Lecture de l'image

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« Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres. » Renée Magritte

« Laisse parler ton coeur, interroge les visages, n’écoute pas les langues... »

Martin Lefebvre

Umberto Eco

Emmanuel Souchier

Philippe verhagen Jean Fisette Georges roque nicole Everaert Pierre Fresnault

Observons ce monde d’images qui nous entoure, notre environnement scriptovisuel. Quelle diversité ! Les illustrations des manuels et de la documentation scolaire, les schémas et les graphiques de nos quotidiens, les photos de presse, les publicités et les photographies dites d’auteur celles qui s’exposent ne répondent bien sûr ni aux mêmes intentions de communication, ni aux mêmes finalités sociales.



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LA LECTURE DE L’IMAGE / MÉLAINE TOP



ÉDITO écrit par Mélaine Top

« Nous naissons avec un petit cerveau qui ne comprend qu’un seul language: l’image. » Plantu

Observons ce monde d’images qui nous entoure, notre environnement scripto-visuel. Quelle diversité ! Les illustrations des manuels et de la documentation scolaire, les schémas et les graphiques de nos quotidiens, les photos de presse, les publicités et les photographies dites d’auteur celles qui s’exposent, par exemple, au Musée de l’Elysée, ne répondent bien sûr ni aux mêmes intentions de communication, ni aux mêmes finalités sociales. C’est conscient de cette diversité que certains auteurs ont tenté d’établir des classifications.

L’un des premiers, Almasy a proposé la notion d’image utilitaire: parmi les images statiques, essentiellement les photographies, il distinguait les images esthétiques et les images à vocation documentaire, publicitaire ou informative. Moles quant à lui proposait de distinguer les images esthétiques et sémantiques (ou fonctionnelles).

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SOMMAIRE

Faux miroir RenĂŠ Magritte 1928.


Chapitre

1.

1:

Chapitre

Lire une image

Propos sémiotique / Martin Lefebvre

2.

2.

La sémiotique

Lectures d’images / Le trucage

1.

p.44

2:

Perspectives cognitives / Philippe Verhagen

p.26

3.

p.18

Perspectives cognitives / Philippe Verhagen

Annotations historiques / Jean Fisette

4.

p.66

p.56

Autoportrait / Georges Roque

3.

5.

Portrait en deuil / Emmanuël Souchier

p.90

4.

Lectures d’images / La conta mination

p.34

6.

Lectures d’images / La légende

p.80

p.100W p.28

Analyse Publicitaire / Nicole Everaert

5.

Lectures d’images / Le cadrage

p.38

7.

Le notaire / Pierre FresnaultDuruelle

p.108

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CHAPITRE 1

Coeur de Cible / Target 3 Sophie Callle 2003


LIRE UNE IMAGE / PRÉSENTATION Toutes les images n’ont pas la même fonction

d’ « oeuvre ouverte » proposé il y a plus de vingt ans notamment par Umberto Eco. Les secondes, les images fonctionnelles, correspondent à une volonté d’exploitation rationnelle des signes iconiques afin de traduire pour un plus grand nombre un contenu objectivable. Moles d’ailleurs ne limite pas les images fonctionnelles aux seules photographies: il inclut dans cette catégorie les graphiques, les schémas, les diagrammes, etc., soit toutes les formes de représentation analogiques.

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Chapitre 1 / Partie 1

Certains auteurs ont tenté d’établir des classifications. L’un des premiers, Almasy a proposé la notion d’image utilitaire: parmi les images statiques essentiellement les photographies, il distinguait les images esthétiques et les images à vocation documentaire, publicitaire ou informative. Moles quant à lui proposait de distinguer les images esthétiques et sémantiques (ou fonctionnelles). Les premières supposent une marge de liberté et d’interprétation importante de la part du destinataire dans le mesure où la signification excède largement le sens littéral, les signes dénotés, repérables au sein de l’image. C’est dire que le lecteur participe fortement à l’élaboration du sens à travers des mécanismes psychologiques d’identification et de projection. On ne peut s’empêcher de songer à ce propos au concept


1.

Toutes les images n’ont pas la même fonction.

Blind James (white) 2002 Douglas Gordon


DECHIFFRER UNE IMAGE/ INTRODUCTION Lire, déchiffrer une image et développer un propos.

Les images de notre environnement se télescopent et se renouvellent sans que nous ayons pris le temps de bien les comprendre. Notre attention trop distraite nous fait manquer des rencontres importantes que ce site propose d’approfondir avec méthode. Des chercheurs de différentes disciplines ont accepté d’étudier des images, de présenter le résultat de leur analyse et d’exposer leurs méthodes.

Lire, déchiffrer une image et développer à propos de celle-ci un sens critique, tel est certainement l’un des principaux buts de l’alphabétisation audiovisuelle. Mais toutes les images sont-elles les mêmes ? Répondent-elles toutes aux mêmes besoins de communication ? Doivent-elles être considérées de la même façon ? Demandent-elles donc les mêmes procédures de décodage, les mêmes démarches interprétatives ? Autrement dit, exigent-elles des pédagogies de l’image différentes ?

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Chapitre 1 / Partie 1

Toutes les images non pas la même fonction. Certaines font rêver et nous émeuvent tandis que d’autres informent avec une relative objectivité. Pour l’enseignant, les unes et les autres peuvent devenir le point de départ de nombreuses activités pédagogiques. A condition d’adopter une démarche adéquate.


Almasy-Laszlo-Count 1895 – 1951

Les premières supposent une marge de liberté et d’interprétation importante Observons ce monde d’images qui de la part du destinataire nous entoure, notre environnement dans le mesure où la signiscripto-visuel. Quelle diversité ! fication excède largement le Les illustrations des manuels et sens littéral, les signes dénotés, de la documentation scolaire, les repérables au sein de l’image. schémas et les graphiques de nos C’est dire que le lecteur participe quotidiens, les photos de presse, fortement à l’élaboration du sens à les publicités et les photographies travers des mécanismes psychodites d’auteur - celles qui s’exlogiques d’identification et de posent, par exemple, au Musée de projection. On ne peut s’empêcher l’Elysée -, ne répondent bien sûr ni de songer à ce propos au concept aux mêmes intentions de commu- d’» oeuvre ouverte « proposé il y nication, ni aux mêmes finalités a plus de vingt ans notamment sociales. par Umberto Eco.

Images esthétiques et fonctionnelles

« Laisse parler ton coeur, interroge les visages, n’écoute pas les langues... » Umberto Eco C’est conscient de cette diversité que certains auteurs ont tenté d’établir des classifications. L’un des premiers, Almasy a proposé la notion d’image utilitaire: parmi les images statiques -essentiellement les photographies-, il distinguait les images esthétiques et les images à vocation documentaire, publicitaire ou informative. Moles quant à lui proposait de distinguer les images esthétiques et sémantiques (ou fonctionnelles).

Les secondes, les images fonctionnelles, correspondent à une volonté d’exploitation rationnelle des signes iconiques afin de traduire pour un plus grand nombre un contenu objectivable. Moles d’ailleurs ne limite pas les images fonctionnelles aux seules photographies: il inclut dans cette catégorie les graphiques, les schémas, les diagrammes, etc., soit toutes les formes de représentation analogiques.

Abraham Moles 1920–1992


Umberto Eco 1932

Deux approches distinctes

Les premières supposent une marge de liberté et d’interprétation importante de la part du destinataire dans le mesure où la signification excède largement le sens littéral, les signes dénotés, repérables au sein de l’image. C’est dire que le lecteur participe fortement à l’élaboration du sens à travers des mécanismes psychologiques d’identification et de projection. On ne peut s’empêcher de songer à ce propos au concept d’oeuvre ouverte proposé il y a plus de vingt ans notamment par Umberto Eco. Les secondes, les images fonctionnelles, correspondent à une volonté d’exploitation rationnelle des signes iconiques afin de traduire pour un plus grand nombre un contenu objectivable. Moles d’ailleurs ne limite pas les images fonctionnelles aux seules photographies: il inclut dans cette catégorie les graphiques, les schémas, les diagrammes, etc., soit toutes les formes de représentation analogiques.

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Chapitre 1 / Partie 1

Observons ce monde d’images qui nous entoure, notre environnement scripto-visuel. Quelle diversité ! Les illustrations des manuels et de la documentation scolaire, les schémas et les graphiques de nos quotidiens, les photos de presse, les publicités et les photographies dites d’auteur - celles qui s’exposent, par exemple, au Musée de l’Elysée -, ne répondent bien sûr ni aux mêmes intentions de communication, ni aux mêmes finalités sociales. C’est conscient de cette diversité que certains auteurs ont tenté d’établir des classifications. L’un des premiers, Almasy a proposé la notion d’image utilitaire: parmi les images statiques -essentiellement les photographies-, il distinguait les images esthétiques et les images à vocation documentaire, publicitaire ou informative. Moles quant à lui proposait de distinguer les images esthétique et sémantiques.


Deux approches distinctes Bien que très imparfaite cette distinction satisfait notre bon sens. Certaines images sont le fruit d’une volonté d’expression individuelle, subjective avec une forte coloration esthétique et émotive. D’autres semblent caractérisées par leur fonction strictement instrumentale: elles se trouvent au service d’un contenu informatif préétabli qu’elles « traduisent » dans une forme visuelle plus compréhensible, plus lisible, plus percutante. Les distinctions ne sont cependant pas toujours aussi tranchées: les composantes esthétique et/ou émotive d’une photo de presse, par exemple, peuvent considérer un facteur d’interprétation important. Nous nous souvenons encore tous de cette photo d’une petite fille vietnamienne en feu fuyant sur un chemin après un bombardement au napalm durant la guerre du Vietnam.

Ces deux types d’images impliquent donc des démarches différentes tant de la part des émetteurs que de celle des lecteurs. Aussi prévoir des pédagogies adaptées à chacun de ces types paraît indispensable. Nous proposerons donc dans le premier cas une analyse inspirée de la distinction dénotation/connotation aujourd’hui largement banalisée dans le langage courant et dans le second, une démarche basée sur les techniques de traitement de l’information, proposée notamment par la sémiologie graphique.


Kim Phuc Vietnam - 1963

L’analyse connotative Les connotations: sont définies comme des sens seconds « greffés « sur un sens littéral, dit dénoté. Imaginons une photo publicitaire pour une quelconque boisson apéritive. L’image pourrait être décomposée en deux niveaux:

1. La description de la photo

2. L’analyse des significations

associées: les couleurs, l’atmosphère qui me renvoient à une certaine idée de l’exotisme, la femme dont l’attitude évoque douceur, séduction et sensualité. Autant d’idées qui pourront être associées pour moi -et par le large public auquel s’adresse cette publicité- à la boisson représentée: ce sont les connotations de l’image.

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Chapitre 1 / Partie 1

en tant qu'elle (re)présente une situation réelle; l'océan turquoise qui brise, la bouteille du produit en question, une jeune femme bronzée en bikini sur la plage, tenant un verre ruisselant de gouttelettes de condensation, etc.: c'est la dénotation de l'image.

Ainsi décrites, les connotations possèdent un caractère global: elles entrent dans des chaînes associatives-métaphoriques ou métonymiques- que dirigent tant les représentations sociales et les cristallisations idéologiques que les projections et l'imaginaire individuels. L'interprétation, faut-il le rappeler, est toujours le fait d'un sujet tant individuel que social c'est-à-dire psychologique et historique.


