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fiction-rĂŠaliste OpportunitĂŠs du design-fiction dans un contexte de projet.
Maxime Simon
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mémoire de recherche professionnel sous la direction de Sandrine Chatagnon et Guillaume Giroud Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués design de produits promo 2016 Pôle supérieur de design de villefontaine
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Pratique riche et émergente, le design-fiction met en image, donne forme, visualise des contextes sociaux, politiques et économiques inhabituels ; il développe des projets critiques, soulève des interrogations et suscite le débat. Il implique l’adhésion du spectateur, ce dernier se projetant délibérément dans une réalité différente de la sienne — et souvent à venir . Un fois appliqué à un contexte de projet, le design fiction fait face à de nouvelles contraintes freinant son potentiel : contraintes des réalités économiques ; collaboration des différents acteurs du projet ; mais surtout, la génération d’artefacts non exploitables à court terme. Nous interrogeons dans cette recherche les moyens pour rendre cette pratique effective dans un contexte de projet ainsi que les opportunités qu’elle permet. Nous focaliserons cette étude sur une forme de design-fiction qui s’inscrit dans la lignée du mouvement Réaliste, c’est à dire la volonté de peindre le réel dans son quotidien et cela par toutes les couches de la société, qu’elles soient belles ou sombres, que nous nommons la “fiction-réaliste” comme volonté de refléter le quotidien affecté par le projet fictionnel. Par ce principe, l’adhésion à l’environnement alors familier au spectateur est évidente et le contenu fictionnel rendu accessible suscite plus directement le débat et permet, nous le verrons, de mettre en place de nouvelles formes de travail au sein des équipes de projet. Ainsi, en nous appuyant sur cette littérature et sur l’explicitation des freins apportés par la rencontre de divers acteurs du design-fiction, nous proposons notre propre méthode d’application de la fiction par le design au sein d’un contexte de projet.
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La formation de DSAA dans laquelle j’étudie est orientée vers le design d’interaction et l’évolution de nos usages liés au numérique. De plus mon expérience en ;tant qu’alternant dans une entreprise spécialisée dans les objets connectés, me pousse à m’interroger sur les méthodologies liées à la prospective. En tant qu’étudiant et alternant je me questionne sur les moyens d’anticiper ces mutations techniques et sociétales. Je réfléchi aux outils mis à la disposition du designer pour anticiper ces changements d’usages. J’ai choisi dans cette étude de me focaliser sur le design-fiction, outil du design qui semble s’introduire dans le milieu de l’entreprise comme un processus d’anticipation. Je m’intéresserai plus spécifiquement à ce que nous nommerons la fiction-réaliste. Dans le cadre de mes recherches j’ai rencontré plusieurs acteurs importants en lien avec ce domaine. J’ai synthétisé ces rencontres que vous retrouverez en annexe de ce mémoire.
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Je tiens à remercier mes directeurs de mémoire, Sandrine Chatagnon et Guillaume Giroud, pour m’avoir guidé dans cette réflexion sur ce sujet qui me passionne. Je remercie également Éric Fache pour ses conseils avisés et son humour irréprochable ainsi que France Corbel pour son aide dans la construction graphique de ce mémoire. Je tiens également à remercier toutes les personnes qui ont répondu à mes interrogations lors de rencontres et qui ont enrichi ma réflexion, merci à Nicolas Nova, Max Mollon, Olivier Wathelet, Frédéric Alfonsi, et Sébastien Brusset. Je remerie également le community manager du magazine Usbek & Rica pour le soutien qu’il m’a apporté sur Twitter.
Merci à mes professeurs de BTS de m’avoir poussé dans l’apprentissage du design, par votre exigence merci de m’avoir enseigné vos valeurs et votre vision de cette pratique. Je remercierai enfin mes parents pour avoir été les premiers à me faire confiance, pour vous être autant impliqués dans mon avenir et avoir tout fait pour que je puisse exercer ma passion.
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SOMMAIRE abstract
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preface
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merci
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introduction
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1. introduction à la fiction et au design
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1.1 la fiction et l'imaginaire
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1.2 Introduction à la notion de fiction-réaliste
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1.3 Introduction au design-fiction
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2. processus d'élaboration de la fiction-réaliste
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2.1 Enjeux du support
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2.2 Imaginaire conventionnel et non-conventionnel 12
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3. envisager la fictionréaliste comme un instrument et un outil
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3.1 préparation de la fiction
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3.2 La place du designer dans la conception collaborative
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3.2 la réception de la fictione t son exploitation
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conclusion
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annexe
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Bibliographie
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Webographie
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Filmographie
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IИtro ductiOn. Depuis quelques années les nouveaux objets numériques ont modifié nos usages. Les relations humaines sont différentes. Les usagers s’habituent aux nouvelles technologies, et sont en demande de nouveautés. La société évolue au même rythme que ces technologies. Et la technologie suit également ces changements. En même temps la société subit d’importants changements. Le contexte économique est complexe. Depuis quelques années l’occident subit une énorme crise financière. Toute la société est plongée dans le doute. Les gens doutent de leur avenir. Les modèles sociétaux sont questionnés. Les imaginaires radicaux remettent en cause le capitalisme et font émerger des mouvements alternatifs (sécessionnistes, zadistes, libertariens, etc.). Le futur peut sembler incertain. De la même façon le monde fait face à une crise écologique. L’environnement inquiète les personnes. Les films de science-fiction nous montrent un monde futur catastrophique. Un monde où nos enfants ne pourront peut être pas survivre. Ces contextes renforcent une idée de trouble. Le futur questionne et est au cœur des préoccupations des entreprises. L’innovation n’a jamais été aussi présente dans le discours des entrepreneurs. Les entreprises veule nt suivre ce mouvement tourné vers l’avenir. Les entrepreneurs veulent développer de nouvelles technologies, pour anticiper les désirs des usagers. Il est pour eux nécessaire d’anticiper les
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usages des nouvelles technologies. Ils font appel à des futurologues, prospectivistes. Ces personnes prévoient le futur en construisant des statistiques. Appuyé par l’expertise des datascientists, ils rassemblent des chiffres, et construisent à partir de ces données des prévisions. Cependant leur approche est paradoxale. Les futurologues pensent que le futur est calculable. Que le futur est prévisible par les mathématiques. Mais nous pouvons nous interroger sur la capacité à prévoir le futur de manière incontestable. Le futur qu’ils tentent de construire n’est qu’une projection du présent. Une projection construite à partir de chiffres du présent. Comme le soulignait le designer Dunne à propos des futurologues : « Le “futur” auquel nous sommes habitués est donc le plus souvent une projection déterministe du “maintenant” » 1. Il n’existe pas un futur, mais
des futurs. Il n’est pas possible de tous les prévoir, alors pourquoi vouloir les calculer ? Anthony Dunne précisait , « le futur n’existe pas comme une chose, mais comme outil 2» Autrement dit, le futur n’est pas une notion prévisible, son abstraction peut seulement servir à se représenter, imaginer ou prospecter. Il n’est en aucun cas question de concevoir le futur comme une fin. En tant que designer, ces mondes alternatifs nous intéressent. Ils permettent d’anticiper à partir notamment de ces technologies des usages et des pratiques et ainsi d’évaluer leurs conséquences Pour anticiper une technologie nous devons imaginer tous les cas d’utilisations possibles, et cela peut se faire dans la création de plusieurs mondes alternatifs. Depuis plusieurs années le 1. http://www.internetactu. design-fiction s’est emparé du futur net/2013/03/07/de-la-sciencecomme un outil. Dès les années 70 fiction-au-design-fiction/ 2. Idem
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les architectes Archigram et Superstudio utilisaient déjà le futur comme un outil pour proposer des réflexions alternatives à notre quotidien. Dans le cadre de mes recherches en design je me suis orienté vers un outil contemporain appliqué au design: le design-fiction. Avant toute chose il est important de remarquer qu’il existe plusieurs nuances dans la désignation des designs utilisant la notion de fiction. Trois appellations ressortent des divers livres, sites, blogs et articles traitant du sujet. Il y a le design-fiction, le design de fiction et le design de fictions. Nous pouvons supposer que ces différentes appellations proviennent de diverses traductions du terme américain originel fiction design inventé par Julian Bleecker en 20083. Nous pouvons néanmoins y percevoir des différences d’interprétations. Le design-fiction est la traduction la plus proche de l’expression originelle. L’expression met davantage l’accent sur un design qui est lui-même fiction. C’est-à-dire un design qui n’existe pas dans notre monde et donc dans le présent. Ce design s’inscrit dans un milieu fictif. Le designer de design-fiction réalise un produit fictif pour soulever un questionnement, provoquer un débat, et non pas pour créer un objet commercialisable. L’objet doit être plausible et crédible pour réussir à solliciter l’imaginaire du spectateur 4. En revanche, le design de fiction semble davantage orienté vers la génération de fiction. Il s’agit de concevoir de la fiction par le design. Cette pratique aurait pour vocation de réaliser un milieu fictif cohérent et appropriable par le spectateur. Ainsi le designer, au lieu de réaliser seulement un produit, 3. https://www.quora.com/ What-is-design-fiction devra concevoir le contexte ou milieu 4. Nicolas Nova, Futurs? La panne des imaginaires technologiques, 2014, p117
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fictif qui accompagne son objet. Cette pratique met l’accent sur un storytelling fort. Le designer peut donc projeter son produit dans un milieu fictif dont il fixe lui-même les règles. Le design de fictions ou design fictions se démarque par son pluriel. Cette distinction implique qu’il existe plusieurs fictions pour l’élaboration du design. Ce design englobe un ensemble de fictions qui vient contextualiser et crédibiliser l’objet, ce qui implique la création d’un grand ensemble cohérent dans lequel le spectateur peut se plonger. Ces premières distinctions nous amènent à préciser davantage les fonctions du design associé à la fiction. Ainsi nous retiendrons trois appellations : le design pour la fiction, le design de fictions, et le design par la fiction.
Le design pour la fiction désigne l’utilisation du processus désigne l’utilisation du processus design pour la conception de contenu fictionnel. Le but premier est la création de contexte, de produit, de storytelling. Nous pourrions par exemple évoquer le travail du designer graphique Geoff Mcfetridge5. Ce designer a travaillé pour le film Her de Spike Jonze. Il a élaboré les éléments graphiques et les interfaces des divers outils numériques du film. Sa réflexion sert la conception de la fiction, sa création aide à renforcer la fiction. La création de fiction consiste à créer un contexte différent de notre monde, par une structure cohérente. Il s’applique dans la création de scénarios et d’univers fictionnels pour le cinéma par exemple. Le design par la fiction consiste 5. http://championdontstop. à utiliser des éléments fictionnels pour com/site3/clients/Her/Her.html servir le processus design : la fiction
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est au service du design. Le designer conçoit un objet fictionnel et il se sert de la fiction pour contextualiser sa création. La fiction est utilisé pour contextualiser un objet fictionnel. C’est cette approche de la fiction qui est le plus souvent utilisée en design-fiction. Dans ce mémoire nous allons nous intéresser à la fiction-réaliste, cas particulier du design-fiction et plus précisément aux moyens d’appliquer cet outil en entreprise. Selon le contexte d’étude pour la fiction-réaliste différents termes seront appropriés. Pour qualifier la fiction-réaliste j’utiliserai soit le terme d’instrument (au sens où elle modifie une perception), le terme d’outil (selon si elle est employée pour modifier) ou de processus (selon si elle est nommée dans sa globalité.) Dans une première partie nous distinguerons l’imaginaire de la fiction, pour comprendre et définir le contexte d’application de cet instrument-outil. Nous verrons ensuite influence de la fiction-réaliste. Nous dresserons une typologie des designs utilisant de la fiction, pour en extraire les caractéristiques qui nous intéressent pour une application en entreprise. Puis dans un second temps nous nous intéresserons au processus de fiction-réaliste et nous définirons les caractéristiques de cet instrument-outil orienté vers l’entreprise. Nous-nous interesserons aux enjeux du support de difusion. Nous distinguerons les imaginaires conventionnels des non-conventionnels. Et enfin les caratéristiques de ce processus. Enfin dans une troisième partie nous évoquerons plus en détails les particularités de ce processus par rapport au design-fiction, et tenterons d’en définir les limites. Ainsi nous-nous intéresserons à appliquer la fiction-réaliste dans le cas particulier d’un atelier créatif dans un contexte de projet. Pour cela nous
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conseillerons de préparer la fiction avant d’entrer dans la phase de création. Puis de concevoir la fiction-réaliste à travers le travail la collaboration. Et enfin nous-nous intéresserons à comment recevoir la fiction et à comment l’exploiter.
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Interface de Geoff McFetridge pour le film Her, 2012
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INtrOduction à la fictiøn et ău desigИ
Le design-fiction a cette singularité de se contextualiser par la fiction. Dans cette partie nous allons définir le cadre particulier dans lequel s’inscrit ce processus.
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1.1 la Fiction eť l'iMaginairE. Il est important de distinguer la notion d’imaginaire de la notion de fiction. L’imaginaire est propre à chaque individu. L’imaginaire n’a pas de “genèse causale” 6, c’est à dire qu’il s’auto génère. Jean-Marie Schaeffer, dans son ouvrage intitulé De l’imagination à la fiction7 définit l’imaginaire comme un processus endogène, et qui est structuré par des symboles et par des niveaux de culture propre à l’individu. Par exemple une rêverie est souvent propre à un individu, et il est difficile de partager cet imaginaire à une personne extérieure. La fiction est différente dans sa conception, puisque celle-ci obéit à une structure clairement énoncée. Le créateur de la fiction délimite distinctement le cadre de la fiction. Il élabore une structure universelle cohérente qui tend à être plausible, compréhensible par tous, et où l’individu peut se projeter. Ainsi, l’imaginaire n’entre pas systématiquement dans les règles de la fiction, tandis que la fiction fait appel à un imaginaire pour exister. De ce fait l’imaginaire obéit à des règles personnelles, en dehors de la réalité, tandis que la fiction obéit à des règles explicites. Ainsi chacun est capable de s’approprier une histoire commune. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’on parle 6. Jean-Marie Schaeffer, De d’imaginaire commun. Il existerait l’imagination à la fiction, http:// donc une sorte de lieu commun où les www.vox-poetica.org/t/articles/ schaeffer.html 7. Idem
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imaginaires pourraient se retrouver, où ils obéiraient à une même structure. Nous pouvons observer cela dans les contes populaires et dans les histoires de fiction. Le caractère narratif de la fiction est tout d’abord énoncé. Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple du court-métrage Uncanny Valley8. Dans cette vidéo nous pouvons y découvrir un monde où des personnes se retrouvent dans des lieux abandonnés pour s’échapper de leur monde en se drogant à la réalité virtuelle. Ils sont présentés face caméra pour témoigner de leur addiction à cette autre réalité. Ainsi nous connaissons les acteurs, l’intrigue, le déroulement de l’histoire, tout cela fait parti d’un ensemble cohérent. Nous adhérons à l’histoire car les éléments communiquent entre eux, ils semblent se répondre et rebondir. Ces éléments composent la fiction, ils créaient un paysage probable où le spectateur se projette. En découvrant cette fiction, le spectateur se crée des images. Il visualise le monde, interprète, se réfère à des éléments culturels commun qui lui sont propres. Les éléments de la fiction font appel à l’imaginaire du spectateur, à ces représentations mentales. Nous nous accordons sur l’idée que ces représentations sont personnelles et non-universelles. La fiction me raconte qu’il existe des personnes addictes à la réalité virtuelle; il existe dans mon imaginaire ces deux références. Je peux me représenter une personne addict, et j’ai connaissance de la technologie de la réalité virtuelle. Ainsi la fiction fait le lien entre ces deux représentations. Il faut que le spectateur puisse faire des liens avec ses propres structures mentales déjà existantes pour 8. Uncanny Valley, studio qu’il se projette dans l’histoire et se l’ap3DAR, 2015 proprie. https://vimeo.com/147365861
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Uncanny Valley, 3DAR, 2015
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Schaeffer développe ensuite la relation entre fiction et imaginaire en trois niveaux qui sont la feintise ludique, l’immersion mimétique, et la modélisation analogique.
