Cuisiner ensemble, les cuisines à vivre !

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CUISINER ENSEMBLE

Les cuisines à vivre !



CUISINER ENSEMBLE

Les cuisines à vivre ! mélanie voisin

Image de couverture. Source: alimentation-genral.fr



Mélanie Voisin Directrice de mémoire : Mme Béatrice Grondin

Académie Charpentier - 2 rue Jules Chaplain, 75006 Paris DEPARTEMENT ARCHITECTURE INTÉRIEURE / DESIGN CYCLE D’ÉTUDES SUPÉRIEURES - CINQUIÈME ANNÉE Année universitaire 2014/2015

MAGISTER architecture intérieure et design Titre enregistré au Répertoire National des Certifications Professionnelles Code NSF 233 n . Niveau II Session Juin 2015


sommaire ...

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Remerciements

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Introduction

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I . Modèles et systèmes alimentaires A . Les cultures culinaires, un enjeu sociétal L’aliment et la pensée magique L’homme définit un ordre alimentaire Différentiations sociales et modèles alimentaires

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B . Les rites de sociabilité culinaire La temporalité alimentaire L’organisation socio-culturelle de l’espace alimentaire

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II . Les pratiques des espaces culinaires A . Les espaces privés Symboliques et fonctions de l’espace cuisine Le lieu où l’on mange et la table

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B . Les espaces publics Le restaurant, « un lieu publiquement privé » Le marché, un intérieur urbain Urbanité et pratiques culinaires : de nouvelles commensalités


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III . De nouveaux lieux, de la production à la consommation

A . Les nouveaux enjeux du local « Locus » et circuits court Le cas de l’Île-de-France 119

B . Une nouvelle alimentation, de nouveaux espaces Les transformations urbaines et les enjeux de l’agri-urbain La ville comestible du futur

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Conclusion

IV . Le projet

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Le lieu La problématique Le programme Les publics Le concept La stratégie Les pistes architecturales

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Bibliographie


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remerciements ...

Je tiens prémièrement à remércier Mme Béatrice Grondin, directrice de mémoire, pour son aide et son implication motivante. Je remércie également l’ensemble des professeurs de la collégiale pour leurs conseils. Les membres et bénévoles de l’association Marché sur l’eau, notamment Damien pour m’avoir acceuillis, renseigné et mis en contact avec le Marché, Christelle, Véronique et Loren. Mes proches pour leur aide et leurs encouragements. Tristan, Guy-Paul, Thomas, Charlotte et Rodrigo.

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introduction ... L’alimentation est une activité centrale dans toute société humaine en raison de sa nécessité biologique et du rôle charnière qu’elle joue dans notre vie sociale et culturelle. Nous considérons les cultures culinaires comme des processus sociaux fondamentaux qui définissent l’identité des individus et des groupes, révélant croyances et valeurs partagées. Mais les manières de produire, cuisiner et manger affectent tout autant les liens sociaux qui nous unissent que la santé ou l’environnement. Or, nos pratiques contemporaines de production, de transformation et de distribution ont changé. La modernisation du système alimentaire après la Seconde Guerre Mondiale a été transformé en système agroindustriel, puis agro-tertiaire. Ce modèle productiviste (intensif, spécialisé et mondialisé) génère des externalités négatives qui, à termes, affectent l’équilibre alimentaire des populations. Nous proposons comme réflexion centrale d’interroger d’une part la dimension sociale des cultures culinaires et la construction des relations pratiques sociales – espace. D’autre part, nous prenons pour problématique l’enjeu du local. Nous pensons que le système économique de l’alimentation locale est un enjeu de société et de pratique globale qui incite les créateurs, designers et architectes d’intérieur à réfléchir aux nouveaux espaces que peut générer l’évolution du système alimentaire durable confronté aux transformations urbaines de demain.

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MODÈLES ET SYSTÈMES ALIMENTAIRES

A . LES CULTURES CULINAIRES, UN ENJEU SOCIÉTAL L’aliment et la pensée magique L’homme définit un ordre alimentaire Différentiations sociales et modèles alimentaires

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" L’homme est probablement consommateur de symboles autant que de nutriments "

Jean Trémolières

L’aliment et la pensée magique

Avant d’être consommé, un produit naturel doit avoir du sens et s’inscrire dans l’imaginaire du mangeur. Selon Jean Trémolières, l’aliment est un objet nutritionnel possédant une signification symbolique qui doit provoquer du plaisir. C’est une denrée nourrissante, appétente et coutumière. « Il n’y a peut-être aucun aliment brut qui signifie en soi » Roland Barthes. Le sens des aliments s’élabore au niveau de leur transformation et de leur consommation. La signification des aliments saisit des oppositions de saveurs (doux, amer), de substances (sec, crémeux) et nationales (cuisine française/ anglaise, française/chinoise, etc.). Dans le passage du statut de végétal ou d’animal à celui d’aliment, des processus de constructions sociales sont à l’œuvre et permettent de définir ce qui est bon ou mauvais. La cuisine est donc un processus électif des aliments. Les représentations symboliques que nous nous faisons des aliments se traduisent par nos choix alimentaires et nos comportements face à la nourriture. Nous devenons symboliquement ce que nous mangeons, nous mangeons ce que nous sommes culturellement. Selon Roland Barthes, trois champs notionnels constituent la symbolique des aliments en France. D’abord, la notion de remémoration, le Français « vit une certaine continuité de sa nation à travers la nourriture ». Ensuite, « la situation anthropologique du consommateur moderne », il y aurait des aliments virils et 14 modèles et systèmes alimentaires


Les interdits religieux. Les hindous sont très attachés à la vache. Cette relation symbolise le caractère végétarien de régime alimentaire de la plupart de la population indienne. Considérée comme « impure », la viande de boeuf est interdite par la religion. Pour les chrétiens, les jours de Carêmes sont des jours de jeûne.

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Le Vertumne, portrait de Rodolphe II Huile sur panneau, vers 1590 68 x 56 cm. Giuseppe Arcimboldo. « Nous sommes ce que nous mangeons » Hippocrate

Les Mangeurs De Pommes De Terre , Vincent Van Cogh , 1855

des aliments féminins. Enfin, le concept de santé, serait un « relais entre le corps et l’esprit ». La santé se présente sous forme de « dispositions » : l’énergie, l’entrain et la détente. La fonction physiologique de l’aliment est sublimée. La diffusion de la valeur diététique mène à une « conscience alimentaire ». La nourriture est désormais pensée sur des valeurs de pouvoirs, l’énergie provenant d’une alimentation consciente traduit une forme d’adaptation de l’homme au monde moderne. Cette conscience alimentaire est finalement une représentation de la modernité. Toujours selon Roland Barthes, chaque « conduite » a son alimentation, représentant la participation active aux modes de vie. Le sport, le loisir, la fête, le travail ont chacun une alimentation adaptée à l’activité physique ou mentale qu’il implique. Le snacking, par exemple, est alors une « expression théâtrale » de l’homme moderne en plein pouvoir et contrôle sur la rapidité de la vie contemporaine. Au contraire, le déjeuner d’affaire accorde toute son importance « au confort et à la longueur des discussions », la valeur

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Nature Morte A La Bouteille En Osier , Début Xix , Carlo Magni , Musée De L’hermitage

Nature Morte A La Viande Crue , Début Xix , Carlo Magni , Musée De L’hermitage

gastronomique facilitant les transactions. Les aliments sont donc associés à des activités, comme le déjeuner d’affaires ou à des temps de pause, de repos (le café). Il existe donc une opposition entre travail et détente, mais n’oublions pas le caractère traditionnel festif de la nourriture. Roland Barthes distingue deux grands pôles alimentaires : l’activité et le loisir. « La nourriture est un système organique, incorporé organiquement à un type défini de civilisation ». Se restaurer est donc un moyen de retrouver de l’énergie pour le corps et l’esprit. C’est retrouver son intégrité physique et morale de façon individuelle ou collective. C’est une restauration de soi, mais la fonction de l’alimentation n’est pas uniquement physiologique, elle implique des dimensions psychologiques, morales et sociales. Le fait qu’en France, les temps de repas soient les mêmes pour la majorité de la population exprime une synchronie alimentaire laissant supposer que s’alimenter est un moment improductif qui participe au renouvellement de la société (Caillois, 1950) qui partage des représentations.

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La transformation des modes de vie a changé nos besoins énergétiques. La baisse de l’activité physique et les mutations de l’alimentation moderne ont favorisé l’obésité. Les habitudes alimentaires ont changé. Plus normalisées elles sont aussi plus riches en produits carnés, transformés, gras, salés et sucrés. L’apport protéique autrefois essentiellement végétal est devenu à 80% animal. La représentation festive de l’alimentation est mise à mal par l’idée d’une alimentation santé. Apparaît alors une forme de culpabilisation alimentaire. L’alimentation contemporaine est face à un clivage entre deux approches antagonistes, outil de santé et substance à la convivialité (Fischler, 2008). Selon Dorothée Guilhem, anthropologue et chercheur au CNRS, les normes d’esthétiques corporelles dévalorisent une alimentation grasse associant l’embonpoint, et l’obésité à la laideur. Le « gras », chez les adolescents, est associé principalement aux produits carnés, aux aliments provenant de l’industrie agroalimentaire et à l’alimentation de rue. Il existe une distinction de représentation entre filles et garçons. Chez les garçons, les aliments gras donneraient de la force et des muscles, tandis que chez les filles ces aliments provoquent un sentiment de culpabilité car ils feraient grossir. L’alimentation implique donc une perception du corps donnant lieu à

La Joconde en confiture et beurre de cacahuètes «  Double Mona Lisa (Peanut Butter + Jelly) » (After Warhol), 1999, c-print, 120 x 150 cm. Vik Muniz

Vik Muniz dérange le sens des oeuvres qu’il détourne avec des matériaux inattendus.

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Sans titre 1998, série Aspics. Natacha Lesueur Photographie couleur sur aluminium, 80 x 80 cm

des jugements esthétiques. Elle implique également une perception du corps de l’autre, un jugement du laid ou du beau des filles sur le corps des garçons et inversement. Ajoutons à cela qu’une « bonne » alimentation aurait des effets positifs sur le teint ou la qualité de la peau. Des aliments sont intégrés dans les produits cosmétiques et des « astuces beauté » impliquant une « cuisine » ou un mélange d’aliments, considérés comme ingrédients naturels, circulent dans les médias. « Bien manger » rendrait donc beau. Il s’agit là de la représentation sociale du manger, ce qu’il y a de commun dans les appréciations subjectives que les différents individus d’une même société se font de l’acte nutritif. Comme une pensée magique, ce que l’on mange dépend des mouvances de nos croyances.

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L’alimentation contemporaine à gauche MATTEI Florent (né en 1970), Sans titre (Roast Beef), 1999, série «Les Biotoniques», photographie couleur, 100x120 cm, Nice, Galerie Espace à Vendre. à droitre GURSKY Andreas (né en 1955), 99 cent, 1999, épreuve chromogène, 207x336x5 cm, Paris, MNAM Photographie monumentale montrant tout à la fois l’abondance et le détail, avec les clients noyés dans l’ensemble.

20 modèles et systèmes alimentaires


Pour Xavier Terlet, fondateur du cabinet de conseil XTC et consultant de l’industrie en innovations alimentaires et partenaire du Sial, « Le consommateur veut tout et son contraire »

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" L’acte alimentaire se déroule toujours selon des protocoles imposés par la société "  Jean-Pierre Poulain.

L’homme définit un ordre alimentaire

L’acte alimentaire est différent selon les coutumes, habitudes et pratiques des sociétés. Il implique alimentation, cuisine et gastronomie qui sont trois éléments constitutifs des arts culinaires, regroupant à la fois la nature et la préparation des aliments, leur consommation et leur perception. Cet ensemble social et symbolique génère des comportements culturels qui fondent les identités et les différenciations socioculturelles. C’est en cela que les arts culinaires sont des enjeux sociétaux et culturels. Quelle est l’articulation entre l’alimentation, la cuisine et la gastronomie ? Il est difficile de donner de strictes définitions consensuelles, alors nous admettons des relations entre ces notions qui relèvent du qualitatif vital et du qualitatif gustatif. Se tissent entre ces notions des relations complexes qui construisent le système alimentaire d’une société.

à droite Le régime chromatique. Sophie Calle, 1997

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Le Repas villageois de Maître aux Béguins, Musée du Louvre.

Louis XIV et Molière, Jean-Léon Gérôme

L’alimentation est une nécessité biologique répétitive, que nous envisageons sur un mode quantitatif et statistique. C’est l’équilibre nutritionnel, la composition des repas et des aliments eux-mêmes, glucides, lipides, protéines ayant un impact sur la santé. Tout le monde mange mais tout le monde ne mange pas pareil. La cuisine, elle, est un acte; « une activité intermédiaire entre la nature et la culture, assurant leur nécessaire articulation (…) c’est un acte culturel fondamental » (C. Lévi-Strauss) déterminé autant par la culture, la nature (ressource de l’espace naturel) que les recherches gustatives. Les goûts et la recherche des plaisirs gustatifs par l’alliance des mets et des boissons, par la qualité des produits et de leur préparation, les créations culinaires de grands chefs, porteuses de traditions et d’innovations relèvent de la gastronomie.

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Le Déjeuner , Édouard Manet ,1861

« La cuisine est un perfectionnement de l’alimentation; la gastronomie est un perfectionnement de la cuisine elle-même » Jean-François Revel. Par ailleurs, l’utilisation du terme cuisine  renvoie le plus souvent aux arts culinaires dans leur ensemble : « la cuisine française ». C’est dans cette perspective que nous emploierons ce terme. Il nous semble essentiel d’envisager notre problématique davantage du point de vue des pratiques sociales. En effet, l’homme cuisine et mange selon des représentations et des valeurs propres à sa place dans le système civilisationnel, culturel ou social. Pour passer d’une relation sociologique à une relation culturelle, l’homme construit un système de représentations et de valeurs autour de sa nourriture, un ordre culinaire. En mangeant, l’homme s’incorpore dans la société. La cuisine, comme expression des normes et des valeurs d’un groupe, permet à l’individu d’intérioriser le modèle culturel dans lequel il vit. Selon Jean-Pierre Poulain, au delà des règles de partage, le repas est un apprentissage social. Dès la naissance, l’alimentation de l’enfant est contrainte par des phénomènes physiologiques mais nous cherchons déjà à le « régler » sur un certain rythme social (journée, nuit, moments de travail ou de 25


Les barbotines Grigny la Grande Borne, Mai 2006. Série La table de l’ordinaire.Stéphanie Lacombe

les repas contemporains photographiés par stéphanie lacombe

Le buis Grigny la Grande, Quartier des enclos, Mai 2006. Série La table de l’ordinaire. Stéphanie Lacombe

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Les z’amours Strasbourg, Janvier 2008. Série L Stéphanie Lacombe

La yourte Saint-Martin-de-Vers, dans le Lot. Juin 200 Stéphanie Lacombe


La table de l’ordinaire.

repos). Son alimentation va être constamment influencée socialement, et, immergé dans un contexte alimentaire, il apprend le sens de l’intime et du public : ce que l’on peut montrer du mécanisme alimentaire et ce qui doit rester caché. Les repas de familles sont un moment d’apprentissage des codes et représentations sociales dont l’enfant se servira en tant qu’adulte dans tous types de repas pour s’insérer socialement. Jean-Pierre Poulain distingue les modèles alimentaires (ensemble de pratiques culinaires) et les manières particulières d’un individu dans sa culture d’appartenance (créant une différenciation des attitudes et comportements). Cette différenciation permet de maintenir une hétérogénéité entre les cultures, les individus et les groupes sociaux, tout en construisant leurs identités propres. Les pratiques permettent de s’identifier à un groupe social, voire à une nation. À ce titre, la gastronomie semble prendre de nouvelles fonctions culturelles dans la construction des identités et l’expression des appartenances. Du fait de la mondialisation, culturelle et alimentaire, qui entraîne une homogénéisation des pratiques, la gastronomie semble produire un nouvel espace culturel entre persistance de valeurs et renouvellement des pratiques alimentaires et de ses représentations. La mondialisation alimentaire génère ainsi des mouvements de délocalisation et de relocalisation qui influent sur la construction de « l’ordre culinaire ». Cet ordre distingue l’immangeable du comestible, des manières de tables, des techniques de préparations, une classification des produits selon leur nature (féculent, animale, végétal etc.) des techniques d’assemblage, des rites. La maxime « je deviens ce que je mange » traduit le résultat de ce processus construit socialement, culturellement. La cuisine est donc moins un effet de la distinction sociale qu’un moteur de la construction des groupes sociaux. Cependant, l’invention par un bricolage des comportements semble caractéristique d’un nouveau processus d’évolution propre à la cuisine. Elle reste le moteur de la civilisation par sa dimension de marqueur culturel et par sa dimension de gestion de la relation de l’extérieur au corps.

