les sociétés primitives

Dans notre première sous-partie, nous avons étudié les propositions de réponses des différents penseurs de l’état de nature à la question suivante : l’homme peutil vivre sans interdits ? Il est temps maintenant se demander si une société sans tabou peut exister, et plus particulièrement, si le tabou ne constituerait pas – dans les sociétés primitives – un « instinct de gouvernance » protégeant l’homme de lui-même ?

1

WUNDT Wilhelm, 1906, Mythe et Religion, t. II, p.308,

39


Le tabou est-il l’instinct de la gouvernance ?

Rappelons-nous de la définition donnée de l’état de nature : un état dans lequel les hommes vivaient sans lois dans la liberté la plus absolue de faire ce qui 40

était conforme à leur volonté individuelle 1. Freud va apporter, dans son œuvre Totem et Tabou, une vision différente de l’organisation sociale dans un contexte proche de celui de l’état de nature. Il s’appuie pour sa démonstration sur les travaux de l’anthropologue James George Frazer, et notamment son étude des tribus primitives du centre de l’Australie, Totemism & Exogamy. Celui-ci y relate son expédition à l’intérieur du continent et sa découverte de tribus aux formes d’organisation sociales particulièrement archaïques. Elles y sont décrites comme

1 Voir p.15


« primitives » dans le sens où elles ne bâtissent ni maisons ni cabanes solides où s’abriter, elles ne cultivent pas le sol mais se nourrissent uniquement de la chair non cuisinée d’animaux et de racines arrachées à la terre. Elles ne domestiquent aucun animal, n’ont ni rois ni chefs, ni religion ni culte rendu à des êtres supérieurs et ignorent la plupart des formes primaires d’artisanat. Dans ces tribus, aucune loi et aucun Dieu ne viennent garantir l’intérêt général, les hommes y sont livrés à eux-mêmes. En lieu et place des institutions sociales et religieuses, on trouve le système du totémisme, qui se trouve être indissociable du tabou, et qui constitue « la base de toutes les obligations sociales et restrictions morales de la tribu 2 ». Chaque tribu est ainsi divisée en clans, lesquels sont divisés en groupes plus petits portants le nom de totem ; le totem prend dans la quasi-totalité des cas une forme animale, il est à la fois l’ancêtre et l’esprit protecteur du groupe, symbole de l’intimité qui unit ses membres : « Le lien créé par le totem est plus fort que le lien de sang ou de famille, au sens moderne du mot 3 ». Frazer explique que dans cette société archaïque, les deux règles les plus importantes et les plus scrupuleusement respectées sont des tabous liés à l’animal totem. Tout d’abord, les membres d’un même totem sont défendus de porter atteinte à leur animal : « Ceux qui ont le même totem sont donc soumis à l’obligation sacrée, dont la

2 3

FREUD Sigmund, 1913, Totem et Tabou, Paris, éditions Payot & Rivages, p.22 FRAZER James Georges, Totemism & Exogamy, t.1, p.53

41


violation entraîne un châtiment automatique, de ne pas tuer (ou détruire) leur totem, de s’abstenir de manger de sa chair ou d’en jouir autrement. 1 » Le second interdit est d’ordre sexuel, les membres du totem étant contraints à l’exogamie* : « les membres d’un seul et même totem ne doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, par conséquent ne doivent pas se marier entre eux 2 ». L’interdit fait ici référence au tabou de l’inceste, avec une particularité intéressante dans le cas des tribus ici étudiées : la relation est incestueuse dès lors que les deux personnes concernées sont membres du même totem ; et ceci indépendamment de leur lien de sang. Freud résume cette particularité de la conception de l’inceste de la façon suivante : « Tous ceux qui descendent du même totem sont consanguins, forment une famille au sein de laquelle les degrés de parenté, même les plus éloignés, sont 42

considérés comme un empêchement absolu à l’union sexuelle. 3 » Il est intéressant de remarquer ici que se sont bien les tabous, qui en l’absence de lois, vont servir à structurer la société et à établir les règles du vivre-ensemble. Freud ne s’intéresse pas ici à la nature profonde de l’homme pour savoir si, oui ou non, il va se retourner contre ses semblables pour satisfaire ses désirs primitifs mais il constate qu’au sein du groupe va s’imposer – par les croyances et l’héritage des traditions – certains tabous à respecter, lesquels feront alors office

FREUD Sigmund, op. cit., p. 15 Ibid., p.22 3 Ibid., p.17 1

2


de loi. Le peuple « sauvage » est-il capable de réguler la vie de clan grâce aux tabous ? C’est précisément ce que soutient Freud dans son œuvre : « le système pénal de l’humanité, dans ses formes les plus primitives, se rattache au tabou 4 ». Cette idée est déterminante pour notre étude car elle témoigne de la puissance et de la pertinence de la notion de « tabou » pour étudier les rapports sociaux qu’établissent les hommes entre eux. Mais alors, les tabous ne seraient-ils pas irrationnels qu’en apparence ? Et si les motivations oubliées qui ont amené l’homme à ériger ses tabous étaient en fait censées et légitimes car nécessaires à la survie du clan ? Le tabou est-il l’instinct de la gouvernance ?

43

4

FREUD Sigmund, op cit., p.38


Guerriers Battas Sumatra 1870


Incantation d’un shaman Hamasta (tribu cannibale de Colombie-Britannique) 1914


B u r e o f Na U t u t u Te m p l e d ’a c c o m p l i s s e m e n t d e s r i t e s t a b o u s Îles Fidjis 1908


Le nécessaire refoulement des pulsions

Parmi les travaux de Frazer et d’autres anthropologues, on découvre une multitude d’exemples qui abondent dans notre sens et placent le tabou comme un instinct de gouvernance, une loi naturelle s’imposant par elle-même. Le tabou de l’inceste au sein du groupe totem en est un exemple, mais d’autres tabous dérivés sont particulièrement parlants : « nous devons ajouter toute une série de coutumes qui, destinées à empêcher les rapports sexuels individuels entre proches parents, à l’instar de ce qui se passe chez nous [dans les sociétés civilisées], sont observées avec une rigueur religieuse 1 ».

1

FREUD Sigmund, op cit., p.23

47


À Lepers Island (une des îles des Nouvelles-Hébrides), le jeune garçon doit quitter la maison familiale à l’adolescence pour vivre dans une maison commune appelée « club ». Il peut visiter son ancienne demeure pour y manger mais pas si sa sœur y est présente. De la même façon, s’ils se rencontrent par hasard, la sœur doit s’enfuir ou se cacher et le garçon ne doit jamais croiser son regard ni prononcer son nom. Ces prohibitions d’une proximité entre frère et sœur se retrouvent dans énormément de tribus : dans la presqu’île des Gazelles où la sœur, après son mariage, ne doit plus jamais prononcer le nom de son frère ; si elle souhaite le désigner, elle doit utiliser une périphrase. Aux îles Fidjis, ces tabous s’appliquent à tous les membres d’un même groupe sans égard à leur véritable lien de parenté. Dans la tribu des Battas, à Sumatra, un frère ne doit jamais se 48

retrouver en tête-à-tête avec sa sœur, ni un père avec sa fille ou une mère avec son fils. En Afrique, la tribu des Akamba pose l’interdiction au père de voir sa fille pendant toute la période allant de sa puberté à son mariage ; leurs rapports redeviennent libres ensuite. L’exemple de la tribu des Barango est également intéressant : l’interdiction de se voir porte ici sur l’homme marié vis-à-vis de sa belle-sœur : « Il n’ose pas manger du même plat qu’elle, il ne lui parle qu’en tremblant, il ne se décide pas à s’approcher de sa demeure et la salue d’une voix à peine perceptible 1 ». FRAZER James George, op cit., t. II, p.388, d’après Junod FRAZER James George, op. cit., p.117, d’après C. Ribbe : Zwei Jahre unter den Kannibalen der SalomonInseln, 1905 3 Ibid., p.76 1

2


D’autres tabous régissent également les rapports d’un gendre à sa belle-mère, par exemple aux îles Salomon « l’homme ne doit plus voir sa belle-mère ni lui parler. Lorsqu’il la rencontre, il feint de ne pas la connaître et se met à courir aussi vite que possible, pour se cacher. 2 » ou encore à Port Patterson « Un gendre ne mettra pas les pieds sur la plage, après le passage de sa belle-mère, avant que la marée n’ait fait disparaître dans le sable la trace des pas de celle-ci.

3

» Ces

nombreuses restrictions font toutes écho au tabou de l’inceste (au sens large du mot, c’est-à-dire qu’elles portent sur les membres d’une même famille mais aussi sur les membres d’un même clan ou totem) et montrent bien qu’en l’absence de lois, aucune société primitive ne se trouve véritablement dans un contexte de liberté absolue : les tabous viennent régir les relations sexuelles au sein du groupe dans le but de préserver l’intérêt général et d’assurer la pérennité du clan.

49


Fo r g e d e s a r m e s Sarawak 1896


Le problème qui pourrait se poser alors pour la survie du clan serait ce que Hobbes appelait « la guerre de chacun contre chacun

1

», c’est-à-dire que

l’homme serait amené naturellement à la destruction physique de ses semblables pour assurer sa propre préservation. Freud voit, ici encore, dans le contexte des sociétés primitives sans lois, le tabou comme l’unique obstacle à cette situation de guerre perpétuelle : « Chez eux aussi le meurtre d’un homme ne pouvait être accompli sans l’observance de certaines coutumes tabou 2 ». Ici les prescriptions sont expliquées par la peur ancestrale de la mort ou de tout ce qui s’y rapporte : « Ces peuples sont dominés par la terreur superstitieuse que leur inspirent les esprits des morts […] De cette superstition découleraient logiquement toutes les prescriptions d’apaisement, ainsi que les restrictions et les expiations dont il sera question plus loin.

3

» Ce sont donc bien les tabous qui vont venir, non

pas interdire, mais limiter les comportements violents. Dans l’île Timor, une longue cérémonie est obligatoire pour la horde guerrière sortie victorieuse d’un combat, elle comprend une danse et un chant d’expiation : « Et maintenant, ton esprit doit être content et nous laisser en paix. Pourquoi as-tu été notre ennemi ? N’aurions-nous pas mieux fait de rester amis ? Ton sang n’aurait pas été répandu ni ta tête coupée. 4 » Certaines tribus, comme les Dayaks de la côte Sarawak, vont

Voir p.19 FREUD Sigmund, op cit., p.59 3 Ibid., p.61 4 FRAZER James George, 1911, Taboo and the Perils of the Soul, p.106 1

2

51


même jusqu’à traiter avec attention les têtes coupées de leurs opposants vaincus : « Celle-ci est traitée pendant des mois avec toutes sortes d’amabilités, appelée des noms les plus doux et les plus tendres que possède le langage. On introduit dans sa bouche les meilleurs morceaux de repas, des friandises, des cigares. 1 » Presque toutes les tribus respectent également une période de deuil : les Indiens Dakotas, après avoir commémoré leurs propres morts, prennent le deuil de leurs ennemis « comme s’il avait été un ami. 2 » Dans les îles Logea (Nouvelle-Guinée), l’homme qui en a tué un autre doit s’enfermer pendant une semaine dans sa maison, sans voir ni parler à personne et sans toucher de ses mains les aliments dont il se nourrit 3. Chez les Natchez de l’Amérique du Nord, le jeune guerrier qui a conquis son premier scalp sera soumis à des prohibitions similaires pendant 52

six mois, tout comme chez les Indien Prima où les cérémonies d’expiation* comportaient des périodes de jeûne de deux semaines, durant laquelle celui qui avait tué devait porter, en signe de deuil, une motte d’argile sur la tête. Les exemples sont nombreux et prouvent bien que la vie sans lois n’est pas une vie de guerre perpétuelle. Les notions de repentir, de regrets, de remords, de respect voire d’hommage aux morts sont très présentes dans ces sociétés primitives et semblent désigner le tabou comme un instinct de gouvernance, permettant

FRAZER James George, 1907, Adonis, Attis, Osiris, p.248, d’après Hugh Low, Sarawak, Londres, 1848 FRAZER James George, Taboo & Exogamy, p.181 3 FRAZER James George, op cit., p.166 D’après Müller, Reizen en Onderzoekingen in den Indischen Archipel, Amsterdam, 1857 1

2


de freiner les instincts violents de l’homme : « On dirait que longtemps avant toute législation […], ces primitifs connaissaient déjà le commandement : tu ne tueras point, et savait que toute violation de ce commandement entraînait un châtiment. 4 » En définitive, dans une société sans loi, c’est bien le tabou qui semble assurer la préservation du groupe, en amenant l’homme, par la crainte et la superstition, à agir dans le sens de la pérennité de sa tribu, de son totem. La mort et l’inceste étant régulièrement désignées comme les menaces les plus importantes qui pèsent sur l’organisation sociale des primitifs, elles font logiquement l’objet de multiples interdictions taboues au sein des peuples étudiés et permettent ainsi au corps social de ne pas sombrer dans la « guerre de chacun contre chacun ». Mais alors, quel enseignement peut-on tirer de l’étude confrontée du rôle des interdits et des tabous sur l’homme social ?

4

FREUD Sigmund, op cit., p.62

53


Ci-dessous et ci-contre Danse expiatoire Dayak V i l l a g e d e M u r a t , S k r a n g R i v e r, S a r a w a k Scan de 1973




3

Vers une définition du tabou 57

Après avoir souligné le rôle primordial que jouent les interdits puis les tabous sur la place de l’homme au sein d’une société, nous nous devons de réfléchir sur les sens respectifs de ces notions afin d’en identifier les points de distinction et les recoupements. À la lumière des idées développées plus haut, nous tenterons dans un premier temps de définir les caractéristiques propres au tabou pour ensuite expliquer les raisons pour lesquelles le sens du mot a évolué. Ainsi nous pourrons appréhender avec plus de justesse et de pertinence la notion complexe de tabou et ses conséquences, bénéfiques ou néfastes, au sein du groupe.


Étude confrontée du tabou et de l’interdit

Les frontières entre tabou et interdit sont particulièrement minces, il est difficile de concevoir l’un sans l’autre et les liens de cause à effet entre ces deux notions sont révélateurs de leur nécessaire cohabitation. Toutefois leur portée 58

symbolique diffère grandement et confère à chacun de ses termes un rôle bien différent : si le tabou est un interdit, on devine qu’il est à la fois « plus » et à la fois « moins » que cela. En effet, si l’on compare les définitions des deux termes, l’interdit est « un impératif institué par un groupe ou une société, qui prohibe un acte ou un comportement 1 » tandis que le tabou désigne « ce qu’il serait malséant d’évoquer ou de faire, en vertu des convenances sociales ou morales

2

». Plus

parlante, la définition du terme « tabou » apportée par Patrick Banon - écrivain français spécialiste en systèmes de pensée religieux – témoigne de la nécessaire association de ses notions puisqu’il le décrit comme « un interdit non motivé, ni expliqué, ni explicable, ni négociable, ni discutable

3

». Nous retiendrons sa

définition pour la suite de notre étude car elle met en avant deux caractéristiques clé du tabou : il est à la fois irrationnel et ambivalent.


A . L’ i r r a t i o n a l i t é d u t a b o u

Le caractère irrationnel du tabou est certainement son aspect le plus intéressant et la clé de la bonne compréhension des distinctions qui s’opèrent entre tabou et interdit. En effet, si l’on admet la définition suivante : « est rationnel ce qui paraît logique, raisonnable, conforme au bon sens ; celui qui raisonne avec justesse 4 », alors, en ce sens, l’interdit fait bien écho à un comportement rationnel. Il paraît logique de le respecter d’une part, car sa transgression découverte entraîne la punition du fautif et d’autre part, le rôle qu’il assure au sein de la société est conforme au bon sens puisqu’il est toujours au service de l’intérêt général. L’interdit est nécessairement motivé, il est légitime pour les hommes à qui il s’applique. Pourquoi ne peut-on pas en dire autant du tabou ? Tout d’abord, car, contrairement à l’interdit, il n’émane pas d’une organisation sociale et ne peut donc pas avoir valeur de loi au sens juridique du terme : briser un tabou n’entraîne pas un châtiment autoritaire et systématique. Pourtant le respect des tabous n’est que très rarement remis en cause et son rôle au sein des sociétés est primordial. Mais alors pourquoi respecter un interdit irrationnel ? Interdit, Larousse Tabou, Larousse 3 BANON Patrick, 2007, Tabous et Interdits, Paris, éditions Broché, p.15 4 Rationnel, Larousse 1

2

59


C’est là un des points les plus importants de l’étude du tabou : s’il acquiert une telle place dans les prémices des constructions des sociétés, c’est avant tout car le tabou est un interdit sacré, il appartient à un domaine séparé de la raison qui fait de lui un phénomène intangible et inviolable, une prohibition qui s’impose par elle-même sans justification. Et c’est justement ce caractère sacré qui lui confère sa force : le tabou impose la crainte et le respect là ou l’interdit cherche à construire et justifier l’obéissance. L’étymologie du mot tabou abonde dans ce sens et prouve qu’il s’agit bien – à l’origine – d’une interdiction irrationnelle, à mi-chemin entre le magique et le religieux. En effet, la plus ancienne occurrence connue de ce terme remonte au 60

XVIIIe siècle et au récit du premier voyage de James Cook (navigateur, explorateur et cartographe britannique) dans l’océan Pacifique 1. Le mot « taboo » fait office de traduction au « tapu » polynésien : « ta » signifiant « sacré » et « pu » signifiant « toucher » (les polynésiens utilisaient ce terme pour désigner un objet, une personne, un lieu avec lequel il était rigoureusement interdit d’entrer en contact 2). Le tabou, dès l’origine, n’est ni expliqué ni explicable : il est. Patrick Banon, dans Tabous et Interdits, va interpréter ce caractère déraisonné du tabou en l’identifiant comme le lien entre l’homme et une puissance déifiée inconnue : « Il marque la séparation entre le sacré et le terrestre, la création d’un espace de Il ne fait aucun doute que la notion de tabou existait bien avant ce voyage mais James Cook fut le premier en Europe à nommer ce comportement. 2 DIXON Robert M. W., 1988, A Grammar of Boumaa Fijian, Chicago, University of Chicago Press, p. 368 1


contact avec l’invisible et un pacte entre l’homme et des puissances supérieures censées le protéger 3 ». L’homme qui viole un tabou s’expose donc à un châtiment d’origine surnaturelle en rompant ce pacte sacré. L’interdit, au contraire, émane d’une volonté terrestre : c’est l’organisation sociale formée par les hommes qui décide des règles et applique les punitions, celles-ci peuvent donc légitimement être remises en question. De plus, dans le cas où un individu transgresserait une de ces règles, il n’engagerait ici que sa responsabilité individuelle et assumerait seul les conséquences de ses actes. Violer un tabou, en revanche, remet en cause l’équilibre du clan – peu importe sa forme – car il risque d’attirer les foudres d’une puissance supérieure : le tabou, en tant qu’interdit sacré, tient donc plus de la superstition que du bon sens. Si celui qui viole le tabou est puni, ce n’est pas pour rendre justice au peuple mais pour rendre justice à la puissance religieuse et/ou magique dont émane la prohibition : le peuple se purifie en punissant, il se défend de tolérer le comportement du transgresseur plus qu’il ne juge l’acte en lui-même. L’interdit sacré n’a donc aucune connotation morale puisqu’il invite à suivre une direction sans savoir si elle est bonne ou mauvaise, à se comporter d’une façon donnée sans même savoir si nous agissons bien ou mal : « Le tabou se présente comme un impératif catégorique négatif. Il consiste toujours en une défense, jamais en une prescription. Il n’est justifié par aucune considération de caractère moral 1 ».

3

BANON Patrick, op cit., p.24

61


Cette formule de Roger Caillois résume parfaitement le portrait que nous avons dressé du tabou en tant qu’interdit sacré : celui qui respecte le tabou doit se contenter de « ne pas … » sans discuter ni réfléchir au bienfondé de la prohibition imposée. L’expression « impératif catégorique négatif » vient à l’origine de Freud, qu’il explique dans Totem et Tabou de la façon suivante : « L’expiation de la violation d’un tabou par une renonciation prouve que c’est une renonciation qui est à la base du tabou 2 ». On retrouve bien cette idée selon laquelle l’attitude à l’égard du tabou est nécessairement celle de la négation : le tabou annonce plus ce qu’il faut omettre de faire que ce qu’il faut faire. L’indicibilité est une des conséquences de ce caractère irrationnel du tabou : si la loi stipule clairement et par écrit ce qui est autorisé ou prohibé, permettant ainsi à celui qui y est assujetti de connaître les 62

limites de sa liberté individuelle et de ne pas les dépasser ; le tabou, en revanche, est informel et silencieux. Les règles qui en découlent sont des règles souvent implicites et parfois même indolores – dans le sens où elles sont subies sans même que l’on s’en aperçoive – qui ne permettent aucune remise en question. Le tabou est ainsi souvent comparé à une loi silencieuse et se distingue en ceci de l’interdit qui est une prohibition connue et identifiable.

