Article colan 0336 1500 2000 num 126 1 3046

Page 1

Patrice Tran Ba Huy

Odorat et histoire sociale In: Communication et langages. N°126, 4ème trimestre 2000. pp. 85-107.

Résumé Psychologie, sociologie de la communication, certes, mais aussi physiologie de la communication. Avant l'invention du langage organisé, l'homme-animal communiquait, en particulier par ses cinq sens. Dans notre société, où l'audiovisuel tient une place importante, l'homme communique surtout par la vision et l'audition, comme l'a noté l'auteur du texte que nous publions cidessous. Aux origines de l'aventure humaine, l'odorat et le goût prédominaient. Quelques millénaires de verticalité ont modifié l'échelle de nos sens et le classement qu'avaient établi les philosophes de l'Antiquité qui s'étaient intéressés à la sen- soralité. Dans l'étude qui suit, le professeur de médecine Patrice Tran Ba Huy (chirurgien, « patron » du service d'oto-rhino-laryngologie à l'hôpital Lariboisière, à Paris) retrace la place de l'odorat dans l'histoire individuelle et sociale. Cette étude figure dans l'ouvrage collectif Les Troubles du goût et de l'odorat, L'Européenne d'édition.

Citer ce document / Cite this document : Tran Ba Huy Patrice. Odorat et histoire sociale. In: Communication et langages. N°126, 4ème trimestre 2000. pp. 85-107. doi : 10.3406/colan.2000.3046 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3046


Odorat

O o

< B

et

histoire sociale Patrice Tran Ba Huy

a. u o s Cl LU

Psychologie, sociologie de la communication, certes, mais aussi physiologie de la communicati on. Avant l'invention du langage organisé, l'homme-animal communiquait, en parti culier par ses cinq sens. Dans notre société, où l'audiovisuel tient une place importante, l'homme communique surtout par la vision et l'audition, comme l'a noté l'auteur du texte que nous publions ci-des sous. Aux origines de l'aventure humaine, l'odorat et le goût prédominaient. Quelques millénaires de verticalité ont ^^

modifié l'échelle de nos sens et le classe mentqu'avaient établi les philosophes de l'Antiquité qui s'étaient intéressés à la sensoralité. Dans l'étude qui suit, le profes seurde médecine Patrice Tran Ba Huy (chirurgien, « patron » du service d'otorhino-laryngologie à l'hôpital Lariboisière, à Paris) retrace la place de l'odorat dans l'histoire individuelle et sociale. Cette étude figure dans l'ouvrage collectif Les Troubles du goût et de l'odorat, L'Eur opéenne d'édition.

En tant qu'instrument de perception du monde environnant, l'odorat fut, dès l'Antiquité, objet de réflexions et de débats ph ilosophiques tous centrés autour d'une question fondamentale : la signification de la sensation et ses rapports à la vérité. D'après Michel Onfray1, son premier théoricien fut Démocrite. Ce philosophe grec professait l'atomisme, en quoi tout n'était qu'atomes et vide. Selon lui, la matière était en perpétuel mou vement et les interactions entre les êtres simples déplacements de particules mis en jeu au gré des échanges intellectuels ou... sexuels. Lhistoire - ou la légende - veut qu'à la nuit tombée il saluât dans la rue une jeune fille d'un « bonsoir Mademoiselle » qu'il rectifia le lendemain en un « bonjour Madame ». Son flair avait décelé sur la jeune personne une odeur de sperme absente la veille... Pour cet hyperosmique, sentir l'autre, humer l' atmosphère constituaient un moyen privilégié de communication et 1 . Voir Michel Onfray, L'Art de jouir, Paris, Grasset/Fasquelle, 1991 , et La Raison gour mande, Paris, Grasset, 1997.


86

Physiologie de la communication

d'appréhension de l'univers. L'odorat était donc instrument de raison responsable des sentiments et des pulsions, de l'imagi nation et des désirs. Mais pour d'autres penseurs, comme Aristote ou Théophraste, il n'était qu'un sens médiocre, desservi par la nature fugace et instable des odeurs, et par l'imprécision du langage à en traduire les effets. À mi-chemin des sens de la distance, comme l'ouïe ou la vue, et de ceux du contact, comme le goût ou le toucher, l'odo rat reçut de leur part une appréciation mitigée. Il conférait certes à leurs yeux une note esthétique à l'appréhension du monde environnant mais stimulait malheureusement aussi les instincts les plus méprisants de la nature humaine. Synonymes de luxe et de débauche, les parfums devinrent vite symboles de décadence et de perversion spirituelles, et, à ce titre, furent dénigrés par d'austères penseurs peu enclins à l'hédonisme. Platon, tout en reconnaissant lui aussi l'apport esthétique de l'odorat, en dénonç ait les dérives charnelles. Le parfum et son instrument de mesure, l'odorat, souffraient par trop d'une connotation de matér ialisme bassement terrestre. À l'opposé, Lucrèce considérait l'odorat comme un instrument essentiel de la connaissance et un guide indispensable à la vie. Quant à Epicure, l'on sait que pour lui toute sensation physique devait être source de bonheur. Dès ces premiers débats, se trouve donc défini un autre thème majeur de l'histoire philosophique de l'odorat et de son compa gnonsensoriel, le goût : celui de leur place par rapport à la sen sualité et à la spiritualité. Pour les uns instruments au service de l'esthétique, pour les autres sens dangereux et corrupteurs. Émerge également un concept fascinant, que souligne bien Annick Le Guérer, celle de l'analogie entre odeur et âme. Toutes deux, invisibles et impalpables, s'exhalent de l'enveloppe corpor ellepour se répandre dans l'atmosphère où elles s'évanouissent rapidement. I ODORAT, GOÛT ET PHILOSOPHIE Jusqu'au xvne siècle de notre ère judéo-chrétienne et indépen§ damment des débats religieux que nous reverrons, le sens olfac| tif ne suscitera guère d'écrits. Les poètes de la Renaissance le § célèbrent et le chantent mais peu de philosophes s'y attardent. | Montaigne dans ses Essais le situe à l'égal des autres sens et en o recommandait l'usage pour explorer l'humain. Moins humaniste,


