L'Amibe et le Corail

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MEMOIRE DE FIN D’ETUDE

L’Amibe et le Corail L’urbanité de Tokyo: une étude pour le futur des mégapoles

ENSA - Versailles

MAXIME MEUNIER



MEMOIRE DE FIN D’ETUDE

L’Amibe et le Corail L’urbanité de Tokyo: une étude pour le futur des mégapoles

Maxime Meunier

directeur de mémoire: Jean-François Coulais soutenance février 2016

Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles


Remerciements

Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à mon Directeur de mémoire ­ Monsieur Jean-François Coulais. Je le remercie de m’avoir encadré, orienté, aidé et conseillé tout au long de ce mémoire. J’adresse mes sincères remerciements à tous ceux qui m’ont donné de leur temps, leur aide et leurs conseils. Je pense particulièrement à Takai-san, Masaki-san et Itaru-san de Riken Y ­ amamoto & Fieldshop qui m’ont donné de précieuses indications pour mes r­echerches, ainsi que le ­personnel des Archives Nationales du Japon qui ont eu une ­infinie patience pour m’aider avec les plans anciens d’Edo-Tokyo. Enfin, je remercie mes parents et mon frère qui m’ont soutenu, se sont intéressés et m’ont aidé dans le travail de relecture (pour cette tâche fastidieuse je remercie tout particulièrement ma mère). Je n’oublie pas non plus le soutien de mes amis. Merci infiniment, ou pour rentrer de plein pied dans ce mémoire, arigatō gozaimashita.


Sommaire

Cartes Avertissements Introduction

Part I: Good Morning Tokyo

1.1 Le rapport Orient-Occident dans la naissance de Tokyo 1.2 «Les fleurs de Tokyo» 1.3 Tokyo au mille masques 1.4 Tokyo, un statut hors échelle

Part II: L’amibe 2.1 L’«ameba toshi» 2.2 L’échelle urbaine A. Parcelle, Privé, Public B. L’évolution d’un quartier de la Yamanote: Shinjuku-ku C. L’évolution d’un quartier de la Shitamachi: Chuo-ku 2.3 L’échelle architecturale A. La vie d’un bâtiment, l’école japonaise B. De la théorie à la réalité 2.4 L’échelle humaine

Part III: Le corail 3.1 «Une série de villages» 3.2 Le train comme transport, la gare comme machine A. Le train créa les compagnies ferroviaires B. ...Et les compagnies ferroviaires créérent la gare japonaise 3.3 Et l’automobile? A. Avoir une voiture à Tokyo B. Trains versus Automobiles

Part IV: L’enseignement de Tokyo

4.1 Le revers de la médaille 4.2 L’enseignement de Tokyo

Bibliographie

5 6 8 13-26 16 16 20 22 27-52 30 32 32 34 37 42 42 43 50 52-77 55 57 57 59 69 69 73 78-87 81 84 91

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Cartes

CHINA RUSSIE

COREE du NORD

Mer du Japon

JAPON

COREE du SUD

Frontières internationales Frontières disputées Frontières préfecturales

auteur - Cartes du Japon et des 23 ku de Tokyo, 2015 (d’après Australian National University Base Map CAP 12-216a & Scoccimarro, 2005)

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Océan Pacifique


Avertissements

1. Les noms propres japonais sont donnés dans l’ordre occidental: le prénom précédant le nom de famille. 2. Certains termes japonais, jugés importants dans un contexte traité, sont écrits en kanji (caractères sino-japonais, hiragana, katakana, furigana), retranscrits en romaji (graphie latine) et traduit en français. Dans la majeure partie des cas, les ­retranscriptions sont issues de Kanji Converter (voir, http://nihongo.j-talk.com/) puis traduites en français par l’auteur à partir des traductions anglaises de Kanji Converter. 3. Le système de transcription des mots japonais adopté est le système Hepburn. Les voyelles longues sont indiquées par un macron (ō). Lorsque ces mots ont été intégrés à la langue française (samouraï, Tokyo) ou bien déjà présentés, ils sont écrits sans accent. Lorsqu’ils font partie d’une phrase japonaise ou lors de leur présentation, ils sont écrits à la manière japonaise.

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auteur - Soleil Levant, sommet du Mont Fuji, 2015

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Introduction

Samouraï ou gentleman, élève ou professeur, vieillard agonisant ou jeune homme fringuant, kappa ou phénix, tel un acteur de théâtre nō, Tokyo présente une multitude de masques. Détruite deux fois dans la première moitié du XXème siècle, l’hydre Tokyo est revenue à chaque fois plus forte et plus vivante. A peine plus de vingt ans après les cendres de la deuxième Guerre Mondiale, la ville était déjà le moteur économique de la nouvelle d ­ euxième puissance mondiale. Malgré toutes ses mutations et influences, Tokyo n’est pas restée figée face au temps, elle a évolué avec lui tout en gardant son identité. De ce fait, malléabilité et adaptabilité sont deux particularités qui définissent bien Tokyo. Néanmoins, certains utiliseraient plutôt «chaos» pour définir cette ville. Mais cette vision occidentale et classique, qui se base sur l’idée qu’une ville doit suivre un schéma préconçu global (­sous-entendu pour être agréable et belle), tient plus de ­l’aménité ­morale que de l’aménité réelle liée à un contexte précis. Le tokyoïte h ­ eureux et fier de sa ville n’est absolument pas une invention ou un être d’exception. Mais ­l’adjectif a tout de même le mérite de pointer l’aspect hétéroclite de la capitale ­nippone.

Si l’apparence de Tokyo est belle et bien hétéroclite, son organisation urbaine est-elle pour autant exempte de tout ordre? Comment les identités japonaise et tokyoïte cohabitent-elles avec les affluences étrangères, principalement occidentales? Quels sont les éléments qui favorisent la malléabilité et l’adaptabilité de Tokyo? Sontils uniquement les fruits de la culture japonaise ou bien du fait d’événements, voir de réglementations? Si la certaine pérennité de Tokyo existe grâce à son adaptabilité et sa malléabilité, quels sont les mécanismes urbains qui permettent la cohérence et le bon fonctionnement de cette mégapole? Ces questions, pour comprendre ce qui fait et ce qui anime une ville telle que Tokyo, sont particulièrement intéressantes à l’heure où de nombreux problèmes et questions apparaissent dans les grandes villes mondiales. L’expérience tokyoïte peut éclairer certains mécanismes à l’oeuvre lors des différents moments de l’évolution d’une grande ville. Tokyo peut ainsi être riche d’enseignements.

Afin de situer le contexte et les enjeux de Tokyo, nous avons choisi de ­consacrer le premier chapitre de notre mémoire à la description des particularités de la ­capitale nippone: la forte influence de cultures étrangères (particulièrement celle de ­l’Occident à partir du milieu du XIXe siècle), la menace omniprésente des désastres ­naturels ou ­humains et de leur conséquences (tremblements de terre, tsunamis, typhon, ­incendies), une apparence hétéroclite, hâtivement (et trop négativement) désignée de c ­ haotique par ­certains auteurs, et enfin une échelle géographique et administrative de grande ­importance. Ces particularités, que nous avons choisi de mettre plus en avant que d’autres (par exemple la question de l’espace 間 Ma ou celle de la ­communauté), nous semblent être les plus pertinentes pour présenter Tokyo à un lecteur familier ou non de cette ville. Cette mise au point nous semble également nécessaire pour appréhender

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les mécanismes urbains apparus dans Tokyo. Ces mécanismes, nous les étudierons en détail dans les deux chapitres ­suivants. Nous explorerons et analyserons d’abord l’urbanisme de la ville en suivant trois échelles: urbaine, architecturale et humaine. Pour cette première ­analyse, nous ­partirons et ­présenterons l’idée de ville amibe, avancée par l’architecte ­japonais ­Yoshinobu A ­ shihara. Afin d’appréhender plus facilement nos propos, nous les ­illustrerons par des exemples: les quartiers de Shinjuku-ku et Chuo-ku pour l’échelle urbaine et une frise c ­ hronologique pour l’échelle architecturale. Le chapitre suivant traitera d’un ­mécanisme ­particulièrement rodé à Tokyo et dans les villes japonaises en ­général: celui des t­ransports ferroviaires. Le transport ferroviaire favorise la cohésion et la ­synergie entre les différentes entités qui composent Tokyo. Par ailleurs, c’est de cette ­particularité tokyoïte que nous avons avancé la figure du corail, titre de ce chapitre et de ce m ­ émoire. Là encore, nous utiliserons un exemple concret pour illustrer nos propos. Enfin, puisque ce chapitre traite des transports, nous le terminerons avec la question des véhicules particuliers dans cette ville, où le train est, comme nous allons le voir, omniprésent. Le but du mémoire n’est pas d’encenser aveuglément les mécanismes de Tokyo. Si nous essayerons d’analyser cette ville en abordant le plus possible les ­mécanismes dans leur contexte japonais, nous présenterons aussi dans notre dernier chapitre quelques graves conséquences qu’ils ont engendré (pollution et crises sociales). Il nous restera pour finir à nous interroger sur les ­enseignements que nous pouvons ­tirer de notre étude de Tokyo.

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Felice Beato - Panorama d’Edo, sommet de la colline Atago (26m), actuel Minato-ku, Edo, 1865

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Akira Yamaguchi - Tokyo: Hiroo et Roppongi, 2002


Partie I Good Morning Tokyo

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泰平の 眠りを覚ます 上喜撰 たった四杯で 夜も眠れず «Les bateaux à vapeur Brisent le sommeil paisible Du Pacifique Quatre vaisseaux suffisent Empêchent de fermer l’œil de la nuit»

haut

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bas

(détails) Utagawa Sadahide - Dessin de marchands occidentaux transportant des marchandises à Yokohama, 1861

Inconnu - Kyoka (poème comique) célèbre décrivant la surprise et la confusion engendrées par l’arrivée des navires du Commodore Perry.


1.1

Le rapport Orient-Occident dans la naissance de Tokyo

8 juillet 1853. Soixante-treize coups de tonnerre retentissent dans le port d’ Uraga, ville portuaire à l’entrée de la baie d’Edo. Les responsables sont quatre ­vaisseaux sombres, cracheurs de vapeur, arborant le pavillon américain. La flotte, commandée par le Commodore Matthew Perry et missionnée par le président Fillmore, cherche à faire ce qu’aucune nation n’avait réussi depuis 1641, contraindre le Japon à ­commercer1 avec des puissances étrangères. Désireux de se protéger, de contrôler l’économie, et de limiter la christianisation de l’archipel, le shogun Iemitsu Tokugawa avait ­interdit le ­commerce avec des nations étrangères ainsi que toute entrée ou sortie du territoire ­depuis cette date. L’isolement bicentenaire du pays, qui ne fut en réalité pas total2, prend donc ­soudainement fin en ce milieu de XIXe siècle. Avec les Traités Ansei3 de 1858, ­autorisant l’établissement et le commerce dans plusieurs ports du Japon pour certaines nations occidentales, le Japon va r­ apidement se ­métamorphoser. Trois siècles après la découverte des navigateurs portugais, le Japon et l’ Occident se redécouvrent. «Le vieux Japon était pour nous un monde merveilleux, ­petit et ­délicat, peuplé de sylphes et de fées. L’Europe et l’Amérique avec leurs trains, leurs télégraphes, leur commerce gigantesque, l’énormité de leurs armées et de leurs flottes, leur science infinie basée sur la chimie et les mathématiques, étaient pour les ­Japonais un monde merveilleux de génies et de magiciens irrésistibles»4. Mysticisme et ­nouvelles opportunités d’un côté, technologie et puissance de l’autre, la vision et les intérêts de chacun par rapport à l’autre diffèrent. Au ­Japon, ­l’Occident trouve un refuge pour ses navires et un moyen de vendre sa ­technologie et ses marchandises. Elle y gagne aussi un terrain pour ses études et des influences ­artistiques, le japonisme. Par exemple, les estampes de cette période, ou 浮世絵 ukiyo-e, dont les plus connues en Occident sont celles du peintre Katsushika Hokusai, ont ­influencé les artistes impressionnistes, puis Art ­nouveau, européens et américains. Le Japon, au contraire, cherche avant tout à empêcher la main mise de ­l’Occident sur son ­économie et sa politique. Conscient de sa faiblesse, et marqué par la défaite ­cinglante de la Chine dans les guerres de l’opium, il souhaite devenir une nation forte et ­autonome. Pour cela, le gouvernement japonais décide d’importer la ­technologie, ­l’économie, la politique, l’architecture et l’urbanisme ­occidental en attirant des ­experts étrangers tout en ­envoyant des étudiants dans ces pays. Si la politique est ­cohérente, elle pose tout de même la question de l’aliénation de sa propre culture. Edo, ­nouvellement ­baptisée Tokyo en 1868, après la chute du ­shogunat, connaît alors une de ses nombreuses ­transformations.

1.2

«Les fleurs de Tokyo»

Outre l’opportunité du commerce avec le Japon et le reste de l’Asie, la raison de cette expédition était de garantir la sécurité et le ravitaillement des baleiniers ­américains actifs au large des côtes japonaises. Il se pourrait également que le Manifest Destiny, une ­idéologie selon laquelle les Etats-Unis doivent répandre la démocratie et la civilisation sur les territoires de l’Ouest, en soit une autre cause. 1

Durant l’isolement du pays (sakoku), les seuls échanges autorisés étaient avec les Hollandais, sur l’île artificielle de Dejima à ­ agasaki, les Chinois, ­également à Nagasaki, les Coréens, via la province de Tsushima, et avec le Royaume des Iles Ryuku via la N ­province de Satsuma. Ces échanges permettaient aussi au Japon d’être au fait de certaines inventions et découvertes étrangères. 2

Ces traités inégaux donnaient aux Etat-Unis, la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Russie, entre autres mesures, le contrôle des tarifs d’importations et le droit d’extraterritorialité sur tous leurs ressortissants présents au Japon. 3

Basil Hall Chamberlain, Things Japanese, being notes on various subjects connected with Japan for the use of travelers and others, Londres, John Murray, 1905 4

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Kaiji Kawaguchi - Spirit of the Sun, 2002 Manga postapocalyptique où Tokyo et le Japon sont détruits par un séisme

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東京 Tōkyō, «la capitale de l’Est», naît avec le passé d’une ville tumultueuse où «les disputes et les incendies sont les fleurs d’Edo», comme le revendiquaient avec humour et fierté les habitants de la ville. Edo est une ville qui n’a jamais connu les affres de la guerre depuis qu’elle est devenue la capitale de facto au début du XVIIe siècle. Mais c’était une ville régulièrement sujette aux catastrophes: tremblements de terre, ­inondations et surtout incendies. Avec ses constructions en bois et la ­densité ­croissante de la population, les incendies étaient nombreux et se propageaient très ­facilement. ­Depuis ses débuts comme capitale jusqu’à la fin de la période Tokugawa en 1868, Edo a connu plus de 1500 incendies, dont 49 majeurs.Trois de ces grands ­incendies dépassèrent les 10 000 morts: le grand incendie Meiwa en 1772, l’incendie de 1855 causé par un séisme de magnitude 6.9, et le plus dévastateur de l’histoire du ­Japon, celui de Meireki en 1657. Les conséquences de ce dernier sont désastreuses, avec une estimation atteignant les 100 000 morts et une perte de 70% de la ville. A titre de comparaison, sur la même période, Kyoto, Osaka et Kanazawa connaissent moins d’une dizaine de grands incendies5. Tokyo profite de la technologie et de la planification urbaine ­occidentale. ­L’apparition de bâtiments en dur et surtout le développement des moyens de ­prévention et de lutte contre les incendies empêchent une grande partie de ces ­brasiers ­réguliers. Bien que Tokyo ait connu quelques incendies de grande ­importance, comme celui de Ginza en 1872 ou sous les bombes incendiaires américaines en 1945, sa ­principale épée de Damoclès actuelle est celle des séismes. En effet, l’archipel nippon se trouve à la ­convergence de quatre plaques tectoniques très actives, ce qui en fait une des ­régions les plus ­sismiques au monde. Le dernier tremblement de terre ­dévastateur qu’ait connu Tokyo est le 関東大震災 Kantō daishinsai. Le 1er septembre 1923, à l’heure où tous les braseros sont a ­ llumés pour la préparation du déjeuner, la terre se met v ­ iolemment à trembler. Un séisme de magnitude 7.9 sur l’échelle de Richter vient de frapper la région du Kanto, où se situe Tokyo. Au moment du ­tremblement de terre, Tokyo garde dans son ­organisation et architecture une grande partie de ce qu’elle fut quand elle était ­encore Edo. Malheureusement, cette organisation et ­les ­constructions en bois ­feront ­indirectement plus de morts que le séisme lui-même6. Paul Claudel, ­ambassadeur de France en poste au ­Japon à ce moment, jugeait «le fait que Tokyo et Yokohama n’étaient pas des villes, mais d’immenses villages, des étendues ­indéfinies de cabanes de bois sec séparées par d’étroits intervalles. Ces deux villes ont brûlé comme brûle un ­chantier ou une forêt. Rien n’était prévu pour empêcher la propagation du feu.» De nos jours, la quasi totalité des édifices tokyoïtes sont construits selon des normes antisismiques, de plus en plus drastiques après chaque séisme significatif. Mais la ville reste sous la menace d’un grand tremblement de terre, le Big One. «En prenant pour référence un niveau 100 pour Los Angeles, la zone de San Francisco, considérée comme étant à la merci d’un cataclysme, se situe à la graduation 167 et Tokyo atteint 710. Selon les dernières études en date, la probabilité que l’épicentre d’un séisme de magnitude supérieure à 7 se situe dans la ­capitale dans les trois ­décennies à venir ­atteint 70%. Le cas échéant, en fonction du jour, de l’heure et des ­conditions ­météorologiques, il ferait jusqu’à 11 000 morts, blesserait 200 000 personnes, ­ruinerait 850 000 ­habitations, laisserait 4,6 millions ­d’individus sans abri et empêcherait quelques 6,5 millions de travailleurs, visiteurs et écoliers de regagner leur domicile ­excentré. Dommages directs et induits, le coût d’une telle catastrophe est évalué à 112 000 ­milliards de yens (1 005 milliards d’euros au cours de fin 2011)»7.