1 2

CAILLOIS Roger, 1939, L’Homme et le sacré, Paris, éditions Gallimard, p.35 FREUD Sigmund, op cit., p. 57


En définitive, là où l’interdit comporte une frontière, le tabou en est exempt et c’est bien pour cela qu’il est souvent plus puissant que l’interdit clairement énoncé : comment peut-on débattre du bienfondé d’un comportement que l’on parvient à peine à expliquer ? Il est bien plus aisé de s’opposer à une loi car, au moins, on ne peut nier qu’elle existe.

63


B . L’a m b i v a l e n c e d u t a b o u

64

Sigmund Freud, dans Totem et Tabou, ajoute une dimension supplémentaire à la définition du tabou : son caractère ambivalent. En effet, il voit dans le tabou l’héritage d’une prohibition portant sur des actes vers lesquels l’homme pencherait naturellement : « Les tabous seraient des prohibitions très anciennes qui auraient été autrefois imposées de l’extérieur à une génération d’hommes primitifs, ou qui auraient pu lui être inculquées par une génération antérieure. Ces prohibitions portaient sur des activités que l’on devait avoir une forte tendance à accomplir. 1 » Ce serait la raison pour laquelle le rapport de l’homme 1 2

FREUD Sigmund, op. cit., p. 52 Ibid., p. 53


au tabou est bien plus craintif et passionné que son rapport aux lois, car il sent qu’il serait naturellement enclin à aller à son encontre. Freud donne cette définition de la relation de l’homme au tabou : « Ceux-ci ont donc adopté à l’égard de leurs prohibitions tabou une attitude ambivalente ; leur inconscient serait heureux d’enfreindre ces prohibitions, mais ils craignent de le faire, et la crainte est plus forte que le désir. 2 » Contrairement à l’interdit, le tabou porterait nécessairement sur des actions que l’homme aurait le désir primitif d’accomplir. C’est pourquoi il faut tenir les hommes en crainte, car il s’agit d’un sentiment assez puissant pour réprimer leur inclinaison naturelle. Ce qu’on retrouve chez Freud dans ce qu’il nomme « tentation incestueuse » chez les peuples primitifs : « Nous sommes d’autant plus étonnés d’apprendre que ces primitifs connaissent des orgies sacrées, au cours desquelles s’accomplissent précisément les unions sexuelles les plus frappées de prohibition. Mais nous pouvons aussi, au lieu de trouver cette contradiction étonnante, l’utiliser pour l’explication même de la prohibition

3

». L’ambivalence du tabou est une des caractéristiques qui nous

a amené à formuler l’hypothèse selon laquelle le tabou serait l’instinct de la gouvernance : les hommes le respectent, en premier lieu, car ils craignent que le « mauvais œil » s’abatte sur eux, mais surtout car ils perçoivent une menace intrinsèque aux actions défendues. Cette ambivalence marque le conflit entre la satisfaction de l’intérêt personnel et le maintien de l’intérêt général, entre la pulsion et la réflexion. 3

FREUD Sigmund, op. cit., p. 55

65


Tabou sacré et tabou moral : de la superstition à la bienséance

Le terme originel « tabou » fait écho au sacré voire au magique : dans un tel contexte, le transgresseur encourt le risque de subir un châtiment surnaturel. 66

Mais le sens qui lui est attribué, aujourd’hui, dans le vocabulaire courant est différent : le tabou fait davantage référence à un interdit moral, et, aujourd’hui, celui qui le transgresse risque l’ostracisme*. En d’autres termes la punition ne vient plus d’une force extérieure et supérieure au peuple mais du peuple luimême. Qu’est-ce-qui explique ce changement de définition ? Il est clair que d’un point de vue strictement chronologique, ce sont bien des motifs sacrés puis religieux qui précédèrent l’établissement des tabous : l’interdiction de toucher tel objet, telle personne, d’accomplir tel acte en tel lieu sont la conséquence

1 ZLITNI-FITOURI Sonia, 2005, Le sacré et le profane dans les littératures de langue française, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, p.210


du caractère magique qui leur était attribué. Ces tabous, qui n’étaient alors que l’héritage de rites ancestraux dont le peuple avait bien souvent oublié l’origine, se sont ensuite multipliés sous l’impulsion des prêtres et des chefs religieux dans le but de préserver l’intérêt du groupe et de garantir la sécurité des biens et des personnes 1 . Certains de ces tabous se révèlent être également une réponse à des considérations purement hygiéniques. On ne sait pas avec certitude si les interdits alimentaires qui existent dans la plupart des religions sont de cet ordre ou s’il s’agit d’une superstition qui s’est perpétuée de génération en génération mais il s’agit bien – à l’origine – de tabous : l’interdiction aux Hébreux de manger du porc, la défense faite aux chrétiens de manger de la viande le vendredi relèvent d’une prohibition sacrée 2. Autre exemple, le repos sabbatique prescrit par Moïse n’est en fait que la réminiscence et la réglementation d’une croyance ancestrale qui qualifiait le samedi de jour néfaste pour le travail. La Bible regorge, ellemême, de tabous : après tout, dans La Genèse, le premier ordre donné par Dieu à l’homme était un interdit, celui de ne pas toucher à l’arbre de la connaissance, ne pas en cueillir la pomme. Dans l’Exode, le Décalogue transmis par Dieu à Moïse correspond également à dix tabous dont la transgression entraînerait la colère divine puis la mort du fautif 3. Le tabou originel est donc bien un tabou sacré puis religieux.

SAMI A. Aldeeb Abu-Sahlieh, Les interdits alimentaires chez les juifs, les chrétiens et les musulmans www.cie.ugent.be/aldeeb2.htm#N_1_ , consulté le 11/09/15 3 Patrick Banon, dans Tabous et interdits, précise cette idée, associant à chaque interdit des Dix Commandements un tabou emprunté à une autre culture. 2

67


L’ h i s t o i r e d u Ja r d i n d ’ E d e n Façade ouest de Notre-Dame de Paris


C’est en fait dans la capacité que l’homme développera au fil des années à évoluer, développer ses capacités et à comprendre et expliquer le monde qui l’entoure que la légitimité des superstitions va décroître. Si les dogmes* religieux occupent toujours un rôle primordial dans la vie de beaucoup d’hommes, il faut se rappeler que le progrès scientifique et technique n’en a pas moins – en plusieurs époques – bouleversé les mentalités et les façons de percevoir les tabous : la menace du « mauvais œil », la pratique des rites sacrés et la puissance des superstitions ancestrales ont résolument perdu de leur ferveur avec l’avènement de la société civilisée. Dans le même temps, la loi est venue nommer et attribuer des sanctions – bien réelles cette fois – aux comportements qu’elle jugeait néfastes, de telle sorte que nombre de tabous ont perdu leur caractère irrationnel pour devenir des prohibitions légales dénuées d’une quelconque connotation sacrée. Pour autant, le tabou sacré fait figure d’héritage, et s’il est présent avec moins de ferveur aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’il ait été remplacé 1 . La symbolique du tabou moral n’en demeure pas moins semblable à celle du tabou sacré : il s’agit toujours d’un ensemble de codes propres à un groupe donné. Mais dans le contexte actuel, les codes du tabou jugent du bienfondé d’un acte, d’une parole selon deux valeurs normatives : le bien d’une part et le mal d’autre part. Ce sont précisément les deux valeurs prises en considération par la morale, contrairement à la loi qui opère une distinction entre le juste et l’injuste, ou à 1

LITNI-FITOURI Sonia, op. cit., p.372

69


la logique qui opère une distinction entre le vrai et le faux. La vulgarisation du terme « tabou » lui a donc donné une autre portée et une autre logique : en se détachant de son caractère sacré, le tabou a cessé de dicter des comportements en vertu d’une crainte irraisonnée pour les influencer en vertu d’un conformisme raisonnable. Ici le terme conformisme n’est pas péjoratif, il signifie simplement qu’il est nécessaire de respecter les mœurs d’un groupe pour en faire partie. Le tabou moral se détache ainsi du tabou sacré par son caractère exclusivement social, il n’a de sens que vis-à-vis du groupe dans lequel on se trouve. En étant propre à un contexte, il devient source d’information : comprendre et assimiler les tabous propres à un pays, une ville, une tribu, une famille, une classe sociale, une profession, une génération ; en fait, tout groupement d’hommes quel que soit 70

sa nature, permet d’appréhender au mieux les modes de vie et de pensée qui s’y rapportent



CHAPITRE 2 Qu’il soit moral ou sacré, il faut nécessairement voir dans le tabou une volonté de protection. Dans sa définition originelle, le tabou sacré est une protection contre le « mauvais œil » et il est respecté, bien qu’irrationnel, car il fait écho à un des sentiments les plus puissants qui puisse animer l’homme : la peur. Aujourd’hui, si le vocabulaire courant a détourné le sens du mot, le tabou en tant qu’interdit moral n’en demeure pas moins une protection. Mais alors de quoi protèget-il ? Il semble qu’au sein du groupe, le tabou soit avant tout une protection de l’ordre social : il agit dans les zones grises où la loi ne s’applique pas, pour contenir les comportements « à risque » et camoufler l’indélicat, l’indigne, le vulgaire ou l’obscène. Toutefois, même légitimés par une volonté – louable – de protéger le peuple, les tabous, dans leur forme exacerbée, ne risquent-ils pas d’aboutir à des effets pervers aux conséquences plus néfastes encore que ce que représentait la menace initiale ? Peuvent-ils marquer in fine l’avènement de la réflexion lorsque les prohibitions énoncées vont jusqu’à déposséder l’individu de son libre-arbitre ?


LES TABOUS EXACERBÉS Des prêts-à-penser



1

Le politiquement correct, un déni du réel 75

Rappelons que, par définition, l’existence d’un tabou suppose la présence d’un code, de valeurs communes auxquelles chaque citoyen doit se référer pour orienter ses paroles et ses actes. Il est donc indispensable, en tant que partie d’un tout, de peser ses mots lorsque l’on aborde des sujets frappés de tabous ou « taboués ». Il en va de la susceptibilité de chacun : ces sujets étant sources de conflits sinon de malaise social, ils ne peuvent être débattus sans prendre en compte l’irritabilité qu’ils pourraient susciter.


Malheureusement, et c’est ce que défendent Michel Maffesoli et Hélène Strohl dans Les Nouveaux bien-pensants, un discours politique trop « timide » se bornerait à effleurer les sujets sensibles sans adresser les « vrais » problèmes auxquels l’organisation sociale fait face. En d’autres termes, les tabous propres à une société peuvent amener ses dirigeants à nier l’existence du problème « taboué » ou le détourner plutôt que de réellement s’y confronter. Or c’est en ayant peur des mots que l’on finit par créer un contexte social où l’ordre du jour se résume en un mot : le bavardage. Les conséquences sur la société peuvent être lourdes : désintérêt pour la politique, abstention, orientation vers les partis extrêmes ou encore fracture entre gouvernants et gouvernés témoignent de l’impact du politiquement correct sur le corps social. Le problème identifié dans 76

cette partie est un problème de dialogue : « Lorsque les mots fondant le vivreensemble ne sont plus pertinents, les maux sont là récurrents. 1 »

1

MAFFESOLI Michel, 2014, Les nouveaux bien-pensants, Paris, éditions du Moment, Chap. I, p.23


 I wouldn’t do everything to make society better. Sometimes, from the best ideas come the worst there is in all of us. Therefore I think one shall not always redeem but one shall just be aware that togetherness is not always going to be fine.


La bien-pensance, cause d’un immobilisme social

78

M. Maffesoli développe, pour identifier ce problème de dialogue, la notion de pensée établie : elle représente l’ensemble des idées reçues, des lieux communs et des opinions formatées censés représenter la voix de l’intérêt général. Cette pensée établie est construite par deux types d’acteurs : les acteurs politiques et les acteurs médiatiques, qui s’appliquent à vulgariser jusqu’à la dénuer de sens une opinion publique « prémâchée » et sans profondeur, un politiquement correct qui ne heurte mais surtout n’éclaire personne. Les Nouveaux bienpensants fait d’ailleurs un rapprochement intéressant entre cette pensée établie et la distinction que faisait Machiavel dans Le Prince entre la « pensée du palais » et la « pensée de la place publique ». Il s’agit en fait de deux langages tout à fait différents : l’un est officiel, l’autre officieux et ils ne se comprennent pas l’un l’autre. La « pensée de la place publique » est l’opinion réelle du peuple, un avis


lucide et pragmatique sur les enjeux sociétaux auxquels il fait face ; la « pensée du palais » n’est, quant à elle, que l’opinion de l’élite dominante, déconnectée de la vie « populaire ». Il faut y voir – en ramenant cette distinction dans notre contexte – une incapacité des gouvernants à s’adapter aux mutations qu’a subi la société depuis les premières théories du contrat social 1 et à comprendre le peuple qui vit en son sein : « L’inconscient collectif ne se reconnaît plus dans les grandes valeurs ayant constitué l’époque moderne. Un cycle commencé avec le XVIIe siècle s’achève, et on ne sait pas le reconnaître. 2 » L’attitude des dits bien-pensants, apôtres du politiquement correct se résume ainsi : le refus de ce qui est au profit de ce qui devrait être. En refusant de voir ce qui dérange, la pensée établie fait tendre une société vers l’immobilisme ; mais si elle freine l’évolution des mœurs, elle ne l’empêche pas pour autant : il serait exagéré de dire qu’aucune évolution n’est possible, comme le prouvent les lois allant dans le sens d’une libération des mœurs qui ont contribué à briser nombre de grands tabous contemporains. Le mariage homosexuel en est un exemple flagrant ; entre 2001 et 2015, vingt Etats ont intégré dans leur législation la possibilité pour deux personnes du même sexe de contracter un mariage 3. L’adoption conjointe et l’adoption d’un des membres du couple envers le ou les

Voir p.16 MAFFESOLI Michel, op cit., p.45 3 SURK Barbara, New York Times, Same-Sex Marriage, Civil Unions, and Domestic Partnerships, 2/10/15, http://topics.nytimes.com/top/reference/timestopics/subjects/s/same_sex_marriage/index.html, consulté le 8/10/15 1

2

79


enfants naturels du partenaire sont également autorisées (on remarque que, dans le même temps, plus d’une trentaine de pays considèrent encore l’homosexualité comme illégale et la répriment par des sanctions allant de la prison à la peine de mort.) Pourquoi cette timidité des lois à prendre en compte les sujets tabous ? Car, comme nous avons pu le voir en France, en Italie et en Finlande avec le collectif d’associations La Manif Pour Tous, ils sont source de divisions, de conflits et fragilisent l’apparente « cohésion » du peuple. En définitive, il est souvent plus confortable pour les gouvernants de ne pas en parler. Il est intéressant de noter ici que si le tabou moral du mariage homosexuel a été bousculé dans ces pays, le tabou sacré subsiste : le mariage à la mairie est 80

autorisé mais la cérémonie religieuse est rarement tolérée (l’Eglise protestante unie de France a voté en mai 2015 la possibilité aux pasteurs d’accorder cette bénédiction religieuse, s’ils n’y sont pas personnellement opposés, mais les initiatives dans ce sens restent rares. 1) Il semblerait donc que le tabou sacré soit aujourd’hui encore plus puissant et plus immuable que le tabou moral. Quoi qu’il en soit, nous pouvons tirer la conclusion suivante : le politiquement correct freine les mutations de la société et retarde l’adéquation entre les lois et les besoins du peuple.

Le Parisien du 17/5/15, http://www.leparisien.fr/societe/l-eglise-protestante-autorise-la-benedictiondes-couples-gays-17-05-2015-4778003.php, consulté le 8/10/15 2 MAFFESOLI Michel, op. cit., p.39 1


« Quand la bien nommée langue de bois est devenue par trop rigide, il n’y a pas lieu de s’étonner que le politique ne soit plus l’expression de l’opinion publique. 2 »

Michel Maffesoli

81


Un autre exemple particulièrement révélateur concerne le tabou de la maladie et, plus précisément, des maladies douloureuses et incurables, cristallisé dans les sociétés civilisées autour du débat sur le droit à l’euthanasie. Rappelons qu’historiquement, l’euthanasie est un concept créé par le philosophe anglais Francis Bacon, qui estimait que « le rôle du médecin était non seulement de guérir, mais d’atténuer les souffrances liées à la maladie et, lorsque la guérison était impossible, de procurer au malade une mort douce et paisible. 1 » Ce sujet, tabou par excellence, est lui aussi un témoin du poids de la pensée établie sur le corps social : la grande majorité des Etats ne reconnaît pas ou interdit l’euthanasie active et les formes dérivées d’aide à la fin de vie. Seuls la Belgique et les Pays-Bas 82

autorisent l’euthanasie active, la Suisse et la Suède tolèrent le suicide assisté sous certaines conditions et plusieurs pays européens acceptent l’euthanasie passive, là encore dans des cas très précis 2 (les Danois ont le droit de faire respecter un « testament médical » par leur médecin depuis 1992, les Hongrois ont la possibilité de refuser leur traitement médical s’ils sont atteints d’une maladie incurable et, au Portugal, le Conseil national de l’éthique pour les sciences et la vie s’est déclaré favorable à l’arrêt des traitements pour les malades en état végétatif persistant. 3) On devine toutefois ici une forme de déni du réel, de crainte empêchant la véritable Euthanasie, Encyclopédie Hachette CURIEN Laure, Journal International du 01/08/13, http://www.lejournalinternational.fr/Euthanasie-lamort-sur-commande-en-Europe_a1129.html, consulté le 8/10/15 3 D’autres pays non cités ici : Allemagne, Autriche, Espagne, Luxembourg ont des législations semblables. 1

2


prise de position : les législations floues et contradictoires selon les pays en sont la preuve. Celles-ci sont régulièrement remises en cause par la médiatisation de cas « exceptionnels » prouvant l’inadéquation entre réalité factuelle et situations hypothétiques couvertes par la loi : en France, Chantal Sébire – atteinte d’une forme rare et incurable de tumeur des sinus et de la cloison nasale – avait invoqué en 2008 le « droit de mourir dans la dignité » suite aux douleurs intenses qu’elle subissait et à sa perte successive du goût, de l’odorat puis de la vue. Sa demande, rejetée par le tribunal de grande instance en février 2008, l’avait amené à prendre elle-même cette décision difficile et à se suicider deux jours plus tard, remettant en doute – dans le même temps – l’efficacité et le pragmatisme des institutions judiciaires françaises 4. En réalité, c’est parce que ce sujet revêt une dimension à la fois morale et religieuse que le souverain même doute de sa légitimité à autoriser ou prohiber cette pratique taboue. Or, il s’agit là d’un véritable problème de société qui ne peut être négligé car il en va de la dignité humaine : mort et maladie sont ainsi régulièrement mises au banc de la réflexion sociétale car les problèmes auxquels ces notions font référence nous effraient.

France 2, Demande d’euthanasie de Chantale Sébire, 26/02/08, http://www.ina.fr/video/3565933001026, consulté le 8.10.15

4

83



Le conformisme passif

Par ailleurs, en dehors de la routine intellectuelle qu’elle impose, la bienpensance créé un second effet pervers : l’affirmation démesurée du conformisme. Nous l’avons vu dans la première partie de notre étude 1, le conformisme est une conséquence naturelle de l’action exercée par les tabous sur l’homme social qui n’a rien de blâmable en tant que telle, mais la situation devient inquiétante lorsque celui-ci est déraisonné, lorsque l’on cesse de prôner la neutralité pour la normativité 2.

Voir p.70 Nous entendons ici par normativité la mise en conformité par érosion de la personnalité, elle se différencie de la neutralité car elle fait perdre quelque chose à l’homme.

1

2

85


En ce sens, la bien-pensance est avant tout une absence de prise de partie, une attitude passive qui prône une vie droite mais fade : « La normalité-normativité s’emploie à réduire l’existence au plus petit dénominateur commun : celui d’une vie sans passion, sans émotion, donc sans écart, excès et autres disruptions par rapport aux normes 1 ». L’homme est contraint de « rentrer dans le moule » s’il souhaite faire partie du groupe, et cela se fait au détriment de son libre-arbitre et de son épanouissement personnel. En ce sens, la bien-pensance dénature le rôle légitime du tabou : il n’est plus un instrument social censé ménager les susceptibilités mais un moule de bons sentiments ne laissant plus de place au discernement personnel. L’attitude bien-pensante est en fait non-pensante et relève plus de la récitation que de la réflexion, il faut en être pour être en 86

société car « la bien-pensance s’emploie à exclure ceux n’ayant pas l’odeur de la meute. 2 » Ainsi, par sa timidité et par son caractère conservateur, on peut dire que le discours de la pensée établie est un discours en-soi : « Nombre de discours de la pensée établie ne se soucient pas de comprendre. Ils ne se préoccupent que d’eux-mêmes. 3» Cela signifie qu’il n’a d’autre utilité qu’être écouté, il n’est pas un matériau propice aux questionnements, aux débats, aux remises en question : il est donc impropre au changement. Et c’est précisément son but. La pensée établie redoute les tabous : sexualité, mort, vieillesse, communautés, religion, argent, qui sont autant de risques de voir le corps social se remettre en question.