07. Série La table de l’ordinaire.

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Robot Monster Paris. Mai 2007. Série La table de l’ordinaire. Stéphanie Lacombe

Pastille Cahors. Juin 2007. Série La table de l’ordinaire. Stéphanie Lacombe

My Force Grigny la Grande Borne. Mai 2006. Série La table de l’ordinaire. Stéphanie Lacombe

La prière Grigny la Grande, Borne. Mai 2006. Série La table de l’ordinaire.Stéphanie Lacombe

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Superman Paris. Mai 2007. Série La table de l’ordinaire. Stéphanie Lacombe

Réservé Lyon. Juillet 2007. Série La table de l’ordinaire. Stéphanie Lacombe

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" (...) manger ce n’est pas que l’ingrédient, le produit ou le goût, mais c’est aussi le contexte dans lequel on va manger le produit ou l’histoire qu’on y rattache, qui vont modifier la perception des produits " Marc Brétillot

Différentiations sociales et modèles alimentaires Au XVIIIe siècle, la cour de Versailles attire l’aristocratie provinciale et la grande gastronomie française rejette les pratiques régionales et populaires. Les régions ne sont intéressantes que pour l’origine des produits. La cuisine est un moyen d’affirmer son statut social, l’alimentation des aristocrates est distinguée de celles de la bourgeoisie et des milieux populaires. La commensalité des puissants est une manière de gouverner à table. Certes, historiquement, les pratiques culinaires permettent de distinguer les groupes sociaux en ce qu’elles véhiculent des représentations différentes de leur rapport à la nourriture. Mais aujourd’hui les classes sont moins déterminées et les comportements alimentaires se sont diversifiés, individualisés. Néanmoins, la cuisine s’appuie sur la mémoire. D’après Margarito Mariagrazia, c’est une remémoration renvoyant à des représentations sociales d’usage (souvenirs individuels, émotions) et des représentations sociales de référence (commune à l’humanité, expérience existentielle). Mais la transmission des gestes est vectrice d’une différenciation sociale. Or, aujourd’hui, la modernité alimentaire ne véhicule plus systématiquement de forts habitus parce que, d’une part, le processus de socialisation affronte un processus de subjectivation plus grand, et, d’autre part, parce que les positions sociales des individus tendent vers une grande variabilité et une homogénéisation de leur représentation. Différences sociales, différences régionales, pouvons-nous alors réellement parler de modèle alimentaire français ? Qu’est ce qui définit la culture culinaire française ? 30 modèles et systèmes alimentaires


Déjeuner d’huîtres au château de Chantilly, Jean-François de Troy 1735 Scandinavian Artists Breakfasting at the Café Ledoyen, Paris, Hugo Birger1886

Un «dîner en blanc» (banquet contemporain) à Paris

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campagne publicitaire Auchan de sensibilisation au gaspillage alimentaire provoqué par la selection des «beaux» fruits et légumes en supermarché.

Guide Fooding 2013

Un modèle alimentaire, nous l’avons vu, se définit par plusieurs éléments : des règles de socialisation alimentaire concernant l’approvisionnement, la préparation et la consommation des aliments, des temps et des rituels. Tous ces éléments sont propres à chaque société et peuvent varier selon les individus. Le modèle français serait selon le CREDOC, le primât du goût, des pratiques sociales de convivialité et des règles conditionnant la prise alimentaire. Il se distingue par la diversité des régions françaises, son héritage profond et persistant, son fort degré de complexité et son articulation entre goût et convivialité. En France, existe une culture culinaire attachée à la famille permettant la transmission des règles sociales, de diététique et la valorisation de la cuisine au quotidien. Contrairement aux Etats-Unis, par exemple, où la cuisine n’est pas un savoir-faire ordinaire selon Fischler et Masson. Au delà de la culture culinaire française, qui est depuis toujours guidée par la nécessité de conserver le goût naturel des produits, comment parler d’une culture du goût, quels sont les enjeux actuels ?

32 modèles et systèmes alimentaires


Slow Food / raw fodd C’est une organisation internationale qui repose sur un réseau local d’associations et envisage un monde où chacun puisse avoir accès à une nourriture bonne pour lui, pour ceux qui la produisent, et pour la planète. La Raw Food ou crudivorisme est une tendance remettant en question la surconsommation de viande et produits transformés. Ces adeptes suivent un régime végétalien, cru, avec des aliments les moins transformés possible.

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Contre l’industrialisation alimentaire et la consommation de masse, que Vincent Martigny appelle « culture culinaire globalisée », de nombreuses tendances dans le monde défendent la qualité, le goût, et l’alimentation saine. Ces tendances poussent la population à changer leurs ses habitudes culinaires. Tout le monde est invité à consommer sainement, avec goût et responsabilité. Ce qui n’est pas accessible à tous. Plutôt qu’une culture du goût, nous sommes face à une problématique de santé publique. José Muchnik, anthropologue, affirme un postulat : « la qualité des aliments et de l’alimentation n’est pas un luxe mais un droit auquel toute personne devrait avoir accès ». Il existe un fort décalage entre les nouvelles normes et les pratiques, que celles-ci soient contraintes ou choisies. Par ailleurs, jamais la cuisine n’avait fait l’objet d’une réflexion pour elle-même (au dehors des périodes de famine) en matière de politique. C’est justement la situation contemporaine d’abondance alimentaire en Occident, qui concentre le débat public autour de considérations sanitaires. À partir des années 1980, pendant le développement de l’industrie agroalimentaire, le débat se déplace sur les questions de sûreté alimentaire, de recherches scientifiques et de santé publique. La collectivité intègre dans le corps social une notion de la norme alimentaire et corporelle nécessitant des comportements alimentaires adéquats (manger cinq fruits et légumes par jour, etc.) Ces prescriptions publiques ont une influence sur les comportements sociaux. Dans les enquêtes sur les « Comportements Alimentaires en France » du CRéDOC, les représentations du « bien manger » sont observées. La dimension du plaisir partagé est prédominante jusqu’en 2003. En 2007, un changement s’opère, la dimension santé s’impose notamment avec une tendance, l’équilibre nutritionnel. Depuis les crises sanitaires et la diffusion massive de messages sanitaires émanant des pouvoirs publics, la médicalisation de l’alimentation exacerbe la dimension santé au détriment des autres (plaisir, culture, identité) et pourrait fragiliser le modèle alimentaire français. Les représentations sont brouillées et le consommateur cherche à reprendre le pouvoir sur son alimentation. L’autre versant du débat public porte sur la patrimonialisation de l’art culinaire. Pour lutter contre la malbouffe (implicitement américaine), la gastronomie (et non la cuisine) est érigée en « patrimoine collectif, constitutif de notre identité nationale ». Notons qu’en France le débat politique s’est déplacé du Ministère de l’agriculture au Ministère de la culture, il s’agit plus d’une ambition de résistance identitaire que de défense économique.

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Face à manger, 2011, Paris Particule 14 ‘Toto. « Regarde toi à travers ce que tu manges » Marc Brétillot.

Lapin carotte, 2005 Paris Designer’s Days, « une synthèse onirique du cycle alimentaire - dont les acteurs sont la carotte et le lapin ». Marc Brétillot.

La pratique sociale du repas français est célébrée par l’UNESCO. Est-ce une réaction de l’action publique face à la peur de la disparition des transmissions des savoir-faire et des goûts ?

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36 modèles et systèmes alimentaires


B . LES RITES DE SOCIABILITÉ CULINAIRE La temporalité alimentaire L’organisation socio-culturelle de l’espace alimentaire

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« " L’alimentation s’inscrit dans une série de cycles temporels socialement déterminés " » Jean-Pierre Poulain

La temporalité alimentaire

Tout commence par les temps du cycle de la vie humaine (nourrisson enfant - adolescent - adulte - vieillard) qui engendrent une alimentation différente avec, pour chaque étape, ses interdictions ou autorisations, ses rythmes, statuts, rôles, contraintes ou obligations. Entre ces étapes sont distingués des rites de passage, comme le premier verre de vin ou le repas de communion ou de mariage. Existent aussi les temps cycliques de la nature : les saisons, les productions agricoles ou les migrations animales. Ces temps alternent entre abondance et pénurie avec les premiers ou derniers aliments de l’année. Cette alternance peut être naturelle ou décidée par l’homme (exemple : le jeun). Vécu plus quotidiennement, le rythme journalier est ponctué par le repas: les horaires de prises de repas, le temps de travail et de repos ou les prises hors repas. Le modèle français, de trois repas par jour, assez récent, s’impose comme norme au XXe siècle bien qu’il subisse des modifications. À cela, nous pouvons ajouter le temps de l’exception (le repas gastronomique, par exemple). D’après une étude du CRÉDOC de Thierry MATHÉ, Gabriel TAVOULARIS et Thomas PILORIN, « le repas gastronomique est une variation améliorée du repas ordinaire ». La préparation est plus longue, le temps de consommation également et les rituels sont plus nombreux. Le repas ordinaire est, lui, adapté aux modes de vie journaliers (contrainte de travail et cycles de vie). 38 modèles et systèmes alimentaires


Le temps du repas est nécessaire au corps physique et au corps social. Il dépend du contexte social. En effet, il faut distinguer les repas pris seul des repas partagés. Plus il y a de convivialité, plus le temps du repas est long ! Une autre distinction doit être faite entre le repas à domicile (seul ou partagé), et le repas hors domicile (seul ou partagé). Les temps d’un repas au restaurant ou chez des amis sont plus importants que celui pris chez soi. Dans la catégorie hors domicile, se trouvent aussi des repas courts (cantine, restauration rapide, etc.), régis par les modes de vie urbains. Sont alors distingués deux temps de repas : le repas court dure environ une demi-heure (pause travail) et le repas long excède l’heure (pause conviviale). Le repas pris en commun est structuré et ritualisé (entrée, plat, dessert et/ou fromage). La simplification du repas partagé, en terme de temps, n’implique pas forcément la simplification des rituels ; on ne mange pas n’importe quoi, n’importe comment. Les repas les plus simplifiés en temps et en rituels sont souvent le fait de personnes mangeant seules et parmi les moins aisées. Chaque société organise ses prises de repas. En France, nous commençons par le petit-déjeuner, puis le déjeuner, et le dîner, avec souvent un goûter dans l’après-midi ou une collation, le grignotage étant mal considéré. Au Vietnam, l’habitude est de manger une soupe le matin et un dîner le soir. La journée est ponctuée de prises de repas individuels appelées « an choi » (manger pour s’amuser). Les repas se combinent entre eux et forment des journées alimentaires variables culturellement. En France, la journée alimentaire du XVe siècle se compose de deux repas : un dîner en fin de matinée et un souper en fin d’après-midi. Au XVIIIe siècle nous consommons trois repas par jour : un déjeuner en début de matinée, un dîner vers midi et un souper le soir. Le petit-déjeuner apparaît en 1770. « Le nom des repas n’a pas changé, mais l’heure à laquelle ils ont lieu est de fait de plus en plus tardive » Léo Moulin (1988). Les journées alimentaires des ouvriers sont définies par leurs temps de travail et les contraintes liées au fait de devoir apporter son repas sur le lieu de travail. Avoir la possibilité de rentrer manger chez soi a été une conquête sociale et a diminué les temps de travail. L’alimentation paysanne, elle, est régie par l’organisation du travail de la terre et donc les saisons, jusqu’au XXe siècle. Les prises de repas varient donc selon la saison. En période estivale, le premier repas, un bol de bouillon clair et quignon de pain, se prenait entre cinq et six heures du matin. Vers neuf heures, une soupe de légumes, à midi une sorte de 39


soupe aux choux rassemble la famille autour d’une table, à 16h, une collation et à la nuit tombée, un souper. En hiver, les repas sont presque les mêmes, sont ajoutés ou remplacés des produits de saisons, mais à des heures différentes : d’abord sept heures, puis dix heures, puis quatorze heures, pas de collation et le souper se partage entre dix-huit et dix-neuf heures. Les repas du quotidien modelaient donc le rythme et l’existence des classes ; les plats servis engendraient le maintien de cette catégorisation sociale. La temporalité alimentaire diffère donc selon les époques et les groupes sociaux. Comment en sommes-nous arrivés à normaliser le modèle bourgeois des trois repas aujourd’hui ? C’est un phénomène d’imitation de la cuisine et des manières de la table des élites françaises qui va diffuser « un style aristocratique » selon un modèle descendant. Fin XVIIe, l’installation de la cour à Versailles marque le début de mutations sociales importantes. La bourgeoisie imite la noblesse qui, elle, s’empresse de créer de nouvelles pratiques sociales afin de marquer sa différence, mais elles seront vite copiées. La gastronomie est imitée au même

Le déjeuner des canotiers, Auguste Renoir, 1881.

« le repas français rigide et réglé comme du papier à musique (...) c’est à l’animal en cage que l’on reserve une temporalité strictement régulière pour manger » Selon Claude Fischer, les Américains pensent le repas français comme une contrainte à la liberté. 40 modèles et systèmes alimentaires


titre que la mode vestimentaire, les perruques ou l’art du parfum. La littérature culinaire s’adresse désormais et surtout à la bourgeoisie. Brillat-Savarin se propose d’initier les classes moyennes au « bon goût ». Ces classes moyennes, en quête d’ascension sociale, liront aussi Gault de Millau ou Grimod de la Reynière. La Révolution française donne un second souffle à ce phénomène d’imitation et la bourgeoisie s’offre la position sociale dont elle rêvait. Dans les restaurants, tout le monde partage les mêmes menus, l’ancien repas à la française où la hiérarchie sociale se mettait en scène disparaît donc peu à peu au profit d’un repas « à la russe », plus égalitaire. Pour simplifier la structure complexe du repas français (hors-d ‘œuvres, entrées relevées, rots, etc.) il n’est consommé plus qu’une entrée, un plat garni et un dessert sur le modèle des trois repas par jour. Ce sont finalement les institutions républicaines qui aideront au succès des trois repas. S’impose une forme d’homogénéisation et de diffusion du modèle alimentaire national au XXe siècle qui évolue vers quoi ? Le modèle français, avec trois repas par jour pris à des heures relativement fixes et communes à tous, est inscrit dans une grande régularité structurant les journées. Mais l’accélération des modes de vie et les exigences du travail a contribué à baisser les temps consacrés à l’alimentation. Si ce temps a diminué dans les années 1980 1990, il augmente quelque peu aujourd’hui. La durée des repas en France est plus longue que dans d’autres pays européens (Aliaga, 2006). Le temps du repas est un temps social respecté par les français malgré les changements des modes de vie. Le modèle alimentaire français est donc dans une forme de résistance. Les horaires traditionnels (matin, midi, soir) et la structure traditionnelle (entrée, plat, dessert) des repas sont le plus souvent respectés. Le modèle français résiste notamment aux nouvelles tendances venues d’ailleurs incluant une forme de repas et des horaires de repas différents. Les fastfoods américains sont « francisés » ; lorsqu’un américain prendra un hamburger le matin pour le manger au volant, un français attendra l’heure du repas et se mettra à table. Les français se servent du Mc Donald comme d’un restaurant. Même les food truck intègrent, en France, la formule entrée, plat, dessert. Ces temps réguliers respectés créent des espaces de sociabilité où la commensalité joue un rôle fondateur. Le temps des repas est considéré comme une limite à toutes autres activités. Nous y consacrons un temps mais aussi un espace définis permettant à tous de se rassembler.

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" Le plaisir de la table est la sensation réfléchie qui naît des diverses circonstances de faits, de lieux, de choses et de personnes qui accompagnent un repas. " Brillat-Savarin

L’organisation socio-culturelle de l’espace alimentaire

Claude Fischler utilise le terme de « système alimentaire » pour désigner les règles variant selon l’espace culturel. Les différents types de repas (repas de famille, apparat, banquet, repas de fête, etc.) dévoilent une organisation socioculturelle. Chacun d’entre eux comportent des temporalités, des espaces et des rites sociaux. La consommation d’un repas pose un certain nombre de questions définissant la commensalité. Qui peut participer au repas ? Comment s’installe-ton et où ? Qui commence à manger en premier ? Qui fait le service ?

Mosaïque d’une scène de banquet, Art Romain.