La feintise ludique n’a pas pour objectif de tromper l’autre ni même d’abuser de sa crédulité. Cette activité est ludique dans le sens où il s’agit de faire “pour de faux”. Le spectateur est conscient que l’activité est fictive. Schaeffer précise : ‘‘Il ne s’agit pas d’induire en erreur, mais de mettre à la disposition de celui qui s’engage dans l’espace fictionnel des amorces qui lui permettent d’adopter l’attitude mentale du «
. Le dramaturge anglais Samuel Taylor Coleridge nomme le passage dans la fiction willing suspension of disbelief, ou ‘‘suspension consentie de l’incrédulité’’. Dans notre exemple, le spectateur comprend que le court-métrage est une oeuvre fictionnelle. En aucun cas le réalisateur tente de tromper le spectateur en lui faisant croire que cette fiction est réelle. La feintise ludique c’est l’acceptation du spectateur à se faire transporter par une fiction. Après cette acceptation vient la seconde étape de l’immersion. La feintise ludique est possible grâce à l’immersion mimétique. Il s’agit de fabriquer des “amorces mimétiques” qui sont des “vecteurs d’immersion”. Autrement dit, il s’agit de se procurer des éléments référents qui aident le spectateur à se plonger dans la fiction. Ainsi Uncanny Valley — bien qu’il s’agisse d’une oeuvre fictive — est constituée d’une multitude de semblants mimétiques: les personnes qui se retrouvent dans des lieux abandonnés pour se droguer, la dépendance aux univers virtuels, le contexte de guerre, sont des éléments de représentation familier pour le spectateur. Ce sont des clefs pour entrer dans la fiction. La troisième étape de la fiction 9. Jean-Marie Schaeffer, De selon Schaeffer est la modélisation l’imagination à la fiction, http:// analogique. Le philosophe considère www.vox-poetica.org/t/articles/ l’univers fictionnel comme “un modèle schaeffer.html comme si », c’est-à-dire de se glisser dans l’univers de fiction”
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virtuel fondé sur une relation de similarité avec les modélisations «sérieuses» du réel.”. Ainsi la fiction n’est pas créée pour imiter la réalité, mais pour imiter la façon dont nous représentons la réalité. La fiction se fixe ses propres limites, puisqu’elle ne représente pas notre monde mais qu’elle se représente elle-même. Ainsi ses seules limites sont celles que son créateur lui fixe. De ce fait, l’intérêt du court-métrage réside dans l’analogie que le spectateur peut faire entre la fiction et son monde. Le parallèle qui existe entre nos addictions et celles présentes dans la fiction. Bien que la scène semble peu crédible dans notre monde, le spectateur saisi le caractère fictif de l’action et ne la remet pas en cause. L’intérêt de la fiction n’est donc pas dans la mimésis, mais dans l’analogie faite entre notre monde et le monde fictif, le parallèle entre nos addictions et celles présentes dans la fiction. Selon Schaeffer l’intérêt de la fiction réside précisément dans les écarts et les similitudes que la fiction opère entre notre monde et le monde fictif. Des écarts que nous pourrions qualifier de déformations de notre monde.
Nous distinguons désormais ces deux notions. La fiction appartient à un univers structuré, qui obéit à des règles cohérentes et définies. Tandis que l’imaginaire est plus de l’ordre de la représentation mentale personnelle, il s’auto-référence. Nous sommes désormais en droit de nous demander si la fiction malgré sa feintise, possède un lien avec le réel. Comment peuvent se construire les analogies avec notre monde. Comment la fiction peut nous sembler réelle ? Et par quel biais permet t-elle de nous questionner sur notre réalité ?
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1.2 Introductiøn à la notiOn de FictioИ-réalistE. 1.2.1 De la lettre... L’univers fictif se construit par analogie à notre monde. Mais le mimétisme n’est pas une étape obligatoire. Certaines fictions peuvent imaginer un monde totalement disruptif, en totale coupure avec notre monde. Ainsi nous pourrions distinguer la fiction disruptive, produit par l’imaginaire radicale auto-stimulé, de la fiction-réaliste proche de notre monde. Cette fiction réaliste se construit avec des vecteurs d’immersion proche de la représentation de notre environnement. Autrement dit, il s’agit de concevoir une fiction qui semble réaliste, proche de la culture du monde du spectateur. Nous pouvons par exemple observer cette fiction réaliste en littérature. Au milieu du XIXe siècle de jeunes auteurs se sont essayés à ce style défini ainsi par Balzac en 1838 : ‘‘L’auteur s’attend à d’autres reproches, parmi lesquels sera celui d’immoralité ; mais il a déjà nettement expliqué qu’il a pour idée fixe de décrire la société dans son entier, telle qu’elle est : avec ses parties vertueuses, honorables, grandes, honteuses, avec le gâchis de ses rangs mêlés, avec sa confusion de principes,
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ses besoins nouveaux et ses vieilles contradictions. Le courage lui manque à dire encore qu’il est plus historien que romancier […].’’ 10.
En évoquant la fiction réaliste nous pensons à Zola et à sa démarche naturaliste. L’écrivain s’immergeait dans le lieu de son étude, il prenait note de son environnement et le restituait. L’objectif commun de ces écrivains était de produire de la fiction en la rendant le plus réaliste possible. De peindre le réel, de rendre compte des couleurs de la société contemporaine . “[...] un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former” 11.
Selon le Larousse, Dictionnaire mondial des littératures : ‘‘Le réalisme se définit, dans les diverses esthétiques littéraires, comme la reproduction, la plus fidèle possible, de la réalité.[...] À la fois convention et renvoi explicite au réel, le réalisme suppose l’aptitude de cette convention à représenter le réel et un accord sur la définition et les formulations possibles du réel. Il définit ainsi la rencontre, sous le signe de l’assentiment aux modes de l’énoncée et aux objets de référence, de l’œuvre et du lecteur. Le réalisme porte donc en lui-même le principe de sa propre caducité.”
Ce qui nous intéresse à travers ce mouvement littéraire, c’est la démarche de 10. Balzac, La femme recherche de réalisme à travers la supérieur, 1843, préface. génération de fiction romanesque. En 11. Stendhal, Le Rouge et le effet ces derniers sont préoccupés par Noir, 1830
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la probabilité de ce qu’ils décrivent, par la recherche de l’esthétique du quotidien, sa poésie. Il y a également un autre élément qui nous intéresse dans ce mouvement littéraire. C’est la volonté de produire de la véracité en décrivant tous les moments de la société contemporaine, qu’ils soient beaux, ou sombres, comme le précisait en préface, Stendhal dans Le Rouge et le Noir en 1830 : “Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.”. Que cela soit Balzac, Champfleury, Flaubert, Zola, ces hommes ont la sensation que le mouvement littéraire précédent (Romantisme), n’était pas authentique, parce qu’il ne s’intéressait qu’à une seule couche de la société. Qu’est-ce que la fiction-réaliste ? Au vue des exemples et de l’analyse que nous menons, nous commençons à percevoir ce qui encadre les limites de cette expression : -La fiction-réaliste s’inscrit dans un contexte probable. Les Réalistes ancrent leurs fictions, dans une réalité qu’ils ont observé. Une réalité au plus proche de notre monde. -La fiction-réaliste s’attache aux détails du quotidien. -La fiction-réaliste représente tous les aspects de la vie, qu’ils soit beaux ou sombres. C’est à dire montrer un réel qui ne soit jamais idéalisé, montrer aussi ces aspérités par rapport à un futur lissé. Le Réalisme n’est pas le seul mouvement littéraire à s’intéresser à la retranscription de la réalité observée. Particulièrement les romans de science-fiction qui apportent eux aussi ce caractère de fiction-réaliste. En y ajoutant notamment une vérité scientifique. La fiction que ces auteurs élaborent se construit par faits
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scientifiques. Cette crédibilité apparaît comme un vecteur d’immersion tout en modelant des analogies avec notre monde. L’argument d’autorité scientifique vient asseoir la construction de la fiction dans un environnement devenu désormais probable. L’historienne de l’Art et du design Alexandra Midal (également professeur à la HEAD) introduisait le design utilisant la fiction de cette façon : ‘‘Si de nombreux designers utilisent la terminologie de scénario et de scénario d’usage pour parler de leurs projets, le recours assumé au récit et à la fiction
. Elle souligne également que l’emploi de la fiction n’est pas nouveau, qu’il se trouve même proche de l’origine du design. Elle nous rappelle la démarche de William Morris : “En 1890, il publie Nouvelles de nulle part, une fiction avec par le designer aujourd’hui n’est pas de la même teneur”
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laquelle il consacre la force de l’imaginaire à modeler le réel. [...] l’histoire relate le voyage de son alter ego, William Guest (“invité” en français), qui franchit le seuil de sa maison et à la découverte d’un nouveau monde. Morris utilise le ressort de la fiction, et plus précisément de l’uchronie, afin d’attaquer la récente primauté
Morris se sert de la fiction pour faire prendre conscience à ses lecteurs qu’il est possible de porter un autre regard sur notre milieu. Julian Bleecker est l’inventeur du terme de designfiction. Il est co-fondateur du Near Futur Laboratory. Dans un entretien avec Nicolas Nova pour son essai Futurs ? 13 Bleecker confiait : “On se base sur la science-fiction, car il s’agit des valeurs industrielles et de la civilisation moderne.”
d’une forme exemplaire de narration, une
12. Etapes: n°218, Fiction et anticipation, avril 2014, p46 13. Nicolas Nova, Futurs? La panne des imaginaires technologiques, 2014, p138
expression idiomatique des spéculations sur la manière dont les choses pourraient être.”
En résumé la fiction-réaliste est
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un instrument qui se structure dans un contexte probable de réalité. Pour que cette fiction soit jugée probable par le spectateur, l’auteur doit établir une structure solide. Que cela soit en s’appuyant sur des études scientifiques, par l’observation d’un milieu social, ou une veille technologique. Dans le prochain chapitre nous allons nous intéresser aux moyens utilisés pour renforcer l’immersion dans la fiction, notamment à travers les prototypes.
1.2.2 ...au prototype La narration qui s’effectue dans la fiction n’est pas un pur produit de l’imaginaire, elle obéit à des règles définies, et s’appuie sur des bases scientifiques réelles. La science-fiction mélange des éléments de l’ordre d’une réalité naturelle et ceux d’un imaginaire probable. David Kirby 14 distingue les fictions en deux catégories, celles qui se basent sur des scénarii spéculatifs et celles qui utilisent des prototypes diégétiques.
Le scénario spéculatif est défini par Kirby comme une utilisation de ‘‘technologies invraisemblables et irréalisables que les producteurs et conseillers scientifiques recouvrent d’un vernis de vraisemblance de telle sorte qu’elles paraissent possibles
Ici il n’est donc pas question de réalisme, mais bien d’une 14. David Kirby, Le futur sorte d’imaginaire autour de “mythologie au présent :les prototypes technologique”. Comme les voitures diégétiques et le rôle du dans la structure narrative d’un film’’
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15
développement scientifique et technique, 2010 15. David Kirby, Le futur au présent :les prototypes diégétiques et le rôle du développement scientifique et technique, 2010, p6
volantes, la téléportation, ou les hologrammes, sont des technologies qui se rapprochent davantage du fantasme que d’une vérité scientifique. Vous aurez compris que ce type de fiction ne correspond pas à notre étude, bien trop éloignée de notre volonté de fiction-réaliste. En opposition les prototypes diégétiques reposent sur ‘‘le bien-fondé et la viabilité d’une technologie’’. Ils sont basés sur des études et utilisent la fiction pour aider le spectateur à visualiser certains points qui ne sont pas encore incarnés dans la société contemporaine. Ainsi les prototypes diégétiques peuvent servirent dans deux cas. Le premier va se baser sur une technologie déjà aboutie mais qui n’a pas encore été validée par le public. Revenons à l’exemple du film Her, le réalisateur Spyke Johns utilise le moyen de la reconnaissance vocale pour faire interagir son personnage avec une intelligence artificielle. À la sortie du film en 2013, cette technologie était déjà maîtrisée. Le réalisateur transpose cette technologie dans un contexte différent. La fiction sert à proposer des cas d’usages, d’utilisations, pour prouver les enjeux de cette technologie et comme nous l’avons évoqué précédemment socialise en quelque sorte cette technologie permet donc une forme d’appropriation de celle-ci. La seconde utilisation de prototypes diégétiques s’opère dans le cadre où une technologie n’est pas encore aboutie, où les prototypes serviront à l’imager, et ainsi permettre aux spectateurs de se représenter cette technologie. Ce qui signifie que le prototype diégétique sert à se projeter dans une technologie par l’utilisation de la fiction, avant que celle-ci soit créée, pour anticiper le plus tôt possible les influences de cette technologie sur la société.