1 2

MAFFESOLI Michel, op cit., p.64 Ibid., p.30


C’est précisément pourquoi elle n’est qu’une diversion, elle prône l’uniformisation des idées et immobilise le débat public en préférant la bien-pensance générale à l’étude objective des causes complexes d’un éventuel malaise social : « L’harmonie est là quand la sagesse et la prudence œuvrent de concert. C’est-à-dire lorsque l’on ne se contente pas du « clapotis des causes secondes » empêchant d’entendre le bruit de fonds du monde, autrement plus lancinant et dont il est difficile de faire l’économie

4

»

87

3 4

MAFFESOLI Michel, op cit., p.32 Ibid., p.37



2 La censure ou le mutisme des idées

Nous venons de soulever l’idée selon laquelle le politiquement correct est un frein au changement et que, par l’importance démesurée qu’il donne aux tabous, ses conséquences sont néfastes pour la société. Il est un autre phénomène qui va dans ce sens et dont les effets sont certainement encore plus condamnables : la censure. L’origine du terme remonte au censeur de l’Empire romain dont le rôle était de recenser les citoyens de la cité, de les répartir selon leur niveau de richesse, puis d’exclure des listes établies les citoyens considérés comme étant « de mauvaises mœurs 1» . Aujourd’hui, le principe est sensiblement identique : condamner puis interdire tout ou partie d’une communication destinée au public 2. Nous distinguerons ici deux formes de censure selon l’objectif qu’elles visent : la censure moraliste (ou moralisatrice) et la censure politique, toutes deux se servant des tabous comme de leviers au mutisme des idées.

1 2

Censure, Encyclopædia Universalis Censurer, Larousse

89


Censure moraliste, le juge du bien et du mal

Pour comprendre le fonctionnement et la justification de la censure moraliste, il est intéressant de se tourner vers la définition donnée de la censure en psychanalyse. Freud sera le premier à étudier cette notion dans L’interprétation du rêve (1900) où il la définit comme un « barrage sélectif entre les systèmes inconscient d’une part, préconscient-conscient de l’autre 1 », ce qui signifie, en bref, qu’elle est à l’origine du phénomène de refoulement* : « cette instance d’auto-observation, 90

nous la connaissons : c’est le censeur du moi, la conscience morale […] c’est d’elle que partent les refoulements de désirs inadmissibles 2 ». Nous ne traiterons pas de psychanalyse ici mais l’analogie avec la censure moralisatrice est pertinente car il s’agit là aussi d’une instance d’observation dont le but est de rendre inaccessible ce qui est jugé – au regard de valeurs morales – comme inadmissible. Ainsi, la censure morale, en s’élevant contre les tabous (de la sexualité, de la nudité, de la violence, de la mort, etc.) assure ce rôle de régulateur des thèmes abordés au sein de l’espace public. Mais cette limitation de la liberté d’expression est-elle pour autant légitime ? 1 2

FREUD Sigmund, 1900, L’interprétation du rêve, Presses Universitaires de France, Paris, 2012 Ibid.


X


A. Le nu dans les arts picturaux

Le critère de la moralité ou de l’immoralité publique, omniprésent dans les 92

systèmes d’évaluation des œuvres, a longtemps été l’affaire des autorités religieuses. En effet, aux XVIe et XVIIe siècles en Europe, celles-ci jouissaient d’un quasi-monopole de l’exercice du contrôle de la vie culturelle et idéologique ; le pouvoir pontifical* cherchant, à l’origine, à empêcher les imprimeurs de « reproduire tout ce qui est contraire ou opposé à la foi catholique ou susceptible d’engendrer le scandale dans l’esprit des fidèles ». Parmi les genres considérés comme immoraux, la représentation picturale du nu a particulièrement fait scandale au XVIe siècle lorsque les moralistes religieux se sont insurgés contre ce qu’ils considéraient comme obscène ou provocateur. L’une des pratiques les plus courantes consistait alors à ajouter des feuillages ou des vêtements sur les corps dénudés des personnages de fresques bibliques.



Ainsi, l’Église catholique romaine a ordonné l’agrément de feuilles de vignes sur la fresque Adam et Eve chassés du paradis 1 de la chapelle Brancacci, pour dissimuler le sexe (à peine visible) des deux protagonistes. La fresque du Jugement dernier 2 de la chapelle Sixtine a subi le même sort : sur les centaines de personnages qui y figurent nus (dont le Christ), beaucoup ont été couverts d’un voile par le peintre italien Daniele da Volterra 3. Presque toutes les œuvres s’écartant de la représentation du nu idéalisé toléré par l’Eglise subiront le même sort. On est en droit de se demander ici l’intérêt d’un tel remaniement, et d’attribuer au tabou de la nudité ce choix de censure peu éclairé. Éternel sujet de controverse, le nu sera encore montré du doigt au XIXe siècle, par les moralistes bourgeois (le moralisme bourgeois est encore plus formel, plus strict que les conventions aristocratiques 94

des siècles précédents, relativement permissives en terme de liberté des mœurs). L’histoire du tableau L’Origine du monde

4

de Gustave Courbet nous en donne

un bel exemple. En effet, Courbet, qui refusait les standards de la peinture académique aux nus lisses et idéalisés, peint, en 1866, une représentation réaliste du sexe et du ventre d’une femme nue allongée sur des draps, les cuisses écartées. Son œuvre propose une image véritablement « sexualisée » du corps féminin, en plaçant les bras, les jambes et le visage du modèle en dehors du cadre. En rupture

MASACCIO, Adam et Eve chassés du paradis, chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmine, Florence 2 MICHEL-ANGE, Le Jugement dernier, chapelle Sixtine, Rome, inaugurée en 1541 3 Cet évènement lui vaudra le surnom Il Braghettone, littéralement « le faiseur de culottes » 4 COURBET Gustave, 1866, L’Origine du monde, huile sur toile, 46x55cm, Musée d’Orsay, Paris 1


avec les codes de l’époque, ce ne sera pas la censure mais la gêne qui poussera deux des premiers propriétaires de l’œuvre à la dissimuler : le baron François de Hatvany le camouflera – dans sa collection personnelle – derrière un autre tableau de Courbet, Le château de Blonay, puis le psychanalyste Jacques Lacan ira même jusqu’à faire construire un cadre à double fond afin de pouvoir repeindre une autre œuvre par-dessus le tableau original. Ici l’embarras masque – littéralement – les qualités intrinsèques d’une œuvre tabou à cause du jugement moral qu’elle subit ; car si ce tableau représente bien la nudité féminine de façon suggestive, il n’en demeure pas moins une œuvre d’art (aujourd’hui à sa place : dans un musée.) Quelques années auparavant, avec Les Baigneuses 5, Courbet avait déjà suscité un scandale, unanimement attaqué par la critique car son œuvre offrait la vision dénudée d’une femme aux formes massives ; les hanches pleines et la poitrine abondante, sa baigneuse se différenciait alors considérablement des habituelles scènes de baignades mythologiques offrant, à la vue du public, les courbes idéalisées d’une déesse. En ce qui concerne la censure bourgeoise, nous pourrions donc proposer l’hypothèse suivante : ce n’est pas tant le nu qui était considéré comme tabou, mais davantage les défauts physiques révélés par le nu et la connotation sensuelle intrinsèque à l’œuvre.

5

COURBET Gustave, 1853, Les Baigneuses, huile sur toile, 227x193cm, Musée Fabre, Montpellier

95


Ce jugement moral implique donc que le réel brut n’est pas digne d’être représenté, que la nudité et la sexualité devraient être tues, non pas par pudeur, mais par honte. Idée que l’on retrouve aujourd’hui, notamment aux Etats-Unis, où les mouvements contre l’exposition des corps sont particulièrement vindicatifs. Pour n’en donner qu’un exemple, en 2014 lors de la convention nationale républicaine de Philadelphie, l’association « Les Citoyens contre l’allaitement au sein » a fait entendre ses revendications : ses représentants souhaitaient faire voter l’interdiction de l’allaitement au sein – même dans le cadre privé – car il s’agissait là d’une « violation des droits civils de l’enfant » voire d’une « relation incestueuse » car elle procurerait un plaisir érotique à la mère 1. Cette remise en cause absurde du lien séculaire entre la mère et son enfant montre bien les 96

dérives totalement injustifiées que peuvent engendrer les tabous sexuels.

Courrier International du 01/10/03, Aux Etats-Unis et nul part ailleurs, le pays où donner le sein peut mener en prison, http://www.courrierinternational.com/article/2001/04/26/le-pays-ou-donner-lesein-peut-mener-en-prison, consulté le 24/10/15 1


Les Baigneuses Gustave Courbet 1853


B . L’o b s c è n e d a n s l a l i tt é r a t u re

Et, comme l’immoral peut, s’il n’est pas montré, être écrit ; la littérature sera elle aussi affectée par la censure moralisatrice. Nous choisirons ici, des œuvres considérées comme obscènes voire dangereuses, afin de questionner le bienfondé 98

de la censure moraliste en tant que défenseur d’une idéologie vertueuse. En France, Baudelaire et son éditeur seront assignés à comparaître devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine pour « outrage à la morale publique et religieuse et outrage aux bonnes mœurs », six des poèmes de son recueil Les F leurs du Mal (1857) étant considérés comme particulièrement obscènes. Dans le plus célèbre, Les métamorphoses du vampire, Baudelaire parle de la déception de l’amour ; il l’illustre par la métamorphose de sa partenaire en ce qui semble être devenu un cadavre : « Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle ; Et que languissamment je me tournai vers elle ; Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus ; Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! 1 » 1

BAUDELAIRE Charles, 1857, Les Métamorphoses du vampire, vers 17 à 20


Considéré comme « répugnant » et indécent, ils seront jugés coupables et contraints de retirer du recueil les six poèmes posant problème (ceux-ci ne seront réintégrés qu’en 1949). À quelques mois d’intervalle, Gustave Flaubert, pour son roman Madame Bovary

2

(1857), sera assigné devant le même tribunal pour

le même chef d’inculpation. Flaubert s’en tirera mieux puisqu’il sera disculpé (mais blâmé pour son « réalisme vulgaire et souvent choquant. 3 ») Si ces œuvres sont pour le moins abruptes, par les tabous qu’elles brisent avec vigueur, par les vérités dérangeantes qu’elles clament tout haut, quelle est pour autant la valeur du jugement moralisateur ? Une œuvre de fiction peut-elle véritablement être néfaste pour ceux qui la lisent ? Aux yeux des censeurs du XVIIe siècle, il semblerait que oui. En France, Donatien Alphonse François de Sade, a été condamné et emprisonné suite aux publications de Justine ou les infortunes de la vertu (1791) puis Juliette ou les prospérités du vice (1797). Si ces œuvres se caractérisent par la violence et la perversité des scènes décrites mais aussi par les illustrations pornographiques accompagnant les premières éditions, peuvent-elles pour autant être objectivement qualifiées d’obscènes et légitimement interdites ? Avant de répondre, détaillons leur contenu : les romans dont nous parlons présentent le destin contraire de deux sœurs, contraintes de quitter le couvent de Panthemon où elles ont été placées à la mort de leurs parents. Les mésaventures FLAUBERT Gustave, 1857, Madame Bovary Réquisitoire du procès de Gustave Flaubert, 1857, retranscrit par O.Bogros, 2000, http://www.bmlisieux. com/curiosa/epinard.htm, consulté le 22/10/15

2 3

99


de Justine vont l’amener à traverser la France (Auxerre, Lyon, Grenoble…) où, à chacune de ses étapes, elle aura à faire un choix entre le vice et la vertu : altruisme ou égoïsme, vérité ou mensonge, courage ou lâcheté ; elle décide à chaque fois de se conformer à la morale et cela l’amène à subir de multiples expériences traumatisantes. Les descriptions de Sade sont très crues et les scènes de violence, de viol ou d’orgies y sont racontées de façon on ne peut plus brute. Son parcours chaotique s’achèvera à l’âge de 27 ans lorsqu’elle meurt foudroyée à sa fenêtre. La parcours de sa sœur, Juliette, représente le chemin opposé de celui pris par Justine : Sade met en scène dans Juliette ou les prospérités du vice une héroïne qui ne respecte ni morale ni religion ; libertine et violente, ses différentes rencontres l’amènent à violer toutes les règles et être « récompensée » pour ses méfaits. Dans 100

ces deux œuvres, ce sont bien l’immoralité et l’athéisme qui sont valorisés par Sade, il préconise de « s’amuser sans se soucier, aux dépens de quiconque 1 ». L’idée principale est de montrer que l’égoïsme et la satisfaction de tous les désirs sont conformes à la nature. L’être humain devrait jouir de tout, vivre furieusement dans la destruction mutuelle. Il y aurait même un plaisir de faire du mal à l’autre, c’est pourquoi les plaisirs de la chair sont eux-mêmes décrits comme une violence, et que l’homicide et la torture font partie intégrante de l’histoire. La thèse de Sade revient en fait à renier la valeur de la vie humaine, affirmant que le respect de l’intégrité d’autrui est une erreur et que la Nature elle-même 1

SADE D.A.F, 1797, Juliette ou les prospérités du vice, Paris, éditions Broché, Partie V, p.158


est vicieuse. Ce qu’explicite le personnage de Saint Fond : « Je voudrais avoir autant de moyens qu’elle [la Nature] de les anéantir sur la terre. 2 » À l’inverse, être vertueux est contre-nature : il est normal et naturel que l’on soit « puni » pour avoir eu une attitude conforme à la morale. La fin du roman de Justine est l’aboutissement de cette thèse : après avoir subi d’innombrables horreurs tout au long de son parcours, la jeune fille est foudroyée à la fenêtre du château où elle réside, comme si Dieu lui-même avait décidé de s’en prendre à elle. Ainsi, en traitant les notions de l’abject, du dégoûtant, du vicieux, et par leur portée résolument antisociales, les œuvres de Sade soulèvent la question du bienfondé de la censure. Considérées comme « dégénérées » bien que remarquablement écrites, elles questionnent les limites de la liberté d’expression car les leçons que pourrait en tirer le lecteur sont véritablement dangereuses. Les réactions engendrées par ces écrits montrent bien qu’il y a un enjeu de protection dans le maintien des tabous et qu’on est en droit de se demander si la liberté d’expression doit toujours prévaloir. La censure n’étant jamais parfaitement justifiée ou injustifiée ; nous nous contenterons de dire ici que, si toute œuvre d’art allant à l’encontre de la morale peut amener à des interprétations dangereuses, le mutisme des idées ne semble jamais lui être préférable.

2

SADE D.A.F, op. cit., Partie II, p. 32

101



Illustrations pornographiques accompagnant l’édition de Juliette ou les prospérités du vice de 1797


C. Polémiques contemporaines

Les exemples plus récents de censure moraliste ne manquent pas : en France, la commission de contrôle des films cinématographiques a interdit – totalement 104

ou partiellement – la diffusion de centaines de films de 1945 à 1975. Parmi les plus célèbres, nous pouvons mentionner Easy Rider 1 de Denis Hopper, où les deux jeunes motards incarnés par Peter Fonda et Dennis Hopper lui-même quittent Los Angeles pour parcourir les Etats-Unis en moto, après y avoir vendu une importante quantité de drogue (le film était alors considéré comme une incitation à la consommation voire à la vente de marijuana) ou encore Orange Mécanique

2

de Stanley Kubrick qui, à sa sortie, fut censuré pour atteinte aux bonnes mœurs en raison de l’omniprésence des séquences de violence physique et sexuelle. Le film sera également censuré au Royaume-Uni jusqu’en l’an 2000. 1 2

HOPPER Dennis, Easy Rider, 1969, 1h35m KUBRICK Stanley, Orange Mécanique, 1971, 2h16m


Objet érotique utilisé pour le décor d’Orange Mécanique 1971


Nous noterons, pour souligner le paradoxe de cette censure morale, qu’Orange Mécanique a par ailleurs été nominé aux Oscars et aux Golden Globes l’année suivant sa sortie, en 1972, mais aussi mentionné par l’American Film Institute en 2008 comme l’un des dix meilleurs films américains d’anticipation (il figure à la quatrième place du classement 90). Plus récemment encore, en 2010, l’exposition rétrospective consacrée à Larry Clark au Musée d’art moderne de la ville de Paris avait été interdite aux mineurs car elle présentait quelques clichés à caractère érotique (les films de Larry Clark n’ont pourtant jamais été classés X et ses photographies avaient déjà été exposées librement à Paris trois ans plus tôt, à la Maison Européenne de la Photographie.) 106

Dans une lettre publique adressée au maire de Paris et au Directeur du Musée d’art moderne, l’Observatoire de la liberté de création (instance de la Ligue des droits de l’Homme) avait fortement contesté cette décision, la qualifiant de « signal régressif et rétrograde » allant à l’encontre du monde de l’art et de son public : « En ravalant Larry Clark au rang de vulgaire pornographe, vous desservez l’artiste que vous exposez, et déniez au public le droit de se faire sa

American Film Institute website, http://www.afi.com/10top10/moviedetail.aspx?id=54041&thumb=2, consulté le 28/10/15 2 LDH, Interdiction aux mineurs de l’exposition de Larry Clark : Lettre publique au maire de Paris, 5/10/10, http://www.ldh-france.org/Lettre-publique-de-l-Observatoire, consulté le 12/11/15 3 Le Monde, Larry Clark, retour sur une polémique, article du 10/08/10, http://www.lemonde.fr/culture/ article/2010/10/08/exposition-larry-clark-retour-sur-une-polemique_1421930_3246.html, consulté le 27/10/15 1


propre opinion sur les œuvres. Plus précisément, vous excluez les adolescents de toute possibilité d’approche de photographies qui explorent des territoires, souvent difficiles, qui les concernent directement. Vous jugez en lieu et place des citoyens, ce qui est l’attitude contestable de tous les censeurs.

91

» Le problème

soulevé ici est bien celui du jugement moralisateur de la censure, qui prétend savoir ce qui est susceptible ou non de choquer et qui impose cette décision arbitraire au public et à l’artiste. Il s’agit bien d’un acte liberticide qui, au nom de la défense des citoyens – en l’occurrence, au nom de la préservation de l’innocence des mineurs – limite les champs de la création. Le message envoyé est doublement dangereux, comme le souligne Stéphanie Moisdon, commissaire de l’exposition : pour l’artiste, car il peut aboutir à une forme de censure bien plus pernicieuse, l’autocensure, qui tendrait à « reformater les mentalités et les espaces publics, à multiplier les dispositifs de prévention ou de précaution 92 » au détriment de la liberté d’expression et de création ; et pour le public qui serait amené à appréhender l’art dans un climat de suspicion car « éduqué à se garantir des conséquences traumatiques d’une expérience de l’art qui serait non désirée, non protégée ».

107



Girl on skateboard (pixelated ) Larry Clark


En 2012, autre tabou et autres œuvres interdites, la censure s’oppose aux travaux de Mounir Fatmi, artiste plasticien marocain. À Toulouse, tout d’abord, lors du festival Le Printemps de Septembre, où Fatmi est contraint de retirer son installation Technologia qui projetait sur le sol du Pont Neuf des versets du Coran. Son œuvre est jugée « blasphématoire » ou « trop sensible vis-à-vis du monde musulman » car elle amène les spectateurs à marcher sur les versets projetés. Plus tard la même année, à l’Institut du Monde Arabe à Paris, c’est son œuvre Sleep qui est censurée pour des raisons similaires. Il s’agit d’une vidéo de six heures capturant le sommeil de Salman Rushdie, auteur des Versets Sataniques 93 , dont la publication lui vaut d’être – depuis 1989 – visé par une fatwa* de mort lancée par l’ayatollah Khomeini et donc contraint de vivre dans la clandestinité. Mounir Fatmi présente son œuvre comme une métaphore du mode de vie de Salman Rushdie 110

depuis que pèsent sur lui ces menaces de mort : il est un fantôme, constamment entre la vie et la mort, toujours vulnérable et jamais paisible. Considérée comme gênante, cette installation sera finalement interdite pour être remplacée par celle citée plus haut, Technologia, ce qui ne peut qu’achever de nous convaincre que les règles qui dictent la censure sont subjectives, et que celles-ci sont parfois profondément illogiques. Accusé d’attiser la haine, Fatmi se défendra pourtant de toute volonté provocatrice, assurant que ses œuvres ne sont ni impertinentes, ni irrespectueuses, mais qu’il cherche simplement à désacraliser le religieux pour

RUSHDIE Salman, 1988, Versets Sataniques, New-York, Viking Press Le Monde, Un artiste contraint de retirer une œuvre jugée blasphématoire, article du 6/10/12, http:// www.lemonde.fr/societe/article/2012/10/06/un-artiste-marocain-se-resout-a-retirer-une-uvrejugee-blasphematoire_1771154_3224.html, consulté le 27/10/15

1

2


faire évoluer les mentalités et favoriser la tolérance entre les dogmes

94

. Quoi

qu’il en soit, l’exemple de Mounir Fatmi montre bien la difficulté qui subsiste à délivrer un message qui touche aux interdits religieux. Et si, selon le contexte, les susceptibilités peuvent ou non se justifier, elles aboutissent dans tous les cas à une frilosité dans la prise de parti artistique, à une limitation arbitraire de ce qui est conforme ou non à la décence. Ainsi, si nous pouvons admettre, dans un premier temps, que la censure moraliste ait une justification (celle de protéger la sphère publique de ce qui pourrait nuire à l’intérêt général), il semble toutefois que celle-ci s’écarte inévitablement de son but initial par le biais de la subjectivité. En définitive, la censure moraliste se révèle être, avant toute chose, une bride pour la pensée et la création : en déclarant arbitrairement tabou une œuvre, une pratique, un comportement, elle tient plus de la bienséance que de la protection. Sa justification est donc contestable et ses conséquences néfastes sont doubles : elle borne au cadre de l’acceptable les possibilités du créateur et vient biaiser le jugement du public. Pour achever notre étude de la censure moraliste, nous citerons une critique anonyme issue des Petites Affiches de Paris de 1792 qui avait, parmi d’autres écrits, suscité notre envie de traiter le vaste thème des tabous. Elle fut publiée en réaction au roman de Justine étudié plus haut, et soulève une idée que nous avons tenté de démontrer ici : qu’importe le message transmis, la censure ne devrait jamais limiter la capacité créatrice de l’artiste car il revient aussi au spectateur de juger avec clairvoyance de ce à quoi il assiste.

