« Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! » Yukio Ninagawa et le Saitama Gold Theater Jeudi 30 & vendredi 31 mai 2013 à 20h, samedi 1er juin à 15h et 20h Pièce en japonais surtitrée en français
« Nous sommes des corbeaux noirs de honte… » Pour sauver leurs petits-enfants, des vieilles femmes prennent d’assaut un tribunal. Cernées par les forces de l’ordre, ces mamies saisies de folie commencent à juger les otages, puis leurs petits-enfants... Une pièce mythique des années 70 faisant écho à la violence des luttes contestataires de l’époque, revisitée par le géant du théâtre japonais, Yukio Ninagawa et sa troupe de séniors, le Saitama Gold Theater. Texte : Kunio Shimizu (1971) Mise en scène : Yukio Ninagawa Pièce interprétée par 36 comédiens séniors du Saitama Gold Theater Avec la participation de 20 jeunes comédiens du Saitama Next Theater Durée : 1h15 Maison de la culture du Japon à Paris Grande salle (niveau -3) 101 bis, quai Branly 75015 Paris Métro : Bir-Hakeim (ligne 6) / Champ de Mars (RER C) Réservation 01 44 37 95 95 Plein tarif 20 € / Tarif réduit 16 € www.mcjp.fr www.facebook.com/MCJP.officiel http://twitter.com/MCJP_officiel
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Avec le soutien de Saitama Arts Foundation, Commemorative Organization for the Japan World Exposition (’70)
Un projet théâtral d’une dimension inédite Du 30 mai au 1er juin, 57 comédiens japonais - mêlant acteurs seniors et jeunes acteurs investissent la scène de la Maison de la Culture du Japon à Paris pour interpréter Corbeaux ! Nos fusils sont chargés !, une pièce de bruit et de fureur mise en scène par un monstre sacré du théâtre japonais, Yukio Ninagawa. Un projet théâtral intergénérationnel d’une incroyable actualité. Créée en 1971 par le même Yukio Ninagawa alors âgé de 36 ans, d’après le texte de Kunio Shimizu, auteur majeur du théâtre contemporain de l’époque, Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! fait alors écho à la violence des luttes contestataires de l’époque. Elle est reprise en 2006 puis en 2013 dans une toute nouvelle version. Après avoir été à l’affiche au Saitama Art Theater (du 16 au 19 mai 2013), la pièce est exceptionnellement reprise à la MCJP et présentée pour la première fois en dehors du pays. Dans les années 70, Yukio Ninagawa fut l’un des chefs de file du Mouvement des petits théâtres, en révolte contre la suprématie du théâtre shingeki. En 1974, l’originalité de sa mise en scène de Roméo et Juliette provoque un véritable choc. Il enchaîne alors les succès avec un répertoire éclectique : pièces de Shakespeare, tragédies grecques, classiques du théâtre japonais. Ses mises en scène spectaculaires et innovantes sont très appréciées en Angleterre où ses pièces sont jouées au London National Theatre et au Royal Shakespeare Theatre. En 1987, il est nominé au Laurence Olivier Award pour ses mises en scène de Médée et Ninagawa Macbeth. Quand il est nommé directeur artistique du Saitama Arts Theater en 2005, il déclare que son premier objectif est de créer une compagnie de personnes âgées de plus de 55 ans. Ninagawa auditionne lui-même 1200 personnes et nomme la nouvelle compagnie Saitama Gold Theater. Les participants issus de plusieurs horizons (ouvriers, femmes au foyer, enseignants, etc.) suivent une formation d’un an et deviennent comédiens professionnels. Trop rare en France, Ninagawa avait littéralement enchanté le public de la MCJP en 2002 avec son Songe d’une nuit d’été.