42 modèles et systèmes alimentaires

Banquet de plain air à Annecy


Le Festin, 2013. Technique mixte 165 x 390 x 115 cm Vue de l’exposition «Gilles Barbier» Galerie GP & N Vallois, Paris 20.09.2013 — 26.10.2013 Photo : Aurélien Mole

En Grèce ancienne, le partage de la chair animale sacrifiée crée la communauté des hommes et des dieux. Le banquet diffuse les valeurs de la cité et construit les relations sociales. C’est l’apprentissage citoyen des valeurs et des comportements du groupe social. C’est une institution réservée aux dirigeants et aux grandes familles de la cité. L’égalité des convives reste tout de même relative car chaque individu reçoit la ration correspondant à sa place dans l’organigramme social. Le banquet chez les Romains met en scène les inégalités, les classes sociales sont distinguées et mangent séparément une nourriture différente en quantité et en qualité. Le XXe siècle aussi a ses banquets. Le Dîner en blanc inventé en 1988 par François Pasquier, sorte de « pique-nique chic » qui a lieu une fois par an à Paris dans un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment. Les invitations sont très prisées et près de 15000 personnes y participent chaque année. Ce banquet contemporain comporte des règles, tous les convives doivent être élégants dans leurs tenues vestimentaires et dans leurs comportements. Il se déroule en huit étapes : « le débarquement, l’installation, l’ouverture, le dîner, les feux de Bengale, la danse, le nettoyage, le départ ». Chaque étape a ses règles : ne pas s’asseoir, ne pas agiter les serviettes, personne ne se déplace pendant le dîner. L’organisation des repas, le positionnement de la table et des mangeurs (la préséance), reflètent la hiérarchie sociale. Jusqu’à la Révolution, le repas à la française s’organise autour de plusieurs plats et si le nombre de convives augmente, ce n’est pas le nombre de portions qui augmente mais le nombre de plats. Les places d’honneurs sont au centre car l’accès à la nourriture y est plus facile. Le marquis en bout de table subit l’humiliation de ne pouvoir manger que ce qui lui arrive par chance ou par sympathie des attablés. Aujourd’hui, la portion est plus équitable, il n’y a plus de places d’honneurs mais plutôt une place attribuée à l’hôte qui préside le repas en bout de table. Place attribuée aussi pour sa praticité, l’hôte doit se lever régulièrement pour servir les plats à ses convives 43


ou finir ses cuissons ou son dressage d’assiettes. L’idée d’égalité reste présente, par exemple, pour se placer à table il est préféré parfois d’alterner femme et homme. Les repas sont donc des lieux explicites de la sociabilité où s’affirment les liens à la communauté ou à son extériorité. Ils mettent en scène l’ordre social. Selon Claude Fischler, l’alimentation contemporaine bouleverse les codes établis depuis des siècles. Auparavant, le refus de la nourriture offerte signifiait le refus de la relation. Manger ensemble, « c’est produire la même chair, le même sang, c’est construire ou reconstruire symboliquement une communauté de destin ». Or aujourd’hui, des alimentations particulières se développent pour des raisons éthiques, médicales, sanitaires, politiques ou spirituelles. Les individus posent aujourd’hui leurs conditions et les hôtes s’y plient. Ainsi, lors d’un repas aujourd’hui, il peut arriver que les convives aient chacun une assiette différente. Le moment du repas partagé tend vers la réciprocité : « Je donne et vous me rendez dans l’immédiat en mangeant ce que je vous donne » (C. Fischler). Mais dans certains pays et milieux, le devoir de réciprocité est annulé ou renversé. La relation entre hôte (celui qui reçoit) et hôte (celui qui est reçu) est complexe et tient en équilibre entre hospitalité alimentaire et hostilité. Cette relation inscrite dans le rituel du repas est aujourd’hui changée par les particularismes alimentaires qui jouent sur la structure du repas. Les hôtes prennent des libertés avec ce rituel et la nourriture, transformée en nutrition, n’a plus la même symbolique car nous rendons chacun responsable de ce que nous ingérons. Cependant, l’individualisation alimentaire est modulée par la culture nationale ou locale. La forme du repas, la manière de manger en France est un

Vue des fouilles du «Déjeuner sous l’herbe» de Daniel Spoerri, Domaine de Montcel, Jouyen-Josas, juin 2010. Photo: Denis Gliksman/Inrap

44 modèles et systèmes alimentaires

Repas Chez Simon Le Pharisien, Caliari Paolo Véronèse (1528 1588), 1570 Versailles, Château de Versailles et de Trianon


«Le repas c’est un temps, un lieu, une syntaxe» Claude Fischler

poids culturel important. Ainsi, un végétarien aura du mal à refuser un repas de viande de peur d’être exclu du groupe. Selon Claude Fischler, l’espace alimentaire français est inscrit dans un rituel où s’établissent des relations complexes entre les hôtes dont les fondements sont dans le partage. Ce « communiel » est en tension croissante avec l’individualisation contemporaine des consommations et des modes de vie. Mais la France reste d’une stabilité étonnante quant au repas et aux manières de table.

Le Lapin (2006), Isabelle Levenez video Série animaux domestiques

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46 pratiques des espaces culinaires


PRATIQUES DES ESPACES CULINAIRES

A . LES ESPACES PRIVÉS Symboliques et fonctions de l’espace cuisine Le lieu où l’on mange et la table

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" La cuisine est la pièce qui a le plus évolué au cours du XXe siècle" Monique Eleb

Symboliques et fonctions de l’espace cuisine

Se questionner sur les pratiques culinaires implique une réflexion sur les espaces de pratiques regroupant la préparation et la consommation (l’espace du repas) dans la sphère privée et publique. D’abord privé, l’espace culinaire est indissociable de l’histoire de l’habitat. L’espace cuisine est d’une grande importance dans l’organisation du logement. Aujourd’hui considérée comme une pièce centrale, la cuisine a été, au cours de son histoire, balancée entre pièce exclue et pièce valorisée. Cet espace a été le premier à questionner l’architecture et l’organisation rationnelle et sociale du logement. Qu’est-ce que la cuisine ? Quelle est sa fonction ? Où doit-elle être placée ? Qu’apporte-t-elle à la vie quotidienne ? Autant de questionnements liés aux évolutions des pratiques culinaires qu’à l’environnement social qu’il façonne. Emplacement de la cuisine L’éloignement ou le rapprochement de la cuisine répond à une organisation sociale, celle de la famille et de la domesticité. Essayons de comprendre l’évolution de l’emplacement. Le feu, premier élément ayant constitué un espace autour de la préparation alimentaire, a été disposé au centre de l’habitat primitif et a rassemblé les hommes du foyer. Le feu est foyer, il a généré les premiers espaces 48 pratiques des espaces culinaires


Habitat antique. Maison du site d’Olynthe qui comporte une partie résidentielle (oikos) au nord et une galerie (pastas), qui communique avec une cour rectangulaire pavée. Sur l’un de ses côtés, se trouvent une salle réservée aux banquets (andrôn) et un vestibule, et de l’autre côté un magasin.

Habitat antique. Maison du site d’Olynthe, cuisine et chambre.

de vie. Il est encore à proximité des espaces de commensalité dans l’habitat antique européen. Puis s’est éloigné à mesure que les espaces d’apparat et de réception publique se sont structurés et hiérarchisés. D’abord mise à l’écart par les classes sociales les plus aisées pour éviter les désagréments et les incendies, elle est aujourd’hui « rivale du séjour » (Monique Eleb). Son éloignement s’est justifié par la présence des domestiques qui faisaient le service en traversant de nombreuses cours ou galeries couvertes scindant ainsi les flux de la domesticité des flux des maîtres de maison. Mais les pratiques culinaires sont assez vite devenues quotidiennes pour toutes les classes sociales au XXe siècle et la cuisine et le lieu où l’on mange vont devenir des espaces privilégiés pour la vie familiale. Le XVIIIe siècle marque une hésitation sur l’emplacement de la cuisine car les rites bourgeois valorisent la vie familiale et la réception. Alors que chez les paysans, la cuisine est la pièce unique ou principale de l’habitation, elle se rapproche de la salle à manger dans l’habitat bourgeois. Cependant, elle reste une pièce de service destinée aux domestiques. Elle fait partie d’un dispositif important : escalier de service,

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cour de service, cave, chambres de services sous les combles, office, gardemanger et buanderie, soit un ensemble complexe, gradué et hiérarchisé. La cuisine bourgeoise qui fonctionne avec ses dépendances, est un modèle pour la séparation cuisine / pièce à vivre. Elle influence les architectes philanthropes qui souhaitent acclimater les classes populaires en leur proposant à travers l’organisation spatiale de la cuisine une éducation au mode de vie bourgeois centré sur la famille. Les projets des fondations philanthropiques font l’objet de débats sur la cuisine et les services domestiques. De nombreuses solutions spatiales de paix sociale, d’éducation et de valorisation de la famille sont proposées et construites au XXe siècle. Différents types d’habitats sont imaginés selon le degré d’élévation sociale et d’acclimatation à la vie urbaine. Entre 1907 et 1908, l’architecte Henri Labussière a conçu pour trois niveaux sociaux, trois types de cuisine. L’une est destinée aux ouvriers tout juste arrivés de la campagne, elle reprend le principe spatial présent en campagne pour ne pas heurter les habitudes, la cuisine-pièce à vivre. La deuxième cuisine est destinée aux ouvriers « déjà acclimatés à la vie urbaine », elle est en alcôve, éclairée et ventilée par une petite fenêtre et donne sur la salle commune. La troisième est pour les employés, elle est petite et séparée de la pièce où les repas sont pris. Les dispositifs inventés par les sociétés philanthropiques influencent encore

1903, Paris, René Sergent architecte, Maison de rapport, 59 rue de Varenne. 230m2 Images : Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, Les Éditions de l’Imprimeur, Paris, 2004

50 pratiques des espaces culinaires


Cuisine dans la salle commune, rue Amiral-Roussin, Paris. Cuisine dans une alcôve de la salle commune, avenue Daumesnil, Paris. (GMO, Auguste (GMO, Auguste Labussière, architecte, 1905) Labussière, architecte, 1905)

nos cuisines d’aujourd’hui. Selon Monique Eleb, la cuisine ouverte de 1905 rendue invisible de la salle commune de l’habitat philanthropique, où tout doit être rangé et doit disparaître est la cuisine la plus répandue aujourd’hui. La cuisine doit-elle être cachée, ouverte ou non sur d’autres espaces ? Cuisine ouverte / cuisine fermée Au début du XXe siècle, la distinction entre le présentable et le non présentable est très établie, la cuisine reste cachée. Et séparée de l’espace des repas. Dans l’habitat bourgeois, l’office fait parfois le lien ou la séparation salle à manger / cuisine. Pourtant, dans les grandes demeures du XVIIe siècle, l’engouement pour les pratiques culinaires et le travail des chefs rend l’espace de la cuisine beau et présentable. Dans la cuisine du Château de Raincy, édifié par Le Vau en 1643, une grande galerie avec des balustrades servait de tribune pour voir travailler les cuisiniers et les applaudir. La cuisine ouverte ou fermée pose la question de ce qui peut être vu ou non.

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Une cuisine placard

Cuisine suédoise où les enfants jouent et où la famille peut prendre le repas.

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Cuisine d’une maison en Floride, 1949. Rudolf et Twitchell architectes.


La cuisine ouverte est amorcée par les sociétés philanthropiques avec la cuisine en alcôve. Son ouverture est permise par la fixation des éléments, ce que l’on appellera plus tard la cuisine équipée. Les rangements permettent de cacher le désordre et le mouvement hygiéniste du XIXe siècle a multiplié les façons de nettoyer la cuisine. Cette cuisine-alcôve est ensuite appelée « cuisine américaine » par les promoteurs dans les années 1960 pour effacer son image populaire. D’abord attribuée au logement social dans un but d’acclimatation, la cuisine ouverte est ensuite vue comme avantageuse pour la femme. Nous sommes face à un paradoxe. La cuisine s’ouvre sur la pièce de vie mais elle est réfléchie pour être rendue invisible grâce à son équipement. Dans les années 1970, la cuisine ouverte représente la facilité du partage des tâches dans le couple et la famille. Pourtant, certains architectes affirment que ce type de cuisine conduit à l’effet inverse en multipliant les tâches ménagères. Nous pouvons trouver plusieurs types de cuisine ouverte, certaines le sont plus que d’autres parfois appelées cuisines semi-ouvertes. Nous allons voir que, toujours dans un certain paradoxe, la cuisine ouverte tend à être cachée. La cuisine placard est un dispositif réduit au minimum dont l’ensemble peut être masqué par des panneaux coulissants. L’espace cuisine en lui même n’existe pas, la cuisine ne s’ouvre qu’au moment de la confection des repas. Elle se réduit à un ensemble de rangements. Lorsque la cuisine est presque inexistante, le dispositif permet de créer des séquences reprenant l’organisation de l’habitat bourgeois. Cuisine – salle à manger – salon, dans une surface réduite. D’autres

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dispositifs nommés semi-ouverts, font une séparation cuisine / séjour. La « cuisine américaine » des années 1950 qui propose « un vague appendice dénommé bar dans un séjour » (Catherine Clarisse), est souvent petite et sans fenêtre voire sans ventilation. Cette cuisine n’a d’américain que le nom, les américains euxmêmes appellent ce dispositif French Kitchen ! La cuisine passe-plat est encore moins ouverte, mais cet élément fonctionnel fait le lien avec la salle-à-manger. La cuisine n’est plus vraiment une pièce mais un espace et elle se rétrécit. La ménagère, seule, communique avec les autres par un passe-plat. En Suède, la cuisine est vue différemment. Il est considéré qu’un repas pris dans la pièce cuisine simplifie le travail ménager. La possibilité de se tenir à plusieurs dans une cuisine engendre le partage du travail domestique. Un modèle de pièce cuisine a été largement diffusé et considéré comme un concentré d’innovation. La cuisine de Francfort (1927), de Margarete Schutte-Lihotzky, équipe des écoles ménagères où les femmes apprennent à s’en servir pour optimiser ce petit espace. Cette cuisine « laboratoire » est conçue pour une femme travaillant à l’extérieur mais ayant la charge de son ménage. Elle est petite (6,27m2), donne sur la pièce où se prennent les repas par une porte coulissante et est construite dans l’idée de concentrer et rationaliser toutes les tâches ménagères. Théoriquement, cette cuisine permet de gagner du temps. Au moment de l’invention de la cuisine ouverte équipée, les réflexions sur le travail domestique fleurissent. Dans les cuisines, de toutes sortes, les parcours entre espace de préparation des repas et espace de prise des repas sont réduits ou inexistants. La cuisine rationalisée est le plus souvent petite et fermée.

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Cuisine de Francfort, Margarete Sch端tte-Lihotzky, 1927, et sa reconstitution contemporaine.

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Principe de séparation des travaux. Larousse ménager illustré, 1926.

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L’unité d’habitation de Marseille, Le Corbusier, Placards de livraisons à l’entrée des appartements 1952.

L’espace cuisine rationnalisé. Équipé et de petite surface. Depuis les années 1950, en France, dans l’habitat collectif, qui hérite de toute une histoire architecturale et sociale, la cuisine appréciée de nombreux architectes est en second jour et se poursuit sur un coin-repas qui, lui, donne sur la façade. La cuisine de la Cité Radieuse (1947-1952) a résolu tous les problèmes de nombres de pas et de facilité des tâches dont les tayloristes traitaient. La ménagère ne marche plus dans sa cuisine, il lui suffit de pivoter sur elle même pour avoir accès à tout. Cette cuisine s’inscrit dans l’innovation par le fonctionnement de son environnement proche, l’appartement, et plus éloignée, la cité en elle même. En effet, l’approvisionnement quotidien en denrées par le couloir et la présence d’une rue intérieure avec magasins alimentaires, et restaurants permet à cette cuisine de fonctionner grâce au rythme soutenu et cyclique du quotidien. Le « truffage » des parois intérieures du bâtiment en gaines de ventilation rend possible cette cuisine sans fenêtre et ouverte sur le séjour / salle à manger. La rationalisation de l’espace est née dans la cuisine. Les sciences ménagères apparaissent et les principes du Taylorisme sont appliqués à la cuisine dans les années 1920-1930. Catherine Clarisse évoque la disparition de la table (constituant un obstacle à la circulation) dans la cuisine des sœurs Beecher (1869) comme antécédent et références pour les Tayloristes. Dessinée

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pour une petite maison sans domestiques permanents, elle est au centre du logement et jouxte une pièce fermée. La table, habituellement centrale, est remplacée par un plan de travail périphérique encadré d’étagères et éclairé par deux fenêtres. D’abord dessinée pour les domestiques, cette cuisine est ensuite attribuée à la ménagère. La disparition de la table et de ses chaises amorce le travail ménager debout et est vécue comme une évolution majeure dans la chasse au temps. Christine Frederick et Paulette Bernège diffusent dans les années 1920 et 1930 l’idée du « taylorisme chez soi ». La femme dans sa cuisine est comme dans une usine. Selon Monique Eleb, la base des réflexions sur la cuisine au XXe siècle correspond à trois types d’activités : cuisiner, préparer et laver/ranger/ remettre en ordre. La notion de plaisir est très rarement représentée dans les démonstrations. Pour Paulette Bernège, le travail ménager est l’égal du travail professionnel. Ses études montrent que lorsque les plans d’un appartement ne sont pas assez rationnels, ils génèrent une perte de temps considérable. Le taylorisme est alors, selon elle, le moyen de « libérer la femme » de cette position d’ouvrière devant tenir son ménage. Le temps consacré à la cuisine étant réduit, elle pouvait faire autre chose. Catherine Clarisse montre au contraire que ces principes de Taylor appliqués à la cuisine du foyer enferment et isolent la femme. L’espace se rétrécit, les éléments de cuisines se rapprochent d’elle et bouger devient difficile. La ménagère est seule. Les fenêtres ne servent qu’à éclairer le plan de travail, pas question de regarder dehors. La ménagère peut s’asseoir mais uniquement sur un strapontin pour éplucher les légumes. Catherine Clarisse nous indique également que le temps dégagé est une amorce à la « double journée » voire à la « triple journée » de travail. De plus, Les publications et les travaux du taylorisme en cuisine sont fait par des ingénieurs travaillant principalement pour l’industrie. La cuisine pratique a donc un objectif économique. Si les ménagères ne veulent pas perdre de temps en cuisine, elles seront plus susceptibles d’acheter du surgelé, un micro-onde ou bien d’avoir recours aux fast-food. La rationalisation de l’espace cuisine a, selon Catherine Clarisse, rendu le travail ménager difficile alors que le but même était de le faciliter. Les femmes ne se mettent plus sur la pointe des pieds pour attraper une casserole mais à genoux. À trop vouloir gagner du temps, nous avons perdu de l’espace.