Takashi Kuroki, Edo no kaji (Les incendies d’Edo), Tokyo, Doseisha, 1999 - Néanmoins, il faut préciser que la population d’Edo ­ tteignait déjà le million en 1721 alors que celles de Kyoto, Osaka et Kanazawa étaient, respectivement, d’environ 370 000, 410 000 a et 118 000 habitants. 5

L’incendie était d’une violence telle que même la rivière Sumida s’est mise à bouillir. Avec les ruelles obstruées par les débris et le réseau d’eau détruit en plusieurs ­endroits, les secours ont mis beaucoup de temps à intervenir. Attisés par un typhon, les incendies ont ravagé la ville pendant plusieurs jours. Le bilan officiel publié le 30 août 1926 fait état de 580 397 bâtiments détruits et de 141 720 morts, dont 100 000 au moins imputables à l’incendie. D’autres bilans circulent, allant jusqu’à 400 000 victimes. 6

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Karyn Poupée, Les Japonais, Paris, Taillandier, 2012

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Auteur - Rue commerรงante de Yanaka Ginza, Taito-ku, Tokyo, 2015

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1.3

Tokyo aux mille masques

Paris est connue pour être une ville homogène. Les bâtiments disciplinés s’alignent dans les perspectives tracées par le baron Haussmann, et les toits se ­limitent, sauf pour de très rares exceptions, à la même ­hauteur. Ville plus de deux fois ­millénaire, jamais détruite mais souvent assiégée et pillée, Paris a vite dû se protéger derrière des enceintes. De ce fait, une grande partie de ­l’organisation et du patrimoine ­architecturale de la ville a été conservée, et, comme é ­ rodée par les r­églementations urbaines successives8, une homogénéité du bâti a d ­ emeuré. Edo-Tokyo n’a jamais eu cette nécessité de l’enceinte. Après que le premier ­shogun ait installé son ­gouvernement dans la ville, le pays a connu une certaine ­stabilité et période de paix. Contrairement à Kyoto qui s’organise selon un damier symétrique axé sur le palais ­impérial, Edo ­s’organise en spirale autour de son château. Le statut de chaque individu dans la société très hiérarchisée de l’époque Edo détermine sa place dans cette spirale. En premier lieu vient le 将軍 Shōgun qui est le dirigeant de facto du ­Japon ­(l’Empereur, cantonné à Kyoto, n’est que le dirigeant de jure du Japon). Viennent ­ensuite les 大名 Daimyō, les gouverneurs de provinces, ­répartis en trois classes ­hiérarchisées: les Shimpan daimyo, apparentés à la ­famille Tokugawa, celle du shogun, les Fudai daimyo, alliés aux Tokugawa avant la ­bataille de ­Sekigahara9, et les Tozama daimyo, ­alliés aux Tokugawa après cette bataille. ­Enfin, viennent les 侍 S ­ amourai, des guerriers au service d’un daimyo ou du ­shogun (­hatamoto). Leurs ­domaines sont situés ­principalement dans le nord de Edo, la ­Yamanote, qui est la ­partie montagneuse de la ville. Les daimyos les plus influents et puissants, les ­Shimpan daimyos, sont placés à côté du château du ­shogun. Enfin, le reste de la ­population est ­hiérarchisée ­également du plus important au moins important par les 農民 Nōmin, «paysans», les 工業 Kōgyō, «artisans», les 商 人S ­ hōnin, «­marchands», et les 部落民 Burakumin, «­personnes de la ­communauté». Les burakumins sont des­tanneurs, bouchers et d’une manière g ­ énérale tous ceux exerçant des ­métiers liés à la mort (les Eta, «pleins de ­souillures»), ainsi que ceux en marge de la société comme les ­criminels, les ­s­altimbanques ou les mendiants (les Hinin, les «non-humains»). Cette population vivait dans la ­Shitamachi, la ­partie plane de la ville10. On retrouve cette dichotomie dans l’organisation de la Yamanote, ­spacieuse, sinueuse et lacunaire, et de la Shitamachi, étroite, ­ordonnée et dense. Par ailleurs, ces deux o ­ rganisations sont le premier facteur de ­l’hétérogénéité de la ville. Bien que l’organisation générale de Edo-Tokyo soit bicéphale en principe, elle est beaucoup plus complexe du fait de la topographie de la ville. Les vallons et ­collines de la Yamamote et les canaux, naturels et artificiels, de la Shitamachi, morcellent la ville en petits quartiers à l’identité parfois très marquée. Cette particularité marqua ­l’écrivain américain John Russell Young lors de sa visite avec le président Ulysse S. Grant en 1879: « Il est difficile de réaliser que Tokyo soit une ville - une des plus grandes villes du monde. Elle ressemble à une ­série de villages, avec des morceaux d’espaces verts ouverts et de terrains clos ­rompant la continuité de la ville»11. Les ­différentes ­identités de cette série de villages sont accentuées par les aléas historiques qu’a ­traversé Tokyo.

Dès 1607 un édit promulgué par Henri IV interdit les surplombs sur la rue et les pans en bois pour limiter les incendies. Au fil des siècles, d’autres édits et réglementations limiteront la hauteur du bâti et le prospect par rapport à la largeur des rues. 8

La bataille de Sekigahara est un événement majeur dans l’histoire du Japon. Elle se déroule du 20 au 21 octobre 1600 et marque officieusement la fin de l’époque Sengoku et le début de celle d’Edo. Cette bataille surnommée 天下分け目の合戦 Tenka wakeme no kassen, «la bataille qui décida de l’avenir du pays», ouvre trois ans plus tard les portes du shogunat et du Japon à Ieyasu Tokugawa, le premier des shogun Tokugawa. 9

10

Pour la description et l’analyse de la Yamanote et de la Shitamachi, voir le chapitre 2.1 L’échelle urbaine

Edward Seidensticker, Tokyo, from Edo to Showa 1867-1989, The Emergence of the World’s Greatest City, Singapour, Tuttle classics, 2010 11

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Auteur - Rue commerçante à Shibuya, Shibuya-ku, Tokyo, 2015

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Chaque événement a laissé son empreinte et/ou supprimé celles des événements ­précédents. Déjà en 1885 Pierre Loti se raillait de l’aspect «disparate, hétérogène et invraisemblable» de la ville dans son livre Japoneries ­d’automne12. Le ­tremblement de terre de 1923 ­emporta une grande partie des bâtiments d’Edo, et ceux qui ­restèrent furent réduits en cendre sous les bombes américaines de 1945. C’est avec les ­débris de ces bombes qu’on combla la majeure partie des canaux de la ville, finissant d’achever l’essence même de ce qui faisait la Shitamachi, et donc Edo. En effet, avant que les ­Tokugawa y installent leur capitale, Edo était déjà connue pour ses rivières. ­Utilisées pour la pêche, la navigation et le commerce, elles étaient aussi liées à un ­pèlerinage. Les fidèles se pressaient au temple d’Asakusa pour y vénérer une ­statuette de la déesse Kannon. Selon la légende, au VIIe siècle, deux frêres pêcheurs avaient ­repêché cette ­statuette dans la rivière Sumida. Comme autre exemple qui marqua Tokyo, ­i­ndirectement cette fois, on peut citer celui du typhon Vera. Ce ­puissant typhon ­frappa la région de Nagoya en 1959 et provoqua ­de grandes ­inondations dans la ville. Le ­niveau de l’eau y grimpa de près de cinq mètres par ­endroits provoquant ­d’importants dommages. Tokyo, dont certains quartiers n’atteignent pas cette hauteur par rapport au niveau de la mer, emmura ses canaux avec d’épaisses cloisons de béton, hautes de six à huit mètres, pour se prémunir d’un désastre similaire. Le Tokyo d’aujourd’hui affiche une juxtaposition d’architectures et ­d’atmosphères variées. D’une avenue hérissée de tours modernes clinquantes, on peut ­passer, par une simple intersection, à une ruelle étroite qui nous livre un patchwork composé ­d’autels bouddhiques, de petites maisons décrépies, de maisons aux formes ou à la ­couleur tape-à-l’oeil, et d’objets variés allant des vélos, pots de fleurs, petits mobiliers, aux ­distributeurs automatiques de boissons fraîches.

1.4

Tokyo, un statut hors échelle

Si on voulait comparer l’organisation administrative de Tokyo avec Paris, afin d’avoir un référentiel facilitant la compréhension, ce serait rapide. Comme cette ­dernière, Tokyo se compose d’arrondissements, 区 ku, au nombre de 23. Et tout comme les arrondissements parisiens, ces ku ont leur propre conseil d’arrondissement. Point. La comparaison s’arrêterait ici, puisque, contrairement à Paris, Tokyo n’a pas de maire, et ce n’est juridiquement pas......une ville. En effet depuis 1943, la ville de Tokyo, 東京市 Tōkyō-shi, n’existe plus. La ville, comme l’ancienne préfecture à qui elle était rattachée, 東京府 Tōkyō-fu, ont été intégrées dans la nouvelle métropole, Tokyo-to. Par ailleurs, il est intéressant de noter que les préfectures japonaises ont été créées, sous l’ère Meiji, par une loi, dite d’ «abolition du ­système han»13, s’inspirant des préfectures françaises. Cela illustre bien la profonde influence de l’Occident dans les débuts de Tokyo et dans la modernisation du Japon. De nos jours, Tokyo désigne donc deux entités, deux échelles: une officielle, la Métropole de Tokyo, 東京都 Tōkyō-To, et une officieuse, fausse dans sa dénomination, la ville de Tokyo, définie par les 23 arrondissements spéciaux, 特別区 Tokubetsu-ku.

12

Pierre Loti, Japoneries d’automne, Paris, Kailash Editions, 2005 (EOF. 1889)

Les 藩 han étaient des unités administratives correspondant aux territoires des fiefs des daimyo du Japon. Ce système fût créé par Toyotomi Hideyoshi et a existé jusqu’à son abolition en 1871, au profit des préfectures. Le nombre de han varia ; il y en avait ­approximativement 300 durant la période Edo. La plupart étaient dirigés par un daimyo avec un territoire correspondant à 10 000 koku (unité de mesure qui correspond à la quantité de riz mangée annuellement par un Japonais). Le koku permettait de calculer des volumes, comme la quantité de marchandises transportée par un bateau, et de montrer la puissance des seigneurs. Initialement un koku faisait 278,3 livre (soit 150kg). 13

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10Km

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Auteur - Les échelles administratives et urbaine de Tokyo Photomontage de la baie de Tokyo, avec en rouge l’emprise des 23 ku et en jaune et rouge celle de la Métropole, Tokyo-to. Sur cette vue satellite on discerne très bien l’aire urbaine du Grand Tokyo autour de la baie de Tokyo.


L’emprise des 23 Tokubetsu-ku correspond à celle de la Tokyo-shi de 1943, lors de sa dissolution. Ce n’est toutefois qu’en 1947 que ces ­arrondissements sont créés. C’est 23 ku résultent de la ­fusion des 35 anciens ­arrondissements d’alors avec des ­municipalités à la périphérie de la ville. On peut retrouver cet ancien découpage dans le nom des nouveaux ­arrondissements. Par exemple, Shinagawa-ku a pris le nom d’un des anciens arrondissements dont il est issu, ou encore ­Shinjuku-ku qui a pris celui d’une municipalité. ­Aujourd’hui ces 23 ku sont gérés par un maire élu par un vote populaire et ­possèdent des droits similaires aux autres villes japonaises. Toutefois, certains services comme celui des eaux, des égouts et des pompiers sont du ressort de la préfecture de Tokyo. La comparaison par Young de Tokyo avec une série de villages est donc exacte, d’autant plus que certains arrondissements ont leurs propres identités ou ­activités. On peut citer, ­Taito-ku, au nord, qui est un arrondissement résidentiel modeste avec un ­patrimoine ­historique ­important, ­ou ­à nouveau Shinjuku-ku, à l’ouest, qui est le ­nouveau quartier des affaires et de la vie n ­ octurne. ­ Globalement, les 23 ku s’étendent sur 617km2 pour une population de 9 255 495 ­habitants en ­juillet 2015, ce qui représente une ­densité de 15 000 habitants au km2. A titre de ­comparaison, la ­densité de Paris en 2012 était de 21 260 habitants au km2. Mais les disparités sont fortes entre les ­arrondissements. L’arrondissement ­central de ­Chiyoda, en partie ­comblé par le palais Impérial, est le moins dense avec 4 500 habitants au km2. Les ­arrondissements de ­Nakano, Arakawa et Toshima dépassaient, eux, les 20 000 ­habitants au km2 en 2014, le dernier dépassant même Paris avec 22 625 ­habitants au km2. Les arrondissements du sud de la Shitamachi tournent plutôt autour de 12 000 et ceux du nord et de l’ouest, plus résidentiels, comme Taito-ku et Setagaya-ku, autour de 18 000. L’étude de Tokyo que nous développerons dans les chapitres suivants se limitera à cette zone des 23 T ­ okubetsu-ku.

La Métropole de Tokyo, Tokyo-To, se compose des 23 arrondissements spéciaux, de 26 villes, du district rural de Nishitama (composé de trois bourgs et un village) et de 4 sous-préfectures dans les archipels d’Izu et des îles ­d’Ogasawara (composées de deux bourgs et sept villages). Sa population totale, en 2015, est de 13 500 000 ­habitants ­répartis sur 2 200km2, soit une densité de 6 156 h ­ abitants au km2. Mais cette population n’est pas regroupée sur le même territoire. Sa partie la plus éloignée habite l’île ­d’Hahajima à 1 000km de Tokyo (soit la distance Paris - Bonifacio). L’île de ­Minamitorishima à 1 850km de Tokyo (soit la distance Paris - Minsk) est le ­territoire ­habité administré par Tokyo le plus éloigné de celle-ci, mais sa population n’est pas ­permanente (l’île sert de terrain d’entraînement pour l’armée japonaise). La densité de ­population n’est pas ­homogène non plus dans la Métropole. En ­effet, celle des 23 ku est de 15 000 ­habitants au km2 alors que celle dans le district rural de Nishitama est de 156 habitants au km2, soit à peine le double de celle des quatre sous-préfectures d’outre-mer14.

L’ensemble des données de la population vient du Bureau des statistiques du Ministère des Affaires Internes et des Communications du Japon ainsi que du Bureau des Affaires Générales du Gouvernement Métropolitain de Tokyo (TMG). 14

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Si les limites définies par les 23 ku ou par la Tokyo-To sont simples et ­distinctes c’est qu’elles sont politiques, et par conséquent arbitraires. En revanche, il est ­particulièrement difficile de d ­ éfinir avec exactitude les limites physiques de Tokyo. En France, l’Insee fait reposer la notion d’unité urbaine « sur la continuité du bâti et le nombre d’habitants. On appelle unité urbaine une commune ou un ensemble de communes ­présentant une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200m entre deux constructions) qui comptent au moins 2 000 habitants ». Cette définition s’applique ­facilement aux villes européennes qui sont souvent étalées sur un grand ­territoire. Elles s’organisent, le plus souvent, comme des points plus au moins grands, plus au moins denses, mais presque toujours distants les uns des autres. Pour Tokyo ce n’est pas le cas, sa zone de bâti est imbriquée avec celle d’autres villes, qui sont situées dans d’autres préfectures tout autour de la baie de Tokyo. Définir les limites de Tokyo est d’ailleurs tellement ­complexe que le gouvernement ­japonais ­utilise plusieurs définitions pour son aire urbaine. On peut évoquer une des plus ­utilisées, «Une Métropole, Trois Préfectures», 一都 三県 Itto ­Sanken, qui comprend l’ensemble des préfectures de Tokyo, Chiba, Kanagawa et Saitama. Mais cette ­définition est plus ­géographique que ­statistique puisqu’elle englobe des zones rurales sans ­tenir compte des zones urbaines limitrophes. Deux autres définitions ­souvent utilisée ­également sont celles de l’ «Aire métropolitaine ­majeure», 大 都市 圏 Dai-toshi-ken, et l’ «aire ­métropolitaine majeure du Kanto», 関東 大 都市 圏 Kantō Dai-toshi-ken, qui sont proches de la définition française. Ces deux définitions sont plus rigoureuses, car elles ne tiennent pas compte de certaines zones rurales présentes dans la Itto Sanken mais le font pour les zones urbaines qu’elle oublie. D’après le Kanto dai-toshi-ken, la ­population de l’aire urbaine de Tokyo serait en 2015 de 38 000 000 habitants sur 14 000km2, ce qui fait de Tokyo l’aire urbaine la plus peuplée au monde. L’aire urbaine de Paris, elle, fait office de petit poucet avec 12 300 000 ­habitants sur 17 800km2, soit un peu moins que la population de la Tokyo-To.

En résumé, d’extérieur, Tokyo est une ville dont les limites sont floues et ­changeantes, ­puisque le bâti tokyoïte dépasse rarement une adolescence, soit à peine une ­vingtaine d’années. Tokyo administre également un territoire qui est sans ­commune mesure avec une celui d’une ville française. Il est donc impossible de juger Tokyo selon des critères français. A l’intérieur, elle est une série de villages, de ­portraits, ­d’ambiances différentes entre les rues. Nous allons également voir que son ­organisation n’est pas celle polissée des villes occidentales (dans ce cas là, ­«occidentales» ­désignent ­également les villes chinoises comme Pékin ou Xi’an). Cette organisation relève plutôt d’éléments juxtaposés dans un magma, qui semble au premier abord chaotique.