Roland Barthes

L’exploitation pédagogique Une lecture des ce type a plus d’un intérêt pour l’élève. Elle permet tout d’abord de mettre en évidence la différence entre les processus descriptifs et interprétatifs qui permettent le passage de l’observation à l’analyse, de la compréhension à l’interprétation. Ensuite, elle rend possible l’identification des valeurs sociales, des fragments d’idéologie, disait R. Barthes, et individuelles. Il sera possible à cette occasion, de montrer l’importance des aspects formels de l’image pour l’élaboration du sens: rôle de la « mise en scène », des décors, des personnages et des objets représentés, fonction du cadrage, des couleurs, etc. On sera attentifs à la façon dont l’image « nous parle » : la façon dont l’auteur de l’image interpelle ses lecteurs par des jeux de regards, ce fameux « axe Y-Y », les yeux dans les yeux) défini par E. Veron, par des gestes, des mimiques, etc. On pourra aussi faire apparaître la relativité du sens de l’image en fonction des différents publics, de leurs caractéristiques sociales, religieuses, culturelles, etc. La notion de polysémie de l’image, le fait qu’elle ait plus d’un sens, pourra

dès lors être mieux comprise: une image est polysémique parce qu’elle fait l’objet de lectures multiples. On rappellera alors la notion d’ancrage chère à Barthes: le sens d’une image est déterminé par le texte qui l’accompagne et qui, orientant notre lecture, réduit d’autant sa polysémie. C’est l’occasion rêvée pour analyser le rapport entre l’image et son texte, entre l’image et sa légende. On pourrait encore montrer que l’image et les mots de la langue, qui ne possèdent pas les mêmes formes d’expression, ne disent donc pas les mêmes choses. Voilà quelques pistes ouvertes pour une pédagogie des images non fonctionnelles. Mais surtout qu’éduquer le regard n’enlève rien au plaisir de l’image.


Nota bene: est une forme de métonymie). On remplace la partie par le tout, le contenu par le contenant, etc. Parler de « cent voiles à l’horizon » pour « cent voiliers » ou dire que l’on « boit un verre » sont deux exemples classiques de métonymie.

« Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois. » Roland Barthes

La métonymie est une figure de rhétorique qui substitue une unité de langue par une autre qui lui est liée par un rapport de dépendance ou de contiguité (la syndecoque

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Chapitre 1 / Partie 1

La métaphore est une figure de rhétorique classique qui consiste à substituer, sur la base d'une équivalence sémantique, un mot par un autre. Il s'agit d'un transfert de sens. Plus exactement, on substitue un signifiant par un autre: on remplace, par exemple, le mot « femme » par « fleur » pour désigner la « femme ». On a dit souvent que la métaphore était une « comparaison condensée ».


2.

Le changement d’interprétation d’une image grâce au trucage.


LECTURE D’IMAGES / LES TRUCAGES L’un des cas les plus fréquents de trucages consiste à supprimer d’une photo un personnage considéré comme dangereux.

Quand un gouvernement contrôle l’information, il dispose de moyens perfectionnés pour parvenir à ce but : aux changements politiques correspondent des disparitions photographiques. Dans l’exemple étudié, Goebbels a disparu dans les feuillages. Très liée à Hitler (en Noir), Leni Riefenstahl, présente sur la photo, passa pour avoir été la maîtresse de Goebbels. Le Führer aurait-il était jaloux et fait disparaitre son rival de la photo ?

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Chapitre 1 / Partie 2

On peut rassembler des personnages issus de photographies différentes. L’un des cas les plus fréquents de trucages consiste à supprimer d’une photo un personnage considéré comme dangereux.


L’espression « censure des images en Union soviétique » désigne l’ensemble des mesures prises pour modifier les documents relatant l’histoire de l’Union soviétique. Lorsque Joseph Staline a pris le Staline avec /sans Nikolai Yezhov contrôle de Parti communiste de l’Union soviétique et est devenu le chef du Soviet suprême. Au début, une purge signifiait l’expulsion du parti communiste, mais après les Grandes Purges dans les années 1930, les membres sont arrêtés, emprisonnés, envoyés dans un goulagn exilés en Sibérie ou exécutés. Le gouvernement soviétique a tenté d’effacer de l’histoire soviétique l’existance de certaines personnes en prenant différentes mesures : retouche d’image, destruction de films et, dans les cas les plus extrêmes, éxécution sommaire de toute la famille.


Disparition de Trotsky et Lev Kamenev

Chapitre 1 / Partie 2

Alexander Malchenko s’est effacé ...

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3.

Le changement d’interprétation d’une image grâce à la légende.

« Cet homme seul a réussi, hier, à arrêter –provisoirement- une colonne de chars. Debout, face aux tanks, il criait sa révolte et son indignation jusqu’à de partir. Et les tanks ont repris leur route de mort. ce que des passants finissent par le convaincre. » Le Quotidien, 6 juin 1989

« A lui tout seul, cet homme a arrêté une colonne de chars près de la place Tien En Men. A chaque fois que les chars tentaient de le contourner, l’homme se remettait en travers. » Le Figaro, 6 juin 1989


LECTURE D’IMAGES / LA LEGENDES C’est la légende qui réduit le nombre des interprétations et impose la signification.

2. Explication : la légende

La légende peut avoir plusieurs fonctions :

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1. Orientation : la légende

peut amener le lecteur vers différentes interprétations. Par exemple une photographie prise lors d’une manifestation d’agriculteurs montrant un homme en tenue de camouflage qui vise un car de CRS a été légendée « Il faudra des fusils pour que Paris comprenne » par le journal Libération. Mais la même photo a été légendée « Des terroristes blessent un officier CRS » par le journal Le Parisien Libéré. Il y a interprétation opposée de l’évènement.

complète l’information de la photo en renseignant sur les éléments plus abstrait (le nom des personnes et des lieux, les dates, des chiffres...) Falsification : la légende détourne complètement le sens premier de l’image. Par exemple : une photo de Doisneau, qui montre une jeune fille accoudée au comptoir d’un bar, change de sens dès qu’une revue à scandale y ajoute la légende « prostitution aux Champs Elysées ».

Dans l’exemple étudié il s’agit d’une légende explicative. Par le choix des termes employés et la précision des informations, la légende influe sur l’interprétation de l’image. La légende porte un message plus ou moins optimiste de la situation.

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Chapitre 1 / Partie 3

L’image seule peut susciter des associations d’idées différentes. C’est la légende qui réduit le nombre des interprétations et impose la signification.


Mademoiselle Anita, Doisneau

Légende d’une revue à scandales: « prostitution aux Champs Elysées ».


Est-ce une indienne (une habitante des Indes) saisie par un distingué savant anglais ?

S'agit-il d'un vieil indien d'Amérique, l'un de ceux qui furent photographiés par les premiers intrépides voyageurs de l'Ouest ? Chapitre 1 / Partie 3

Est-ce l'oeuvre d'un reporter photographe contemporain qui a voulu nous faire ressentir la détresse d'une population victime d'une catastrophe ?

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4.

Le changement d’interprétation d’une image grâce à la contamination.

Diner raté Mélaine Top


LECTURE D’IMAGES / CONTAMINATION La contamination provoque une interprétation différente de l’image par la juxtaposition d’une autre image. Dans le premier montage, le scooter est un engin convoité par les jeunes qui passent leur ASSR. Dans le second montage, le scooter devient un engin de mort. La création d’une légende choc permet d’accentuer encore cet effet.

Crime passionel. Mélaine Top

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Chapitre 1 / Partie 4

La contamination d’une image par une autre image est un effet qui a été inventé par le cinéaste Koulechov. Cet effet provoque une interprétation différente de l’image par la juxtaposition d’une autre image.


La repulsion

Pour mettre en évidence cette contamination sémantique, Lev Koulechov développe une expérience scientifique (psychologie cognitive) : Il choisit un gros plan de l'acteur russe Ivan Mosjoukine dans lequel celui-ci est particulièrement inexpressif. Il fait alors trois tirages de ce plan qu'il fait précéder de trois images différentes. Dans le premier montage, avant le plan de Mosjoukine, il insère un gros plan d'une assiette de soupe. Dans le second montage, il insère, à la place de l'assiette de soupe, un cadavre dans un cercueil. Enfin, il insère un plan d'une femme allongée sur un canapé. Interrogés après le visionnage de chaque séquence, les spectateurs doivent caractériser le sentiment exprimé par l'acteur. Dans le premier cas, les spectateurs croient percevoir la faim, dans le second la repulsion, et dans le dernier le désir.


La faim

Chapitre 1 / Partie 4

Le desir

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5.

Le changement d’interprétation d’une image grâce au cadrage.


LECTURE D’IMAGES / LE CADRAGE Le cadrage change la signification d’une photo pour en donné un sens opposé.

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Chapitre 1 / Partie 5

Initialement, il fait références aux bords du tableau en peinture. Par extension, il désigne ce qui est montré à l’intérieur de ces limites. En photographie, le cadrage désigne donc ce que le photographe capture durant la prise de vue. Dans l’exemple étudié, le cadrage est modifié en coupant simplement la photo. La signification de la photo ainsi obtenue est à l’opposé de la réalité.



Enlèvement d’enfant. Mélaine Top

Chapitre 1 / Partie 5

Un père qui sauve son fils. Mélaine Top

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CHAPITRE 2

Charles Sanders Peirce (1839 –1914) Philosophe, logicien et épistémologue


LA SÉMIOTIQUE / PRÉSENTATION La sémiotique est l’autre nom de la logique. C’est une méthode d’étude de la signification et du processus interprétatif. où tout est signe. Les chercheurs les plus connus sont Thomas Sebeok, Umberto Eco, Gérard Deledalle, David Savan, Eliseo Veron, Claudine Tiercelin, etc.. La sémiologie s’est développée en Europe à l’instigation du linguiste et philologue Suisse Ferdinand de Saussure (1857-1913) aux alentours de 1908-09. Selon son expression « C’est une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale.». La sémiologie s’est ensuite développée dans le cadre de la théorie structuraliste. Ses auteurs les plus connus sont Roman Jakobson, Louis Hjelmslev, Roland Barthes, Umberto Eco, Algirdas Julien Greimas (fondateur de l’Ecole de Paris). La sémiologie structurale privilégie l’étude des signes organisés en systèmes.

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Chapitre 2 / Partie 1

La sémiotique s’est développée dès 1867-68, à partir des travaux du philosophe, logicien et épistémologue américain Charles Sanders Peirce (1839 –1914). Selon lui, la sémiotique est l’autre nom de la logique : « La doctrine quasi nécessaire ou formelle des signes. » La sémiotique s’est développée dans le cadre de la théorie pragmatique dont Peirce est l’un des fondateurs. Ses travaux sont longtemps restés méconnus, mais leur redécouverte progressive a permis le renouvellement des études sur le signe et la semiosis (le signe-action). La sémiotique peircienne privilégie l’étude des signes en situation, donc en action et dans leur contexte. C’est une méthode d’étude de la signification et du processus interprétatif. La sémiotique ne se définie pas par ses objets d’étude puisqu’elle a le projet d’étudier tout ce qui entre dans l’univers de la pensée


1.