111


« Tout ce qui est possible à l’imagination la plus déréglée d’inventer d’indécent, de sophistiqué, de dégoûtant même, se trouve amoncelé dans ce roman bizarre, dont le titre pourrait intéresser et tromper les âmes sensibles et honnêtes. […] Si elle est bien déréglée, l’imagination qui a produit un ouvrage aussi monstrueux, il faut convenir en même temps que, dans son genre, elle est riche et brillante. Les incidents les plus étonnants, les descriptions les plus singulières, tout est prodigué ; et si l’auteur de ce roman voulait employer son esprit à propager les seuls, les vrais principes de l’ordre social et de la nature, nous ne doutons point qu’il y réussît complètement. Mais sa Justine est bien éloignée de remplir ce but louable et que doit se prescrire tout homme qui écrit. La lecture en est à la fois fatigante et dégoûtante. Il est difficile de ne pas fermer souvent le livre de dégoût et d’indignation. Jeunes gens, vous en qui le libertinage n’a point encore émoussé la délicatesse, fuyez ce livre dangereux et pour le cœur et pour les sens. Vous, hommes mûrs, que l’expérience et le calme de toutes les passions ont mis au-dessus de tout danger, lisez-le pour voir jusqu’où peut aller le délire de l’imagination humaine ; mais soudain après, jetez-le au feu : c’est un conseil que vous vous donnerez à vous-même si vous avez la force de le lire entièrement 1 »

Critique anonyme issue des Petites Affiches de 1792

1

Journal général de la France du 27 septembre 1792, section Petites Affiches, auteur anonyme



This

picture

is

not available in your country.


Censure politique, l’impératif illégitime

La censure politique diffère de la censure morale en un point décisif : elle ne défend pas des valeurs mais une idéologie. Les notions de bien, de mal ne sont donc pas en jeu ici, et les règles sont simples : tout ce qui ne correspond pas à la pensée politique en place, à la doctrine établie est tabou. L’enjeu est grand pour le souverain censeur puisqu’il ne s’agit plus de défendre les mœurs du peuple mais de s’assurer de sa docilité. Les tabous prennent ici la forme de législations arbitraires, de non-dits sévèrement sanctionnés, d’obstacles à l’expression et même à la pensée. Ils ne constituent dès lors plus une garantie de l’ordre social, mais ne sont que des leviers à la légitimation d’un pouvoir autoritaire et corrompu, ils ne sont respectés que par crainte et n’aboutissent qu’à la destruction du librearbitre de chacun. Comment la censure politique aboutit-elle à la destruction du libre-arbitre ?

115


La censure politique agit avant tout comme un écran : elle filtre les informations pour ne laisser passer – dans l’espace où elle s’exerce – que celles qui lui conviennent, c’est-à-dire celles qui ne la remettent pas en question. Elle refoule son inadmissible, définit les tabous selon ses propres valeurs pour prévenir le peuple qu’elle régit de ce qui pourrait l’amener à penser en dehors du cadre qu’elle a défini. Pour cela, les autres doctrines sont camouflées ou diabolisées, de façon à empêcher ou, à défaut d’empêcher, d’influencer le jugement du peuple. Le censeur ne fait plus qu’appliquer les règles, il les définit aussi. C’est ce qui aura motivé, par exemple, l’interdiction dans plusieurs pays, d’éditer ou de publier les aventures de Mickey : le tome 1 de la collection des aventures de L’âge d’or de Mickey, Mickey et l’île volante 1 , écrit par Floyd Gottfredson a été 116

une des bande-dessinée les plus censurées au monde. D’abord en Yougoslavie et en Union Soviétique pendant les années 1930 puis en Allemagne de l’Est dans les années 1950 (une des aventures prenait place au milieu d’une révolution antimonarchique), elle est ensuite condamnée par les islamistes radicaux de l’Arabie Saoudite qui décident de lancer une fatwa – toujours en cours –contre le personnage de Mickey, perçu comme une figure de l’impérialisme capitaliste 2 . Sur le même schéma, le dessin animé Robin des bois de Walt Disney fut interdit à la diffusion en 1953 aux Etats-Unis dans la majorité des écoles de l’Etat de Virginie, car accusé de propager l’idéologie communiste 3. GOTTFREDSON Floyd, 1937, Mickey et l’île volante Babelio, Mickey et l’île volante, http://www.babelio.com/livres/Gottfredson-Lage-dor-de-MickeyMouse-tome-1--Mickey-et-lil/314573, consulté le 10/11/15

1

2


Dans ses formes les plus poussées, comme c’est le cas dans les régimes autoritaires, la censure politique n’est plus uniquement une protection contre les opinions subversives, elle devient aussi le carcan d’une pensée unique. Elle n’interdit alors plus seulement au peuple de penser A, mais l’oblige à penser B plutôt que C. Une des œuvres les plus polémiques du XXe siècle, 1984

4

de George Orwell, traduit

bien cette réalité de la censure politique. L’auteur y invente le novlangue 5, langage officiel d’Océania 6, dont le principe fondamental est le suivant : supprimer les nuances d’une langue pour ne conserver que des dichotomies, favorisant ainsi les raisonnements binaires. On est blanc ou noir, pour ou contre, mais jamais entre les deux. L’idée sous-jacente étant qu’en appauvrissant une langue, en lui imposant des non-dits arbitraires, on appauvrit aussi la réflexion du peuple pour finalement borner ses idées à ce qui est seulement dicible. Ajoutons à cela une Police de la Pensée omnipotente traquant les éventuelles opinions subversives et un Ministère de la Vérité chargé de remanier les archives historiques pour les rendre conforme aux propos du pouvoir établi, et nous aboutissons à une forme presque parfaite de censure politique.

Babelio, op. cit., Robin des bois ORWELL George, 1949, 1984, Paris, éditions Gallimard 5 « Newspeak » dans la version originale 6 Oceania est un des trois pays totalitaires fictifs décrits dans 1984, composé de l’Amérique du Nord, de l’Amérique du Sud, de l’Océanie, de l’Afrique du Sud et des îles Britanniques. 3

4

117


Dans ce contexte, le peuple est « muselé » par la censure jusqu’au moment où l’idée même de rébellion n’existe plus. Les méthodes décrites par Orwell dans ce pays fictif ne sont pas sans rappeler le gouvernement de Staline en place en Union Soviétique lors de la sortie du roman (il y sera d’ailleurs censuré de 1950 à 1990). Et nous retrouvons, aujourd’hui encore, des méthodes similaires dans divers gouvernements : en Erythrée, où l’unique compagnie de télécommunications est sous gestion et contrôle étatiques, et où seuls les médias d’Etat peuvent diffuser l’actualité (mêmes ces médias contrôlés vivent dans la crainte, les arrestations et les condamnations sans procès y sont tellement récurrentes que ce petit pays possède le plus grand nombre de journalistes en prison de toute l’Afrique. 1) Mais aussi en Chine, où les millions de connexions Internet sont « protégées » de l’extérieur 118

par la Great Firewall, mélange de censeurs humains et d’outils technologiques bloquant les sites et les réseaux considérés comme « critiques » 2 . Ce procédé est utilisé dans de nombreux autres pays tels que l’Azerbaïdjan, l’Arabie Saoudite, Cuba ou l’Iran, où le contrôle des connexions va souvent de pair avec une pression accrue sur les journalistes locaux, lesquels peuvent payer très cher le dévoilement d’une vérité « tabouée » par le gouvernement en place. Plusieurs Saoudiens ont ainsi été jugés en tant que « cybercriminels » pour avoir défendu sur leur compte Twitter le droit des femmes à conduire une voiture 3 . IFEX, Les 10 pays maîtres de la censure, 2/05/12, http://www.ifex.org/international/2012/05/02/ ten_most_censored/fr/, consulté le 01/11/15 2 CPJ (Commttee to Protect Journalists) – China, 01/04/15, https://cpj.org/fr/2015/04/les-10-pays-quiexercent-la-censure-la-plus-forte.php, consulté le 02/11/15 3 CPJ, op. cit., Arabie Saoudite 1


En Azerbaïdjan, c’est, par exemple, Emin Huseynov, le directeur de l’Institut pour la liberté et la sécurité des reporters (IRFS), qui a été contraint à la clandestinité pour avoir osé affirmer – et à juste titre – que le Président Ilham Aliyev contrôlait tous les radiodiffuseurs nationaux 4. Au Vietnam, de nombreux blogueurs indépendants ont été condamnés par le Parti Communiste pour « abus des libertés démocratiques. 5 » En Iran, le journaliste conservateur Hossein Ghadyani et le journal pour lequel il travaillait, Vatan-e Emrooz, ont été condamnés pour diffamation suite à l’enquête révélant la corruption massive au sein du gouvernement du Président Hassan Rouhani 6. Enfin, nous ne pouvons pas oublier la Corée du Nord, où la connexion Internet est réservée à l’élite politique, où les journaux – au petit nombre de douze – sont tous contrôlés par l’Agence centrale de presse coréenne, et où même la possession d’un téléphone portable est interdite. Mais c’est surtout, dans cette dictature, la propagande vis-à-vis du leader politique Kim Jong Un, et avant lui Kim Jong Il, qui démontre l’ampleur des tabous et la somnolente paralysie d’une nation entière. Ici, la « déification » du souverain n’est pas sans nous rappeler les prohibitions taboues propres à l’animal totem vu dans la première partie de notre étude : le leader politique est présenté comme un être supérieur et protecteur qu’il faut

4 5 6

CPJ, op. cit., Azerbaïdjan CPJ, op. cit., Vietnam CPJ, op. cit., Iran

119


vénérer et craindre à la fois 1. Pour ce qui est de la dictature nord-coréenne, donc, il ne fait plus aucun doute que la liberté d’expression a bien été enterrée, à tel point que l’on se demande même s’il peut subsister, au sein de ce peuple manipulé, une infime part de liberté de penser. Pour les autres pays cités cidessus, il est évident que le poids de la censure empêche là aussi – en partie – la remise en cause du pouvoir établi. La censure autoritaire se rapproche donc du tabou sacré : elle prohibe sans justifier, ne fait pas appel à la raison mais à la peur et impose une obéissance craintive et irrationnelle. Toutefois, là où le tabou sacré allait dans le sens du peuple, la censure autoritaire ne se soucie que du pouvoir en place et de la 120

pérennité de l’autorité illégitime qu’il exerce. Elle n’est pas une superstition mais un mensonge, et prouve bien – à ce titre – l’ampleur démesurée et destructrice que peuvent prendre les tabous lorsqu’ils sont institués par un souverain corrompu qui a cessé de faire prévaloir l’intérêt général

1 Corée, le dernier prince rouge, Arte, documentaire du 26/02/15 http://info.arte.tv/fr/coree-le-dernierprince-rouge


Who said that ?


3 L’harmonie conflictuelle

Rencontre avec Michel Maffesoli Jeudi 11 Octobre 2015 122

Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, est le théoricien, internationalement reconnu, de la postmodernité. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, traduits en de nombreuses langues, parmi lesquels : L’Ombre de Dionysos, CNRS Editions, 2010, Le Temps des tribus, La Table Ronde, 2000, Du Nomadisme, La Table Ronde, 2006, Le Trésor caché, lettre ouverte aux Francs-maçons, Léo Scheer, 2015, Les nouveaux bien-pensants, Éditions du Moment, 2015.


Retranscription de l’interview

Vous développez, dans Les nouveaux bien-pensants, le concept de pensée établie pour mettre en avant l’incapacité des acteurs du politiquement correct (qu’ils soient hommes politiques, hauts fonctionnaires, journalistes ou intellectuels) à appréhender le monde tel qu’il est. Quelle sont les conséquences de cette pensée établie sur le corps social ? La compréhension de ce concept nécessite de préciser deux points importants. Parlons tout d’abord de la notion de conformisme logique, une expression de Durkheim qui m’a toujours plu et qui mérite quelques éclaircissements. Le conformisme logique s’appuie sur le fait que – et cela vaut pour tout homme – si l’on veut vivre en société, il faut avoir les règles des sociétés. En effet, si l’on est français ou italien, nous n’aurons pas les mêmes attitudes, la même gestuelle, la même manière d’être et de parler. On reconnaît notamment ses différentes déterminations lorsque l’on voyage, et elles paraissent logiques. C’est ce que Thomas d’Aquin appelait l’habitus, c’est-à-dire qu’à chaque lieu correspond une manière d’être. Il y a ainsi toujours du conformisme, qu’on le veuille ou non, et il est nécessaire pour assurer ce qu’on appelle le vivre-ensemble. Pour le dire autrement, si l’on n’a pas l’odeur de la meute, on ne peut pas vivre avec les autres membres

123


de son espèce animale. Ce qu’a explicité Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne : on arrive à s’ajuster les uns aux autres uniquement parce que nous avons des règles communes. Corrélativement à cela, et c’est cette forme de conformisme que je pointe du doigt, il y a aussi un conformisme de pensée. Car bien sûr, si l’on pense de manière totalement anomique on ne sera pas intégré, mais le problème survient quand ce qui fait qu’on arrive à se supporter devient une caricature, et qu’alors on ne peut plus penser « de travers ». C’est-à-dire, quand la régulation minimale du conformisme devient exagérée. Quand cela risque-t-il d’arriver alors ? Quand l’idéologie fondant le vivre-ensemble n’est plus en phase avec la vie, et c’est ce qui me paraît être le 124

cas aujourd’hui. Pour le dire brièvement, nous sommes sur un mode de pensée qui date des XVIIIe et XIXe siècles ; nous refusons, par exemple, de remettre en question la République (gauche et droite confondue) alors que les mentalités ont évolué depuis. Notre système interprétatif est en fait déphasé par rapport à la réalité. C’est cela le politiquement correct, c’est ce décalage. Attention donc, ma position est nuancée : je conçois qu’à l’origine le conformisme soit naturel et même sensé, c’est uniquement dans ses formes démesurées qu’il est néfaste. Quant au politiquement correct, il apparaît quand la rationalisation de la vie sociale n’est plus en phase avec ce que l’on vit. Par exemple, prenons un mot, celui de « tribu ». Je pense qu’il y a un retour des tribus aujourd’hui (tribus musicales, sportives, sexuelles, etc.) Ces tribus n’ont rien à voir avec la classe sociale, elles sont des formes de rassemblement bien plus complexes : musicales, sportives, sexuelles ou


peu importe. Le mot « communauté », lui, ne rentre pas dans le système du pensée du XIXe siècle, car il y avait la République une et indivisible : il y a ainsi décalage entre le discours politique officiel qui va critiquer le communautarisme (et qui en a surtout très peur) alors qu’il y a véritablement des groupements communautaires dans les jeunes générations. Ce mot est pertinent pour qualifier ces groupements sociaux, mais il effraie. Sans raison peut-être, car la communauté peut être une autre manière d’être ensemble, voire même un idéal. Nous pourrions parler d’idéal communautaire. Après le problème sera de savoir comment s’ajustent ces communautés entre elles, mais c’est un autre débat.

Pensez-vous que l’homme postmoderne soit plus enclin à bousculer les tabous que ses prédécesseurs ou y-a-t-il trop de barrières à la transgression ? Sommes-nous, en fait, dans une époque qui tient plus à encourager le libre-arbitre ou à le limiter ? Je pense que l’idée même de transgression n’est plus d’actualité. Il y avait véritablement de la transgression quand il y avait des valeurs uniques. A partir des années 1940, c’est Georges Bataille qui a mis l’accent sur les transgressions de divers ordres et notamment morale. En fait, la transgression ne se comprend qu’en opposition aux valeurs établies, admises par à peu près tout le monde. Je pense que du moment qu’il y a cette mosaïque de tribus, de communautés, qu’il

125


y a autant de valeurs que de micro entités, les tabous demeureront subjectifs. Il y a – aujourd’hui – une multiplicité de tabous et de manière d’être. Ce qui était moins le cas auparavant, nous étions habitués à une relative homogénéité de la société. Mais il y a bien désormais une hétérogénéité de la société : c’est précisément cela, la postmodernité, la mosaïque des modes de vie. Pour aller plus loin, on peut encore citer Durkheim, qui a étudié les tribus primitives australiennes et qui montre qu’elles n’existent que car il y a – au sein de ces groupements d’homme – une figure emblématique, un totem. Finalement, ce totem agit comme du ciment, il cristallise les actions de chacun et fait que la vie ensemble tient. Les valeurs se font à partir de ce totem, c’était cela la pré-modernité.

126

Aujourd’hui, le rationalisme moderne a décidé qu’il n’y avait plus de figure emblématique, plus de totem mais des grandes valeurs : le contrat social, la République, la démocratie, etc. Ce sont nos totems. Mais dès qu’il y a une fragmentation du corps social, ces totems ne fonctionnent plus, il y a une multiplicité de manières d’être et les tabous sont alors pluriels. Et je pense que certains tabous peuvent même dégénérer dans la violence : nous sommes dans l’apprentissage de cette mosaïque de communautés et l’apprentissage est toujours une épreuve. Il est tout à fait possible que cette pluralité des tabous au sein d’un même espace tourne à l’agression. On peut le constater dans les manifestations actuelles.


Vous parlez d’apprentissage de la cohabitation entre « tribus », cela signifie-t-il que vous envisager qu’à long-terme, cette mosaïque des modes de vie puisse fonctionner ? Qu’il puisse y avoir une forme d’harmonie dans mon rapport à l’autre, malgré nos différences ? Oui, c’est mon hypothèse, nous sommes dans une période de transition. Après, il n’y a que deux scénarios possibles : j’ai eu, récemment, un débat sur ce sujet avec Umberto Ecco, qui soutient que c’est la barbarie qui est en train de triompher, que l’on reviendrait vers une guerre des tribus, une lutte des communautés. Je pense au contraire que nous sommes dans l’apprentissage de la cénesthésie du corps social. La cénesthésie est un concept médical qui signifie, vulgairement, être bien dans sa peau, être en harmonie avec son corps. Le mot vient du grec aisthesis : le sentiment, koinon : le tout, et kinêtikos : la démarche, la cinétique. La cénesthésie est le mouvement par lequel les organes s’ajustent les uns par rapport aux autres, les fluides par rapport au solide, le moment où ça marche ! Selon moi, nous sommes encore dans l’ajustement des tribus les unes par rapport aux autres, et donc, pour l’instant, ça saigne !

