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Michel Butel 52-53, Mark Z. Danielewski
LE TOUR DU PROPRIÉTAIRE D’UNE MAISON LITTÉRAIRE HORS NORME
Par Antoine Jarry
IL EST DES LIVRES QUI PROPOSENT PLUS QU’UNE SIMPLE EXPÉRIENCE DE LECTURE : UNE TRAVERSÉE DANS UN MONDE ET UN UNIVERS QUI NOUS ÉTAIENT INCONNUS. LA MAISON DES FEUILLES, PREMIER ROMAN DE MARK Z. DANIELEWSKI, PARU EN 2000 AUX ÉTATS-UNIS, APPARTIENT À CETTE CATÉGORIE RARE DE LIVRES QUI CHANGENT NOTRE MANIÈRE DE LIRE ET DE CONCEVOIR LA LECTURE. LES ÉDITIONS MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE ONT LA FORMIDABLE IDÉE DE REPUBLIER CE LIVRE HORS NORME DANS UNE ÉDITION REMASTERISÉE EN COULEURS. IL EST TEMPS DE FAIRE LE TOUR DU PROPRIÉTAIRE.
Dans Feu pâle, prototype éclatant de l’œuvre postmoderne qui se joue des codes et des lectures interprétatives, Vladimir Nabokov ouvrait par ces vers d’un certain Shade : « C’était moi l’ombre du jaseur tué / Par l’azur trompeur de la vitre ; / C’était moi la tache de duvet cendré – et je / Survivais, poursuivais mon vol, dans le ciel réfléchi. » L’image d’un oiseau s’étant jeté sur une fenêtre, car trompé par l’azur qui se reflète dans une vitre, semble renvoyer à l’image même du lecteur dupé par « l’azur trompeur » d’un livre et de ses interprétations. L’ouvrage de Nabokov comprenait par ailleurs tout un système de notes, écrites par un ami de Shade, lequel va dans une deuxième partie, commenter le poème. Ce commentaire va ensuite prendre de plus en plus de place, créant tout un jeu d’échos entre le texte original et la glose. Ainsi de nombreux autres ouvrages se sont plu à jouer avec leur lecteur, tel un oiseau trompé par le dédale labyrinthique de l’œuvre. Le sens semble se projeter comme une ombre au-delà de nos pas de lecture, à l’image de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski.
Ouvrage culte dès sa parution, ce roman contient en son corps même un ravissement interprétatif. Il contient en sa demeure textuelle deux récits enchevêtrés qui se répondent tout au long des pages. Tout démarre avec un premier récit, celui de Johnny Errand, lequel est à la recherche d’un appartement. C’est son ami Lude qui va lui indiquer qu’un appartement se libère dans sa résidence puisque son occupant est décédé. Ce dernier était un vieil homme prénommé Zampanò et son appartement, en plus du bazar et de la saleté dantesque, contient une thèse écrite par ce dernier autour d’un mystérieux documentaire intitulé le Navidson Record. Le deuxième récit est donc constitué par cette thèse, laquelle va se trouver parasitée par les notes nombreuses de Johnny Errand. On retrouve là notamment l’héritage nabokovien. Dans sa thèse,
Zampanò analyse ce documentaire dans lequel on voit une famille, les Navidson, Will et Karen avec leurs deux enfants, se rendre compte que la maison dans laquelle ils viennent de s’installer tend à grandir de l’intérieur. En effet, ils découvrent d’abord que cette dernière est plus grande d’un quart de pouce à l’intérieur qu’à l’extérieur, avant d’assister à l’apparition d’un couloir, amenant ensuite toute une série terrifiante et fantastique d’excroissances spatiales. Le père, accompagné par son père et des amis va tenter d’explorer ces couloirs. Ils vont au fur et à mesure se perdre de plus en plus.
À cette déroute et cette quête répond une explosion formelle et typographique du texte qui semble contaminé par la maison elle-même. Le récit épouse dans sa chair textuelle les méandres labyrinthiques des personnages, parasitant aussi Johnny Errand dont les notes deviennent de plus en plus délirantes.
Le Navidson Record explore autant un espace physique réaliste et fantastique qu’un espace familial, aussi mental que littéraire. Avec La Maison des feuilles, la page devient le lieu de tous les possibles. À la maison, espace, semble-t-il, clos, répond autant la figure du bateau qui navigue à travers les mers que celle du monstre marin ou mythologique qu’il faut tenter de capturer. Tout le génie de son auteur est de mêler et d’enchevêtrer l’abstrait et le concret, le pageturner et l’ouvrage de thèse, les différentes typographies qui à la manière d’un film de Cronenberg prennent vie et tentent de s’incorporer au corps physique et psychique du lecteur. Ce roman construit un espace mental proprement hallucinatoire et vous transforme en exégète nerd infatigable avec notamment cette première question : pourquoi le mot maison est-il systématiquement indiqué en bleu ? La force de La Maison des feuilles vient de sa matérialité même. Ce livre demande une attention physique tout au long de la lecture, plaçant le lecteur au centre de son dispositif. Mark Z. Danielewski affirmait dans un entretien le lien essentiel entre auteur et lecteur : « Il faut rentrer dans le livre… et rentrer dans la maison… la maison est un grand écran noir où on peut voir ses propres peurs. Les lecteurs deviennent, en fait, des co-écrivains. »
La Maison des feuilles est ce roman-demeure qui confère aux mots une forte puissance spatiale. C’est finalement la langue elle-même qui devient maison, demeure, à l’instar de la réflexion de Jacques Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre : « Je suis monolingue. Mon monolinguisme demeure, et je l’appelle ma demeure, et je le ressens comme tel, j’y reste et je l’habite. Il m’habite. » Appelons donc La Maison des feuilles notre demeure pour y rester et y habiter quelque temps ou plus.
— LA MAISON DES FEUILLES, Mark Z. Danielwski, Monsieur Toussaint Louverture