«Ceci n’est pas une pipe(rie)» : bref propos sur la sémiotique et l’art de Magritte

La trahison des images par René Magritte - 1929 huile sur toile, 62.2 x 81 Los Angeles County Museum of art


PROPOS SÉMIOTIQUE / MARTIN LEFEBVRE Sur l’art de Magritte

tible d'être présent à l'esprit doit posséder Premièreté, Deuxièmeté, et Troisièmeté. Conséquemment, la seule façon de savoir si l'on a affaire à une icône, un index ou un symbole c'est de considérer l'objet de la représentation et non son support. Par ailleurs, comme chaque chose du monde existe dans une quantité indéfinie de rapports monadiques, dyadiques, et triadiques avec soi et le monde on ne saurait faire l'inventaire de tout les objets qu'une chose, une fois sémiotisée, peut représenter.

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Chapitre 2 / Partie 1

Le structuralisme et la sémiologie nous ont habitués à analyser la représentation à partir d'un examen des supports médiatiques selon lequel on peut distinguer l'image et le langage, la représentation par ressemblance et la représentation par signes arbitraires. Or ce que permet la sémiotique de Peirce, au contraire, c'est de considérer les fonctions de la représentation sur un plan purement logique en évitant la réduction du support. En d'autres mots, rien n'empêche une représentation picturale ou une représentation linguistique de remplir des fonctions iconiques, indexicales, ou symboliques dans la mesure où, comme je l'ai souligné en introduction, tout ce qui est suscep-


On me fera remarquer, et avec raison, qu'une interprétation du tableau de Magritte comme indice que la sortie du musée n'est pas très loin ou encore comme symbole national ou symbole d'un musée (comme cela arrive avec certaines oeuvres de Léonardo ou de MichelAnge qui sont parfois soumises à cet usage sémiotique) n'a pratiquement rien à voir avec l'art. Bien sûr. Après tout la sémiotique, je le disais plus tôt, est une théorie de la connaissance et non une théorie de l'art.

Quelques rapports sémiotiques au monde : Soit, donc, le tableau de Magritte et quelques uns de ses rapports sémiotiques au monde : le tableau peut servir à représenter une pipe ; il peut servir à représenter l'existence de ce genre d'objet qu'on appelle pipe ; il peut servir à représenter Magritte ou son style ; il peut servir à représenter des couleurs ; il peut servir à représenter une proposition négative ; il peut servir à représenter la peinture moderne ;


René Magritte 1898-1967

Chapitre 2 / Partie 1

« Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres. » Renée Magritte il peut servir à représenter le musée où il est abrité ; il peut servir à représenter une exposition Magritte ; il peut servir à représenter un mode de représentation ; il peut servir à représenter la Belgique ; il peut servir à représenter le goût d'un amateur d'art ; il peut servir à évoquer des souvenirs ; il peut me servir à me représenter où je me trouve dans un musée si je me suis égaré ; etc., etc., et ce, de façon indéfinie car on ne saurait épuiser le potentiel sémiotique d'une chose du monde.

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Shéma de Martin Lefebvre

Ce qui est vrai pour le tableau dans l'ensemble l'est vrai également pour ses parties, qu'il s'agisse, par exemple, du texte ou du dessin. Dans chaque cas donc, et selon l'objet que le tableau ou une de ses parties sert à représenter, nous aurons affaire soit à une icône, à un indice, ou à un symbole. Cela revient à dire qu'un tableau, comme celui de Magritte, peut nous faire connaître une quantité indéfinissable de choses du monde, soit à travers la quantité indéfinie de ses qualités, de ses connexions existentielles avec d'autres choses dans le monde, ou à travers la façon qu'il a de solliciter des interprétations. Lien sémiotique à l'art : Lorsqu'un historien d'art dit connaître La trahison des images (1929) il sait

en principe que l'oeuvre se trouve au LACMA à Los Angeles. Sur le plan de la connaissance, cela fait partie de la signification que revêt l'oeuvre aujourd'hui. Cela fait même partie de l'aura de l'oeuvre d'art au sens benjaminien du terme - l'histoire de l'art s'est longtemps penchée sur la circulation des oeuvres d'un collectionneur à un autre pour cette raison précisément. Or quelle différence y a-t-il entre savoir que l'oeuvre se trouve au LACMA, et savoir sur quel mur elle s'y trouve, ou encore si elle est près de la sortie ? Et bien cela dépend tout simplement de l'usage sémiotique qu'on veut en faire. Du point de vue de la connaissance en général, toutes les relations d'une oeuvre d'art (ou de n'importe quel objet du monde) participent à sa connaissance.


Or, comme je le laissais entendre plus tôt, il est impossible d'épuiser ces relations dont certaines toutefois sont pertinentes pour un usage et d'autres pas du tout. La question des pertinences est d'ailleurs au centre des préoccupations prag-

d'apprécier le tableau en tant qu'oeuvre d'art (si ce n'est, comme je le disais tout à l'heure, que par le détour de l'aura). En d'autres mots, s'il s'agit là d'une qualité du tableau en tant que chose du monde à connaître, il ne

Plus spécifiquement, nous pouvons dire que lire une oeuvre d’art c’est chercher à la voir (à l’utiliser) comme un symbole, c’est-à-dire comme un signe authentique.

Ce qui heurte le sens commun, voire peut-être même le sens esthétique, lorsqu'on dit qu'une partie de la signification de La trahison des images réside dans le fait que le tableau se trouve à Los Angeles c'est d'abord que l'on définit l'oeuvre selon des rapports (plus ou moins) fortuits et ensuite que ceux-ci ne permettent pas

s'agit pas d'une qualité de l'oeuvre. Ce que recherche principalement l'interprétation de l'oeuvre d'art, il me semble, ce sont plutôt des qualités, des relations conçues comme à la fois nécessaires et continues et qui se rapportent à l'oeuvre comme représentation, comme signe . L'oeuvre d'art : un symbole. Plus spécifiquement, nous pouvons dire que lire une oeuvre d'art c'est chercher à la voir (à l'utiliser) comme un symbole, c'est-à-dire comme un signe authentique.

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Chapitre 2 / Partie 1

matistes de Peirce. En ce sens, le degré d'indétermination d'un signe relève de son contexte d'usage, de ce qu'il vise à accomplir. Fort de ce pragmatisme on peut se demander quelles qualités, quelles relations, quels rapports, c'est-àdire en somme quelles façons de connaître l'objet, sont pertinents pour l'étude (sémiotique) de l'art aujourd'hui ? Et plus spécifiquement encore, qu'est-ce qu'interpréter une oeuvre d'art aujourd'hui ?


La Trahison des images : lecture(s) Commençons donc par quelques évidences. A moins d'y voir, comme on l'a déjà dit, une remarque ontologique qui porte sur la distinction à apporter entre l'image d'une pipe et une pipe réelle, il ne fait aucun doute que l'étonnement ressenti la plupart du temps devant La trahison des images vient de la négation d'une relation de représentation qui apparaît, à première vue, comme une en torse à la connaissance. C'est bien un pipe que je vois et dont on semblerait dire qu'elle n'en est pas une. Rien de tout cela toutefois n'est absolument certain, puisque, comme le remarque Foucault , on pourrait croire en un certain flottement dans la référence du pronom démonstratif /Ceci/ qui sert d'index à la proposition. C'est que tout signe remplissant une fonction indexicale, comme le souligne Peirce, bien qu'il pointe en direction de l'objet, bien qu'il indique l'existence de quelque chose qui soit un objet de référence, ne dit rien à son sujet. L'index pur, explique Peirce, dénote mais ne connote pas. En outre, le /

Ceci/ de « Ceci n'est pas une pipe » ne sert qu'à dénoter l'existence d'un objet indéfini dont le symbole propositionnel nous informe qu'il a la propriété d'être n'importe quoi sauf une pipe. Or, l'ambiguité du tableau émerge lorsque le pronom /Ceci/ est référé au dessin, lequel après tout partage avec le mot / pipe/ d'être lui-aussi un interprétant de cet objet du monde qu'on appelle « pipe ». Jusqu'ici ma lecture s'apparente à celle de Foucault, même si j'en tire des conclusions différentes et si les enjeux philosophiques ne sont pas les même, d'où l'économie chez moi du renvoi de l'œuvre à un quelconque calligramme imaginaire et préalable . Néanmoins, ce qui me frappe dans l'étude de Foucault, outre son incontestable ingéniosité, c'est qu'elle s'applique également à d'autres œuvres de Magritte qui, à première vue, du moins, reposent sur un dispositif identique, comme par exemple La force de l'habitude ou Ceci n'est pas une pomme. Comme si, en définitive, pour Foucault, le choix des objets auxquels Magritte faisait subir le sort du « calligramme défait » était sans importance et que seul comptait le dispositif, l'engenage, dans lequel ils sont pris, par lequel ils sont saisis.


Et c’est en cela, principalement, que je trouve cette lecture insuffisante, entendue comme lecture d'une oeuvre d'art. Car il y a d'autres significations au mot / pipe/, dont une en particulier qui s'est égarée dans les siècles à peu près partout sauf au Québec.

« Nous sommes ici bien pippez a pleine pippes, mal équippez » Rabelais Or, ce que démontre l'étymologie c'est que l'usage du mot / pipe/ pour désigner l'instrument du fumeur est en fait un dérivé d'un autre usage, beaucoup plus ancien celui-là, dont le champ sémantique est celui du leurre, de l'imitation, de la tromperie, ou de la tricherie.

Shéma de Martin Lefebvre

Ainsi, dans le Dictionnaire de l'ancienne langue française du IXe au XVe siècle on donne le sens « tromperie » comme l'un des premiers sens du mot /pipe/, sens bien antérieur à celui qu'on utilise communémment aujourd'hui. On cite ainsi Rabelais chez qui on peut lire : « Nous sommes ici bien pippez a pleine pippes, mal équippez ». Ce sens a également donné les dérivés /pipeur/ (« tricheur ») et /piperie/ (« tromperie », « leurre ») qui sont toujours dans le vocabulaire actif de la langue française d'aujourd'hui.

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Une lecture liée à la sémantique : En effet, c'est une expression bien québécoise, mais dont la source est ô combien française qui m'a mis la puce à l'oreille. Cette expression a d'ailleurs une cousine en France, il s'agit de : « conter ou raconter des pipes ». En France on dira des histoires racontées par celui qui « conte des pipes » que « c'est du pipeau ». Ainsi, celui qui « conte des pipes » essaie de leurrer, de tromper.


Ceci n’est pas une pomme par René Magritte

Or voilà qui donne soudainement un nouvel air au tableau de Magritte et qui, de surcroît, le distingue assurément d'autres oeuvres, comme par exemple, Ceci n'est pas une pomme. En effet, c'est la relation sémiotique de l'image et du texte qui se trouve changée. « Ceci », dit maintenant la proposition, « n'est pas un leurre, n'est pas une tromperie ». Or, à supposer cette fois que le pronom démonstratif se réfère au dessin de la pipe (à quoi d'autre pourrait-il se référer pour assurer le sens d'une telle proposition ?), il s'agit alors d'un retournement de la situation.

Cette fois, l'énoncé ne porte plus sur lui-même, mais bien sur l'image, et non pas pour dire qu'elle nous trompe, bien au contraire. Voilà l'image, dévoilé par les mots eu égard au sens premier, banal, qui frappait initialement le spectateur: « Ceci n'est pas un leurre, c'est bien une pipe » dit maintenant l'énoncé. Ou du moins, « c'est bien réellement une pipe sous un de ces aspects ».


Retour à l'iconicité : Nous sommes ici dans le domaine de l'iconicité. Et en cela, le tableau confirme ce que nous savions aussi, mais qui avait été ébranlé par le discours de l'art moderne (« Ceci est l'image d'une pipe, non une pipe »).