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Diagrammes montrant l’incidence de l’arrangement d’une cuisine sur les déplacements induits par la préparation d’un repas (Frederick, 1913) Le plan de travail en continu de Catharine Beecher, 1869.

Plan d’un appartement urbain avec cuisine sans fenêtre. Catharine Beecher, 1869.

La « cuisine rationelle » de Louis Herman De Koninck, 1930.

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«cuisine pratique» La « cuisine pratique ». Franck et Lillian Gilbreth pour la compagnie Brooklyn Gas, 1920. Cette cuisine est conçue pour enseigner les méthodes culinaires à la fillette sans encombrer la maman dans son travail.

Lillian & Franck Gilbreth, autour de 1912, cherchent à appliquer les enseignements du taylorisme en cuisine.

La cuisine-lieu de vie Aujourd’hui, la cuisine, qu’elle soit pièce ou espace, est devenue un lieu de vie. Selon Monique Eleb, la cuisine forme aujourd’hui « avec le séjour un espace principal dans l’habitation ». Quelle-que soit sa forme, et quand sa taille le permet, elle est devenue un lieu de sociabilité. On y travaille, on y reçoit, les enfants y font leurs devoirs. Même si pour beaucoup, en raison de la taille de cette pièce dans les logements collectifs, cela reste encore une aspiration. C’est un lieu intime, « d’émotions » et de « secrets partagés ». Certains habitants et architectes dénoncent l’exacerbation du fonctionnalisme. La notion moderne de 60 pratiques des espaces culinaires


machine à habiter est remise en cause. « On peut avoir plus de plaisir à faire dix pas de trop dans sa cuisine qu’un demi geste en moins » Mario Botta. Le plaisir d’habiter prend le pas sur la pièce de service. L’évolution des modes de vie fait de la cuisine un temps et un espace particulier. Les petites cuisines ne sont plus compatibles avec le fait que les femmes aient une activité professionnelle et souhaitent le partage du travail ménager. De plus, avec l’actuel engouement pour la cuisine et les préparations sophistiquées, la cuisine doit pouvoir être spacieuse. La question du stockage pose problème dans une petite cuisine s’il n’y a pas d’approvisionnement proche du logement. Aujourd’hui l’hygiène est un acquis et la recherche du vide et d’une cuisine qui s’efface n’a plus lieu d’être. Déjà dans les années 1970, certains habitants exposent la nourriture comme dans une cuisine de ferme. Pour tenter de gagner de la place, la cuisine en tant que pièce a été remise en question. Nous avons créé des « coins cuisine » ou « kitchenette » et nous avons vu que le dispositif d’une large ouverture de la cuisine la faisait passer du statut de « pièce » à « espace ». Ce n’est plus une pièce de service mais bel et bien une pièce à vivre où les façons de se nourrir et les lieux où sont pris les repas ont également changés.

Projet lauréat du concours national de design «Bien vivre l’espace cuisine à tout âge : repenser le concept global de la cuisine». Ce concours est organisé par l’Association le Mans Créapolis et ses partenaires industriels et institutionnels. Mars 2012 Projet réalisé par Baptiste Menu et Apolline Fluck

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" Une table rassemble tout le monde à la même hauteur de regard." Catherine Clarisse

Le lieu où l’on mange et la table

La salle à manger Les premières salles à manger apparaissent au milieu du XVIIe siècle en France dans les grandes demeures. Auparavant, il n’y a pas de lieu spécifique attribué à la prise des repas. À l’époque médiévale, une table en tréteau se mettait en place au moment des repas puis se rangeait. Plus tard, des antichambres, salles de réception ou d’attente, accueillent une table servant pour les repas mais l’ameublement ne sera permanent qu’au XVIIIe siècle. La salle à manger, lorsqu’elle est spécifiquement dédiée au repas est séparée du lieu de vie et au rez-de-chaussée. Elle résulte d’une recherche de l’intimité et de la volonté de réduire le nombre de serviteurs pour plus de liberté dans les discussions. La salle à manger devient peu à peu une pièce autonome, spacieuse puis un dispositif propre à l’habitat bourgeois. Dans les autres logements, la table s’intègre au salon (séjour) ou dans la cuisine. Nous parlons alors plus d’un coin repas, que d’une salle à manger. C’est une pièce souvent absente dans les plans des logements actuels.

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Salle Ă manger Versailles

Salle Ă manger, Robie House, Chicago. Frank Lloyd Wright 1906-1909

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Dessin de la Maison de Verre. Pierre Charreau, 1928

Salle à manger de la Maison de Verre. Pierre Charreau, 1928

La salle à manger du dispositif bourgeois est un espace central séparé de la cuisine. C’est un lieu de réception et de réunion familiale. Après avoir été rapprochée de la cuisine, elle sera remplacée par un coin repas dans la cuisine. Dans les habitats moins aisés, même s’il n’y a pas de pièce désignée spécialement pour le repas, il y a toujours la table pour le repas qui fait partie d’un ameublement permanent. Au XXe siècle, parfois deux tables sont dédiées aux repas, l’une dans la cuisine, l’autre dans le séjour, le choix de la table se faisant en fonction de la nature du repas. La différenciation cuisine / salle à manger est évidente dans le contexte de distinction sociale mais lorsque la salle à manger est le seul lieu de prise des repas, elle doit être à la fois un lieu d’intimité familiale et un lieu de réception. La division fonctionnelle s’établit entre la cuisine qui devient un lieu de préparation et la salle à manger un lieu de consommation. La disparition de la table dans la cuisine donne toute son importance à la salle à manger. Elle peut aussi parfois accueillir des pratiques de préparation culinaire comme l’épluchage des légumes. Cet espace semble donc polyvalent et sa pratique réside principalement dans l’usage de la table. De plus, la salle à manger, la plupart du temps aujourd’hui, n’est plus vraiment une pièce. Elle fait partie de la

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Cuisine-séjour de l’architecte Pierre Jeanneret en 1941. Technique et Architecture n°9-10, 1950.

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cuisine ou du salon, elle est donc un espace ouvert sur d’autres, et fragmenté par le mobilier. La nature de cette ouverture varie selon l’habitat. La cuisine-lieu de vie nous montre l’importance de la polyvalence des pratiques dans des lieux non spécifiques du logement. Le séjour est le plus souvent scindé en deux avec une partie repas et une partie salon. L’espace intérieur tend à s’ouvrir de plus en plus permettant une liberté de circulation et d’appropriation du lieu. Mais cette ouverture et les pratiques des espaces se multiplient. Les fonctions de la cuisine, celles de la salle à manger et du salon sont regroupées en une seule pièce. Les pratiques s’éparpillent et nous mangeons à table, mais parfois sur le canapé ou dans la cuisine, tout comme il peut nous arriver de faire une préparation culinaire dans la salle à manger, ou du moins sur la table. Dans cette configuration où se confondent les fonctions d’origines et où la table n’est plus le seul espace de prise de repas, la commensalité est-elle conservée ?

La cuisine préférée des Français, enquête de l’Ined (Sciences et Vie, 1951)

66 pratiques des espaces culinaires


La cuisine et la table se rapprochent L’espace de la table est un espace d’échange auquel on ne peut pas échapper une fois assis. Les personnes se placent, entre proximité et distance des uns et des autres. C’est un lieu de confidence où le commensal tient la première place. La table est un objet / lieu, c’est à dire qui génère de l’espace autour de lui. Cet espace conditionne nos déplacements et notre placement autour de la table. Mais la table ne conditionne pas forcément l’espace du repas car elle perd de son utilité lorsqu’elle se trouve dans le salon. Si l’on ne peut pas considérer un repas sans table, de nos jours, la table autour de laquelle des personnes mangent face à face se perd. L’arrivée de la télévision a décentralisé l’espace du repas quotidien et changé la façon de se placer. Plutôt que face aux autres nous nous installons face à la télévision sur la table basse.

«Cuisine Paysage» de Lou Xiao Yu et Mathieu Peyroulet Philini, étudiants ENSCI, VIA.

«Social Hub» de Mathilde Jaloux, étudiante ENSAD, «cuisines en ébulition» VIA

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«Il treno», Studio Tjep. Table à manger inspirée des vieux «La table pour deux» de Daniel Liss, 2013 compartiment de train. 2012

La table et la cuisine sont indissociables puisque logiquement nous cuisinons puis nous mangeons. Mais la complexité de la cuisine d’aujourd’hui face à la simplicité de la table, qui elle n’a pas évolué dans sa fonction, crée un gouffre entre les deux et aucune continuité spatiale et sociale ne permet de faire le lien entre ces deux espaces. C’est certainement la raison pour laquelle nous préférons nous diriger vers d’autres espaces comme le salon pour manger, en délaissant la table et tout ce qu’elle implique : le partage, les échanges. Peut-être que pour mieux manger ensemble, il faudrait cuisiner ensemble. Hors dans les cuisines d’aujourd’hui, en milieu urbain, l’ouverture permet un gain de place mais ne permet pas vraiment de cuisiner ensemble. Il est possible que la fracture entre ces deux espaces se trouve dans les cuisines, trop étroites donc peu partagées. S’il n’y a personne dans la cuisine, pourquoi y aurait-il du monde à table ? La consommation seule ne permet pas systématiquement le partage quotidien. La préparation et tout ce qu’elle implique, du choix des aliments à l’attente de la cuisson crée des échanges que l’on ne trouve pas à table. La table permet de continuer ces échanges une fois la préparation finie. C’est pourquoi l’espace de la table a souvent été rapproché de l’espace cuisine, sans pour autant que ce soit une solution.

68 pratiques des espaces culinaires


Pourtant, dans l’histoire du design, la table a fait l’objet de nombreuses réflexions. Considérée comme un objet affectif, la table a été dessinée combinable ou escamotable, intégrée ou indépendante, fixe ou nomade. Dans la Robie House de Franck Lloyd Wright, l’espace cuisine et la salle à manger sont en continuité, les chaises à hauts dossiers constituent un espace intime. Chacun des pieds de la table supporte des lampes en verre peint, montées sur tiges, libérant ainsi l’espace central de la table. Ce qui se trouve autour de la table ne doit pas distraire le moment de partage. Les designers adaptent la table aux nouveaux modes de vie et aux petits espaces. La table devient donc un objet parfois nomade ou adaptée à d’autres fonctions. Mais, pour Jean Baudrillard l’existence nomade de cet objet dans l’habitat lui fait perdre toute sa valeur symbolique et identitaire. La salle à manger n’a plus lieu d’être.

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The de Pury Diptych, 2010, Jennifer Rubell

La table, « lieu symbolique d’échange » (Jean-Jacques Boutaud) Si la salle à manger n’est plus, le lieu table lui subsiste. Selon JeanJacques Boutaud la table est une « métaphore de la communication », elle offre une unité de temps, de lieu et d’action. C’est un dispositif avec un fort symbolisme dans le positionnement des convives. Le placement crée des rapports hiérarchiques ou de proximités mais il arrive que l’alchimie ne prenne pas entre convives. Le commensal exprimant le fait d’être ensemble à table, ne doit pas être confondu avec la convivialité qui représente le bien-être ensemble. L’espace de la table n’est pas systématiquement un lieu de bien-être mais globalement c’est un espace social mettant en scène les relations entre convives. Elle se prête à toutes les scénarisations de la vie sociale. Mais aujourd’hui, l’espace culinaire dans l’habitat ne se résume pas à la table et c’est tout notre intérieur qui se scénarise. Dans cette forme de « déconstruction » de la table, la nouvelle scénarisation de l’espace nous offre plus de liberté d’usages et un certain renouvellement des expériences.

70 pratiques des espaces culinaires


À table ! Le positionnement des convives à table crée un espace clos propice à la rencontre et aux découvertes. en haut Sharing dinner, Marije Vogelzang en bas Jennifer Rubell

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72 pratiques des espaces culinaires


B . LES ESPACES PUBLICS Le restaurant, « un lieu publiquement privé » Le marché, un intérieur urbain Urbanité et pratiques culinaires : de nouvelles commensalités

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Mangeons-nous de la même façon chez soi et dehors ?

Le restaurant, « un lieu publiquement privé »

L’espace du restaurant relève plus du décor que d’une architecture spécifique. La salle est rythmée par les rangées de tables. La cuisine du restaurant est un espace réfléchi et réglementé par des obligations sanitaires, mais aussi par l’efficacité et l’économie du geste. Ces contraintes rendent difficiles la réflexion et l’innovation sur l’espace commensal. Comment qualifier l’espace du restaurant ? L’intimité ou la sociabilité ? Si au XVIIIe siècle le restaurant fonctionne comme une table d’hôte où les clients mangent à la table du patron, progressivement, des tables individuelles seront préférées. La promiscuité bruyante et rustre des auberges et tavernes est jugée insalubre et la table individuelle représente l’intimité et le confort pour une meilleure digestion. Le restaurant devient « un lieu publiquement privé » (Rebecca L.Spang). Au XIXe siècle, et encore aujourd’hui, les clients viennent transposer des pratiques culinaires privées dans l’espace public. Plusieurs types de restaurant offrent des cadres différents. Le traitement privé/public résulte plutôt des normes

74 pratiques des espaces culinaires


American Bar, Vienne. Adolf Loos, 1908.