Odorat et histoire sociale

87

Descartes en souligne l'importance en tant que preuve d'exis tence (... donc je suis !), mais conteste la valeur scientifique de l'information olfactive, l'odeur n'étant à ses yeux qu'un témoin très superficiel de la réalité des choses. Reprenant les idées d'Heraclite qui avait souligné le caractère fluctuant des informa tions fournies par les sens, il jette les bases de la philosophie rationaliste selon laquelle toute connaissance ne peut venir que de la raison et non de nos sensations : « J'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés », écrit-il dans sa première Méditation. L'odorat n'est donc pas pour lui une source fiable de savoir et illustre l'opposition farouche entre rationalisme et empirisme, position philosophique qui tient que toutes nos connaissances viennent de nos perceptions. Les dissertations philosophiques qui suivirent se confondent avec celles qui traitent de la sensualité et du plaisir des sens. Elles sont donc largement frappées du sceau de la censure qu'exerce la religion durant cette période. Sentir, et donc jouir des parfums de la vie, c'est s'exposer à la ruine de l'âme. Cette attitude répressive trouva un puissant soutien en la per sonne de Kant avec son Anthropologie du point de vue pragmat ique.Stupéfiant exemple d'aveuglement olfactif que cette œuvre magistrale du maître de la raison pure ! Il pose comme principe que le toucher, la vue, et l'ouïe sont des sens objectifs alors que le goût et l'odorat sont des sens subjectifs. À la noblesse des premiers, qui participent directement à la connais sance,il oppose l'odorat qui n'autorise qu'une perception impré cisede la matière et sert davantage la jouissance que le savoir. De plus, l'impuissance du langage à la traduire, la brièveté de la perception olfactive, son origine définitivement animale interd isenttoute réflexion culturelle approfondie. Dans l'échelle des sens du Maître de Kônigsberg, l'odorat à coup sûr occupe le bar reau du bas. Sentir, c'est pour lui percevoir des particules qui altèrent la pureté originelle de l'air. L'on voit ici percer les él éments fondateurs de la théorie de « l'aérisme » et, partant, de « la menace putride >> sur laquelle nous reviendrons plus loin. En polluant l'atmosphère innocente des miasmes terrestres, en s'imposant à la respiration de tous, en pénétrant de force par les poumons au plus profond de l'organisme, les odeurs lui appar aissent de plus antinomiques de liberté.


88

§ « | c

Physiologie de la communication

Mais entre déprécier un sens et s'en servir pour justifier l'injusti fiable, il y a un pas que franchit pourtant allègrement le père du criticisme. La puanteur des nègres a un fondement biologique simple, nous explique-t-il : leur sang contient un excès de part icules de fer dégageant de l'acide phosphorique, cause de leur noirceur mais aussi de leur mauvaise odeur. Dans cet égarement philosophique, Kant n'est pas isolé qui trouve un soutien appuyé de la part de Buffon. Celui-ci considère le sens olfactif « admirable » chez l'animal mais le relègue à la dernière place de la hiérarchie sensorielle chez l'homme. Il agrémente par ailleurs son Histoire naturelle de détails olfactifs particulièrement déso bligeants sur certaines peuplades noires ou sur les... Groenlandais. Mais les délires pseudo-scientifiques de nos deux compères vont malheureusement faire des émules. Et l'on reste confondu, atterré, incrédule à la lecture des pages de Michel Onfray égre nant la litanie des dérapages dialectiques successifs auxquels succombèrent quelques « phares » de la pensée occidentale et qui conduisirent à n'en pas douter aux théories de la Shoah. Gobineau reconnaît aux Mélanésiens des performances olfac tives inversement proportionnelles à leur position dans l'espèce humaine. Schopenhauer admet certes que l'odorat puisse être le sens de la mémoire, mais il disserte longuement sur le Foetor judaïcus et s'en sert pour confondre quiconque s'oppose à ses théories : seule l'odeur du juif, pénétrante et nauséabonde, est capable à ses yeux de contaminer l'esprit de ses contemporains rebelles à son pessimisme transcendantal. Plus invraisemblables encore sont les métaphores sur l'odorat qu'utilise un philosophe, juif lui-même, sur ses coreligionnaires. Karl Marx, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est apparemment insupporté par l'odeur nauséabonde des commerçants juifs. Comment s'étonner de la suite... Lorsqu'ils parlent du nez, ce n'est pas de rhume que souffrent certains philosophes, mais de démence...

| LE MÉPRIS DES INTELLECTUELS | Comment expliquer ce mépris des intellectuels pour l'odorat ? § Sans doute trouve-t-il ses racines dans l'archaïsme de la fonc| tion. Sentir est assimilé au désir, à l'instinct, bref à l'animalité, o Attribut des êtres primitifs et sauvages pour lesquels c'est affaire


Odorat et histoire sociale

89

de survie, ce sens se développe - ou s'atrophie - en raison inverse de l'intelligence. Cette connotation de bestialité, de gros sièreté et de sexualité primaire fait donc de l'olfaction un sens vulgaire dépourvu de toute spiritualité, inapte au raisonnement et définitivement exclu du champ de l'esthétique. À l'opposé de ces tristes considérations, se trouve heureusement un courant de pensée qui reconnaît à l'olfaction un rôle essentiel dans l'accomplissement de l'être humain, dans tout son raffin ementet sa complexité. Cette réhabilitation commence avec les sensualistes, les jouisseurs dirions-nous. Casanova et le marquis de Sade soulignent la magnificence du sentir mais leurs démonstrations sentent le soufre. Glorifier \'« odor di femina » en tant qu'irrésistible instrument de conquête ou rechercher le plai sir dans les effluves d'aisselles ou d'entrejambes, fussent-elles féminines, en laissent plus d'un de marbre... Plus efficaces dans la défense seront certains penseurs du xvme siècle. La Mettrie, philosophe et médecin, glorifie la sensorialité sous toutes ses formes en tant qu'outil de connaissance du réel et donne à l'odo ratune place cligne de son rang. L'abbé Etienne Bonnot de Condillac compare l'âme humaine à une statue de marbre qui s'animerait au fur et à mesure que les sens, et notamment les parfums, y marqueraient leur empreinte. L'odorat stimulerait notre statue interne, la faisant vibrer de plaisir ou souffrir de lan gueur, et nous faisant passer du monde de pierre à celui des vivants. Dans son Traité des sensations, paru en 1755, ce phil osophe des Lumières démontre que nos connaissances dérivent toutes de nos sensations et qu'il nous faut partir du corps pour arriver à la pensée. En 1802, le docteur Cabanis, dans ses Rapports du physique et du moral de l'homme, enrichit le sen sualisme du précédent de considérations physiologiques et sou ligne combien les états d'âme et les plaisirs gustatifs sont étroitement dépendants. Tout en soulignant l'étroite interaction des différents sens, il fait de l'olfaction un facteur essentiel dans l'élaboration du plaisir en l'associant au désir amoureux et à l'ac tivité sexuelle. De façon plus discutable, il évoque également les vertus thérapeutiques potentielles de nombreuses odeurs, et peut à ce titre être considéré comme l'un des pères de l'aromathérapie. Denis Diderot et Jean-Jacques Rousseau saluent la volupté de l'odorat et soulignent le rôle primordial de l'éducation sensorielle dans le développement de la raison. À l'instar de