CECI EST L’IMAGE D’UNE PIPE, NON UNE PIPE

Je dirai pour conclure qu'il ne s'agit pas, en définitive, d'opposer différentes lectures de La trahison des images, soit d'opposer une lecture où il est question de l'image (« Ceci, cette image, n'est pas une pipe puisque c'est une image ») ; à une autre où il est question de la proposition négative et de son recours à l'iconicité (« Ceci, cette proposition, n'est pas une pipe, mais elle requiert une icône ») ; ou encore à une troisième où l'on affirme le statut et l'interprétation de l'icône (« Ceci n'est pas un leurre, c'est une pipe »). Il ne s'agit pas de les opposer car toutes ces idées générales, ces lectures, ces habitudes d'interprétation que détermine le même tableau, portent sur des objets sémiotiques différents ou, pour le dire autrement, sur des relations sémiotiques différentes et qui sont toutes pertinentes, il me semble, pour connaître cette œuvre d'art. Et il en existe assurément plusieurs autres. Aussi est-ce là, il me semble, que se trouve la véritable force de cette œuvre, dans cette façon qu'elle a de nous faire entrevoir l'impossibilité d'épuiser, depuis le domaine même de l'art, le sens du mot connaître.

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Il faut comprendre qu'en voyant cette pipe comme une pipe nous mettons de côté tout ce qui ne relève pas de cette identité. Ce n'est pas prendre le tableau pour un pipe, ni même l'image pour une pipe, mais c'est plutôt ne considérer que certaines de ses qualités sous l'angle d'une pure forme et ce, indépendemment de toute substance ou matière. L'icône ne distingue pas entre signe et objet, les deux se fondent dans la ressemblance, dans le partage des qualités et ce, tant qu'on les considère du seul point de vue de ces qualités. C'est pourquoi l'icône pure n'existe pas. Exister c'est se confronter à la différence ; dans leur existence les choses sont singulières. Mais on peut malgré tout adopter une vue de l'esprit sur les choses - c'est l'iconicité - qui néglige de prendre en compte cette existence.

Pour conclure :


Interprétation de « La trahison des images » de René Magritte. Mélaine Top Illustration au feutre. 148 x 210


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MARTIN LEFEBVRE Professeur de Philosophie

Professeur associé à l’Université du Québec à Montréal, habilité aux programmes de doctorat en Philosophie et en Études littéraires. Martin Lefebvre a principalement conduit des travaux dans la sémiotique de Peirce, travaillant à enrichir la réflexion actuelle en la rattachant à ses fondements philosophiques et pragmatistes. Sa réflexion sémiotique, principalement focalisée sur l’iconicité, a surtout été orientée vers les objets littéraires. Il a aussi ouvert quelques voies de réflexion pour une sémiotique de la relation musique-littérature.

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2.

Quelques annotations historiques par Jean Fisette

Le Violon d'Ingres par Man Ray - 1924 Épreuve aux sels d’argent rehaussée de crayon et encre de Chine, 28.2 x 22.5 cm


ANNOTATIONS HISTORIQUES/ JEAN FISETTE sur le Violon d’Ingres.

à l’autre, le traitement photographique choisi par Breton suive un mouvement qui marque un déplacement vers une photographie de moins en moins documentaire (au sens d’une relation mimétique avec un référent: par exemple les nombreuses places dans Paris évoqués et illustrées dans Nadja) et de plus en plus autonome jusqu’à ce que l’image produite signifie par le simple mouvement de la lumière et de l’ombre en dehors de toute reconnaissance du référent. Bref, cette série photographique marque de façon nette, le passage à un art non-figuratif.

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Man Ray est un photographe d’origine new-yorkaise qui est venu s’établir en Europe, à Paris en fait, au début des années 20. Il s’est associé aux artistes qui alors se groupaient autour de Breton et qui allaient fonder le mouvement surréaliste. En raison de ce que représente la photographie telle qu’il la pratique avec la plus grande liberté et un sens de l’inventivité qui étonnera sans cesse, il deviendra un personnage central dans la saga surréaliste. On peut songer, par exemple, aux photographies qui illustrent les trois romans d’André Breton, Nadja, Les vases communicants et L’amour fou dont Man Ray compte parmi les auteurs. Il est assez significatif que d’un roman



Marcel Duchamp Roue de bicyclette - 1913 New York, The Museum of Modern Art

Quelques considérations sur la facture de l'image Il s'agit là d'un simple artefact, soit une photographie (argentique) en noir et blanc sur laquelle ont été superposées deux traces d'encre. La photographie représente le dos d'une jeune dame tandis que les taches d'encre superposées reproduisent le contour des ouvertures que l'on trouve sur les instruments de la famille du violon, permettant l'expulsion des ondes sonores et que l'on nomme les ouies.

DES OBJETS QUI RESTENT OUVERTS Je reprends cette même analogie: une des premières pièces de Duchamp, Roue de Bicyclette, est faite d’un montage de deux objets, une roue de bicyclette en position inversée et superposée à un tabouret; ce type de montage se saisit d’objets quotidiens, en fait son matériau en les plaçant dans une configuration nouvelle: le sens antérieur de l’objet est à la fois reconnu et nié alors qu’un nouveau sens demeure obscur.

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La jeune dame vue de dos tourne la tête de 3/4 de sorte que l’on aperçoit le profil de son visage. Sa tête est revêtue d’un bonnet qui cache sa chevelure. Le bas du dos et la naissance des fesses ont été rendus visibles par la chute d’un vêtement qui forme une sorte de couronne autour du bassin. Les bras sont totalement repliés vers l’avant de sorte qu’ils sont invisibles, ne laissant apparentes que les épaules dont la bordure forme une ligne continue avec celle du dos.

«Violon d’Ingres» appartient, de façon bien typique, aux expérimentations des premières années du mouvement surréaliste; je pense, par exemple, aux Ready Made de Duchamp; l’innovation des dadaïstes tient entre autres dans l’utilisation d’un matériau qui a déjà sa place dans la vie courante et qui est détourné de son lieu, abstrait comme on l’a suggéré précédemment, pour être replacé dans un nouvel environnement et, ainsi, générer une ou des significations nouvelles.


Les voies de la signification Le signe est défini dans la conception peircienne de la sémiotique par l'interaction de trois composantes, (1) le représentamen ou le fondement du signe, (2) la relation du signe à son objet et (3) le travail de l'interprétant venant conforter la relation entre les deux premiers termes et développer le signe jusqu'à ce qu'il conduise au surgissement d'un signe ultérieur qui deviendra une interprétation du signe actuel.

Les passages que j'ai précédemment consacrés à la description de la facture de l'image et

« Toute opinion est transitoire et toute oeuvre est permanente.  » Man Ray à ses composantes avaient comme fonction, claire et simple, d'établir la nature spécifique du premier constituant du signe. Dans les rubriques qui suivent, je m'attarderai principalement à la relation du signe à son objet; j'analyserai brièvement les trois classes de relation à l'objet, puis j'aurai recours à la définition de l'hypoicône. Enfin, dans une dernière partie, je traiterai plus brièvement des interprétants du signe que je regrouperai autour du thème du corps du son.


Au titre de l'interprétant final, quelques réflexions sur la lecture de "Violon d'Ingres"

Chapitre 2 / Partie 2

« Violon d'Ingres » nous fournit une occasion extrêmement intéressante pour démontrer cette position de base chez Peirce à l'effet que diverses pièces artistiques, non réductibles à des contenus de sens déjà élaborés et fixés représentent autant d'invitations à imaginer des parcours de signification qui appartiennent à un imaginaire qui est autant spécifique à chacun de nous qu'il représente un lieu de création que, par la culture, nous possédons collectivement. En termes sémiotiques, cette différence se marque entre le premier parcours suggéré plus haut qui remonte directement de l'icône vers le symbole et qui répond à une certaine classification déjà construite et constitutive de la culture; puis le second parcours, celui de l'hypoicône, celui qui se profile dans l'ombre et dans l'incertitude et qui invite au "détour", celui de la voie de l'imaginaire. Umberto Eco avait déjà touché cette distinction fondamentale entre deux modes de fonctionnement de l'esprit, à la fois contradictoires et nécessairement co-présents sous les termes métaphoriques du dictionnaire et de l'encyclopédie.

On ajoutera que le bonnet qui cache les cheveux donne sa tête comme une pièce qui ressemble à l’extrémité supérieure de l’instrument qui s’apelle présicément la tête, d’autant plus que la facture du bonne, fait de replis, rapelle les volutes dont est fait la tête de l’instrument.

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L'analyse de cette pièce de Man Ray nous démontre aussi que la relation diagrammatique, qui occupe une place centrale dans la sémiotique couvrant une majorité des types de signes, n'appartient pas en exclusivité aux démarches scientifiques. Enfin, l'analyse nous permet de rendre compte de la métaphore ouverte permettant de réaliser la voie de la sémiosis ad infinitum qui a marqué de façon exhaustive les grandes aventures de la création propres au XXe siècle.

Il serait aussi intéressant de prendre conscience de la proximité historique de la création de la sémiotique chez Peirce (qui se fait dans les premières années du XXe siècle) avec cette conception nouvelle de la question de la signification et l'apparition des mouvements dadaïste et surréaliste où l'on retrouve cette même tendance à définir le sens comme un objet virtuel, orienté vers l'avenir plutôt que de le penser comme un simple acquis dépendant des codifications qui appartiennent au passé. Cette sémiotique est aussi particulièrement intéressante en ce qu'elle nous invite à trouver, dans les démarches bien académiques


Enfin les hanches bien larges et les épaules plus étroites (dépourvues de bras) correspondent aux proportions de la caisse de résonnance, le resserrement qui, sur l’instrument, permet le mouvement de l’archet.

de la description et de l'analyse, des occasions d'avancées dans les territoires de l'imaginaire, bref des mouvements de sémiose créant autant de voies nouvelles où engager nos perceptions les plus quotidiennes et nos rêves, parfois échevelés! C'est bien là ce que désigne le titre de cette pièce

UNE TENDANCE VERS LA TRANS-ASSOCIATION

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Chapitre 2 / Partie 2

de Man Ray: « Violon d'Ingres », c'est-à-dire, passe-temps, liberté de la vie de l'imaginaire; car ce titre désigne plus un processus qu'une pièce, plus un mouvement qu'une image.


Interprétation du « Violon d’Ingres » de Man Ray Mélaine Top Illustration au feutre. 148 x 210


Chapitre 2 / Partie 2

JEAN FISETTE Sémioticien

Professeur associé à l’Université du Québec à Montréal, habilité aux programmes de doctorat en Sémiologie et en Études littéraires. Jean Fisette a principalement conduit des travaux dans la sémiotique de Peirce, travaillant à enrichir la réflexion actuelle en la rattachant à ses fondements philosophiques et pragmatistes. Sa réflexion sémiotique, principalement focalisée sur l’iconicité, a surtout été orientée vers les objets littéraires. Il a aussi ouvert quelques voies de réflexion pour une sémiotique de la relation littérature-art.

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3.

Perspectives cognitives soulevĂŠes par la sĂŠmiotique peircienne


PERSPECTIVES COGNITIVES/ PHILIPPE VERHAEGEN Soulevées par la sémiotique peircienne.

les faits se sont déroulés, un cadre de vie, un contexte socio-économique particulier, etc. Les mots mis sur cette image nous paraissent relativement incomplets dans la mesure où ils mettent en exergue l’une ou l’autre interprétation alors que l’image, elle, nous les présente toutes de façon condensée : elle est à la fois chacune de ces interprétations et toutes celles-ci.

