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Anthropologie & fiction-réaliste. Résumé d’une rencontre avec Olivier Wathelet Jeudi 17 septembre 2015
Propos recueillis et synthétisés par Maxime Simon @TheCreativists @maxsim_simon
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Olivier Wathelet est anthropologue. Il a travaillé sept ans dans le Goupe Seb où il a introduit sa discipline dans le processus d’innovation du groupe. Il travaille désormais chez The Creativists, un cabinet d’innovation stratégique. Ils ont expérimenté le design fiction réaliste pour l’un de leurs clients qui demande de se projeter en 2025. Olivier Wathelet accepte de nous raconter en détails leurs phases de recherches, et nous aide à cerner leurs rapports aux livrables. Avec votre entreprise The Creativists vous êtes amené à produire du design fiction avec des entreprises. Quels supports peuvent vous servir à vos débats en interne ? Quels types de livrables peuvent intéresser les entreprises avec lesquelles vous travaillez?
Récemment nous avons travaillé avec un client qui fait de l’assistance automobile, et nous devions nous projeter pour l’année 2025. Nous avons produit deux types de livrables, nous avons utilisé des fictions qui ont servi en interne et des livrables qui ont servi la fiction. Nous sommes partis sur beaucoup de fantasmes autour de la voiture autonome, la fin de la possession de la voiture, et donc beaucoup de crainte quant à l’avenir de leur métier d’assistance. Car, qui dit voiture autonome, dit absence d’aléa, des voitures beaucoup plus fiables, moins d’accident, du co-voiturage en permanence, donc les gens ne possèdent plus leur voiture. Moins de personnes auraient besoin d’assistance, par conséquent ce serait un marché qui s’effondrerait. Nous avions donc une vision un peu catastrophique de leur métier. Nous voulions mettre en relief leur propre vision de leur métier, leur
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faire prendre du recul vis-à-vis de leur stress et mettre en avant des opportunités très concrètes, pour aller de l’avant sur ces futurs. Au total nous avons produit trois fictions. La première est une revue de presse, constituée d’une douzaine d’articles. Constituée de différents thèmes que nous trouvions intéressants. Par exemple nous avons créé de fausses compagnies qui sont spécialisées dans la production d’outils prédictifs des aléas de la route. Le matin quand je reçois mon journal, il se pourrait que j’ai un article qui me dise, «aujourd’hui risque d’accident élevé». Par conséquent le statut du journal change et devient un outil angoissant, parce queje ne sais pas quoi faire de ces prédictions qui me mettent mal à l’aise. On a ensuite fait une maquette de cette revue de presse avec un journaliste du Monde qui a travaillé pour nous, ainsi qu’avec une dame qui travaille dans l’édition et qui a su nous faire des maquettes impeccables, avec tout plein de gimmicks (fausses pub, fausses citations, etc.) qui participe nt à la fiction. Ce premier livrable a-t-il vocation à servir en interne, ou à le communiquer au client? Ces livrables ont effectivement vocation à être montrés à leurs propres clients. C’est un marché assez concurrentiel, nos clients ont tout intérêt à vouloir se démarquer, et à mettre en avant leurs démarches innovantes. Les concepts qui ont été produits dans les fictions étaient délicats à traduire en scénarios d’usages classiques. Parce que nous nous projetons en 2025, il y a une part de potentialité élevée, nous ne voulons pas que les enjeux de faisabilité technique viennent gêner la projection. De même que les scénarios d’usage de 2025
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ne parlerons pas forcément aux gens d’aujourd’hui. Pour rendre cela acceptable, on a voulu faire une revue de presse fictionnelle, en y croisant des avis d’experts du prédictif, des universitaires, des usagers, des clients, et en leur donnant des concepts de fictions pour qu’ils fassent des exercices de bonification de part leurs expériences et leur culture. C’est après ce travail que nous pouvons faire un travail de sélection et d’accompagnement du client en les aidant à se positionner sur ce sujet. On pousse la fiction plus loin que la génération de concepts et de débats, et on va jusqu’au test. Nos objectifs ont été de montrer ce que pourrait faire l’entreprise, et on a essayé de montrer des choses qui fonctionnent moins bien, qui viennent challenger la façon dont ils font de l’assistance aujourd’hui, en les considérant comme des opportunités. Notre deuxième objet a été un film, réalisé avec des comédiens, toujours sur le thème de l’assistance, mais avec une dashcam dans une voiture. Et notre troisième objet est une immersion, avec un plateau de téléassistance. Nous avons fait simuler l’échange téléphonique entre le client et l’opérateur comme s’il s’agissait d’une training session. Nous avons simulé qu’un usager avait une voiture autonome qui se faisait hacker et qui ne voulait pas exécuter le parcours qui lui était demandé. L’usager appelle la télé-assistance, il est d’abord pris en charge par un robot, puis comme c‘est trop complexe il repasse à un opérateur humain. Tout cela ce sont des points que nous avons généré en amont. Nous avons voulu passer de l’assistance à l’accompagnement. Nous avons contacté des experts, des