90

Physiologie de la communication

Buffon, le dernier admire les performances étonnantes de l'o lfaction primitive chez l'animal et le bon sauvage mais souligne l'indispensable apport de l'imaginaire et de la culture à l'ép anouissement de l'odorat chez le civilisé. Le courant sensualiste créera même au sein de l'Institut une section « Analyse des sen sations et des idées », dont l'un des buts sera d'inventer - mais en vain - un langage des perceptions olfactives afin de le déta cher de l'animalité. Puis vint Anthelme Brillât-Savarin, dont P. Mac Leod a dit avec justesse qu'il ignorait tout mais avait tout compris. Aujourd'hui encore, il faut lire et relire sa Physiologie du goût, ses aphorismes, méditations et autres variétés pour admettre qu'il est pos sible d'enseigner la philosophie avec truculence et la physiologie sensorielle avec jubilation. En osant disserter sur l'odorat et le goût (qu'il tenait pour indissociables : « sans l'odoration qui s'opère dans l'arrière-bouche, la sensation du goût serait obtuse et tout-à-fait imparfaite »), ce magistrat à la Cour de cassation apparaît sans conteste comme l'un des grands théoriciens de l'hédonisme olfactif et gustatif. Reprenant les anciennes asser tions d'Archestrate, écrivain et cuisinier grec particulièrement créatif, et de Marcus Apicius, gastronome romain de renom, il défend avec vigueur la quête du bien-être par la bonne chère. Sous sa plume, la gastronomie devient une science digne d'ob servations et d'expérimentations, de déductions et de classifica tions, et, comme le souligne M. Onfray, véritablement transcendante en ce qu'elle débouche sur une vision philoso phique du corps de l'homme.

«M

« Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil. » A. Brillât-Savarin

§> |*

A sa de démontrer suite, Charles l'importance Fourier entreprend des odeursavec dans son l'organisation système aromal des

^ § | § | o

Êtres, des Astres et des Choses. Dans sa Théorie de l'Unité universelle, il démontre que c'est le jeu subtil des « copulations aromaies » qui régit le mouvement « des créatures animales, végétales et minérales ». Celui que l'on considère comme le père de l'Harmonie célèbre le bonheur qu'atteindra l'humanité en cédant aux règles de l'attraction sensorielle qui s'imposent aux


Odorat et histoire sociale

91

planètes comme aux individus. Mais c'est Nietzsche qui sera le héraut de cette campagne de réhabilitation, en affirmant d'abord : « Tout mon génie est dans mes narines ». Il part en guerre contre les pisse-froid de tout bord qui culpabilisent les sens au nom du salut de l'âme. Son flair devient pour lui arme de raison, d'ana lyseet d'observation. Sens de l'instinct animal, l'odorat se met au service de la sagesse du philosophe et, comme le souligne Annick Le Guérer, assume la fonction de sixième sens, celui de la connaissance intuitive. D'ailleurs, poursuit-elle, la marque suprême de l'intelligence n'est-elle pas de subodorer avant même que de raisonner ? On retrouvera beaucoup plus tard chez H. Tellenbach les mêmes arguments, le flair lui paraissant consti tuerun instrument privilégié d'approche clinique et psycholo gique. Des travaux de ces philosophes remonte sans doute la conviction que le nez est symbole de clairvoyance, de discerne ment et d'intelligence, permettant prévision et anticipation. Ici semblent s'achever les débats philosophiques qui, au travers des siècles, ont traité de l'odorat. L'impression globale qui s'en dégage est malheureusement négative. Qu'il s'agisse des phil osophes ou des moralistes chrétiens, il appert que, pour la grande majorité des penseurs, la fonction olfactive représente une relique sensorielle obsolète, héritée de l'âge des cavernes et qui entrave le développement de l'abstraction. L'on retrouve certes dans la littérature poétique ou romanesque de vibrants témoignages sur l'odorat. De Charles Baudelaire à Michel Serres, d'Arthur Rimbaud à Patrick Sùskind, ils attestent du formidable pouvoir d'évocation des odeurs. Mais leurs pla idoyers ne font que souligner la dimension esthétique de cette fonction. Pour s'épanouir pleinement, cette fonction a besoin de liberté mais s'estompe face à l'instinct de mort. Les tragiques propos de Robert Antelme, de retour des camps de la mort, démontrent que le plaisir de l'odeur confronté à l'irréductible et l'innommable s'annihile et se réduit à la seule nécessité de sur vivre : « Nous n'avions pas perdu le goût du pain, des pommes de terre qu'on mâche. Mais la chose à manger qui emplit à distance la gorge de son odeur, l'odeur, nous avions oublié ce que ce pouvait être. »


92

Physiologie de la communication

C'est sans doute là l'illustration la plus cruelle et la plus irréfr agable de la dimension relative de l'odorat dans l'histoire philoso phique de notre société judéo-chrétienne.

§ ^ H g> S c iè | s O|

ODORAT ET PSYCHANALYSE Loto-rhino-laryngologie et la psychanalyse, et, partant, l'odorat et l'inconscient, connaissent des liens sinon de filiation du moins de parrainage. C'est, en effet, un oto-rhino-laryngologiste berlinois, Wilhelm Fliess, qui, vers les années 1880, suggéra à l'un de ses amis, un certain Sigmund Freud, de s'intéresser aux relations possibles entre pathologie nasale et troubles psychiques. Il évo quait l'existence d'un réflexe psychique d'origine nasale à l'or igine de certaines névroses, dont les manifestations pouvaient être momentanément améliorées grâce à l'anesthésie de la muqueuse nasale par la cocaïne. De cette recherche de causal ité allait naître l'extraordinaire aventure intérieure de la psychan alyse, qui bouleversera la pensée du xxe siècle. Deux cas cliniques, merveilleusement retracés par Annick Le Guérer2, semblent à l'origine de la démarche clinique de Freud. Le premier fut celui d'une jeune femme, Emma Eckstein, qui pré sentait des symptômes abdominaux multiples et variés d'origine apparemment hystérique. À la demande de Freud, Fliess effec tuaselon ses théories une cautérisation des fosses nasales. Les suites opératoires furent marquées par la survenue d'une rhinite purulente sévère bientôt compliquée d'épistaxis. Le diagnostic d'hystérie fut bien sûr mis en avant jusqu'à ce qu'un ORL consulté (Fliess était reparti à Berlin) retira du nez de la patiente... une mèche de gaze oubliée par l'opérateur. Malgré cette constatation qui, de nos jours, aurait plutôt conduit à incr iminer une négligence chirurgicale, Freud entreprit d'expliquer les saignements par le désir profond de la pauvre Emma d'attirer sur elle l'attention et l'affection de ceux qui l'entouraient et dont elle souhaitait se faire aimer. Le second cas fut celui d'une dénommée Lucy, jeune gouvernante sujette à des hallucinations olfactives. Aucun doute pour Freud quant à leur origine. L'odeur de roussi qu'elle ressentait par moments correspondait à un choc psychologique causé par un plat laissé par mégarde dans un four. De même, l'odeur de 2. Annick Le Guérer, Les Pouvoirs de l'odeur, Paris, Odile Jacob, 1998.