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Chapitre 2 / Partie 3

Un simple coup d’oeil sur le document ci-dessus suffit pour nous permettre de le catégoriser et de lui attribuer un sens : il s’agit sans équivoque d’une publicité sociale qui invite son lecteur à être attentif à la maltraitance dont les enfants peuvent faire l’objet. Ou encore, pour reprendre ici les propos tenus par des spectateurs occasionnels, cette image traiterait de « l’enfance battue », « de l’insouciance des adultes », de leur façon de « pratiquer la politique de l’autruche », etc. Quoique différentes, ces interprétations participent toutes d’un même champ sémantique : celui de la problématique de la maltraitance infantile qui implique un agresseur et un agressé, une situation critique où


Il est intéressant de faire remarquer que ni le texte, ni la photographie présentées par l’image ne traitent explicitement de ce problème.

LE SPECTATEUR NE PEUT QUE SE RABATTRE SUR LE CORPS NU La seule vision de l’image ne peut à elle seule déterminer qu’il s’agit d’un « enfant battu » : le document ne nous montre ni agresseur, ni situation d’agression (l’absence d’arrière-plan empêche toute contextualisation de ce type). Le spectateur ne peut que se rabattre sur le corps nu pour obtenir quelques informations : il s’agit d’un enfant, de race blanche, les cheveux en bataille, apparemment bien nourri, etc.


Chapitre 2 / Partie 3

L’analyse du texte conduit au même résultat. On y parle de « voisins » qui n’arrivaient pas à dormir. On nous somme aussi de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. Deux énoncés qui de surcroît jouent sur des formes contradictoires : (1) dormir et fermer les yeux versus ne pas pouvoir dormir mais fermer les yeux ; (2) se mêler de mes affaires versus se mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais aucune mention n’est faite ici d’un enfant, d’une situation de maltraitance, d’un agresseur ou d’un agressé. Pris isolément, le texte semble se déployer dans un champ sémantique autre que celui suggéré par la photographie de l’enfant.

Et pourtant de cette double indéfinition, celle de l’image et du texte, il en ressort un document publicitaire relativement univoque sur l’enfance maltraitée. Au-delà de l’analyse de cette image, le texte qui suit voudrait mettre en avant la dimension cognitive du système peircien.

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À la recherche de l’Objet Si nous devions entamer l’analyse de cette image à partir des concepts et outils imaginés par la sémiologie structurale nous serions vite confrontés à une impasse. L’observation du dénoté nous permettrait difficilement de dégager le connoté attendu. Il n’y a pas ici de présentation de l’objet ou du produit sur laquelle se baser pour élaborer le dégagement des sens connotés.

Shéma de Philippe Verhaegen

Méthodes : Dans le modèle sémiotique imaginé par Peirce, le signe est envisagé comme composé d’un representamen c'est-à-dire du signe considéré en lui-même et qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose (son objet). Ce representamen s’adresse à quelqu’un et a pour effet de créer dans l’esprit de celui-ci un autre signe, l’interprétant, qui doit lui permettre de renvoyer le representamen à l’objet imaginaire ou réel qu’il désigne : « un signe est d’abord

ce qu’il fait » soutient Peirce, « et ce qu’il fait est sa signification, autrement dit la règle de l’action ». Déterminer le sens de notre document revient donc à dégager les effets signifiés propres qu’il produit en/sur nous. Pour saisir ceux-ci, un détour par le processus interprétatif imaginé par Peirce est indispensable .


Le processus d’interprétance Méthodes :

LE SIGNE VA EN APPELER D’AUTRES QUI EUX-MÊMES EN PRODUIRONT D’AUTRES ET AINSI DE SUITE. L’interprétant dynamique est celui qui va situer cette sémiose dans un processus ad infinitum : le signe va en appeler d’autres qui eux-mêmes en produiront d’autres et ainsi de suite.

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En premier lieu, il y a « l’interprétant immédiat qui est l’interprétant tel qu’il est révélé dans la compréhension du signe lui-même, et est ordinairement appelé la signification du signe ». Premier maillon d’une chaîne infinie d’interprétants, il permet l’enclenchement de la dynamique interprétative. À partir de là, la sémiose peut véritablement démarrer. Le signe reconnu comme tel par l’interprétant immédiat, est maintenant susceptible de produire de multiples effets.


Reste à clôturer ce dispositif. Pour Peirce c’est l’activité propre du signe qui y parviendra. En effet, l’arrêt des interprétants doit être conçu comme l’action du signe sur lui-même ou plus exactement de l’interprétant sur lui-même. C’est le moment où l'action du signe a pour effet de se boucler sur elle-même en fixant la relation representamen - objet. Soit, graphiquement :

Mais Peirce considère qu’il y a aussi une forme d'habitude ("auto référentielle") à la base du signe. En un mot, il nous faut un interprétant immédiat. Cet interprétant est tributaire d'interprétants finaux préalablement construits de telle sorte qu'entre ces deux types d'interprétants se trouve générée une boucle récursive : l'interprétant immédiat produit un interprétant final qui lui-même produit de nouveaux interprétants immédiats, et Shéma de Philippe Verhaegen ainsi de suite.

Shéma de Philippe Verhaegen


Les interprétants pragmatiques Méthodes :

Dans la reconnaissance « affective » du signe, on ne peut distinguer l’interprétant final de l’interprétant immédiat : mieux même dans ce cas l’interprétant final, c’est l’interprétant immédiat du signe et vice-versa.

Shéma de Philippe Verhaegen

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Chapitre 2 / Partie 3

Peirce considère qu’il y a trois grands types d’effets correspondant L’interprétant affectif chacun à une façon particulière de boucler le processus d’interprétance. Il les nommera respectiveMéthodes : ment les interprétants affectifs, Le premier effet de tout signe, énergétiques et logiques. c’est sa capacité à déterminer un sentiment chez l’interprète. Il est au moins un sentiment de reconnaissance comme quoi celui-ci comprend l’effet propre du signe.



Dans notre image, l’interprétant affectif correspond au minimum à la reconnaissance de ce document comme signe mixte composé d’une image et de textes et s’adressant à quelqu’un. Il s’agit d’une publicité sociale et qui vise donc non à vanter un produit ou un service mais bien à soulever une question d’intérêt public, etc. Cette description de l’interprétant affectif n’est pas universelle : elle dépend de l’expérience sémiotique propre au récepteur. L’interprétant affectif est donc non seulement l’effet émotionnel spontané engendré par le signe mais aussi le reflet d’un ensemble de pratiques «affectives» acquises au cours d’interactions antérieures et fonctionnant comme un système de dispositions sensibles. Cette accommodation mimétique nous fait ressentir bien différemment la situation de l’enfant figuré ci-contre. Cette fois, ce n’est plus la douleur d’un enfant chargée d’angoisses qui est perçue mais au contraire la sérénité et le bien-être qui lui sont assurés. Sans cette participation mimétique au perçu, le spectateur de ces deux documents ne pourraient inférer le sens plus développé auquel leurs concepteurs respectifs les convient.

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Pour conclure. Résumons-nous. D'un côté, il y a donc un processus d’interprétance qui met en boucle les interprétants immédiat, dynamique et final. De l'autre, il y a les interprétants affectif, énergétique et logique qui constituent trois types d’effets possibles du signe sur l'esprit de l'interprète. L’effet cognitif peut être limité à l’un d’entre eux ou résulter de leur combinaison. En tant que tels, ils constituent tous les trois des formes particulières d'interprétants finaux et, à ce titre, ne renvoient qu'à euxmêmes. De plus, en tant qu'interprétants ultimes, ils participent à la dynamique interprétative et par récursivité constituent les différents interprétants immédiats possibles.

Concernant l’analyse de notre image, cela signifie que, si les concepteurs du document voulaient modifier les représentations mentales associées à la problématique de la maltraitance, il leur fallait au moins sensibiliser les destinataires au problème (interprétant affectif) et les faire, cognitivement, réagir (interprétant énergétique). En procédant par indices (c'est-à-dire par fragments d’information demandant au destinataire un travail de reconstruction métonymique du sens), ce document permettait au concepteur d’imaginer par lui-même toutes les situations à risque. Inversement, en présentant de façon traumatique un enfant à l’état de victime, ce document reste largement indéfini et favorise dès lors les amalgames. De même, il fixe l’attention sur la situation passée et présente de l’enfant au détriment d’une vision plus ouverte sur le futur, ce qui aurait permis d’inciter le destinataire à rechercher par lui-même des solutions.

Pour terminer, notre seconde image est en réalité une publicité d’Air France dont le slogan et le hublot ont été gommés.


Chapitre 2 / Partie 3

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Interprétation d’une publicité. Mélaine Top Illustration au feutre. 148 x 210


Chapitre 2 / Partie 3

PHILIPPE VERHAEGEN Professeur de Communication

Professeur délégué à la communication, CELSA-Paris-Sorbonne et membre du Conseil Scientifique de l’École Doctorale V Concepts et langages, Paris- Sorbonne ; du CS et du CA du CELSA. Ses travaux se sont déployés autour de trois problématiques qui structurent mes recherches et s’acheminent vers la rédaction d’ouvrages théoriques consacrés à l’énonciation éditoriale, la poétique de la communication infraordinaire, la théorie des écrits d’écran et la textualisation des pratiques sociales à travers la culture numérique.

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4.

L’autoportrait de Van Gogh à l’oreille bandée

L’autoportrait à l’oreille bandée, par Vincent Van Gogh, 1889, 51 x 45 (cm), collection Block, Chicago.


L’OREILLE BANDÉE/ GEORGES ROQUE Sur l’auto portrait de Van Gogh

Ce portrait sans complaisance, il l’a réalisé par deux fois, puisqu’il en existe deux versions, dont seule la seconde nous retiendra ici.

Van Gogh a choisi courageusement de se représenter peu de temps après le drame, et à peine rentré chez lui, dans l’état où il se trouvait, soit l’oreille protégée par un pansement maintenu par un bandage lui entourant le visage.

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Chapitre 2 / Partie 4

Début janvier 1889, Vincent Van Gogh peint à Arles une de ses oeuvres les plus poignantes : L’Autoportrait à l’oreille bandée. La toile, de petit format, fait suite à un épisode terrible dont elle rend compte : le geste par lequel il s’est tranché l’oreille d’un coup de rasoir .


Les deux portraits dégagent une impression de résignation mais aussi d'apaisement. Les traits sont tirés, la mâchoire crispée, et le regard, perdu dans le lointain, semble indiquer une grande tristesse, une certaine lassitude.

Dans le portrait qui nous intéresse, la pipe contribue pour beaucoup à donner l'impression d'une sorte de sérénité retrouvée, d'une paix ou d'une tranquillité, d'ordinaire associée aux fumeurs de pipe.


Pourquoi Van Gogh a-t-il choisi de se représenter ainsi ?

Mais comment s’opère cette transformation, cet apaisement, ce travail sur soi au travers de la peinture visant à se tranquilliser comme à tranquilliser les autres ?