La pièce : Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! Deux jeunes hommes sont jugés dans un tribunal pour avoir lancé une bombe en plein milieu d’un spectacle. Soudain surgissent des dizaines de vieilles femmes armées de bombes, balais, parapluies, luths... Farouchement résolues à sauver leurs petits-enfants, elles tuent des gardes avant d’entamer l’occupation de la salle, sous les yeux effarés des otages. Elles commencent alors à faire le procès des hommes de loi, mais aussi des jeunes qu’elles étaient pourtant venues libérer. Les peines de mort sont prononcées les unes après les autres... « On a perdu la tête depuis longtemps, la haine nous a rendues folles depuis des centaines, des milliers d’années. On est des corbeaux noircis par la honte de l’homme. Une flûte en os humain et taillée avec des os humains résonne constamment dans notre cœur en poussant des cris déchirants. C’est pour cela qu’on ne peut mourir. On ne peut pas crever tant qu’on ne sait pas ce qu’est cette flûte. Ce que crie la flûte, est-ce le sang, est-ce le sommeil, ou bien un amour insaisissable... On est des corbeaux noircis par la honte de l’homme. Des corbeaux noircis… Vous croyez que ce gamin insignifiant a le droit de repousser notre corps ? Mais pour qui il se prend ! Les principes que tu nous chantes, qu’ils aillent se faire étouffer par notre utérus dont on se sert si bien. Cet utérus qui a su franchir monts et vallées, il est là pour engloutir, étouffer les pourritures comme vous. » Extraits de la pièce Auteur majeur du théâtre contemporain japonais, Kunio Shimizu écrit cette pièce en 1971. Jusqu’alors, il écrivait du point de vue de jeunes refusant le système établi. Avec Corbeaux ! Nos fusils sont chargés !, une de ses pièces les plus remarquables, il chasse les jeunes des rôles principaux. « Ces vieillardes symbolisent les mots que nos pères et nos mères qui vivaient dans le silence n’ont pas pu formuler. Mais ce qui transperce l’ensemble de ce texte, c’est la tristesse de notre situation actuelle que seules ces femmes âgées peuvent raconter. » Quotidien Asahi Shimbun, 4 octobre 1971
La création de Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! a lieu à l’Art Theater à Tokyo, salle culte des amoureux du cinéma d’auteur. La pièce est interprétée par le Gendaijin Gekijô, la compagnie de Yukio Ninagawa, qui avait 36 ans à l’époque. En pleine période contestataire, cette pièce au ton violent montrait la rébellion de femmes âgées refusant l’hypocrisie générale. Lors de la création, c’étaient les jeunes comédiens du Gendaijin Gekijô qui tenaient les rôles des personnes âgées. Mais 35 ans plus tard, pour la reprise de cette pièce en 2006, Ninagawa fit appel à ses comédiens du Saitama Gold Theater. Même si les personnages de la pièce sont âgés, apporter simplement la réalité de corps vieillissants sur le plateau n’était pas suffisant. Le défi était de présenter la vieillesse dans la fiction du théâtre. Les comédiens se préparèrent en assistant à de vrais procès et apportèrent un réalisme poignant à la rage des seniors. La pièce fut jouée à guichet fermé.
A propos de la version de 2006, Yukio Ninagawa témoigne : « Dans cette pièce, des vieillardes pleines d’énergie jugent des jeunes introvertis et égocentriques qui ne parlent qu’avec les mots des autres. Cette pièce fut ma dernière mise en scène avant de dissoudre ma compagnie Gendaijin Gekijô. En la reprenant, j’ai voulu vérifier que ma capacité à mettre en scène n’avait pas perdu de sa force. Je cherchais une meilleure mise en scène qui ne soit pas influencée par ma notoriété et l’indulgence du public que j’avais acquises entretemps. » « Pour être franc, je considère que cette version surpasse la première. Alors que dans la première création dans laquelle subsistaient l’excitation et le sentiment d’échec des jeunes contestataires des années 70, la version du Gold Theater exprime parfaitement la rage des personnes âgées contre la société actuelle. L’émotion ressentie avec cette version a été encore plus forte pour ceux qui avaient assisté à la création en 1971. Ninagawa a certainement pu réunir, pour la première fois, la distribution idéale pour cette pièce. Du plateau émanait la richesse de l’histoire personnelle de chaque membre du Gold Theater. » Yutaka Takahashi, critique de théâtre
(photo version 2013 : Maiko Miyagawa)
Le Saitama Arts Theater Le Saitama Arts Theater est un théâtre public situé à une heure de Tôkyô. Inauguré en 1994, il est réputé pour sa programmation de qualité et ses collaborations avec les artistes internationaux qu’il invite : Peter Brook, Pina Bausch, Jan Fabre... En 2005, le metteur en scène Yukio Ninagawa, nouveau directeur artistique du théâtre, déclare que son premier objectif est de créer une compagnie qui puisse « offrir à des personnes âgées, aux parcours différents, la possibilité de découvrir de nouvelles facettes de leur personnalité grâce au théâtre ». Il s’inspire notamment de La Classe Morte de Tadeusz Kantor, interprétée par les comédiens âgés du Théâtre Cricot 2 qui l’avaient fortement marqué dans les années 70.