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Prenons l’épisode The Entire History of You16 de la série Black Mirror. Dans cette épisode le personnage (comme presque tous les personnages de cette fiction) dispose d’une puce implantée sur son crâne, qui enregistre tout ce qu’il voit et entend. Il peut revisionner tous ses souvenirs. Il se sert de ces enregistrements pour enquêter sur l’adultère présumé de sa femme. Et devient complètement aliéné par le visionnage de ses souvenirs. Ce qui est pertinent dans la démarche du réalisateur, c’est de pousser cette technologie fictionnelle dans un usage de la vie ordinaire. Il se demande ce que pourrait engendrer une telle technologie, dans une situation connue de notre monde qui est celle de la paranoïa d’adultère dans un couple. Le spectateur peut ainsi peser le pour et le contre de cette technologie, avant que celle-ci n’existe véritablement. Ces visions de la fiction nous rapprochent de ce que nous essayons d’entendre par fiction-réaliste. Nous nous basons sur des faits réels et fictionnels, afin de permettre à un spectateur de se projeter dans cette technologie, pour y réfléchir, avant de la produire. Cette approche particulière de la fiction permet de se projeter dans un projet de façon réaliste, en mettant de coté les contraintes matérielles ou économiques qui empêcheraient de se projeter sur le fond du projet. Que cela soit dans la littérature ou par le cinéma, les imaginaires sont sollicités pour servir une technologie via les prototypes diégétiques. Néanmoins nous sommes en droit de nous demander si ces prototypes diégétiques n’ont pas trop tendance à servir la technologie qu’ils 16. Entire History of You, présentent. Lorsqu’un producteur Black Mirror, Jesse Armstrong, fait appel à l’expert scientifique d’une saison 1 épisode 3, 2011
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entreprise pour apporter plus de justesses techniques à sa fiction ne ferait-il pas aussi l’impasse sur la possibilité de critiquer cette technologie ? Nous connaissons les intérêts financiers d’entreprises à voir leur technologie se développer et à trouver leur public. Kirby remarquait lui-même que ‘‘ceux qui conçoivent les prototypes diégétiques […] opèrent des « placements de pré-
Nous pouvons donc reprocher aux prototypes diégétiques, ou en tout cas, à ceux qui les conçoivent, de manquer de critique. Leur utilisation dans le cinéma ne se fait que pour servir une technologie. Kirby conseillait : ‘‘Les scènes qui pourraient produits » pour des technologies qui n’existent pas encore.’’ 17
dévaloriser la technologie ou la présenter comme dangereuse doivent quant à elles êtres évitées’’ 18.
Car aller au bout de la démarche de réalisme, c’est aussi envisager d’apporter un regard qui n’est pas idéalisé. C’est envisager le bug, le détournement, le hack de cette technologie. Cette remise en cause de l’idéalisation nous intéresse ici. Puisqu’elle interroge le statut idéalisé de l’objet pour le replacer dans son statut réel. Nous pourrions reprocher à certains films de science-fiction d’évacuer ce statut réel de l’objet au profit d’une idéalisation naïve de la technologie. Comment anticiper les usages, défaillances ou détournements d’une technologie à venir ou en cours de développement ? Peut on anticiper ce que l’on pourrait nommer de mauvais usages ? De quelle manière le design s’empare t-il de la fiction réaliste ? Y a-t il des outils spécifiques qui sont développés dans la construction de la fiction réaliste? Et enfin quels sont les enjeux plus 17. David Kirby, Le futur spécifiques au sein de la construction au présent :les prototypes diégétiques et le rôle du d’un projet de conception ? développement scientifique et technique,2010, p6 18. David Kirby, Le futur au présent :les prototypes diégétiques et le rôle du développement scientifique et technique,2010, p7
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The Entire History of You
de, Black Mirror, 36 2011
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1.2.3 De la fiction au design. Le chercheur en design Nicolas Nova, essayiste, professeur à la HEAD (Haute École d’Art et de Design), se spécialise sur la culture liée au numérique, il est co-fondateur du Near Futur Laboratory19, une agence de conseil en prospective, utilisant le design-fiction. Il s’exprime dans son essai Futurs? La panne des imaginaires technologiques20 sur le principe de rétro-type. Les rétro-types sont des représentations technologiques stéréotypées qui existent dans notre imaginaire. Elles n’obéissent pas à des justifications scientifiques, technologiques ou sociales. Elles correspondent à des fantasmes, et s’apparentent aux scénarii spéculatifs que développait Kirby. Nova prend l’exemple des voitures volantes, du robot humanoïde, des connections neurales. Aujourd’hui ces technologies n’ont aucune raison d’exister. La voiture volante serait énergivore, elle ne correspond à aucun besoin, n’est pratique que s’il existe qu’une seule voiture volante au monde, car cela ne ferait que reporter de quelques mètres de haut les embouteillages. De même, pourquoi un robot devrait-il avoir la forme d’un humain ? Un robot n’a pas besoin de ressembler à un humain pour effectuer des tâches techniques. Nous pouvons nous en rendre compte en observant l’esthétique d’un robot qui sert à couper de l’herbe ou à aspirer, ces robots n’ont rien d’humain, et pourtant ils remplissent leur rôle. Ici nous critiquons l’idée que l’imaginaire tente de se persuader qu’une idée est technologiquement pertinente, alors qu’elle n’obéit à aucune 19. www.nearfuturelaboratory. justification. Nous pouvons évoquer com le travail de Véronique Aubergé, cher- 20. Nicolas Nova, Futurs? La panne des imaginaires technologiques, 2014
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cheuse à Grenoble qui travaille avec son équipe sur la conception de robots non-humanoïdes. Elle et son équipe explorent notamment le potentiel des relations hommes/ robots. Preuve, que la question du robot non-humanoïde n’est toujours pas évidente. Le constat de Nicolas Nova est que nous nous enfermons dans une représentation révolue. C’est le mélange des visions du passé faussement tournées vers le futur et de stéréotypes dépassés. Ils sont plus proches du fantasme que du projet réalisable. Ainsi nous sentons que l’imaginaire peut à la fois servir la fiction, qu’il est indispensable pour sa représentation. Mais qu’il peut également véhiculer des images dont il est ensuite difficile de se débarrasser. Qu’il est pour cela indispensable qu’il soit encadré pour assurer une fiction cohérente, où l’imaginaire risque de s’apparenter à des rêveries. Lorsque le designer Nicolas Nova met en garde contre ces rétro-types, il invite également les designers à prendre conscience des imaginaires que nous convoquons. La fiction permet d’engager un travail réflexif, un travail critique à l’égard de certains imaginaires. Que cela soit à travers la fiction mis en oeuvre pas Morris en 1890, par le travail de Superstudio, ou bien par le design-fiction. La fiction semble être un moyen créatif pour générer une réflexion, réfléchir à des usages, des technologies, et cela dans la discipline du design.
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Flying Citroen DS decapotable , Jacob Munkhammar, 2013
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1.3 Introductiøn au desigиFiction. 1.3.1 Trois propriétés du design-fiction. Avant de nous intéresser au cas particulier de la fiction-réaliste, nous allons expliciter trois propriétés qui permettent de définir le design-fiction. Premièrement le design-fiction utilise la fiction comme le design utilise les scénarios d’usage. Deuxièmement le design-fiction met en évidence des nouveaux usages, tente d’anticiper des nouvelles pratiques. Et enfin le design-fiction a pour objectif de susciter un débat, de faire réagir le spectateur, il engage un travail réflexif. Entrons davantage dans le détail de ces trois propriétés. Le design-fiction utilise la fiction comme scénario d’usage. C’est à dire que le designer conçoit un univers fictionnel — comme nous l’entendons désormais — où il fait évoluer son objet. Nous pourrions par exemple évoquer un travail que j’ai réalisé avec Alice Blot sur le thème de la vision en 2030. Ce travail a été effectué dans le cadre d’un
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projet prospectif pour l’entreprise Essilor (concepteur de verrre de vue) et le Groupe Logo (concepteur de lunettes). Notre travail a pris appuie sur une étude sociologique (développée pour le groupe) qui présentait les évolutions et les caractéristiques de notre société en 2030. Nous avons donné forme à une partie de l'étude que nous souhaitions explorer à travers le projet. Ce premier travail a pris la forme d'une cartographie représentant une perception de la société de 2030. Pour y parvenir nous avons établi le paysage de la société de 2030. Quatre grands monts ont été élaborés permettant d’offrir un point de vue singulier sur cette société à venir. Chacun représente les grandes thématiques de 2030 (la technologie, le corps, le vivre ensemble, et le social & géopolitique). Ces monts sont composés de sous-thèmes organisés par degré d’acceptabilité. Cet instrument nous permet de construire un paysage et d’élaborer la structure de notre fiction. C’est aussi un outil d'échange et de collaboration entre les différents acteurs du projet. Le second caractère du design-fiction nous est précisé par Max Mollon, designer chercheur à l’Ensad, ancien élève de la HEAD, il rédige sa thèse sur la pratique du designfiction comme moyen de faire réfléchir et débattre des futurs souhaitables. Il définit le design-fiction comme une pratique du design qui tend à “défricher des applications nonanticipées de leurs technos et parfois inspirer de nouvelles pistes”21.
21. Citation extraite d’un échange de mails avec Max Mollon
Ainsi le design-fiction a pour vocation de cerner certains signaux faibles, en vue d’anticiper certains usages.
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Paysage 2030, Alice Blot & Maxime Simon, 2015
L’objectif principal étant d’éviter de se heurter face un problème dans le futur et de s'orienter le plus tôt possible vers le souhaitable. Pour illustrer cette seconde propriété prenons l’exemple du travail de James Auger et Jimmy Loizeau, designers de design-fiction, diplômés du Royal College of Art. Dans leur projet Happylife, le duo s’est intéressé à la technologie de la caméra thermique, avec l’aide de Zwiggelaar & Bashar Al-Rjoub professeurs à Aberystwyth University, spécialistes de ce domaine, ils se sont interrogés sur l’utilisation moderne de ces caméras aux frontières, pour scanner les voyageurs, et déterminer s’ils sont stressés ou paraissent suspects. Le système alerte les gardes s’il estime qu’il faut contrôler les migrants/voyageurs. Le duo de designers a décidé de transposer cette technologie à un habitat familiale. Ils ont réfléchi à un dispositif mural muni de ce même capteur.
Image thermique de visiteurs lors d’un salon sur la sécurité aux frontières à Phoenix en mars 2013
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Happylife, Auger Loizeau, 2010
Les capteurs observent pendant un temps chaque habitant. Le cadran fini par connaître l’habitant, ses humeurs, ses tensions et parvient à anticiper les humeurs, et réussit à prévenir les actions futures des habitants de la famille.Ce qui nous intéresse dans le travail de Loizeau & Auger est la transposition que le duo a opéré en poussant la caméra thermique à l’intérieur de l’habitat. Ils se sont servis du design-fiction pour modifier les usages d’une technologie et la transposer dans un contexte différent. Cela met en avant une idée fondatrice du design-fiction : le “What if”, traduisible en français par “Et si”. Les designers de design-fiction se servent de cette méthode pour créer de nouvelles réflexions alternatives. Et si cette technologie de
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reconnaissance thermique ne servait plus à repérer les suspects, mais si cette technologie était installée dans une famille pour mieux comprendre ses membres ?
Nous allons désormais nous intéresser à la troisième propriété du design-fiction, la génération de débats. Max Mollon précisait qu’un autre des objectifs du designfiction était de “s'interroger sur des applications non-anticipées de leurs technos [...] Déminer des questions éthiques liées à ces
Car voilà une autre force du design-fiction, tandis que nous reprochions à Kirby de ne pas vouloir porter préjudice à une technologie, le design-fiction au contraire, va vouloir se heurter aux aspérités. Il va s’intéresser aux questions éthiques qu’engendre cette nouvelle technologie. Et pour cela il va produire une réflexion, une discussion, un débat. Voici le troisième pilier du design-fiction, la génération de débat au sein des participants/spectateurs. Max Mollon terminait sa définition du design-fiction ainsi : ‘‘Animer un débat en interne, entre experts et/ou en société avec nouveaux territoires d'innovation et donc d'usages”22.
les futurs usagers, pour sonder l'acceptabilité / désirabilité et faciliter la prise de conscience et de position de tous ces acteurs”23.
La génération de débats semble au coeur de son sujet d'étude. D’une part le design-fiction sert aux spectateurs à se projeter dans une fiction. Pour mieux se rendre compte des enjeux d’une technologie pas encore implémentée et interroger le statut idéalisé d’un objet. Et d’autre part, le design-fiction peut servir à illustrer des concepts sociaux, et permettre à chacun de se représenter de la même façon l’objet de la réflexion. 22. Extrait du même échange L’usage de la fiction facilite le débat avec Max Mollon car elle aide les participants à s’imager 23. idem
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le sujet et à rentrer dans sa complexité en travaillant par exemple les différentes "épaisseurs du réel". Elle aide à susciter davantage la fiction que l’imaginaire. — pour être sûr que chacun parle de la même chose — . Pour illustrer cette troisième propriété nous continuerons de développer le travail élaboré avec Alice Blot pour Essilor et le Groupe Logo. Dans ce projet nous avons traité de notre façon de représenter nos désirs. Nous avons voulu générer un débat autour des objets qui nous suggèrent des choix. Ainsi nous avons pensé un objet — représenté sous forme d’une manchette que l’utilisateur enfile — capable de traduire nos véritables désirs. Un objet capable d’aller plus loin que les algorithmes qui se basent sur des actions passées et proposer un produit capable de savoir en direct ce que l’utilisateur souhaite. L’objet base ses calculs sur nos activités neuronales et cardiaques. L’objet est capable de savoir ce que préfère l’utilisateur au plus profond de son esprit. L’utilisateur pense à une question est l’objet émet une lumière verte si la réponse est positive, et rouge si elle est négative. L’utilisateur peut déléguer à l’objet certains choix à prendre. Comme le choix d’un film, d’un vêtement, d’une musique. Il est intéressant d’observer que les spectateurs étaient réceptifs à ce genre d’option. Mais que leur avis a différé lorsque l’on a volontairement poussé l’usage de cette technologie. Nous leur avons demandé s’ils seraient capables de poser toutes les questions à leur objet. “Seriezvous capable de lui demander si vous aimez vraiment la personne avec qui vous vivez ?”
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51 Ezo, Alice Blot & Maxime Simon, 2015
Il est évident qu’en prenant cet exemple volontairement provocateur, nous comprenons que l’intérêt se trouve dans la manière de questionner des problématiques actuelles et qui semblent prendre de l’ampleur : celui des data, de l’assistanat par les objets connectés, de la capacité à l’homme de faire ses choix. Ainsi nous percevons les trois piliers du designfiction. Le premier est l’utilisation de la fiction comme structure du projet, le second est le questionnement sur une technologie, une pratique encore non appliquée en vue d’anticiper ses conséquences, et le dernier est la possibilité de critiquer une technologie, créer un débat pour mieux anticiper cette dernière. Cependant tous les designers n’utilisent pas cet outil de la même façon. On peut clairement distinguer plusieurs typologies de design-fiction que nous allons préciser, et dans lesquels je préciserai mes intérêts à les citer dans notre volonté à définir le terme de fiction-réaliste.