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Chapitre 2 / Partie 4

Comment fonctionne ce « je ne suis La première impression ainsi pas fou, puisque, comme vous poucaractérisée, il convient de se vez le voir, je continue de peindre, demander pourquoi Van Gogh je reprends la peinture » ? a-t-il choisi de se représenter ainsi ? Sur le plan iconographique, l’accesLa première réponse qui vient à soire de la pipe joue ici un grand l’esprit est qu’il a voulu rassurer rôle. Si le bandeau témoigne du ses proches, son frère, bien sûr, drame, ce qui fait que ce drame sa famille, et ses amis peintres, est maintenant passé, c’est le dont Gauguin, en premier lieu, présent de la pipe, de la pipe qu’il qui venait de le quitter après fume et qui l’aide à retrouver une avoir appelé Théo à la rescousse. certaine tranquillité d’esprit après Toutes ses lettres après l’incident l’agitation extrême des semaines de l’oreille et le délire qui l’accom- précédentes. La pipe s’oppose donc pagne vont dans ce sens. au bandage, comme le présent au passé maintenant révolu, comme « JE NE SUIS PAS FOU » la tranquillité retrouvée au drame surmonté. Cependant, si Van Gogh cherche à rassurer les autres, il cherche aussi à se rassurer lui-même, à se prouver que la crise est désormais terminée et qu’il est à nouveau capable de travailler.


Les couleurs Jusqu’ici je ne me suis intéressé qu’à l’aspect iconique de la composition (expression du visage, bandage, pipe). Or l’organisation des couleurs était l’une des principales préoccupations de Van Gogh à cette époque ; aussi rien n’est laissé au hasard . Dans la toile qui nous occupe, on remarque le fond, divisé en deux zones, rouge en bas et orangé en haut, avec des touches plus jaunes dans la partie supérieure ; le bonnet est bleu à l’arrière et violet à l’avant ; enfin la veste est verte. Comment se distribuent ces couleurs et quels rapports entretiennent-elles entre elles ? Dans deux cas, Van Gogh a juxtaposé des couleurs proches sur le cercle chromatique : rouge et orangé (mur du fond), bleu et violet (bonnet) ; ces couleurs forment ce qu’on appelait une harmonie d’analogue, puisqu’elles sont proches l’une de l’autre et se combinent donc sans se heurter. Mais à ces harmonies d’analogues s’opposent les harmonies de contraste, celles obtenues en juxtaposant des couleurs complémentaires, les trois couples de

complémentaires étant à l’époque vert et rouge, violet et jaune, bleu et orangé. Or si l’on regarde à nouveau la toile, il est frappant de constater que la partie inférieure est organisée autour de l’opposition massive entre vert (la veste) et rouge (le fond) ; dans la partie supérieure gauche, domine la juxtaposition de l’orangé avec le bleu ; quant au violet, il fait pendant aux touches de jaune dans le haut de la toile. Ainsi, on le voit, toutes les couleurs ont été choisies afin de contribuer à l’harmonie du tableau et à chacune est assigné un rôle précis, en opposition à une autre. Autrement dit, l’équilibre chromatique du tableau tient non seulement au jeu des couleurs complémentaires, mais aussi à un équilibre entre les harmonies de contraste (contrastes de couleurs complémentaires) et les harmonies d’analogue (couleurs proches l’une de l’autre) : le bleu forme une harmonie de contraste avec l’orangé, mais une harmonie d’analogue avec le violet, deux couleurs qui lui sont juxtaposées. Le cas du rouge est encore plus flagrant,


puisqu’il est pris en sandwich, pour ainsi dire, entre l’orangé et le vert, et forme une harmonie d’analogue avec le premier, de contraste avec le second. Van Gogh a donc réussi à obtenir un grand équilibre dans le jeu des couleurs. D’abord, sa palette est restreinte aux trois primaires du peintre (rouge, bleu, jaune) et aux trois secondaires (vert, violet

Je crois en effet que Van Gogh se projetait largement dans ces conflits de couleurs formant des contrastes, au sens où il se concevait lui-même comme un être de contraste, de sorte que transformer le choc brutal de deux couleurs complémentaires en un contraste harmonieux et équilibré, c’était d’une certaine façon mener son propre combat contre la maladie, son combat contre lui-même .

et orangé), plus le blanc et le noir (la seule exception concerne les quelques touches de brun du fourneau de la pipe). Ensuite, les couleurs contiguës sont organisées par paires de contrastes, afin de produire une idée d’équilibre. Je pense en effet que le signifié chromatique est ici l’idée d’équilibre : équilibre entre les couleurs primaires et secondaires, entre blanc et noir, entre analogues et complémentaires.

Il y a donc un lien entre le contraste que forme la vie d’artiste, partagée entre difficultés financières et besoin de création, et le travail de la couleur, qui confronte le peintre avec ses contrastes et ses oppositions qu’il s’agit aussi de transcender pour atteindre l’harmonie et l’équilibre.

Cependant, si Van Gogh a été si attentif à ces questions, c’est qu’elles étaient largement surdéterminées : le contraste, ce n’est pas seulement le contraste de couleurs.

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Chapitre 2 / Partie 4

« Il faut commencer par éprouver ce qu’on veut exprimer. » Vincent Van Gogh



Mais, comme toujours, on ne peut se contenter de penser l’équilibre sur le plan purement formel de la composition. L’équilibre est aussi l’idée qui domine l’analyse iconographique, avec la pipe qui fait pendant au bandage, comme le noir qui équilibre le blanc, le présent qui l’emporte sur le passé pour véhiculer l’idée de la tranquillité recouvrée. La même idée d’équilibre se retrouve dans l’analyse chromatique : équilibre entre couleurs primaires et secondaires, analogues et complémentaires, ainsi qu’en ce qui concerne la clarté et la saturation des teintes en présence.

L’équilibre. Soit. Mais quel équilibre ? Psychique, avant tout. La toile, centrée, entend manifester que le peintre l’est aussi, que le savant équilibre du tableau ne saurait être l’oeuvre d’un déséquilibré. L’équilibre des couleurs a donc aussi une dimension psychologique, si l’on veut, au sens où la transformation de la violence des contrastes de complémentaires en un ensemble apaisant est comme une métaphore de la volonté de Van Gogh de surmonter ses propres contrastes et contradictions pour aboutir à une vie aussi harmonieuse que ses couleurs

« EN CE SENS, CET AUTOPORTRAIT EST DOUBLE » sont équilibrées. En ce sens, cet autoportrait est double : il représente le peintre en montrant son visage, certes, mais il le représente aussi au travers de l’usage, de la maîtrise et de la signification des couleurs.

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Chapitre 2 / Partie 4

En résumé, je serais tenté de dire que les différents éléments d’analyse convergent vers l’idée que la signification générale du tableau est celle d’équilibre. L’équilibre est d’abord celui de la composition : le visage, qui est l’élément dominant, occupe la partie centrale de la toile; les yeux sont à la hauteur de la ligne d’horizon qui partage le tableau en deux parties.


Interprétation de « L’autoportrait à l’oreille bandée »de Van Gogh Mélaine Top Illustration au feutre. 148 x 210


Chapitre 2 / Partie 4

GEORGES ROQUE Historien de l’art

Philosophe et historien de l’art, Georges Roque est directeur de recherches au CNRS. Il a publié une dizaine d’ouvrages sur la théorie des images et la théorie des couleurs, dont Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Flammarion, 1983 ; Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Jacqueline Chambon, 1997 ; Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Gallimard, 2003.

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5.

Portrait en deuil autour d’un puits de lumière

Auguste Renoir et Stéphane Mallarmé par Edgar Degas 1895, photographie, 50 x 40 cm, Musée Stéphane Mallarmé


PORTRAIT EN DEUIL/ EMMANUËL SOUCHIER Étrange perception que celle émanant de cette photographie...

Voilà le projet d’une médiation humaine cristallisée dans son indicible expression : au moment même où l’être apparaît, il s’en vient à disparaître, absorbé par la lumière qui l’a fait naître, et se figer en paraître. Incrédule objet construit avec toute la rigueur du Hasard où l’artiste a figé, à travers la lumière, l’impensable expression du passage entre deux mondes.

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Chapitre 2 / Partie 5

Mais qui sont ces personnages ? En quels lieux vécurent-ils, vers quels âges m’emmènent-ils ? Et que me dit cette scène ? Et ce regard qui me fixe au mitant de la photographie... regard-regardant-regardé... Curieuse construction si familière et pourtant, si profondément étrangère... Impression d’un instant volé, comme éternellement figé dans le présent... sentiment d’un récit ancien, d’un mythe ou d’un archétype plutôt, tissant au « silence d’avant la naissance » ,blancs, le « silence d’après la mort », noirs.


Pierre-Auguste Renoir 1841-1919

Une « scène historique » Le soir du 16 décembre 1895, Edgar Degas se retrouve en compagnie de Pierre-Auguste Renoir, de Stéphane, Marie et Geneviève Mallarmé, chez Julie Manet et ses cousines Paule et Jeannie Gobillard. Quatre clichés nous sont parvenus de cette « séance de photographie ». Degas accordait une grande importance à son travail photographique qu’il pratiquait de préférence au crépuscule où il pouvait alors contrôler la lumière artificielle. Il prend un soin maniaque à la composition et au cadrage de ses photographies, appliquant des techniques qu’il utilisait en peinture ; il contrôle les éclairages ainsi que les attitudes et expressions des modèles exerçant sur eux une véritable emprise tyrannique.

des photographies prises le même soir, on la voit assise aux côtés de sa soeur Paule, de Julie Manet et Geneviève Mallarmé. Au fond, dans le miroir, le fantôme du photographe disparaît dans la lumière alors que l’appareil, sur son trépied, s’inscrit dans la mémoire de la scène. Le principe est identique à celui mis en place pour le portrait de Renoir et Mallarmé, seul l’angle de prise de vue a été changé pour cette nouvelle photographie.

Le puits de lumière qui troue la photo n’a rien d’un éclair instantané, c’est la réverbération de la source lumineuse plongée en abîme dans les deux miroirs de la pièce placés en vis-à-vis. À une époque où sa vue « change « Le monde est fait en mal » , Degas cherche l’effet pour aboutir à un beau pictural dans cette lumière artifilivre. » Stéphane Mallarmé cielle. Il oeuvre avant tout en metteur en scène, délimitant le cadre, Pour ce qu’il considère comme « le disposant les sujets, leur faisant plus beau portrait de Mallarmé », prendre la position souhaitée, Valéry parle d’un « terrible quart les réprimandant au besoin... il d’heure d’immobilité pour les maîtrise les lumières, change sujets » .Il n’a pas assisté à la scène, les réflecteurs, fait sortir de mais sa future femme, Jeannie la pièce les indésirables... Gobillard, est présente. Sur l’une


Stéphane Mallarmé 1842-1898

Chapitre 2 / Partie 5

Point, ligne, surface... Les principales lignes de construction du cliché montrent la rigueur et la sûreté d’un oeil rompu à la composition picturale. Après avoir cadré la scène, Degas a tracé les corps de Renoir et Mallarmé avec une grande assurance. Il a fait de cette photographie un modèle du genre.