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LA COMPAGNIE : Saitama Gold Theater En 2006, Yukio Ninagawa fonde une nouvelle compagnie, le Saitama Gold Theater. Plus de 1200 candidats participent aux auditions. Initialement programmées sur deux jours, elles se prolongent durant deux semaines. En effet, ne voulant pas faire de présélection sur simple dossier, Yukio Ninagawa tient à voir chaque candidat. A la fin de ces entretiens, 48 personnes âgées de 55 à 80 ans sont sélectionnées. Parmi elles figurent aussi bien des femmes au foyer qu’un ouvrier, une psychologue ou un enseignant, et même un ancien kamikaze survivant. La plupart des acteurs n’a jamais fait de théâtre, même en amateur. Tous suivent une formation d’un an dans plusieurs disciplines : théâtre, voix, gestuelle, danses moderne et traditionnelle, etc. Ce nouveau projet de Ninagawa suscite un véritable engouement médiatique qui s’explique par plusieurs raisons : d’une part, cela se passe au Japon, pays à la longévité record et au faible taux de natalité où plus de 20 % de la population a plus de 65 ans. D’autre part, à cette époque, la génération «Dankai» née après la Seconde Guerre mondiale, celle qui avaient si fortement contribué à la croissance économique des années 60 et commence à atteindre l’âge de la retraite, se retrouve sous les feux de l’actualité. Aujourd’hui, la compagnie se compose de 41 comédiens de 61 à 86 ans. Ils se retrouvent au moins une fois par semaine - en dehors des périodes de répétitions - et montent un projet par an. Certains des comédiens participent également à d’autres productions de théâtre.
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Le Saitama Next Theater En 2009, Yukio Ninagawa crée le Saitama Next Theater, une compagnie de jeunes acteurs, et encourage le travail intergénérationnel avec le Saitama Gold Theater. « La rencontre entre ces acteurs jeunes et âgés produit des moments très forts. Les acteurs âgés montrent plus de vitalité et témoignent d’une tendresse incroyable envers la jeune génération, et inversement. Aujourd’hui, on parle souvent du fossé entre les générations. Je pense donc que ce genre de rencontre doit exister non seulement dans la société mais aussi dans le monde du théâtre » confie Yukio Ninagawa.
(photo de Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! version 2013 : Maiko Miyagawa)
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« Je suis entré dans cette compagnie en 2005 à l’âge de 81 ans. La dernière fois que j’avais fait du théâtre remonte à l’époque où j’en avais 19 ans. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand le Japon a capitulé, je devins prisonnier de guerre en Chine. Dans le camp, nous avons monté une pièce intitulée Le Jour du retour. J’interprétais le rôle principal, celui d’un jeune Japonais qui rentre dans son pays. Je ne pensais pas que je ferai de nouveau du théâtre. » Hiroshi Kobayashi, acteur Le Saitama Arts Theater fait partie des cinq théâtres publics, avec SPAC, Art Tower Mito, Hyogo Piccolo Theater et Matsumoto Performing Arts Centre, qui possèdent leur propre compagnie de théâtre.