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Nicolas Lambert - Panorama depuis la tour Sunshine 60, 2013


Partie II L’amibe

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bas

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haut Inconnu - Colonnes du ParthÊnon, Athènes, 2011 Auteur - Mutesaki tokyo de la Grande Porte Sud, Nandaimon, du Todai-ji, Nara, 2014


2.1

L’ « ameba toshi »

C’est en 1986 que l’architecte japonais Yoshinobu Ashihara publie 隠れた秩序 Kakureta chitsujo15, traduit en français par L’ordre caché. Il y met en avant l’ordre ­spatial de Tokyo, présenté dans le cadre plus large de la spatialité japonaise comparée à celle de l’Occident. Les comparaisons de Tokyo aux villes occidentales ne laissent ­aucune ambiguïté. Plus que les villes occidentales, «dont les centres, avec leurs ­structures ­indestructibles en maçonnerie, souffrent de stagnation et de rigidité», Tokyo, «qui est la scène de changements et renouveaux constants», est plus à même de s’adapter à de nouvelles contraintes. Comme énoncé par le sous-titre, nijūisseiki no toshi ni mukatte «vers la ville du XXIème siècle», ce que nous pouvons apprendre du Tokyo d’aujourd’hui nous dévoilera les villes de demain. Ashihara part du rapport entre la spatialité de l’architecture japonaise et ­occidentale pour aboutir à celle de la ville. D’un côté, l’Occident a développé ce qu’il appelle une «architecture du mur». Construite pour durer, l’architecture occidentale est centripète et elle se construit à partir de sa forme. Comme un bloc de pierre ou de bois qu’on taille, elle se développe par soustraction. Au contraire, au Japon c’est l­’horizontal, avec le toit et le sol, qui domine. Il s’agit là d’une ­«architecture du sol». A l’opposée de l’architecture du mur, elle est ­developpée avec l’idée d ­ ’impermanence. Ainsi ce n’est pas l’enveloppe, et donc la forme, qui ­importe mais le contenant. C’est par conséquent une architecture centrifuge qui se développe par addition. La forme étant soustraite à la fonction et non l’inverse, la question de l­’esthétique de la rue n’a ici guère de sens. Ensuite Ashihara oppose la lecture de ces architectures. L’architecture o ­ ccidentale est faite pour être vu de loin. Comme nous l’avons dit, c’est la forme qui génère le bâtiment, il faut donc la voir dans son intégralité. Ashihara prend comme exemple ­ le Parthénon. «Qu’il soit observé du sommet d’une colline éloignée ou en se tenant juste devant, le Parthénon apparaît parfaitement équilibré et finement ­proportionné. Ce n’est qu’une fois suffisamment proche pour le toucher qu’on est ­ramené sur terre: le ­merveilleux bâtiment est en réalité rien de plus qu’une structure de pierres froides ­empilées les unes sur les autres avec un talent peu commun». Au contraire, l­’architecture traditionnelle japonaise paraît de loin modeste, asymétrique, avec des proportions relativement petites, et souvent délibérément ­ ­cachée par les ­arbustes. Mais ce n’est qu’une fois suffisamment proche qu’elle se ­révèle, l’odeur et le toucher des tatamis, les détails comme les tokyos ou les kusari-doi, ces «chaînes de pluie», cousines esthétiques et élancées de nos gouttières. Ce qui touche l’architecture impacte nécessairement l’urbanité. Une a ­ rchitecture de la forme, qui est faite pour être vu de loin, nécessite une organisation ­d’ensemble où chaque élément doit répondre visuellement à l’autre. Cette organisation entraîne une h ­ omogénéité, puisque l’ensemble prime sur l’unité. C’est ce qu’on retrouve dans les villes occidentales et chinoises comme Xi’an. Mais une ­architecture à l’échelle du toucher, où c’est la fonction qui importe, ne ­nécessite pas d’organisation d’ensemble. Tokyo, comme les villes japonaises en générale, ont cette h ­ étérogénéité, ce chaos

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Yoshinobu Ashihara, The hidden order: Tokyo through de twentieth century, Tokyo, Kodansha International, 1989

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甲 6

Augustin Berque - Structure d’Edo, in Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Saint-Amand, Gallimard, 1993 (d’après Akira Naito, Edo to Edo-jo, Tokyo, Kajima Shuppankai, 1966)

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apparent. Si effectivement il n’y avait aucun ordre dans l’urbanité tokyoïte, comment les habitants de l’agglomération la plus peuplée au monde pourraient-ils vivre dans un confort raisonnable? Pour expliquer l’ordre caché de Tokyo, Ashihara utilise la figure du Gestalt avec le vase de Rubin. La théorie du ­Gestalt repose sur la perception entre un fond et une figure. Elle est représentée le plus ­souvent par l’image du vase de Rubin. Cette image se ­décompose en deux parties, l’une noire et l’autre blanche. Si on observe la ­partie blanche comme fond, notre cerveau perçoit un vase noire (la figure), mais si on ­observe la partie noire comme fond, il percevra cette fois la silhouette blanche de deux ­visages de profil (la figure). A l’image de la fractale de Mandelbrot, on peut voir un ordre ­caché dans le chaos de Tokyo, tout dépend, comme pour le vase de Rubin, du point ­d’observation de la ville. Le travail qui suit a justement pour but d’étudier cet ordre caché, d’où nous ressortons les figures de l’amibe et du corail. Tokyo est le parfait exemple de la ville fluide qui se régénère. Nous avons vu16 qu’en dépit des catastrophes, la ville a survécu. Mieux, elle a continué d’évoluer en devenant plus vigoureuse. Elle change et évolue constamment. «Tokyo, donc, est ­ une ville amibe avec son étalement amorphe et un changement constant comme les ­pulsations d’un organisme. Et tout comme une amibe, Tokyo démontre une intégrité physique et la capacité à se r­ égénérer quand elle est endommagée. Bonne ou ­mauvaise, la ville amibe perdure».

2.2

L’ échelle urbaine

A. Parcelle, Privé, Public

Pour avoir un premier aperçu de l’ordre caché de Tokyo il faut prendre de la hauteur. Tokyo se dévoile d’abord comme un grand étalement. Mais si on observe ­ plus ­attentivement, des éléments se distinguent. Ces éléments sont du domaine de ­l’architecture ou de ­l’infrastructure. Dans le domaine de l’architecture on remarque deux dispositions. La première ressemble à des îlots éparpillés dans l’océan du bâti. Ces îlots, faits de gratte-ciel regroupés, sont les centres d’affaires où les gens vont travailler. La deuxième disposition est un alignement de grands immeubles z ­ ébrant la ville. Ces alignements révèlent la présence d’une grande rue. En effet, à Tokyo les ­infrastructures routières et ferroviaires composent et ­structurent la ville. Outre les rues qui définissent la hauteur du bâti, de grandes ­autoroutes aériennes, construites dans les années 60 lorsque le pays revient sur la scène internationale17, se superposent aux tranchées p ­réexistantes des routes et ­canaux de la ville. A la densité de la ville, il faut aussi noter l’omniprésence du végétal, même dans les quartiers centraux. Les deux cas d’études de Shinjuku-ku et Chuo-ku montrent bien la question du végétal et son traitement. Enfin les berges des fleuves, comme ceux de la Sumida, sont aménagées sur plusieurs kilomètres, devenant des espaces de l­oisirs. Comme le souligne l’architecte Manuel Tardits, «ce sont à la fois des lieux de ­césure mais aussi des lieux d’urbanité».

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voir Chapitre 1 Good Morning Tokyo, partie 1.3 «Les fleurs de Tokyo»

Après les grandes pertes humaines et matérielles de la guerre du Pacifique, il faut une dizaine d’années à l’archipel pour se r­ econstruire, matériellement et p ­ olitiquement. A l’aube d’une croissance économique qui atteindra son zénith à peine quinze ans plus tard, le Japon revient sur la scène internationale en accueillant, en 1964, les Jeux Olympiques. En vue de cet événement, Tokyo, qui recevra les jeux, développe son système autoroutier et ferroviaire. Autoroutes aériennes et trains à grande vitesse, les Shinkansen, apparaissent dans la ville, tout comme les premiers gratte-ciel modernes. Ces gratte-ciel, dont le premier, le Kasumigaseki Building, sera achevé en 1968, ­profitent d’une modification de la loi en 1963 qui élève le plafond maximal des hauteurs (limité alors à 31m). 17

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Puisqu’ils servent de lieu de détente (de nombreux terrains sportifs sont mis à ­disposition) et d’évacuation en cas d’incendie ou de séisme.

De l’observation générale passons maintenant à une observation détaillée. Nous avons vu dans la première partie que la géographie est très i­mportante dans ­l’organisation de la ville, car il en résulte deux zones distinctes. Ces deux zones sont la Yamanote, des plateaux au relief prononcé, et la Shitamachi, plaine alluviale très ­irriguée et i­nondable. A ces deux zones s’ajoute celle centrale du palais Impérial. Alors que la Yamanote présente des rues qui suivent les anciens chemins d’Edo, la Shitamachi s’organise avec des voies o ­rthogonales. Comme vu précédemment, l’organisation urbaine ­ ­ s’opère sous forme d’une spirale, dont les douves du palais ­soulignent la forme. Mais il faut ajouter à cela, une orientation de la ville ­selon le feng shui. En effet, les temples sont révélateurs de ce lien à la géomancie chinoise, puisqu’ils sont placés principalement dans le nord-est et sud-ouest de la ville, ­ orientations ­supposées les plus néfastes. Les voies et les parcelles s’orientent, elles, vers des points naturels, comme les monts Fuji et Tsukuba, ou artificiels, comme le château. Des rues, à l’image de la Fujimizaka de Nippori, littéralement «colline pour voir le Fuji», portent dans leur nom les marques de cette organisation. A Tokyo, le chô est l’élément de base de la ville. La notion de chô est ­particulièrement floue car elle peut définir plusieurs choses: une unité de ­longueur ou ­administrative, dont la taille varie suivant les lieux et les époques. Le 町 chô des ­débuts d’Edo, que l’on peut traduire ici par «quartier», se présentait comme un ­carré régulier de 60 ken, soit 109m, et son organisation se rapprochait de l’îlot ­parisien. ­Ses ­évolutions se sont détachées de la forme parisienne en étant ­traversées par des rues, sans ­soucis de r­égularité. Cette évolution du chô arrivant durant l’ère M ­ eireki18, elle semble ­résulter d’une volonté de casser des noyaux denses de bâti, afin de ­limiter la propagation des incendies. Sa ­subdivision, le 番地 banchi, le «bloc» ­cerné de rues, se rapproche plus de la définition de l’îlot, mais son bâti s’y ­organise bien ­différemment. Sans ­mitoyenneté ni alignement sur rue, il s’y développe avec ­des emplacements et des ­densités ­variés. Dans ­certaines zones résidentielles cette ­dernière peut passer de 40% à 80% de la surface du terrain. Ici aucun PLU, ou autre r­ èglement, restreint le v ­ isuel et la ­matérialité de ces ­constructions. Il suffit d’un accès de deux mètres minimum pour qu’une parcelle soit constructible. Il ne reste plus qu’à jouer s ­ ubtilement avec les règles de p ­ rospects, qui portent sur la rue, l’ombre sur le v ­ oisinage, et le nord, ­autrement dit une certaine ­quantité ­d’ensoleillement. Plus une rue est large et plus les constructions s’élèvent. Les banchi et les chô prennent alors la forme d’un «pâté en croûte», ou d’un «buisson dekoboko» selon ­Manuel Tardits. C’est-à-dire que l’extérieur présente des constructions hautes, alignées, alors que l’intérieur présente un amas de c ­ onstructions basses et denses (le plan Nolli (a) du cas d’étude de Chuo-ku en est un exemple). Par ailleurs, la densité du banchi prive certaines ­parcelles d’un accès d ­ irect à la rue. C’est en pénétrant à l’intérieur du banchi par d’étroites ruelles (路地 roji), qu’on ressent l’­impression de ­village et d’intériorité. Ces venelles, ­entretenues par les ­riverains, sont une ­extension du ­privé: pots de fleurs, petits mobiliers et d ­ istributeurs de boissons fraîches les ­animent. On retrouve là les propos de ­Ashihara sur l­’importance de l’unité dans ­l’architecture japonaise, puisque la

L’ère Meireki dura à peine 3 années de 1655 à 1658. Suite au grand incendie de 1657 le nom de l’ère changea et le shogunat organisa des escadrons de lutte contre les incendies. La forme du chô changeant à ce moment là, il semble logique de penser que la raison en soit cet incendie dévastateur. 18

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ville s ­ ’organise d’après la parcelle et non l’îlot. Mais si l’architecture japonaise se fonde sur l’unité, la société elle se fonde sur l’ensemble. On peut penser notamment aux 町内会 chonaikai, ces ­associations de ­quartier au rôle important et reconnu, qui assurent nettoyage, s ­ urveillance, aides, et ­organisation d’événements comme les matsuri.

Par le biais des deux cas d’études suivants nous allons revenir à une o ­ bservation générale de la ville. Nous allons notamment voir que l’urbanisme tokyoïte peut se ­résumer par les 3P: Parcelle, pour l’importance du terrain que nous venons de voir, Privé, pour le rôle prépondérant des compagnies privées, et Public, pour le rôle effacé des pouvoirs publics qui agissent beaucoup plus indirectement que directement dans la fabrique urbaine.

B. L’évolution d’un quartier de la Yamanote: Shinjuku-ku

C’est dans l’arrondissement de Shinjuku-ku qu’on trouve la gare la plus ­fréquentée au monde. Nous ­reviendrons sur son rôle structurant dans la fabrique ­urbaine dans un autre chapitre. Une anecdote intéressante toutefois sur ce sujet, c’est que ­l’arrondissement tire son nom d’une ancienne auberge, Shinjuku signifiant ­«nouveau logement». En 1698, un daimyo est autorisé à y ouvrir une ­auberge-relais pour les voyageurs de la Koshu Kaido, une des cinqs routes majeures qui relient Tokyo au reste du Japon19. Attirant des commerçants et artisans, l’auberge-relais serait d ­ evenue la ville de Naito-Shinjuku (du nom de la famille du daimyo) intégrée à la ville de Tokyo en 1920. Donc avant même l’arrivée du train, Shinjuku était déjà un noeud de ­communication important. Probablement un sakariba, littéralement un lieu plein d’animation. Enfin, Shinjuku ne fait pas exception dans le rapport entre Tokyo et son histoire tumultueuse. Suite au grand tremblement de terre de 1923, l’arrondissement s’est fortement développé car il s’est avéré être sur un sol plus stable, en témoignaient les destructions moins importantes que dans le reste de la ville. Par contre, il a souffert des bombes incendiaires américaines qui ont dévoré près de 90% des bâtiments autour de la gare de Shinjuku, entraînant la reconstruction intégrale du quartier de Kabukicho selon un nouveau plan. Des 63 295 bâtiments d’avant-guerre, 56 459 avaient disparus à la fin de celle-ci (pas uniquement du fait des américains) et de 400 000 habitants l’arrondissement était passé à 78 000, pour revenir de nos jours à 378 000.

Comme en témoigne la photo d’Edo, prise depuis Atagoyama en 1865, par Felice Beato, Tokyo a t­oujours eu un développement horizontal, il faut attendre la d ­ euxième moitié du XXème siècle pour constater un développement vertical. Certes, Tokyo est une ville qui a connu la m ­ onumentalité bien avant, avec le donjon de son château, détruit en 1657, ou le A ­ sakusanijûka de 1890 par exemple. Mais ces monumentalités furent rares et ­éphémères. ­L’augmentation du plafond des hauteurs en 1963 va m ­ anhattaniser

A l’origine ces 5 routes partaient du Nihonbashi, «le pont du Japon», dans le centre de Tokyo, pour rejoindre différentes villes à travers le territoire. La Kosho Kaido se terminait, elle, à Shimosuwa dans la préfecture de Nagano. De nos jours, des routes nationales reprennent plus ou moins le tracé de ces cinq routes et de quelques autres de grandes importances. Ces routes nationales forment aujourd’hui de véritables tranchées qui marquent et dessinent Tokyo. 19

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Nom: Shinjuku-ku Date de création: 1947 Localisation: centre ouest, Yamanote

zone 0m plaine terrasse

Superficie: 18,23km2 Population: 327 712 Quartiers: 8 Activités principales: nord résidentiel

sud bureaux, loisirs

plan de 1680 - plan cadastral au nord-est - présence de certaines routes - présence des grands domaines ­seigneuriaux ­futures parcs, universités ou terrains ­militaires

plan de 1858 - axe majeur de la Koshu Kaido - domaines Naito et Owari, respectivement ­actuels Parc de Shinjuku et Parc de Toyoma et établissement Gakushin - les différents temples et sanctuaires existant pour la plupart dès le début de Edo

plan de 1945 - lignes de chemins de fer et gare de Shinjuku - plan cadastral - terrain de l’ancien réservoir de Yodobashi, ­détruit en 1965.

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Parcs et espaces verts UniversitĂŠs Temples et sanctuaires Autres Lignes de train et mĂŠtro

a

50m

b

50m

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­­ certaines zones de Tokyo. Ces zones sont principalement autour des grandes gares desservies par la ligne circulaire de la Yamanote: avec en figures de proue Shinjuku, Shibuya, Ikebukuro et Marunouchi/Ginza qui profitent de la gare de Tokyo. Ainsi, il y a à Tokyo une imbrication de la ville manhattanienne verticale avec la ville japonaise ­horizontale. On peut o ­ bserver cette c ­ oexistence dans notre analyse de Shinjuku-ku. Le plan Nolli a) correspond à la ville japonaise. Il s’agit d’un ­regroupement dense de maisons individuelles, d’à peine deux niveaux, ­«tetrisées» dans un simili-îlot en bande ou déformé et brisé pour suivre la topographie. Le plan Nolli b) correspond, lui, à la ville manhattanienne, avec des gratte-ciel disposés dans un parcellaire orthogonal. Lieu d’affaires et de politique on y trouve le siège de grandes entreprises, le «Tocho» mairie de la Métropole, et des centres ­commerciaux. Deux autres particularités sont encore visibles dans cette analyse. La ­première est celle de l’importante présence de temples que nous avons déjà expliquée. On peut néanmoins ajouter à la réponse de la ­ géomancie chinoise, l’hypothèse du manque de place dans les arrondissements centraux de la Shitamachi. En effet, avec une ­disponibilité moindre de surface à bâtir du fait d’une forte densité de population, il était plus aisé d’édifier les temples dans la Yamanote. La taille du ­parcellaire nous amène à la ­dernière ­particularité. Au m ­ oment de la restauration de Meiji, tout les daimyos doivent ­restituer leurs domaines à ­l’empereur. A Tokyo, le ­nouveau ­gouvernement se r­ etrouve alors avec de grands terrains, ­principalement dans la ­Yamanote. Ces t­errains seront ­aménagés soit en domaines privés pour ­l’empereur, comme le Palais ­d’Akasaka du ­domaine ­Kishu, en parc public, comme le Parc de S ­ hinjuku du domaine Naito, en terrain militaire, comme l­’Académie Militaire d’Ichigaya du domaine Owari, ou en u ­ niversité, comme l’université privée Gakushuin du domaine Toyoma.

C. L’évolution d’un quartier de la Shitamachi: Chuo-ku

Comme l’ensemble des tokubetsu-ku, Chuo-ku, «l’arrondissement central», est créé en 1947. Mais son territoire existait déjà à l’aube du Edo des Tokugawa, sous le nom d’Edomachi. Son aspect était néanmoins bien différent. Arrondissement des affaires ­depuis ses débuts, Chuo-ku était, à l’image de la Shitamachi, parcouru de n ­ ombreux c ­ anaux. L’ensemble de ces canaux vont disparaître sous les décombres de la d ­ euxième Guerre Mondiale pour laisser place à des routes et des bâtiments. Ses deux ­quartiers d’affaires principaux sont ceux de Nihonbashi, avec son pont éponyme d’où ­partaient les cinq routes majeures du Japon, et Ginza, avec ses boutiques de luxe. L’arrondissement est toujours ­principalement destiné aux ­affaires, puisque sa population est multipliée par 4,6 la ­ journée. Par ailleurs, ses a ­ ctivités ­commerciales et son emplacement central ont fait de Ginza, au moment le plus fort de la bulle spéculative des années 80-90, le quartier commerçant le plus cher du monde, avec un prix d’environ 283 000 euros le mètre carré20. Une date importante à retenir pour cet arrondissement est l’année 1872 qui vit partir en fumée l’ancien Ginza et arriver le premier train à la gare de Shinbachi, en face de Ginza. A la place du secteur en cendre, on fit construire un quartier à ­l’occidental. Connu sous le nom de 煉瓦街 Rengagai ou «ville de briques», l’ensemble de maisons en brique, oeuvre de Thomas Waters, fut un échec21 mais symbolisa ­l’occidentalisation et la modernisation du Japon.