Odorat et histoire sociale

93

cigare qui la poursuivait lui rappela brutalement une réprimande reçue publiquement de son patron qui fumait le cigare (tout comme Freud) et dont elle était secrètement amoureuse. Les saignements répétés d'Emma et les odeurs lancinantes de Lucy traduisaient donc le refoulement d'un désir amoureux. C'est à partir de ce concept de refoulement que se définit la posi tion de Freud vis-à-vis de l'odorat et que s'organisèrent les théo riesfondatrices de la psychanalyse. Pour lui, le déclin du sens olfactif relève d'un processus civilisateur, d'un « refoulement organique ». En se verticalisant, l'homme s'est éloigné du parterre animal et a refoulé aux rayons de l'accessoire une propriété physiologique devenu inutile. La tête dans les nuages et les pensées aux deux, il veut nier aujourd'hui ce qui lui permettait hier de flairer l'humus. En termes analytiques, notre inconscient refoule un souvenir pénible tout comme notre nez se détourne d'une odeur désagréable. Mais ce refoulement civilisa teur, c'est la sexualité qui en fait les frais. À l'inverse, le maintien voire l'exacerbation chez l'homme du sens et du plaisir olfactifs ouvrent la voie aux névroses et aux perversions sexuelles. Un développement civilisé normal suppose donc de renoncer aux plaisirs olfactifs de notre enfance. Et tout d'abord à l'un des premiers d'entre eux, celui ressenti vis-à-vis de nos propres excréments. La coprophilie, c'est-à-dire l'attirance pour les odeurs excrémentielles, semble, en effet, à l'origine de nos pul sions élémentaires d'enfant. Le bambin joue et jouit sans honte ni répulsion de ses propres excrétions en tant que partie de son corps qui s'en est détachée. Mais l'éducation venant, il lui faut renoncer à ces plaisirs innocents. Le dépassement de ce stade anal s'effectue grâce à des compensations « civilisatrices » pou vant conduire plus tard à la recherche d'un substitut acceptable aux effluves excrémentielles, d'où - pour certains psychanalystes - les vocations de fleuristes ou de parfumeurs. «Seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatéri elles,plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappel er, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impal pable, l'édifice immense du souvenir. » Marcel Proust


94

§ ^ §> j? *j § | § | o

Physiologie de la communication

Mais lorsque le refoulement n'est que partiel et que la compens ation n'est pas satisfaisante, s'ouvre alors la voie des névroses et perversions sexuelles. Ainsi en est-il du fétichiste qui accède au plaisir en reniflant de mauvaises odeurs notamment fécales ou un objet souillé au cours d'une manipulation perverse, qu'il s'agisse de caoutchouc, de cuir, de sous-vêtements, etc., mais aussi du pied. C'est pour avoir trop aimé, enfant, l'odeur nau séabonde des pieds en sueur que plus tard, une fois ce plaisir atténué, le névrosé - pratiquement toujours un homme - érigera ce membre ou son contenant, la chaussure ou la botte, en fétiche. Celui-ci est donc adopté par le malade autant pour ses qualités phalliques (pied et chaussure rappellent le pénis de la femme) qu'olfactives (aseptisés, ces deux symboles lui permett ent de jouir sans gêne du plaisir perdu de l'odeur du sexe fémin in). Il constitue donc un substitut du pénis féminin manquant, lui permettant d'effacer la représentation du sexe féminin et d'en supprimer l'odeur déplaisante. En d'autres termes, le fétichiste transforme les odeurs sexuelles en fétiche visuel et assume ainsi sa bisexualité fondamentale... Dans sa Contribution à la psychologie de l'amour, Freud souligne encore que si l'éducation a réprimé le plaisir excrémentiel, la position des organes génitaux inter urinas et faeces crée un lien indissociable entre odeur fécale et excitation sexuelle. L'olfaction joue donc un rôle primordial dans la libido. Un peu plus tard, dans Malaise dans la civilisation, le père de la psychanalyse estime d'ailleurs que la baisse de l'influence olfactive chez l'homme atténue le rôle que l'odeur de la menstruation exerçait autrefois sur son appétit sexuel. Et certains troubles de la sexual ité relèveraient du dégoût de la forte odeur des organes géni taux. Ainsi, pour Freud, l'accession de l'homme au statut d'être civilisé impose-t-il le refoulement organique de son odorat et donc le renoncement à l'érotisme anal. Toute anomalie de ce mécanisme compensateur, notamment chez les hyperosmiques, rend compte des dérèglements de la sexualité. Le père de la psychanalyse considère donc le sens olfactif comme inférieur mais lui reconnaît une place essentielle dans l'organisation sexuelle. Au cours du xxe siècle, ces idées alimenteront largement le débat psychanalytique que retrace Annick Le Guérer dans Les Pouvoirs de l'odeur.


Odorat et histoire sociale

95

K. Abraham va détailler les liens existant entre fétichisme du pied ou des corsets et refoulement de l'érotisme anal. De même, S. Ferenczi établit-il une relation claire (pour lui...) entre joui ssances coprophiles et argent. L'enfant refoule ses premiers plai sirs olfactifs en s'intéressant à des objets désodorisés et deshydratés mais toujours à hauteur de sol, comme le sable ou les cailloux. À quelques leçons d'éducation de là, c'est pour les boutons ou les billes qu'il manifeste son intérêt. Ces succédanés de monnaie primitive seront ensuite remplacés par des pièces d'argent propres mais sans odeur. Ainsi, du caca bien odorant à la monnaie inodore, de l'érotisme anal à l'amour de l'argent, l'homme aura accompli son parcours éducatif normal. L'adage selon lequel « l'argent n'a pas d'odeur » ne serait que la négation inconsciente de l'association argent = caca ! ! ! Pour E. Jones, la phobie des mauvaises haleines correspondrait chez certains à la réminiscence des odeurs fécales conduisant le névrosé à assimiler aussitôt orifice buccal et anus. Et les cas « cliniques » sont nombreux de pervers atteignant l'orgasme en respirant ou ingérant des selles ou des urines. On cite volontiers le cas de sujets préparant des confiseries à odeur fécale, ou s'enfermant dans les toilettes féminines pour atteindre l'orgasme. De même, l'analité mal réprimée peut déboucher sur des com portements voyeuristes ou pétomanes. L'émission de pets sonores et odorants traduirait une révolte contre des interdits parentaux ou des règles de bonne conduite imposées. Dans cette même veine, l'acte de roter ou d'expirer du vulgaire CO2 serait assimilé à celui de péter. Le refoulement des tendances coprophiles peut également déboucher sur la recherche de stimulations olfactives morbides. La nécrophilie s'expliquerait par l'attrait irrésistible du sujet pour les odeurs de détritus et de putréfaction. Pour Bill, elle ne serait que la forme majeure et pathologique de l'attirance des chas seurs pour la viande faisandée. ..Certaines psychoses et démences s'accompagneraient d'une hypersensibilité olfactive, notamment chez l'enfant, et ce indépendamment de l'odeur très spéciale que semblent émettre les schizophrènes (l'odeur de la folie ?) et dont le mécanisme et la réalité restent discutés. La paranoïa s'associerait volontiers à des comportements olfact ifsanormaux. Certains patients s'estiment persécutés par des odeurs ou émettent des émanations malodorantes pour se