Commentaires de Yukio Ninagawa extraits de 500 jours de Yukio Ninagawa avec le Saitama Gold Theater (2007, éditions Heibonsha)
Aux acteurs : « Votre point fort est que vous n’avez pas été apprivoisés par le théâtre et que vous avez chacun votre personnalité. Cela peut faire surgir une nouvelle forme de théâtre. Luttez avec confiance ! Ayez confiance en votre propre existence. Et trouvez un équilibre entre votre assurance et votre modestie. » « Votre vécu est une accumulation d’expériences. La vieillesse consume mais l’expérience enrichit. Votre façon de ressentir la tristesse et la joie a gagné en profondeur grâce à votre expérience. Il faut trouver le moyen de les traduire sur scène. Vous êtes en train de faire face à votre propre vie à travers le théâtre. »
A propos de la compagnie : « On ne peut pas les comparer aux acteurs professionnels de leur âge. Les professionnels apprennent à se retirer du premier plan et à laisser la place principale à d’autres acteurs. Mais la plupart des membres de cette compagnie ont un égo très fort. Ils ne savent pas se mettre en retrait comme le font avec talent les acteurs de carrière. Ils sont sans gêne, très différents les uns des autres et possèdent chacun une forte personnalité. C’est ça qui peut surprendre et qui est intéressant. C’est intéressant mais c’est aussi beaucoup d’énergie à canaliser. Je suis seul face à l’énergie que dégagent ces 40 personnes. Chaque jour de répétition avec elles est un combat et c’est mon projet le plus fatiguant. Il y a également des aspects imprévisibles, comme le fait qu’elles ne se rappellent plus des répliques qu’elles connaissaient par cœur la veille. Je découvre la vieillesse de façon crue et réelle, au-delà de ce que j’imaginais, à travers ces gens qui trébuchent facilement ou pour lesquels l’obscurité des coulisses représente un danger. Mais ce groupe est un microcosme de notre société japonaise vieillissante. On doit être créatifs malgré la vieillesse : la baisse de la mémoire, les problèmes liés au conjoint ou aux parents qui vieillissent, ses propres soucis de santé... » « J’ai appris la patience avec les membres de cette compagnie (rire). Et aussi à ne pas les surprotéger en raison de leur âge avancé. En mettant la barre un peu haut, leurs capacités ne se réduisent pas, ils acceptent le défi. » « J’ai pris conscience du fait que je fais également partie de ces personnes âgées, et que ce n’est plus la peine que je fasse semblant d’être jeune. Elles sont une sorte de miroir pour moi. Elles m’ont appris que moi-même, je continuais à être capable d’évoluer comme toutes ces
personnes. Je me suis aperçu que je n’étais pas quelqu’un de spécial qui peut sortir un joker, mais que je possédais les mêmes cartes qu’elles. » « Les jeunes acteurs sont inquiets pour leur avenir, leur passion effrénée me fait parfois mal. Les acteurs du Gold Theater n’ont pas insatiabilité propre à la jeunesse, ils prennent du plaisir à tester simplement leurs possibilités et n’ont rien de pathétique. Ils ont accumulé les expériences les plus diverses et sont capables de se dire entre eux : ʺ Il y a eu toutes sortes de choses dans ma vie ; des fois j’ai même eu envie de mourir. Mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’on se marre bien ensemble ! ʺ Ils sont engagés et optimistes. Ils sont aussi très compréhensifs envers cette ferveur de la jeunesse car c’est une phase qu’ils ont connue dans leur vie. Ils sont également forts face aux critiques car ils savent comment les traiter. Ils me disent ʺ Prenez soin de vous. On sait quand vous n’allez pas bien. ʺ Je me sens mis à nu quand je suis devant eux car j’ai l’impression d’être évalué en tant qu’être humain. Les jeunes n’ont pas le droit de me juger mais ces personnes en sont capables.» Photos des autres spectacles mis en scène par Yukio Ninagawa
Yukio Ninagawa : un parcours théâtral exceptionnel Metteur en scène, réalisateur. Directeur artistique du Saitama Arts Theater et du Bunkamura Cocoon Theatre.
