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NASSUR ATTOUMANI ET SES ANACHRONIQUES DE MAYOTTE (10/10)
AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES ET DOCTEUR EN LITTÉRATURES FRANCOPHONES, CHRISTOPHE COSKER EST L’AUTEUR DE NOMBREUX OUVRAGES DE RÉFÉRENCE SUR LA LITTÉRATURE DE L’ÎLE AUX PARFUMS, NOTAMMENT UNE PETITE HISTOIRE DES LETTRES FRANCOPHONES À MAYOTTE (2015) DONT IL REPREND, APPROFONDIT ET ACTUALISE, DANS CETTE CHRONIQUE LITTÉRAIRE, LA MATIÈRE.
Le neuvième et dernier texte bref des Anachroniques de Mayotte (2012) s’intitule
« Le Dernier vol des écervelés » . Il y est question de modernité. En effet, un point relie désormais le nord de la Grande Terre à l’îlot de Mtsamboro où sont cultivées les oranges. Mais cette nouvelle se veut cinématographique :
« Des années passent… Un jour, le roi Mwalimu Boro voit roder devant le mur d’enceinte de son château en colombages, un petit homme blanc, un peu potelé, le crâne dégarni, les joues prolongées par un double menton. Ce dernier semble, à travers un appareil en métal, scruter des corbeaux, des choucas, des albatros qui nichent sous les chemins des rondes et des hourds. »
Celui qu’il faut ici reconnaître, c’est Alfred Hitchcock, auteur notamment de Les Oiseaux (1963). Le profil présent dans les films se retrouve ici dans la nouvelle. L’identité du personnage est bientôt confirmée par le truchement de Lodosomono :
« Après un entretien laborieux mais chaleureux, Lodosomono apprend que ce vieux blanc n’est pas un espion. Cinéaste de métier, il se prénomme
Alfred Hitchcock et tourne un film sur les oiseaux. Mais, le roi Mwalimu Boro n’est pas dupe. Il soupçonne Hitchcock de mythomanie car ni lui, ni Lodosomono, ni aucun de ses sujets n’ont entendu parler de cinématographie. Ce barbarisme n’existe pas dans l’Encyclopédie de Diderot, se dit-il. »
(p. 142)
Pour lever tout soupçon, la preuve par l’image s’impose. Le cinéaste s’emploie donc à réaliser les conditions d’une projection, en l’absence de cinéma. La nuit crée les conditions adéquates et un drap blanc fait office d’écran. On peut raisonnablement supposer que le cinéaste n’est pas venu sans projecteur. Le choc de la projection est immense, d’autant plus que le film choisit montre un prodige :
« Le délire visuel et émotionnel se transforme en un envoûtement onirique lorsque des milliers de soldats sautent des avions en vol, s’élancent dans le vide et atterrissent sans la moindre égratignure. Hallucination collective ! Du jamais vu dans les annales sportives du royaume de M’tzamboro. À travers la bouche de l’Intercesseur des ignorants, Hitchcock explique ensuite aux spectateurs ébahis que la voilure en coupole au-dessus des têtes de ces casse-cous s’appelle un parachute. C’est une sorte de moustiquaire géante qui permet à l’homme moderne de se déplacer dans les airs. Comme se déplaçaient les archanges aux temps bibliques et bien sûr, cela va s’en dire [sic], à l’époque du Prophète. C’est la première fois que Le Jour le plus long est projeté hors du Nouveau Monde. » (p. 143)
Alfred Hitchcock inaugure donc le cinéma à Mayotte en projetant Le Jour le plus long (1962). Les spectateurs sont abasourdis de voir des hommes voler et décident de se fabriquer des parachutes. C’est en raison du matériau choisi qu’au titre du film se substitue celui de la nouvelle, « Le Dernier vol des écervelés » :
« Forts de cette expérience oculaire, des cascadeurs régionaux souvent connus des services de police, décident de faire main basse sur les moustiquaires du royaume. Organisés en bandes de cinq individus, le soir venu, ils s’approchent des hôtels de luxe et vaporisent du gaz lénifiant à travers les interstices des fenêtres mal fermées. Munis ensuite d’un pied-de-biche ou d’un cric de voiture, ils s’introduisent par effraction dans les chambres à coucher et démontent une à une les moustiquaires du royaume. Chargés de leur butin mal acquis, bon nombre d'entre eux filent en douce se réfugier dans l’îlot aux oranges. Mais puisque ‘bien mal acquis ne profite jamais’ comme ne cesse de marteler le roi Mwalimu Boro, Lodosomono exhorte les notables à s’en remettre à Dieu. » (p. 144)
Ce sont ici les thèmes de l’insécurité et du vol à Mayotte qui sont évoqués et qui permettent de dramatiser la suite de la nouvelle. Pour le pire ou le meilleur, les délinquants décident de se lancer dans des carrières de cascadeurs. Mais la nouvelle se termine d’une façon inattendue sur l’usage d’un pont qui arrange tout le monde… « Comme par enchantement, certains malfaiteurs, une fois arrivés au milieu du viaduc, se retrouvent frappés d'amnésie.
Ils oublient d’où ils viennent et ils ne savent pas où ils vont. Seules les prouesses sportives des alliés dans Le Jour le plus long s’emparent de leur esprit. Alors, aussi écervelés que téméraires, ils passent par-dessus le câble porteur, nouent la moustiquaire entre les jambes et le cou tel le harnais d’un cheval de trait. C’est la minute fatidique que choisit Satan pour leur donner un coup de pouce. Sans même réfléchir davantage, les acrobates se servent de leurs bras en guise de suspentes pour maintenir la voilure posée sur leur tête et… ils se lancent dans le vide. Par malheur, les soi-disant parachutes refusent de s’ouvrir. Cent cinquante mètres plus bas, la mer ne leur fait aucune concession. » (p. 144-145)
Mais nous ne souhaitons pas finir par une telle ombre au tableau, d’autant plus que le dernier texte d’un recueil s’en veut la synthèse, la récapitulation et le couronnement. Aussi terminerons-nous par le début du dernier texte qui met en scène deux repos du guerrier et qui incite à ne pas donner un blanc-seing à la modernité : « Malgré les nombreux remaniements ministériels qu’a connus son royaume et la juvénilité de son État-major politique, Mwalimu Boro est presque devenu un mythe vivant dans l’imaginaire de ses sujets. Lodosomono, quant à lui, jouit d’une petite retraite bien méritée. Le plus clair de son temps, il le passe dans la grande Mosquée de Vendredi à prier pour la paix, la bénédiction et la bonne santé des marginaux. Ses coreligionnaires pratiquants la proclament, non sans rire : ‘Intercesseur des ignorants’. Pendant ce temps, la modernisation du petit royaume se poursuit à un rythme effréné même si certains concitoyens ont du mal à suivre la cadence des dépenses incompressibles. » (p. 139)