96

Physiologie de la communication

protéger d'un entourage malintentionné ou au contraire pour défier la personne qu'elles convoitent. Cette remontée aux sources olfactives de l'individu conduit à s'i nterroger sur l'influence des odeurs vaginales et du sang des règles dans l'organisation sexuelle des individus. Selon Groddeck, le refoulement de ces premiers vécus olfactifs consti tue la base du tabou culturel de l'inceste maternel, cependant que les odeurs de sang mensuelles réveillent le matricide du ventre maternel déchiré et renvoient à la notion de castration, l'hémorragie témoignant de la mutilation du sexe féminin. Un peu plus tard, c'est à la notion d'inceste que renvoie le souvenir des odeurs fécales. F. Dolto évoque, en effet, la recherche de l'a ncienne tendresse maternelle qui accompagnait l'époque des couches-culottes. Comme pour la philosophie, l'odorat n'a suscité qu'un intérêt fin alement modeste en psychanalyse. Et ce malgré les relations, nous l'avons vu, étroites que son père fondateur lui-même avait établies avec la sexualité et ses perversions. Cette décadence olfactive trouve sans doute son explication dans la volonté inconsciente de l'homme de refouler certains vécus odorants et dans la connotation de sexualité anale qui s'y attache. Pour Boris Cyrulnik3, la défiance des intellectuels vis-à-vis de l'olfaction masque la honte d'une descendance qu'ils cherchent à réfuter, comme s'il fallait à tout prix marquer ses distances phylogénétiques.

§ ^ §1 g» S c "■§ | OI

ODORAT ET DÉVELOPPEMENT PSYCHIQUE ET SOCIAL II paraît intéressant de résumer ici, à la lumière des écrits analy tiques, des études psychocomportementales et de certaines théories - hypothétiques - impliquant le rôle des phéromones, ce que l'on sait du rôle de l'olfaction dans les diverses étapes de la construction psychique et du comportement social. Vient d'abord ce que l'on peut définir comme l'oralité de l'odorat, Car c'est à l'odeur que le nouveau-né recherche et trouve le mamelon maternel, lequel devient vite son centre d'intérêt exclusif, son premier monde interne. À travers celui-ci, il reçoit, ingurgite, et intériorise tout ce que le sein véhicule comme sensations et découvertes. De nombreuses études ont établi l'action 3. Boris Cyrulnik, La Naissance des sens, Paris, Hachette, 1 997.


Odorat et histoire sociale

97

sédative de l'odeur maternelle sur l'agitation du nouveau-né et son influence sur l'orientation préférentielle vers le sein de sa propre mère. Benoist Schaal4 émet d'ailleurs l'hypothèse que l'extraordinaire capacité du nouveau-né à intégrer et interpréter les odeurs maternelles lui permet d'acquérir très tôt une repré sentation dynamique, spatiale et temporelle, de sa relation avec la mère. Mais l'inverse semble également vrai, la mère étant capable d'identifier son enfant sur sa seule odeur après une exposition même très brève. La dimension olfactive semble donc importante dans la relation mère/enfant. Vient ensuite la phase de l'analité. L'enfant prend conscience au travers de ses déjections de l'existence d'un monde externe, dis tinct de lui-même et auquel il lui faut, au nom de la bonne édu cation, renoncer. Par un processus de substitution, il va alors s'intéresser aux odeurs fortes et sales qui lui rappellent ses pro ductions fécales et lui permettent de transgresser les interdits. Cette phase va de pair avec le temps des premières oppositions et du plaisir de sentir mauvais. Dépasser la phase anale impose donc une régression du plaisir olfactif, sa « mise en sourdine », comme l'écrit V. Bizzozero. On voit ici se dessiner les premières déviances possibles, car le pervers ne pourrait renoncer à l'objet perdu et continuerait à le rechercher dans le fétichisme ou le masochisme (la recherche de la douleur reproduit celle de la rétention forcée des selles qu'il n'accepte pas de lâcher). Puis vient la phase phallique, durant laquelle l'enfant doit s'ident ifierà l'un ou l'autre sexe, c'est-à-dire au monde du pénis ou à celui de la castration. Le petit garçon se reconnaît dans les odeurs fortes du père, se néglige volontiers, et transpire son agressivité, cependant que sa petite sœur recherche les parfums et maquillages de sa mère. À cet âge, les capacités olfactives semblent permettre à l'enfant de reconnaître le vêtement de la mère sur sa seule odeur ou de détecter chez ses parents des changements d'état physiologique comme ceux liés aux périodes menstruelles ou aux relations sexuelles. Dans l'installation de l'Œdipe, c'est l'hypersensibilité olfactive de l'enfant qui l'attirerait vers le parent hétérosexuel et le détournerait du parent homos exuel. C'est elle aussi qui expliquerait son attachement à une 4. Benoist Schaal, « Olfaction et processus sociaux », Revue internationale de psycho pathologie n° 22, PUF, 1996.


98

Physiologie de la communication

pièce de linge ou à une poupée en peluche crasseuses mais imprégnées d'une odeur personnelle. L'adolescence ouvre un nouveau chapitre olfactif. Les change mentshormonaux bouleversent l'image du « moi », et l'identif ication du sexe se confirme chez l'homme avec l'odeur du sperme, et chez la femme avec celle des règles. Les sécrétions glandulaires, celles de l'aisselle avant tout, mais aussi celles vulvaires, vaginales ou mammaires, vont aussi contribuer à définir l'appartenance sexuelle, l'état physiologique ou émotionnel, voire les habitudes culturelles ou ethniques. La reconnaissance du sexe masculin repose habituellement sur l'intensité et le carac tèreen règle désagréable de l'odeur corporelle. Certains grands « nez » sont capables de discerner les périodes menstruelles chez les femmes. Le stress semble générer une odeur particul ière. Mais en pratique, l'influence des odeurs corporelles est fo rtement conditionnée par le contexte social dans lequel elles s'exercent. Ainsi le port de parfums déclenche bien des interac tionspositives ou négatives entre individus. Mais celles-ci sont avant tout déterminées par l'environnement psychologique, affectif ou sociologique. Le Moi olfactif joue donc un rôle essentiel tant dans l'élaboration de la personnalité que dans la communication entre adultes. Toutefois, l'importance pratique des signaux olfactifs dans une société comme la nôtre, polissée et désodorisée, demeure diffi cile à quantifier et se heurte, comme le souligne B. Shaal, à « la complexité cognitive et la nature multimodale de l'intégration des traits olfactifs ».