Restaurant L’Atelier de Joel Robuchon

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d’usages plutôt que d’un aménagement particulier. Mais nous n’allons plus au restaurant uniquement pour manger, nous y cherchons une expérience et surtout nous voulons pouvoir en témoigner. C’est un lieu de sociabilité choisie qui a vu la figure du cuisiner investir l’espace jusqu’à l’incarner complètement. Le restaurant est aujourd’hui une expérience globale, allant du sensuel à l’esthétique autant que de l’intellectuel au social. Le restaurant d’aujourd’hui ne cherche plus uniquement à rassembler les clients mais aussi à relier les cuisiniers aux clients, le cuisinier au mangeur, le cuisiner au spectateur. Les cuisiniers ont voulu sortir de leur cuisine, souligne Bénédict Beaugé. Le restaurant se pense souvent comme un lieu de spectacle. La volonté d’abolir les distances et de rendre la cuisine accessible poussent à ouvrir les espaces cuisines vers la salle, voire à les intégrer dans la salle. Les restaurants expriment de plus en plus une volonté de transparence et de mise en scène des aliments et du métier de cuisinier. Les produits et les chefs sont devenus des objets de séduction. Cuisine ouverte et coin épicerie font le nouvel espace du restaurant. Plutôt que des espaces de production et de transformation, les cuisines sont perçues comme des espaces créatifs. De nouvelles pratiques découlent de ces nouvelles formes. Nous cherchons à être au plus près de la création que nous jugeons, comparons. Nos connaissances en matière de cuisine s’accroissent et nos exigences avec. Adepte de la transparence, nous perdons confiance lorsque les cuisines sont cachées. Selon Beriss et Sutton dans The restaurants book : ethnologies of where we eat, les restaurants peuvent définir un paysage urbain en reflétant et déterminant la nature d’un quartier jusqu’à en faire la réputation d’une ville ou d’une région. L’espace du restaurant, « mis en relation avec la ville, s’étend à l’urbanité, c’est-àdire aux relations entre intimités et modes de vie urbain » (Jean-Pierre Hassoun). L’espace du restaurant, considéré comme privé par la loi, fait partie de l’espace urbain public. Souvent ouvert sur la ville par des terrasses, le restaurant constitue un espace de transition entre la proximité spatiale que l’on trouve dans la ville et

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la proximité sociale. Selon Yveline Lévy-Piarroux, c’est un lieu transitionnel car il est propice à de riches rencontres entre individus qui ne se connaissent pas. Les rencontres faites à l’extérieur, dans la rue, ne sont pas de la même nature. Goffman nous montre bien que la préoccupation du marcheur est d’éviter autrui. Chez soi, on ne rencontre que ceux que l’on invite ou que l’on autorise à entrer, nous les connaissons déjà. Or, au restaurant, théâtre de l’urbanité, la rencontre est plus largement sociale. Nous ne sommes ni dehors ni dedans, mais dans un espace transitionnel où nous pouvons nous sentir « comme à la maison » mais avec tout le monde. Musique, tables, sièges, distractions, jeux, fauteuils… en somme le restaurant, mais aussi le café, permettent d’accomplir de nombreux gestes de la vie quotidienne. Nous pouvons y travailler ou simplement « s’occuper de notre corps » en le nourrissant. Dans cet espace, le corps reprend ses droits sur la dynamique de la rue et les transitions sont nombreuses. Nous profitons de la position assise confortable et sans danger pour observer, regarder et nous nous livrons à des activités réservées à l’intimité : se disputer, s’embrasser, jouer, lire, travailler… Mais tout cela en position de rencontre. C’est la façon de s’installer dans l’espace qui nous ouvre plus ou moins à la sociabilité, en étant assis face à la salle ou en lui tournant le dos. Le restaurant nous met en présence d’autrui et multiplie les rencontres par la position des tables mais aussi le décor. Les miroirs, par exemple, permettent de multiplier les possibilités de regards. Les restaurants permettent à l’urbanité de s’exprimer à l’intérieur. Ce que nous pouvons appeler la ville de l’intérieur offre une continuité à l’espace urbain.

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De l’urbain à l’intérieur, le marché révèle les lieux de vie Le marché, un intérieur urbain

Le marché forain est un espace complexe, témoin du passé et acteur du renouveau il conserve les formes anciennes de l’échange, et les plus traditionnelles de la distribution. C’est aujourd’hui un outil d’aménagement et d’animation des espaces publics. Preuve de la vitalité d’un quartier, la lecture des territoires par les marchés permet de révéler les lieux de vie et de sociabilité importants. Qu’est ce qui définit le marché et qu’apporte-t-il à l’espace urbain et à la sociabilité urbaine ?

La halle de Mirecourt, Lorraine. Construite au Moyen-Âge.

78 pratiques des espaces culinaires

La halle Arpajon, Essone. Construite en 1470.


Morphologies et fonctionnement spatial des marchés Cinq types de marché se distinguent. Les marchés ouverts dits « de plein vent », n’ont pas de structure fixe et, en dehors des jours de tenue, ils ne laissent aucune trace. Leur taille et configuration évoluent en fonction du nombre de commerçant. Des allées sont crées afin que les commerçants soient face à face ou bien face à des commerces sédentaires. D’autres marchés ouverts ont une structure démontable et requièrent un aménagement du sol. Les marchés semi-ouverts sont dotés d’une structure couvrante fixe, qui, hors tenue peut abriter d’autres usages. L’installation des éléments n’est pas fixe. Les halles fermées répondent à une exigence de sécurité du matériel. Les étals et infrastructures y sont permanents. Enfin, certains marchés s’intègrent dans le bâti existant. Le bâtiment abrite alors d’autres usages, logements, bureaux, par exemple. La plupart du temps, les marchés couverts sont conçus dans un volume d’une grande hauteur, éclairé par une lumière zénithale. Cette morphologie permet une ventilation importante et un repère dans la circulation entre les étals. Les accès sont traités en façade par des moyens monumentaux tel que des portes à double hauteur ou le renforcement du marquage d’un élément exceptionnellement haut. Ils peuvent aussi nécessiter un emmarchement ou une enseigne.

Marché Saint-Germain, Paris VI.

La halle Secrétan, Paris.

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Les marchés, quelles-que soient leurs formes, sont des espaces polarisants en dialogue avec les espaces adjacents. Particulièrement lorsque c’est un marché ouvert s’implantant dans l’espace urbain, rue, place. Ils ont un fort impact visuel ainsi que sur le flux urbain. Dans le cas d’une implantation sur un parvis, le marché fait le prolongement de la halle sur l’espace public. Il représente le débordement de l’animation commerciale et donne aux usagers du recul sur la halle, la mettant ainsi en scène. Cet espace d’accompagnement offre un lieu de vie aux citadins. L’architecture des marchés témoigne d’un certain éclectisme. Les différents courants architecturaux, les prouesses techniques des différentes décennies et l’âge d’or de chaque matériau sont mis en œuvre. Les frontons et pignons généralement situés sur les façades principales des halles pour signaler et identifier le lieu, ont des traitements très variables. Tympans néo-classiques en pierres, pignons en briques, en structure métallique et verre, tympans en béton ajouré ou simple surface de bardage aluminium, ils permettent souvent un apport de lumière filtrée. Les halles contemporaines affichent un large panel de matériaux. Certains marchés couverts constituent de réels repères visuels dans la ville grâce à des éléments architecturaux signifiants, comme des clochers ou des beffrois. Il s’agit souvent d’un vocabulaire emprunté à d’autres bâtiments (églises ou châteaux forts). Mais parfois, la fonction même peut être à l’origine d’éléments de repère. Par exemple, des doubles toitures, parfois très complexes, permettent l’intégration d’une autre fonction avec une surface plus petite, au dessus du marché.

80 pratiques des espaces culinaires


Intérieur urbain Les halles et marchés couverts sont des espaces urbains intérieurs. De plus en plus, nos espaces intérieurs publics ressemblent aux espaces urbains extérieurs. Par exemple le Market Hall à Rotterdam est réalisé selon une nouvelle typologie urbaine. Une arche de 228 logements forme la halle du marché. Des « fenêtres urbaines » permettent d’observer la vie du marché depuis les logements. Le marché, sur le sol continu du parvis, est agencé comme un espace urbain. Les marchés sont des éléments de centralité (ancienne ou nouvelle) dans la ville intégré à un contexte. Le Market Hall est situé près de l’église historique de Laurens. Le marché Sainte-Catherine de Barcelone est situé à quelques pas de la cathédrale gothique. Son architecture contemporaine s’insère dans l’existant historique. Dans ces deux exemples, nous remarquons la très grande hauteur de la halle en contraste avec l’utilisation au sol des étals à échelle humaine. Cette hauteur, ainsi que l’utilisation du verre permet de se sentir dehors tout en étant dedans. Ces architectures posent la question du seuil. Le marché couvert est un espace intérieur où se poursuit la ville. L’intérieur est très simple, les éléments sont répartis au sol formant des allées gérant les flux au cours desquels nous faisons des pauses. Le marché couvert est dans une forme horizontale, à échelle humaine, en contraste avec la verticalité urbaine. C’est un espace de continuité qui peut parfois avoir la qualité de passage dans la ville, reliant ainsi des quartiers ou des portions de la ville entre eux.

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Markethall MVRDV

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Sainta caterina ENRIC MIRALLES

Les marchés, pas encore touchés par le besoin de gain d’espace, sont des lieux de retour aux sources, vers des espaces à notre échelle, magnifiés et mis en scène par la monumentalité des structures qui les couvrent. Ces espaces étant chauffés, nous pouvons nous y sentir plus à l’aise que dans la rue. Le confort du corps est donc assuré, ce qui selon Yveline Lévy-Piarroux assouplit les codes sociaux et la possibilité de gestes davantage liés à l’intimité. Urbanité, centralité, sociabilité et intimité s’articulent dans l’espace du marché.

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" (...) rien n’invite aujourd’hui à s’arrêter dans la rue pour se restaurer seul ou à plusieurs, se poser et prendre le temps.  " Concours "Ma cantine en ville"

Urbanité et pratiques culinaires : de nouvelles commensalités

Face aux contraintes démographiques, aux nécessités économiques, mais aussi à la mobilité constante des hommes, les comportements alimentaires dans l’espace public urbain se sont modifiés. L’alimentation hors domicile, présente depuis toujours, a connu un essor considérable dans le monde. La street-food connaît aujourd’hui de multiples formes. Le modeste porteur de riz cambodgien, le food-truck, le foyer à bois malien, le tricycle aménagé, le camion-bar sont des alternatives au restaurant. La restauration nomade traditionnelle ou non est vue selon le chef Thierry Marx comme « une alternative à la malbouffe ». Cependant, cela reste compliqué, en France, de bien se nourrir à petit prix en milieu urbain. Les enseignes de fast-food détiennent une grande part du marché et quelques franchises à soupes ou à pâtes en communiquant sur la fraîcheur de leurs produits ne nous font pas oublier qu’ils sont issus de l’industrie agroalimentaire. De qualité ou non, nous avons développé une alimentation adaptée à l’économie et aux rythmes de vie urbains. Cette forme de restauration nous permet de manger tout de suite, ici et maintenant. L’espace alimentaire urbain devient totalement libre, sans règle de préséance ni de commensalité codifiée. À quels types de changements faisons-nous face ? Quelles sont leurs influences sur l’espace partagé urbain mais aussi sur nos comportements ?

84 pratiques des espaces culinaires


street food

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Stair squares Mark A. Reigelman

Les pratiques émergentes, le déjeuner sur rue Cuisiner dans la rue contribue à redonner du confort et de la convivialité à l’espace urbain. Les cuisines nomades et éphémères créent, dans un temps donné, une autre pratique de l’espace partagé. Si cette itinérance des pratiques est voulue pour les cuisines nomades, nos espaces urbains fixes ne sont pas adaptés au repas. Difficile de s’arrêter, de s’installer. Les bancs autrefois prisés sont aujourd’hui chassés de nos villes et réservés aux parcs et jardins. Ainsi, les marches et escaliers trouvent un nouvel usage dédié à la pause et l’alimentation, offrant une vue sur la ville. S’installer dans la rue pour manger est une manière d’affirmer la qualité d’un espace. Nous choisissons notre « coin » pour son ensoleillement, sa vue sur les passants ou la ville. « Se poser » en ville, c’est aussi valoriser le temps collectif, réactiver nos civilités ou en créer de nouvelles. La mutation des escaliers urbains en lieux de pause fait désormais partie des réflexions des architectes/urbanistes et designers au même titre que la cuisine en ville. Le designer Mark A. Reigelman propose d’officialiser la mutation des marches en y apportant des structures bleues sommaires à utiliser comme table, chaise ou accoudoir. La question est de savoir si une adaptation de l’espace urbain par des ajouts de mobiliers est pertinente pour répondre à ces nouvelles pratiques. 86 pratiques des espaces culinaires


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« la cuisine urbaine » Atelier d’Architecture Autogérée; Association ECObox. Paris 18e, 2001

« Ce projet consiste en la conception participative, la construction et l’utilisation d’une cuisine urbaine mobile. Le dispositif de la cuisine avait pour but d’agir comme activateur urbain et catalyseur de rencontres, d’échanges, d’actions, de dialogues, d’espaces et des temporalités partagés dans des contextes urbains différents. Une première cuisine urbaine a été réalisée et utilisée à ECObox à Paris et une seconde dans le cadre de la 3ème Biennale de Berlin, au KW Institute for Contemporary Art, Sprachenatelier et le marché turc de Kreuzberg, à Berlin, entre Septembre 2003 et avril 2004. »

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Cuisine mobile de Joe Columbo ÂŤBanquets publicsÂť, Les Saprophytes, Lille, festival des Futurs Viables. 2010.

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« place au changement » Collectif ETC, 2011.

Construire avec les habitants pour réactiver la place.

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« Cuisine itinérante à Hautepierre »,Collectif ETC, 2011.

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La problématique de la restauration urbaine a été parfaitement formulée par le concours « Ma cantine en ville » organisé par la Cité Chaillot en 2013 : “Manger dans la rue se résume souvent à avaler un « aliment préparé » en posture debout, pris entre les flots discontinus des piétons et celui des automobiles. Les bancs publics, jadis lieu de convivialité sont considérés désormais comme source de désordre ; tolérés dans nos jardins et nos parcs publics ils sont proscris de la plupart de nos rues. Hormis la terrasse de café, rien n’invite aujourd’hui à s’arrêter dans la rue pour se restaurer seul ou à plusieurs, se poser et prendre le temps. Cette réalité repose sur une représentation fonctionnaliste de l’espace public, exclusivement dédié à la gestion des flux, individus et marchandises.”

« deux à deux » Exposition «Ma cantine en ville», Concours Minimaousse. 1er Lauréat « Deux à Deux», réalisé par Elodie DOUHKAN & Nicolas MUSSCHE.

« Deux à deux  est une cantine et un point de distribution pour les coopératives agricoles. Deux remorques jumelles, déplaçables à vélo, permettent de stocker, présenter les produits et préparer le déjeuner. Ces deux parties peuvent être positionnées face à face comme exposées, côte à côte ou dos à dos. » Elodie Doukhan, Nicolas Mussche 92 pratiques des espaces culinaires


« ramèneton bol »

« au coin du grill »

Exposition «Ma cantine en ville», Concours Minimaousse. «Ramène ton bol», réalisé par Célia Derijard, Clémence Rougé et Yvonne Fandke.

Exposition «Ma cantine en ville», Concours Minimaousse. «Au coin du grill», réalisé par Simon Joyau, Benjamin Charles et Thibault Vallet.

« Ramène ton bol est une structure itinérante qui permet de faire des soupes à l’ancienne à partir des légumes du marché ou même des gaspachos en été. En échange de quelques cagettes de légumes, les itinérants aident les commerçants du marché à s’installer. » Célia Derijard, Clémence Rougé, Yvonne Fandke

« Au coin du grill s’inspire des marchés ambulants et s’appuie sur une structure réalisée à partir de diables. Le client est invité à s’approvisionner en produits frais auprès de commerçants du quartier afin de favoriser le tissu local. » Simon Joyau, Benjamin Charles, Thibault Vallet

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En réaction à ce constat, urbanistes, architectes, artistes, designers et citadins se mobilisent pour trouver des solutions et ramener cet usage quotidien dans l’espace urbain. Par exemple, le collectif lillois « les Saprophytes », composé d’architectes et de paysagistes, développe une réflexion active et expérimentale sur la place et l’implication de l’Homme dans son milieu. Les interventions « poéticourbaines » de ce collectif sont régulièrement centrées sur les pratiques alimentaires. « La cuisine est le centre névralgique de l’espace privé. Transposer cet espace sur la place publique, c’est interroger les limites… ou l’épaisseur de ces limites. » L’alimentation ou la production alimentaire est utilisée comme prétexte pour créer du lien social dans la ville. La ville se veut plus gourmande et en effet, des transformations s’opèrent. Outre l’arrivée des cuisines de rue, des « espaces bobos » apparaissent sur le modèle d’un petit village aux commerces de bouches variés. Les quartiers accueillent des cantines chics aux pratiques alimentaires « vintages » et populaires rompant avec les codes de la gastronomie traditionnelle. En conséquence, la gentrification suscite des débats quant à la disparition des commerces de proximité (coiffeurs, Bazar..) sous l’argument d’une revitalisation des quartiers.

Mobile hospitality” imaginé par Anna Rosinke et Maciej Chmara (Stadtpark collective)

94 pratiques des espaces culinaires


L’espace urbain, entre partage, confort et liberté Selon Pilar Gonzales Bernaldo de Quiros, la sociabilité urbaine est le produit de l’investissement social de l’espace. Mais les rencontres quotidiennes dans la rue, sur le marché. ne produisent pas de « sociabilité comme pratique favorisant le sentiment de proximité sociale ». De plus, la densité de l’espace urbain peut conduire à l’anonymat. Se pose alors la question de savoir si la sociabilité peut expliquer la façon dont nous pouvons passer d’une proximité spatiale à une proximité sociale. Si nous partons du postulat que c’est la forme urbaine qui fait le lien entre proximité spatiale et proximité sociale, cela nous permet de voir la ville comme un lieu d’ouverture sociale. La particularité des espaces publics le plus souvent investis par les usagers pour manger, est qu’ils offrent une grande liberté d’usages. En effet, les espaces publics dédiés au luxe, comme la Place Vendôme à Paris ou encore des portions de la ville « muséifié », créent des appropriations et des territoires individualisés attirant et excluant certains usagers. S’approprier un lieu c’est être capable de le lire et de l’interpréter. Connaître et maîtriser les normes d’usages d’un lieu c’est s’imprégner de son contexte culturel. Pour qu’un espace culinaire urbain puisse être ouvert socialement, il se doit donc d’être d’une lecture simple et adapté à tous les usagers. Le passant, découvrant le lieu doit pouvoir comprendre qu’il peut s’arrêter, faire une pause pour manger.