Le politiquement correct ne freine-t-il pas justement ce changement, cet état de cénesthésie ? Il y a bien une dénégation du politique, c’est-à-dire qu’il ne voit pas ce qui est là et

127


qui crève les yeux : nous sommes toujours sous le règne du contrat social rationnel et on ne voit pas qu’il y a des tribus émotionnelles. Un exemple flagrant en est la laïcité : on veut évacuer le sacré par le rouleau compresseur du rationalisme, mais il revient forcément d’une manière perverse. Je pense que, par exemple, le djihadisme est le retour du refoulé. Par exemple, j’ai vu la vidéo d’un jeune homme qui revenait de Syrie, et qui assumait avoir été dans les camps d’entrainement djihadistes. Il disait qu’il avait la soif de l’absolu, de l’infini et de la religiosité. Cela ne pouvait pas s’exprimer ici, il est allé le chercher là-bas. Je n’utilise pas le mot pervers au hasard ici, être pervers (qui vient du latin pervetere) c’est littéralement « prendre une voie détournée. » En fait, le politiquement correct refuse le changement car il reste accroché aux grandes valeurs de la société occidentale, il ferme les yeux. 128

Selon vous, où se situe la limite entre une attitude impertinente voir obscène d’une part et le respect absolu des tabous d’autre part ? Où se situerait la zone grise de la tempérance vis-à-vis de prohibitions taboues ? Difficile de répondre à cette question, un concept philosophique intéressant ici est celui de la discrétion, que l’on a traduit en français par le fait d’être discret, mais qui à la base, signifiait : avoir du discernement. Ce qui est en jeu ici, c’est avant tout de trouver le biais qui fait que je ne provoque pas les autres quant à leurs convictions. Il y a toujours le problème du choquant dans les tabous, nous l’avons


vu avec Charlie Hebdo pour le monde musulman et avant cela pour le pape ou pour les juifs. Ils s’en moquaient d’une manière vulgaire mais étaient-ils obscènes ? Je ne pourrais pas répondre, il faut en juger en reprenant le sens premier du mot obscène, qui signifie : ce qui est devant la scène, ce qui ne respecte pas la théâtralité admise. En tout cas, ce qui se cache derrière cette question, c’est le concept de tolérance. Pourquoi pas se moquer du religieux mais sans remettre en cause les convictions des autres ? C’est compliqué, il n’y a peut-être pas de vraie réponse. Pour ma part, en tout cas, on m’a souvent reproché d’être impertinent. Je pense que la tolérance est surtout une affaire de respect mutuel et que le problème doit certainement rester ouvert. Une idée intéressante pour aborder ce sujet est celle de l’’harmonie conflictuelle : quand les architectes du Moyen-Age construisaient la voûte des cathédrales, ils le faisaient en utilisant la tension des pierres les unes contre les autres. Cette voûte reposait intégralement là-dessus, la tension assurait l’équilibre. Pour les barriques c’est la même chose, la tension des lames les unes contre les autres permet au tonneau de tenir. Ces images sont aussi évocatrices d’une réalité sociale : peut-être ne doit-on plus chercher l’harmonie a priori mais l’harmonie conflictuelle qui utilise justement le maintien des tensions pour créer l’équilibre. Cela me rappelle un de mes livres, La violence fondatrice, dans lequel je soulève l’impossibilité fondamentale de nier l’existence de la violence. Il ne faut pas non plus exercer une

129


pression trop forte visant à la prévenir car, quand les violences sont contenues, elles explosent sous des formes perverses. Il y a un tabou très fort vis-à-vis de la violence de nos jours : on préfère annuler la possibilité de catharsis, mais cela aboutit aux jeux de strangulation, aux voitures brulées, aux rodéos sur l’autoroute, etc. Le carnaval était une réponse aux pulsions de violence, aujourd’hui on en a peur. C’est peut-être une erreur car c’est lorsque l’on n’accepte pas l’animalité que l’on aboutit à la bestialité. Comme le disait Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête »

130


[-]

131


CHAPITRE 3 Nous traiterons, dans ce chapitre de notre étude, de la marge de manœuvre dont chacun d’entre nous dispose dans son rapport au tabou. Car, s’il s’agit bien d’une prohibition silencieuse aux frontières mal définies, cela peut aussi vouloir dire qu’il ne tient qu’à nous de le respecter sans pour autant le subir. Mais comment ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre ici. Nous étudierons tout d’abord la façon dont nous pouvons jouer avec les tabous : par les artifices que sont la suggestion et le biais humoristique, nous tenterons de prouver que les tabous nous invitent aussi à les contourner, à feindre leur respect pour finalement mieux les remettre en cause. Nous expliquerons ensuite comment les tabous peuvent aussi être bousculés voire renversés par la force des mouvements sociaux, affirmant dans le même temps le bienfondé de la notion de conflit comme régulateur de la vie en communauté. Nous tenterons ensuite de prendre du recul quant aux conséquences des tabous sur l’homme et de poser un regard lucide sur ce qu’ils sont vraiment. Les tabous nécessitent-ils que l’on s’y oppose ? Et si surmonter les tabous revenait en fait simplement à les comprendre pour mieux vivre notre interaction avec le monde social extérieur ? Nous expliciterons cette idée en deux temps : nous tenterons d’abord de révéler le rôle vertueux de la pudeur comme acceptation de ses tabous intrinsèques et protection de soi, puis nous tâcherons de démontrer que la compréhension empathique des tabous d’autrui est le fondement même de l’interaction entre les individus et qu’elle constitue, sur ce postulat, le préalable nécessaire au dialogue.


L’USAGE DU TABOU Comprendre les convenances pour s’en émanciper

133


‘!’


1

135

Peut-on jouer avec les tabous ?

Nous étudierons ici la notion de tabou en tant qu’invitation au jeu pour tenter de prouver que ces prohibitions sociales peuvent, si elles ne sont enfreintes, être du moins contournées. Par la suggestion et le biais humoristique, le fait même de feindre le respect des convenances ne permet-il pas finalement de donner plus de poids au message que l’on cherche à transmettre ? Nous nous demanderons, en ce sens, si les tabous ne tiennent pas – parfois – plus du défi que de l’interdit.


Dissimuler pour mieux montrer, l’art de la suggestion

Nous traiterons, dans cette partie de notre étude, de l’art de suggérer le tabou ; il ne sera donc pas question ici d’ignorer les codes de la décence et encore moins 136

de nier la nécessité d’une considération morale dans l’arbitrage de ses actes mais bien d’insinuer sans dire, de s’affranchir des codes en feignant l’obéissance. Notre but étant de prouver que le tabou n’est jamais une fin en soi et que, s’il est toujours possible de laisser passer une idée sans l’énoncer, elle acquiert même – de cette dissimulation – un sens plus fort. Jean Starobinski, dans L’œil vivant, s’intéresse à la puissance du regard chez le spectateur et propose l’idée selon laquelle l’homme développerait une fascination naturelle pour le caché. Selon lui, le regard rechercherait naturellement ce qui lui échappe, ce que les jeux d’ombres et de miroirs, les masques, les cache-cache ne lui permettent que d’apercevoir 1.

1

STAROBINKSKI Jean, L’œil vivant, 1999, Paris, éditions Gallimard


hide


Nous tenterons, sur ce postulat, de prouver que le tabou est aussi un défi, qu’il nous invite à le contourner plus qu’à le briser et que, en jouant sur la frustration, il est également à l’origine du fantasme*. L’imagination jouera, pour cela, un rôle important dans notre développement : en tant que « fonction par laquelle l’esprit voit, se représente, sous une forme sensible, concrète, des êtres, des choses, des situations dont il n’a pas eu une expérience directe 1 », elle permet de transmettre des émotions en l’absence même de l’objet qui nous émeut. Parmi les diverses formes de suggestion, il en est une qui retiendra notre attention : l’érotisme. En effet, cette affection des sens joue précisément sur l’insinuation du sexe, suggérant de façon implicite et subtile ce que la pornographie exhibe de manière abrupte. L’érotisme s’amuse ainsi à chahuter les tabous sexuels, ne les brisant 138

jamais, certes, mais ne les respectant jamais non plus. Quelle conséquence sur l’homme en proie à l’érotisme ? Non seulement le désir sexuel subsiste-t-il mais il est décuplé par la frustration qu’induit la suggestion. Georges Bataille, dans L’érotisme, argue que si l’érotisme est bien le propre de l’espèce humaine, c’est en raison de notre détachement de la finalité même de l’acte sexuel : la reproduction 2 . L’érotisme – en tant que promesse de plaisir détaché de l’acte sexuel – se nourrit ainsi de l’imagination, c’est un éveil aux voluptés* qui met l’homme en mouvement vers la satisfaction

1 2

Imagination, Larousse BATAILLE George, L’érotisme, 1957, Paris, Les éditions de minuit, Chap. I, p.42-44


de ses désirs. L’attente, la frustration, la promesse sont alors autant de moyens de transformer l’absence de sexe en privation de sexe. L’idée étant ici de faire naître le manque, de stimuler l’envie par le tabou. La notion de sensualité suggérée est notamment très présente dans les écrits des auteurs romantiques des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est, par exemple, le cas de Marivaux, dans Le Paysan parvenu, qui présente la féminité du personnage de madame de Ferval par l’unique partie de son corps qu’elle dévoile : son pied. Celui-ci suffit à le mettre en émoi car il l’invite à découvrir ce qui – du corps de cette jeune femme – est pour l’instant couvert. Dans une sorte de dévoilement pudique, la sensualité y est en fait révélée par la simple évocation de la nudité : « De ces deux pieds mignons, il y en avait un dont la mule était tombée, et qui, dans cette espèce de nudité, avait fort bonne grâce. Je ne perdis rien de cette touchante posture ; ce fut pour la première fois de ma vie que je sentis bien ce que valaient le pied et la jambe d’une femme ; jusquelà, je ne les avais comptés pour rien ; je n’avais vu les femmes qu’au visage et à la taille, j’appris alors qu’elles étaient femmes partout. 3 » Marivaux décrit ici une sorte de révélation : il ignorait – jusqu’à lors – à quel point la simple vision d’un pied nu pouvait bouleverser ses sens.

CARLET DE CHAMBLAIN DE MARIVAUX Pierre, 1734, Le Paysan parvenu, Paris, éditions Prault, p.171, passage issu du recueil Amour & Libertinage, 2009, éditions du Chêne, p.42

3

139


Les représentations picturales du nu s’inspirent, elles aussi, de cette logique de dissimulation : la main du personnage central placée devant le sexe et le regard joueur et pénétrant, en direction du spectateur, est un schéma récurrent que l’on retrouve, par exemple, dans les tableaux Olympia 1 d’Edouard Manet ou La Vénus d’Urbin 2 de Titien, toujours pour signifier l’invitation au plaisir. Les Nus Bleus

3

d’Henri Matisse représentent un nu abstrait inspiré des sculptures africaines, qui laisse deviner, par l’assemblage des formes, une femme assise dans une posture lascive* dont le spectateur doit imaginer l’intention. Ingres, avec La Baigneuse Valpinçon 4 propose, quant à lui, la vision d’une femme nue de dos qui s’apprête à rentrer dans l’eau de son bain. Mystérieuse et anonyme, elle ne laisse apparaître qu’une infime partie de ses fesses et la dynamique de ses courbes laisse penser 140

qu’elle cherche à se cacher, comme si elle nous avait vus en train de l’observer. La suggestion est donc, notamment en peinture, souvent utilisée pour évoquer le sexe tout en gardant le spectateur en tension.

MANET Edouard, 1863, Olympia, huile sur toile, 30.5 × 190 cm, Musée d’Orsay, Paris TITIEN, 1538, La Vénus d’Urbin, huile sur toile, 119 × 165 cm, Galleria degli Uffizi, Florence 3 MATISSE Henri, 1952, Nus Bleus, papiers gouachés, découpés et collés sur papier marouflé sur toile (série de quatre nus) 4 INGRES Jean-Auguste-Dominique, 1808, La Baigneuse Valpinçon, huile sur toile, 146 × 97 cm, musée du Louvre, Paris 1

2


Olympia Edouard Manet 1863


Dans un autre registre, le genre cinématographique se prête tout aussi bien à la suggestion du sexe. Nous nous appuierons ici sur un épisode de l’émission Blow- up diffusée sur Arte, La suggestion du sexe au cinéma 1, pour expliciter quelques stratagèmes employés par les cinéastes pour évoquer l’acte sexuel sans le montrer. L’un des effets les plus courants est celui du fondu enchaîné, particulièrement évocateur puisqu’il consiste littéralement à condenser l’acte sexuel en plusieurs plans pénétrant les uns dans les autres. On l’observe notamment dans Hiroshima mon amour

2

d’Alain Resnais où la scène de sexe

entre les deux personnages principaux ne nous permet de discerner que les visages et les mouvements suggestifs de certaines parties du corps bien choisies. Les mouvements de caméras pudiques, fuyants la scène, ainsi que le recours 142

à la pénombre sont – eux aussi – récurrents et ne perdent souvent rien de l’aspect sensuel de la séquence. L’ellipse* est également un procédé alléchant, se concentrant uniquement sur un détail évocateur de la scène, elle oblige le spectateur à rétablir par l’imagination ce que le réalisateur garde sous silence : une main suffit à signifier l’orgasme dans Titanic 3 de James Cameron, un pied, dans Étreintes brisées 4 de Pedro Almodovar ou encore la saccade d’un lit contre un mur dans Somewhere 5 de Sofia Coppola. La métaphore permet, quant à elle, 1 Blow-up, La suggestion du sexe au cinéma, 08/09/15, disponible sur Youtube : https://www.youtube. com/watch?v=_KrYbUVTFV8 2 RESNAIS Alain, 1959, Hiroshima mon amour, France, 1h32m 3 CAMERON James, 1997, Titanic, Etats-Unis, 3h30m 4 ALMODOVAR Pedro, 2009, Étreintes brisées, Espagne, 2h10m 5 COPPOLA Sofia, 2010, Somewhere, Etats-Unis, 1h38m


de substituer à une scène polissonne un élément visuel connoté sexuellement : dans la scène finale de La mort aux trousses 6 d’Alfred Hitchcock, au baiser entre Cary Grant et Eva Marie Saint – allongés dans leur cabine – succède le plan du train pénétrant dans un tunnel. Sur le même schéma, c’est la vision d’un éclair qui succède l’étreinte des deux personnages passionnés dans La Servante 7 de Kim Ki-young ou celle d’un feu d’artifice dans La Main au collet 8 d’Alfred Hitchcock. Nous pouvons également citer la métaphore de l’acte sexuel dans la partie d’échec entre Steeve McQueen et Faye Dunaway dans L’Affaire Thomas Crown 9 de Norman Jewison où les jeux de regards et la gestuelle suggestive utilisée pour manipuler les pions laisse deviner la séquence à suivre.

143

HITCHCOCK Alfred, 1959, La mort aux trousses, Etats-Unis, 2h16m KI-YOUNG Kim, 1960, La Servante, Corée du Sud, 1h51m 8 HITCHCOCK Alfred, 1955, La main au collet, Etats-Unis, 1h47m 9 JEWISON Norman, 1968, L’Affaire Thomas Crown, Etats-Unis, 1h42m 6 7


Bien qu’il demeure l’un des champs d’action privilégié de la suggestion, le sexe n’est pas le seul sujet délicat abordé de cette manière. En effet, plusieurs autres thèmes sont, de façon récurrente, évoqués par détournement, de façon oblique ou même clairement dissimulée. Si l’on s’intéresse aux compositions musicales, par exemple, il est une notion taboue qui reviendrait régulièrement sous forme déguisée : celle de l’usage des drogues. Attention toutefois à ne pas prendre une interprétation pour un fait, dans Controversies of the Music Industry, les auteurs Richard D. Barnet et Larry L. Burriss mettent en garde sur l’interprétation subjective des paroles mais admettent dans le même temps que seul le message perçu importe pour l’auditeur : « Perceived reality is reality 1 ». Nous pouvons ici, pour illustrer ce phénomène, citer White Rabbit de Jefferson Airplane, parue en 144

1967 sur l’album Surrealistic Pillow. Les paroles du morceau reprennent l’histoire d’Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll sur fond de rock psychédélique.

1 BARNET Richard & BURRISS Larry, 2001, Controversies of the music industry, Westport, Greenwood Publishing Group, p. 34-36


« When the men on the chessboard get up and tell you where to go And you’ve just had some kind of mushroom, and your mind is moving low »

« Quand les hommes sur l’échiquier, se lèvent et te disent où aller Et tu viens juste de prendre quelque chose comme des champignons, et ton esprit descend »

« When logic and proportion have fallen sloppy dead And the white knight is talking backwards And the red queen’s off with her head Remember what the dormouse said Feed your head, feed your head »

« Quand la logique et les proportions sont mortes négligemment Et le chevalier blanc parle à l’envers Et la dame de cœur veut lui couper la tête Souviens-toi de ce que le loir dit : Nourris ta tête, nourris ta tête »

« Follow the white rabbit »

« Suis le lapin blanc »

145

White Rabbit Jefferson Airplane


{follow the white rabbit}


Il semble bien se dessiner, ici, une allusion aux effets des drogues psychotropes* sur l’organisme (les drogues hallucinogènes telles que le LSD étaient très répandues à cette époque dans la communauté hippie) sans que l’on puisse toutefois en prouver l’existence. Que cette rumeur soit fondée ou pas, elle véhicule une idée intéressante quant au fantasme de l’homme pour le caché : le tabou est recherché avec impertinence par l’auditeur qui scrute dans le texte les éventuels indices laissés par l’artiste sans même savoir si les paroles possèdent réellement un double-sens. De nombreux morceaux de la même époque jouent ainsi – volontairement ou non – sur cette ambiguïté : Mother’s Little Helper des Rolling Stones, Purple Haze de Jimmy Hendrix, The Pusher de Steppenwolf, Cloud Nine de The Temptations ou encore Happiness Is A Warm Gun et Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles, mais surtout les nombreuses interprétations dont ils ont fait l’objet sont autant de légendes urbaines prouvant la fascination de l’homme pour la suggestion du tabou, et en l’occurrence de la drogue, dans la musique.

147


On peut enfin établir, pour conclure sur la notion de suggestion, une analogie entre la suggestion du sexe et la suggestion de la monstruosité dans le cinéma d’épouvante. En effet, d’abord par manque de moyens puis par choix, de nombreux réalisateurs s’appliqueront à faire ressentir au spectateur une présence, une atmosphère dérangeante sans jamais dévoiler face caméra la source de cette 1 anxiété. Pour n’en citer qu’un seul exemple, Rosemary’s Baby de Roman Polanski

suggère la présence du démon sans la dévoiler pendant la majeure partie du film : l’intensité vient de l’angoisse de la vie quotidienne dans cet appartement où le tic-tac de l’horloge se fait de plus en plus oppressant, où les murs immaculés semblent de plus en plus étroits. C’est aussi la voix de Mia Farrow, fredonnant un air à la fois innocent et inquiétant, et la grossesse du personnage de Rosemary, 148

progressant comme une bombe à retardement, qui contribuent à faire de ce film un chef-d’œuvre d’épouvante dont les scènes les plus glaçantes sont aussi souvent les plus banales en apparence, celles où l’on pressent – sans pouvoir l’identifier – une omniprésence menaçante. Ce genre cinématographique s’appuie ainsi principalement sur le sentiment d’angoisse, en construisant un climat oppressant : musique hostile, obscurité, effets de surprise propices à l’immersion du spectateur. Le schéma utilisé est bien le même que celui que nous venons de voir pour l’érotisme, sauf que, dans le cas présent, le désir est remplacé par la peur : la dissimulation crée une frustration car le spectateur souhaite

1 2

POLANSKI Roman, 1968, Rosemary’s Baby, Etats-Unis, 2h16m Voir p.64


découvrir ce qui – au travers du personnage – le menace, puis la suggestion oriente et stimule l’imagination. En fait, par ce procédé, le danger est perçu comme d’autant plus pressant qu’il est bien dissimulé. L’érotisme – et par extension, toute suggestion taboue – construit également le désir par la frustration, prouvant deux choses : d’abord, que l’imagination du sexe camouflé est souvent plus enivrante que son dévoilement ; ensuite, que le fantasme demeure bien plus puissant que le tabou. On retrouve bien, dans cette vision de l’érotisme, le caractère ambivalent du tabou mis en évidence par Freud dans Totem et Tabou 2 : le tabou porterait sur des activités que l’on aurait naturellement tendance à accomplir mais que l’on refoule, en vertu de la morale ou de la superstition. Est-ce la raison pour laquelle sa dissimulation nous intrigue tant ? 149


Rire pour dédramatiser, le désamorçage des tabous

150

Nous nous intéresserons, dans cette partie, à la force de l’humour et plus spécifiquement à celle de l’ironie en tant qu’instrument de la dédramatisation. En effet, cette forme particulière de dérision permet – si elle est bien amenée – le détachement des enjeux moraux, ouvrant ainsi le champ des réflexions au-delà du décent, du choquant ou de l’acceptable. Pour cela, nous nous appuierons sur l’œuvre de Vladimir Jankélévitch, L’ironie, afin de prouver qu’il est possible de contourner les tabous, de feindre la bien-pensance pour, en réalité, faire passer un message dissimulé car trop brut ou trop inconvenant pour être énoncé tel quel. En ce sens, l’ironie maniée avec subtilité nous permettrait-elle de dépasser les tabous, les non-dits pour – à défaut de les résoudre – rire des problèmes qu’ils occasionnent et questionner, dans le même temps, leur bienfondé ?