§ ^ g> H ~ § |

ODORAT ET HYGIÈNE SOCIALE C'est au xvme siècle que l'odorat fait sérieusement irruption dans le monde médical, scientifique, et social. Avec la notion de « menace putride » et de « vigilance olfactive » initiée et défendue par Jean-Noël Halle, premier titulaire de la chaire d'hygiène publique créée à Paris en 1794, il va devenir instrument d'analyse, susciter une nouvelle sémiologie médicale, et apparaître comme le premier outil de la chimie moderne. Comme le montre A. Corbin5 dans son remarquable ouvrage, il va contribuer à la

EI O

5. Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille, l'odorat et l'imaginaire social, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1 982.


Odorat et histoire sociale

99

création d'un nouvel ordre social, fonder les bases du rêve éco logique, et donner naissance à notre monde désodorisé. La menace putride Vers 1750 naît le concept d'« aérisme ». L'air n'est plus seule ment considéré comme ce fluide élémentaire qui baigne l'univers et conditionne la vie mais également et surtout comme l'émanat ion directe de la mort et le témoin direct de la décomposition des corps... En véhiculant toutes les substances qui s'en détachent lors de leur putréfaction ainsi que les odeurs nauséabondes qui s'exhalent de toutes parts, l'air constitue un véritable bouillon atmosphérique qui menace l'humanité. Les miasmes sont éga lement accusés de véhiculer les maladies. C'est donc de cette époque que l'on peut dater les premières préoccupations écolo giques avec la revendication d'un air pur et naturel. Cette revendication paraît pour le moins justifiée lorsque l'on prend connaissance des effrayantes descriptions du monde olfactif dans lequel vivaient - ou survivaient - nos ancêtres. Notre mémoire historique ne conserve de ces époques lointaines que le souvenir de châteaux et cathédrales, de jardins à la fran çaise et de jeux d'eaux. La vie quotidienne était malheureuse ment à mille lieues de ces images d'Épinal. Les villes dégageaient en réalité une puanteur insoutenable. Les faubourgs transpiraient les odeurs des fosses d'aisance et des détritus s'entassant à tous les coins de rue. Les promenades dans les jardins publics se faisaient au pas de course pour échapper aux odeurs d'urine ou d'excréments. Dans les châ teaux, l'atmosphère royale n'avait rien à envier aux quartiers populaires. Sous le fard et la perruque, sous les robes à volants mijotaient les vapeurs de sueurs, de poussière, et de déjections. Les hôpitaux, dont l'odeur aujourd'hui aseptisée nous est si famil ière, étaient alors des cloaques putrides. S'y mélangeaient les émanations nauséabondes de la gangrène, de pansements imprégnés de crachats purulents, de parturientes gémissantes dans leurs couches sanguinolentes, de mourants baignant dans leurs excréments, de cadavres en quasi-décomposition, de latrines engorgées ouvertes en pleine salle commune. Les vis iteurs s'évanouissaient dans les couloirs et Tenon dénonçait dans les hôpitaux des machines à diffuser l'infection.


100

Physiologie de la communication

Les prisons semblaient le lieu suprême de la fétidité. Labsence totale d'hygiène, la promiscuité des prisonniers, l'insalubrité des cellules y rendaient l'atmosphère carcérale invivable... au sens propre. Des témoignages font état de morts par suffocation de prisonniers, mais également d'avocats et de juges entassés dans des salles d'audience infestées d'odeurs pestilentielles. Bref, le monde de cette époque était irrespirable et les odeurs nauséabondes qui s'exhalaient des villes et des champs étaient tenues pour responsables de maladies, la plus célèbre et la plus terrible d'entre elles étant la peste.

§ ^ |» c ^ § | § | o

La peste, un exemple de menace putride Cette affection à la terrifiante connotation illustre bien la notion de menace putride, c'est-à-dire du rôle de l'air vicié en tant qu'agent propagateur d'épidémies. Et il est significatif de noter que le mot « pestilence » désignait autrefois indifféremment odeur nauséabonde et épidémie de peste. Retracer l'histoire de cette maladie, comme le fait Annick Le Guérer, permet de mesur er le chemin parcouru « du miasme au microbe ». La responsabilité des mauvaises odeurs dans la transmission du fléau est évoquée dans des textes de Thucydide et Aristote. Pour lutter contre l'épidémie qui ravagea Athènes au ve siècle avant J.-C, Acron d'Agrigente allumait des feux de bois parfumés. À cette époque, le rôle délétère de la puanteur atmosphérique était à ce point admis que la mort des oiseaux, témoin de la présence de « miasmes » contagieux dans l'atmosphère, est considérée par Rufus d'Éphèse comme un signe précurseur de la maladie. Au 11e siècle de notre ère, Gallien soulignait le danger de l'haleine des pestiférés qui contamine l'air ambiant et participe à la diffu sion de la maladie. Au Moyen Âge, le collège de la faculté de médecine de Paris considérait que la « corruption meurtrière de l'air » expliquait la peste noire qui frappa l'Europe au milieu du xive siècle, et pour éviter la contagion, les médecins de l'époque recommandaient aux gens bien portants d'éviter soigneusement les mauvaises odeurs émanant des malades. Les innombrables fumigations aromatiques utilisées alors n'avaient pas d'autres buts que de purifier l'atmosphère et de la débarasser des effluves fétides meurtrières. Pour Marsile Ficin, en 1478, « le dragon de la peste jette son haleine venimeuse sur l'homme ». En 1562, Ambroise


Odorat et histoire sociale

101

Paré dénonce les vapeurs infectes qui « estranglent les pauvres malades dans leur lit ». C'est donc bien l'odeur même de la peste qui est le vecteur de la maladie. En cas d'inspiration malencontreuse à proximité d'un infecté, David Jouysse recommandait d'éternuer immédiatement. Et lors de l'épidémie de 1665, qui frappe leur ville, les Londoniens se barricadèrent chez eux de peur de respirer l'ha leine des pestiférés ou toutes vapeurs provenant d'objets, d'an imaux, ou de cadavres contaminés. Un siècle plus tard, on accusa les exhalaisons des marais d'être à l'origine de la peste hongroise et leur assèchement est alors recommandé. Les premières critiques de la théorie « aérique » naissent à l'o ccasion de la peste marseillaise de 1720. Dépêchée sur les lieux, une équipe médicale met en doute la responsabilité de l'air dans la transmission de l'infection. Les contagionnistes incriminent alors le rôle des marchandises véhiculées par les navires, et notamment celui du coton, susceptible de s'imprégner de toutes les émanations. Le point de départ de l'épidémie est donc loca lisé: c'est l'Orient et son commerce d'où vient le mal. Mais la nature de l'agent contagieux reste hypothétique ; certains évo quent un venin, d'autres des insectes. Au xixe siècle, la discus sion est toujours vive entre les non-contagionnistes qui accusent l'hygiène déplorable et la misère absolue qui régnent dans ces pays et les contagionnistes pour qui les émanations des cadavres qui n'y sont plus embaumés se chargent d'un agent mortifère et en imprègnent les marchandises. Et il faudra donc attendre Yersin pour identifier le rat comme agent vecteur de la maladie et faire taire définitivement les conta gionnistes et leur théorie de « l'infection miasmatique ». Dieu merci, « empester », aujourd'hui, ne se réfère plus heureu sement qu'à la notion de puanteur. L'odeur des corps Au travers des sociétés, de celles primitives aux odeurs fortes à celles aseptisées d'aujourd'hui, les odeurs du corps ont conservé une fonction sociale essentielle, sans doute parce qu'elles ont toujours été perçues, décodées, et traduites en termes de symp athie, d'indifférence ou d'antipathie. Au début du xvme siècle, de nombreux auteurs s'étendent avec minutie sur « la lisibilité olfactive » des humeurs du corps humain.