1.3.2 Distinction avec le speculative design. Entre la fiction de Zola et celle de K.Dick il y a un monde, tout comme entre celle de Nicolas Nova et celle de Dunne & Raby. Nous allons brièvement présenter les grandes typologies de fiction au sein du design, pour comprendre ce qui nous intéresse pour l’élaboration de notre concept. Je commencerai par les travaux qui se rapprochent le plus des projets d’expositions muséalles, du
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speculative design, et je terminerai par ce que j’entends par un contexte de projet de conception ou d’innovation, le cadre qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de cette étude. Commençons donc par le speculative design. Ce terme a été inventé par Dunne & Raby24. Ce couple britannique de designer a été enseignant au Royal College of Art. Le speculative design n’a absolument aucune vocation à être vendu. Cette pratique offre un design spéculatif et non fictionnel ou même imaginaire. Dans ce sens le design spéculatif est plus détaché de notre monde. Il se trouve davantage dans une projection hypothétique. Le couple remarquait : ‘‘When people think of design, most believe it is about problem solving. […] There are other possibilities for design: one is to use design as a means of speculating how things could
. Imageons ce propos avec le travail de Marguerite Humeau. Cette designer a voulu faire communiquer plusieurs mondes. Dans son travail Proposal for Resuscitating Prehistoric Creatures, la designer a voulu retrouver les cris d’animaux préhistoriques. Pour cela elle a travaillé à partir d’imagerie 3D généré par IRM d’animaux et elle a ensuite construit en impression 3D la caisse de résonance de ces animaux. La designer élabore ces propositions à partir d’appuis scientifiques de paléontologues, vétérinaires, ingénieurs. Elle se sert ensuite du design spéculatif pour faire communiquer deux mondes asynchrones. Comment une société pourrait réagir face à cette 24. www.dunneandraby.co.uk résurrection auditive ? be”
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25. Dunne&Raby, Speculative everything, 2013, p2
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Proposal for Resuscitating Prehistoric Creatures, Marguerite Humeau, 2011
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Ce que nous retiendrons de cet aperçu c’est la puissance de la spéculation, de la force critique de cette approche. Cependant son travail se construit tout de même avec une structure, plus proche de l’imaginaire. Il convoque des référents culturels personnels (l’imaginaire de l’animal disparu, ceux de la recherche scientifique), davantage qu’il n’apporte de fiction. Le fait que le design spéculatif n’apporte pas de structure fictionnelle pousse le spectateur à se projeter par lui-même dans l’univers alternatif. Car il faut le souligner, si le travail du design spéculatif peut être remarquable dans sa critique et sa représentation, l’appropriation est plus complexe à évaluer. Notre rapport à leurs projets est comparable à celui exercé par certaines oeuvres d’art critique des Dada ou de Marcel Duchamp tout en gardant un caractère de recherche qui prend appuie sur des validations scientifiques. Nous allons désormais distinguer les travaux de design-fiction, construit dans un cadre de projet avec une entreprise, prenons l’exemple de ceux de Nicolas Nova et du Near Futur Laboratory. Nous avons déjà expliqué ce qu’était les trois piliers du design de fiction (génération d’un monde fictionnel, génération d’une réflexion sur les usages non-anticipé d’une technologie, et la génération de débats/discussion). Helios : Pilot Quick Start Guide est un mode d’emploi réalisé par le Near Futur Laboratory. L’agence s’intéresse de façon régulière à l’influence des nouvelles technologies et des nouveaux usages liés au numérique sur notre quotidien. Avec ce mode d’emploi de la voiture autonome, ils ont voulu se demander quelles particularités ce nouveau système de locomotion pourrait-il générer sur ses utilisateurs.
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Helios quick start guide, Near Futur Laboratory, 2015
Il suffirait par exemple d’appuyer sur un bouton pour basculer en mode Uber. La voiture serait capable d’anticiper nos trajets du quotidien ainsi que les embouteillages et viendrait nous chercher pile à la bonne heure. Mais aussi d‘autres réflexions qui auraient plus d’influences sur notre vie quotidienne. L’agence émet l’idée selon laquelle pour un usager qui veut aller faire les magasins en centre ville, lui coûtera moins cher de renvoyer sa voiture automatique chez lui pendant qu’il fait ses courses et lui demander de revenir le chercher une fois les courses terminées, plutôt que de payer plusieurs heures de parking en centre ville. La création d’un mode d’emploi n’est pas anodine. Le mode d’emploi permet de construire facilement une structure fictionnelle cohérente, et de plus, ce support est extrêmement commun et permet de se projeter plus aisément dans la fiction. Par ce biais l’agence réussi à rendre
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compte de l’influence que pourrait avoir l’objet sur notre quotidien et donc à parler de nos usages. On pourrait également remarquer la volonté du Near Futur Laboratory de faire apparaître en couverture du mode d’emploi le logo d’Amazon. Ce logo renforce l’effort de crédibilité, mais il aide également le spectateur à se projeter dans un futur proche. Nous pouvons remarquer que la modélisation analogique -par l’utilisation du mode d’emploi, du logo Amazon sur la couverture- aide dans l’immersion mimétique de la fiction. Nous développerons cette notion au chapitre suivant. Néanmoins les projets que nous offre le Near Futur Lab sont souvent des projets de communication, réalisés en interne, car ceux réalisés pour les entreprises sont souvent confidentiels. Ces projets visibles, malgré une cohérence apparente avec le monde de l’entreprise, ne s’inscrivent pas dans une démarche réelle avec une entreprise. Nous sommes en droit de nous demander, ce que pourrait donner une réflexion de fiction dans un cadre entrepreneurial. Pour illustrer cette volonté, nous pouvons par exemple évoquer le travail de Nicolas Nova et du Near Futur Laboratory mené pour Ikea. Le designer et son équipe ont élaboré un catalogue de fiction reprenant les codes de présentations du catalogue Ikea, mais en y introduisant des objets fictionnels. Ainsi on peut y découvrir des canapés anti-onde pour vraiment se reposer, des murs végétaux, et des sols en mousse pour purifier l’air. Encore une fois, Nicolas Nova se sert de système de représentation populaire de notre monde (ici le catalogue Ikea) pour y projeter une technologie (canapé anti-onde, etc.) Il se demande comment une technologie pourrait influencer notre quotidien. Le choix du catalogue d’Ikea permet de renforcer l’acceptation de ces produits à travers un objet dont les codes et l’univers sont connu par tous.
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Ikea, Near Futur Laboratory, 2015
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Nous pouvons remarquer l’ambiguïté de la “NOTE: accolé sur la couverture. On ne pourra pas reprocher à Ikea de vouloir berner ses clients. Mais on pourra leur reprocher de ne pas jouer le jeu de la fiction. Car il est étrange de s’efforcer à rendre une fiction réaliste pour y accoler ensuite en couverture que tout est faux dans ce qui suit. Cela s’explique probablement par le fait que la fiction est encore peu connu du grand public comme outil de création industriel, et que Ikea n’est pas encore prêt à jouer le jeu de la fiction. Mais ce logo prouve également la puissance de la fiction à faire entrer le spectateur dans la fiction. Le rappel de ce logo montre la force de fiction réaliste qui en posant la question de la plausibilité et véracité des scénarios amène à se poser la question de leur acceptabilité. Cette note souligne aussi qu’il ne s’agit en aucun cas de tromper, mais de faire adhérer suffisamment à la fiction pour se projeter dans les usages tout en gardant une forme de distanciation qui va permettre la critique. Nous allons désormais évoquer un travail de fiction, réalisé pour une entreprise par l’agence The Creativists. Leur travail s’approche d’un design de fiction-réaliste. L’agence parisienne est une agence de conseils en investissements. Ils ont depuis peu intégré le design-fiction comme un outil de génération de réflexions et de conseils. Dans un projet récent, l’agence a été sollicitée par une entreprise d’assistance automobile. L’entreprise était inquiète pour son avenir, si demain tout le monde a des voitures autonomes, qui n’ont plus d’accident, qui anticipent les dangers, comment allons-nous continuer à exercer notre 26. Processus développé en métier ? Le processus26 de l’agence détail en annexe : fictionest très intéressant. Non seulement ils réaliste &Anthropologie, 2015 for research purpose only”
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ont fait participer des employés de l’entreprise pendant ce processus, mais ils ont également généré une multitude de supports en lien avec l’entreprise. Des supports de réflexion, de brainstorming, mais également des supports plus esthétisés, plus allégés pour une diffusion plus large au sein de l’entreprise. L’agence a une vision du support assez ouverte. Ils ont pu créer des revues, des journaux, des cartes postales du futur, et même des jeux de rôles. Ils ont invité les employés à se projeter dans des futurs alternatifs, et les ont accompagnés tout au long de ce processus, que cela soit dans la génération des supports de réflexion ou dans la réception de cette fiction. Car s’il existe une différence entre les deux pratiques, alors que le design-fiction a pour finalité la génération de débats comme Max Mollon aime à le rappeler27, la fiction réaliste a une finalité tout autre. Les débats générés ne sont pas une fin en soi, ils aident à construire d’autres supports. Olivier Wathelet est anthropologue et travaille chez les Creativists, il me confiait lors d’un entretien28 la réticence de certaines entreprises à avoir un support difficiles à communiquer — des supports qui ne sont ni utopique ni idéalisateurs — , qui ne puisse être montré aux clients. Car si les designers sont habitués à travailler avec des monstres, des prototypes, des objets qui servent à construire plutôt qu’à exposer, il vrai que cette exercice n’est pas pratiqué par tout le monde. La dimension critique est essentielle et l’on se distingue donc clairement des vidéos lissées et idéalisées qui présentent de nouveaux usages tels que Micosoft29. Car quel chef d’entreprise a envie de communiquer sur les défauts et risque de sa technologie ? La 27. Max Mollon est sensible production s’approcherait d‘une exhià la génération de débats. bition naïve de technologie plutôt que Il s’intéresse à l’attitude de l’audience 28. Article en annexe, Fiction réaliste & anthropologie, 2015 29. https://www.youtube.com/ watch?v=nOU_t4bqEJg
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d’une critique constructive de cette dernière. L’enjeu est de prendre conscience que les supports critiques générés pourront à un moment être montré par le chef d’entreprise comme un élément de recherche design au même titre que des sketchs, planches de tendance, ou benchmark. Il faut produire un support propre et constructif pour l’entreprise, quitte à produire plusieurs supports selon les étapes. Le designer de fiction-réaliste a donc la responsabilité de produire une réflexion critique et constructive. Mais également d’utiliser ces capacités de synthèse, capacité d’idéation, capacité de matérialisation, capacité de prototypage Pour comprendre et appliquer plus efficacement cette pratique nous allons développer plus en détail cette notion de fiction-réaliste.
fig. 1 Classification de projets de design utilisant de la fiction selon trois critères (contexte
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d’exploitation, qualité, et action générée par le projet)
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Dog&Bone, Max Mollon, 2011
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ProcesŞus d'élăboratiOn de la Fictioи-réalistE
Un processus peut être perçu comme une suite d’actions en vue d’arriver à un résultat spécifique répondant à une procédure définie. Ainsi le processus du design-fiction peut se penser en trois étapes, la conception, la production de l’objet de la fiction, et la réception du spectateur ou de l’utilisateur. Nous allons dans un premier temps nous intéresser à cette dernière partie.
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2.1 eИjeuж du suppOrt. Le choix du support de diffusion est essentiel en design-fiction puisqu’il détermine la réception de la fiction. Selon que le design-fiction soit utilisé en interne pour des phases de brainstorming, de présentation, de communication, de réflexion, le support s’adaptera à ce public et au contexte de réception. Dans les années 1960 l’architecture Radicale d’Archigram ou d’Archizoom brisait les codes de l’architecture moderne, en véhiculant un message optimiste, sur les transformations de nos habitudes urbaines. Des habitudes tournées vers la ville mobile et adaptable. Tout comme les écrivains du siècle précédent, ces studios étaient attachés à rendre leurs productions probables. Pour cela ils multipliaient leurs supports de création. Ils généraient maquettes, illustrations, collages, plans. Ces supports étaient destinés à rendre le projet concret, le plus tôt possible. Éloigner la question de la faisabilité technique, permettait de se poser les questions de fond le plus tôt possible. Nous retrouvons un autre lieu commun avec le design-fiction : l’intérêt de la démarche résidant dans le génération de débats, et de propositions créatives. Les questions sur la faisabilité technique sont parasites. Il est en effet préférable se décharger de ces questions de surface : le spectateur ne doit pas douter de la probabilité du projet. La technique n’est là que pour illustrer une idée. On peut remarquer le travail du studio de design japonais
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Takram30 qui en 2012 répondait à la question “water bottle for the future world of annihilation” dans le cadre de l’exposition dOCUMENTA(13). Le projet s’inscrit dans une vision hypothétique d’un futur apocalyptique. Comment penser la bouteille d’eau de 2100 ? Leur réponse : penser une ration d’eau journalière de 32 ml d’eau et des organes artificiels qui visent à optimiser l’utilisation de l’eau par notre corps. Il y a un double intérêt pour ce projet. Le premier est l’alternative proposée que le studio a su apporter. Ils ont réussi à surprendre par leur réponse, et par conséquent déstabiliser les attentes du spectateur, le déstabiliser dans son imaginaire, le préparer à reconsidérer la question de l’utilisation de l’eau. Le second intérêt, et celui qui nous intéresse davantage dans notre réflexion sur le support de la fiction, se situe dans la manière qu’ils ont eu communiqué ce projet. Le studio Takram a opté pour une communication tournée vers l’imaginaire de la technique. Pour cela le studio a décidé de produire des artefacts diégétiques reprenant des codes visuels techo-futuristes. Au moyen de 3D, de prototypes, de plans, le studio réussi à construire des amorces mimétiques, aidant le spectateur à se plonger dans la fiction. Pour que le spectateur puisse facilement se projeter dans la fiction, celle-ci doit obéir à une structure correspondant à un monde cohérent. Nous allons pouvoir valider l’effet de la réception en passant par trois étapes qui sont : la validation du terrain, la faisabilité, et la prise de conscience du contenu. Ainsi étudions leur support vidéo31, qui présente diagrammes, plans, illustrations techniques, qui il30. www.takram.com lustrent les arguments du studio. Il faut 31. https://vimeo. bien avouer qu’après avoir visionné com/43956767
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Shenu: Hydrolemic System, Takram, 2012
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le support, le spectateur est sensibilisé aux risques écologiques de l’eau. Nous connaissons les problèmes actuels sur l’exploitation de l’eau, et nous nous projetons facilement sur ceux de demain. Le spectateur est convaincu, et le problème n’est même plus de savoir si ces informations sont justes ou fausses, le contexte de la fiction devient probable. Vient ensuite la question de la faisabilité technique, la seconde couche superficielle, celle qui peut complètement remettre en cause le réalisme de la fiction, celle dont il faut se méfier. Ici le studio présente ces objets avec un appui technique et à l’apparence fiable. Ils maintiennent l’équilibre entre “je vous montre” mais “je ne vous dévoile rien”. Car le risque est important, si le spectateur doute de la probabilité de la fiction, l’expérience peut devenir inefficace. Par conséquent cela empêche le spectateur de se concentrer sur la troisième étape, la couche profonde, la prise de conscience. C’est certainement l’étape la plus recherchée par le design-fiction. C’est le moment où le spectateur est touché, qu’il prend conscience d’une chose, c’est à ce moment qu’il peut dépasser les couches précédentes et comprendre l’intention profonde. Lors d’un entretien, Max Mollon me confiait son inquiétude sur la réception de la fiction selon le support de diffusion. Il s’exprimait sur la publication de projets de design-fiction sur des supports généralistes types blogs, magazines : “[...] ces médias ne sont pas construits pour accueillir un débat : permettre un dialogue structuré, évolutif et synthétisé. Ainsi, on retrouve généralement des débats de surface sur ces médias. Les relayeurs de l’information ne font apparaître que des débats de surface et les débats de fond n’arrivent pas à émerger”32
Effectivement certains médiums peuvent sem-
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bler plus ou moins aptes pour la réception de la fiction, car si l’un des buts premier et d’emmener le spectateur dans une réflexion, la manière de l’accompagner dans ce voyage est primordiale, car c’est d’elle que dépendra la condition de réception de ce support.
fig. 2 Les trois strates de la fiction
Si effectivement la réception dépend du médium, la réception est également conditionnée par le milieu dans le lequel et par lequel le message sera transmis au spectateur. Max Mollon précisait sa réflexion à propos de certains travaux du Royal College of Art exposés dans des musées :“Une exposition dans un musée va atteindre un public prêt à 32. Cf annexe, design-fiction, spectacle ou design ?, 2015
contempler de l’art et à mobiliser leurs jugements de manière spécifique selon le type d’institution. Mais qu’en est-il de l’autre
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partie de la population ? Comment toucher les non-visiteurs ?” 33.