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(sous la direction) Jean-Marie Bouissou, Le Japon contemporain, Paris, Fayard - CERI, 2007

Du côté japonais, le projet au prix exorbitant (4% du budget national) trouva difficilement des acquéreurs. En plus des loyers é ­ levés, les maisons n’étaient pas adaptées au climat et souffrirent rapidement d’humidité. De ce fait beaucoup d’entre elles restèrent v ­ acantes. Du côté des occidentaux, le projet fut ­également peu apprécié, l’accusant d’un manque total d’exotisme et «d’un intérêt pas plus grand que pour n’importe quelle maison de la banlieue de Chicago ou Melbourne». Le projet fut très endommagé par le ­tremblement de terre de 1923 et fut détruit peu de temps après. 21


L’intérêt de cette étude sur Chuo-ku en particulier est que celui-ci montre des ­réponses urbaines différentes de Shinjuku pour la coexistence entre la ville ­manhattanisée et la ville japonaise. A eux deux, les cas d’études illustrent l­’urbanité tokyoïte. Pour la question du parcellaire on retrouve, avec le plan Nolli b) une ­organisation du gratte-ciel, mais ici il s’agit de condominiums. Ces ­condominiums se situent ­surtout sur les îlots artificiels que la ville a gagné sur la baie. La raison est la très grande importance du privé. Comme la ville se compose d’une myriade de ­parcelles, il y a (presque) tout autant de propriétaires. Construire un condominium en ville est donc un vrai casse-tête. Pour illustrer notre propos prenons l’exemple du ­projet ­Roppongi Hills du groupe Mori, exposé par Yu Serisawa lors d’une conférence à la ­Défense ­l­’année passée. « Il a fallu dix-sept ans pour porter ce projet sur 12,5 hectares. Ce terrain en centre-ville était ­ partagé entre six cent propriétaires fonciers, dont quatre cent qui sont restés ­partenaires du projet. Sur les dix-sept ans, il n’a fallu que trois ans pour tout détruire et construire. Nous n’avons pas fonctionné avec un phasage, mais les opérations se sont faites ­simultanément. Il nous a fallu quatorze ans pour n ­ égocier avec l’ensemble des partenaires, dont les autorités publiques ». Construire des grands ensembles est donc plus facile sur ces îlots construits à partir des années 20. Pour ­rentabiliser leurs i­nvestissements en centre ville, les compagnies privées tablent sur des complexes de bureaux, services, équipements et résidences (souvent de luxe), ­plutôt que du ­résidentiel accessible à tous uniquement. On se retrouve alors avec de mini-pôlarités dans la ville. Les groupes privés comme Mori ou Mitsubishi ou encore les c ­ompagnies ­ferroviaires que nous développerons plus tard, aménagent et animent la ville. Il n’y a pas le d ­ irectivisme à la française où le public conçoit et ordonne et le p ­ rivé ­exécute. Mais s’il est vrai qu’à Tokyo, la puissance publique ne semble que peu ­présente dans les ­aménagements, elle garde un rôle de médiateur et ­de planificateur. Le ­développement de ­ Nishi-Shinjuku, par exemple, a été largement facilité par le Tokyo ­ Metropolitan ­Government. Le TMG n’a pas réalisé ces vastes projets, mais il a créé les ­opportunités qui ont permis leur réalisation. Il y a donc une capacité à travailler de concert entre acteurs privés et acteurs publics. Dans le cas de Chuo-ku on peut voir qu’une grande majorité d’espaces verts ne sont pas du fait de parcs publics comme pour Shinjuku-ku mais du fait des acteurs p ­ rivés, au pied de leurs projets. C’est, à moindre mesure, ce qu’on peut trouver avec l’Incentive Zoning22 à New York. Dans les arrondissements centraux on trouve très peu de maisons individuelles. Elles sont surtout dans les arrondissements de la Yamanote et ceux excentrés de la Shitamachi, comme Taito-ku. Dans les banchi et cho des arrondissements centraux, les maisons individuelles sont remplacées par de petits l­ogements ­collectifs de quelques étages, qui sont taillés aux couteaux des p ­ rospects. Ces i­mmeubles sont aussi laids que fonctionnels avec leurs façades ­carrelées, leurs ­balustrades en p ­ lastique et leurs climatisations exposées à la vue de tous. Ils symbolisent à eux seuls l’importance de la fonction sur la forme. Bijoux architecturaux et laiderons sobrement fonctionnels, ordre et chaos, ville ­planifiée et ville organique, Tokyo oscille continuellement, elle ­demeure fluide et ­plastique.

L’Incentive Zoning est un mode de production d’espaces publics mis en place par la ville de New York en 1961. Ce mode repose sur la prise en charge par le promoteur privé de la réalisation d’équipements ou de programmes «d’intérêt public» en échange ­d’autorisations avantageuses dépassant le cadre des règlements de construction ou de zonage. Ces équipements sont notamment des espaces verts et des espaces publics. 22

38


Nom: Chuo-ku Date de création: 1947

(le territoire occupé par le Chuo-ku fait déjà partie de la ville depuis 1612)

Localisation: centre, Shitamachi

zone 0m plaine terrasse

Superficie: 10,21km2 Population: 141 454 Quartiers: 9 Activités principales: sud résidentiel

périphéries affaires

plan de 1680 - plan cadastral, hors zone des canaux - présence de certaines routes, notamment l’Oshu Kaido, une des cinq routes majeures, et du Nihonbashi

plan de 1858 - légère densification du cadastre domaines Tokugawa et Hosokawa, ­respectivement ­actuels Parc Hamarikyu et Parc Hamacho - les différents temples et sanctuaires existant pour la plupart dès le début de Edo

plan de 1945 - assèchement ou recouvrement des canaux, seule la Nihombashi-gawa existe encore - autoroutes et routes à la place des canaux - deux nouveaux terre-pleins et extension de la partie nord-est du ku sur la Sumida-gawa - légères modifications du cadastre, surtout dans le sud avec Tsukiji - création de différents parcs

39


Parcs et espaces verts UniversitĂŠs Temples et sanctuaires Lignes de train et mĂŠtro

a

50m

b

50m

40


Inconnu - 62ème reconstruction du Ise-Jingu, 2013

41


2.3

L’ échelle architecturale

A. La vie d’un bâtiment, l’école japonaise

Là où l’Occident apporte une réponse du stock à la question du temps, le J­apon apporte celle du flux23. Le problème de «l’après» existe tout de même dans les deux cultures. En Occident, l’acte de bâtir est lié à la permanence, on construit pour ­l’éternité. L’Occident a donc une vision linéaire qui a abouti à la question de la ruine. Cette ­question ne cesse d’évoluer, du romantisme d’Hubert Robert, à la continuité d’Eugène Viollet-le-duc, en passant par la Ruinenwerttheorie d’Albert Speer, etc...Au Japon, par contre, l’acte de bâtir est lié à l’impermanence, 無常 mujō. Il y a dans ce cas une ­vision ­vectorielle, autrement dit, tout a un début et une fin. Cette impermanence est, au Japon, fortement liée à 流れ nagare, le flux. Ce lien entre ­impermanence et flux ­s’illustre déjà dans le célèbre Hojoki («notes de ma cabane») du prêtre et poète Kamo no Chomei. «Indéfiniment coule l’eau du fleuve qui va, et ce n’est plus la même. L’écume flottant où s’alentit le courant se défait ou s’assemble, on ne l’a ­jamais vu s’arrêter longtemps. Ainsi vont l’homme et ses demeures en ce bas monde»24. De la conscience de l’impermanence naît la distinction entre ce qui demeure, le sol et les traditions, et ce qui meurt, l’homme et ses constructions. Il en ressort la ­primauté du foncier sur le bâti que nous venons de voir dans le précédent chapitre. Ces ­éléments là expliquent l’extrême malléabilité et adaptabilité de la ville japonaise. Car comme le souligne Philippe Pons25, «la ville se donne pour périssable». Le taux de ­renouvellement du bâti y est d’ailleurs très important, d’une durée moyenne de 26 ans à Tokyo, contre 44 aux Etats-Unis et 75 au Royaume-Uni. Ce taux reste néanmoins variable: de quelques mois pour certains cas lors de la bulle spéculative, il a ­tendance à ­s’allonger de nos jours. On omet souvent dans les causes contemporaines de cette ­impermanence la raison économique. Car rappelons que la ville évolue ­surtout grâce aux grands groupes immobiliers et ferroviaires, qui sont sensibles à l’économie du pays. D’une façon générale, les causes admises de l’impermanence architecturale, au Japon, sont le choix du bois et du papier comme m ­ atériaux de construction, les ­catastrophes naturelles, et les croyances. En ce qui concerne la périssabilité du bois et du papier, il faut préciser que le problème se pose surtout pour les constructions ­modestes comme les maisons. Le Japon possède en effet des ­bâtiments en bois ­parmi les plus vieux au monde: le temple Horyuji a près de 300 ans de plus que la plus ­ancienne ­cathédrale française existante. Par ailleurs, malgré le remplacement du bois et du ­papier par le béton, l’acier et le verre, on observe encore le même phénomène d’impermanence accélérée dans les villes. La reconstruction, associée à la destruction, n’est ici jamais vécu sous ­l’espèce unique de la calamité, mais peut être vécue comme une purification, ou une ­opportunité, voire même une nécessité26. L’incertitude et le risque s’accompagne d’une confiance en l’avenir qui n’a rien d’un fatalisme. D’autant plus que «la tendance peut, au cours du temps, être modifiée, voire totalement dévoyée en certains domaines, tout en restant sensible dans d’autres domaines»27. Certaines destructions contribuent au maintien du patrimoine et des traditions par le geste. L’exemple célèbre est celui du temple d’Ise

23

Augustin Berque, op. cit. p31

24

Kamo no Chome, Notes de ma cabane de moine, Paris, Le Bruit du Temps, 2010

25

Philippe Pons, D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités, Paris, Gallimard, 1988

Marie Augendre, Un modèle géographique de la catastrophe, in. Catastrophe du 11 mars 2011, désastre de Fukushima, Paris, Ebisu, n°47, 2012 26

27

Augustin Berque, op. cit. p31

42


qui s’inscrit dans un cycle vicennal de destruction volontaire et de reconstruction à­l’identique, selon un rituel millénaire, le 式年遷宮 shikinen sengū.

Au final, qu’on soit dans une vision linéaire ou vectorielle ou cyclique, c’est du même genre de c ­ onservation, universelle et identificatoire qu’il s’agit.

B. De la théorie à la réalité

L’échantillon ci-après, bien que loin d’être exhaustif, nous donne tout de même quelques renseignements sur l’architecture de cette ville. Tout d’abord, la quasi totalité des bâtiments précédant le XIXème siècle sont des temples et ­sanctuaires. Les très rares résidences de cette époque ne dépassent pas, en âge, le m ­ ilieu du XVIIIème siècle. Par ailleurs, on ­ s’aperçoit que le séisme de 1923 a fait de ­ sérieux ravages, puisque peu de bâtiments antérieurs existent encore de nos jours. Les bombardements américains ont, par ailleurs, détruit beaucoup de c ­ onstructions ayant survécues à 1923. Mais on peut observer que beaucoup de ceux des années 20 et 30 sont encore en état aujourd’hui. Cela est dû, en grande partie, aux ­nouvelles ­méthodes de construction avec la brique et le béton armé. D’ailleurs, après 1923, le bois dans les constructions (sauf les maisons individuelles), ­disparait au profit du ­béton armé, et cela même pour la reconstruction des temples. Seul le ­Meiji-jingu, ode à une ère charnière entre le Japon féodal et le Japon industriel du r­ enouveau impérial, sera construit en bois. La grande influence de l’Occident est un autre renseignement ­observable dans cet échantillon. Dans un premier temps, ce sont surtout des architectes étrangers, comme l’Anglais Josiah Conder ou les Allemands Ende et Böckmann, qui construisent les bâtiments majeures. Les architectes japonais sont, entre 1870 et 1880, dans une phase d’apprentissage des techniques occidentales et de ­tâtonnements ­architecturaux. Ces tâtonnements aboutissent notamment à une hybridation entre styles japonais et styles occidentaux, un style «pseudo-occidentale», symbolisé le plus souvent par le ­bâtiment de la Première Banque du Japon de 1872. Ce n’est v ­ éritablement qu’à partir des a ­ nnées 1890, que les architectes japonais montreront leurs talents à jouer avec les o ­ utils et codes occidentaux. Les architectes Kingo T ­atsuno et ­Tokuma K ­ atayama, formés par Conder, que certains considèrent de ce fait comme le père de l­’architecture m ­ oderne japonaise, sont les hommes forts de cette n ­ ouvelle g ­ énération de ­constructeurs. A l’aube du XXème siècle, la tendance ­s’inverse, les a ­ rchitectes ­japonais, bien que ­toujours ­influencés par les styles étrangers, comme l’Art Déco ou la Sécession Viennoise, construisent la majorité des édifices. Les ­restrictions d’avant guerre puis les destructions de l’après, donneront finalement peu de travail aux architectes. Pour cela, il faudra attendre la frénésie économique et les Jeux O ­ lympiques de 1964. Lancé en grande partie avec le Métabolisme des années 70, le Japon architecturale ­devient désormais une source d’inspiration alternative pour le reste du monde. Durant cette évolution accélérée, les architectes japonais ont su assimiler, ­adapter et finalement recréer des techniques et styles étrangers, architecturaux mais

28

43

Philippe Bonnin & Nishida Masatsugu & Inaga Shigemi, Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014


Bien que non exhaustive, cette liste donne un aperçu de la variété de ­l’architecture de Tokyo. Classés par décennies, les bâtiments témoignent de l­’évolution de cette ­architecture : changements de style, matériaux, dimensions, aléas ­historiques, ­nationalité des ­architectes...etc.

Résidence Oba inconnu 1737

résidence - structure bois (act. musée)

Tayasumon inconnu 1636

porte du château d’Edo- structure bois

Bâtiment de l’Ecole Médicale

Ministère du Travail (Motoyoshi Saigo) 1876 style pseudo-occidental enseignement & hôpital - structure bois (act. musée)

Senso-ji

Kagiya

Salon de l’Université d’Arts

temple - structure bois (reconstruit en 1958)

magasin d’alcool - structure bois (act. musée)

salon - structure brique

inconnu 645

inconnu 1856

Tadahiro Hayashi 1880

ère Meiji 1868

avant 1800

1800 à 1879

1880 à 1889

44


Ministère de la Justice

Palais d’Akasaka

Nihonbashi

Hermann Ende & Wilhelm Böckmann 1895 style néo-Renaissance allemand bureaux - structure brique & acier

Tokuma Katayama 1909 style néo-baroque résidence impériale - structure brique & acier

pont - structure béton & pierre

Nikolaido

Magasin d’alcool Yoshida

Gare de Tokyo

Josiah Conder 1891 style byzantin cathédrale - structure brique & acier

Banque du Japon*

Kingo Tatsuno 1896 style néo-classique banque - structure brique et maçonnerie

Yorinaka Tsumaki 1911

inconnu 1909

Kingo Tatsuno 1914 style néo-baroque gare - structure acier

magasin d’alcool - structure bois (act. musée)

Hyokeikan

Tokuma Katayama & Kojiro Takayama 1908 néo-baroque musée - structure brique

Librairie université Keio agence Sone-Chujo 1912 style Gothic Revival librairie - structure brique

*premier bâtiment gouvernemental ­dessiné par un Japonais 1896 guerre russo-japonaise 1904-1905

45

1890 à 1899

1900 à 1909

ère Taisho 1912

1910 à 1919


Magasins Mitsukoshi

Tamisuke Yokokawa 1927 style Renaissance magasin - structure béton armé & acier

Musée d’artisanat Soetsu Yanagi 1936

musée - structure pierre

Kabukiza

Shin’ichiro Okada 1925 style néo-momoyama théatre - structure béton armé & acier

Industry Club du Japon agence Yokokawa 1920

Kudan Kaikan

Ryoichi Kawamoto 1934

centre militaire - structure béton armé (act. hôtel, en attente de démolition)

Résidence Asaka no Miya

club privé - structure béton armé (act. hybridé avec une tour)

Yokichi Gondo et Henri Rapin (intérieur) 1933 style Art Déco résidence - structure béton armé (act. musée)

Meiji-jingu

Tsukiji Honganji

Shintaro Ota 1920

temple - structure bois

séisme du Kanto 1923

1920 à 1929

Chuta Ito 1934 style «indien» temple - structure béton armé

restrictions de béton et acier pour les constructions neuves. Les ­ingénieurs ­structure sont ­ réduits à trouver des alternatives, comme le béton ­ renforcé par du bamboo. 1938 - 1945 guerre du Pacifique 1941-1945

ère Showa 1926

1930 à 1939

1940 à 1949

46


Shizuoka Press

Sky House

Kiyonori Kikutake and Associates 1958 style métaboliste maison - structure béton

Tokyo Tower

agence Yoji Watanabe 1970

bureaux & logements - structure béton

Hillside Terrace (phase 1)

Maison à Uehara

Maki and Associates 1969 style métaboliste commerces & logements - structure béton

Kasumigaseki Building

Kazuo Shinohara 1976

maison - structure béton armé

Nagakin Capsule Tower

Tachu Naito & Nikken Sekkei 1958

Yamashita Architects and Engineers 1968

structure radio - structure acier

bureaux - structure acier & béton armé

Kisho Kurokawa, Architect and Associates 1972 style métaboliste logements - structure béton armé préfabriqué

Eglise St Anselm de Meguro

Gymnase olympique

Keio Plaza Hotel

gymnase - structure suspendue acier

hôtel - structure béton armé & acier

Antonin Raymond 1954 style brutaliste église - structure béton armé

Kenzo Tange & URTEC 1964

bombardement de Tokyo 1945

47

Sky Building Number 3

Kenzo Tange & URTEC 1967 style métaboliste bureaux - structure béton préfabriqué

Nihon Sekkei 1971

Jeux Olympiques 1964

1950 à 1959

1960 à 1969

1970 à 1979


Kijo Rokakku, Architect and Associates 1989

Tokyo Budokan

Kenzo Tange Associates 1996

Siège de Fuji-TV

Cocoon Tower

gymnase - structure acier & béton armé

bureaux & télédiffusion- structure acier

bureaux - structure acier & béton armé

Azabu Edge

Tokyo Forum

Centre National des Arts

Ryoji Suzuki, Architect and Partners 1987

commerces - structure béton armé

Rafael Viñoly 1996 style moderniste forum - structure acier & verre

Super Dry Hall

Mairie du Tokyo-To

Philippe Starck & Makoto Nozawa & GETT 1989

Paul Tange 2008

Kisho Kurokawa 2007

musée - structure acier & verre

Magasin Prada

hall - structure béton armé & acier

Kenzo Tange Associates 1991 style postmoderne bureaux - structure béton armé & acier

Waseda El Dorado

Aoyama Technical College Makoto Sei Watanabe 1990

Riken Yamamoto & Fieldshop (dir.) 2003

logements - structure béton armé

école - structure acier & béton armé

complexe résidentiel - structure béton armé

Von Jour Caux 1983

bulle

1980 à 1989

spéculative 1985-90

Herzog & de Meuron 2003

magasin - structure acier & verre

Shinonome Canal Court

ére Heisei 1989

1990 à 1999

2000 à 2009

48


Millier yen/m2

1 500+ 1 000-1 500 450-1000 300-450 210-300 150-210 90-150 60-90 40-60 20-40 5-20

Tokyu Land Corporation - Evolution du prix du foncier à Tokyo de 1970 à 2004, Tokyo, 2006

49


aussi, comme nous avons pu le voir, urbanistiques. Il y a une plasticité de la ­société japonaise dans ce domaine, une faciliter à l’emprunt et à sa transformation. Cette ­particularité est souvent assimilée au concept de 見立て mitate28. A l’origine, le m ­ itate était un principe du travail des maîtres-jardiniers. Expliqué simplement, cela consistait à ­recréer en miniature des paysages inspirés des compositions des jardins ­traditionnels. Reporté à l’urbain, le mitate se présente sous différentes formes. Ces formes, bien que nommées différemment, reprennent celles de Manuel Tardits, à quelques ­détails près. Il y a ce que nous ­appellerons «la photocopie», qui est une copie conforme d’un style original, rare de nos jours, c’est s ­ urtout ­celui du début XXème. ­«L’anomalie» est proche de «la ­photocopie» mais le ­résultat ­dénote totalement avec son ­environnement. «La caricature» est la ­reproduction à outrance d’un style, d’un lieu ou d’une époque, kitsch à ­l’extrême. Cette forme est celle des magasins de ­mariage et des Love Hotels ­thématiques. Enfin, il y a «le ­catalogue», celui qui mélange les styles, ­subtilement ou non, comme Waseda El D ­ orado.