102

Physiologie de la communication

se cependant L'odeur celle dégage de du la femme. sang que des les mâles de Lodeur l'homme règles vigoureux dégagent duest, sperme paraît-il, mais une imprègne faitsenteur aisément défautl'atmosphère spécifique aux distinguée eunuques, per qui de mettant aux mères de surveiller les cycles de leur fille. Lintensité des effluves s'exhalant par les divers émonctoires humains témoigne alors de la santé et de la vigueur des individus. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles l'hygiène corporelle et l'utilisation de l'eau en tant que moyen de propreté ne furent durant si longtemps ni répandues ni même conseillées. Une trop grande propreté menaçait, en effet, la vigueur masculine et l'identité même de la personne. Ces émanations du corps étaient, disait-on, influencées par de nombreux facteurs. L'âge, bien sûr, qui transforme l'odeur acide et laiteuse du nourrisson en senteur douceâtre chez le vieillard. Mais aussi les passions : la tristesse supprime toute odeur, la colère donne une haleine forte, la terreur rend la transpiration des aisselles nauséabonde, etc. La race et le climat impriment leur cachet olfactif, cependant que le métier permet de recon naître à la trace le paysan, l'ouvrier, le tanneur, etc. Mais à côté de ces diverses influences, la maladie marque de son sceau l'odeur du corps. Et le médecin doit apprendre à ident ifier la nature de l'effluve qui se dégage de la sueur, des selles, des urines, des crachats, voire du pus ou des pansements pour poser un diagnostic et établir un pronostic. L'atmosphère qui entoure l'homme malade est non seulement le témoin du pro cessus morbide mais aussi et surtout le vecteur de la contagion. L'haleine et la transpiration, concentrées des putridités accumul ées par la maladie, contaminent l'air ambiant et assurent la pro pagation des épidémies.

i

« De ce qui ne reviendra plus, c'est l'odeur qui me revient... Je me rappelle avec folie les odeurs ; c'est que je vieillis. » Roland Barthes

§ | § | o

La sémiologie olfactive qui naît à cette époque va s'appuyer sur des études chimiques qui s'efforcent d'analyser à l'aide d'un eudiomètre les gaz émis dans diverses conditions expérimentaies. La littérature de l'époque témoigne d'expériences invraisemblables. Qu'on en juge.


Odorat et histoire sociale

1 03

Des chimistes immergent des sujets ceints de bocaux dans des baignoires puis analysent les gaz émis par les aisselles ou leur anus. Des prisonniers ou des malades consentants sont plongés plusieurs heures jusqu'à la ceinture ou aux épaules dans des sacs étroitement serrés et étanches puis transférés sous un entonnoir immergé dans lequel des vases de verre recueillent les gaz produits par les sujets. L'air renfermé dans les intestins des cadavres, des malades ou des sujets sains sont aussi étudiés. La crainte liée à la diffusion et à l'imprégnation des corps par les émanations des malades est extrême. Mais le témoignage le plus sidérant nous vient sans doute du grand Bichat lui-même. Il avait observé que ses « vents » prenaient une odeur identique à celle des corps dont il effectuait l'autopsie. Afin de démontrer que cette contagion olfactive se produisait autant par la peau que par les poumons, il procéda à des dissections en se bouchant le nez et en respirant grâce à un long tuyau fixé à sa bouche et ouvert à l'air extérieur (quel espace mort !). Après une heure passée aux côtés de deux corps particulièrement fétides, il constata que ses vents présentaient bien une odeur identique. La contaminat ion avait donc bien lieu par la peau. CQFD... En parfaite harmonie avec les données de cette chimie pneu matique, les médecins vont donc créer une véritable sémiologie olfactive permettant de décrire et d'identifier les menaces putrides. L'eudiomètre, appareil rudimentaire et grossier inventé en 1755 par Landriani et Fontana pour analyser la salubrité de l'air ambiant, est alors supplanté par le développement scienti fiquede l'odorat. En quelques années est dressée une classif ication des différents types d'air : vital (oxygéné), fixé (acide de carbone), phlogistiqué (azote), sulfureux, inflammable, volatil, etc. Parallèlement, l'allemand Bêcher jette les bases de la théorie putride selon laquelle les corps malades ou en décomposition libèrent des émanations toxiques qui, inhalées par l'organisme, provoquent gangrène, scorbut, et autres fièvres pestilentielles. D'où les travaux visant à développer les aromates et antisep tiquess'opposant aux ravages de l'intoxication olfactive. Nos ancêtres médecins utilisaient ainsi leur nez pour établir de nombreux diagnostics et ne négligeaient jamais l'étude de l'ha leine, des vomissements, et des excréments : odeur d'étal de boucher dans la fièvre jaune, de pourriture dans le scorbut, de pain frais dans la typhoïde. Aujourd'hui encore, on reconnaît


104

Physiologie de la communication

l'odeur de pomme reinette du diabétique, de paille pourrie de la brucellose, d'ammoniac de l'haleine de l'urémique.