« Ce dessin m’a pris cinq minutes, mais j’ai mis soixante ans pour y arriver. » Pierre-Auguste Renoir Les lambris Empire et le cadre de la glace dessinent, nettes, les verticales du décor, parallèles qui se répètent dans le miroir et soulignent ou encadrent la stature du corps debout de Mallarmé. Les horizontales assoient - sur le bord du cadre de la glace prolongé par le mouvement des mains et de la poche de veste de Mallarmé, l’espace propre aux deux mondes représentés : ici les artistes, là les reflets et les ombres. Edgar Degas 1834-1917

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La diagonale descendante qui suit le regard de Mallarmé vers le visage de Renoir est doublée, en parallèle, d'une ligne qui passe par l'angle de l'épaule du poète et s'inscrit sur la blancheur et le tracé des mains émergées d'un fond noir. Une troisième parallèle joint son avant-bras à la jambe repliée du peintre. Ces parallèles épousent la ligne d'échange de Renoir et Mallarmé. Soutenues par le mouvement de la tête, des bras, du buste et de l'épaule, elles sont ponctuées par les mains des deux hommes et la montre gousset du poète.

passe aux sommets du genou et de la tête de Renoir, pour aller chercher un des nombreux angles de miroir déclinés en haut de la glace. Ces lignes rapportées marquent une dynamique s’élevant vers la scène du miroir située à l’arrière.

CES LIGNES RAPPORTÉES MARQUENT UNE DYNAMIQUE S’ÉLEVANT VERS LA SCÈNE DU MIROIR SITUÉE À L’ARRIÈRE. Les lignes ascendantes sont quant à elles essentiellement données par le mouvement du corps de Renoir. La médiane suit le bord du canapé, le bras gauche du peintre et vient chercher le chef lumineux de Degas. Celle du dessous, indiquée par la pointe luisante de la chaussure, récupère la tache blanche de la main, suit l’avantbras et le bras pour se diriger vers l’appareil photographique. Celle du dessus suit le mollet de Mallarmé, emprunte au mouvement légèrement incliné de son corps,


Chapitre 2 / Partie 5

Une « scène historique » Le visage de Renoir est ce point central, cette surface presque ronde située à la croisée des «quatre lignes élémentaires» tracées par Kandinsky.

attirés par le point nodal de cette composition en lequel tout se lie. Toutes les lignes passent par lui. Renoir est le «moteur immobile» de la photographie. Mais que regarde-t-il ?

Placé au coeur même de la composition, il nous regarde regardant l’objectif. Degas regarde Renoir que regarde Mallarmé... dans le miroir, on sait la présence de Geneviève et Marie regardant Renoir... et nous sommes nous-mêmes

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Surfaces... Ce point central et les lignes qui le traversent dynamisent les surfaces où se joue la lumière. Placée sur la droite de l’opérateur, la source se situe à hauteur d’homme ; projetée en direction du poète et du peintre, elle est renvoyée par le miroir qui éblouit photographe et spectateurs. Le Maître de cérémonie en perd la tête, absorbé par le puits de lumière qu’il a fait naître.

l’articulation d’un ici, ouvre la voie d’un lumineux au-delà.

Et c’est bien vers un au-delà d’ellemême que nous convie cette photographie, un au-delà que Degas a modelé de toute sa forme. Or l’enjeu est de taille, car la forme ici a pour objectif de donner à voir l’invisible. Ce puits de lumière qui troue l’espace de la photographie pour ne révéler qu’une image Degas dégage ainsi, en un chiasme absente. visuel, une tension primordiale entre deux zones picturales, Portraits en deuil autour d’ombre et de lumière, qu’il articule sur deux surfaces qui leur d’un puits de lumière sont distinctes. Au-devant, la scène des vivants, Renoir et Mallarmé; Au soir du 16 décembre 1895, au second plan, le royaume des Degas, Renoir et Mallarmé ont ombres que révèle le miroir. mille raisons de se retrouver en compagnie de Marie et GeneDans cet espace, les visages ont viève, chez Julie Manet et ses perdu toute expression, les regards cousines. Par amitié bien sûr, on se fondent à l’ombre de la lumière. se fréquente de longue date déjà. Par « filiation » aussi, Mallarmé Le plan de fond sourd de la est le tuteur de Julie, fille de Berthe lumière ; le plan de front en Morisot et d'Eugène Manet, frère revanche naît de la masse sombre du peintre. Mille et une raisons... d’où semble s’extraire Renoir ; dont la dernière fut sans doute que jamais peintre ne portât si bien Degas, Renoir et Mallarmé préson nom : Pierre sculptée d’un paraient alors une exposition en Auguste Renoir, littéralement rené hommage à Berthe Morisot décédu noir. Passeur des deux mondes, dée quelques mois auparavant. de sa tête sculpturale, Renoir, à


Ambiance singulière et collective d’un travail de deuil qui s’élabore à travers l’hommage rendu au peintre, Berthe Morisot, tout autant qu’à la mère et l’amie. On sera alors frappé par l’accumulation de deuils touchant ce petit groupe de proches. Les «petites Manet» toutes trois orphelines de père et de mère. Marie minée par le décès d’Anatole, lointain déjà ; pourtant la photo prise ce soir-là semble en conserver l’infinie tristesse.

Mais l’image nous invite également à une tierce lecture dont l’objectif est la mise en scène du dispositif et de l’appareil photographique : mémorisation, sur la plaque sensible, de l’objet tech-

La photographie a changé le regard que l’homme portait sur le monde, ainsi que le fit le miroir à la Renaissance , or la mémoire collective de ce siècle était vouée à la disparition de l’être - ou de ce qu’il croyait être . L’homme du xixe siècle s’efface derrière le dispositif technique, délégant à cette nouvelle divinité le soin de réguler la mémoire. Par le truchement de cet art de la résurrection des morts, qui dans l’histoire de la représentation humaine est situé pour la première fois au plus proche de l’impensable, Degas, en deuil, a tracé un portrait autour d’un puits de lumière : « Voilà l’oubli, écrit Bachelard, c’est la manière la plus aiguë de se souvenir ».

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Chapitre 2 / Partie 5

La sensibilité de ces clichés nous est proche tant est profonde la mélancolie que Degas y inscrivit ; lui-même rongé par la toute récente disparition de Marguerite, sa «soeur tendrement aimée». Il photographie l’être-là de l’absence ; acmé mystique d’une souffrance sublimée retenant la venue certaine de la «ténèbre d’absentement» .La mise en scène de Renoir et Mallarmé suspend le temps, parvenant à sublimer la douleur par un travail de deuil cathartique.

nique qui, en la « camera oscura «, replie ses secrets au noir de la représentation. Le témoignage du dispositif technique présent dans l’image et la disparition de l’acteur absorbé par la lumière indiquent une distance radicale d’avec la scène archétypale des Ménines. Si Vélasquez pose les outils de la représentation en main, l’appareil photographique, en revanche, a saisi une scène dont le photographe s’est absenté par cela même qui a permis son action créatrice : la lumière.


Interprétation de « Auguste Renoir et Stéphane Mallarmé » de Edgar Degas Mélaine Top Illustration au feutre. 148 x 210


Chapitre 2 / Partie 5

EMMANUËL SOUCHIER Professeur

Professeur délégué à la recherche, CELSA–Paris-Sorbonne Membre du Conseil Scientifique de l’École Doctorale V Concepts et langages, ParisSorbonne ; du CS et du CA du CELSA. Ses travaux se sont déployés autour de trois problématiques qui structurent mes recherches et s’acheminent vers la rédaction d’ouvrages théoriques consacrés à l’énonciation éditoriale, la poétique de la communication infra-ordinaire, la théorie des écrits d’écran et la textualisation des pratiques sociales à travers la culture numérique.

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6.

Comment marquer son identité en participant au rêve américain. Analyse d’une annonce publicitaire.

L&M, Agence Leo Burnett, publicité 1992.


ANALYSE PUBLICITAIRE/ NICOLE DESMEDT Introduction: l’objet d’étude et la méthode

concret (figuratif), pour atteindre, au terme de son interprétation, un niveau de signification plus abstrait (thématique), en passant par un niveau intermédiaire (narratif).

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Chapitre 2 / Partie 6

Notre objet d’étude est une publicité pour les cigarettes L&M, parue en 1992. Cette annonce est un exemple de publicité classique, qui conseille implicitement d’acheter le produit en faisant des «constatations» valorisantes à propos du produit et de son consommateur.Notre méthode est élaborée dans le cadre standard de la sémiotique de l’Ecole de Paris. Elle consiste à analyser le contenu d’une image à différents niveaux de profondeur, dans la perspective d’un lecteur modèle qui reçoit cette image d’abord à un niveau le plus


Présentation de la méthode Au premier niveau d’analyse, nous mettons en évidence les relations d’analogie et d’opposition entre les figures qui constituent l’image. Nous voyons ensuite comment ces figures s’organisent en motifs . Au niveau narratif, nous observons les relations actantielles, c’est-à-dire essentiellement des relations de jonction (conjonction ou disjonction) entre des sujets et

Niveau figuratif Au niveau thématique, nous mettons en évidence, à l’aide du carré sémiotique, les valeurs véhiculées par le texte considéré. Notre annonce ne contient que deux figures , une plaque d’immatriculation et un paquet de cigarettes L & M. Entre ces deux figures s’établissent des rapports d’analogie : la plaque d’immatriculation présente les mêmes couleurs et les mêmes signes graphiques (lettres et chiffres) que

« Nous sommes ici bien pippez a pleine pippes, mal équippez » Rabelais des objets, ainsi que les actions (ou programmes narratifs) par lesquelles les sujets (appelés «opérateurs») transforment leur état ou l’état d’un autre sujet. Les actions des sujets opérateurs sont suscitées et évaluées par un autre actant, le destinateur (appelé sujet manipulateur lorsqu’il suscite, et sujet judicateur lorsqu’il évalue).

le paquet de cigarettes. Les deux figures entrent également dans un réseau d’oppositions : la plaque constitue le fond de l’image, alors que le paquet de cigarettes se trouve au premier plan ; elle constitue une figure à deux dimensions, tandis que le paquet forme un volume ; la plaque est présentée partiellement (mais les inscriptions continuent virtuellement hors de l’image), et le paquet est présenté dans sa totalité (mais quatre cigarettes en sortent).Nous retrouvons, dans notre annonce L&M, trois motifs caractéristiques de la publicité classique : l’exposition du produit,


Le produit est exposé, au premier plan, de telle façon (position et éclairage) que la marque soit bien visible. Son exposition est légèrement (et habilement) métaphorisée : le paquet s’avance sous les feux des projecteurs, comme une vedette sur scène.

Niveau narratif Notre annonce, apparemment statique (avec ses deux figures immobiles), se dynamise cependant lorsque l’on tient compte de la profondeur de l’image. Du fond vers le premier plan, on peut lire un premier parcours narratif : les Etats-Unis (représentés métonymiquement par la plaque d’immatriculation) vous présentent (rôle de l’apostrophe de 25’S, qui fonctionne comme une flèche) leur produit-vedette (le paquet au premier plan, sous les feux des projecteurs). L’Amérique joue donc le rôle de destinateur-sujet manipulateur. Le produit occupe

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Chapitre 2 / Partie 6

Le paquet est ouvert, et quatre cigarettes en sont partiellement sorties, pour être offertes au consommateur. La position des cigarettes offertes à la consommation peut être vue comme une métaphore de l’Empire State Building. Cette métaphore, discrète, à peine esquissée, renforce, si elle est perçue, le motif suivant. L’univers euphorique dans lequel le consommateur potentiel des cigarettes L & M est invité à se projeter est celui du «rêve américain», représenté par la plaque d’immatriculation. Celle-ci renvoie, en effet, par métonymie, à un type d’événement supposé valorisant (pour le public-cible de l’annonce) : conduire une voiture américaine.


la position d’un sujet opérateur : il a accompli la performance de contenir 25 cigarettes de qualité américaine ! Du premier plan vers le fond, le consommateur est invité à jouer un rôle de sujet opérateur à qui est proposé un objet de valeur : le rêve américain. Pour l’atteindre, il doit passer par la consommation des cigarettes qui sortent du paquet.

pouvons tracer, sur le carré sémiotique suivant, le parcours thématique entre rêve et réalité : Les cinq étapes numérotées sur le carré suivent le parcours du regard (cfr schéma tracé sur l’image).