Et nous sommes même en droit de nous demander de ce qu’il en est dans un contexte de projet ? Si les arts peuvent se permettre d’offrir une production contemplative, le designer doit selon moi offrir un support permettant la discussion. Car le designer ne travaille pas pour lui mais pour des utilisateurs. Le designer de fiction doit donc s’intéresser à l’utilisateur auquel il s’adresse, que cela soit dans le cadre d’un brainstorming, de recherches, de communication, etc. Il faut s’intéresser au contexte de l’imaginaire de ce spectateur. Comme nous l’avons déjà souligné, l’imaginaire est personnel mais obéit à certains référents culturels communs qu’il faut prendre en compte. Nous pouvons distinguer trois contextes de répartition de l’imaginaire fictionnel. Le premier contexte est muséal. Il est composé de travaux manifestes, proche de l’imaginaire de Dunne & Raby, une recherche de l’expérience esthétique, voire performative, dont la dimension scientifique n’arrive que dans un second temps à la lecture du cartel ou par des éléments de projet. Ces productions touchent un public précis, et restreint. Le second contexte est entrepreneurial, il s’inscrit dans le cadre d’une étude prospective (au sein d’une entreprise, d’un groupe R&D ou d’une équipe de recherche). La commande émanant de l’extérieur, et non l’initiative personnel. L’imaginaire convoqué dépendra des employés, du type de structure et de la finalité du projet, (interne ou externe), même démarche que The Creativists. Enfin le troisième et plus grand contexte est sociétal. Il regroupe tous les imaginaires populaires liés à la fiction. Ils se construisent par les films de science-fiction, les séries, les publicités, etc. La pu- 33. Cf annexe, design-fiction, spectacle ou design ?, 2015 blicité qui véhicule un imaginaire de la
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fiction, est selon moi, un des médias qui inonde et façonne le plus l’imaginaire populaire. Puisqu’elle est généraliste, elle s’adresse à tous. Ces imaginaires, qu’ils soient ancrés dans le milieu muséal, entrepreneurial, ou sociétal, sont fondamentaux, puisqu’ils valident les deux premières strates que nous avons développé plus tôt. Les designers de fiction font appel à ces contextes pour convoquer le bon imaginaire. Ces imaginaires servent à valider les deux strates superficiels du processus de design-fiction . Si le design veut s’adresser à une grande partie sociétale, il va chercher quel type d’imaginaire à convoquer dans des références populaires et connues de tous (univers mainstream). Si au contraire le design cherche un public plus particulier, il va s’efforcer de trouver des références plus affinées et adaptées, voire générer un univers en rupture avec le monde connu (disruptif).
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fig. 3 Contexte de répartition de l’imaginaire fictionnel
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Instant city, Archigram, 1968
2.2 ImaginairE conveиtionnel et nOnconventiønnel. Maintenant que nous avons compris que le designer devait d’une part faire passer son utilisateur par deux strates pour qu’il adhère à une fiction (validation du terrain, validation technique). Et que d’autre part le designer devait également jouer avec les différents contextes de l’imaginaire fictionnel populaire, pour y convoquer des références et aider son utilisateur à valider ces strates. Nous pouvons également distinguer deux régimes d’imaginaires, le premier est un imaginaire conventionnel, c’est un imaginaire commun, proche de la notion de mainstream. Le second régime est un imaginaire non conventionnel car il est disruptif, novateur, et peut être déstabilisant. Il est extrêmement important d’être capable de distinguer ces deux degrés. Le designer doit naviguer entre ces deux régimes. S’il veut générer une fiction cohérente il lui faut à la fois proposer des objets avec régime conventionnel, pour y convoquer un imaginaire commun, sécuriser le
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spectateur, et lui donner un cadre fixe. Mais il doit également composer avec des objets disruptifs, non conventionnels, car il veut mettre en avant une nouvelle technologie, de nouveaux usages, une innovation qui n’est pas encore commune. Autrement dit, plus un designer mettra en avant un imaginaire disruptif, et plus il faudra qu’il assoie sa fiction sur un imaginaire commun, composé d’objets au régime conventionnel. La fiction réaliste est un processus qui n’a donc pas de fin en soi. C’est en se développant qu’elle se définie. L’essentiel se trouve dans son élaboration et dans les ‘‘déformations’’, écarts qu’il propose avec notre monde actuel. Cette caractéristique créé un dynamisme polymorphe, où les frontières de ce processus sont en continuel mouvement. Ainsi la fiction réaliste peut faire appel à une multitude d’acteurs pour élaborer le processus fictionnel. Olivier Wathelet qui travaille dans l’agence de conseil en investissement The Creativists se questionne sur l’élaboration de fictions réalistes pour des entreprises. Dans un entretien il me confiait : “Pour rendre cela acceptable, on a voulu faire une revue de presse fictionnelle, en y croisant des avis d’experts du prédictif, des universitaires, des usagers, des clients, [...] Nous avons contacté des experts, des développeurs qui travaillent sur les voitures autonomes chez BMW, des gens qui travaillent sur des routes intelligentes, des personnes qui sont au contact de cette transformation forte de la mobilité ’’ 34. Ce qui est pertient
dans l’initiative des Creativists, c’est que comme le préconisait Kirby à propos des prototypes diégétiques dans la réalisation de films de science-fiction, la fiction-réaliste nécessite elle aussi 34. Cf annexe, design-fiction, spectacle ou design ?, 2015 l’intervention d’experts, de personnes qualifiées dans le domaine d’étude
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visé. Ces experts ont pour objectif de renforcer la cohérence de la fiction. D’apporter crédibilité sur les technologies visées, d’assurer qu’elles réfèrent à une vérité scientifique et technique. Néanmoins rappelons-nous la critique qui avait été faite aux experts convoqués pour les films de science-fiction. Puisque notre rôle de designers n’est pas de proposer un divertissement, mais de nous interroger sur des usages, nous devons nous assurer d’être objectifs, et d’être à même de critique une technologie. Le processus de fiction-réaliste n’a pas pour objectif de produire un résultat public, comme un film ou un objet. Bien au contraire l’intérêt du processus est dans la construction, la création, la mise en relief de critiques. La fiction-réaliste peut également se permettre de multiplier les objets. Les designers fictions varient les supports de travail, ils peuvent générer des articles, des films, des projets kickstarter, même des prototypes physiques. Dans la mesure où il n’existe pas de notion de rendu à proprement dit. Ces objets auront plusieurs usages (fonctions, finalités) lors du processus de fiction-réaliste. Ils serviront à renforcer la fiction et aideront à illustrer certaines idées dans l’objectif de générer une réflexion. C’est bien ce qui peut leur garantir une objectivité plus certaines que les producteurs de cinéma, qui sont bien obligés de publier leur film en fin de tournage. Que cela soit en utilisant des acteurs ou des objets, ce processus apparaît comme ouvert. Cette ouverture est possible car cette réflexion s’opère dans le cadre du design-fiction. Dans un monde construit et clairement défini. Nous avons donc un cadre structuré auquel nous pouvons nous rattacher.
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Ce cadre structurant de la fiction-réaliste est fondamental, c’est lui qui permet une si grande liberté dans l’utilisation de l’imaginaire. Il apporte une crédibilité. De même que nous rappelions plus tôt la nécessité d’un chef d’entreprise à percevoir des éléments concrets, le designer doit produire du communicable, c’est-à-dire des produits, objets, etc. Des choses suffisamment valorisantes pour l’entreprise pouvant être montrées. N’oublions jamais la volonté de critique du design de fiction-réaliste. Aussi il pourra être conseillé de produire plusieurs artefacts. On pourra distinguer ceux qui serviront pendant les processus de réflexion de ceux qui resteront et seront montrés à un plus large public. Ces derniers devront respecter des critères plus traditionnels de diffusion. Ainsi la fiction-réaliste se démarquera des vidéos Microsoft représentant un futur nettoyé à l’eau de javel 35. Elle n’a pas pour objectif d’être un objet promotionnel auprès du client mais d’être un outil qui garde sa dimension critique et qui peut en interne permettent de développer des sujets parfois complexes. Un outil qui permet de travailler sur ces usages futurs. Mais aussi comme nous allons le voir dans cette troisième partie, un outil propice à la transversalité et au travail collaboratif, parce que d’une part, sa construction nécessite des expertises multiples, et d’autre part parce qu’il permet de parler à tous. Cet objet devient outil de collaboration et qui permet d’opérer des choix au sein des équipes de projets.
35. Expression empruntée au magazine Usebek & Rica N°13, Non au futur parfait, 2015
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Envisager la FictiOn-réaliste coMme un instrumeиt et цn outil
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Nicolas Nova me confiait “c’est très (très) rare que l’on vienne nous voir avec une demande aussi explicite et qui utiliserait cette expression. Les demandes que l’on reçoit concernent . Si pour le moment il est assez rare d'introduire le design-fiction dans un projet, c’est probablement parce que le design-fiction est un processus et non une fin en soi. Car comme nous l’avons vu le design-fiction est un instrument est non un objectif à atteindre. Aussi, notre étude et la rencontre avec différents chefs de projets et acteurs du design-fiction nous permettent d’identifier des étapes clés dans la mise en place d’un projet. Nous les regrouperons en trois étapes, l’immersion — capacité à rentrer dans le milieu fictionnel — , la collaboration — capacité à créer et réagir aux interrogations soulevées — , et l’exploitation (que faire de la réflexion générée ? — Ainsi nous verrons plus précisément dans les paragraphes suivants les problématiques en jeux dans chacune de ces phases et interrogerons la place que peut prendre le designer dans chacune d’entre elles. plus un besoin précis de leur part”
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36. Cf article en annexe, design-fiction, que donner au client ? 2015
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fig. 4 Processus d’élaboration de la fiction-réaliste
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3.1 pRéparatiOn dE la fictiøn : l'imMersion. L’immersion dans la fiction est la première phase que nous identifions dans le processus de la fiction-réaliste. Rappelons que cette immersion est possible grâce à la construction préalable d’éléments crédibles (appuis de sociologue, avis d’experts, interventions de scientifiques par exemple). Le spectateur doit également passer par l’étape de suspension consentie de l’incrédulité que nous avons décrite. Pour générer l’immersion des participants, le designer va amorcer la phase de fiction. En effet, entre le premier contact et le premier jour de la phase de création, le designer va encourager l’immersion de la fiction. Il est nécessaire d’amorcer ce processus d’immersion avant même la première phase de conception. Cette immersion préliminaire est nécessaire car la fiction-réaliste n’engage pas seulement des participants habitués à se projeter dans un contexte, mais elle convoque tous types de participants, habitués ou non à cette exercice de projection. De plus cette phase préliminaire permet d’unir le groupe. Les participants partagent un contexte commun, celui de la fiction qui est élaborée. Pour encourager cette immersion,
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nous l’avons vu, de nombreux moyens existent (catalogue fiction, plan technique fiction, 3D etc.) Pour exemple l’équipe des Creativists envoyait aux participants des cartes postales du futur pour préparer l’immersion dans la fiction. Dans le cadre de mes expérimentations je me suis intéresser aux moyens de renforcer l’immersion dans la fiction, par le partage de contenu fictionnel. J’ai pour cela crée 3 articles fictionnels, tous liés par un thème d’étude — ici les nouveaux moyens de communication — .
disruptif
acceptable
fig. 5 Partage des ressources en fonction du degré de fiction
Ces trois articles ont été conçus de façon croissante. Du plus probable dans notre monde, au plus en rupture avec notre monde, du plus acceptable au plus disruptif. Pour que le premier article permette de rentrer en douceur dans la fiction et que le dernier permette d’ouvrir l’imaginaire du participant, en vue qu’il se libère de ses idées reçues.
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J’ai pu partager ces trois articles à des testeurs, en commençant par l’article le plus acceptable et en finissant par le plus disruptif. Lors de ce partage de ressources il y a eu deux types de réactions. La première a été une adhésion aux contenus partagés. Les participants se sont projetés dans la fiction et ont compris les enjeux. La seconde a été une adhésion si parfaite que le participant a cru que la fiction été réalité. Même si le participant a réagi positivement lorsqu’il a appris qu’il s’agissait d’une fiction, ce participant a été feinté. Et ce détail révèle une erreur d’appréciation de la part du designer. En effet le spectatant ne doit jamais avoir le sentiment de s’être fait berner, au risque que la fiction ne soit plus perçue comme une feintise ludique décrite par Schaeffer, mais un canular. Cet épisode nous rappelle le tampon apposé sur le catalogue fiction d’Ikea réalisé par le Near Futur Laboratory. En effet le catalogue avait le mérite de prévenir le lecteur qu’il s’agissait d’une fiction. Il pouvait malgré tout y adhérer, car le but n’était pas de tromper le lecteur. Nous sommes dans une relation de distanciation. Le spectateur sait que c’est faux, il adhère à la fiction puis il se projette dans celle-ci, même si des éléments sont là pour rappeler que le contenu est fictionnel. Car rappelons-le, le but n’est pas de feinter, de faire croire que le contenu est vrai, mais de projeter le participant dans un contexte différent, de le faire réfléchir dans un ailleurs.