2.4

L’échelle humaine

Quand on pense à la dimension humaine de Tokyo on a tous en tête les images d’une foule dense et grouillante faisant disparaître sous ses pas les passages piéton du carrefour de Shibuya. Il y a aussi ces vieilles photographies d’employés de métro, en gants blancs et uniforme tiré à quatre épingles, poussant des voyageurs dans des rames surchargées. Alors l’image d’une ville surpeuplée, où le seul vide serait celui d’un palais Impérial, survient et colle à Tokyo. Imaginez alors, en vagabondant dans cette ville, l­’étonnement de voir des rues vides. Nous ne parlons pas seulement là de simples venelles en cul-de-sac, mais bien de rues, voire d’avenues, vides ou presque de toute ­personne. Le livre Tokyo Nobody du Japonais Masataka Nakano tranche avec cette image de ville surpeuplée en nous offrant un Tokyo vide de ses habitants. Cette ­impression de vide vient du fait que la ville vie au rythme des heures du bureau et des t­ ransports en ­commun. En effet, Tokyo se remet doucement d’un effet ­«doughnut» ­intensifié par sa bulle spéculative des années 80-90. Durant cette période, le prix du foncier à Tokyo atteint un niveau absolument inouï. « Lancées à corps perdu ­pendant les années de «bulles» dans le crédit sur nantissement foncier, les institutions ­financières ­nippones ont engagé au total quelque 9000 milliards de francs de prêts ­hypothéqués par des ­terrains, dont 6500 milliards impliqués dans le secteur «à risque» (immobilier et construction). Les experts évaluent les créances douteuses à environ 2000 ­milliards de francs et à 150 milliards les créances irrécouvrables. [...] Nulle par ailleurs les valeurs foncières n’ont atteint de tels sommets: en 1990, le prix du mètre ­carré à usage de bureaux ­caracolait à 360 000 francs dans les 23 arrondissements de Tokyo, après avoir triplé en cinq ans. Un niveau quatorze fois supérieur au prix du mètre carré parisien. Un niveau tel que, ­selon ses propres estimations ­officielles, le Japon pouvait ­théoriquement s’acheter le ­territoire des Etats-Unis en vendant ­celui de Tokyo, ou bien s’offrir le ­Canada avec les seuls t­ errains du palais Impérial.»29.

29

Natacha Aveline, La bulle foncière au Japon, Paris, ADEF, 1995

50


Quand on regarde l’évolution de la ­population en journée et de celle ­résidente dans les ­différents ­arrondissements, deux tendances ­ressortent désormais. Elles sont les conséquences de cette frénésie économique. La première tendance est celle des ­arrondissements centraux, à l­’intérieur de la ligne circulaire Yamanote. Ces ­arrondissements ont vu, jusqu’en 1990, leur ­population être de plus en plus ­multipliée en journée, jusqu’à 27 fois pour Chiyoda-ku. Au contraire, leur population résidente fuyait au même moment l’augmentation du prix du foncier. En à peine quinze ans, ­Chiyoda-ku, Chuo-ku, M ­ inato-ku et ­Shinjuku-ku, ont perdu de 20 à 37% de leurs h ­ abitants30. Avec la fin de la bulle spéculative, ­suivie des ­différentes interventions du gouvernement métropolitain, cette tendance s’est ­ ­ inversée et ces arrondissements ­retrouvent ­désormais une p ­ opulation proche de celle d’avant la bulle spéculative. Il y a toutefois une légère e ­ xception avec la population en journée de l’arrondissement central de Bunkyo-ku. Bien qu’ayant ­diminuée comme les autres après 1990, elle est actuellement la seule de ces arrondissements à connaître une n ­ ouvelle a ­ ugmentation. La s ­ econde tendance, qui se situe donc à l’extérieur de la ligne Y ­ amanote, est actuellement une ­augmentation de la population qui y travaille et de celle qui y réside. Bien que la bulle ­spéculative ait ­également ­entraîné des augmentations ou ­diminutions de la ­population dans ces arrondissements, son ­influence, à ce niveau là, a été ­beaucoup moins forte que pour les arrondissements c ­ entraux.

Malgré l’éclatement de la bulle spéculative, on peut encore observer à Tokyo de grands ­mouvements pendulaires, suivant l’heure du jour et de la nuit, et s ­ uivant les ­activités de chaque quartiers. Si les 旅客整理係 ryokaku seiri gakari, les ­«pousseurs» dont nous parlions au début n’existent plus, Tokyo connaît toujours d’importants ­mouvements de foule aux heures de pointe du fait des nombreux t­ravailleurs. Ces ­travailleurs habitent souvent loin de leur lieu de travail. En effet, d’après les ­statistiques du gouvernement métropolitain, un salarié sur cinq ­travaillant dans le centre-ville ­devait faire, en 1992, un trajet supérieur à 1h3031. Le grand enjeu du pouvoir public tokyoïte est donc de proposer un transport ­public capable d’absorber un nombre important de voyageurs en un temps très court, tout en le développant suffisamment pour connecter Tokyo avec sa banlieue. C’est cet enjeu là que nous allons étudier dans le chapitre suivant.

Ministère des Affaires Internes et de la Communication, Changes in daytime and nighttime population by district, in. Tokyo Statistical Yearbook, Tokyo, TMG, 2013 30

Bureau des Citoyens et des Affaires Culturelles, Plan directeur pour l’amélioration et le développement de l’habitation de Tokyo, Tokyo, TMG, 1992 31

51


52


Auteur - Polarités dans le continuum urbain, 2015 (d’après Stéphane Lagré)


Partie III Le corail

53


Kumagaya Tsukuba

Tsuchiura Ryugasaki

Omiya Kashiwa Tokorozawa

Urawa

Ome

Chiba Tachikawa

Ikebukuro Shinjuku

Hachioji

Tama New Town

Shibuya

Kohoku

Shinagawa

Narita

Ueno Tokyo

Funabashi

Seaside city

Kawasaki

Chiba

Machida Atsugi

Yokohama

Kisarazu

Yokosuka

Centre secondaire de la ville

«Coeur» de Tama

Ville nouvelle de grande envergure

Centre commercial ou centre secondaire

Villes principales

Ville de Tokyo - Les centres secondaires de Tokyo vus dans une perspective géographique, in. Cent ans d’urbanisme à Tokyo, Tokyo, TMG, 1994

54


3.1

«Une série de villages »

Durant le miracle économique post-guerre, Tokyo connaît un afflux ­important de population. A la sortie de la guerre, la population de la préfecture était tombée à ­environ 3,5 millions. En à peine sept ans, celle-ci double, allant même jusqu’à ­dépasser les 10 ­millions en 196232. L’envolée des prix du foncier engendrée par cet afflux, contraint cette nouvelle population à venir s’installer en périphérie de la ville, là où les prix du foncier sont moindres. Pour tenter de contrôler cette expansion, le ­gouvernement ­métropolitain lance la construction de villes nouvelles et de centres ­secondaires. Cette période ­marqua fortement les esprits de l’époque. Par ailleurs, le film d’animation ­Pompoko des studios Ghibli utilisera une des ces villes nouvelles, Tama New Town33, comme trame de fond pour son histoire. Si le film, sorti en 1994, utilise des ­personnages du folklore japonais (les tanukis) c’est pour souligner ces changements brusques qui changent à jamais le paysage et les habitudes des habitants de Tokyo.

Si on regarde le schéma ci-contre on remarque que l’aire urbaine de Tokyo est composée d’un ensemble de satellites. Ces satellites ont des fonctions diverses (cités dortoirs ou pôles commerciaux) à l’image des pôles secondaires de Paris (la ­Défense et Saint-Denis par exemple). Mais la grande différence c’est que Paris ­fonctionne comme une seule ­unité autour de laquelle gravitent différents pôles. Tokyo, elle, ­fonctionne comme un ­ensemble d’éléments autour desquels gravitent différents pôles. Ces ­éléments ­(arrondissements et quartiers) possèdent une véritable autonomie. En effet, ­rappelons que les arrondissements de Tokyo ont des droits comparables à ceux d’une ville, ce qui n’est pas le cas des arrondissements parisiens qui, bien que ­jouissant d’une certaine ­autonomie, dépendent de la Mairie de Paris. De cette organisation nous relevons la figure du corail. Comme Tokyo, il se ­compose de petits éléments autonomes qui fonctionnent en synergie, formant un ­ensemble plus grand, fort et cohérent. Au coeur de ses arrondissements, Tokyo possèdent plusieurs centres qui sont d’importants pôles économiques et sociaux. Ces centres ­s’organisent vis-à-vis de la ligne ferroviaire Yamanote. Tout d’abord, il y a les deux centres historiques à l’intérieur de la ligne ­Yamanote. Le premier centre est celui des terrains du palais Impérial. La fonction du «centre vide»34 de Tokyo est ­désormais surtout symbolique, puisque c’est ici qu’habite la ­famille ­impériale. Une grande partie de ce centre se compose de jardins inaccessibles au ­public, sauf pour de très rares occasions (anniversaire de l’Empereur, voeux de la nouvelle année de la ­famille impériale et visites guidées). Manurouchi, auquel on peut rajouter les mini centres de Ginza (mini centre commerçant) et de Nihonbashi (mini centre des affaires avec la Bourse et la Banque du Japon), est le vrai centre du coeur de Tokyo. ­Contrairement au centre-ville des villes américaines de l’ère ­automobile comme Détroit, Manurouchi reste un centre fort et très actif. La décentralisation des activités à ­l’extérieur de la ligne ­Yamanote, comme l’installation de la nouvelle ­mairie ­métropolitaine à Shinjuku en 1991, ne dévitalisa pas le centre historique. A ces deux centres viennent s’ajouter de ­nouveaux, situés sur la ligne Yamanote. Ce sont les centres secondaires violets qu’on peut voir au milieu du schéma c ­ i-contre.

32

Edward Seidensticker, op. cit. p20

Tama New Town est la plus connue de ces villes nouvelles. Planifiée dès 1966, la première phase n’est ouverte qu’en 1971. I­­nitalement prévue pour plus de 300 000 habitants, la ville dispose de tous les équipements et infrastructures nécessaires. Une partie de cette ville nouvelle voit, comme en Europe, pousser de grands ensembles, les banchi. 33

34

Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Skira, 1970

55


CHIBA

YOKOHAMA

Bernard Ng - Système ferroviaire de Tokyo et sa région, 2012

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Durant cette période de croissance ­économique, ces 副都心 fukutoshin, ­littéralement «coeur secondaire de la ville», se ­développent fortement à partir des gares. Les ­premiers du genre à se développer (Ikebukuro, Shinjuku et Shibuya) jouent un rôle d’intermédiaire entre le coeur et la banlieue de Tokyo. En effet, les trains de banlieue, gérés par des compagnies ferroviaires privées, les otemintetsu, convergent vers la ligne Yamanote et ses fukutoshin. A partir de ces gares, les lignes publiques du métro et les lignes aériennes de la compagnie privatisée Japan Railways prennent le relais pour desservir le centre de Tokyo. Il y a donc une organisation du ferroviaire qui est publique à l’intérieur de la ligne Yamanote et privée à l’extérieur de la ligne35. Il apparaît alors que ces hubs de transport possèdent un potentiel économique très important pour les compagnies privées. Par ailleurs, le TMG utilise cet argument pour attirer les investisseurs privés, ce qui lui permet d’éviter de fortes dépenses en aménagements urbains. Avec un nombre importants de compagnies (190 en 2003 et jusqu’à 413 compagnies sur tout le territoire japonais en 1931) et ce potentiel ­économique des fukutoshins, les otemintetsu ont rapidement dû se démarquer de la concurrence en diversifiant leurs activités. Ce sont ces activités et leurs impacts sur la gare et le quartier de Shinjuku que nous allons désormais voir comme exemple.

3.2

Le train comme transport, la gare comme machine

A. Le train créa les compagnies ferroviaires...

Avant d’étudier le cas de la gare japonaise intéressons nous un peu aux ­otemintetsu, ces compagnies ferroviaires japonaises. La première ligne ferroviaire nipponne est ouverte en 1872 par la compagnie des chemins de fer du gouvernement impérial. Longue d’à peine 30km, cette ligne ­reliait ­Yokohama à la gare de Shinbashi à Tokyo. Au vu des services rendus par le ­chemin de fer, le ­gouvernement décide d’adopter ce système dont on attend qu’il ­stabilise la paix ­civile en favorisant l’unité du pays, accélère le déplacement des troupes et soit ­favorable à l’industrie et au commerce. Mais en 1881, devant les difficultés de ­financement, le ­gouvernement ouvre le marché aux compagnies privées. La première compagnie ­privée, la Nippon Railway, ouvre sa première ligne entre Ueno (la gare ­d’Ueno est une des gares de l’actuelle ligne Yamanote), et Kumagaya, dans la ­préfecture de ­Saitama, en 1883. Avec un tel succès d’autre compagnies voient rapidement le jour. Ainsi la Sanyo Railway, la Kyushu Railway, la Hokkaido Colliery and Railway et la Kansai Railway ouvrent de nouvelles lignes à travers le pays. Après la nationalisation du réseau ­interurbain en 190636 , «une seule petite part (9% de la longueur des lignes) échappa à la main-mise de l’État. Il s’agissait, pour ­l’essentiel, de réseaux locaux reliant le centre des grandes villes à leur proche banlieue. Jugés peu stratégiques tant au plan ­économique que ­militaire, ils furent laissés aux mains de leurs exploitants privés»37. Avec le nombre croissant de compagnies privées et publiques (77 dès 1900), et

La compagnies ferroviaires Japan Railways est issue de la privatisation en 1987 de la compagnie publique Japanese National Railways (JNR). Deux de ses lignes, la Chuo Line et la Sobu Line, traversent le centre de Tokyo. Si la compagnie responsable de leur gestion est désormais privée, celle qui les a développé jusqu’en 1987 était bien publique. Il y avait donc bien l’intérieur de la ligne Yamanote géré par le transport ferroviaire public, et son extérieur géré par le transport ferroviaire privé. 35

Ces quatre compagnies étaient considérées, avec la Nippon Railway, comme «les cinq compagnies principales» du Japon. Après les guerres sino-japonaise et ­russo-japonaise, le gouvernement japonais décide de contrôler directement un vaste réseau ferré pour des raisons militaires. Ces cinq compagnies ainsi qu’onze autres verront alors une partie de leurs lignes être nationalisées entre 1906-1907 avec le Railway Nationalization Act. 36

Natacha Aveline, La diversification des compagnies ferroviaires privées à Tokyo, in. Pascal Griolet, Michael Lucken (eds.), Japon Pluriel, Arles, Piquier, 2004 37

57


LuxTonerre sur Flickr - La quartier de Shinjuku avec sa gare (au centre de l’image), 2008

58


le peu de marge de manoeuvre laissée par l’Etat, les compagnies durent ­rapidement ­diversifier leurs activités. L’objectif, à l’origine, était surtout de consolider le trafic de voyageurs. Par exemple, la Mino-Arima Electric Railway (actuelle Hanshin Hankyu Holdings) construit, en 1910, des logements ainsi qu’un complexe de détente le long de ses lignes, dans la région d’Osaka. Ce projet visionnaire avait pour but de ­concurrencer la nouvelle ligne de la compagnie Hanshin en profitant des avantages offerts par la ville ­thermale de Takarazuka, le terminus de la ligne. Ainsi, années après ­années, ­compagnies après compagnies, les otemintetsu de l’époque développent ­différentes activités pour ­dynamiser leurs lignes et fidéliser leur clientèle. Ces activités tournent autour de trois axes: un développement résidentiel le long des lignes pour augmenter le trafic, un développement commercial autour des gares pour fixer et attirer une autre clientèle, et un développement touristique et de loisirs en fin de ligne pour impulser des contre-flux en journée (commme le Tokyo Disneyland de la Oriental Land ­Company, composée, entre autres, de la Keisei Electric Railway). Les otemintetsu d’avant sont ­devenus ­désormais d’importants groupes, parmi les plus riches et puissants du Japon. Ainsi, la compagnie tokyoïte de Chemin de fer ­électrique de Meguro-Kamata, fondée en 1922, est devenue le groupe Tokyu ­Corporation, groupe de plus de 230 compagnies, ­travaillant dans les chemins de fer, l’immobilier, l’hôtellerie et le commerce. Le groupe est également propriétaire d’une grande partie de Shibuya et est actif dans huit pays. Les gares des fukotoshin de Tokyo, avec leur potentiel économique que nous évoquions, deviennent tout naturellement un lieu où les otemintetsu vont s’exprimer. L’un des symboles de cette expression est le tāminaru depāto, une simple ­appropriation du department store américain (par ailleurs, taminaru depato est une japonisation de ­l’anglais terminal department). A nouveau, la compagnie Mino-Arima Electric Railway ouvre la voie aux otemintetsu modernes. En 1929, elle ouvre le Umeda Hankyu ­Building en ­annexe de la plus grande gare d’Osaka. Ce grand ­magasin est l’ancêtre de ces ­taminaru depato qu’on trouve desormais dans les plus grandes gares à travers tout le Japon. En développant ainsi leurs offres et la taille de leurs gares, les otemintetsu ­transforment la gare occidentale en une machine, catalyseur du développement des villes. La gare de Shinjuku, que nous allons maintenant étudier, représente ­parfaitement ce rôle de catalyseur urbain que possèdent les gares japonaises.