Dans les différentes définitions de l’ironie données par Jankélévitch, il en est une qui retiendra notre attention : celle de l’ironie en tant que jeu 1 . Pour lui, l’ironie, lorsqu’elle est suffisamment implicite, permet le détachement du cadre moral en renversant le sens des mots employés : on dit un mot pour dire son contraire, mais pas seulement. L’ironie est en fait une allégorie* tautologique*, elle incite l’interlocuteur à faire la balance du vrai et du faux dans notre discours et invite donc toujours à la réflexion. Il y a ainsi un jeu de rhétorique entre l’énonciateur et son public. Elle se différencie sur ce point du mensonge qui, s’il dit aussi un mot pour son contraire, agit de façon intéressée et représente davantage une entrave à la réflexion. En bref, l’ironie est un cheminement de pensée bénéfique qui ouvre, tire vers le haut là où le mensonge ferme le débat. Ce que Jankélévitch capture dans l’argument suivant : « Le mensonge, exploitant notre tendance naturelle à croire, tendance qu’il dévie à des fins intéressées, est littéralement un abus de confiance et une escroquerie... L’ironie, au contraire, assouplit notre créance. 2 » Ici, le terme créance signifie que l’on juge l’interlocuteur digne de comprendre le sens caché de nos paroles, le dialogue se fait d’égal à égal. Pour mieux comprendre les idées développées par Jankélévitch, nous illustrerons ses propos à la lumière d’exemples évocateurs. Les références citées ci-après ont toutes en commun la volonté de dépasser le thème délicat auquel elles font référence initialement pour inviter à la remise en question de ce qui a été énoncé.

1 2

JANKELEVITCH Vladimir, L’ironie, Paris, éditions Flammarion, Chapitre II, Du renversement ironique Ibid., p.64

151


Au XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, les écrivains sont dépendants du mécénat et du pouvoir du Roi. Cette situation bride donc leurs écrits car il est interdit de critiquer explicitement un membre de la royauté ou du clergé. Toutefois, Jean de la Fontaine, dans Le Curé et le mort, prend le risque de dresser une satire des prêtres catholiques de l’époque. Là où il aurait été indécent et surtout sévèrement puni de décrire le personnage du curé comme cupide, La Fontaine (qui demeure une des références de la littérature ironique) joue avec son lecteur. En accentuant à l’extrême le côté pieux du personnage, d’une part, puis en laissant supposer que celui-ci prête plus attention aux biens du défunt qu’au défunt lui-même, il dévoile l’absurdité de la situation et questionne l’éventuelle hypocrisie du clergé : « Un mort s’en allait tristement / S’emparer de 152

son dernier gîte / Un Curé s’en allait gaiement / Enterrer ce mort au plus vite. » puis « Messire Jean Chouart couvait des yeux son mort / Comme si l’on eût dû lui ravir ce trésor. 1» Ici le tabou concerne les mœurs de l’homme de foi et La Fontaine soulève une question qui dérange : si les curés, bien qu’hommes pieux, s’enrichissent lors des funérailles, ne peuvent-ils pas pour autant se comporter en tant qu’avares face à la mort ?

1

DE LA FONTAINE Jean, Le Curé et le mort, VIIe recueil des Fables, XIe Fable, vers 1 à 4 puis 18 et 19


153

Le CurĂŠ et le mort Illustration de J.J.Grandville 1838


Un exemple plus récent – et bien plus sensible – que nous donnerons ici est celui de Pierre Desproges, qui, dans un de ces spectacles, avait osé se moquer des Juifs. Il est intéressant de noter que ce spectacle n’avait pas fait scandale et que l’opinion publique lui a toujours été favorable. Nous citerons ici un article de Guy Konopnicki paru dans Marianne pour tenter de comprendre l’habileté de cette forme d’humour percutante qu’est l’ironie : « Pierre Desproges se rit de certains comportements juifs, tout en ridiculisant l’antisémitisme. Son humour décapant n’altère jamais son humanité, il ne cherche jamais à provoquer la jouissance du spectateur en réveillant ses haines. Il l’interpelle et lui fait partager son inquiétude et sa fragilité.

1

» Nous souhaitons prouver ici la force de l’ironie, sa capacité

à condamner un comportement en le singeant ; mais aussi à mettre en garde 154

sur le principal danger allant de pair avec elle : l’incompréhension. Konopnicki cherche ainsi à faire réaliser au lecteur que la tâche est particulièrement ardue et qu’il faut toujours user de finesse afin que l’interlocuteur comprenne que tout ceci n’est qu’un jeu : « Et, décidément, cela n’avait rien de commun avec les radotages haineux d’un Dieudonné, enfilant sans le moindre humour les poncifs de l’antisémitisme vulgaire. Mais Pierre Desproges était, lui, un humoriste qui s’adressait à l’intelligence et non aux pulsions de bas étage. 2 »

1 KONOPNICKI Guy, Critique du spectacle de Pierre Desproges, http://www.desproges.fr/obsession/ le-racisme, consulté le 07/11/15 2 Ibid. 3 FREUD Sigmund, 1905, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Gallimard, Paris, 1992


« L’humour ne se résigne pas, il défie. 3» Sigmund Freud

155


Nous avons cité l’ironie car elle est une arme efficace pour aborder les nombreux thèmes frappés de tabous, mais d’autres formes d’humour, et notamment l’absurde, méritent que l’on s’y intéresse. Les exemples contemporains allant dans le sens de la prise de conscience par l’absurde sont nombreux, comme le montre le succès des journaux parodiques tels que Le Gorafi en France ou, avant lui, The Onion aux Etats-Unis. En effet, l’humour absurde constitue le fondement même de ces relais d’informations décalés qui usent de gros titres provocateurs et souvent ridicules – tout cela en respectant le style et le formalisme des journaux parodiés – pour faire rire, mais aussi pour soulever des problèmes peut-être trop délicats pour être traités sérieusement. Dans son article pour Le Monde du 4 avril 2014 , la journaliste Louise Couvelaire émet l’hypothèse suivante : le Gorafi, 156

sous couvert de second degré, ne se priverait pas d’attaquer avec vigueur les principaux acteurs du politiquement correct 1. On peut se demander, en effet, si ces journaux pastiches* ne profitent pas de ce ton décalé pour mettre à jour les vérités qui dérangent les médias et l’opinion publique. Toujours sous l’angle de l’absurde, nous pouvons également mentionner le dessinateur de bande-dessinées Zep, qui, en 2001, aborde de façon originale l’éducation sexuelle dans son Guide du zizi sexuel 2. Dans cet ouvrage, adressé à un public de pré-adolescents, il reprend les grands thèmes de l’éducation sexuelle qu’il vulgarise afin de rendre compréhensibles. Ces enseignements sont COUVELAIRE Louise, Le Monde, article du 04/04/14, http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2014/04/04/ infaux-en-continu_4394922_4497186.html?xtmc=le_gorafi&xtcr=12, consulté le 08/11/15 2 Zep, 2001, Le Guide du zizi sexuel, Paris, Glénat 1


alors mis en scène – avec, comme protagonistes, l’ensemble des personnages de la bande-dessinée Titeuf – de façon grotesque afin de rendre la lecture plus attractive. L’humour permet ici d’adapter un message délicat à une cible sensible et relativement naïve, afin de rendre plus attrayant un thème trop souvent abordé de façon rébarbative. Zep ne supprime pas le tabou mais établit là aussi un rapport de jeu avec ses lecteurs pour désacraliser le sexuel et leur apporter un enseignement à la fois pertinent et décomplexé. En définitive, l’humour peut parfois habiliter son auteur à adresser les thèmes les plus délicats tout en ménageant les susceptibilités. Il demeure toutefois un procédé rhétorique risqué, à manier avec précaution car jamais à l’abri de l’incompréhension voire des réactions agressives. Les évènements qui ont fait suite aux caricatures du prophète Mahomet (les manifestations contre le journal danois Jyllands-Posten en 2006 puis les attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015) nous prouvent, dans toute leur démesure, la complexité du phénomène et le risque inhérent à la tournure en dérision de certaines représentations taboues

157


push for change.


2

Les tabous sont-ils immuables ? 159

Nous nous attacherons, dans cette partie, à expliciter le rôle des mouvements de libération des mœurs en tant que leviers au soulèvement des tabous et défenseurs du libre-arbitre. Pour cela, nous nous appuierons sur l’œuvre de Georg Simmel, Le conflit, que nous confronterons à l’étude des courants libertaires les plus significatifs du siècle dernier : les évènements de Mai 1968 en France et le mouvement de contre-culture hippie aux Etats-Unis, tous deux issus de la révolution sexuelle des années 1960. L’objectif final étant de prouver que les tabous ne sont jamais immuables et que, par la volonté mais surtout l’action commune, il est possible de les bousculer, voire de les renverser.


Les mérites du conflit social

Georg Simmel, dans Le conflit, s’intéresse aux mouvements de lutte sociale, aux fronts vindicatifs proclamant une nécessaire évolution des comportements et des lois. Sa théorie peut se résumer ainsi : le conflit est un phénomène assurément 160

fructueux pour la société car il favorise l’évolution des coutumes par interaction entre acteurs sociaux. Cette interaction est tantôt une opposition (entre deux groupes aux idées divergentes), tantôt une marque de cohésion (au sein du groupe défendant ses valeurs propres). Dans tous les cas, ce dialogue social est utile car au moment du conflit succédera un équilibre post-conflit. Pour le dire en ses mots, le conflit est un « moment positif qui tisse avec son caractère de négation une unité conceptuelle 1 » ou encore, ce phénomène allie « l’extrême violence de l’excitation antagoniste au sentiment d’une appartenance étroite 2 ».

1 2

SIMMEL Georg, 1908, Le conflit, Berlin, éditions Duncker & Humblot, p.20 Ibid., p.67


Ce qui signifie bien que la fracture sociale est à la fois un facteur de cohésion et une phase de transition nécessaire à l’évolution des comportements. Si l’on rapproche sa théorie de ce qui nous intéresse ici, il apparaît clair que les mouvements de libération de mœurs sont une des armes les plus redoutables face aux tabous institués de longue date, aux non-dits politiques et médiatiques qui favorisent une somnolente immobilité sociale. Notons ici que Simmel ne borne pas sa réflexion à l’étude du conflit à l’échelle d’un pays ou d’une ville. Au contraire, ses idées sont applicables à toute entité sociale, quelle que soit sa taille, et c’est bien pour cela que nous avons choisi son œuvre comme référence pour ce bref chapitre de notre étude. Les enseignements tirés ici sont valables pour toute situation de conflit : au sein d’une famille, d’un couple, d’une tribu, d’une église ; en bref, de toute forme de regroupement d’hommes. Au regard de la théorie défendue par Simmel, comment peut-on interpréter l’impact des mouvements de libération des mœurs sur le corps social ?

161


Je f f e r s o n A i r p l a n e F a n t a s y F a i r, f e s t i v a l h i p p i e d e 1 9 6 7


La révolution sexuelle, une érosion des tabous

Avant de définir la singularité de cette période charnière que constitue la révolution sexuelle, il est important de préciser brièvement le contexte précédant son apparition. Retournons pour cela un siècle en arrière. On assiste, au XIXe siècle dans les pays occidentaux, à un bouleversement démographique majeur : les progrès considérables de la médecine (notamment concernant les soins relatifs à la rougeole, la rubéole, le tétanos ou la tuberculose) assurent aux familles, grâce au développement des antibiotiques, une très faible mortalité infantile. Dans le même temps, la morale religieuse qui refusait d’admettre la recherche du plaisir dans l’acte sexuel perd de son influence 1 ; les mentalités évoluent et la sexualité se détache ainsi progressivement de sa finalité : la procréation. 1

ROTMAN Patrick, Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu, 2008, Paris, éditions Seuil, Chap II, p.50-58

163


À ce stade, pourtant, on ne peut pas encore parler de bouleversement. Celuici n’apparaîtra que dans la deuxième moitié du XXe siècle, et ce sont, en fait, les progrès scientifiques dans le domaine de la sexualité qui vont venir initier le courant contestataire. En effet, le préservatif en latex se démocratise dans les années 1930, puis la pilule contraceptive dans les années 1950 ; tandis que, progressivement, les antibiotiques permettent de lutter efficacement contre la plupart des maladies sexuellement transmissibles. Dès lors, inévitablement, la vie sexuelle des occidentaux évolue et la majorité des tabous relatifs à la sexualité ne tardent pas à voler en éclats. Une vague de rébellion naît alors de la période des sixties, portée par le mouvement hippie aux Etats-Unis : elle rejette l’autorité en place, considérée comme moraliste et patriarcale, pour réaffirmer le droit à 164

la liberté sexuelle de chacun, l’anticonsumériste et les bienfaits du pacifisme. Ce mouvement prend le contrepied de la morale puritaine des générations antérieures : la sexualité sans tabous, les drogues psychédéliques et la vie communautaire en autarcie témoignent de la naissance d’une contre-culture libertaire, aux mœurs plus souples et affranchies des convenances établies 1. En France, ce sont les événements de Mai 68 qui concrétiseront cette remise en cause du pouvoir patriarcal exercé par l’Etat et – par extension – des normes et coutumes héritées des siècles passés, particulièrement en matière de sexualité.

1 2

DUDLEY William, 2000, The 1960s (America’s decades), Detroit, Greenhaven Press ROTMAN Patrick, op cit., p.13-14


Notons ici que nous entendons par « Mai 68 » la douzaine d’années allant du début des sixties au début des seventies 2, conformément au cadre d’étude choisi par Patrick Rotman dans Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu. Quel impact ce clivage a-t-il eu sur les modes de vie ?

165



wo man.


Initiée par les revendications libertaires citées plus haut, la révolution sexuelle aura constitué de nouvelles bases idéologiques et témoigne, aujourd’hui encore, de l’émancipation d’une génération entière de nombre de tabous jusqu’à lors ancrés dans la culture des pays occidentaux. Les pratiques sexuelles deviennent progressivement plus larges et l’opinion publique plus tolérante : sexualité prénuptiale, masturbation, sexe oral, ou même – dans une moindre mesure – sodomie et échangisme viennent bouleverser les codes établis en cessant d’être marginalisés. On recherche alors ouvertement la jouissance « sans entraves », l’orgasme décomplexé au nom du plaisir comme facteur d’épanouissement personnel. Pour la femme, il s’ensuit plusieurs avancées considérables : en termes de droits, puisqu’elle se rapproche de l’égalité législative avec l’homme 168

(égalité toutefois imparfaite, au vu des disparités qui subsistent, aujourd’hui encore, notamment en terme de salaire) ; mais surtout en termes de sexualité puisqu’elle assoit véritablement – à partir des années 1960 – son statut de sujet sexuel à part entière 1. L’opinion publique, et plus tard les législations, deviennent également plus tolérantes envers les homosexuels, comme nous l’avons souligné précédemment, et tendent – de façon généralisée – vers une réaffirmation du libre-arbitre de chaque individu. En définitive, la révolution sexuelle marque bien le choc de deux générations et l’érosion des tabous au sein de la plupart des démocraties occidentales.

1

ROTMAN Patrick, op. cit., p. 102-108


Pour conclure cette brève histoire des mouvements de libération des mœurs, nous dirons qu’elle prouve un point primordial quant à la fragilité des tabous : tout d’abord – comme nous l’avions évoqué précédemment – ils sont relatifs à un contexte. Mais nous ajouterons ici, aux dimensions sociale et géographique vues précédemment, une dimension historique : les tabous ne sont jamais figés au sein du groupe qui les respecte, en particulier dans les démocraties où les remises en question sont nombreuses et où chacun est en droit de défendre sa liberté de faire et de dire ce qui lui plaît, lorsqu’il estime que cela ne porte pas atteinte aux libertés d’autrui. Le conflit social est donc un élément essentiel à la libération des mœurs, qui prouve que la volonté du peuple est toujours plus forte que celle d’un gouvernement qui serait paralysé par l’héritage des coutumes et le politiquement correct. En définitive, nous pouvons tirer la conclusion suivante : l’indécent est une notion précaire et il n’y a de tabou qui ne se brise lorsque cela est justifié par l’évolution des mentalités

169



3 La pudeur, un tabou vertueux ?

La pudeur se définit comme « une discrétion, une retenue qui empêche de dire ou de faire ce qui peut blesser la décence 1 » et assure, à ce titre, un rôle primordial pour l’individu : celui de gardien de son intimité. Pour le groupe, celle-ci constitue une barrière protégeant l’espace public du spectacle de l’inconvenant. Elle présente deux aspects, le physique et le sentimental, comme le prouve sa traduction anglaise qui substitue au terme pudeur deux mots distincts : modesty (pudeur du corps) et humility (pudeur des sentiments) 2. Elle est naturellement influencée par notre culture, nos coutumes et donc – également – par nos tabous. En effet, la pudeur nous invite à camoufler ce que nous jugeons déplacé, à soustraire du monde extérieur une partie de nous pour constituer nos propres sujets et actes tabous. Une vision péjorative de la pudeur pourrait nous amener à la rapprocher de la honte – après tout, le terme latin pudere dont elle est issue signifie « avoir honte » – mais nous tenterons de prouver ici que la pudeur peut également être une force, participant à la construction de sa propre dignité. Géraldine Meftah, dans Pudeur ou Honte, va dans ce sens en arguant que « la honte se manifeste lorsque la pudeur a échoué. 3 » Qu’en est-il vraiment ? Pudeur, Larousse Pudeur, Oxford dictionnaries 3 MEFTAH Géraldine, 2006, Pudeur ou honte, https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-1page-18.htm, consulté le 6/11/15 1

2

171


Pourquoi ne pas montrer ?

La pudeur définit, avant tout, notre rapport au groupe – ou plutôt aux groupes – et l’image que l’on renvoie de nous-même, elle est l’alliée de notre dignité car 172

nous en avons le contrôle : il ne s’agit pas d’un tabou subi qui limite nos actes et nos paroles mais d’une barrière que nous déplaçons selon notre bon vouloir en fonction des informations que l’on accepte de laisser paraître. La pudeur nous permet donc de nous adapter au contexte pour dissimuler ou exhiber ce qui, de notre corps et de notre pensée, nous dérange ou nous plaît ; elle relève en fait plus de l’autocensure que de la censure. Mais il ne faut pas voir dans cette autocensure autre chose qu’une dimension chronologique : la pudeur pré-vient, elle précède l’acte et refuse l’immédiateté. Sa position a priori lui permet ainsi de devancer le jugement pour nous permettre d’évoluer dans un univers dans lequel nous sommes en accord avec notre représentation. En tant qu’outil de communication qui n’extériorise qu’une partie de notre discours véritable, la pudeur nous protège.


Mais elle nous permet aussi de nous affirmer car c’est aussi en renonçant à dire, à montrer, que nous construisons la personne que l’on a choisi d’incarner. Et ce choix nous appartient : « L’espace public engage ce que l’on partage avec le plus grand nombre, l’espace privé ce que l’on partage seulement avec les personnes choisies. L’espace intime, quant à lui est ce que l’on ne partage pas, ou seulement avec quelques personnes très proches, et aussi ce que chacun ignore de lui-même : c’est à la fois son jardin secret et l’inconnu de soi sur soi 1 ». Serge Tisseron, dans Intimité et Extimité, place bien la pudeur comme une barrière contextuelle, propre à un environnement. La pudeur définirait en fait la limite de nos tabous intrinsèques : Je ne veux pas montrer telle partie de mon corps, Je ne veux pas dévoiler telle émotion à telle personne car cela me gêne, cela me coûte. Et si, toutefois, la pudeur est inévitablement influencée par notre culture, notre religion, notre mode de vie, celle-ci nous appartient toujours et nous la redéfinissons sans cesse. Il ne s’agit donc plus d’un tabou moral ou sacré que l’on subit mais de ce que l’on dissimule volontairement aux autres. Serge Tisseron va plus loin, en proposant son interprétation du rôle de la pudeur confrontée à l’usage d’Internet et des réseaux sociaux : pour lui, l’être humain est animé par deux volontés contraires, celle de se montrer et celle de conserver, dans son rapport à l’autre, une part d’intime (cette attitude se constate dès l’enfance.) En cherchant à être vu, l’homme contribue à appréhender qui il est : « La présentation de soi est toute la vie une façon de guetter dans le regard 1

TISSERON Serge, 2011, Intimité et extimité, P.84, persee.fr

173


d’autrui – et, au sens large, dans ses réactions – une confirmation de soi. » En se dissimulant, en revanche, il apprend à conserver le contrôle de l’image qu’il renvoie, de ce qu’il est aux yeux du monde (ce désir d’intimité apparaitrait aux alentours de la quatrième année, et serait postérieur au désir de présentation de soi 1). Ainsi, c’est dans l’articulation de ces deux notions que chacun d’entre nous se situe, car la pudeur absolue n’aurait pas plus de sens que l’exhibition totale : il convient en fait de balancer avec subtilité entre pudeur et dévoilement pour exister au monde tout en existant pour soi. Cependant, la tendance actuelle consistant à rendre accessible à une multitude de gens une part croissante de son intimité, du soi que la pudeur est censée protéger pourrait aboutir à une désacralisation de celle-ci. L’idée étant ici que le dévoilement n’a de sens que s’il 174

est contrôlé par celui qui en est à l’origine. Le vrai problème inhérent au partage de son intimité sur Internet ne résiderait alors pas tant dans la volonté de certains de s’exhiber mais plutôt dans l’éventuelle perte de contrôle que cela pourrait engendrer : la surveillance des uns par les autres en est une conséquence. On voit bien ici l’importance de se fixer ses propres barrières, ses propres tabous pour se protéger du monde extérieur, car la dissimulation de soi est une force peut-être plus puissante encore que l’exhibition. Elle peut, d’ailleurs, véhiculer davantage d’informations, de la même façon que le silence en dit parfois plus que les mots. Mais alors, si l’on souhaite pousser plus loin la réflexion, ne peut-on pas également voir dans la pudeur une forme d’affirmation de soi ? 1 ALAN M. Leslie, 1987, Pretense and Representation : The Origins of “Theory of Mind”, Psychological Review, p.412-426


C’est précisément ce que développe Max Scheler, dans La pudeur, interprétant ce phénomène psychologique comme étant nécessaire à l’homme car il participe à la définition de sa singularité en tant qu’être vivant. L’être humain n’est pas un animal et se défend de dévoiler ses organes génitaux car ils le rattachent au monde biologique sauvage et inférieur d’où il vient originellement : être nu revient à nier l’élévation de l’homme et sa supériorité sur la nature. C’est en refusant la nudité – condition biologique initiale de l’homme – qu’il affirme sa conscience de soi, la pudeur représente alors pour l’homme le passage de l’instinct à l’esprit. Idée capturée par Rémy de Gourmont, écrivain et critique d’art français du XXe siècle, dans Promenades philosophiques : « La pudeur sexuelle est un progrès sur l’exhibitionnisme des singes. 2 » La pudeur permet également à l’homme de se différencier de ses semblables en tant qu’être individuel, unique et distinct de l’univers qui l’englobe. L’attitude pudique reviendrait en fait ici à apprécier pleinement son « moi » intime, la part de nous non-exposée aux autres, dissimulée pour être préservée des jugements extérieurs. La définition de Scheler est donc méliorative, pour lui la pudeur « protège ses valeurs contre les menaces de l’universel 3».