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http:// fictionrealiste. produitsinteractifs. fr/neonweb
3.2 La Place du deŠigner daИs la conСeption cOllaborative. Nous avons pour le moment décidé d’étudier l’application de la fiction-réaliste au contexte de projet en atelier créatif. Dans un projet la question de l’organisation de la collaboration peut être posée, c’est pour cela que nous intéressons à la place du designer dans cette phase. Ce processus s’établit dans un travail de groupe. Pourquoi établir cette pratique dans un travail collaboratif ? Cet aspect m’avait été mis en valeur dans le travail des Creativists37. Ils insistaient sur le fait de faire collaborer des employés (avec des qualifications diverses) sur un même projet. Ce qui nous intéresse c’est très certainement l’implication que les employés peuvent générer par le travail collaboratif. Sans entrer plus en détail sur cette particularité qu’est le travail collaboratif, nous pouvons 37. cf annexe Fiction réaliste & emmètre des hypothèses. Nous pou- anthropologie, 2015 vons supposer que lors d’un atelier de
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création, un groupe peut être plus créatif qu’un seul participant isolé. Que le groupe sera capable de rebondir sur les remarques et réflexions de chacun, et forcer un travail réflexif. Nous pouvons imaginer que ce travail de groupe n’en sera que plus riche. Nous pouvons également imaginer qu’un employé habituellement en dehors de la phase de création, sera plus investi dans le projet s’il prend part dès le début à la phase de création. Et ainsi le projet puisse être mieux compris et défendu durant les phases de marketing ou de commercialisation. Bien sûr, il ne s’agit que d’hypothèses, et il est désormais nécessaire d’appuyer ces réflexions par une pratique. Mais nous pensons pouvoir affirmer, que la fiction est un moyen efficace pour unir un groupe sur un sujet de prospection. Que cela soit en imageant des données d’experts ou en permettant aux participants de s’investir dans la création. Lors des ateliers de création, les participants vont générer des artefacts. À chaque étapes un contenu sera élaboré. Cependant tout le contenu ne sera pas pertinent dans son intégralité. Aussi ce sera aux designers de s’affirmer en experts, et de sélectionner (et donc écarter) les différents éléments. Ce sera de leur responsabilité de choisir de la pertinence des idées dégagées, selon qu’elles soient en lien avec le sujet, novatrice, plus à même de faire changer de paradigme, ou tout simplement pertinentes pour les ateliers suivants. De ce fait les designers devront savoir extraire les idées pour les bonifier et les valoriser. Elles pourront ensuite servir sur les phases suivantes de travail en groupe. La fiction devra également s’appuyer sur des travaux d’experts. Pour exemple le Groupe Logo utilise l’outil du design-fiction pour certains projets. Ils fondent ces phases sur des
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analyses d’un sociologue qui travaille pour eux. Toutes les données qui peuvent paraître complexes pour les non-initiés, sont ainsi illustrées, contextualisées par la fiction. Cet effort semble en effet nécessaire pour offrir la possibilité à chaque membre de l’atelier créatif d’appréhender et de se projeter dans cette prospection.
fig. 6 Représentations des différentes phases itératives et selection par l’expert
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93SĂŠance crĂŠative avec Max mollon, 2015
3.3 LA rЕceptioИ dE la fiction et sOn eжploitaťion. Nous allons désormais nous intéresser à notre troisième et seconde étape, la réception et l’exploitation de la fiction. Étape qui ressort comme une phase importante pour une bonne exploitation de la fiction réaliste en entreprise. Une fois les différentes phases de l’atelier de création effectuées, une fois le travail sélection opérée, deux questions peuvent se poser. Comment nous allons pouvoir transmettre ces résultats à ceux qui n’ont pas participé à la fiction. Et comment nous allons pouvoir valoriser ce contenu et le transformer en valeurs pour le projet. Nous allons commencer par la transmission de la fiction et par conséquent à la réception de celle-ci. C’est désormais la question de la réception qui nous intéresse. Pour expérimenter la réception de la fiction sur un spectateur, je me suis intéressé à la réception d’une vidéo de design-fiction sur un spectateur. A l’aide d’un outil j’ai fait visualiser à des spectateurs des projets de fiction utilisant la vidéo comme support. Après visionnage les spectateurs
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ont annoté et marqué les éléments de la vidéo qui les ont marqués. Selon que ces détails de la vidéo aident à rentrer dans la fiction, font adhérer ou au contraire, desserve l’immersion dans la fiction. Il faut ensuite exploiter les différents artefacts qui ont été produit pendant les phases de créations. Imaginons qu’un groupe produise quatre artefacts au total. Même si designer aura synthétisé, mis en forme ces artefacts, il est probable que certains soient plus pertinents que d’autres. Que le contenu ne soit pas forcément montrable, car il pourrait renvoyer une mauvaise image du groupe. C’est pour cela que le designer et les experts doivent, par leur expertise, synthétiser ces artefacts pour les unir en un seul. Réussir à formuler ces exemples en un recueil. L’idée est de réussir à produire un beau livrable, capable d’être montré, que cela soit aux autres employés ou aux clients. Pour que la fiction-réaliste puisse se faire accepter elle doit en plus de produire de la création, produire du montrable du quantifiable. Ainsi le designer doit également se préoccuper de modeler le support. Dans la finalité qu’une personne extérieure au groupe soit capable de visualiser des analogies, et également co-construire, par la réflexion et le débat, et cela grâce aux artefacts. Il devient désormais nécessaire d’appliquer ce processus à un contexte de projet, pour être plus à même de le critiquer, d’en saisir les failles et les améliorations possibles.
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http://produitsinteractifs.fr/p/fictionvideo/ réalisé avec le soutien de Kévin Vennitti
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Il est important de souligner le fait que l’utilisation du design-fiction et plus particulièrement celle de la fictionréaliste n’est pas une fin en soi. Qu’il est important de comprendre qu’il sagit d’un instrument et non d’un objectif. Dans le cas contraire je crains que ce processus puisse être récupéré et dénaturé par les entreprises au même titre que le design thinking a pu se voir altéré par des entreprises davantage attirées par le souci d’être dans la tendance que dans une pratique. Notre analyse nous a également permis de d’appréhender certains freins liés au contexte de projet. Nous avons pu les cerner et tenter d’apporter des solutions — que cela soit en préparant la fiction, en élaborant un travail collaboratif, ou bien, en optimisant notre capacité à exploiter et restituer la fiction — pour rendre la pratique de la fiction-réaliste possible. Nous avons pu nous rendre compte que la fiction permettait de partager les débats et enjeux soulevés par un sujet. Que la fiction servait à synthétiser les données abstraites d’experts. Qu’elle permettait de visualiser et générer des idées prospectives. Nous avons également pu nous rendre compte que la fiction-réaliste permettait d’affiner les problématiques de l’entreprise. Qu’elle pouvait unir des employés durant des phases de recherches créatives. Enfin nous pourrons insister sur le fait que la fiction en design place le spectateur en situation critique. Cela est possible car elle permet d’opérer une bascule. Le spectateur est ainsi projeté dans la fiction tout en acceptant une suspension consentie d’incrédulité, et celui-ci est du même coup impliqué dans le débat et la situation par un phénomène de distanciation.
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rĂŠsumĂŠs de rencontres
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Design-fictioИ, Špectacle Ou design ¿ Résumé d'une rencontre avec Max Mollon Vendredi 8 mai 2015
Propos recueillis et synthétisés par Maxime Simon @maxmollon @maxsim_simon
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Max Mollon est chercheur en design fiction, il réalise des projets pour générer des discussions parmi son audience autours de thèmes technologiques, ethiques et sociétales. Il a étudié le design fiction à la HEAD (Haute École d’Art et Design), et il rédige sa thèse sur cette pratique du design comme moyen de faire réfléchir et débattre des futurs souhaitables à l’Ensad (École nationale supérieure des Arts Décoratifs).
Vous-vous adressez à des spectateurs et non à des consommateurs, vous faites des produits qui n’ont pas vocation à se vendre, vous considérez vous encore comme un designer ?
Il faut d’abord s’entendre sur le terme de spectateur. Aujourd’hui le spectateur n’a plus le même pouvoir qu’auparavant. L’arrivée des réseaux sociaux place le spectateur comme acteur. Il peut réagir en direct avec une communauté sur le contenu ou la forme d’une information et peut même s’adresser directement aux créateurs de l’information, et interagir avec eux. Il est également actif dans le choix de se déplacer sur le lieu d’exposition ou de choisir son programme télé. Il est actif sur le seul fait de regarder. Sa capacité à s’exprimer fait également partie de ses actions. Je m’adresse donc à des spectateurs actifs. Cette question soulève ensuite le lien qu’il existe entre le design et l’art. Le design fiction appartient-il da-
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vantage au domaine de l’art ou du design ? Il est vrai que certains projets de design critique du Royal College of Art de Londres peuvent parfois être exposés dans des musées, et que les codes visuels qu’ils utilisent nous amènent à les considérer en œuvres d’art, cependant il faut être précis et fragmenter un projet de design fiction en 4 étapes ; le lieu de médiation, les codes visuels utilisés pour communiquer le projet, l’intention du projet, et les outils utilisés pour produire le concept (aussi bien les outils technologiques de production que les outils théoriques de réflexion). Le musée comme espace de réception : que cela implique-t’il ? Quand des designers exposent leur production dans un musée, ils délèguent la gestion du débat aux curateurs d’arts, et la participation aux visiteurs. Mais le lieu du musée est-il l’endroit idéal pour que le spectateur puisse considérer ce qui lui est présenté, y réfléchir, y réagir, entrer dans la discussion ? Une exposition dans un musée va atteindre un public prêt à contempler de l’art et à mobiliser leurs jugements de manière spécifique selon le type d’institution. Mais qu’en est-il de l’autre partie de la population ? Comment toucher les non-visiteurs ? Ils peuvent être touchés, par des articles dans des blogs, des magazines, des reportages télé. Cependant ces médias ne sont pas construits pour accueillir un débat : permettre un dialogue structuré, évolutif et synthétisé. Ainsi, on retrouve généralement des débats de surface sur ces médias. Les relayeurs de l’information ne font apparaître que des débats de surface et les
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débats de fond n’arrivent pas à émerger. Comme nous l’avons dit, le spectateur est souvent actif. Il est pour moi nécessaire que le spectateur ait sur le lieu d’exposition un moyen de s’exprimer. Qu’il puisse donner son avis, qu’il puisse comprendre que le design fiction est un appel au débat est non à la provocation, je pense que c’est aussi une attente qui nous distingue de de certains travaux artistique. Si le designer fiction est intégré en entreprise, il drevrait pouvoir animer des débats, faire réagir les participants pour qu’ils puissent ensemble identifier les points de friction ; les points de friction que soulève le déploiement d’une nouvelle technologie par exemple ; et donc, les points de friction qui sous-tendent une vision divergente du préférable. Si le débat se faisait en mairie, à l’échelle d’une ville, cela deviendrai un débat citoyen… En ce qui concerne les codes visuels, on ne peut pas nier que les projets proposés sont parfois proches de l’esthétique de l’œuvre, et ce caractère est parfois renforcé par la production unique de l’objet. Selon moi, une esthétique artistique est puissante et ne laisse pas indifférent. Cependant ce n’est pas la seule à adopter. Parfois, elle n’est pas pertinente pour favoriser l’appropriation d’un projet. Par exemple, Nicolas Nova utilise l’esthétique de l’objet quotidien. L’objet est mis en scène dans une supérette. Si un objet est dans une supérette c’est qu’il est devenu banale. C’est le lieu de projection particulièrement puissant puisqu’on introduit un objet de fiction dans un
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lieu commun, un endroit où tout est banal. Et si cet objet venait dans notre quotidien, quelles questions cela engendrerait-il ? Le débat peut enfin commencer à prendre. Le spectateur peut se projeter. Qu’est-ce qui différencie l’intention du designer et l’intention de l’artiste ?
Il peut y avoir des lieux communs entre ces deux démarches. Parfois l’artiste comme le designer ont pour intention de faire prendre conscience au spectateur d’une idée. L’artiste agit selon ses envies, parce qu’il a l’autorité de l’artiste. Le designer obéit à un commanditaire. Même si son objet peut être exposé en musée, son intention n’est pas de produire de l’art mais du débat et de la friction. Le designer se prépare à communiquer son produit à une diversité de personnes dans divers situations et non pas seulement aux amateurs d’arts et aux curateurs, dans le contexte du musée. Je considère la production de débat – impliquant un public varié – comme très importante. Les entreprises font parfois de la prospective, où l’objectif est d’avoir une vision du futur la plus juste possible et de produire un éventail complet des futurs tendances. À mon sens, prédire le futur est impossible et ce n’est pas un moyen efficace de le remettre en question et d’en débattre avec divers points de vus. Le design fiction n’affirme pas ce qu’il va se passer, mais quelles situations (bonnes et moins bonnes) l’entreprise risque de rencontrer en poursuivant
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son développement dans telle ou telle autre direction. L’objectif est de soulever dès aujourd’hui des questions sur des nouvelles technologies, des questions éthiques qui provoqueront des débats sur notre conception commune d’un futur préférable. Je terminerai de distinguer l’art du design fiction en évoquant les moyens utilisés par le designer pour produire son objet. C’est selon moi l’élément qui distingue le plus le travail de l’artiste de celui du designer, à commencer par les moyens de production technique. En design fiction le designer utilise les mêmes outils que ceux du design traditionnel. Il utilise des procédés de fabrication qui sont ceux de l’industrie. L’échelle peut changer, car parfois certains projets sont produits à très peu d’exemplaires , mais cela n’en fait pas des œuvres d’art pour autant, mais plutôt des prototypes. En plus des moyens technologiques de production qui sont propres aux designers, on peut également souligner l’utilisation d’outils théoriques. Le designer fiction peut utiliser des outils d’ethno-anthropologie. On peut d’ailleurs souligner que le design thinking est utilisé par de nombreuses autres communautés. Il est désormais introduit dans des entreprises dans l’aide d’identification de problème et dans leur résolution. Les moyens du design sont aujourd’hui utilisés dans des écoles, comme méthodologie. On se rend compte qu’il n’y a pas que l’intelligence des mathématiques, l’intelligence littéraire ou l’intelligence économique qui sont
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les grands piliers de l’éduction scolaire française, mais qu’il existe aussi l’intelligence de la sensibilité, de la créativité, du questionnement qui peuvent être des moyens de réflexion pertinents. Je peux donc répondre que oui, le designer fiction a raison de se considérer comme designer lorsqu’il produit. Puisqu’il vient apporter un type des moyens propres à sa profession et que son intention est plus proche de celle du chercheur que de l’artiste. Enfin, vous voyez nous venons de passer une heure à débattre de la différence entre art et design fiction au lieu de débattre des questions que soulèveraient un projet de design fiction. Résoudre cette question par un choix esthétique et de situation de réception appropriée à une audience, c’est laisser plus de temps au vrai débat
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Design-fictioИ, Que doИNer au cliEnt ¿ Questions à Nicolas Nova Vendredi 20 juin 2015
Contenu publié sur tinyletter.com @nicolasnova @maxsim_simon
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Le chercheur en design Nicolas Nova, essayiste, professeur à la HEAD (Haute École d’Art et de Design), se spécialise sur la culture liée au numérique, il est co-fondateur du Near Futur Laboratory, une agence de conseil en prospective, utilisant le design-fiction. Pourquoi une entreprise ferait appel au design fiction ? Dans le cadre de votre travail avec le Near Future Laboratory, quelles sont les attentes des entreprises vis à vis du design fiction ?