B. ...Et les compagnies ferroviaires créèrent la gare japonaise

C’est en 1885 que la gare de Shinjuku est ouverte comme station de la ­ kabane-Shinagawa Line38 de la compagnie Nippon Railway. A cette époque (­rappelons A que la première ligne ferroviaire japonaise a été ouverte il y a 13 ans) la gare est un bâtiment modeste qui a pour unique vocation le transport ferroviaire. Le modèle ­architectural et programmatique est donc celui de la petite gare occidentale. Mais avec le développement industriel du pays la gare se développe rapidement. Le bâtiment d’origine va ainsi recevoir plusieurs extensions pour accueullir la Chuo Line en 1889 (de l’actuelle compagnie East Japan Railway), la Keio Line en 1915 (de la compagnie Keio), la Odakyu Line en 1923 (de la compagnie Odakyu), et les lignes de métro de la ­Marunouchi Line en 1959 (de la compagnie publique Tokyo Metro), les Shinjuku Line et

La ligne Akabane-Shinagawa est le tronçon originel de l’actuelle ligne Yamanote. La ligne fut la première ligne Nord-Sud traversant Tokyo. 38

De cette gare d’origine il ne reste aujourd’hui plus rien. Nous pouvons voir son évolution dans les document «L’évolution de la gare de Shinjuku». 39

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L’évolution de la gare de Shinjuku

1990 entrée sud - 1980

entrée ouest - 1970

1969

entrée ouest - 1961

1950

entrée ouest - 1951

1947

entrée est - 1947

années 20

entrée sud - vers 1925

entrée sud - vers 1900

60

0 0300m 300m

1885


L’intérieur de la gare d’aujourd’hui

Nom: Gare de Shinjuku

(新宿駅 Shinjuku-eki)

Date de création: 1885 Localisation: quartier de Shinjuku

bâtiments reliés à la gare passages souterrains

(voir Part II)

Superficie: env. 430 000 km2 Passagers par journée: env. 3 500 000 Nombres de voies: 35 Nombres de lignes: 12 Nombre d’exploitants: 5 Nombre de sorties: 203 Activités principales: gare

commerces et bureaux

( JR ) ( Odakyu ) ( Keio) ( Toei ) ( «passage libre» )

un des nombreux shop de la gare

portiques de la Keio Line

voie 12 à l’arrivée d’une rame

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­ edo Line en 1980 et 2000 (de la compagnie publique Toei). Ces nouvelles annexes O forment, avec la gare de 188539, un imposant complexe de 35 voies, 12 lignes et plus de 200 s ­ orties réparties sur près d’un kilomètre autour de la gare. Les gares japonaises, comme Shinjuku, Shibuya, ou encore ­Ikebukuro, ont trois fortes particularités: ce sont des ­catalyseurs du développement urbain, des ­catalyseurs sociaux et elles restent dans la continuité ­urbaine. Ces particularités ­résultent de la forte affluence dont les fukutoshin ­bénéficient (puisqu’ils sont le point de ­convergence entre le centre et la banlieue de Tokyo) et de l’affluence qu’ils ­génèrent eux-même. En ­effet, si l’affluence de ces gares est avant tout celle des passagers, les gares ­attirent aussi d’autres genres de consommateurs: les t­ āminaru depāto, les sutoa et ­supamaketto ­(supermarchés), les grandes surfaces de ventes ­spécialisées (bricolage, ­prêt-à-porter, etc.), les combini (de l’anglais ­convenient store), les boutiques de gare ­(librairies, ­boulangeries, cafés, fleuristes, etc.) et les ­galeries commerciales sont là pour leur f­ ournir tout ce dont ils ont besoin. Cette grande variété de services et de commerces se situe directement dans le complexe de ­bâtiments qui forment la gare. En plus de ceux-ci, d’autres services et ­commerces, encore plus grands, sont présents tout autour de la gare. Mais il ne s’agit là que de la partie immergée de l’iceberg. En effet, le sous-sol de Shinjuku est ­parcouru par un immense rhizome de galeries commerciales. Si vous ­pouvez ­imaginer un tel ­complexe s’étendant en surface sur tout un quartier et sur près de deux ­kilomètres d’est en ouest en sous-sol, alors vous aurez à peu près une idée de l’immensité et de l’organisation de la gare de Shinjuku.

L’immensité de la gare vaut bien celle de sa fréquentation. Car si la gare de ­Shinjuku n’est pas la plus grande gare du monde en terme de superficie (ce record ­revient à celle de Nagoya), elle est la plus fréquentée en terme de passagers. Plus de 3 000 000 de passagers en moyenne transitent chaque jour par cette gare. «Aux heures des ­migrations ­matinales et ­nocturnes, les rames qui font chacune jusqu’à quatre cents mètres de long, ­s’enchaînent toutes les deux à trois minutes. [...] La célèbre Yamanote-sen, ligne ­circulaire de trente-cinq kilomètres qui dessert vingt-neuf gares au centre de Tokyo, voit défiler plus de trois cents rames dans chaque sens durant ses vingt heures de service quotidien.[...]Le taux de remplissage atteint jusqu’à 215%, avec en moyenne 3 800 passagers par rame! Et ce n’est pas la plus chargée. La Chuo-sen, transversale d’est en ouest, de banlieue à banlieue, transporte près de 90 000 ­individus par heure aux pires moments, alors même que les trains se succèdent toutes les deux minutes»40-41. Le réseau ferroviaire a pourtant connut bien pire au ­moment de la haute croissance. A cette époque, le taux de remplissage des métros et trains de ­banlieue finissait par avoisiner les 300% aux heures de pointe ­matinales. Les ­compagnies ­ferroviaires ont alors rapidement dû innover pour réguler ce flot ­incessant et réduire le nombre d’accidents qu’il engendre. Dès le début des années 70, les compagnies nippones vont être les premières au monde à mettre en place des portiques automatiques et à informatiser les ­réservations ferroviaires. Cela peut sembler anodin, pourtant ce sont ces petites inventions qui vont créer la fluidité et la continuité urbaine des gares japonaises. Pour comprendre cette importance dans la continuité urbaine prenons l’exemple des portiques du ­métro parisien et du RER. Ces portiques requièrent un vrai talent de contorsionniste pour

40

62

Karyn Poupée, op. cit. p18

Certains événements congestionnent également chaque année le réseau. Durant l’été les hanabi taikai, les feux d’artifices estivaux, attirent de nombreux spectateurs. Celui de la Sumida attire, par exemple, plus d’un million d’entre eux. De ce fait, les rames de métro près des lieux de festivité affichent des taux de remplissage atteignant aisément les 250%. 41


quiconque ­transporte un objet encombrant comme une valise. Après avoir inséré son ticket, il faut passer un tourniquet, puis récupèrer le ticket composté, et enfin pousser une lourde porte battante. Et il faut faire tout ce manège assez vite sinon le tourniquet reste ­bloqué. Il y a donc une rupture dans le continuum urbain, puisqu’il faut s’arrêter et passer un seuil-porte contraignant pour prendre son métro. Le portique japonais qui est, d’apparence seulement, bien plus ­rudimentaire, ne joue pas le rôle de seuil-porte mais plutôt de seuil-borne. Ce portique ­ressemble à deux murets parallèles, espacés de 60 à 120 cm environ et ouverts par ­défaut. Il suffit d’insérer son ticket et de le récupérer composté un mètre plus loin, sans ­obstacle aucun. Néanmoins, si on tente de passer sans ticket ou avec un titre non ­valide, deux battants à hauteur des genoux se ferment brutalement à la ­sortie, ­alertés par des ­capteurs de présence à l’intérieur (voir photo dans L’intérieur de la gare ­d’aujourd’hui). Aujourd’hui le système est encore plus fluide avec les cartes ­magnétiques et les ­téléphones portables. Dans le cas des téléphones et sur demande pour les cartes en plastique, le porteur ne se soucie plus de rien, puisque la puce se recharge en ­monnaie virtuelle automatiquement, par débit sur le compte en banque. Le système fonctionne avec toutes les compagnies de métro, train et bus des grandes ­agglomérations. Contrairement à Paris, l’utilisateur n’a pas besoin de s’arrêter pour passer un obstacle, on a donc une continuité de mouvement entre la rue et la gare. Cette gestion du flux qui engendre la continuité urbaine se retrouve avec la ­systématisation des lignes de trains avec les voies. Alors que le passager français d’une grande ligne doit attendre devant un écran géant l’annonce du numéro de sa voie (ce qui l’oblige à jouer aux devinettes les jours de grands départs quand, pour ­s’assurer une bonne place assise, il se rapproche de certaines voies en espérant que son train y sera stationné), le passager japonais peut se diriger directement vers la voie ­correspondante. En effet, les quais sont attribués à des lignes fixes. Par exemple, la ligne ­Keihin-Tohoku entre la gare de Yokohama et celle de Tokyo, c’est la voie 3, dans un sens, 6 dans l’autre, du matin au soir, du lundi au ­dimanche, du 1er janvier au 31 ­décembre, depuis des années. S’il en allait autrement, ce serait la ­pagaille, d’une part du fait des flots de passagers et d’employés de gares, et d’autre part du fait que ­plusieurs compagnies exploitent les même réseaux.

Parlons maintenant du rôle de catalyseur social de notre exemple. A la sortie de la gare, on est immédiatement happé par la foule qui papillonne autour de celleci. Les salarymen en ­costume et chemise blanche vont ou reviennent des bureaux de ­Nishi-Shinjuku, les passagers entrent ou sortent des ­différentes gares, les passants vont de boutique en boutique, les touristes perdus se font aider par des seniors bénévoles42 ravis de pratiquer leur anglais, certains ­attendent patiemment à des lieux stratégiques connus de tous, et enfin des attroupements sont hypnotisés par un spectacle de rue ou par un politicien en campagne. Avec l’emménagement des bureaux du Tokyo Metropolitan Government en 1991 et la foule qu’elle attire, la gare de Shinjuku est un sakariba important dans la vie de la capitale et donc du Japon. Les équipes de télévision viennent souvent faire des ­micro-trottoirs à la sortie Sud. Les politiques viennent y faire campagne et des matsuris, comme le Eisa festival, se tiennent devant la gare. Il apparaît en fait que les grandes

On voit régulièrement près des panneaux d’orientation à la sortie des gares fréquentées par les touristes, des bénévoles orienter et donner des conseils aux touristes. Ces bénévoles sont le plus souvent des retraités du quartier. 42

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L’extérieur de la gare d’aujourd’hui

10

5

3 9

2

1

6

7

8

bâtiments reliés à la gare

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4

passages souterrains

lignes de train

Auteur - L’influence de la gare de Shinjuku à 1km à la ronde, 2015

lignes de métro


1 sortie sud

2

3

sortie Lumine 1

sortie ouest avec le terminal de bus

4

5

grand hall reliant les différents transports et lignes de train

le studio Alta avec son écran géant

6

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sortie Lumine 2

le centre commercial Takashimaya Time Square

8

9

passage souterrain reliant la gare au quartier des affaires

Nishi-Shinjuku depuis l ­’observatoire de la Mairie

10 Izakaya dans les allées de Yokocho

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gares de Tokyo, principalement Shinjuku et Shibuya, ont développé, entre autres, un statut proche de la place telle que nous la connaissons en ­Occident. Mais le fait est qu’elles ont développé ce rôle non pas, il nous semble, dans cette idée de place, mais plutôt parce qu’elles sont un prolongement de la rue. En effet, la place ­publique, telle que nous la considérons en France, est rare à Tokyo et les quelques exemples ­existant sont des lieux de passage ou d’attente mais pas de convergence comme nous avons pu le voir avec la place de la République suite aux attentats parisiens. Il y a comme exemple la ­petite place arborée de la sortie nord-ouest B13 de la gare de ­Shinjuku. Cette place est très connue pour l’écran géant Alta qui lui fait face. Il est pour la gare de ­Shinjuku ce que la statue du chien Hachiko est à la gare de Shibuya, un lieu ­emblématique ­devant ­lequel on se donne rendez-vous. Mais, si les gens se retrouvent sur cette place ce n’est pas ­directement pour elle, c’est pour l’écran géant qui est un landmark ­facilement ­identifiable de loin. Il en est de même pour le Eisa festival qui démarre au même ­endroit. L’élément important ici, l’estrade des jurys et les danseurs, ne sont pas sur cette place mais sur la route. Ce sujet a été étudié par de nombreux ­auteurs qui parlent alors de michi no bunka, «culture du chemin», par opposition à hiroba no bunka, «culture de la place»43. La gare n’a donc initialement pas la fonction de place publique mais en tant que point de convergence animé (sakariba) et de repère urbain44 elle a fini par jouer un rôle similaire au sein de la ville japonaise. Par ailleurs, les sociétés de marketing profitent de cette clientèle potentielle très variée. Il est fréquent de voir de grandes campagnes publicitaires près des principales gares japonaises. Ainsi il était possible d’assister durant cet été à une déferlante de mascottes Pikachu et de produits dérivés de cette souris culte à la gare de Sakuragicho, à Yokohama. On terme de lien social également, on ne peut passer à côté de la forte ­représentation de Shinjuku et de sa gare dans la culture populaire. En plus du ­cultissime Godzilla (qui est ­officiellement, depuis le 9 avril 2015, un citoyen japonais résidant à Shinjuku) qui ravagea trois fois le quartier depuis son premier film en 1954, de ­nombreux manga se déroulent près de la gare. Le plus célèbre est City Hunter, plus connu sous le nom de Nicky Larson45 en France. La sortie sud-est de la gare est assez connue grâce à ce manga. En effet, on voyait souvent dans le manga, puis l’anime, l’inscription rouge « My City » qui trônait sur la devanture de l’immeuble depuis sa finition en 1964. Au grand dam des fans et nostalgiques, elle fut remplacée en 2006, à l’occasion de la ­rénovation de l’immeuble, par une autre enseigne de centre commercial, « Lumine Est».

Les compagnies ferroviaires et immobilières profitent elles aussi du ­potentiel économique des grandes gares des fukutoshins avec le développement immobilier. Mais plus que Shinjuku, c’est Shibuya qui «ressemblait, jusqu’à il y a peu, à la ville d’une ­compagnie, si «ville» peut être utilisée par commodité»46. En effet, jusqu’à 1932 une seule compagnie privée desservait le quartier. Cette compagnie est l’actuelle Tokyu ­Corporation. Elle y possède de nombreux terrains qui lui ont permis de ­développer la grande majorité du quartier autour de la gare. On peut trouver bon nombre d’exemples similaires à travers la capitale. Un des

43

Augustin Berque & Maurice Sauzet, Le sens de l’espace au Japon. Vivre, Penser, Bâtir, Paris, Arguments, 2004 (d’après Motoo Yoshimura, Ecologie de l’espace, Tokyo, Shogakkan, 1976)

Les villes japonaises sont généralement dépourvues de marqueur urbain visible de loin, comme le clocher des villes européennes. Etant donné que le système ferroviaire urbain est très développé au Japon, les piétons utilisent les gares comme repère pour s’orienter. 44

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45

Tsukasa Hojo, Nicky Larson, Paris, J’ai lu, 36 vol., 1986

46

Edward Seidensticker, op. cit. p20


derniers est celui de la Tokyo Sky Tree. Inaugurée en 2012, la Tokyo Sky Tree est une tour de radio diffusion située dans l’arrondissement de Sumida-ku, qui fait partie de la ­Shitamachi. Elle était au moment de son inauguration la seconde plus haute tour du monde, et la tour de radio diffusion la plus haute. Le Sky Tree, qui propose deux observatoires, est associé à un complexe commercial, qui comprend un aquarium, un planetarium, des restaurants et près de 300 boutiques sur 230 000 m2, et qui ­constitue l’un des plus grands complexes commerciaux de Tokyo. Le projet fut à l’initiative du ­gouverneur de la Sumida qui souhaitait redynamiser l’arrondissement et concurrencer les grands projets urbains de Shinjuku, Shibuya ou Odaiba, sur l’un des s u p e r - î l o t s ­artificiels du port. L’objectif final était d’associer ce nouveau pôle avec le secteur très touristique d’Asakusa. Le gouverneur a ainsi approché une compagnie ferroviaire bien implantée dans l’arrondissement et qui possédait des friches industrielles près de la gare Oshiage. Cette compagnie, la Tobu Railway, comptait déjà y créer une opération de gentrification résidentielle de grande échelle. Mais après que ce projet résidentiel fut découragé par l’arrondissement de la Sumida, la compagnie finit par accepter de ­participer au financement du projet du Sky Tree. Au final, la compagnie contribua en grande partie à redynamiser ­l’arrondissement. L’objectif de densification du trafic ­ferroviaire est atteint, grâce à la fréquentation touristique : la tour a ainsi accueilli son vingt millionième visiteur en ­novembre 2015, et le complexe entier accueille près de 25 millions de visiteurs par an, soit autant que la fréquentation de Tokyo Disney resort. Les effets économiques positifs ont été rapides pour Tobu, puisque le cours de son ­action a connu une hausse de 25% en 2011. Cette hausse s’est poursuivie, d’une part, grâce à une augmentation de la ­fréquentation de la gare Oshiage et du complexe ­commercial de Solamachi, et d’autre part, grâce aux ventes de tickets pour visiter la tour. Pour revenir à Shinjuku, on peut voir sur les documents de L’extérieur de la gare d’aujourd’hui l’évolution de Shinjuku, du quartier résidentiel avec une modeste gare à l’occidental jusqu’au grand quartier d’affaires et commercial avec la gare la plus ­fréquentée du monde en terme de passagers. Si les compagnies ferroviaires ne sont pas ­directement ­impliquées dans la construction de chaque bâtiment du quartier, elles le sont ­indirectement grâce à leurs gares qui deviennent alors de véritables catalyseurs urbain.

En plus des tāminaru depāto ou autres ekibiru (littéralement «immeuble de gare», ce sont les immeubles de bureaux près des gares qui proposent des bureaux, hôtellerie ou des services culturels et de bien-être), les otemintetsu ont créé des ­compagnies de bus, de taxis, de déménagement, de livraison ou de location, parfois directement à la sortie de leurs gares. Par exemple si vous souhaitez vous rendre au Mont Fuji par le bus (sans doute le moyen le plus ­pratique pour s’y rendre) vous devez vous rendre à la gare de Shinjuku. Par commodité vous prenez le train, puis vous allez au ­terminal de bus, qui est directement à la sortie de la gare, pour prendre la ligne de bus opérée par un otemintetsu (en ­l’occurrence le groupe Keio). ­Ainsi, un tokyoïte peut ­techniquement se loger, manger, s’habiller et se déplacer dans tout le Japon grâce à des sociétés ­issues d’une seule et même c ­ ompagnie ferroviaire privée.

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The New York Times Company- Comparaison du gabarit d’une kei car avec celui de voitures familières aux Américains, 2007

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Le transport automobile assure entre 8 et 29 % du chiffre d’affaires des groupes ôtemintetu. Avec une telle offre on peut se ­poser la question de la place de ­l’automobile personnelle à Tokyo.