Né en 1935. D’abord acteur, il commence une carrière de metteur en scène en 1969 avec une pièce de Kunio Shimizu. Il devient rapidement l’un des chefs de file du Mouvement des petits théâtres, en révolte contre la suprématie du théâtre shingeki. En 1974, il signe sa première mise en scène dans un grand théâtre avec Roméo et Juliette dont l’originalité provoque un véritable choc. Il enchaîne les succès avec un répertoire éclectique : pièces de Shakespeare, tragédies grecques, pièces classiques et modernes du théâtre japonais (Chikamatsu, Tanizaki, Mishima). Ses mises en scène spectaculaires et innovantes rencontrent également un accueil enthousiaste en dehors de l’Archipel. Ninagawa entame sa carrière internationale en 1983 en présentant Médée en Europe. Tous les rôles y étaient tenus par des hommes. Cette pièce phare a ensuite beaucoup tourné dans le monde entier. Depuis 1983, ses pièces sont jouées presque tous les ans dans les salles les plus prestigieuses du monde entier : New York Lincoln Center, BAM (New York), Kennedy Center (Washington), National Arts Center (Ottawa), Barbican Center (Londres), London National Theater, Picadilly Theater (Londres), Royal Lyceum Theatre (Edinbourg), etc.... Particulièrement apprécié en Angleterre, il est nominé en 1987 au Laurence Olivier Award pour ses mises en scène de Médée et de Ninagawa Macbeth. Ninagawa s’est vu confier plusieurs mises en scène pour la Royal Shakespeare Company, à commencer par Le Roi Lear en 1999 avec une distribution composée de comédiens japonais et anglais. Il est également l’un des directeurs artistiques du Shakespeare’s Globe Theatre à Londres. Il a été plusieurs fois récompensé à l’Edinburgh International Festival. Sa curiosité et son énergie le poussent à monter des grandes productions mais également des pièces comme celles de Tchekhov (La Mouette, Les Trois Sœurs) dans des lieux plus intimistes. En 1996, n’étant pas autorisé à se produire à Gaza, il renonce à sa tournée de Médée en Israël. En découvrant Parallèles et Paradoxes, ouvrage d’entretiens cosigné par Edward Saïd et Daniel Barenboïm, et après trois ans de préparation, Yukio Ninagawa réalise fin 2012 le projet des Troyennes d’Euripide, réunissant des comédiens d’origines japonaise, arabe et juive. Cette pièce fut coproduite par le Tokyo Metropolitan Theater et Cameri Theater (Tel Aviv). En 1998, avec le Saitama Arts Theater, il lance la « série Shakespeare » : pour cet ambitieux projet, il veut mettre en scène toutes les œuvres de Shakespeare (37 au total), avec une nouvelle traduction en japonais. L’été dernier, il a mis en scène Troïlus et Cressida, 26e pièce de la série. Depuis qu’il est directeur artistique de Saitama Arts Theater, il a créé le Saitama Gold Theater avec des comédiens de plus de 55 ans, et le Saitama Next Theater, qui soutient la jeune génération. En 1983, Ninagawa avait été invité au CNCDC de Châteauvallon avec Médée. Trop rare en France, il avait présenté en 2002 à la Maison de la culture du Japon à Paris son Songe d’une nuit d’été, rencontre magique entre la comédie Shakespearienne et l’esthétisme qui évoque le théâtre kabuki.
Entretien avec Yukio Ninagawa Réalisé le 29 mars 2013 par Aya Soejima au Saitama Arts Theater (Saitama, Japon)
Vous avez été l’un des chefs de file du Mouvement des petits théâtres, en révolte contre la suprématie du shingeki (« nouveau théâtre »). Mais vous avez commencé votre carrière en tant qu’acteur dans les années 60 dans une compagnie appartenant au mouvement shingeki*. * Le mouvement shingeki est né au début du 20e siècle, lors de la modernisation du Japon, en réaction au kyûgeki, « l’ancien théâtre » (nô, kyôgen, kabuki). Influencé par le théâtre moderne occidental et tenant compte des nouvelles tendances dans la vie moderne japonaise, il se basait sur une technique théâtrale réaliste.