§ « |> c ^ § | § | o

La réaction hygiéniste et la privatisation de la merde Le monde pestilentiel de nos ancêtres finit par provoquer une véritable prise de conscience olfactive de la part des autorités politiques et médicales. La réaction sanitaire que retrace Alain Corbin débuta vers le milieu du xvme siècle avec une série de travaux d'aménagement qui consistèrent, dans les campagnes, à assécher les marais et instaurer les premières mesures vétérinaires, et, dans les villes, à paver les rues, peindre les murs des maisons, drainer les quartiers humides, canaliser les immondices, organiser les pre miers ramassages d'ordures, etc. Pour assainir la ville, on recommanda le déplacement hors des murs des manufactures polluantes et des métiers malodorants. L'édification des mai sons et des édifices publics commença à prendre en compte les impératifs de ventilation et d'aération interne avec, par exemple, l'anémomètre, ancêtre de nos climatiseurs, cependant qu'apparaissaient aux étages les fosses d'aisance avec arrivée d'eau. Cette politique sanitaire centrée sur ce que, d'une belle formule, A. Corbin appelle « la privatisation de la merde », s'attaqua aux lieux les plus insalubres. Dans les hôpitaux, de nouveaux règl ements imposèrent le lit individuel (qui devait notamment per mettre au métabolisme propre du malade de ne pas être perturbé par la fièvre du voisin !), le changement régulier des draps et des chemises des patients, l'obligation d'uriner ou de déféquer dans les latrines prévues à cet effet. Dans les prisons, les grilles et barreaux remplacèrent les portes et les panneaux afin de permettre les courants d'air, les détenus furent contraints d'assurer le nettoyage des geôles, escaliers et lieux communs. Dans les casernes, des normes d'hygiène furent imposées manu militari aux soldats, avec nécessité d'un lavage corporel régulier sous peine d'arrêts de rigueur. La lutte contre la puanteur ambiante devint ainsi une préoccupation majeure des hygiénistes. Pour désinfecter l'atmosphère nauséabonde, l'eau, le feu, et surtout les premiers désinfectants chimiques comme l'eau de chaux puis bientôt l'eau de Javel et le noir animal, extrait de la poudre de charbon, ainsi que le sulfate


Odorat et histoire sociale

105

de fer furent utilisés comme purificateurs dans tous les lieux publics menacés. Mais c'est à propos de l'élimination des excréments que les débats furent les plus spectaculaires. Deux théories s'opposèr ent. Celle des utilitaristes qui voulaient mettre à profit cette matière première aux ressources inépuisables, voyaient dans la collecte de la merde le moyen d'employer les chômeurs de l'époque, dans son recyclage une source d'engrais agricole et dans son exportation une activité économique potentiellement juteuse. Similairement, l'urine retraitée par l'industrie chimique naissante devait permettre une production d'ammoniac dans des complexes industriels spécialement créés à cet effet, et que Garnier se proposait d'appeler « Ammoniapolis ». Mais ce trait ement social et économique des déjections humaines impliquait leur conservation, d'où les fosses d'aisance chimiques permett ant la séparation du solide et du liquide, le stockage et le condi tionnement du produit ! À l'opposé, se trouvaient les tenants de la chasse d'eau et du tout-à-l'égout, pour qui l'élimination des excréments représentait la seule solution hygiéniquement accept ablecar seule capable de lutter contre la stagnation des immond ices. Il faudra près d'un siècle pour que cette dernière solution s'impose en France. « Une maison heureuse est une maison qui sent bon. » N. Benoît-Lapierre La désodorisation de la ville, la lutte contre les fumées de l'i ndustrialisation débutante, la crainte de la population face aux nouvelles nuisances vont conduire à la création d'un Conseil de la salubrité (1802) et à la promulgation d'innombrables décrets. Leur application, timide et à l'efficacité toute relative, ne consti tuaitque le lointain prélude à l'écologie moderne, mais traduisait politiquement l'irruption de la « vigilance olfactive » décrite par A. Corbin dans la conscience sociale. Car au fil de cette révolution hygiéniste, l'odorat va devenir un index implacable de classification sociale. ODEUR ET LUTTE DES CLASSES Parallèlement à une politique d'urbanisation illustrée par les tr avaux haussmanniens, dont la principale conséquence est


106

§ ^ §> c5 *jj § | § | o

Physiologie de la communication

d'aboutir, selon A.Corbin, à une « répartition sociologique » des odeurs entre certains quartiers rénovés et aérés de la capitale et d'autres moins favorisés mais plus populaires, se dessine une autre fracture sociale, plus individuelle. La désodorisation bour geoise s'oppose à la puanteur prolétarienne. La recherche de la suavité signe le raffinement des classes supérieures, cependant que l'indifférence aux effluves corporelles caractérise le tra vailleur et le bas peuple. Cette opposition de sensibilité et de préoccupation olfactives transparaît - transpire, pourrait-on dire - au travers des docu ments et rapports administratifs, des romans ou enquêtes de l'époque. La société du xixe siècle s'organise selon une échelle des odeurs, avec à un bout les « intouchables >> nauséabonds que sont les prostituées, chiffonniers, matelots, prisonniers, et autres égoutiers, et à l'autre les grands bourgeois et hauts finan ciers inodores ou parfumés. Entre ces deux extrêmes se situent les domestiques et les nourrices, tolérés au sein des familles aisées malgré leur odeur sui generis, les professeurs de lycée et les membres du clergé marqués de l'odeur du tabac ou de sperme mal dégorgé, les paysans et ouvriers aux odeurs d'ais selle et d'effluves animales. Cette sociologie sensorielle traduit de nouvelles pratiques d'hy giène et de santé. Le lavage à l'eau remplace progressivement le camouflage du parfum. La toilette corporelle entre dans les mœurs, d'abord parcimonieuse, strictement limitée aux régions visibles et dénudées, et très périodique pour les régions anales ou génitales, ce qui explique le succès des pédiluves, manuluves, bains de siège et autres bidets. La lotion, le shampooing, le brossage des dents de devant puis de la pleine bouche se généralisent lentement dans le monde bourgeois. À ce développement de la propreté, il faut bien admettre que nos confrères de l'époque n'apporteront qu'un soutien bien timoré, les préoccupations hygiénistes n'étant manifestement pas au cœur de l'action médicale. Au fil du siècle dernier, l'odorat devient donc un instrument d'analyse sociologique aussi décisif, semble-t-ii, que le compte en banque ou le siège de sa résidence. Les émanations olfactives individuelles définissent l'appartenance et la stratification sociale, permettant d'opposer les classes favorisées inodores au prolétariat ouvrier et au monde paysan lourds d'effluves diverses.


Odorat et histoire sociale

107

Cette prise de conscience individuelle de la signification des odeurs débouchera, nous l'avons vu, sur une politique visant à privatiser l'hygiène, désinfecter les lieux publics, et atténuer les différences olfactives entre couches sociales. De nos jours, une désodorisation s'est progressivement installée, faisant de nous des êtres intolérants à tout ce qui perturbe le silence olfactif de notre environnement. Les règlements de copro priété veillent au respect des heures de sortie des poubelles et contrôlent les circuits d'élimination des odeurs de cuisine, les lois sanctionnent les nuisances industrielles et imposent douches et toilettes sur les lieux de travail, les codes, non inscrits, de la bie nséance recommandent l'utilisation de déodorants. Et l'émanation d'une odeur d'aisselles constitue aujourd'hui un manquement impardonnable aux règles de bonne conduite. Dans cette chasse moderne aux odeurs primaires du corps, les psychanalystes voient la nécessité d'atténuer les instincts sexuels primaires et de prévenir les appels aux coïts que favorise la promiscuité citadine... Sans aller jusqu'à de telles interprétat ions, on ne peut que constater que l'odorat reste aujourd'hui un redoutable instrument de discrimination sociale et, avec J. BlancMouchet, que dés-odoriser et ré-odoriser sont devenus le must de la modernité. Patrice Tran Ba Huy


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.