“A few people of Chiang Mai”, photos de Max Drukpa

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projet verger urbain installation de ba(n)cs.

« ’espace public doit être libre et accessible à tout le monde. Si pour vous asseoir vous êtes obligé de vous mettre à une terrasse de café et de consommer, ce n’en est plus un » Marc Aurel

Depuis toujours, l’espace urbain est construit en fonction d’une vision de la cité et des relations entre les groupes qui l’habitent. Les formes urbaines sont une construction de la société elle-même. Nous tentons constamment de les ajuster aux formes de sociabilités existantes. Mais l’ouverture physique d’un lieu n’entraîne pas systématiquement l’ouverture sociale. Cependant, l’aménagement d’un espace public manifeste l’intention d’encourager une forme émergente de sociabilité publique ou d’en créer une nouvelle. Si nous apportons du confort à l’espace culinaire urbain, les usagers s’y installeront. Mais les normes d’usages d’un lieu sont fragiles, les usagers s’adaptent au rôle d’un lieu au cours des pratiques quotidiennes et routinières, modifiant elles-mêmes progressivement le sens du lieu. Aussi, le confort en ville passe peut-être par le fait de pouvoir s’approprier comme nous le voulons les espaces publics à notre disposition. En revanche, la qualité des espaces n’est pas à négliger. Créer des points de vues sur la ville ou de nombreuses possibilités de s’asseoir sans que la forme ne soit directement dédiée à cette fonction offre une sensation de liberté aux usagers. Laissons donc la possibilité aux usagers de détourner les formes urbaines.

96 pratiques des espaces culinaires


manger en ville

Bikefast, Philipp Drexler

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98 de nouveaux lieux, de la production Ă la consommation


DE NOUVEAUX LIEUX, DE LA PRODUCTION À LA CONSOMMATION

A . LES NOUVEAUX ENJEUX DU LOCAL «Locus» et circuits courts Le cas de l’Île-de-France

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" Marques et labels d’origine permettent une différentiation tout en ayant pour objectif le consommateur urbain, un étranger, qui a besoin de points de repère et de confiance pour changer d’espace. " Virginie Amélien

« Locus » et circuits courts

Avant de comprendre l’engouement actuel pour « le local », essayons de définir le terme. Il vient du latin « locus », « localis » qui signifie lieu, c’est-à-dire un espace défini, limité et socialement structurant. Donc, local ne renvoie pas étymologiquement au rural agricole mais à l’appartenance territoriale qu’elle soit rurale ou urbaine. Par conséquent, parler d’alimentation locale est une manière implicite et seconde d’opposer la campagne à la ville, de les différencier en terme « d’authenticité » de lieu. Le produit local renvoie à l’espace de proximité, assimilé à une valeur de développement durable. Les valeurs attribuées au produit local résultent d’une construction idéologique et culturelle qui transforme lieu en lieu d’origine et territoire en terroir. Dans le contexte contemporain d’une identité alimentaire remise en cause par les crises sanitaires, la mondialisation et l’industrie agroalimentaire, le consommateur, qui est ce qu’il mange, veut savoir et maîtriser ce qu’il mange. Le produit local se trouve alors surinvesti comme marqueur d’identité : culturelle, citoyenne, écologique. Le produit local ne ment pas, il donne du sens, il est sain, authentique, naturel, bon, traditionnel, frais, rassurant. C’est cet ensemble de valeurs qu’exploitent de nouveaux réseaux de production et distribution qui privilégient le lien direct avec le consommateur. Le local est inscrit dans une « tradition modernisée » (Gaëtan Brulotte) induisant des dimensions économiques et sociologiques : le lien direct avec les consommateurs, un rapport

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d’équité entre les agriculteurs, la croissance durable, le soutien des exploitations rurales, la création d’emploi ou renaissance d’emploi par exemples. L’alimentation locale n’est pas une simple remémoration des légumes oubliés, elle « pousse la saveur vers la valeur » (Gaëtan Brulotte). Consommer en appelle à la conscience éthique. Un approvisionnement de proximité et diversifié nécessite de définir les besoins d’une population et donc de structurer l’offre créant ainsi une dynamique collective sur tout un territoire.

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Les circuit-courts Les circuit-courts ont toujours existé. Ils ont décliné au cours du XXe siècle face au développement des transports routiers et à l’internationalisation de l’alimentation. Mais ils ont perduré grâce aux marchés forains, aux ventes directes à la ferme et au développement de fermes cueillettes accueillant un public urbain. Ils connaissent un nouvel engouement aujourd’hui. Nous trouvons de nouvelles alternatives, comme les AMAP, qui offrent une meilleure connaissance des produits et donnent un nouveau regard sur notre alimentation. Il existe aujourd’hui une diversité de circuit-courts qui tous réduisent les intermédiaires. Si la distance géographique ne constitue pas un critère déterminant, deux types de ventes sont distingués : la vente directe du producteur au consommateur (points de vente collectifs : ferme, marché, par correspondance, par panier) et la vente indirecte où un seul intermédiaire intervient (restauration, commerçants-détaillants). L’alimentation locale suscite de nouveaux comportements. Une analyse entre 2009 et 2010, confirme que la commercialisation locale est facteur de cohésion sociale. (Circuits courts & Cohésion sociale – Capitalisation et analyse d’expériences conduites sur les territoires ruraux et périurbains en 2009-2010. Inra, Réseau Rural Français, Datar, Ministère de l’agriculture et engagement de l’Europe, Cevalar). Cette analyse a notamment montré que le local permet une meilleure compréhension par les producteurs et les consommateurs de leurs mondes respectifs. Les circuit-courts peuvent également être un élément motivateur à l’exercice du métier pour les producteurs.

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Rouge basilic le Food-truck éthique et solidaire

Entreprise solidaire, Rouge Basilic propose une restauration dans des points de vente mobile, préparée quotidiennement par une équipe en réinsertion socioprofessionnelle. L’entreprise a pour but de promouvoir au mieux l’agriculture biologique francilienne, en favorisant les circuits courts et les petits producteurs ou coopératives, le tout dans un conditionnement éco responsable. Rouge Basilic a en effet mis au point un système de fidélisation qui encourage le consommateur à retourner les emballages usagés.

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Distribution dans une AMAP parisienne.

104 de nouveaux lieux, de la production Ă la consommation

Les marchĂŠs et les fermes sont des lieux de transmission oral des savoirs agricoles.


Dans l’idéal, les circuit-courts mobilisant des acteurs tels que producteurs, artisans, commerçants, restaurateurs, collectivités locales et consommateurs, contribuent au dynamisme de leur territoire et à sa valorisation en préservant le patrimoine agricole et rural tout en s’ouvrant à l’innovation. En découle une nouvelle logique d’aménagement des zones urbaines et périurbaine favorisant la multifonctionnalité de l’agriculture et des modes de production et de consommation durable qui tissent de nouveaux liens territoriaux entre ville et campagne. Aujourd’hui, le local n’est pas uniquement synonyme de terroir et de passéisme, les cultures françaises permettent une alimentation variée. Cultiver et consommer des aliments originaires d’autres pays mais locaux, c’est s’ouvrir à d’autres cultures culinaires. Du produit exotique au produit transculturel, il existe une nuance : la distance géographique n’existe plus tout en véhiculant une autre forme d’authenticité, l’authenticité de l’ailleurs, un autre moyen d’identifier la cuisine.

Marché bio du Centquatre, Paris.

Marché Locavore de Racine, canada.

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Carrot eye chart – food styling by Nicole Heffron

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Série Landscape, Beth Galton


Pepper Bombs, Marije Vogelzang

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"Des produits d’ici, cuisinés ici! "

La cas de l’Île-de-France

L’Île-de-France est l’une des métropoles les plus importantes d’Europe mais c’est aussi une grande région rurale couverte aux trois quarts de terres agricoles et de forêts. 49% du territoire est agricole. Avec plus de 11 millions d’habitants, la production agricole n’est pas suffisante aux besoins en fruits et légumes mais elle l’est pour la salade, le blé, le radis, le cresson et le persil ! La région offre une certaine qualité de sol et de climat propice aux cultures et il y a de nombreuses saveurs franciliennes. Si nous connaissons bien le champignon de Paris, le brie et cidre de Meaux, de nombreuses saveurs sont moins citées comme le chou Milan de Pontoise, l’asperge d’Argenteuil, l’artichaut gros vert de Laon, ou encore le haricot chevrier d’Arpajon. Côté fruits, les pommes de la Brie, poires de Groslay, cerise de Montmorency, prune de Chambourcy. Sans oublier les condiments et aromates, miels ou fromages.

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Logo de la Ruche qui dit oui!

Logo Produit d’ici

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Logo saveurs IDF


Pour se repérer et manger local en toute conscience, une marque pour les produits d’Île-de-France a été déposée avec le logo « Saveurs Paris Île-deFrance ». Plus de 750 produits locaux sont agréés et engagés dans une démarche de qualité nutritionnelle, de promotion du patrimoine alimentaire, de protection de l’environnement et d’implication dans l’économie locale. Les restaurateurs faisant vivre la richesse culinaire de la région sont également reconnaissables grâce à un logo : « Des produits d’ici, cuisinés ici ». Afin de faciliter l’accès aux produits locaux d’Île-de-France, les circuits de proximité et organismes se multiplient. Le Cervia est un organisme associé à l’action publique œuvrant à la valorisation et au développement des métiers de l’alimentation et du patrimoine agricole et culinaire francilien. La démarche « Mangeons local en Île-de-France » réunit plus de 700 professionnels et organise la fête du manger local sur les berges de Seine pour promouvoir les produits du terroir francilien.

Visuel du CERVIA. «Mangeons local en Île-de-France».

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Le plus souvent ce sont des associations qui permettent un accès facile au local. Par exemple, le réseau des AMAP (Associations pour le Maintien des Agricultures Paysannes) est une association loi 1901 dirigée par un comité bénévole mettant en relation les producteurs locaux et les consommateurs. Sa mission est de promouvoir et d’aider à la création d’AMAP. L’engagement des membres est important, des contrats à l’année relient producteurs et consommateurs. Les consommateurs financent en début de saison la production du paysan, en retour il partage sa récolte en livrant chaque semaine des produits issus d’une agriculture agro-écologique. Le préfinancement permet de soutenir la production. Un point de distribution est établi, les consommateurs doivent s’y rendre chaque semaine. Les AMAP instaurent une relation solidaire avec les producteurs. Les « consom’acteurs », sont amenés à venir donner un coup de mains à la ferme bénévolement ou en échange d’une réduction sur leurs cotisations. Bien établi, le réseau fonctionne depuis 2004 et aujourd’hui l’Île-de-France compte prés de 300 AMAP, environ 60 000 amapiens en partenariat avec 185 paysans de la région. Créer ou s’inscrire dans une AMAP est un réel engagement citoyen pour l’agriculture paysanne, mais en plus de certaines contraintes, les distributions voulues comme un moment de partage et de sociabilité, ne sont en fait pas toujours très adaptées à la sociabilité. Les horaires ou lieu de distribution peuvent être mal choisis.

La fête du manger local à Paris, Berges de Seine.

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les programmes agriurbain en Ile-De-France Monique Poulot

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le zonage environnementale en Ile-De-France Monique Poulot

D’autres réseaux en circuit-court sont présents en Île-de-France. L’association Marché sur L’eau distribue des produits frais d’Ile-de-France en panier ou en vente libre sous forme d’un marché présent deux fois par semaine entre Sevran et Paris. Les circuits-courts se développent également sur internet. L’annuaire Mon Panier Bio référence 62 distributeurs privés ou associations livrant des paniers à domicile ou en relais. La Ruche qui Dit Oui ! elle, possède une dimension commerciale. C’est une Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale (ESUS). Cette start-up développe une plate-forme de e-commerce nationale qui met en relation producteurs locaux et consommateurs au sein d’une Ruche. Les producteurs facturent les consommateurs via une plate-forme bancaire et chaque Ruche est animée par un responsable rémunéré qui peut avoir différents statuts. Ici il y a moins d’obligation qu’avec une AMAP et l’offre est plus développée. Il n’y a pas d’obligation d’achat, ni d’abonnement, ni d’engagement. En France, plus de 700 Ruches sont ouvertes. Les circuits de proximités sont très nombreux mais ce n’est pas encore toujours évident de consommer local en Île-de-France. Le système des paniers n’est pas toujours satisfaisant et adapté à une personne seule ou une famille. Les offres ne sont pas idéales en terme de quantité. Les prix ne sont pas adaptés à tous les types de foyer, c’est souvent un privilège. 115


De façon plus ludique, certaines fermes comme celle de Gally, proposent des cueillettes pour composer soi-même son panier de la semaine. Et, d’autres initiatives comme les Jardins Passagers de la Villette qui proposent d’apporter l’agriculture dans la ville afin de mieux connaître les produits et la façon de les cultiver. Des jardins sur les toits fleurissent également dans la ville de Paris. Le jardin sur le toit de l’école AgroParisTech dans le 15e arrondissement a été le premier. L’association V’île Fertile, expérimentation découlant d’un appel à projet de la Mairie de Paris et du Paris Région Lab., entretient une ferme urbaine à Vincennes. Toutes ces initiatives visent à rendre les habitants plus engagés dans une ville plus durable. Mais elles sont dispersées, ne se connaissent pas entre elles et malgré l’importance stratégique de l’alimentation durable pour la résilience des territoires, la santé publique, l’économie locale, le cadre de vie ou encore la biodiversité, il n’existe aujourd’hui aucune structure officielle permettant de fédérer les initiatives et expériences mises en places par les villes.

Le Marché sur l’eau à la Rotonde, Paris.

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B .UNE NOUVELLE ALIMENTATION, DE NOUVEAUX ESPACES Les transformations urbaines et les enjeux de l’agri-urbain La ville comestible du futur

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" L’image de la ville ne se construit pas seulement à partir de la forme et de la fonctionnalité du bâti ; elle doit également intégrer le non bâti et la végétation " Sievert

Les transformations urbaines et les enjeux de l’agri-urbain

Les prévisions de croissance urbaine pour 2050 posent des questions sur l’alimentation, entre politiques publiques et initiatives locales. Nous envisageons de nouveaux liens entre urbain et rural. À différentes échelles, quartiers, régions, jardins ou parcs, de nouvelles formes d’aménagement urbain tentent d’intégrer l’agriculture dans la ville. Manger local pourrait devenir le modèle dominant des métropoles de demain. Nous cherchons à concilier une « ville-nature », une « ville-agriculture » (Sylvie Lardon et Salma Loudiyi) et à donner du sens au territoire sous différents points de vues : environnement, cadre de vie, patrimoine et espace nourricier. Nous sommes face à l’invention d’un territoire « agri-urbain » donnant sens et vie à l’agriculture de proximité. Nous employons le terme « agri-urbain » renvoyant à la combinaison de deux modalités anciennes, l’urbain et le rural. L’invention de l’agri-urbain En Île-de-France, les espaces périurbains se caractérisent par le maintien d’espaces non bâtis dans une zone pavillonnaire. Longtemps considérés comme espaces ruraux, ils sont aujourd’hui intégrés à la réflexion urbaine grâce à la loi

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Solidarité Renouvellement Urbain et dans le cadre des Schémas de Cohérence Territoriale. D’après Monique Poulot, la requalification de ces espaces traduit la volonté d’éviter l’opposition ville-campagne et rend compte de la variété des espaces où le végétal l’emporte sur le bâti. La construction d’une nouvelle catégorie d’espaces, le périurbain envisage des territoires « autre ville, autre campagne ». « La ville de demain sera constituée par une concentration de zones urbanisées compactes et un ensemble de fragments de paysages inclus ou englobants, qui rempliront chacune des fonctions urbaines spécifiques. (…) En tant que structures intérieures de la ville, les zones agricoles et naturelles participeront, en plus de l’alimentation, aux circuits de recyclage de l’eau et des matériaux. L’image de la ville ne se construit pas seulement à partir de la forme et de la fonctionnalité du bâti ; elle doit également intégrer le non bâti et la végétation » (Sieverts). L’émergence d’une pensée de l’agriculture dans la ville nécessite une réactualisation de nos représentations entre « campagne-ressource » et « campagne paysage et cadre de vie ». Les programmes périurbains visent à faire advenir la « campagne nature », forme conciliant logique économique, territoriale, agricole, paysagère, écologique, santé et sécurité publique. Ce qui, d’après Monique Poulot, provoque un nouveau partage de l’espace commun. Les nouveaux aménagements, en bord d’eau, les pistes cyclables ou chemins agricoles et forestiers sont des espaces récréatifs en réseaux. Mais ils sont aussi des espaces permettant d’expliquer et de faire comprendre et respecter l’agriculture et ses modalités d’occupations de l’espace. L’agriculture devient un bien commun et les transformations que subit la ville amorcent des mises en partage de l’espace urbain réinventé. Ces nouveaux territoires en périurbain, espaces de confrontation entre l’urbain et le rural, expérimentent des modalités inédites de gouvernance basées sur la négociation et le contrat entre différents acteurs souvent regroupés en association. C’est une gouvernance partagée qui structure un système complexe développant une dynamique autour de l’alimentation durable et visant l’amélioration de l’approvisionnement alimentaire des villes. Mais elle ne pourra pas se passer d’une réflexion commune avec les acteurs économiques qui nourrissent, en qualité et en quantité, les territoires. Nous allons vers une gouvernance alimentaire territoriale multi-acteurs impliquant une réflexion à la hauteur de l’enjeu alimentaire des régions

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Le jardin des jeunes pousses. Paris

Le jardin des jeunes pousses. Paris

urbaines où le développement d’une interconnaissance avec les intermédiaires de la chaîne agroalimentaire est nécessaire. À l’échelle de la région urbaine ce système agro-alimentaire est replié sur un territoire aux dimensions plus raisonnables que celui du marché mondialisé. Se pose alors la question de la gouvernance alimentaire à travers les localisations. La communauté scientifique prône un équilibre entre la localisation des chaînes d’approvisionnement de la ville, qui devraient s’adapter aux besoins alimentaires locaux, et les échanges globalisés mettant en avant les principes du commerce équitable. Cependant toutes les initiatives relevant des circuits courts ou du rapprochement rural / urbain ne vont pas nécessairement dans le sens d’une gouvernance plus durable. Ces pratiques peuvent, dans certains contextes et à plus longue échéance, devenir contreproductives. Nous devons être vigilants vis-à-vis des tendances et soulever les grands axes d’une politique alimentaire durable. D’abord, la surface d’espaces nourriciers peut devenir une ressource rare, l’économie des terres agricoles doit donc être prise en compte dans cette politique. Ensuite, nous devons apprendre à consommer mieux mais il est difficile de demander aux plus démunis d’en faire autant que les mieux nantis. La réduction des inégalités sociales est donc un point essentiel.