3.3

Et l’automobile ?

A. Avoir une voiture personnelle à Tokyo

La voiture est le mode de transport phare des années post Seconde Guerre ­Mondiale dans les pays industrialisés (et il commence à fortement se développer dans les pays émergents comme la Chine). Le Japon ne fait pas exception avec un ratio ­d’environ une voiture pour deux habitants ( celui de la France est de 0,6 par habitant)47. Toutefois les préfectures fortement urbanisées de Tokyo, Osaka et Kanagawa ont un ratio de véhicules particuliers par ménage le plus bas du pays. Ainsi, Tokyo affiche le ratio le plus bas avec 46,1 unités pour cent ménages, alors que celui du pays est de 106,9. Il semble alors évident que la très forte urbanité d’une préfecture ait un impact négatif sur son nombres de véhicules particuliers par habitant. Cette corrélation peut s’expliquer par différents facteurs que nous allons aborder dans ce chapitre.

A Tokyo, le premier facteur de cette faible quantité de véhicules par ménage est dû à l’investissement qu’ils nécessitent. Si le prix d’un véhicule au Japon équivaut à celui pratiqué en France, le prix d’utilisation est bien plus élevé. De base, posséder une voiture est cher au Japon. Il y a, notamment, la révision obligatoire tout les deux ans, le shaken (contraction de jidōsha kensa tōrokuseido) qui coûte dans un centre spécialisé entre 100 000¥ et 200 000¥ (780€ et 1560€ au cours de janvier 2016). Il est néanmoins possible de baisser ces coûts en faisant soi-même cette révision, mais elle devra au final être validée par un professionnel. Les autoroutes urbaines sont également chères (en moyenne 150¥ additionnés de 25¥ par km avec une taxe de 8%). Mais le principal investissement propre à Tokyo est celui du stationnement. A Tokyo, il est formellement interdit de stationner sa voiture dans la rue après 03h00. Les propriétaires ont donc pour obligation de garer leur véhicule dans un parking ou un garage. Par ailleurs, depuis 1962 un nouvel acquéreur ne peut faire ­enregistrer son véhicule sans un certificat attestant d’une place de stationnement48. Et si votre ­logement ne possède pas de quoi se garer, vous devez louer une place dans un parking, ce qui peut vous coûter jusqu’à 50 000¥ (392€) dans les arrondissements centraux49. Avec le peu de place disponible à Tokyo et les plus de 3 000 000 de véhicules que compte aujourd’hui la préfecture, le business du stationnement est très florissant. D’une part, les constructeurs japonais ont développé tout une gamme de ­voitures ­compactes dont font parties les 軽自動車 keijidōsha. Ces «kei cars» (voir p ­ hoto

données de l’Insee pour la France et du 国土交通省 Kokudo kōtsūshō (Ministère du Territoire, des Infrastructures, du Transport et du Tourisme ) pour le Japon. 47

48

Kurt Steiner, Local government in Japan, Standford, Leland Stanford Junior University, 1965

49

http://www.kananet.com/japanguide/link22hiroo.htm

50

Ministry of Economy, Trade and Industry, The motor industry of Japan 2015, Japan Automobile Manufacturers Association, Inc., 2015

69


Inconnu - Tour de stationnement fonctionnant comme un paternoster (le système néanmoins être arrêter ic), Monroe Street, Chicago, 1932

70


ci-contre) sont de petits véhicules de moins de 3,4m avec un moteur de 660cc, et ­présentent de surcroît des avantages fiscaux (par exemple les assurances sont moins onéreuses). Mais attention, ces véhicules n’ont rien à voir avec nos voitures sans ­permis qui font un ­boucan de tout les diables. En près de 70 ans, les kei cars ont bien ­évoluées: ­silencieuses, ­écologiques, confortables et maniables, elles se déclinent aussi en ­utilitaires et ­sportives. Ces mini voitures réservées presque uniquement au marché national (elles représentent à peine 3% des exportations du pays mais 34,6% du parc a ­ utomobile n ­ ippon50), sont principalement utilisées dans les campagnes où la ­population ­vieillissante les préfèrent aux voitures standards plus chères et moins ­maniables. Bien que le marché ne ­représente encore que 17% des ventes à Tokyo, leurs nombreux avantages attirent de plus en plus de clients. D’autre part, les systèmes de stationnement à niveaux se sont multipliés dans tout Tokyo et les autres grandes villes japonaises. Différents types de systèmes sont ­visibles dans les rues. De la simple structures à deux ou trois étages à l’immeuble ­consacré exclusivement au stationnement. Ces immeubles présentent généralement un à trois ­systèmes tournant semblables à un paternoster51. A l’entrée de ces immeubles, une plateforme circulaire rotative permet d’orienter sans manoeuvre les véhicules. A Tokyo, ces immeubles de stationnement peuvent être plus rentables qu’un immeuble de ­logement52.

Le deuxième facteur est la congestion du trafic, particulièrement aux heures de pointe matinales et nocturnes. D’après le Bureau des Constructions du TMG, la ­vitesse moyenne sur les voies rapides tokyoïtes est de 16,8km/h aux pires heures de la ­journée, soit deux fois moins vite qu’un Parisien sur le périphérique à la même période. Une des raisons à ce problème est que la ville n’a pas évoluée avec la ­voiture. Son organisation ne si prêtait tout simplement pas. Pour absorber un maximum de flux automobile il est nécessaire d’avoir de grands et larges axes qui rejoignent le plus ­directement possible les principaux points d’une ville. Le Paris moderne a donc ­profité des grandes avenues et tranchées dessinées par le Baron Haussmann. A Tokyo, au contraire, les grands axes sont rares et ils ont été, pour la plupart, élargis après la ­deuxième Guerre Mondiale. Les axes et les perspectives originels d’Edo étaient ­brimés, brisés, butaient sur des chicanes ou n’aboutissaient sur rien. Sur les 156 000 ­intersections que compte la ville, les deux tiers ne sont pas des carrefours mais des T53. Au moment donc où les voitures se démocratisent et les voies rapides fleurissent, rares sont les espaces qui peuvent absorber ce nouveau flux. Ce n’est pas un hasard si les autoroutes sont le plus souvent des structures surélevées filantes au dessus des canaux.

Enfin, après le coût et la congestion du trafic, le troisième et dernier facteur selon nous est la grande concurrence des transports en commun, particulièrement ­ferroviaire. En 1947, seulement 40 000 véhicules sont enregistrés dans la ville. En

Il est possible de trouver sur internet quelques vidéos qui montrent l’arrivée ou la sortie d’une de ces tower-parking, mais peu montrent la rotation des ­machines à l’intérieur du bâtiment. Par contre, on trouve encore d’anciennes vidéos qui montrent le ­fonctionnement d’une de ces premières machines à Chicago (voir notre photographie ci-contre). Si les Japonais n’ont ici rien inventé, ils ont tout de même modernisé et multiplié le système qu’ils ont également adapté pour le stationnement des vélos. Pour la vidéo, voir: https://www.youtube.com/watch?v=LA0mFg7dFEY 51

52

Robert Cervero, The Transit Metropolis: a global inquiry, Covelo, Island Press, 1998

53

Augustin Berque & Maurice Sauzet, op. cit. p66

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Brent 2.0 sur Flickr - Ginza pedestrian paradise, Chuo-dori, Chuo-ku, Tokyo, 2013

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1965, il y en aura 1 181 000, puis encore quatre fois plus à la fin de la bulle ­spéculative54. Nous avons vu que les otemintetsu commencent à diversifier leurs activités dès 1910. Et avec l’ouverture des premiers taminaru depato dans les années 30, les gares sont déjà bien implantées dans le paysage urbain. Par conséquent, quand l’industrie ­automobile se développe, les habitants de Tokyo ont déjà leurs habitudes avec le train et le métro.

Avec un système ferroviaire aussi développé, les compagnies de bus et de taxis stationnées à la sorties des grandes gares, et toutes les contraintes liées à la ­possession d’une voiture que nous venons d’évoquer, comment Tokyo et ses habitants se ­partagent-ils entre la voiture et le train? Le véhicule particulier est-il totalement ­absent des a ­ rrondissements centraux, voire des 23?

B. Trains versus Automobiles.

Dans les années 60, les gouvernements japonais et métropolitain lancent une campagne pour développer l’économie nationale et pour doper les ventes de ­l’industrie. Avec cette campagne de démocratisation du bien individuel, des slogans comme マイ ホーム Mai Hōmu , comprenez My Home, et マイカー Mai Kā (My Car), rentrent dans les habitudes des Japonais. Si le premier de ces slogans est en grande partie responsable de l’étalement urbain incontrôlé de Tokyo à cette époque, le second est responsable du nombre somme toute assez élevé de véhicules personnel aujourd’hui. Pourtant, en ­parallèle, le ­réseau ­ferroviaire japonais est, derrière celui de la Chine et de l’Inde, le plus ­fréquenté au monde (en nombre de passagers par kilomètre). Il semble donc y avoir un paradoxe entre un taux de possession de voiture individuelle élevé à Tokyo et leur faible usage par rapport au train.

En 2009, une petite étude55, menée par des étudiants du département ­d’ingénierie civil de l’Université de Tokyo, s’interessait à l’utilisation de la voiture et du choix du stationnement à Tokyo. Cette étude a été menée sur 25 individus faisant ­partie de l’entourage des ­étudiants. Sur ces 25 individus, 10 habitent dans la préfecture de Tokyo, 8 dans celle de Kanagawa, 4 dans celle de Saitama, 2 dans celle de Chiba, et ­enfin 1 dans la préfecture d’Ibaragi. Cette étude nous apporte quelques ­renseignements sur l’utilisation du train par rapport au véhicule particulier à Tokyo. Dans un premier temps, ce qu’on peut retenir de cette étude est que 50% des individus interrogés résidant à Tokyo possèdent une voiture, alors que 80% de ceux résidant en dehors de Tokyo en possèdent une. Sur les 18 individus possédant une ­voiture, 12 ont un garage privé, 2 garent leur voiture dans le parking de leur résidence, et 4 louent un parking au mois (pour un prix entre 9 450¥ et 30 000¥ (73€ et 234€)). Dans l’utilisation quotidienne d’un moyen de transport, 23 individus utilisent le train pour se rendre au travail, alors que 2 utilisent un vélo ou marchent pour s’y

Ministry of Land, Infrastructure and Transport, Motor vehicle statistics of Japan 2015, Japan Automobile Manufacturers Association, Inc., 2015 54

So Morikawa, Kohei Asao, Takahiro Igo & Hironori Kato, Institutional system and current problems of car parking in Tokyo, Tokyo University, 2010 55

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rendre. Cela signifie donc que tous les individus interrogés n’ont pas besoin d’une ­voiture pour se rendre au travail. Cela illustre également la très bonne qualité du ­réseau ferré dans l’aire métropolitaine de Tokyo. En revanche, beaucoup d’entre eux ­utilisent la ­voiture pour se rendre à la gare (certaines compagnies ferroviaires ont ­justement construit des parkings à la sortie de certaines gares) et 40% utilisent leur voiture ­principalement pour faire des achats. D’une manière générale, 90% des sujets de cette étude pensent que la voiture n’est pas essentielle dans l’aire métropolitaine de Tokyo. En conclusion de cette étude, on peut observer une complémentarité dans ­l’utilisation des modes de transports. Pour l’usage quotidien, le véhicule personnel ­présente plus d’inconvénients (prix et difficulté du stationnement), sauf évidemment dans les zones moins bien desservies par le train. Au contraire, la voiture est un bon moyen pour un usage occasionnel, comme pour faire des achats importants ou bien partir à l’extérieur de la ville.

Par ailleurs, les politiques gouvernementales sur la question de la voiture ­personnelle à Tokyo ont bien évolué depuis celui du My Car. Entre les restrictions pour le stationnement dans la rue, les contrôles drastiques pour éviter un nouvel ­épisode de forte pollution similaire à celui des années du miracle économique, et les 歩行者 天国 ­ Hokousha Tengoku («paradis pédestre»), abrégés en Hokoten56, initiés par le ­gouvernement métropolitain de Ryōkichi Minobe en 1970, tout semble être fait pour ­limiter le nombre de véhicules particuliers en ville. Tokyo semble de ce fait avoir ­privilégié les transports ferroviaires pour gérer ses flux de population. Cela semble ­logique au vu de la difficile compatibilité du trafic routier avec l’organisation urbaine de la ville. De plus, «près des deux tiers des habitants de l’agglomération de Tokyo ont moins de dix ­minutes de marche à effectuer pour rejoindre une station, ce qui les incite de plus en plus à renoncer à l’achat d’une voiture»57.

Pour conclure sur cette question des transports parlons d’une étude ­scientifique, clin d’oeil à l’ameba toshi de Y ­oshinobu Ashihara. Le P ­hysarum Polycephalum est une amibe qui s’organise en ­réseau de ­petits tubes. Pour des raisons évidentes, il ne s’épuise pas à construire un réseau ­aléatoire, au contraire, il est passé maître dans l’art d’optimiser son réseau de ­distribution ­alimentaire. De façon générale, le réseau de Physarum est très réactif et dynamique : les branches changent sans cesse de forme et de taille, pour s’adapter aux variations des stocks de nourriture. Ainsi le réseau ­entier peut se déplacer de plusieurs ­centimètres en l’espace d’une heure. Des équipes ­hongro-japonaises ont alors démontré que le Physarum et capable de trouver le chemin le plus court pour relier deux points de nourriture dans un labyrinthe.

Tous les week-ends les grandes rues de certains quartiers sont interdit aux véhicules, laissant alors la rue aux piétons. La grande rue de Ginza, la Chuo-dori (voir photo précédente), est par exemple fermée pendant certaines périodes scolaires et tous les samedis et dimanches. 56

57

74

Karyn Poupée, op. cit. p18


Une étude anglo-nippone58 a confirmée en 2010, d’une façon ­étonnante, la très bonne conception du réseau ferroviaire dans l’aire métropolitaine de Tokyo. Cette étude a démontré que Physarum pouvait résoudre des problèmes ­complexes mettant en jeu plus de sources de nourriture. Les chercheurs ont alors eu l’idée de déposé ­l’organisme sur une surface où étaient dispersés des points de ­nourriture ­représentant les ­différentes villes de la région de Tokyo. Physarum a ainsi créé un ­réseau optimisé entre les sources de nourriture, en reliant de la manière la plus efficace les différentes stations. Il a été démontré que le réseau était similaire et au moins aussi efficace que le réseau ferroviaire de Tokyo (voir photo page suivante).

Atsugi Tero, Seiji Takagi, Tetsu Saigusa, Kentaro Ito, Dan P. Bebber, Mark D. Fricker, Kenji Yumiki, Ryo Kobayashi & Toshiyuki Nakagaki, Rules for biologically inspired adaptive network design, in. Science, Etats-Unis, AAAS, vol. 327, 2010 58

75


Downloaded from Downloaded www.sciencemag.org Downloaded from www.sciencemag.org from on January www.sciencemag.org 22, 2010 on January on22, January 2010 22, 2010

interconnecting the food sources. margin coastline and progressively colonized (white border) and rail ns, Pacific ater E B each of the food sources. Behindfood the supplemented with additional may sD). of growing margin, the spreading myceat each of the major cities in nraila sources mal liumregion resolved intodots). a network of tubes the (white The horizontal kes. epest interconnecting the is food sources. width of each panel 17 cm. (B to F) um ing ns, The plasmodium grew out from the as s, of initial food source with a contiguous 0 hr 11 hr ar-a margin and progressively colonized 16 hr nhis 5 hr ater ncy ep- each of the food sources. Behind the E B C F D). the growing margin, the spreading myceing mal, lium resolved into a network of tubes MST est interconnecting the food sources. rail ar16 hr 5 hr ns, tor ncy C F sage of the n1).a, MST epusrail ing Fig. tor ion age ar16 hr 4.6. 1). 5 hr 8 hr 26 hr ncy um usC F the with Fig. of, Fig. 2. Comparison of the Physarum ion MST A LFS C rail the networks with the Tokyo rail network. 4.6. 8 hr 26 hr tor of (A) In the absence of illumination, the um Physarum network resulted from even age the with exploration of the available space. (B) 2. Comparison of the Physarum 1). the of Fig. A LFS C Geographical constraints were imposed networks with the Tokyo rail usin- on the developing Physarum network. the network (A) In the absence of illumination, the Fig. of by means of an illumination mask to Physarum network resulted from even ion nce the restrict growth to more shaded areas D exploration of the available space. (B) 4.6. wed the corresponding to low-altitude regions. Geographical constraints were imposed 8 hr 26 hr um est The inocean and inland lakes were also on the developing Physarum network with gle given strong illumination to mask prevent by means of an illumination to Fig. 2. Comparison of the Physarum C of restrict rail nce growth. growth (C and D) The resulting network A to more shaded areas LFS D networks with the Tokyo rail network. the art, wed (C) was compared with the rail regions. network corresponding to low-altitude (A) In the absence of illumination, the of in ted the Tokyo area (D).lakes (E and F) also The est The ocean and inland were Physarum network resulted from even minimum spanning tree (MST) conthe uld E gle given strongofillumination prevent exploration the availabletospace. (B) necting (C theand same set of city nodes (E) B the ks. growth. rail D) The resulting network Geographical constraints were imposed andwas a model network constructed by in- (C) the art, compared with the rail network network on the developing Physarum adding additional links to the MST (F). ted in the Tokyo area (D). (E and F) The by means of an illumination mask to nce minimum spanning treeshaded (MST) areas conB). uld restrict E D growth to more necting the same set of city nodes (E) wed ost B ks. corresponding to low-altitude regions. and ocean a model constructed by est The exthe andnetwork inland lakes were also addingstrong additional links to the (F). gle given ral, ted illumination to MST prevent F rail growth. (C and D) The resulting network had B). art, ost (C) was compared with the rail network MST tted a in the Tokyo area (D). (E and F) The exuld ghE ral, minimum spanning tree (MST) conF B ks. necting the same set of city nodes (E) the had the and a model network constructed by perMST ted ). adding additional links to the MST (F). tST a B). ghost the NUARY 2010 VOL 327 SCIENCE www.sciencemag.org exper(A) En absence de ­lumière, le réseau du ­Physarum ­résulte de ral, ). ST ­l’exploration de l’espace disponible. F had (B) Des­ contraintes ­géographiques sont ­imposées lors du

MST

NUARY 2010 ta ghthe perST).