Oui, j’ai été formé dans le milieu du shingeki d’aprèsguerre qui mettait l’accent sur la lecture et l’analyse de textes occidentaux, de Stanislavski et de Brecht notamment. J’avais toujours un carnet avec moi et dès que j’avais une remarque sur une réplique de texte ou un sous-texte, je la notais même en pleine nuit. Mais en 1968, vous créez votre propre compagnie et commencez à mettre en scène les textes de Kunio Shimizu, votre complice théâtral qui vous accompagne plusieurs années avec ses textes. C’est ainsi que vous participez à la première génération du Mouvement des petits théâtres* né dans le milieu underground. * Ce Mouvement des petits théâtres existe toujours aujourd’hui mais la particularité de la première génération était sa contestation du pouvoir et une tendance avant-gardiste. Cette intention politique étroitement liée à la société était également partagée par le public qui comptait des étudiants des mouvements contestataires de l’époque.
C’est après nous être formés au théâtre occidental que nous avons voulu trouver notre propre identité théâtrale. Contrairement à la majorité de la jeune génération d’aujourd’hui qui ne connait pas profondément l’histoire du théâtre occidental. La tendance actuelle est de faire du théâtre « entre amis ». Ils connaissent peu la recherche d’identité théâtrale que nous avons effectuée en écho à cette connaissance de l’Occident. C’est pourquoi il me semble utile de présenter aujourd’hui les pièces japonaises des années 70. A l’époque, vous montrez vos pièces à l’Art Theater*, la salle de projection légendaire. Vos pièces étaient présentées après les projections de films. Une énergie bouillonnante s’en dégageait. Elles faisaient appel à un nombre important de comédiens qui parfois surgissaient du public et à des scénographies innovantes. Votre nom est de plus en plus connu dans le milieu et en 1974, vous acceptez la mise en scène de Roméo et Juliette, une grosse production avec des têtes d’affiche. J’ai entendu dire que la réaction de votre famille théâtrale de l’époque a été assez violente. * L’Art Theater Guild (ATG) qui possédait cette salle était une société de production de films indépendants qui a marqué l’histoire du cinéma au Japon. A l’époque, c’était un haut lieu de la culture avant-gardiste car le monde du cinéma (Nagisa Oshima), celui du théâtre (Shûji Terayama) et de la musique (Tôru Takemitsu), etc., se retrouvaient autour de l’ATG.
De l’Art Theater, salle de projection de 400 sièges, je me suis retrouvé au Nissay Theater, espace de 1200 places où les acteurs jouaient munis d’un micro. Ce monde qui m’était nouveau était beaucoup plus commercial et le budget d’une toute autre envergure. Ce fut considéré par mes camarades d’alors comme une trahison et du jour au lendemain, on a arrêté de m’adresser la parole dans la rue. Mais pour moi, tant qu’on respectait le texte sur scène, c’était pareil, c’était du théâtre. Ceci dit, la différence de mentalité m’a souvent mis en rage. Je voyais aux répétitions des stars jouant avec des lunettes de soleil ou interprétant en pantoufles et un balai à la main des combats à l’épée.
C’est à cette époque que vous avez obtenu la réputation de « terrible metteur en scène qui balance son cendrier sur ses comédiens » pendant les répétitions ? Pour moi qui étais issu du milieu underground, chaque jour était un combat contre le milieu commercial. Je me rappelle que je ne m’asseyais pas sur une chaise pour suivre les répétitions : je me mettais par terre, sur du papier journal. Vous avez plusieurs demandes et envies de pièces de théâtre de grande envergure en cours. Pourquoi avez-vous souhaité créer une compagnie réunissant des séniors sans expérience du théâtre ? Dans vos interviews, j’ai lu que vous considérez que même avec de remarquables mises en scène et des acteurs chevronnés, il suffit que les sœurs Komadori* traversent la scène dans votre Hamlet pour que l’attention du public se porte vers elles et que vous ayez honte de vos efforts artistiques devant leur présence. Vous vouliez dire que le vécu de la personne est plus fort que l’artifice du théâtre ? * Les sœurs Komadori sont des sœurs jumelles nées en 1938 qui ont connu leur heure de gloire dans les années 60 dans le milieu du enka (chanson populaire mélancolique). Dès l’âge de 13 ans, alors qu’elles vivaient à Sanya, quartier pauvre de Tôkyô, elles déambulaient dans les quartiers populaires en chantant, s’accompagnant de leur shamisen.