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Le jardin sur le toit du gymnase des Vignolles. Paris

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Enfin, il nous faut éviter la surexploitation des ressources en faisant évoluer les régimes alimentaires. L’idéal serait de consommer moins de produits d’origine animale. La responsabilité des gouvernances urbaines est grande, produire plus près ne doit pas revenir à produire moins et plus cher. Une répartition optimale des cultures est à déterminer. L’agri-urbain créera un nouveau territoire en milieu périurbain mais la ville elle-même est en voie de transformation. Ce n’est pas seulement un concept mettant en relation une activité de production alimentaire et un territoire urbain, c’est aussi un mouvement social qui s’approprie l’espace urbain. Les espaces de friches et les toits sont de plus en plus pensés comme espaces nourriciers. Ce mouvement social vise à intervenir sur l’espace urbain et se le réapproprier pour créer un nouvel environnement de vie plus agréable. Ses objectifs économiques visent la création d’un système alimentaire alternatif. Pour pouvoir répondre aux enjeux et défis urbains du XXIe siècle, l’agri-urbain est pensé selon l’idée d’un urbanisme alimentaire intégrant l’agriculture aux planifications de l’aménagement urbain. L’enjeu est de rééquilibrer l’activité urbaine minérale avec la nature.

Jardins sur le toit, Brooklyn Grange

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Le potager de la ferme urbaine V’Île Fertile.

A Saint-Denis, René Kersanté, 73 ans, fait partie de La Ruche qui dit Oui qui le présente comme «  le dernier maraicher aux portes de Paris ».

Potager sur les toits pour le restaurant Frame réalisé par Topager.

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Les objectifs du colletif Babylone. Le collectif Babylone a été spécialement créé pour réfléchir et mettre en œuvre un projet de Tiers Lieu et réunit architectes, urbanistes, designers, paysagistes, juriste, hackers, écologues, arboriculteurs, ingénieurs, jardiniers, biologiste, menuisiers, agronomes, permaculteurs, apiculteurs, récupérateurs, animateurs sociaux, développeurs …etc. de Montreuil ou d’ailleurs

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À l’échelle de l’espace urbain, qui constitue 27% du territoire francilien, se développe en Île-de-France le concept de la ville comestible. Il s’agit d’espaces verts, ou d’espaces « délaissés » qui font l’objet d’une valorisation « comestible » par l’apport d’agriculture dans la ville. C’est ce que fait le Projet Vergers Urbains avec notamment le développement d’arbres fruitiers afin de leur redonner une place dans la ville et de les rendre accessibles à tous. Ce projet a pour objectif de produire localement, de sensibiliser, de qualifier l’espace et de « rafraîchir la ville », mais aussi de favoriser les rencontres et les échanges autour des moments de récoltes et de plantations. C’est une nouvelle manière d’habiter la ville que nous cherchons à développer pour une meilleure qualité d’espaces et de vie. La ville de Paris est inscrite dans une stratégie d’adaptation du territoire aux évolutions climatiques en cours et tient compte de la raréfaction de certaines ressources comme l’eau, l’alimentation, la biodiversité. Face à la forte demande de produits frais locaux et le constat que seul 15% de la consommation de fruits et légumes en Île-de-France n’est produite localement, les innovations et expérimentations visent à végétaliser l’espace urbain. Ainsi, apparaissent en ville des productions maraîchères, des toits ou murs végétalisés, des potagers urbains, des jardins partagés et des friches réinvesties. Par exemples, Les Ruches de l’opéra Garnier, les Jardins passagers de la Villette, La Rue Verte, les Vignes de Bagatelle, les Jardins flottants des Berges de Seine…

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" On en sait assez aujourd’hui pour que l’environnement construit fonctionne comme la forêt tropicale. " Dickson Despommier

La ville comestible du futur

La densité des villes toujours croissante soulève un défi alimentaire. Les villes s’étendent et engloutissent les cultures des campagnes. C’est pourquoi nous cherchons à rendre la ville auto-suffisante en y intégrant une agriculture locale. Rapprocher les lieux de productions des lieux de consommations engendre des transformations urbaines importantes qui sont aujourd’hui en cours ou en réflexion. Grâce aux nouvelles technologies, l’alimentation entre dans une ère révolutionnaire qui génère de nouvelles formes urbaines. La hauteur est l’une des solutions. Pour des villes-état comme Singapour, limitées dans leur territoire et dépendant des pays voisins, l’agriculture verticale permet de limiter la surface et l’espace utilisés. L’agriculture transforme la ville de demain. Les fermes verticales, inventées par Dickson Despommier (professeur de sciences environnementales et de microbiologie à l’université Columbia de New York) dans le début des années 2000 sont des icônes face au « désir de campagne » (Hervieu et Viard, 2001). Depuis leur invention, de nombreux architectes et designers ont travaillé sur la forme et les possibilités qu’offrent les fermes verticales. Si la plupart des interprétations ont une esthétique futuriste et surprenante, les architectes s’accordent sur le principe d’une tour de 30 à 40 étages dans laquelle cohabitent cultures et élevages de type hydroponique ou aéroponique. Les principes d’autonomie en énergie et de retraitement systématique des eaux usées sont également prévus pour 128 de nouveaux lieux, de la production à la consommation


La ferme verticale de Dickson Despommier

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Paris en 2050 Vincent Callebaut

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réduire l’empreinte écologique de ces bâtiments hors normes. Certains prototypes intègrent d’autres usages. La Tour vivante des architectes Pierre Sartoux et Augustin Rosensthiel intègre 11 000 m2 de logements et 8 600m2 de bureaux. Ce prototype change complètement la vie urbaine et permet une « nouvelle vie à la ferme » au cœur des lumières de la ville. Cependant, les fermes verticales nécessitent beaucoup d’énergie et beaucoup d’engrais. Aussi, cela pose la question de la qualité sanitaire des produits compte tenu de la pollution urbaine et de la gestion des déchets toxiques. Nous pouvons également nous demander si, en conséquence d’un tel aménagement hors norme, les coûts ne seraient pas élevés et donc non adaptés à toutes les classes sociales. Les concepts de fermes verticales et de fermes urbaines sont souvent des propositions utopiques, à l’image des projets de l’architecte Vincent Callebaut proposant des projets d’envergure pour Paris ou New-York. Mais ces dernières années, des réalisations plus raisonnables ont vu le jour. C’est le cas à Chicago, par exemple, où un hangar abrite la ferme FarmedHere (cultivé ici), mais aussi à Brooklyn avec le plus grand potager sur toit du monde, ou encore à Singapour où les fermes verticales de SkyGreens cultivent choux, brocolis et salades. À Montréal les fermes Lufa, installées sur des toits, cultivent plus de 50 types de végétaux. « Les semences sont choisies pour leur goût, leur texture, leur qualité nutritionnelle, mais pas pour leur capacité à résister au transport sur de longues distances », précise leur responsable de la communication Laurence Deschamps-Léger. Si les projets d’agriculture urbaine les plus imposants se concentrent sur les végétaux les plus fragiles, l’absence de transport n’est pas nécessairement synonyme d’économies. Tout dépend des projets, certains ont une vocation commerciale et de rendement alors que d’autres proposent un nouveau cadre de vie aux habitants, ces derniers s’insèrent dans un véritable projet de société. À Montreuil, l’Association des femmes maliennes permet à ces femmes souvent isolées de se retrouver autour d’un projet commun. S’ajoute à cette

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fonction sociale le partage de savoir-faire et connaissances à travers une fonction pédagogique de ces jardins communautaires. La fonction alimentaire de base de ces fermes urbaines est associée et diversifiée pour créer du lien social. Les jardins deviennent des lieux pédagogiques et parfois thérapeutiques. En effet, certains sont attachés à des établissements accueillant des personnes âgées ou des personnes atteintes de maladies graves. Diversités des finalités et des formes, l’agriculture urbaine s’adapte au contexte économique et culturel dans lequel elle voit le jour. Il n’y a pas une seule forme d’agriculture urbaine, ni de solution unique mais une diversité permettant de résoudre certains problèmes dans certains contextes. Le modèle de la ferme verticale inventée par Dickson Despommier est encore techniquement compliqué à réaliser et les problèmes de consommation d’énergie la rendent moins crédibles face aux enjeux qu’elle représente. Mais l’agriculture urbaine trouve tout de même sa place et rendra la ville plus durable. En revanche nous avons plus de doutes sur l’autosuffisance visée par ces projets. Le regard des urbains sur ces fermes doit être construit. Les citadins doivent apprendre à mieux connaître la réalité du monde agricole et de l’activité professionnelle qu’il représente. En effet, le citadin perçoit l’agriculture comme un paysage, une campagne ou une nature et les formes de modernités dans le monde agricole sont mal comprises. Il ne faut pas confondre agriculture et jardinage, un métier et un loisir ; ne pas confondre non plus « produire des légumes » et « nourrir le monde ». Nous ne pourrons pas nous passer des agriculteurs grâce à un jardin partagé. La ville comestible et son agriculture urbaine s’impose comme un complément.

La «Biosphere Home Farming» de Philips

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La «Tour Vivante», SOA architectes.


Projet d’une ferme sur toit à Romainville. LUA (Laboratoire d’urbanisme Agricole)

La «Tour Vivante», SOA architectes.

La «Tour Vivante», SOA architectes.

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La ferme «FarmedHere», Chicago.

fermes urbaines

Fermes verticales de SkyGreens, Singapour.

Fermes Lufa, Montréal.

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L’agriville, Pierre Javelle

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conclusion ... Les nouvelles habitudes alimentaires tout comme les pratiques de sociabilité culinaire, repensées dans un système alimentaire durable, nous incitent à considérer l’alimentation en des termes territoriaux, spatiaux et architecturaux. Les circuits de proximité de l’agriculture périurbaine ou l’agri-urbain peuvent être présentés comme des alternatives au modèle productiviste relevant tout autant de la société civile que de l’action publique. Mais nous ne voulons pas réduire la gouvernance alimentaire durable au circuit-court. Par ailleurs, toutes les initiatives de relocalisation de la production agricole ou de rapprochement citadin-rural ne vont pas nécessairement et systématiquement dans le sens du durable. Si produire moins et plus près revient à vendre plus cher, alors la question des inégalités sociales se maintient. La question stratégique de la gouvernance alimentaire durable des régions urbaines est nouvelle, balbutiante mais capitale. Nous voulons montrer qu’elle n’exclut pas les questions d’urbanité et de sociabilité culinaires que nous souhaitons développer dans le projet architectural choisi.

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138 le projet


LE PROJET

LE LIEU

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Le canal de l’Ourcq et Pantin

Le projet s’implante dans la ville de Pantin au bord du canal de l’Ourcq. Aujourd’hui Pantin hérite d’un paysage urbain marqué par son histoire. Son patrimoine industriel est reconverti, à commencer par les Grands-Moulins, transformés par le cabinet d’architecture Reichen & Robert & Associés pour accueillir les salariés de BNP Paribas. Les grands ensembles sont toujours présents au coté d’une architecture de faubourg marquant l’image de la cité ouvrière. Le canal de l’Ourcq et ses abords sont un atout pour la ville. Entre pistes cyclables et espaces de promenades, le canal traversant plusieurs séquences de paysages, relie et intègre Pantin à Paris. Le canal de l’Ourcq est un espace métropolitain majeur en transformation. Il favorise les modes de déplacement doux et relie de grands parcs et jardins de Paris à Sevran. Des projets en cours vont façonner un nouveau paysage, introduire de nouvelles centralités, et créer un territoire de desserte et de valorisation des territoires riverains. Le souhait est d’ouvrir la ville sur le canal afin qu’il devienne un grand espace public fédérateur, porteur d’une identité à l’échelle métropolitaine. Sur Pantin, le canal a toujours été important pour la vie des habitants. Jusqu’aux années 60, il était animé par trois guinguettes. L’eau est actuellement utilisée pour le loisir, notamment l’été, mais aussi pour du transport de marchandise.

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Un bateau sous le pont Delizy. Pantin canal de l’Ourq

«Les deux brigants», barge du Marché du l’eau (photo: Charlotte Audureau)

Le canal de l’Ourcq est notamment utilisé par le Marché sur l’eau, association approvisionnant par bateau en produits frais venant d’Ile-de-France entre Sevran et Paris La Villette. Le Marché sur l’eau propose actuellement des distributions sur plusieurs sites. Les produits sont centralisés à Claye-Souilly et parcourent le canal de l’Ourcq jusqu’aux lieux de distribution. À Pantin, il s’implante tous les samedis sur les berges du canal au 28 quai de l’Aisne et tous les mardis au 4 rue Lakanal. Il propose des ventes en vrac et en abonnement de panier. La population qui se rend aux distributions du Marché sur l’eau apprécie la fraîcheur des produits mais aussi la convivialité. Comparant aux marchés traditionnels, ils y trouvent l’avantage de pouvoir discuter avec les personnes de l’association, qui connaissent bien les producteurs. Les échanges entre les clients du Marché sont chaleureux et spontanés. La proximité avec l’eau est aussi appréciée, notamment par les sportifs venant faire leur jogging au bord de l’eau qui profitent du marché pour faire une pause. La visibilité du bateau apporte également un avantage aux yeux des clients, pour la poésie du moment. Le fonctionnement du Marché sur l’eau est intéressant, d’abord pour le circuit-court, mais aussi pour les valeurs qu’il véhicule. L’eau est un élément naturel qui valorise la ville et ici, le canal relie la campagne à la ville. La provenance du bateau est directe de la campagne, comme si elle venait se prolonger sur les quais. Cette valeur

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symboliquement forte, s’accompagne des valeurs écologique et éthique en faveur de l’environnement et des producteurs. L’utilisation du canal permet de créer un certain dynamisme sur les quais qui deviennent progressivement un véritable espace de villégiature. L’association Marché sur l’eau n’est pas la seule à utiliser l’eau comme moyen de transport des produits frais. À Amiens, un marché traditionnel a lieu une fois par an au mois de juin sur l’eau et les quais de la Somme. Les produits frais venant des Hortillonnages sont acheminés comme au XIXe siècle sur des barques à cornets et distribuées sur les quais par les maraîchers en costumes de l’époque. Ce marché est très prisé et attire les foules chaque année. Les Marchés Flottants du Sud-Ouest est un événement parisien mettant en avant les terroirs du Gers, du Lot-et-Garonne et du Tarn-et-Garonne grâce à des péniches accueillant des producteurs du Sud-Ouest sur les berges de Seine. Le programme festif mêle marché, concerts et apéritifs dans un esprit de partage. Nous trouvons également des marchés flottants en Thaïlande, notamment près de Bangkok. Certains sont très connus et attirent plus de touristes que de locaux mais il y a un aspect très poétique de voir les canaux encombrés de barques remplis de produit frais et les paysans sautant de barque en barque pour vendre leurs produits. Très matinaux, ces marchés sont très vite noir de monde.