VOL 327

NUARY 2010

VOL 327

SCIENCE

­développement du ­réseau du ­Physarum. Des ­surfaces plus ou www.sciencemag.org moins ­lumineuses marquent les zones ­inaccessibles ­(hauteurs

et points d’eau), puisque le Physarum évite de nature la ­l­umière. Le ­réseau qui en ­résulte (C) et ­comparé au ­réseau ferroviaire de Tokyo (D)

SCIENCE

www.sciencemag.org

Atsugi Tero & all. - Comparaison du réseau du Physarum avec le réseau ferré de Tokyo , in. Science, Etats-Unis, AAAS, vol. 327, 2010

76


77


Auteur - Jardin du Palais ImpĂŠrial, Tokyo, 2014


Partie IV L’enseignement de Tokyo

79


Inconnu (archives Corbis-Bettmann) - Smog Ă Tokyo, Tokyo, 1964

80


4.1

Le revers de la médaille

Avant de se pencher sur l’essence des mécanismes urbains de Tokyo, que nous venons de mettre en avant, il nous semble important de mettre également en é ­ vidence la partie sombre de ces mécanismes. Car ils sont liés, dans une certaine mesure, à elle, puisque certains mécanismes en sont responsables alors que d’autres ont vu le jour suite à elle. Cette partie sombre porte, au Japon, le nom de 公害 kōgai, qu’on peut ­traduire par «pollution» ou «nuisance publique». C’est avec les grandes crises ­sanitaires, pointées par les 住民運動 jūmin undō («mouvements d’habitants»)59, et les prises de conscience environnementales publiques de la fin des années 60, que le terme apparaît fréquemment sur le devant de la scène. Il faut savoir qu’en 1967, la loi cadre sur l’environnement, dans son article ­premier, stipulait que « la politique de contrôle des nuisances doit être conduite en ­harmonie avec un sain développement de l­ ’économie»60, autrement dit sans g ­ êner cette ­dernière. Si cette année là, cette loi met en place des standards pour sept types de ­kōgai (air, eau, sol (ajouté en 1970), bruit, vibration, subsidence et odeurs ­agresives), c’est sous la pression du Ministère de l’Economie et du Commerce qu’elle ajoute à son ­article ­premier la partie «en harmonie avec l’économie». Mais, avec ­l’aggravation des ­différentes pollutions, de nouvelles lois sont promulguées en 1970 et la partie ­économique est supprimée de l’article premier. Ces lois et prises de conscience ont eu un impact important à Tokyo.

Les différents combats d’habitants61 pour l’amélioration de la qualité de vie à Tokyo ont obligé les pouvoirs publics à prendre des mesures, que l’on peut regrouper en deux catégories: des mesures liées, entre autres, à la qualité de l’eau et de l’air, que nous ­appellerons «kōgai environnementaux», et des mesures liées à la qualité et le bien-être dans la ville, que nous appellerons «kōgai urbains». Commençons d’abord avec les kōgai environnementaux. Durant cette ­période, Tokyo fait face à de chroniques épisodes de pollution atmosphérique. Cette ­pollution est due aux véhicules et aux nombreuses usines de la région (la zone ­industrielle de Keihin, dans l’agglomération de Tokyo, est la plus grande du pays). Après les lois de 1968 et 1970, c’est en 1994 (soit 2 ans après l’Europe) que le Japon met en place une politique de contrôle des particules fines. D’un côté, les ennemies numéro un sont alors les véhicules diesel, nombreux à Tokyo. En 1999, le nouvellement élu gouverneur de Tokyo, Shintaro Ishihara, lance une grande campagne anti-diesel: «dites non aux véhicules diesel». Avec une mise en place de contrôles et de seuils limites de plus en plus drastiques au cours de la ­décennie suivante, le smog planant quotidiennement sur la ville disparaît en même temps que la quasi totalité des véhicules diesel. Ce qui permet au TMG d’affirmer que les ­habitants de Tokyo peuvent dorénavant apercevoir le Mont Fuji, à une centaine de ­kilomètres de là.

59

Philippe Pons, Les mouvements de citoyens, in. Le Monde diplomatique, Paris, n°déc. 1974

60

Augustin Berque, op. cit. p31

La fin des années 60 au Japon est, tout comme en France, un moment de tension sociale. Si les jūmin undō sont des mouvements d’habitants non politisés, les mouvements étudiants (zengakuren), orientés gauche, voire extrême-gauche, sont eux plus violents. ­Défendant différents droits pour les étudiants, luttant contre l’impérialisme américain, les zengakuren participent également à la ­violente protestation contre la création du nouvel aéroport de Tokyo en 1971, celui de Narita. (voir le documentaire de Bénie Deswarte et Yann le Masson, Kashima Paradise, 1973) 61

81


Auteur - Un des canaux de la ville: triste arrière-cour bétonnée, Tokyo, 2015

82


D’un autre côté, les nombreuses usines de la ville sont également soumises à des contrôles drastiques, surtout après les scandales industriels comme ­l’affaire de ­Minamata62. Ces contrôles sont même vitales, puisque «les ­Japonais apprennent, en 1970, que leurs corps recèlent dix fois plus de mercure que celui d’un Européen et plus de plomb que les ouvriers exposés p ­ rofessionnellement»63. Par ailleurs, pour améliorer toujours plus la qualité de l’air et pour endiguer la chaleur ­urbaine (Tokyo présente 2 à 4°C de plus que le reste du pays), le gouvernement métropolitain a mis en place, en 2001, un vaste plan vert pour la ville. Entre autres mesures, toute nouvelle construction de plus de 1 000m2 doit avoir au moins 20% ­d’espaces verts en toiture. Le second kōgai environnemental que nous allons aborder ici est celui du ­traitement de l’eau. Nous avons vu que les canaux et rivières de Tokyo ont eu un rôle important pour la ville. Mais aujourd’hui, délaissés par la circulation, beaucoup de ces canaux ont été ­remblayés, r­ecouverts par des routes, survolés par des autoroutes et cloisonnés par d’épaisses ­parois de béton. Réduits à l’état de cloaque nauséabond, la ville a fini par les ­renier et ses bâtiments leur tournent le dos. D’un côté, il y a les cours d’eau phagocytés, comme celui de la N ­ ihombashi-gawa et son pont éponyme, ­pourtant propriété culturelle nationale importante, ­survolés par une ­massive autoroute. De l’autre, il y a les cours d’eau abandonnés, comme la rivière Sumida qui était «un vaste ­dépotoir qui dégageait une puanteur si insupportable que l’on disait que même les bactéries ne ­pourraient y survivre»64. Par rapport à son passé de ville d’eau, Tokyo avait perdu son identité. On nota alors l’émergence d’un souci de la qualité du cadre de vie.

Avec la pollution de l’air et de l’eau, l’étalement et la frénésie urbaine que nous avons présentés dans notre second chapitre, Tokyo a f­ ortement pris le c ­ ontrecoup de son miracle économique. Sous la triple pression des ­habitants, des critiques ­internationales et de municipalités progressistes, le Japon a dû mettre en pratique une ­réglementation d’une rigueur parfois exemplaire, et Tokyo ­ montrer l’exemple. Ainsi, au début des ­années 80, un traitement qualitatif de ces kōgai faisait son ­apparition à l’échelle de la ville. ­Emprunté à l’anglais, le terme d’ アメニティー amenitei pose alors la question du bien-être dans la ville. C’est avec cette notion d’aménité urbaine que sont traités les «kōgai urbains» dont nous parlions. Actuellement, il y a, par exemple, la question des espaces verts ­évoqués plus tôt. Mais à l’époque, il y a avant tout l’apparition d’un nouveau ­prospect pour les ­ constructions, celui du «droit à l’ensoleillement» (nisshoken) (il s’agit du ­prospect lié à l’ombre d’une construction sur le voisinage), ou la question esthétique de l’alignement du bâti dans certaines rues, appelée au Japon machinami (la rangée de ville). Toutefois, c’est surtout avec le thème de l’eau que cette aménité est la plus ­visible. Les détritus des berges de la Sumida, nettoyée et assainie, sont ainsi remplacés par des promenades aménagées. Grâce à ces efforts, la Sumida est redevenue un lieu

Cette affaire est l’un des plus grands scandales sanitaires de l’histoire du pays. A partir de 1932, l’usine pétrochimique de la ­ ompagnie Chisso, rejette dans la nature des métaux lourds dont des composés mercuriels. Une vingtaine d’année plus tard, de c ­nombreux symptômes apparaissent dans la petite ville côtière de Minamata où est implantée l’usine. ­Malgré qu’en 1959 on ait acquit avec certitude que le mercure était la cause de cette maladie, qu’on appellera plus tard «la maladie de Minamata», les déversements ont continué jusqu’en 1966. Il faudra attendre 1996 pour qu’un compromis soit trouvé et les ­victimes indemnisées. En 2009, l’Etat reconnaissait 13 000 malades et 25 000 étaient encore en attente de décision. (source «la maladie de Minamata», wikipédia) 62

63

Philippe Pons, op. cit. p81

64

Bureau des Citoyens et des Affaires Culturelles, op. cit. p51

83


i­conique de la ville, avec ses yakatabune (les bateaux-mouches de Tokyo), sa flamme dorée du siège d’Asahi, ­dessinée par Philippe Starck, et ses feux d’artifices estivaux. Si tous les canaux de la ville ne profitent pas du même traitement urbain, ils sont ­néanmoins eux aussi assainis.

4.2

L’enseignement de Tokyo

Chaos. Si le terme n’était pas aussi négativement connoté pour Tokyo, c’est sans doute le titre que j’aurais choisi pour ce mémoire (abandonnons un bref i­nstant le «nous» au profit du «je» plus personnel, dans tout les sens du terme). Il y a bien un chaos dans cette ville, comme je l’ai présenté dans la partie sur l­’urbanisme. Mais c’est un chaos positif si je puis dire, très dynamique. Il y a un peu, selon moi, du m ­ ysticisme de la forêt miyazakienne dans Tokyo: on retrouve les arbres gigantesques, avec les gratteciel et les autoroutes suspendues; la végétation dense, chétive et si ­variée qu’on ne sait jamais ce qu’on va y trouver, avec les ruelles, les milliers de ­petits objets et les pets architectures 64; la mousse et le lichen qui enveloppent chaque arbre et ­obscurcissent la forêt, avec les enseignes et signalisations en tout genre; les ­petits êtres mystérieux qui apparaissent aussi facilement qu’ils disparaissent, avec la ­myriade de temples, sanctuaires et autels; et l’esprit de la forêt, qu’on ne croise que très r­ arement dans son domaine au coeur de celle-ci, avec l’empereur et son palais. On retrouve ­également le changement et le renouveau constants. Mais la forêt est ici parfaitement entretenue. Malgré sa densité et son chaos apparents elle est ordonnée. Chaque espace et interstice est utilisé: les échoppes et galeries commerciales se développent sous les lignes aériennes des trains, les pets architectures comblent les espaces, et des hybrides assemblent des temples avec des ­magasins ou des cimetières avec un stand de tir 65. Si les bâtiments semblent pousser au hasard comme une mauvaise herbe, il n’en est rien (sauf peut-être au moment de la bulle spéculative, voir Partie II). Tokyo répond bel et bien aux codes de la ville et de la culture japonaise. Quand on pratique vraiment Tokyo, on se rend compte qu’il y a cet ordre c ­ aché dont parle Yoshinobu Ashihara. Par ailleurs, s’il en était autrement, vivre à Tokyo serait ­impossible tant la ville est immense. En tant qu’Occidental, notre regard r­echerche naturellement un ordonnancement et certains critères esthétiques, comme les ­ ­proportions ou la ­symétrie. De ce fait, nous ne sommes pas habitués à l’­organisation de Tokyo, alors on la perçoit dans un premier temps comme chaotique, sous entendu exempte de tout ordre. Mais ce n’est pas pour autant vrai, nous l’avons démontré tout au long de ce mémoire.

84

C’est ce paradoxe entre un chaos de surface et un ordre interne qui nous

64

Tsukamoto Lab & Atelier Bow-Wow, Pet Architecture Guidebook, Tokyo, World Photo Press, 2002

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Momoyo Kajima & Junzo Kuroda & Yoshinaru Tsukamoto, Made in Tokyo, Tokyo, Kajima Institure Publishing Co, 2014 (12éd)


intéresse dans la capitale nippone. Qu’ils soient dus à la culture japonaise (puisqu’on peut les ­retrouver dans une autre ville) ou bel et bien une spécificité de Tokyo, les ­mécanismes urbains les plus importants dans l’organisation et le développement de Tokyo sont ceux du rapport public/privé, des transports ferroviaires comme échine de la ville, de l’appropriation avec la notion de mitate, et la certaine liberté architecturale liée à la notion d’impermanence.

En ce qui concerne le rapport public/privé, c’est un mécanisme fondamental dans la genèse de Tokyo. En effet, nous avons vu que bien que la puissance publique ne semble que peu présente dans les aménagements, elle a en fait un véritable rôle ­d’organisateur et de médiateur. Notre exemple de la Tokyo Skytree montre bien que la ­puissance publique est capable de refuser des projets et d’inciter les compagnies ­privées à aller dans son sens. Si dès l’époque Edo, le pouvoir public a un rôle plus en amont qu’en aval, il a, au moment de l’industrialisation sous Meiji, joué parfaitement avec les sociétés privées. D’un côté les compagnies privées aménagent et équipent la ville, ce qui leur permet d’augmenter leur capital, de l’autre côté le public construit les ­infrastructures mais évite des dépenses colossales en aménagement grâce aux ­sociétés privées. Ainsi, chaque partie est gagnante. Mais cela est rendu possible par l’absence de centralisation et de monopole dans les différents secteurs. Il est certains que sans les nombreuses c ­ oncurrences, les petites compagnies privées ne seraient jamais devenues les grands groupes actuels. C’est par ailleurs grâce à cette entente privé-public, que les gares tokyoïtes des fukutoshins se sont autant développées. Ce qu’il y a à retenir ici, c’est donc la capacité des acteurs publics à travailler de concert avec les acteurs privés. Et surtout, ce n’est pas le public qui conçoit et ordonne, mais qui organise et distribue suffisamment ou non de cartes pour que les compagnies privées conçoivent et aménagent le territoire. Aucune ville au monde n’a développé une telle dépendance aux transports ­ferrés. Le train est devenu au Japon une véritable institution, où chaque inauguration de ­ nouvelles lignes ou nouveaux shinkansen est un grand événement qui déplace les foules. A Tokyo, le constat est simple: sans train la ville meurt. L’automobile, non ­adaptée à la trame ancienne de Tokyo et de plus en plus rejetée, ne peut palier à une éventuelle absence du train. Transport des plus de 35 millions d’habitants de l’aire ­urbaine, centre économique et social de premier plan, le train a acquis une toute autre valeur que celle qu’il avait lorsqu’il fut importé dans le pays à la fin du XIXème siècle. Si l’eau était l’identité de Edo, alors le train est l’identité de Tokyo. Ce rôle est par ailleurs ­directement lié au rapport privé/public.

La notion d’impermanence est selon nous le second mécanisme fondamentale dans la genèse de Tokyo, car c’est de cette notion que provient entre autre la ­primauté du foncier, la liberté architecturale des formes, voire même le mitate.

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Dans notre chapitre sur l’école architecturale japonaise nous avons vu que la notion ­d’impermanence est issue de différentes sources que sont: la matérialité (bois et papier), les croyances, et les catastrophes naturelles ainsi que leurs ­conséquences (tsunamis, typhons, ­ ­ incendies, séismes, inondations). Nous avons également vu qu’étant donnée la faible espérance de vie d’une construction, c’est avant tout ses ­dimensions ­informelles qui priment (notion de propriété du terrain (qui a moins de risque ­d’altération), fonction, et gestes techniques ou culturelles comme au temple d’Ise). ­Ainsi, l’enveloppe, et donc la forme du bâtiment, est beaucoup plus malléable puisqu’elle repose sur une valeur moins a ­ ncrée que dans la culture française par exemple. Il apparaît alors logique qu’une plus grande liberté architecturale soit d ­ onnée dans la forme du bâtiment au Japon, d’autant plus que l’architecture japonaise se ­développe par l’unité et non par l’ensemble (voir chapitre L’«ameba toshi»). Par ailleurs, nous émettons l’hypothèse que la notion de mitate vient en partie de cette conscience de l’impermanence. Cette dernière est liée à la notion de flux, il y a donc une idée de transition, d’un état muable. Or le principe de mitate est justement de prendre une partie d’un élément (sa forme, la façon dont il est construit, etc...) pour le t­ ransposer dans un autre élément. Il y a ici la capacité à synthétiser un élément, ne serait-ce qu’une simple vue de l’esprit, et à retirer tout le superflu pour ne garder que ce qui sera ensuite transposer et adapter.

Pour finir ce mémoire, je pense qu’il est essentiel de comprendre l’essence même de ces mécanismes. Je pense que les propos suivants de Pierre Dulau66 sont ­importants à garder à l’esprit quand on analyse une ville telle que Tokyo. «D’une part, rien de grand ne peut se faire sans l’enracinement en une terre natale. Pas de métaphysique grecque, c’est-à-dire de formalisation d’un rapport ­donné entre l’Etre et l’étant, sans la lumière méditerranéenne et l’insistance ­proximité des dieux; pas de poésie de René Char sans la lumière de la Provence; [...] La terre est ­toujours conditions de penser.». Nous pouvons rajouter à cette citation, «pas ­d’urbanisme et d’architecture japonaise, sans l’omniprésence de la nature, de sa colère comme de ses divinités». Autrement dit, ce mémoire s’intéresse à des mécanismes ­urbains propres à une ville donnée (Tokyo n’est pas Kyoto) et propre à une culture donnée (le Japon n’est pas la France). Les mécanismes de Tokyo ne peuvent donc être appliqués en l’état sur une autre ville. Pour cela, la notion de mitate est sans aucun doute un des mécanismes, que nous avons vu dans ce mémoire, les plus ­riches d’enseignements de l’école Tokyo et de l’école ­nippone.

66 Pierre Dulau, Martin Heidegger, la parole et la terre, in. Le territoire des philosophes, Lieu et espace dans la pensée au XXe siècle (dir. Thierry Paquot et Chris Younès), Paris, Editions de la Découverte, 2009

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auteur - Panorama de Tokyo, observatoire du Tocho (202m), Shinjuku-ku, Tokyo, 2015

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« Samouraï ou gentleman, élève ou professeur, v ­ ieillard agonisant ou jeune homme fringuant, kappa ou ­phénix, tel un acteur de théâtre nō, Tokyo présente une ­multitude de masques. Détruite deux fois dans la ­première moitié du XXème siècle, l’hydre Tokyo est revenue à chaque fois plus forte et plus ­vivante. A peine plus de vingt ans après les cendres de la ­deuxième Guerre Mondiale, la ville était déjà le moteur ­économique de la nouvelle d ­ euxième puissance m ­ ondiale. »

A travers l’analyse de l’urbanité tokyoïte ce ­mémoire révèle les mécanismes qui organisent et animent la ville. ­ ­Paradoxe entre un chaos de surface et semble-t-il un ordre ­interne, un ordre caché, quels sont les ­éléments qui ­favorisent la ­malléabilité et l’adaptabilité de Tokyo ? Sont-ils issus de la culture, des ­réglementations, ou ­d’événements ? ­Comment la culture ­japonaise ­cohabite-t-elle avec les influences ­étrangères, ­notamment occidentales ? ­Simplement, qui est Tokyo ?


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