DE GOURMONT Rémy, 1925, Des pas sur le sable..., Promenades philosophiques, Troisième série, Paris, Mercure de France, p.266 3 SCHELER Max, 1952, La Pudeur, Revue des sciences religieuses, p.45 2

175


intimacy.


Na c h v o r n g e b e u g t e r w e i b l i c h e r A k t Egon Schiele 1912


Dans la continuité de cette idée, la pudeur permet également de se préserver de la sphère publique pour mieux s’affirmer dans le cadre rassurant de la sphère privée : nous nous couvrons en fait pour mieux nous dévoiler à ceux que l’on aime. L’abandon de la pudeur marque alors l’affirmation de la confiance que l’on porte à autrui comme un état de rupture avec le reste du monde, on s’abandonne à l’autre en se dévoilant, en étant vulnérable. Le baiser, l’acte sexuel, l’aveu des sentiments marquent ainsi l’avènement de la pudeur pour une personne donnée. Dans L’invention de la mort 1, le personnage principal, René Lallemant, fait face aux échecs amoureux successifs, à l’angoisse de ses hésitations sentimentales. Homme secret et réservé, il définit – au sein d’une relation amoureuse – la pudeur comme un cadeau : « La pudeur est un voile dont on s’habille par amour pour une 178

seule personne devant qui on est impudique.

2

» Ce qui prouve bien que toute

retenue, toute dissimulation, tous tabous peuvent être brisés face à la personne en qui nous avons confiance, avec qui nous sommes prêts à partager notre intimité ; et cet abandon est d’autant plus lourd de sens, d’autant plus excitant que le tabou initial était fort. La littérature romantique des XVIIIe et XIXe siècles regorge d’écrits relatant les sentiments ambivalents ressentis lorsque l’on a consenti à laisser tomber le voile de la pudeur. Jean-Pierre Claris de Florian, en 1805, décrit, par exemple, le plaisir du souvenir de sa première déclaration d’amour : « Qu’on a de plaisir à

1 2

AQUIN Hubert, 2005, L’invention de la mort, Montréal, éditions Leméac Ibid.


se rappeler toutes les époques de sa tendresse ! Le premier jour où l’on aima, le premier aveu qu’on en fit, l’air dont il fut écouté, les craintes, les soupçons, les querelles, tout est présent, tout se retrace avec délices. 3 » Il met en avant ici la notion de danger inhérente à la pudeur des sentiments : on ne dit pas que l’on aime, on l’avoue. Cette idée montre bien que la pudeur, comme tous les tabous, est une protection ; mais il s’agit d’une protection qui n’a de sens que dans le rapport à autrui et qu’il est agréable de briser. Il y a du plaisir à s’abandonner dans le dévoilement de ses sentiments, même si cela nous fait peur. En définitive, la pudeur – du corps comme des sentiments – nous permet de nous préserver, mais c’est aussi un tabou évocateur, que l’on ne brise que quand cela en vaut vraiment la peine. Elle donne du sens au dévoilement car elle nous expose, nous renvoie à notre propre vulnérabilité.

CLARIS DE FLORIAN Jean-Pierre, 1805, Estelle et Galatée, Volume 1, passage issu du recueil Amour & Libertinage, 2009, Paris, éditions du Chêne, p.8

3

179


Pourquoi fermer les yeux ?

180

La pudeur est également une affaire de bon goût, elle agit en ce sens sur l’espace public et fait office de barrière au spectacle de l’immonde, refusant tour à tour le répugnant, l’abject, l’infâme. Nous nous appuierons ici sur l’œuvre d’Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger pour tenter de comprendre en quoi le refoulement de ses représentations taboues – et souvent censurées – peut être justifiable. Comme nous l’avons stipulé précédemment, le rôle des tabous sur le corps social est le suivant : ménager les susceptibilités de chacun. Demandonsnous maintenant si la pudeur n’est pas une vertu qui ménage notre vision du monde de ce qu’il comporte de dérangeant.



Pour cela, il est pertinent de se tourner vers l’origine même du mot « monde », provenant du latin mundus qui signifie littéralement « propre » ou « pur » : ce qui est immonde serait en fait ce qui ne fait pas monde, ce que l’on tient à l’écart, qui est autre et ne doit être ni montré, ni énoncé 1. Kant établit, sur ce postulat, la théorie suivante : la présence de l’immonde provoque inévitablement le malaise et l’incompréhension ; il s’agit d’une altérité nauséeuse dont il est préférable de ne pas connaître l’existence ou, à défaut, qu’il vaut mieux dissimuler. Il surenchérit en arguant que la simple représentation de l’immonde provoque exactement les mêmes effets : nous souffririons des mêmes maux devant un tableau représentant l’abject que si nous étions en présence de l’abject ; comme si la force du dégout anéantissait toute distance fictionnelle 2. Kant se fonde donc sur cette sensibilité 182

fragile, cette aversion naturelle de l’homme envers le répugnant pour justifier le bienfondé des tabous liés à la représentation de l’immonde. Sa position est radicale : l’immonde n’est pas que la limite entre ce qui est digne ou indigne d’être observé, c’est un véritable point d’effondrement, une impossibilité esthétique et biologique au bien-être du spectateur. On note, ici, à quel point l’importance du regard est mise en avant : le jugement esthétique de Kant est avant tout un jugement visuel ; il ne faut pas assister à cet im-monde foncièrement insatisfaisant et qui n’aboutira qu’à la répulsion viscérale, car sa nature même est d’être camouflé. Le rôle de la pudeur est ainsi primordial

1 2

PEKER Julia, 2008, Le spectacle de l’immonde, Le Philosophoire, Paris, éditions Vrin, p.254 KANT Emmanuel, 1790, Critique de la faculté de juger, Paris, éditions Aubier, p.298


pour Kant dans le sens où elle relègue l’immonde à la place qui lui correspond initialement : hors-champ, au ban du visible. Avant lui, l’écrivain et critique d’art Gotthold Ephraim Lessing – dont les écrits ont beaucoup influencé Kant – proposait une vision semblable de la notion de dégoût : « Votre impression désagréable n’est pas venue de la supposition de la réalité du mal, mais de sa simple image, et cellelà est bien réelle. Le sentiment de dégoût est toujours naturel, jamais artificiel. 3 » Nous noterons tout de même que les propos de Lessing étaient bien plus nuancés que ceux de Kant, celui-ci admettant qu’il revenait à l’artiste de convertir la brutalité de l’abject en une réalité plus douce, atténuée et donc abordable pour le spectateur malgré son objet initialement dérangeant. La théorie de Kant est donc, évidemment, particulièrement tranchée mais elle transmet toutefois une idée qui nous intéresse dans notre développement : la pudeur, en respectant certaines règles de bienséance, peut aussi marquer le bienfondé des tabous en matière de représentation esthétique et préserver le spectateur d’un spectacle qu’il lui serait préférable d’éviter

3

LESSING Gotthold Ephraim, 1766, Laocoon, Paris, éditions Hermann, Chapitre XXIV, p.163.

183


me myselfselves and I.


4 Comprendre les tabous : le préalable au dialogue ?

Nous venons de mener une analyse résolument critique des tabous, cherchant à discerner ce qui tantôt nous limite, tantôt nous libère dans le rapport que nous entretenons avec eux. Aussi nous mettrons de côté ces considérations dans le chapitre présent de notre étude pour tenter d’expliciter l’idée suivante : il est nécessaire, au-delà même du jugement que l’on porte sur les tabous, de les comprendre et d’assimiler les liens qu’ils tissent entre les individus. Les tabous sont en fait, avant toute chose, une grille de lecture des coutumes et des traditions propres aux groupements d’hommes auxquels ils se rapportent. En ce sens, la compréhension empathique des tabous constitue le premier pas vers le dialogue et la tolérance d’autrui. Le tabou, s’il est compris, peut-il aboutir à une meilleure cohabitation entre groupes d’hommes aux coutumes différentes voire antagoniques ?

185


La mise en scène de la vie quotidienne

Pour conclure notre étude des tabous, nous nous pencherons sur l’œuvre du sociologue Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, et plus 186

précisément sur le tome 1 de cette étude en deux parties, La présentation de soi, dont les enseignements ont constitué le fondement du courant interactionniste. Ce courant de pensée, issue de la deuxième école de Chicago 1, analyse et classifie les différentes façons dont les hommes communiquent entre eux au quotidien. Ainsi, par l’étude du geste et de la parole, Goffman tente de comprendre les règles implicites qui se créent lorsqu’on se trouve confronté à autrui, afin de définir in fine les codes fondamentaux de la communication interpersonnelle. Il établit, pour cela, la métaphore suivante : le monde social est un théâtre et l’interaction est une représentation. Qu’est-ce-que cela implique ? 1 La deuxième école de Chicago est connue pour avoir apporté à la sociologie une nouvelle forme d’investigation, inspirée des méthodes de l’ethnologie : l’observation participante.


187


Tout d’abord, que pour bien jouer son rôle, il faut aller chercher les informations qui permettent de situer son partenaire d’interaction. Ensuite, qu’il existe – comme au théâtre – une scène, qui représente la situation de communication à l’autre (Goffman l’appelle la région antérieure), et des coulisses, qui représentent la situation de solitude ou de relative intimité, retirée du monde social et de ses convenances (Goffman l’appelle la région postérieure) 1. Le monde social de Goffman fonctionnerait, en fait, toujours de la même manière : nous passons constamment d’une scène à une autre ou de la scène aux coulisses ; et cet exercice n’est pas aisé car il y a une rupture entre le moi intime, qui est spontané et non soumis au jugement, et le moi social, qui va instinctivement tempérer ses humeurs et ses sensations en fonction du contexte : « Être réellement un certain 188

type de personne , ce n’est pas se borner à posséder les attributs requis, c’est aussi adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe. 2» Goffman introduit également la notion d’ « équipe », en tant que groupe d’acteurs qui fait face à un public, et qui partage – en secret – les codes de la représentation. Ainsi, partant du principe que tout acteur social cherche forcément à faire bonne impression en situation d’interaction, il étudie les facteurs d’échec qui nous empêchent de « faire bonne figure », et souligne une idée qui nous intéressera ici : il faut nécessairement adapter son jeu d’acteur à un environnement changeant car l’enjeu de l’interaction est primordial, il en va de GOFFMAN Erving, 1959, La présentation de soi, Tome 1 de La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Les éditions de Minuit, Chap. 1 : Les représentations 2 GOFFMAN Erving, op cit., p.76 1


la reconnaissance sociale, qui participe à la construction de notre personnalité propre. Attention toutefois, le mot « jeu » n’est pas synonyme de tromperie ou d’hypocrisie, il est question ici de situer le contexte dans lequel nous évoluons pour se présenter en conséquence. Or, les non-dits, les tabous, les coutumes sont parfois difficiles à appréhender et peuvent – même s’ils ne semblent être que des détails insignifiants – aboutir à la rupture de la communication. La mise en scène de la vie quotidienne se nourrit ainsi des codes implicites que nous respectons la plupart du temps sans même nous en rendre compte, mais que nous bafouons parfois par ignorance ou irrespect. Les tabous seraient alors une donnée évocatrice qu’il est parfois utile, parfois inutile de remettre en question, mais qu’il faut toujours avoir en tête car ils tracent des lignes de partage entre groupes sociaux. C’est précisément ce que souligne Goffman lorsqu’il argue que le soi réside dans les événements et non dans les individus : l’homme construit son identité au fil de ses interactions et non vis-à-vis de lui même. Il n’est jamais que la somme de ses actes, et c’est précisément pour cela qu’il performe en société, car le respect des normes et des valeurs sociales participe à sa propre définition. Comment, alors, comprendre les tabous d’autrui pour dialoguer ?

189



Do’s & Don’ts, une grille de lecture des coutumes

Nous avons, à plusieurs reprises, utilisé des œuvres anthropologiques pour illustrer notre propos. Or, l’ethnologie* – qui en est une sous-catégorie – s’attache particulièrement à l’analyse des traditions par la socialisation ; c’est-à-dire qu’il revient à l’ethnologue non pas seulement d’observer d’un regard extérieur les mœurs du peuple étudié mais davantage de réaliser un travail d’immersion. C’est l’idée que suggère Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques lorsqu’il décrit le mode de vie des Indiens du Parana au sud du Brésil. En effet, ceux-ci raffolent d’une friandise que nombre d’occidentaux considéreraient comme répugnante et même impropre à l’alimentation : les koro, « larves pâles qui pullulent dans certains troncs d’arbres pourrissants . 1» Or, au sein de la tribu, une pratique taboue est scrupuleusement respectée : il est formellement interdit à quiconque refuse de goûter aux larves d’assister à leur extraction. Pour Lévi-Strauss, cette coutume marque ce qu’il appelle le baptême de l’ethnologue, car il est obligatoire – pour celui qui cherche à comprendre ce peuple – d’être initié à ses coutumes ; LEVI-STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 183 : « Après ce baptême, conclue-t-il, j’étais prêt pour les vraies aventures »

1

191


en l’occurrence, dans cet extrait de Tristes Tropiques, l’initiation passe par l’action de goûter ce mets dont l’apparence pourrait rebuter. C’est la notion d’expérience qui nous intéressera ici. En En effet, les tabous traceraient les lignes de partages entre les communautés, et les divergences d’un groupe à l’autre constitueraient potentiellement un abîme d’incompréhension, renforcé par la stupéfaction mais aussi par le sentiment d’altérité. A quel point l’autre est-il mon semblable ? Pourquoi est-il écœuré par ceci ? Pourquoi ne l’est-il pas par cela ? En jugeant de la décence ou de la moralité d’un comportement, je me fixe un seuil de tolérance. Celui-ci est propre à ma culture et à mes valeurs mais il ne pourra jamais être universel, d’où la nécessité de comprendre les tabous. Sans forcément y adhérer ou les justifier mais uniquement dans un but informatif : car les tabous en disent 192

peut-être plus que les lois sur les mœurs et les mentalités propres à une nation, une ville, une tribu ; et que leur assimilation est nécessaire au dialogue. Cette grille de lecture des tabous est souvent explicitée, dans le contexte du voyage, sous la forme des Do’s and Don’ts, explicitant ce qu’il convient et ce qu’il ne convient pas de faire dans un pays donné : sans forcément chercher à comprendre pourquoi, ces règles témoignent de l’effort nécessaire à l’immersion dans un environnement dont nous ne sommes pas issus et, donc, dont nous ignorons les codes. Car ceuxci sont innombrables : ne pas toucher la tête d’autrui en Thaïlande, ne pas manger avec sa main gauche en Inde ou au Nigeria, ne pas partager la nourriture d’une même assiette au Népal, ne pas regarder quelqu’un de plus âgé dans les yeux en 1

Do’s & Don’ts, http://www.traveltaboo.com/, consulté le 14/11/15


Corée du Sud, etc 1. Nous pourrions en citer bien d’autres, qui relèvent tantôt d’une croyance ancestrale, tantôt des règles de bienséances locales, car chacun constitue potentiellement un préalable à l’interaction et donc, au dialogue. Ainsi, qu’ils concernent des gestes, des paroles, des façons de se nourrir ou de se vêtir ; qu’ils s’imposent uniquement à l’autochtone ou également au simple visiteur, les tabous sont aussi un héritage culturel fort qu’il ne tient qu’à nous de considérer comme une richesse, comme un patrimoine ethnique réaffirmant en chaque lieu la profusion des modes de vie et de pensée. Car, comme le disait Ervin Goffman,

193


« Le monde, en vérité, est une cérémonie »


[-]


CONCLUSION

Notre étude nous a donc amené à poser un regard bien plus juste sur ce que sont les tabous : si nous avions initié ce travail de mémoire avec comme idée directrice de pouvoir a minima chahuter les tabous, nous nous sommes finalement – et c’est ce que nous expliquerons dans ces dernières lignes – relativement éloignés de ces considérations. En reprenant l’origine même du terme, nous avons pu élargir notre définition du tabou et assimiler la dimension réelle de cet interdit singulier sur l’homme. En effet, bien que son caractère sacré se soit assurément estompé au fil des siècles (si nous prenons ici comme référence les tribus « s auvages » étudiées dans notre première partie), il semble bien que le tabou moral conserve certaines réminiscences de ces considérations passées. Et si nous ne craignons peut-être plus le « mauvais œil », si les rites tabous, 196

les cérémonies d’expiation, les sacrifices et les superstitions diverses ne concernent peut-être plus nos organisations sociales « civilisées », notre rapport au tabou est-il si différent ? Nous l’avons vu, la pérennité du groupe n’est pas chose facile, elle est constamment remise en cause pour la simple raison que, dans le chaos de l’intérêt général, subsisteront toujours les intérêts individuels. Peut-être alors les tabous ont-ils subsisté car les lois ne suffisaient pas à garantir l’intérêt général et la cohésion du corps social. Quoi qu’il en soit, le tabou est un cadre d’étude captivant et instructif car il permet d’appréhender de façon officieuse les interactions entre les hommes au sein d’une communauté.


