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JEUNESSE (2/6) : DZIANI, PORTE DES DJINNS
AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES ET DOCTEUR EN LITTÉRATURES FRANCOPHONES, CHRISTOPHE COSKER EST L’AUTEUR DE NOMBREUX OUVRAGES DE RÉFÉRENCE SUR LA LITTÉRATURE DE L’ÎLE AUX PARFUMS, NOTAMMENT UNE PETITE HISTOIRE DES LETTRES FRANCOPHONES À MAYOTTE (2015) DONT IL REPREND, APPROFONDIT ET ACTUALISE, DANS CETTE CHRONIQUE LITTÉRAIRE, LA MATIÈRE.
Le but de cette chronique littéraire est d’embrasser l’ensemble de la production littéraire à Mayotte et, pour ce faire, de se fonder sur l’actualité des textes les plus récents, puis de remonter vers les origines plus lointaines, pour montrer dans quelles séries ces livres peuvent s’inscrire et comment ils peuvent dialoguer les uns avec les autres. Par conséquent, si l’on en revient à l’acception commune du concept de la littérature de jeunesse, le premier Métropolitain à publier les histoires qu’il écrit à l’intention des enfants est Yoanne Tillier avec La Porte des djinns à Mayotte (2006).
Illustré par Nicolas Roigt, ce livre renvoie d’abord à un lieu. En effet, la porte des djinns, êtres surnaturels bienveillants ou malveillants, est en réalité le lac verdâtre qui se trouve dans le cratère du Dziani en Petite Terre. L’eau apparaît souvent, dans les contes, comme une voie d’accès pour les êtres surnaturels. Yoanne Tillier invite ses personnages adolescents – Abdou, Youssouf et Yasmina - à mettre en question cette croyance. En effet, les jeunes gens écoutent, d’un côté, le discours de Koko Némati : “ Ce lac est maudit. Les hommes s’en approchent parfois, pour aller chercher des fruits dans la forêt qui l’entoure ou faire paître leurs zébus. Mais ils n’y vont qu’en plein jour. La nuit ce serait folie. Au fond du lac se trouvent des souterrains secrets qui mènent au territoire des djinns. Quand ces démons sont mécontents contre les vivants d’en haut c’est eux qui font trembler la terre. Le lac Dziani c’est la porte des djinns. Et c’est la nuit que leur porte s’ouvre. C’est la nuit qu’ils sortent en prenant toutes sortes de formes monstrueuses, visibles ou invisibles. C’est la nuit qu’ils s’enfoncent dans les âmes des mauvais croyants en s’infiltrant par les oreilles et les narines. C’est pourquoi cet endroit est interdit et qu’il ne faut jamais y aller. Jamais ! On n’en revient pas. Ou alors on en revient fou ! ” (p. 19)
Dans cette belle description fantastique faite par une vieille femme d’un lieu moins maudit que sacré, l’œil du volcan devient la porte des démons qui s’en échappent la nuit. La koko imagine un monde souterrain fait de galeries dans lesquelles vivent des monstres capables de faire trembler la terre. La nuit, ils sortent et se promènent sur la terre, parmi des mortels qu’ils sont capables de posséder pour les rendre fous. Gare aux djinns ! De l’autre, il y a le discours du professeur de Sciences et vie de la terre, M. Issouf :
“ Les djinns n’existent pas, pas plus que les fantômes ou les loups-garous ou tous ces monstres que l’imagination humaine a inventées pour essayer de s’expliquer les mystères du monde ! Le lac Dziani est un lac d’origine volcanique et les volcans sont souvent des endroits où des phénomènes spectaculaires peuvent être observés. Ces phénomènes, physiques et chimiques, parfois dangereux, sont restés très longtemps incompréhensibles ; si bien que les êtres humains en ont eu peur et dès que la peur agite un humain, sa cervelle se met à fabriquer des monstres de toutes les couleurs et de toutes les formes. Crois-moi, je vais souvent au lac Dziani et jamais je n’ai vu l’ombre d’un djinn. Donc, tu peux aller t’y balader le plus tranquillement du monde. D’ailleurs, tiens, tu vas m’être utile. […] Ramène-moi de l’eau du lac. On en analysera le contenu au microscope. Ce sera une expérience intéressante pour toute la classe. ” (p. 39-30)
Ce deuxième discours a quelque chose de violent et d’excessif lorsqu’il condamne les croyances d’autrui. Il procède d’une autre attitude que la précédente face au monde. L’appel au surnaturel est remplacé par l’enquête et la recherche scientifique sur les volcans qui sont apparus à la surface de la terre. La matière remplace l’esprit.
L’intérêt de ces deux discours qui s’opposent diamétralement, ou qui ne partent pas des mêmes principes et donc, n’aboutissent au même résultat est qu’ils ne permettent pas d’opposer directement une vision française rationaliste et une vision mahoraise animiste. En effet, le premier discours incite, involontairement, les enfants à transgresser le tabou du lieu sacré de même que le second incite à tirer profit de cette expérience. Le lecteur bénéficie donc ici de deux visions du monde dont il peut peser les avantages et les inconvénients. Il n’en reste pas moins vrai que les enfants croiseront, pendant leur périple nocturne, une bête à cornes. Mais ce n’était pas un djinn, sauf s’il s’était déguisé en zébu…
Christophe Cosker