Niveau thématique A propos de notre annonce, nous pouvons construire deux carrés sémiotiques : l’un, sur la base des oppositions, et l’autre sur la base de l’analogie entre les figures (cfr niveau figuratif). Sur la base des oppositions entre les figures : le rêve s’oppose à la réalité. Le rêve, lointain, insaisissable, occupe le fond de l’image : c’est l’Amérique, représentée par la plaque d’immatriculation. La réalité est celle du paquet de cigarettes, lequel s’avance, en volume, hors de l’image, pour rejoindre l’espace du consommateur. Nous

Shéma de Nicole Desmedt

Nous pouvons résumer le parcours thématique comme suit : le rêve américain (1) vous est présenté par l’image publicitaire (2) sous la forme du paquet de cigarettes (3), et la consommation des cigarettes, déjà sorties du paquet (4), vous fera participer au rêve américain (5). Sur la base de l’analogie entre les figures : l’identité.


La plaque d’immatriculation perEn combinant les valeurs qui met au propriétaire de la voiture apparaissent sur les deux carrés de marquer son identité (parmi sémiotiques, ce que la publicité toutes les autres plaques des autres L&M nous propose, c’est de marvoitures). De même, par l’analoquer notre identité en participant gie présentée dans cette annonce, au rêve américain ! le consommateur est invité à se distinguer (de tous les autres) et à marquer son identité en choisissant la sélection-combinaison de tabacs (cfr «selected quality tobaccos») Conclusion : apport de la réalisée pour lui par L&M.

sémiotique.

Notre analyse montre ce que la sémiotique standard de l’Ecole de Paris peut apporter à l’analyse du discours publicitaire : une analyse systématique en niveaux qui montre le fonctionnement de la signification à l’intérieur de l’annonce elle-même.

Shéma de Nicole Desmedt

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Chapitre 2 / Partie 6

L’élaboration de la plaque d’immatriculation ou du paquet L&M se fait selon le parcours thématique suivant :


Interprétation de « L&M » de l’Agence Leo Burnett Mélaine Top Illustration au feutre. 148 x 210


Chapitre 2 / Partie 6

NICOLE DESMEDT Professeur de sémiotique

Agrégée en philosophie et lettres, docteur en communication sociale, elle est professeur de sémiotique aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles. Elle enseigne également à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS, Bruxelles), à l’Institut Supérieur d’Architecture Saint-Luc de Wallonie (Tournai) et à l’Université du Luxembourg. Elle a notamment publié trois ouvrages consacrés à la sémiotique et a coordonné un ouvrage sur « Magritte au risque de la sémiotique ».

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7.

Le Notaire, «Qui se ressembe s’assemble»

Le Notaire par August Sander 1924 Photographie © ADAGP.


QUI SE RESSEMBE S’ASSEMBLE/ PIERRE DERUELLE «L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être.»

phie. De ce constat sont tirées quelques réflexions sur les caractéristiques formelles, esthétiques ou documentaires de l’image retenue. Par où l’on verra que le portrait en question est également tributaire d’un habitus théâtral qui veut que, consciemment ou non, le sujet représenté règle son attitude sur des codes gestuels ou positionnels qui en disent long son propre personnage.

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Chapitre 2 / Partie 7

L’analyse d’image, entreprise ici, est menée à partir du principe qui veut que toute représentation soit partie prenante d’un réseau de lignées iconographiques qui se croisent, se prolongent, se transforment. Le portrait du notaire d’August Sander est ainsi interrogé comme avatar du portrait peint, lui même redevable de plusieurs traditions (dont celle des portraits avec animaux de compagnie). A cela, s’ajoute le fait que le cliché de l’artiste s’inscrit par la force des choses dans le conflit qui opposa longtemps peinture et photogra-



Ayant voulu paraître en pied, flanqué de son doberman, ce notaire de la république de Weimar pose devant ce qui est l'entrée de son étude ou de son domicile. Le seuil de la maison est un lieu hautement symbolique. Franchir l'entrée d'un édifice (ou un pont, en d'autres circonstances) peut être un acte lourd de conséquences .

L'histoire de l'art nous enseigne, en effet, que, dans la tradition du portrait, l'environnement du personnage - à savoir le décor ou il campe- nous parle de son statut. Nombre de fonds de tableaux font des aristocrates portraiturés d'antan des seigneurs attachés à une terre plus ou moins étendue (principautés, comtats, baronnies, etc.).

LE PERSONNAGE SEMBLE VOIR DANS CE CHIEN UN ANIMAL DIGNE DE LE REPRÉSENTER Ainsi, fût-il idéalisé, le paysage qui s'étend derrière Isabelle d'Este et Federico de Montefeltre, peints par Piero della Francesca, fait-il du duc et de la duchesse d'Urbino, les maîtres d'une terre. Sur le paysage, ces personnages impriment leurs silhouettes, autrement dit la marque de leur pouvoir. Il s'agit, pour le notaire, de léguer à la postérité une bonne image de soi. Ce portrait, d'évidence, est le résultat d'une négociation

Le fait, pour un personnage, de poser devant son domicile est, par ailleurs, un trait scénographique qui doit être décodé.

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Chapitre 2 / Partie 7

Raide comme la justice, cet homme de loi regarde dans une direction symétrique à celle de son chien : vecteurs dont le croisement nous dit qu'on ne passe pas. Avant donc d'être le gestionnaire du bien d'autrui, l'homme est donc d'abord gestionnaire du sien propre : on n'est jamais si bien servi que par soi-même. Ajoutons qu'il y a du Cerbère dans ce doberman, dont on sait justement qu'il veillait, chez les anciens, à l'entrée d'un monde à part (l'Empire des morts).


entre Sander et l'homme de loi (qui a pris une pose expressément révélatrice), résultat où ni le photographe, ni l'homme de loi ne dissimulent le travail de pré -paration qui a précédé la prise de vue. Cela dit, on ajoutera qu'audelà de l'effet de mise en scène ouvertement assumé, ni Sander ni le notaire ne pouvaient prévoir à quel point l'arrogant bourgeois laisserait deviner ce que sa manière d'être peut avoir de signifiant. S'il a, comme tout un chacun, « des défauts dans la cuirasse ", l'homme sait comment les cacher! Quoi qu'il en soit, respectant les canons du genre, le notaire de Cologne a désiré laisser un témoignage impressionnant de

August Sander, 1876 - 1964

sa personne. De ce point de vue, ce cliché se donne comme de la peinture d'apparat continuée sous d'autres espèces. Si l'on peut donc s'exprimer ainsi, le portrait de notre notaire, vient de loin. Les personnages flanqués d'animaux sont très nombreux dans la peinture, où, selon les cas, chiens de chasse, singes, chevaux ou perroquets remplissent des fonctions qu'on qualifiera d'allégorique ou anecdotique. En l'occurrence, le doberman du notaire remplit à la fois le rôle d'emblème et d'indice. C'est un emblème, dans la mesure où le personnage semble voir dans ce chien un animal digne de le représenter, tant physiquement que moralement : ce chien est à la fois racé et redoutable. -C'est un indice car la présence même du dobermance chien nous fournit une parcelle de savoir biographique sur le notaire : ne serait-ce que son goût pour le dressage, par exemple. Le Prussien « perce » sous le Rhénan.


Chapitre 2 / Partie 7

La Duchesse d’Albe, Goya

Remarque Représenté sur un quasi pied d’égalité avec son maître, l’animal se prête évidemment au jeu des rapprochements tant physiques que moraux. Dans certains cas, ce jeu induit chez le spectateur des significations adventices de toutes sortes.

ironique) dans de cette image. Dans cette veine, rappelons-nous, le portrait de la Duchesse d’Albe et son bichon peint par Goya tableau où l’allure ébouriffée du toutou faisait écho à la crinière de la femme. L’aspect ébouriffé du bichon entre en correspondance avec la « crinière » de la dame, Cette « sympathie » entre l’homme non moins que le ruban rouge du et l’animal nous intrigue et nous chien qui semble ainsi porter les amuse : elle nous amuse car il couleurs de sa maîtresse ! y a du contrepoint (légèrement

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Le toutou est évidemment une discrète caricature de la duchesse : charge qui semble transposer irrespectueusement dans le royaume canin un peu de la duchesse (un peu de son albacité si l’on nous passe ce terme). On a saisi que le bichon était à la duchesse ce que le doberman est au notaire : un partenaire et un compagnon en même temps qu’un alter ego et un symbole (dans les deux cas, les deux font la paire). Mais, cette photographie de Sander nous intrigue également, qui réveille en nous le vieux fantasme de la physiognomonie. La physiognomonie fut longtemps cette « science naturelle » qui voulait pouvoir retrouver dans les traits de certains hommes ceux de certains animaux. La lycanthropie, par exemple, décelait dans tel visage frustre la tête d’un loup ! D’une manière générale la physiognomonie , sorte de darwinisme sauvage avant la lettre, ne voyait pas de solution de continuité entre l’homme et l’animal ! En poursuivant dans cette veine, et en considérant que le cliché de Sander s’inscrit, comme malgré lui, dans une chaîne iconologique illimitée, on pourrait faire valoir

qu’entre le notaire et le doberman des liens plus forts que ceux de la ressemblance se font subjectivement jour. En somme, chacun est l’ « interprétant » de l’autre ; celui par lequel le terme voisin est requalifié. En ayant voulu poser avec son doberman, nous comprenons que l’homme a, non seulement, voulu donner une certaine image de lui même : sévère, rigoureuse, altière ; mais aussi qu’en choisissant son chien, ce notaire allemand s’est choisi lui même sous forme canine. Qui se ressemble s’assemble.

CE NOTAIRE ALLEMAND S’EST CHOISI LUI MÊME SOUS FORME CANINE On ne peut conclure sans faire sa part à « l’inquiétante étrangeté » qui sourd de ce double portrait. Sander réanime sous un mode discrètement fantastique cette immémoriale rêverie qui faisait dire aux savants et aux artistes, de Della Porta (XVIs.) à Lavater (XIXs.) en passant par Le Brun (XVIIs.), qu’il y avait « du loup dans l’homme » (ou du fauve, du porc, ou du serpent, etc.)


Quoi qu’il en soit, l’on peut subodorer que Sander fut ravi de photographier ce notable un rien suffisant, dont le portrait donne corps au fantasme qu’on vient de dire et qui fut longtemps pris au sérieux. Bien que frotté de matérialisme, Sander dut jubiler à l’idée de conforter (fût-ce pour en sourire) l’idée selon laquelle le mimétisme s’ouvrait soudain sur l’irrépressible besoin de délirer. Chapitre 2 / Partie 7

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Chapitre 2 / Partie 7

PIERRE DERUELLE Philosophe

Philosophe et historien de l’art, Georges Roque est directeur de recherches au CNRS. Il a publié une dizaine d’ouvrages sur la théorie des images et la théorie des couleurs, dont Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Flammarion, 1983 ; Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Jacqueline Chambon, 1997 ; Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Gallimard, 2003.

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