Nous avons toutefois pu constater, dans un deuxième temps, les aspects néfastes du tabou lorsque celui qui établit la prohibition tend à déposséder l’individu de son libre-arbitre. Les conséquences sont celles que nous constatons quotidiennement par l’affirmation du politiquement correct et de la bien-pensance généralisée des médias, hommes politiques et hauts fonctionnaires. Attitudes qui peuvent se justifier, certes, car elles répondent d’une volonté louable de protéger le peuple des thèmes qui l’agitent, mais cette réponse demeure trop timide et inadaptée aux évolutions de la société. S’ajoute à cela le jugement des censeurs qui vont imposer un avis subjectif au peuple qu’ils contiennent. Ici, la prohibition n’est plus au service du peuple, elle n’est qu’une négation de la capacité de l’individu à exercer son propre jugement sur ce qui l’entoure pour déterminer pragmatiquement ce qu’il tolère ou rejette. En bref, les tabous sont également des leviers au maintien illégitime des valeurs et idéologies établies, qui vont venir borner la réflexion, la créativité au cadre de ce qui est partialement jugé acceptable. Ces deux premières parties nous ont ainsi amené à envisager des pistes de réponses à notre question : comment puis-je surmonter le tabou ? En ayant conscience de leurs conséquences, bénéfiques ou néfastes, sur le corps social, nous avons tenté de trouver le compromis idéal entre le respect naïf des tabous et leur transgression irréfléchie. Pourquoi alors avons-nous choisi de « surmonter » plutôt que de « chahuter » ou même de « briser » ? Car il se trouve que le tabou est peut-être plus bénéfique que

197


ce que nous avions envisagé, ou du moins qu’il est un phénomène naturel qui fait plus écho au désir profond de l’homme de s’intégrer dans un groupe qu’au maintien illégitime d’une barrière à l’expression. Dès lors, briser le tabou n’a plus forcément de sens. On serait tenté de dire, transgresser, oui, mais pour quoi faire ? Le fait de surmonter en revanche nous rapproche de l’idée d’élévation : surmonter les tabous c’est en fait se placer au-dessus, les dompter. La traduction anglaise du terme nous éclaire là-dessus : overcome signifiant bien « prendre le contrôle de » (« to successfully deal with or gain control of something difficult »), ce qui correspond davantage à notre quête. Nous nous sommes donc attelés, dans notre dernière partie, à prendre le contrôle des tabous, en être acteur plutôt que spectateur. Notre premier axe de réponse nous a ainsi permis de discerner la zone 198

grise au sein de laquelle nous avons la possibilité d’agir sur les tabous sans pour autant les briser. Par quel moyen ? Par le jeu, la suggestion, la dédramatisation, l’ironie, qui sont autant de biais permettant d’adresser des sujets délicats en ménageant les susceptibilités individuelles. Nous admettons donc, dans un premier temps, que le tabou est un obstacle qu’il ne faut pas forcément tenter de franchir, mais qu’il est possible – dans certains cas – de contourner. Puis nous nous sommes intéressés aux mouvements sociaux et aux dynamiques de conflit pour prouver que, lorsqu’il ne s’agit plus de revendications individuelles mais de sollicitations collectives, les prohibitions taboues méritent d’être révisées, au même titre qu’une loi


inadaptée aux évolutions de la société serait amendée pour être en phase avec les comportements de son époque. Notre second axe de réponse nous a ensuite apporté un certain recul quant aux conséquences des tabous sur l’homme. Expliquons-nous. Nous parlions du fait de « surmonter » les tabous, de l’obstacle qu’ils constituent. Pour filer la métaphore, nous pourrions dire que ce chapitre final de notre mémoire s’est attaché à évaluer l’obstacle avant de forcément chercher à le franchir (ou le contourner). Les deux idées qui s’en dégagent sont les suivantes : tout d’abord cette barrière prohibitive peut aussi être vue comme une protection de soi, car les tabous que l’on se fixe préservent notre intimité du reste du monde. Il y a donc – dans nos tabous intrinsèques – une volonté de ne pas montrer, ou de ne pas voir qui nous appartient et nous protège. D’autre part, l’obstacle des tabous marque aussi les lignes de division entre communautés, il est donc une source d’informations particulièrement riche à laquelle il est nécessaire de se confronter si l’on veut comprendre son interlocuteur et initier le dialogue. Ici le tabou n’est donc plus un obstacle infranchissable mais plutôt une porte. Une porte fermée, certes, mais pas à clé.

199


1 Cette analyse des tabous nous a ainsi amené à nous pencher sur trois points particuliers. Tout d’abord sur l’aspect contextuel du tabou : en tant qu’être humain, je me construis plusieurs cercles d’intimité au sein desquels je dévoile de plus en plus, de moins en moins d’informations, selon le public à qui je m’adresse. Or, dans les sociétés modernes, l’avènement des villes verticales, la concentration démographique, et même le dévoilement de soi sur les réseaux sociaux ont contribué à renforcer le sentiment de promiscuité – physique et numérique – qui peut mettre à mal mon besoin d’intimité. 200

[

Comment, en tant que designer, puis-je préserver l’intimité de chacun dans un contexte de promiscuité ?

]


2 D’autre part, nous l’avons vu, à l’échelle d’une société et de ses dirigeants, les tabous encouragent au déni du réel, à ne pas voir ce qui dérange pour ne pas avoir à s’y confronter. Et si ce comportement existait aussi à l’échelle de l’individu ? Et si l’individu déformait ou refoulait parfois sa réalité pour rejeter ses complexes, ses faiblesses, ses peurs : quelles en seraient les conséquences ? Cette attitude confortable pourrait mener à une véritable déconnexion du monde, à une vie statique au sein de laquelle les idées mêmes de dépassement de soi ou d’accomplissement personnel seraient impossibles. 201

[

Comment, en tant que designer, puis-je faire prendre conscience de ses tabous à l’homme en proie au déni ?

]


3 Enfin, nous avons défini la compréhension des tabous comme préalable au dialogue, supposant que la méconnaissance des coutumes, des rites, et des tabous d’autrui étaient sources de divisions car elle renforçaient le sentiment d’altérité. Or, si les non-dits et les gênes réciproques sont courants entre des groupes sociaux aux styles de vie antagoniques, constituent-ils pour autant un empêchement absolu au dialogue ? La compréhension empathique des tabous d’autrui est un enjeu primordial dans un contexte de vie en communauté, et elle peut assurément être stimulée pour parvenir à une collaboration fructueuse. 202

[

Comment, en tant que designer, puis-je (ré) instaurer le dialogue entre des communautés qui ne se comprennent pas ?

]


[-]


Bibliographie et références

Essais et oeuvres littéraires

AQUIN Hubert. 2005. L’invention de la mort. Montréal. Éditions Leméac BANON Patrick. 2007. Tabous et Interdits. Paris. Éditions Broché 204

BARNET Richard & BURRISS Larry. 2001. Controversies of the music industry. Westport. Greenwood Publishing Group BATAILLE George. L’érotisme. 1957. Paris. Les éditions de minuit BAUDELAIRE Charles. 1857. Les Métamorphoses du vampire CAILLOIS Roger. 1939. L’Homme et le sacré. Paris. Éditions Gallimard CARLET DE CHAMBLAIN DE MARIVAUX Pierre. 1734. Le Paysan parvenu. Paris. Éditions Prault Passage issu du recueil Amour & Libertinage. 2009. éditions du Chêne CLARIS DE FLORIAN Jean-Pierre. 1805. Estelle et Galatée. Volume 1. Pas sage issu du recueil Amour & Libertinage. 2009. Paris. Éditions du Chêne


DE GOURMONT Rémy. 1925. Des pas sur le sable... Promenades philosophiques. Troisième série. Paris. Mercure de France DE LA FONTAINE Jean. Le Curé et le mort. VIIe recueil des Fables. XIe Fable DE LEVIS François-Gaston, dit le Duc de Lévis. 1825. Maximes Politiques DE MONTAIGNE Michel. 1580. Des Cannibales. Chapitre 31 du premier livre des Essais. Paris. éditions Gallimard DIXON Robert M. W. 1988. A Grammar of Boumaa Fijian. Chicago. University of Chicago Press DUDLEY William. 2000. The 1960s (America’s decades). Detroit. Greenhaven Press FLAUBERT Gustave. 1857. Madame Bovary FRAZER James George. 1907. Adonis, Attis, Osiris FRAZER James George. 1911. Taboo and the Perils of the Soul FRAZER James Georges. Totemism & Exogamy FREUD Sigmund. 1900. L’interprétation du rêve FREUD Sigmund. 1913. Totem et Tabou. Paris. Éditions Payot & Rivages GOFFMAN Erving. 1959. La présentation de soi. Tome 1 de La mise en scène de la vie quotidienne. Paris. Les éditions de Minuit HOBBES Thomas. 1651. Léviathan. Paris. Éditions Gallimard JANKELEVITCH Vladimir. L’ironie. Paris. Éditions Flammarion KANT Emmanuel. 1790. Critique de la faculté de juger. Paris. Éditions Aubier

205


LOCKE John. 1690. Traité du gouvernement civil. Paris. Presses Universitaires de France LESSING Gotthold Ephraim. 1766. Laocoon. Paris. Éditions Hermann LEVI-STRAUSS Claude. 1955. Tristes tropiques. Paris. Plon MAFFESOLI Michel. 2014. Les nouveaux bien-pensants. Paris. Éditions du Moment ORWELL George. 1949. 1984. Paris. Éditions Gallimard ROTMAN Patrick. Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu. 2008. Paris. éditions Seuil ROUSSEAU Jean-Jacques. 1755. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Paris. Éditions Gallimard ROUSSEAU Jean-Jacques. 1762. Du Contrat social ou Principes du droit politique. Paris. Éditions Flammarion RUSHDIE Salman. 1988. Versets Sataniques. New-York. Viking Press 206

SADE D.A.F. 1797. Juliette ou les prospérités du vice. Paris. Éditions Broché SADE D.A.F. 1791. Justine ou les malheurs de la vertu. Paris. Éditions Broché SIMMEL Georg. 1908. Le conflit. Berlin. Éditions Duncker & Humblot STAROBINKSKI Jean. L’œil vivant. 1999. Paris. éditions Gallimard VAZ DE CAMINHA Pedro, VESPUTIO FLORENTINO Alberico. 1507. Paesi Novamente Retrovati et Novo Mondo. Vicenza VESPUCCI Amerigo. 1503. Mundus Novus. Dans Le nouveau monde : les voyages d’Amerigo Vespucci (1497-1504). Traduction par DUVIOLS Jean-Paul. 2005. Paris. Éditions Chandeigne


WUNDT Wilhelm. 1906. Mythe et Religion ZLITNI-FITOURI Sonia. 2005. Le sacré et le profane dans les littératures de langue française. Bordeaux. Presses Universitaires de Bordeaux

Articles

ALAN M. Leslie. 1987. Pretense and Representation : The Origins of “Theory of Mind”. Psychological Review CURIEN Laure. Euthanasie, la mort sur commande en Europe. Journal International du 01/08/13 MEFTAH Géraldine. 2006. Pudeur ou honte PEKER Julia. 2008. Le spectacle de l’immonde. Le Philosophoire. Paris. Éditions Vrin SCHELER Max, 1952, La Pudeur, Revue des sciences religieuses TISSERON Serge. 2011. Intimité et extimité

207


Publications et liens Internet

AFI, American Film Institute Website. http://www.afi.com/10top10/ moviedetail.aspx?id=54041&thumb=2. Consulté le 28/10/15 BOGROS O. Réquisitoire du procès de Gustave Flaubert. 1857. retranscrit par O.Bogros. 2000. http://www.bmlisieux.com/curiosa/ epinard.htm Babelio. http://www.babelio.com/livres/Gottfredson-Lage-dor-deMickey-Mouse-tome-1--Mickey-et-lil/314573. Consulté le 10/11/15 Courrier International du 01/10/03. Aux Etats-Unis et nul part ailleurs, le pays où donner le sein peut mener en prison, http://www. courrierinternational.com/article/2001/04/26/le-pays-ou-donner208

le-sein-peut-mener-en-prison. Consulté le 24/10/15 COUVELAIRE Louise, Le Monde, article du 04/04/14, http:// w w w. l e m o n d e . f r / m - a c t u /a r t i c l e /2 0 1 4 /0 4 /0 4 / i n f a u x- e n continu_4394922_4497186.html?xtmc=le_gorafi&xtcr=12, consulté le 08/11/15 CPJ (Commttee to Protect Journalists).China. 01/04/15. https://cpj. org/fr/2015/04/les-10-pays-qui-exercent-la-censure-la-plus-forte. php. Consulté le 02/11/15 IFEX. Les 10 pays maîtres de la censure. 2/05/12. http://www.ifex. org/international/2012/05/02/ten_most_censored/fr/. Consulté le 01/11/15


Le

Parisien

du

17/5/15,

http://www.leparisien.fr/societe/l-

eglise-protestante-autorise-la-benediction-des-couplesgays-17-05-2015-4778003.php, consulté le 8/10/15 KONOPNICKI Guy. Critique du spectacle de Pierre Desproges. http://www.desproges.fr/obsession/le-racisme. Consulté le 07/11/15 LDH. Interdiction aux mineurs de l’exposition de Larry Clark : Lettre publique au maire de Paris. 5/10/10. http://www.ldh-france. org/Lettre-publique-de-l-Observatoire. Consulté le 12/11/15 LE MONDE. Larry Clark, retour sur une polémique. Article du 10/08/10. http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/10/08/ exposition-larry-clark-retour-sur-une-polemique_1421930_3246. html. Consulté le 27/10/15 SURK Barbara , NYT. New York Times. Same-Sex Marriage, Civil Unions, and Domestic Partnerships. 2/10/15.http://topics.nytimes. com/top/reference/timestopics/subjects/s/same_sex_marriage/ index.html. Consulté le 8/10/15 Travel Taboo. Do’s & Don’ts. http://www.traveltaboo.com/. Consulté le 14/11/15 SAMI A. Aldeeb Abu-Sahlieh. Les interdits alimentaires chez les juifs, les chrétiens et les musulmans. www.cie.ugent.be/aldeeb2. htm#N_1_. Consulté le 11/09/15

209


Filmographie

ALMODOVAR Pedro. 2009. Étreintes brisées. Espagne. 2h10m ARTE. Blow-up, La suggestion du sexe au cinéma. 08/09/15. Disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=_ KrYbUVTFV8 ARTE. Corée, le dernier prince rouge. Documentaire du 26/02/15. http://info.arte.tv/fr/coree-le-dernier-prince-rouge CAMERON James. 1997. Titanic. Etats-Unis. 3h30m COPPOLA Sofia. 2010. Somewhere. Etats-Unis. 1h38m FRANCE 2. Demande d’euthanasie de Chantale Sébire. 26/02/08. http://www.ina.fr/video/3565933001026. Consulté le 8.10.15 210

HITCHCOCK Alfred. 1955. La main au collet. Etats-Unis. 1h47m HITCHCOCK Alfred. 1959. La mort aux trousses. Etats-Unis. 2h16m HOPPER Dennis. Easy Rider. 1969. 1h35m JEWISON Norman. 1968. L’Affaire Thomas Crown. Etats-Unis. 1h42m KI-YOUNG Kim. 1960. La Servante. Corée du Sud. 1h51m KUBRICK Stanley. Orange Mécanique. 1971. 2h16m POLANSKI Roman. 1968. Rosemary’s Baby. Etats-Unis. 2h16m RESNAIS Alain. 1959. Hiroshima mon amour. France. 1h32m


Oeuvres picturales

COURBET Gustave. 1853. Les Baigneuses. Huile sur toile. 227x193cm. Musée Fabre. Montpellier COURBET Gustave. 1866. L’Origine du monde. Huile sur toile. 46x55cm. Musée d’Orsay. Paris INGRES Jean-Auguste-Dominique. 1808. La Baigneuse Valpinçon. huile sur toile. 146 × 97 cm. musée du Louvre. Paris MANET Edouard. 1863. Olympia. Huile sur toile. 30.5 × 190 cm. Musée d’Orsay. Paris MASACCIO. Adam et Eve chassés du paradis. Chapelle Brancacci de l’église Santa Maria del Carmine. Florence MATISSE Henri. 1952. Nus Bleus. Papiers gouachés, découpés et collés sur papier marouflé sur toile (série de quatre nus) MICHEL-ANGE. Le Jugement dernier. Chapelle Sixtine. Rome. Inaugurée en 1541 TITIEN. 1538. La Vénus d’Urbin. Huile sur toile. 119 × 165 cm. Galleria degli Uffizi. Florence

211


Bandes-dessinées

GOTTFREDSON Floyd. 1937. Mickey et l’île volante ZEP. 2001. Le Guide du zizi sexuel. Paris. Glénat

Expositions

CLARK Larry. 2010. Paris. Musée d’art moderne FATMI Mounir. 2012. Paris. Institut du Monde Arabe

212


Iconographie

CLARK Larry. Girl on a skateboard COSTALES Bryan. Spencer Dryden, Marty Balin and Paul Kantner of Jefferson Airplane performing at the Fantasy Fair COURBET Gustave. 1853. Les Baigneuses CURTIS Edward S. Hamasta Shaman ECKHOUT Albert. 1666. Dança dos Tapuias. Scanned from the book Albert Eckhout: een Hollandse kunstenaar in Brazilië ESTREICHER Tadeusz. 1510. Globus Jagellonicus.delineavit. Illustration No. 3 published in Tadeusz Estreicher, Globus Biblioteki Krakowie, Nakładem Akademii Umięjetności, 1900. FEILBERG Kristen. 1870. Batak Warriors. Tropenmuseum GRANDVILLE J.J. 1838. Le Curé et le mort HARRIS Rick. Displayed at Stanley Kubrick: The Exhibit HOSE Charles. Sarawak: a native Kalabit smith MANET Edouard. 1863. Olympia QUARITCH B..1893.First Four Voyages of Amerigo Vespucci, London SCHIELE Egon. 1912. Nach vorn gebeugter weiblicher Akt WILLIAMS Thomas. Bure of Na Ututu FLICKR. Images / Réutilisation et modification autorisées sans but commercial PEXELS UNSPLASH

213


Glossaire

Allégorie : expression d’une idée par une métaphore (image, tableau, etc.) animée et continuée par un développement. Amoral : est amoral ce qui est étranger à la morale, ce qui l’ignore. Dogme : point fondamental et considéré comme incontestable d’une doctrine religieuse ou philosophique, ensemble de ces points constituant une doctrine. Ellipse : dans certaines situations de communication ou dans certains 214

énoncés, omission d’un ou de plusieurs éléments de la phrase, sans que celle-ci cesse d’être compréhensible. Ethnologie : étude de l’ensemble des caractères de chaque ethnie, afin d’établir des lignes générales de structure et d’évolution des sociétés. Exogamie : mariage entre sujets n’appartenant pas au même groupe de parenté (famille, lignage, clan, etc.). Expiation : action par laquelle on expie ; châtiment, souffrances considérés comme une compensation, une réparation du délit ou de la faute.


Fantasme : représentation imaginaire traduisant des désirs plus ou moins conscients ; plus spécialement en psychanalyse, scénario de l’accomplissement du désir inconscient. Fatwa : dans la religion islamique, consultation juridique donnée par une autorité religieuse à propos d’un cas douteux ou d’une question nouvelle ; décision ou décret qui en résulte. Gouvernance : manière de gérer, d’administrer. Immoral : est immoral ce qui est contraire à la morale. Interdit : impératif institué par un groupe ou une société, qui prohibe un acte ou un comportement. Lascif : qui incite à la sensualité. Mythe : ensemble de représentations idéalisées d’un phénomène, d’un événement historique qui lui donne une force particulière. Normativité : état de ce qui est conforme à la norme, à l’état régulier. Ostracisme : action de tenir quelqu’un qui ne plaît pas à l’écart d’un groupe, d’une société, d’une manière discriminatoire et injuste (procédure en usage au Ve s. avant J.-C., à Athènes, permettant de bannir pour dix ans les citoyens dont on craignait la puissance ou l’ambition politique.)

215


Pastiche : œuvre littéraire ou artistique dans laquelle on imite le style, la manière d’un écrivain, d’un artiste soit dans l’intention de tromper, soit dans une intention satirique. Pontifical : relatif au pape et aux évêques. Progrès (notion philosophique) : vaste processus historique par lequel l’humanité passe de l’état primitif à la civilisation, le moteur de ce processus étant l’accroissement du savoir rationnel (la science) dont on s’est rendu compte avec Descartes qu’il allait pouvoir nous rendre « comme maître et possesseurs de la nature. » Psychotrope : se dit d’une substance chimique (alcool, médicament, etc.) qui agit sur le psychisme. Rationnel : est rationnel ce qui paraît logique, raisonnable, conforme au 216

bon sens ; celui qui raisonne avec justesse. Refoulement (psychanalyse) : poussée hors de la conscience, par les forces de la résistance, d’une représentation incompatible avec le maintien du plaisir du sujet. Relativisme : conception philosophique qui admet la relativité de la connaissance.


Sacré : qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux et qui doit inspirer crainte et respect (par opposition à profane). Tautologie : négligence de style ou procédé rhétorique consistant à répéter la même idée en termes différents, soit dans la même proposition, soit dans deux propositions voisines. Volupté : plaisir sensuel, intense et raffiné ; vive jouissance, délectation.



[-]

TABOUS La Cérémonie de la vie sociale


Diplômes 2016 Maxime LEMOINE

Tabous, La Cérémonie de la vie sociale Pourrait-on vivre dans un monde sans tabous ? Ces règles implicites qui conditionnent les actes, les paroles et les attitudes de chacun d’entre nous constituent le fondement même des interactions sociales. Renvoyant aux peurs les plus ancestrales de l’homme et à ses formes d’organisation les plus archaïques, les tabous constituent peut-être le code non-écrit le plus ancien de l’humanité. Pourtant, sous ses formes perverses, le tabou ne contribueraitil pas aujourd’hui à limiter arbitrairement et silencieusement le cadre des réflexions individuelles, bornant l’ensemble des acteurs du corps social à une somnolente bien-pensance ? Hier superstition et aujourd’hui affaire de mœurs, l’étude des tabous recouvre à la fois une dimension sociale, psychologique, morale et politique ; elle nous amènera à réfléchir au sens profond des comportements humains, à la place de l’interdit dans le cœur de l’homme et à son nécessaire besoin de vivre entouré de ses semblables. Bien plus qu’une liste non exhaustive des innombrables prohibitions taboues qui existent ou ont existé, nous nous focaliserons ici sur le besoin instinctif d’interaction qui pousse l’homme vers son prochain et qui l’oblige, en conséquence, à orchestrer – par les rites, les coutumes et les codes – les modalités du vivre-ensemble, à construire une véritable cérémonie de la vie sociale.

Ecole de Design

Établissement privé d’enseignement supérieur technique www.stratecollege.fr


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.