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développeurs qui travaillent sur les voitures autonomes chez BMW, des gens qui travaillent sur des routes intelligentes, des personne qui sont au contact de cette transformation forte de la mobilité. On a fait un gros travail sur l’imaginaire, nous avons collecté cent-cinquante films qui traitaient de l’automobile et de la mobilité. On a également envoyé des cartes postales du futur à quinze collaborateurs, pour les aider à se décentrer par rapport à leur propre imaginaire. On a donc travaillé dès les premiers jours sur les imaginaires. Nous avons utilisé de la science fiction pour que les participants se demandent réellement ce qu’est une voiture. Toutes les semaines on envoyait une carte avec une séquence de films de sciences fiction qui traitait de la voiture et de la mobilité. Nous commencions donc à avoir de l’ethnographie, de l’imaginaire, des experts, de la littérature grise, tout cela condensé dans une journée d’immersion en essayant de produire de beaux objets. Ensuite nous avons réuni quinze employés de l’entreprise qui se sont répartis en trois ateliers et en mélangeant les créatifs, les développeurs, et médiateurs. On organisé des jeux de plateaux, où l’on générait des situations, à partir de complexes ethnographiques, des éléments de rupture de l’environnement probable avec des cartes à jouer qui généraient des situations et qui les faisaient évoluer. Tout cela a généré de la fiction, et nous avons de nouveau joué notre rôle d’expert en sélectionnant, et en travaillant ces idées, en les considérant comme des objets composites avec plusisuers grilles de lecture. Après cette période de sélection, nous avons retrouvé les équipes pour qu’elles s’approprient les fictions. Chaque équipe devait construire tous les changements
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et les opportunités pour 2025. On les mettait volontairement sous pression pendant vingt minutes pour que ça ne soit pas trop littéral. On essayait de bousculer leurs habitudes. Ça a permitsde construire des points d’accroches fort à la fiction. À ce moment on commençait à avoir une vision de 2025, on leur a donc donné le pouvoir de retourner en 2015 et de se demander « qu’est-ce qu’on va pouvoir faire pour infléchir le cours de l’histoire, en supposant que ces choses arriverent ?» On a posé toutes ces idées sur une grille du temps; en sélectionnant les plus disruptives, en écartant les plus proches de nous. La deuxième journée nous avons engagé des acteurs, et l’objectif était d’organiser un JT d’une heure et demie. Ils devaient pitcher leurs idées à la manière d’une rubrique éco. Sur le plateau, il y avait d’un coté les journalistes et de l’autre nous qui jouions les spectateurs naïfs. Les objectifs étaient de susciter le débat et des discussions, et de générer un second JT en fin de journée en réponse à celui du matin, plus travaillé, plus bonifié. Après cette journée nous avons de nouveau fait un travail de sélection. Et nous avons produit une revue fictive que nous avons donnée au client. Nous avons été volontairement positifs. Comment les clients ont-ils réagi avec la fiction ?
Les clients ont très bien acceptés la fiction et se sont facilement projetés. Au début de notre collaboration il a fallu leur faire comprendre que ce n’était pas de la prospective, que ce n’était pas un futur enchanté. Je leur ai montré deux vidéos. La première était Curious
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Rituals: A Digital Tomorrow,
2012 de Nicolas Nova, pour leur montrer des frictions. En vis-à-vis nous avions une vidéo de Microsoft qui montre une technologie idéale en leur précisant que ce n’était pas ce que nous voulions faire. Et leur première réaction a été de se dire que la vidéo de Microsoft était plus séduisante et qu’ils la préféraient. Et cela se compréhensible car ce type de vidéo donne un élan à l’organisation, et j’admets que les managers soient sensibles à cela. Alors que lorsque tu montres une vidéo filmée caméra à l’épaule, plus «amateur» à premières vue, tu n’as pas la même dynamique. Mais ils ont très vite compris l’intérêt de la fiction comme la présentait Nova. Dès le début on a donc compris qu’il fallait produire un support très propre, qui puisse servir à une diffusion plus large. Et la revue de presse est parfaite pour cela, parce qu’une fois terminée on peut réaliser des maquettes extrêmement finies et convaincantes. Quand les participants ont adhéré au support, on a senti un côté magique, ils étaient enthousiastes, comme s’ils participaient à un film de science-fiction parce qu’ils pouvaient toucher un objet fini. Faire accepter aux client qu’il existe d’autres modèles d’affaires, leur faire changer d’état d’esprit face au futur, c’est presque plus compliqué que d’innover. C’est plus simple de générer des nouvelles idées que d’en rendre acceptables de nouvelles, car cela demande que l’entreprise change d’état d’esprit. L’objet fiction à très bien joué son rôle dans ce contexte.