Oui, mais plus précisément le vécu dans l’après-guerre propre au Japon. Jeune, je me demandais si les pièces montées par un blanc bec cultivé qui n’avait pas connu la galère pouvaient réellement convaincre des personnes à contribuer à la reconstruction du Japon. Que ce soit dans le milieu du petit théâtre ou celui des grandes productions, je n’arrivais pas à sortir du dilemme lié à ma connaissance et ma culture occidentales. Nous avons fondé les bases de notre théâtre sur une culture d’emprunt. Ces bases étaient fictives. J’avais l’impression de créer à partir de là une culture factice, sans respecter l’énergie d’après-guerre qui a fait le Japon d’aujourd’hui. Ce qu’on avait construit n’était pas forcément lié à notre identité profonde. On a laissé quelque part derrière nous les traditions populaires japonaises. Il nous fallait donc oublier cette pseudo culture occidentale. Le Japon, ce n’est pas une pâtisserie occidentale à deux balles mais une boulette de riz grillé. Depuis le début de ma carrière, je me demandais si mes mises en scène pouvaient supporter le regard des personnes ayant vécu l’après-guerre sans s’exprimer. Est-ce que mes spectacles étaient à la hauteur du poids de leur vie ? J’avais toujours peur que ces personnes qui ont travaillé jour après jour dans le silence considèrent mon théâtre comme quelque chose de plat basé sur une connaissance intellectuelle. Je me disais toujours que comparé à l’ampleur de l’histoire de mon peuple, mon théâtre était tout petit. Cette compagnie n’est pas un passe-temps pour amateurs. Avec ces personnes âgées qui vivent réellement le vieillissement, qui constatent quotidiennement la dégradation de leur mémoire, la difficulté à bouger et à articuler, j’ai voulu trouver un réalisme différent de celui qu’on a cherché dans le théâtre. Je pense que cela peut aller contre ce que j’ai fait précédemment, et j’accepte que cela le détruise. J’aimerais vous parler de ces corps courbés avec l’âge. On a tendance à les mettre à l’écart du plateau d’un théâtre, ou bien on leur attribue des rôles stéréotypés. Mais quand vous avez uniquement des personnes âgées sur le plateau, la valeur des choses se renverse. Le corps hébergeant une histoire personnelle peut créer un nouveau théâtre, autre qu’un théâtre en quête de raffinement. J’ai voulu que le plateau soit traversé par des existences qui ont accumulé des histoires. Pourquoi avez-vous tenu à rencontrer chaque candidat lors de l’audition du Gold Theater ? Je ne voulais pas les juger sur un simple document écrit car le papier ne reflète pas à la réalité. Je pensais du point de vue moral que je me devais de rencontrer toutes ces personnes. J’avais proposé plusieurs textes de théâtre. Je donnais parfois des indications de jeu pour voir comment les candidats réagissaient, sur le plan artistique ou personnel. Ces rencontres m’ont permis d’entrevoir la personnalité de chacun et de savoir si la personne était capable de participer à un projet collectif. Car le théâtre est tout d’abord un travail collectif qui nécessite, en dehors du fait de jouer, une mentalité adaptée et le respect des autres. Il faut par exemple savoir gérer les poubelles lors des répétitions...