Premier élément de réponse, c’est très (très) rare que l’on vienne nous voir avec une demande aussi explicite et qui utiliserait cette expression. Les demandes que l’on reçoit concernent plus un besoin précis de leur part. Dans la plupart des cas il s’agit de: • Travailler sur la conception de nouveau produit/ service et/ou faire des choix stratégiques. Par exemple, au lieu de rendre – nous-même ou dans un atelier avec des participants de profils divers – un powerpoint décrivant des idées de produits basés sur les technologies d’un client, on peut créer le manuel d’utilisation de ce futur objet (cf. Notre projet sur les voitures sans conducteurs), ou réaliser une vidéo montrant comment il est employé dans un contexte ordinaire et normal (où donc évidemment il y aura des bugs) • Se représenter et comprendre des changements (de leurs clients/marchés, de technologies en cours de développement, de produits concurrents, de produits
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qui pourraient avoir une incidence sur leur activité). Un cas pertinent ici est le catalogue TBD dont chaque objet décrit correspond à des évolutions sociétales et/ou technologiques. ((Certains clients nous ont même demandé s’il s’agissait d’une réinvention du «cahier de tendances». Pourquoi pas, mais ce n’est pas un terme que l’on utilise.)) • Créer un débat autour d’interrogations de leur part sur ces mêmes changements; il m’est arrivé d’utiliser la vidéo du projet Curious Rituals (sur le futur des gestes numériques) dans des ateliers avec des clients pour expliciter un point précis ou générer un dialogue sur un enjeu à débattre. Une remarque à ce stade : le mot «débat» est un peut fort, mais le principe est que cela puisse lancer une discussion sur des sujets que l’on aurait pas vu autrement. Est-ce que le mot «discussion» est trop faible ? Est-ce qu’un client (public ou privé) ne pourrait pas trouver que payer des gens à produire une discussion c’est un peu léger ? Je ne le crois pas. Lancer une discussion par exemple à partir d’une vidéo montrant les gestes réalisés avec des technologies encore en développement est une manière de parler des opportunités et des limites; en tout cas au moins au même titre (et plus parlant je pense) que ces powerpoints remplis de texte et de matrices produites par des cabinets de conseils... Et au fond un «brainstorm» ou «un atelier de créa», rentrent dans ma catégorie «discussion», c’est juste que l’on utilise peu cette terminologie.
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On le voit ici, suivant l’interlocuteur que nous avons, le niveau de l’intervention peut se situer dans la R&D, le design (quand il y en a...), la stratégie, la communication ou le marketing ((**innovation**)). De même la dimension temporelle considérée varie : du futur très proche (design du prochain produit) à une perspective plus distante (3-5 voir 10 ans). On oscille là entre une contribution au développement de nouveau produit (NPD) et à la prospective stratégique. Dans tous ces cas, la production d’une design fiction n’est qu’un moyen parmi d’autres pour répondre à ces besoins. Je pense aux démarches prospectives par scénario, mais aussi à des approches plus analytiques, voire même au «design thinking» (une vision corporate et positiviste du design). Pratiquement, cela signifie que les objets produits – sensés matérialiser des changements, des opportunités, les conséquences de l’utilisation d’une technologie – mettent l’accent sur le détail des situations. L’objectif étant d’éviter de parler des choses EN GENERAL : par exemple, dans le manuel de conduite d’une voiture sans conducteur, l’important n’est pas d’avoir un manuel en tant que tel. Il s’agit davantage de mettre en scène une diversité de situations données «comme si» c’était la réalité, pour en définir les enjeux, les surprises, les frictions, et, clairement, les nécessités de bien penser ce type de service. Du coup, cela passe par exemple par une volonté de faire ressortir les problèmes, les ratés, le décalage entre les préconceptions des concepteurs et la réalité des pra-
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tiques. C’est une des raisons pour lesquelles les projets de design fiction contiennent souvent ce genre de chose. Et, évidemment, dans un contexte d’entreprise, cela pose la question de pourquoi une société commerciale irait faire des vidéos de projet ratés... ou participer à nos workshops où on demande aux gens de rédiger une one-star review de leur produit sur Amazon ? J’ai déjà été confronté à cette question, notamment par les personnes qui confondent projets prospectifs de type design fiction et communication de leur vision du futur (cf. les vidéos de Microsoft ou de Corning où tout aseptisé et fluide). Le problème est que ce sont deux choses bien différentes. Dans le premier cas (design fiction), le projet, qui n’est pas forcément une vidéo, a pour but de faire travailler sur les conséquences des scénarios matérialisés ainsi; et sa vocation n’est pas d’être forcément rendu publique. Dans le second, il s’agit plutôt d’un acte de communication, pour lequel on comprend bien l’hésitation à montrer des situations de problèmes. Et finalement, il y a les attentes des entreprises et il y a ce que l’on fait, au Near Future Laboratory, suivant les principes généraux que j’ai résumés ici. Je veux dire par là que les deux ne sont pas toujours alignés. Dite autrement, la présentation de nos activités laisse parfois les gens de marbre, avec un visage aussi impassible que celui de Chaoz, ce personnage mystérieux de la série d’Akira Toriyama. Mais ce n’est au fond pas très grave, on ne peut pas convaincre tout le monde
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Anthropologie & fiction-réaliste. Résumé d’une rencontre avec Olivier Wathelet Jeudi 17 septembre 2015
Propos recueillis et synthétisés par Maxime Simon @TheCreativists @maxsim_simon
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Olivier Wathelet est anthropologue. Il a travaillé sept ans dans le Goupe Seb où il a introduit sa discipline dans le processus d’innovation du groupe. Il travaille désormais chez The Creativists, un cabinet d’innovation stratégique. Ils ont expérimenté le design fiction réaliste pour l’un de leurs clients qui demande de se projeter en 2025. Olivier Wathelet accepte de nous raconter en détails leurs phases de recherches, et nous aide à cerner leurs rapports aux livrables. Avec votre entreprise The Creativists vous êtes amené à produire du design fiction avec des entreprises. Quels supports peuvent vous servir à vos débats en interne ? Quels types de livrables peuvent intéresser les entreprises avec lesquelles vous travaillez?
Récemment nous avons travaillé avec un client qui fait de l’assistance automobile, et nous devions nous projeter pour l’année 2025. Nous avons produit deux types de livrables, nous avons utilisé des fictions qui ont servi en interne et des livrables qui ont servi la fiction. Nous sommes partis sur beaucoup de fantasmes autour de la voiture autonome, la fin de la possession de la voiture, et donc beaucoup de crainte quant à l’avenir de leur métier d’assistance. Car, qui dit voiture autonome, dit absence d’aléa, des voitures beaucoup plus fiables, moins d’accident, du co-voiturage en permanence, donc les gens ne possèdent plus leur voiture. Moins de personnes auraient besoin d’assistance, par conséquent ce serait un marché qui s’effondrerait. Nous avions donc une vision un peu catastrophique de leur métier. Nous voulions mettre en relief leur propre vision de leur mé-
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tier, leur faire prendre du recul vis-à-vis de leur stress et mettre en avant des opportunités très concrètes, pour aller de l’avant sur ces futurs. Au total nous avons produit trois fictions. La première est une revue de presse, constituée d’une douzaine d’articles. Constituée de différents thèmes que nous trouvions intéressants. Par exemple nous avons créé de fausses compagnies qui sont spécialisées dans la production d’outils prédictifs des aléas de la route. Le matin quand je reçois mon journal, il se pourrait que j’ai un article qui me dise, «aujourd’hui risque d’accident élevé». Par conséquent le statut du journal change et devient un outil angoissant, parce queje ne sais pas quoi faire de ces prédictions qui me mettent mal à l’aise. On a ensuite fait une maquette de cette revue de presse avec un journaliste du Monde qui a travaillé pour nous, ainsi qu’avec une dame qui travaille dans l’édition et qui a su nous faire des maquettes impeccables, avec tout plein de gimmicks (fausses pub, fausses citations, etc.) qui participe nt à la fiction. Ce premier livrable a-t-il vocation à servir en interne, ou à le communiquer au client? Ces livrables ont effectivement vocation à être montrés à leurs propres clients. C’est un marché assez concurrentiel, nos clients ont tout intérêt à vouloir se démarquer, et à mettre en avant leurs démarches innovantes. Les concepts qui ont été produits dans les fictions étaient délicats à traduire en scénarios d’usages classiques. Parce que nous nous projetons en 2025, il y a une part de potentialité élevée, nous ne voulons pas que les enjeux de faisabilité technique viennent gêner la projection. De même que les scénarios d’usage de 2025
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ne parlerons pas forcément aux gens d’aujourd’hui. Pour rendre cela acceptable, on a voulu faire une revue de presse fictionnelle, en y croisant des avis d’experts du prédictif, des universitaires, des usagers, des clients, et en leur donnant des concepts de fictions pour qu’ils fassent des exercices de bonification de part leurs expériences et leur culture. C’est après ce travail que nous pouvons faire un travail de sélection et d’accompagnement du client en les aidant à se positionner sur ce sujet. On pousse la fiction plus loin que la génération de concepts et de débats, et on va jusqu’au test. Nos objectifs ont été de montrer ce que pourrait faire l’entreprise, et on a essayé de montrer des choses qui fonctionnent moins bien, qui viennent challenger la façon dont ils font de l’assistance aujourd’hui, en les considérant comme des opportunités. Notre deuxième objet a été un film, réalisé avec des comédiens, toujours sur le thème de l’assistance, mais avec une dashcam dans une voiture. Et notre troisième objet est une immersion, avec un plateau de téléassistance. Nous avons fait simuler l’échange téléphonique entre le client et l’opérateur comme s’il s’agissait d’une training session. Nous avons simulé qu’un usager avait une voiture autonome qui se faisait hacker et qui ne voulait pas exécuter le parcours qui lui était demandé. L’usager appelle la télé-assistance, il est d’abord pris en charge par un robot, puis comme c‘est trop complexe il repasse à un opérateur humain. Tout cela ce sont des points que nous avons généré en amont. Nous avons voulu passer de l’assistance à l’accompagnement. Nous avons contacté des experts, des dé-
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veloppeurs qui travaillent sur les voitures autonomes chez BMW, des gens qui travaillent sur des routes intelligentes, des personne qui sont au contact de cette transformation forte de la mobilité. On a fait un gros travail sur l’imaginaire, nous avons collecté cent-cinquante films qui traitaient de l’automobile et de la mobilité. On a également envoyé des cartes postales du futur à quinze collaborateurs, pour les aider à se décentrer par rapport à leur propre imaginaire. On a donc travaillé dès les premiers jours sur les imaginaires. Nous avons utilisé de la science fiction pour que les participants se demandent réellement ce qu’est une voiture. Toutes les semaines on envoyait une carte avec une séquence de films de sciences fiction qui traitait de la voiture et de la mobilité. Nous commencions donc à avoir de l’ethnographie, de l’imaginaire, des experts, de la littérature grise, tout cela condensé dans une journée d’immersion en essayant de produire de beaux objets. Ensuite nous avons réuni quinze employés de l’entreprise qui se sont répartis en trois ateliers et en mélangeant les créatifs, les développeurs, et médiateurs. On organisé des jeux de plateaux, où l’on générait des situations, à partir de complexes ethnographiques, des éléments de rupture de l’environnement probable avec des cartes à jouer qui généraient des situations et qui les faisaient évoluer. Tout cela a généré de la fiction, et nous avons de nouveau joué notre rôle d’expert en sélectionnant, et en travaillant ces idées, en les considérant comme des objets composites avec plusisuers grilles de lecture. Après cette période de sélection, nous avons retrouvé les équipes pour qu’elles s’approprient les fictions. Chaque équipe devait construire tous les changements et les opportuni-
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tés pour 2025. On les mettait volontairement sous pression pendant vingt minutes pour que ça ne soit pas trop littéral. On essayait de bousculer leurs habitudes. Ça a permitsde construire des points d’accroches fort à la fiction. À ce moment on commençait à avoir une vision de 2025, on leur a donc donné le pouvoir de retourner en 2015 et de se demander « qu’est-ce qu’on va pouvoir faire pour infléchir le cours de l’histoire, en supposant que ces choses arriverent ?» On a posé toutes ces idées sur une grille du temps; en sélectionnant les plus disruptives, en écartant les plus proches de nous. La deuxième journée nous avons engagé des acteurs, et l’objectif était d’organiser un JT d’une heure et demie. Ils devaient pitcher leurs idées à la manière d’une rubrique éco. Sur le plateau, il y avait d’un coté les journalistes et de l’autre nous qui jouions les spectateurs naïfs. Les objectifs étaient de susciter le débat et des discussions, et de générer un second JT en fin de journée en réponse à celui du matin, plus travaillé, plus bonifié. Après cette journée nous avons de nouveau fait un travail de sélection. Et nous avons produit une revue fictive que nous avons donnée au client. Nous avons été volontairement positifs. Comment les clients ont-ils réagi avec la fiction ?
Les clients ont très bien acceptés la fiction et se sont facilement projetés. Au début de notre collaboration il a fallu leur faire comprendre que ce n’était pas de la prospective, que ce n’était pas un futur enchanté. Je leur ai montré deux vidéos. La première était Curious Rituals: A Digital Tomorrow, 2012 de Nicolas Nova, pour
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leur montrer des frictions. En vis-à-vis nous avions une vidéo de Microsoft qui montre une technologie idéale en leur précisant que ce n’était pas ce que nous voulions faire. Et leur première réaction a été de se dire que la vidéo de Microsoft était plus séduisante et qu’ils la préféraient. Et cela se compréhensible car ce type de vidéo donne un élan à l’organisation, et j’admets que les managers soient sensibles à cela. Alors que lorsque tu montres une vidéo filmée caméra à l’épaule, plus «amateur» à premières vue, tu n’as pas la même dynamique. Mais ils ont très vite compris l’intérêt de la fiction comme la présentait Nova. Dès le début on a donc compris qu’il fallait produire un support très propre, qui puisse servir à une diffusion plus large. Et la revue de presse est parfaite pour cela, parce qu’une fois terminée on peut réaliser des maquettes extrêmement finies et convaincantes. Quand les participants ont adhéré au support, on a senti un côté magique, ils étaient enthousiastes, comme s’ils participaient à un film de science-fiction parce qu’ils pouvaient toucher un objet fini. Faire accepter aux client qu’il existe d’autres modèles d’affaires, leur faire changer d’état d’esprit face au futur, c’est presque plus compliqué que d’innover. C’est plus simple de générer des nouvelles idées que d’en rendre acceptables de nouvelles, car cela demande que l’entreprise change d’état d’esprit. L’objet fiction à très bien joué son rôle dans ce contexte.