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Vous êtes anthropologue de formation, et vous êtes amené aujourd’hui à réaliser du design fiction. Quelles qualités, quelle similitudes avec l’anthropologie ont pu vous servir ? Quel champs communs avez vous constaté avec vos anciennes missions dans le Groupe SEB ?
L’anthropologie, c’est connaître le réel, le décrire, le construire comme des anecdotes, comme des briques, des translations. Et l’autre aspect qui est fondamental c’est que l’anthropologie est une opération de traduction. Prendre une culture et expliquer à des gens très différents pour qu’ils puissent comprendre ces différences. Le design fiction étend et prend appui sur ce principe de traduire des choses qui ne sont pas encore présentes dans notre quotidien. C’est se poser la question de comment une image peut communiquer une compréhension des choses par le sensoriel. C’est trouver une vraisemblance pour communiquer suffisamment et comprendre que les gens vivent autre chose que ce que tu vis. En tant qu’anthropologue c’est une chose fondamentale à laquelle je suis très vigilant. Il faut également être très attentif à la multiplicité des points de vue. Ça me conduit à toujours à faire des fictions avec plusieurs points de vue. Ça nous a poussé à faire des dialogues. Soit en faisant des articles qui se répondent l’un et l’autre, soit en faisant discuter nos personnages. Face à un même sujet on peut avoir des réactions différentes. Voir comment ces gens se croisent et arrive à collaborer, se comprendre, mais en même temps en ayant des ruptures dans la communication, tout cela est une lecture très anthropologique des choses.
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L’avantage du design fiction réside dans le fait que les clients perçoivent rapidement la valeur opérationnelle. Les entrepreneurs arrivent à se projeter, notamment en voyant les productions fictionnelles. Et je suis assez surpris car je pensais que la fiction était totalement planante, mais lorsqu’on s’inspire de l’univers d’un client, on lui montre d’autres possibles, ça nous permet de construire, de montrer des enjeux forts, et c’est précisément ce que veulent les acteurs qui font de la stratégie en entreprise. Quels sont les défis pour demain, et comment je les résous. Et la question que nous sommes amenés à nous poser, est de savoir si c’est un véritable objet de débat ou finalement un objet de conviction, un moyen de rendre crédibles et convaincants des partis pris qui sont les nôtres. En tant que créatif nous devons être clairs sur notre rôle, est-ce que nous devons pousser nos idées et il faut que les participants puissent se l’approprier et c’est nous qui poussons, ou alors c‘est à nous de générer. Et nous pouvons nous demander si l’objet à débat n’est pas un peu un voeu pieux, plus complexe qu’il n’y parait, nous sommes encore en interrogation sur cette partie. Nous voulions montrer que le futur n’allait pas être anxiogène, on ne voulait pas montrer une sorte de futur où le monde de Microsoft ne marchait pas. On voulait montrer des transformations qui sont des opportunités. On voulait montrer à notre client qu’il allait avoir des problèmes, mais qu’il avait des opportunités. Nous n’avons pas voulu les mettre en défaut. Je pense que c’est vraiment le formaliste qui est important pour susciter cette adhésion. On a par exemple mis dans les articles de la revue « le mot du président»
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en se projetant au bout du mandat de l’actuel PDG, où il montrait sa vision de rachat , on a voulu donner cette touche, le mettre dans la bouche du président pour que le message soit rendu plus essentiel.
Pensez-vous que cela participe à la culture de l’entreprise ? Que ce type de livrable puissent générer un élan d’entreprise, un lieu commun de discussion ?
Je pense quand même que la réception dépend de l’implication dans les phases de création. Je pense que les fictions fonctionnent bien sur le groupe des quinze participants que nous avons pu accompagner pendant deux mois et demi. Pour le moment je n’ai aucune idée de comment ces fictions vont être décimées ensuite. Mais j’ai le sentiment que leur réception va être très inégale, notamment auprès de ceux qui n’ont pas participé. Je ne sais pas si c’est un problème. Cela dépend de l’échelle de l’entreprise et du nombre de personnes impliquées. C’est une donnée que nous devons considérer et questionner
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