Vous avez créé cette compagnie quand vous aviez 70 ans. Elle fête aujourd’hui son 8e anniversaire. Avez-vous remarqué que le jeu de ses membres s‘était amélioré ? Il faut laisser tomber l’idée qu’ils deviendront de meilleurs acteurs. L’évolution de leur façon de jouer est imprévisible et propre à chacun : en un an, certains deviennent beaucoup plus énergiques alors que d’autres vieillissent rapidement. Leur jeu n’est pas comparable à celui de comédiens professionnels. Mais ils arrivent à créer une marge ou une distorsion sur scène qui va au-delà du texte et qui, des fois, peut nous éblouir. Comme une ou deux minutes miraculeuses qui surgissent dans l’histoire du théâtre. Ils peuvent créer une atmosphère époustouflante dont les acteurs d’une autre génération ne sont pas capables. D’ailleurs, quand ils s’habillent tous en deuil, quelque chose de très fort se dégage d’eux. C’est évident. Comment percevez-vous la vieillesse à travers votre compagnie ? Est-ce que l’âge apporte la sagesse et fait oublier l’égo ? D’après ce que je vois, non. C’est pénible car ils veulent tous s’asseoir au milieu pour voir la répétition, ils ne se cèdent pas leur place. C’est pareil pour le salut à la fin d’une représentation. Tout le monde veut être au centre. Je suis obligé de leur dire d’échanger leurs places. Les vieillards d’autrefois qui apprenaient à s’effacer étaient beaucoup plus sympathiques. Mais je me dis que c’est une des réalités de la vieillesse d’aujourd’hui. Pourquoi ne pas l’accepter ? Est-ce que la vieillesse fait retourner la personne à une sorte d’état de pureté proche de son enfance ? Non, la vieillesse n’est pas si belle que ça. Les choses que vous avez acquises se fixent et s’immobilisent en vous-même. Vous perdez la capacité à imaginer l’autre, à être flexible. C’est pourquoi il faut faire plus d’efforts pour stimuler son imagination. Pouvez-vous nous présenter Kunio Shimizu, l’auteur de Corbeaux ! Nos fusils sont chargés !, avec qui vous avez passé des années de collaboration intense et qui est aujourd’hui l’un des grands dramaturges de l’histoire du théâtre japonais ? Ses pièces appartiennent à deux registres. Les unes sont des huis clos avec très peu de personnages. Les autres, plus énergiques, mettent en scène un groupe de personnages. J’ai travaillé avec Kunio Shimizu sur ce deuxième registre de 1969 à 1973. C’étaient des textes qui utilisaient volontairement le langage propre à l’époque avec la conscience qu’il pouvait disparaitre tôt ou tard. Il y avait un côté rock n’ roll et « No Future ! ». Kunio Shimizu venait souvent me parler quand il travaillait sur un texte. Pour Corbeaux !, il m’a expliqué qu’il voulait écrire une pièce dans laquelle des hommes jugent d’autres hommes. A l’époque, la lutte sociale touchait à sa fin. Le combat était en train d’être perdu. Il faut imaginer l’ambiance dans la compagnie à l’époque. Il y avait ceux qui se plaignaient car on n’allait pas manifester, et qui soutenaient qu’il fallait combattre au lieu de faire nos petits trucs au théâtre. Parmi nous, il y avait même un militant activiste qui avait posé une bombe. Mais nous sentions tous que nous atteignions l fin du combat et que ce n’était pas positif. Cette pièce était une sorte de chant du cygne de cette période intense.
Le Gold Theater est connu pour passer des commandes d’écriture aux auteurs contemporains. Pourquoi avez-vous choisi de reprendre cette pièce pour la tournée à Paris ? J’ai l’impression que la France aime le théâtre calme et subtil. Je voulais donc venir avec une pièce d’une énergie contraire, avec une multitude de personnages. Les jeunes Japonais ont tendance à éviter le contact avec leur entourage. On a l’impression que la vie au Japon est devenue aseptisée, fade, inodore. Mais la réalité existe à Tôkyô, dans les foules de Shinjuku ou du quartier populaire d’Asakusa. Les odeurs sont toujours présentes dans notre vie. Je vais vous dire une chose : je déteste Ozu. Les scènes de la vie quotidienne qu’il montre dans ses films sont très artificielles, très bien ordonnées. Je préfère la misère et la boue des films de Kurosawa, d’Oshima et d’Imamura. Ça correspond à 99 % à la vraie vie au Japon. C’est un vieux qui fonce à toute allure qui vous dit ça. Une autre interview de Yukio Ninagawa (en anglais) est consultable sur : http://www.performingarts.jp/E/art_interview/0910/1.html