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Vous êtes anthropologue de formation, et vous êtes amené aujourd’hui à réaliser du design fiction. Quelles qualités, quelle similitudes avec l’anthropologie ont pu vous servir ? Quel champs communs avez vous constaté avec vos anciennes missions dans le Groupe SEB ?
L’anthropologie, c’est connaître le réel, le décrire, le construire comme des anecdotes, comme des briques, des translations. Et l’autre aspect qui est fondamental c’est que l’anthropologie est une opération de traduction. Prendre une culture et expliquer à des gens très différents pour qu’ils puissent comprendre ces différences. Le design fiction étend et prend appui sur ce principe de traduire des choses qui ne sont pas encore présentes dans notre quotidien. C’est se poser la question de comment une image peut communiquer une compréhension des choses par le sensoriel. C’est trouver une vraisemblance pour communiquer suffisamment et comprendre que les gens vivent autre chose que ce que tu vis. En tant qu’anthropologue c’est une chose fondamentale à laquelle je suis très vigilant. Il faut également être très attentif à la multiplicité des points de vue. Ça me conduit à toujours à faire des fictions avec plusieurs points de vue. Ça nous a poussé à faire des dialogues. Soit en faisant des articles qui se répondent l’un et l’autre, soit en faisant discuter nos personnages. Face à un même sujet on peut avoir des réactions différentes. Voir comment ces gens se croisent et arrive à collaborer, se comprendre, mais en même temps en ayant des ruptures dans la commu-
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nication, tout cela est une lecture très anthropologique des choses. L’avantage du design fiction réside dans le fait que les clients perçoivent rapidement la valeur opérationnelle. Les entrepreneurs arrivent à se projeter, notamment en voyant les productions fictionnelles. Et je suis assez surpris car je pensais que la fiction était totalement planante, mais lorsqu’on s’inspire de l’univers d’un client, on lui montre d’autres possibles, ça nous permet de construire, de montrer des enjeux forts, et c’est précisément ce que veulent les acteurs qui font de la stratégie en entreprise. Quels sont les défis pour demain, et comment je les résous. Et la question que nous sommes amenés à nous poser, est de savoir si c’est un véritable objet de débat ou finalement un objet de conviction, un moyen de rendre crédibles et convaincants des partis pris qui sont les nôtres. En tant que créatif nous devons être clairs sur notre rôle, est-ce que nous devons pousser nos idées et il faut que les participants puissent se l’approprier et c’est nous qui poussons, ou alors c‘est à nous de générer. Et nous pouvons nous demander si l’objet à débat n’est pas un peu un voeu pieux, plus complexe qu’il n’y parait, nous sommes encore en interrogation sur cette partie. Nous voulions montrer que le futur n’allait pas être anxiogène, on ne voulait pas montrer une sorte de futur où le monde de Microsoft ne marchait pas. On voulait montrer des transformations qui sont des opportunités. On voulait montrer à notre client qu’il allait avoir des problèmes, mais qu’il avait des opportunités. Nous n’avons pas voulu les mettre en défaut. Je pense
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que c’est vraiment le formaliste qui est important pour susciter cette adhésion. On a par exemple mis dans les articles de la revue « le mot du président» en se projetant au bout du mandat de l’actuel PDG, où il montrait sa vision de rachat , on a voulu donner cette touche, le mettre dans la bouche du président pour que le message soit rendu plus essentiel.
Pensez-vous que cela participe à la culture de l’entreprise ? Que ce type de livrable puissent générer un élan d’entreprise, un lieu commun de discussion ?
Je pense quand même que la réception dépend de l’implication dans les phases de création. Je pense que les fictions fonctionnent bien sur le groupe des quinze participants que nous avons pu accompagner pendant deux mois et demi. Pour le moment je n’ai aucune idée de comment ces fictions vont être décimées ensuite. Mais j’ai le sentiment que leur réception va être très inégale, notamment auprès de ceux qui n’ont pas participé. Je ne sais pas si c’est un problème. Cela dépend de l’échelle de l’entreprise et du nombre de personnes impliquées. C’est une donnée que nous devons considérer et questionner
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Design-fictioИ & Sociologie. Résumé d’une rencontre avec Sébastien Brusset Mardi 5 janvier 2016
Propos recueillis et synthétisés par Maxime Simon @sbrusset @maxsim_simon
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Sébastien Brusset est directeur artistique pour le groupe Logo. La société est spécialisée dans la lunetterie haut de gamme depuis 1896. L’innovation fait partie de l’ADN de la société, qui dépose chaque année des brevets pour protéger ses créations. Le groupe semble prendre un virage vers les nouvelles technologies, et pense voir dans le design-fiction une opportunité de réfléchir aux nouveaux usages. Depuis plusieurs années, le Groupe collabore avec un sociologue pour mieux appréhender les nouveaux contextes sociaux.
Avec Sébastien Brusset nous allons entrer dans le détail du processus de création d’un projet au sein du Groupe Logo. Le projet est lancé par un brief du marketing, il est ensuite soumis à la validation par la direction produits et la direction commerciale. Une fois validée, l’équipe design propose une maquette de produit. Celle-ci est enfin présentée à un comité de direction qui décide de la viabilité du projet. Sébastien Brusset nous exprime la difficulté qu’ont certains interlocuteurs à se projeter dans un projet d’anticipation. Lorsque l’équipe design présente une réponse applicable dans les deux ou trois ans, il arrive que l’équipe commerciale lui réponde : « mais aujourd’hui je ne pourrai en vendre ». Dans ce contexte où la communication est parfois difficile entre les différentes entités de l’entreprise, le design-fiction apparait pour Sébastien Brusset comme un moyen efficace pour joindre les différents services de l’entreprise. « Le design-fiction est le meilleur moyen pour immerger les personnes avant de leur proposer une réponse ».
En effet le design-fiction semble offrir des opportunités qui permettent aux membres de l’équipe de s’approprier le contexte d’étude.
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« On peut s’immerger dans ce contexte, et d’un coup il devient réel. Cela nous permet de nous projeter, de juger des différentes strates du projet, et de juger de la pertinence de la réponse. Dans une entreprise il est très compliqué que tout le monde suive le même objectif. Chacun a son objectif personnel, puis le service à un autre objectif plus global et enfin l’entreprise a son objectif principal. Quand un designer conçoit un nouveau produit, il est certainement convaincu que l’usage est nouveau, que la réponse est nouvelle, qu’il va réussir à apporter de la valeur à l’utilisateur. En parallèle un commercial va devoir vendre ce produit. Celui-ci a tout intérêt de croire que ce n’est pas le produit qui va permettre la vente, mais sa propre performance de commercial. Un faussé d’intérêt se creuse, d’un côté nous avons quelqu’un qui croit très fort dans son produit et de l’autre quelqu’un qui va le briser pour se convaincre que ce sont ses compétences qui rendront la vente possible (nous nous accordons sur le fait que ce sont des oppositions de mauvaise foi). Néanmoins il faut être vigilant à cette convergence. Car s’il y a une vraie incompréhension de l’objectif commun, l’échec est assuré, personne ne pourra croire dans le produit. Je crois que le vieux marketing est arrivé à sa fin. Il est impossible de continuer à vendre n’importe quoi au client. Si votre discours est honnête vous trouverez toujours un client, mais pas systématiquement dans les mêmes proportions ».
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Quel avenir pour le design dans le groupe Logo ? « L’entreprise va certainement diviser la recherche en deux sections. D’un côté une recherche design traditionnelle sur la lunetterie, où le design-fiction pourrait être un outil pour mettre en place des méthodes, pour mieux nous aider à tirer profit de ce contexte industriel. De l’autre côté, l’entreprise s’oriente vers les objets intelligents et connectés. Le design-fiction permet de convaincre à la fois un directeur financier et un directeur artistique. Il met en lien les imaginaires. Il permet d’illustrer, imager, projeter une technologie dans l’imaginaire du spectateur ». Sébastien Brusset nous évoque ensuite très naturellement les limites que s’impose l’équipe de création sur l’utilisation des nouvelles technologies dans la lunetterie (réalité augmentée, réalité virtuelle, etc.). Pour le directeur artistique il est important de percevoir tous les aspects d’un contexte, qu’il soit technologique ou sociologique, il faut percevoir le côté positif, mais également le négatif. Le directeur artistique précise : « Il ne faut pas se voiler la face. Il faut annoncer dès le début quels sont les risques de telle ou telle technologie. Les vidéos promotionnelles lissées ne sont pas intéressantes. Le lsd est déjà une sorte de réalité augmenté, il a été conçu comme un outil pour la pensée. Si on imagine une vidéo promotionnelle du Lsd, on ne nous montrerait que les avantages de cette molécule, et on oublierait les risques et les dérives. […] Nous nous interdisons de créer des lunettes qui permettraient au por-
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teur de se voiler la face, de se cacher de la réalité. Nous ne pouvons pas supplanter la réalité, mais nous pouvons y apporter des petites choses intéressantes. Si nous proposons un produit qui augmente la réalité, nous serions très tentés de modifier la réalité pour proposer une réalité plus belle et plus agréable. Je pense à un passage du film Inception, où des personnes âgées, rêvent toute la journée et où le personnage joué par DiCaprio se demande comment nous pouvons laisser des personnes se couper ainsi de la réalité. Mais nous pouvons nous demander ce qu’est la réalité pour ces personnes ? Dans notre métier nous avons une perception très relative de la réalité. Pour nous, il s’agit d’une longueur d’onde que notre cerveau va interpréter d’une certaine manière. Nous avons des filtres qui sont en permanence entre le monde extérieur et notre cerveau. Ce sont eux qui interprètent ce que nous percevons ». Le groupe Logo a véritablment explorer le designfiction il y a peu de temps avec le Pôle Supérieur de Design de Villefontaine. Cependant l’entreprise travaille sur les questions d’anticipation avec un sociologue depuis bientôt douze ans. Aujourd’hui il se servent des scénarios qu’ils ont commandés au Pôle de design de Villefontaine, est leur objectif pour demain et concevoir leur propre scénario, pour développer toute la recherche en interne. « Nous essayons de ne surtout pas orienter le sociologue, et pour cela j’essaye de le voir le moins possible. Cependant nous devons nous voir lorsqu’il y a des évènements forts. Par exemple un attentat va profondé-
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ment modifier la perception que nous pouvons avoir de l’autre, cela peut être un point d’inflexion très important. Nous réajustons très régulièrement l’étude en fonction de ces évènements. Lorsque nous nous intéressons à trois points qui paraissent proches à court terme, le sociologue intervient, et projette sa vision si loin que les points vont complétement diverger.
fig. 1 Projection de la vision à court et long terme
Si on observe le mouvement Transhumaniste nous nous rendons compte que l’objectif de ce mouvement est de repousser les limites du corps humain. De l’autre côté nous observons que le fondamentalisme religieux lui aussi, (à sa manière) tente de repousser la vie après la mort. On se rend compte que ces deux contextes partent d’un objectif commun, mais n’ont pas
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dans la durée les mêmes applications, ni les mêmes enjeux. L’analyse du sociologue ancre un contexte technologique et sociologique, et tout cela donne une matrice de temps et d’espace, qui définit précisément un rapport à soi et un rapport aux autres. En voyant cela, nous essayons de nous demander qui nous sommes. Qui est notre client et où nous voulons aller en tant que professionnel de la lunetterie. Nous ne disons jamais au sociologue « nous sommes des concepteurs de lunettes, et devenons nous concevoir pour dans 10 ans ? ». Le sociologue réussi à avoir cette objectivité, il réussit à donner les signaux faibles. Un designer intégré qui dessine toute la journée des lunettes, même s’il varie ses centres d’intérêt, ne pourra pas être aussi objectif qu’un sociologue. Celui-ci défini des matrices à tendances, et c’est au designer de se positionner sur ces phases. Le hasard a fait qu’à chaque fois que nous avons amorcé un travail commun, le contexte social était très fort. Notre première collaboration s’est faites vers le 11 septembre 2001. Il est impressionnant de se rendre compte à quel point la perception de la ville a été modifiée suite à ces événements. L’intelligence de la ville est radicalement différente depuis ce moment. Elle est désormais tournée vers la sécurité, vers l’observation. Avant la ville était le rempart, la protection contre l’extérieur, les choses sont fondamentalement différentes car le danger vient de l’intérieur. Dans ces contextes les choses sont plus complexes car ces événements représentent de forts points d’attraction, et il est parfois difficile de voir au-delà de l’évènement… Dans nos analyses nous avions parlé du fondamentalisme religieux, des flux migratoires, de l’insécurité des villes. Il ne s’agit pas de prédiction, mais d’observations de signaux faibles. Notre marge d’erreur est en fait assez faible en ce qui concerne les faits. Cependant nous pouvons nous tromper sur l’échelle de temps ».
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fi.2 Schéma d’application d’un discours de projet d’après une vision à long terme
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Sébastien Brusset évoque ensuite la difficulté à ramener ces anticipations dans le présent. Cet entretien nous permet d’apporter une nouvelle réflexion. En effet, lorsque qu’un tel travail est réalisé, les participants du projet peuvent percevoir le contexte sur une grande échelle temporelle (dix ou vingt ans), mais ne peuvent pas pour autant appliquer immédiatement le résultat brut de cette recherche à leur projet ; ils doivent actualiser cette réflexion. Il serait donc conseillé de créer des phases intermédiaires entre la vision à long terme et le présent, entre le futur lointain et le futur proche. C’est-à-dire trouver des applications à court terme ou moyen terme à partir d’observations à long terme. Ainsi les participants devront être capables de produire un discours adapté à leur audience. C’est-à-dire, un discours ni trop avant gardiste ni trop dépassé, pour ne pas être perçu comme has-been ; être disruptif tout en étant communiquant pour les autres membres du projet. Il faudra composer entre la volonté de produire de l’anticipation véritable, et la volonté de respecter les limites qui encadrent le projet
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Non au futur parfait,
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sept. Oct. Nov.
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Article : Hubert Guillaud, De la science au design-fiction, Internet Actu, 2013, http://www.internetactu.net/2013/03/07/ de-la-science-fiction-au-design-fiction/ Article : Joshua Glen Tanenbaum, What is design fiction ?, Quora, https://www.quora.com/What-is-design-fiction Portfolio de Geoff Mcfetridge, designer pour le film Her http://championdontstop.com/site3/clients/Her/Her.html www.nearfuturelaboratory.com www.dunneandraby.co.uk www.takram.com
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Studio 3DAR, Uncanny Valley, studio, 2015 https://vimeo.com/147365861 Spike Jonze, Her, 2013 Vidéo commerciale de Microsoft https://www.youtube.com/ watch?v=nOU_t4bqEJg Jesse Armstrong, Entire History of You, Black Mirror, saison 1 épisode 3, 2011 Vidéo du Takram studio, https://vimeo.com/43956767
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