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(photo: Charlotte Audureau)

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marchÊ sur l’eau


C’est sur le parcours du Marché sur l’eau que s’implante le projet en investissant trois bâtiments au bord du canal de l’Ourcq, reliés par le pont Delizy. L’approvisionnement en produits frais se fera donc par un bateau-maraîcher du Marché sur l’eau. Les trois bâtiments forment un pôle culinaire créant une dynamique urbaine autour du canal et du bateau-maraîcher. L’implantation sur trois lieux permet de structurer et d’enrichir un réseau de professionnels existant sur Pantin où nous trouvons des restaurants de qualité comme Le P’tit Classé, restaurant semi-gastronomique, le Bistrot du marché ou le MiamCorner, et des lieux de formation comme Le Relais Restauration qui a une action sociale et solidaire, ou l’école hôtelière ECOFIH. Pantin compte également trois marchés forains en activité toute l’année ainsi qu’un marché bio et équitable présent une fois par an mais ceux-ci ne favorisent pas forcément les circuits-courts. La ville manque de cours de cuisine pour les particuliers et de lieux d’échanges et de vie autour des pratiques culinaires, mais son environnement urbain est en changement grâce à la prise en compte de la biodiversité. « Des talus ou des friches sont ensemencés en prairies urbaines, les fauchages ont lieu au moment de la montée en graines, on diversifie des plantations afin de limiter la propagation de maladies et les attaques de prédateurs, des petites zones résiduelles sont fleuries, du broyat de bois d’élagage est utilisé contre les herbes indésirables et pour préserver l’humidité, les parcelles et recoins sont végétalisés pour en faire des carrés de nature supplémentaires et favoriser la biodiversité en ville, la municipalité lance la traque aux pieds d’arbre, pieds d’immeuble et autres surfaces résiduelles disponibles sur l’espace public. En 2011, la ville de Pantin compte sur la participation de tous : chaque Pantinois peut imaginer et s’approprier les espaces dits résiduels et les fleurir. » La Mairie de Pantin. Cet environnement est donc propice aux ambitions du projet.

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Les bâtiments Au 10 rue Lakanal, le bâtiment construit sur un procédé de préfabrication entre 1961 et 1965 par l’architecte Denis Honegger est une copropriété de 36 logements. Il a fait partie du plan de rénovation urbaine du quartier de l’église. Il fait donc partie de l’opération nommée « unité résidentielle » qui a laissé plusieurs bâtiments, certains font face à l’église et bordent la place du marché d’autres sont insérés dans un lacis de rues et de places existantes. Ce chantier a été long et expérimental, projet phare du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme entre 1953 et 1973. Mis à part quelques commerces, les équipements prévus ne seront pas construits et le projet mêlera finalement logements sociaux et copropriétés. Denis Honegger, élève et collaborateur d’Auguste Perret, accorde une place déterminante aux procédés constructifs dans la conception et le dessin. Des poteaux régulièrement répartis sur les quatre façades structurent les immeubles. Cette construction autorise des percements importants. Les claustras de béton, permettant l’éclairage et l’aération naturelle des cages d’escalier, avec les fenêtres constituent un rythme régulier en façade. L’aménagement des appartements est légèrement différent dans le bâtiment au bord de l’eau de ceux qui sont face à l’église. Au 10 rue Lakanal, trois cages d’escaliers desservent chacune deux appartements par étage. Ces appartements comportent un couloir distribuant les pièces. Les « pièces humides » sont regroupées et les cuisines ne sont pas assez grandes pour y prendre un repas. Sa proximité avec le canal offre une vue et un cadre reposants.

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Au 20 rue Delizy se trouve un ancien entrepôt d’une société francoindochinoise qui produisait du riz. Il est en surélévation de 75cm et était connecté à un réseau ferré. Construit en 1956 par Louis Corlouer, c’est un héritage industriel. Il est aujourd’hui investi par le théâtre « Au Fil de l’Eau » et une société de fabrication et vente de coupes et médailles. C’est un espace considéré comme essentiel pour la création et la diffusion. La ville de Pantin y présente de nombreux spectacles et l’investit lors d’expositions d’art contemporain. Des artistes peuvent y venir en résidence, offrant ainsi des possibilités de rencontre avec le public. Sa structure métallique est recouverte de briques. C’est un lieu qui a été équipé provisoirement avec un gradin et progressivement des aménagements ont été installés. Du côté de la société de fabrication de coupes, la fonction d’entrepôt a été conservée et des espaces bureaux ont été ajoutés par une construction en parpaings. L’échelle du lieu est moyenne, malgré sa forme de halle, ce qui fait de lui un lieu de proximité. Son aspect industriel assez brut se confronte à la poésie du canal, qui, lui, offre des possibilités de mises en scène au théâtre. Au 21 rue Delizy, une architecture de faubourg construite au cours du XIXe siècle reflète l’image de la cité industrielle et ouvrière. Ce bâtiment abrite aujourd’hui des logements et le restaurant « Chez Agnès ». Cet établissement existe depuis 1830/1840, il est l’un des plus vieux qui existent à Pantin. Pour la propriétaire, c’est

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vues depuis l’entrepôt

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un lieu « sacré » qui à la base était un petit café qui vendait des articles de pêche ; cette activité n’existe plus mais la vente de permis de pêche continue. Ce restaurant fait partie de la vie active du quartier et la propriétaire se sent actrice de l’évolution du quartier. La proximité avec l’eau apporte un cadre reposant. Des tables sont installées au bord de l’eau durant les beaux jours. Au moment de la construction des logements, un étage comportait un seul espace de vie avec plusieurs chambres et plusieurs salles à manger mais une cuisine minuscule. Une toilette se trouvait au niveau des escaliers et il n’y avait pas de salle de bain. Plus tard, l’étage sera divisé en trois espaces distincts avec chacun sa cuisine, un peu plus grande mais toujours pas de salle de bain. Aujourd’hui la cage d’escalier dessert deux appartements par palier d’environ 40m2 chacun. Auparavant, une cour prenait place au niveau de la terrasse. Ces trois bâtiments représentent l’histoire et la vie actuelle de la ville de Pantin. Ils ont pour liens leur orientation vers le canal et le pont Delizy permettant aux véhicules et aux piétons de traverser. Les liens sont aussi visuels, depuis l’un les autres sont vus. Il s’agit donc d’exploiter l’énergie et le dynamisme que procure le canal et de créer de nouvelles polarités dans la ville. Le projet a une résonance urbaine. Nous envisageons de lier les bâtiments à de nouveaux espaces urbains, de nouvelles synergies. La réflexion spatiale se fait en lien avec l’eau et le mode d’approvisionnement local, par une mise scène de la temporalité du processus depuis le bateau et son déchargement jusqu’à la consommation. Chaque geste et attitude ayant son importance.

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chez agnès

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Vue intérieure de l’entrepôt

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Cage d’escalier du bâtiment construit par Denis Honegger

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Vue sur l’entrepôt depuis le bâtiment d’Honegger

Cage d’escalier

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LE PROJET

LA PROBLÉMATIQUE

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En quoi le partage des pratiques culinaires sur un mode d’approvisionnement local peut générer de nouveaux espaces ? Il s’agit de comprendre comment ce nouveau mode d’alimentation basé sur le local peut générer de nouvelles commensalités et donc de nouvelles pratiques de l’espace culinaire. Mais aussi de savoir quelles influences ce mode d’alimentation peut avoir sur l’espace urbain et les liens entre le dedans et le dehors qu’il génère.

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LE PROJET

LE PROGRAMME

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Le projet est ancré dans un système alimentaire durable, système alternatif intégrant l’action civile associative, notamment l’association Marché sur l’eau, œuvrant en Île-de-France. L’approvisionnement en produits frais d’Île-de-France par bateau-maraîcher constitue la base de la réflexion du projet. Il génère des circuits et des flux et positionne le projet dans les enjeux urbain du local. Sont inclus dans ce système alimentaire alternatif, des éléments de communication, d’apprentissage et de sensibilisation dédiés aux consommateurs sous forme d’espaces de partage, visant également à favoriser le lien social.  Dans l’ancien entrepôt, le marché : cuisines « de rue », cuisines atelier, espaces de consommation, jardin d’agrément / verger, bibliothèque  Dans la résidence de Denis Honegger, le restaurant « bistronomique » d’application : garde-manger, salles de cours, laboratoires, logements des apprentis  Dans l’immeuble de faubourg, le café-cuisine : atelier de cuisine pour les enfants, espace parents, garde-manger Tous ces espaces sont traités en lien avec l’eau, le canal, leur proximité et donc dans une forme d’urbanité. Ce sont des lieux dédiés au commensal et aux nouvelles pratiques alimentaires liées au local. À l’échelle de l’architecture intérieure, l’alimentation locale engendre des modifications dans l’espace et dans les habitudes sociales directement en lien. Elle implique une nouvelle organisation des espaces de préparation et de consommation. D’abord, le stockage est réduit. Les achats sont réfléchis en fonction du nombre de personnes à nourrir, sans conservateurs, les produits frais doivent être gérés en fonction de leur temps de conservation. Par exemple, exposer les fruits et légumes dans la cuisine permet d’évaluer facilement leur maturation. La cuisine approvisionnée en produits locaux, n’a rien à cacher, au contraire, ni dans l’habitat ni dans la restauration. L’espace cuisine devient un lieu de démonstration et d’affirmation d’un mode de vie jugé sain. Cette organisation offre une nouvelle visibilité sur les processus alimentaires mais aussi une nouvelle temporalité. D’abord, l’approvisionnement et l’alimentation sont guidés par les saisons, les horaires du marché et les livraisons

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Un déjeuner à Pantin près du canal (photo: Charlotte Audureau)

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quotidiennes. Ensuite les préparations sont plus longues et sophistiquées. L’espace de préparation nécessite du confort dans les gestes de préparation. Dans l’habitat il est donc préféré un espace ouvert, significatif d’une certaine liberté de mouvement. L’espace ouvert permet une multifonctionnalité des espaces et les relations entre les usages sont très étroites. Le local ayant un enjeu éducatif, il devrait apporter des changements structuraux aux éléments des cuisines. Les plans de travail sont nombreux et fonctionnels mais pas toujours adaptés aux enfants. La différence d’échelle peut enrichir l’espace de préparation culinaire. Dans la restauration collective, le local transforme les liens entre la cuisine et la salle. Le besoin, pour le consommateur, de savoir ce qu’il mange et d’où viennent les produits pousse les murs et apporte de la transparence. De nombreux chefs ont choisis de rendre leurs cuisines visibles. Pour la beauté que l’on accorde aujourd’hui au métier et aux gestes mais aussi pour preuve et confiance. Dans la plupart des restaurants, des impératifs rigoureusement fonctionnels obligent la présence d’un intermédiaire entre le cuisiner et le consommateur, le serveur. Cette organisation implique la séparation des cuisines et des tables, mais dans l’esprit local, sans intermédiaire, la notion de service peut être mise à mal. Le lien entre le cuisiner et le consommateur n’est-il pas préférable ? Ce bouleversement créerait une nouvelle organisation spatiale mettant en relation la préparation et la consommation. Sans aller jusqu’au self service, une alternative au service traditionnel peut être trouvée et peut enrichir l’espace du restaurant. La fluidité et le lien entre les actions cuisiner/consommer « débarrasse » l’espace de certaines contraintes liées au parcours. Le parcours des plats dans une salle de restaurant ou le service entre la cuisine et le canapé ou la terrasse dans l’habitat. L’espace ouvert est néanmoins séquencé et temporalisé, il offre, plutôt qu’une liberté relative, un confort de choix allant du produit à la façon de le consommer. Le moment de la cuisine n’est désormais plus simplement de l’ordre du privé et du partage familial, il s’étend à l’espace public. Cela implique que la ville puisse offrir à ses habitants des espaces partagés pour cuisiner et manger ensemble, dans le cadre d’un apprentissage ou simplement d’un repas entre collègues ou amis. Elle peut offrir la possibilité de cultiver ensemble ou du moins de consommer des produits venant de jardins partagés. Aussi, leurs emplacements peuvent valoriser la ville et améliorer la sociabilité des lieux de vie. En utilisant le potentiel de nos villes et de

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nos immeubles existants, nous pouvons réinventer un cadre de vie. Par exemple, les cours intérieures peuvent devenir, dans le prolongement des logements, un espace centrifuge, annexe spatiale à l’habitat et lieu de sociabilité que les espaces publics ne peuvent pas remplacer. Les friches, les toits et même les façades, et notamment les murs aveugles, sont également des espaces à aménager. La cuisine de l’habitat privé, grâce à de nouveaux modes de vie, peut s’étendre vers l’extérieur et s’ouvrir à un nouveau mode de fonctionnement incluant un approvisionnement local visant une autosuffisance partielle. Pourra donc s’ajouter demain à l’espace cuisine familial une possibilité d’ouverture sur l’espace public, vers un espace partagé faisant office de seuil à l’habitat privé. Le chemin entre les cultures, l’approvisionnement et la cuisine privée devient donc un nouvel espace urbain à définir selon le degré de proximité avec le logement. L’espace urbain tient un rôle stratégique dans le projet ; le canal, les quais et le pont Delizy accueillent des flux : les passants, le bateau, les denrées, les publics et les usagers. Nous sommes confrontés à des seuils importants entre l’eau et les bâtiments, mais aussi une zone de livraison. Ces zones peuvent être traitées afin d’engager l’accès vers l’intérieur des bâtiments, de gérer les flux et de créer des espaces où l’on peut s’arrêter, « se poser ».

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LE PROJET

LES PUBLICS

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Le projet vise à attirer tous les professionnels et amateurs de cuisine se retrouvant autour des valeurs du local et du bien manger. Tous ceux qui cherchent à avoir une alimentation de qualité dans les produits et la façon de les vendre. Sont concernés, la population pantinoise dans sa diversité et plus directement les habitants des bâtiments investis ; les passants venant de Paris, Pantin et Sevran (joggeurs, promeneurs) ; les scolaires, enfants et adolescents de l’école et du lycée tout proche accompagnés de leurs parents ; les professionnels, chefs, restaurateurs et apprentis cuisiniers faisant partie du réseau de la ville mais aussi les professionnels dans le monde. La proximité du lieu avec la ville de Paris, et plus particulièrement avec le quartier du bassin de la Villette, peut attirer une partie des parisiens amateurs de cuisine ainsi que les touristes. Cinq catégories de publics sont donc envisagés : les passants, les familles, les professionnels, les amateurs, les touristes. Le canal de l’Ourcq étant un lieu de promenade, le passant joue un rôle important dans la stratégie du projet. Les temps de pause dans l’espace urbain seront donc traités afin de relier cet espace de promenade aux espaces de transformation et de consommation du projet. Ces publics sont des citadins, beaucoup d’entre eux cherchent à renouer des liens avec la nature et à s’alimenter de manière plus saine sans avoir les moyens simples d’apprendre à bien connaître les produits pour mieux les choisir et pour cuisiner et consommer de façon plus juste. L’agriculture est un métier dont ils ne comprennent pas nécessairement les enjeux, et l’origine des produits est une source de questionnements quotidiens. La diversité de la population pantinoise et parisienne est un atout pour le projet qui se verra rassembler différents groupes sociaux autour d’une même activité enrichie de cultures différentes. Ainsi, le partage oral des savoir-faire et des coutumes est favorisé.

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LE PROJET

LE CONCEPT

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De nouvelles visibilités et temporalités culinaires. Il s’agit d’orienter le projet vers l’intention de montrer et de faire comprendre aux publics les enjeux sociétaux et durable d’une alimentation locale mais aussi les changements positifs que celle-ci peut provoquer dans la ville. Cela passe par la visibilité des étapes culinaires et des liens sociaux qu’elles peuvent générer.

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LE PROJET

LA STRATÉGIE

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Lier les différents espaces culinaires par un système de relation mettant les usages en continuité. Tous les espaces peuvent être mis en relation dans une forme de porosité qui génère des espaces libres d’être investis socialement. L’espace peut ainsi favoriser certaines pratiques culinaires dans l’intention de générer des liens sociaux mais il laisse les pratiques libres de créer ou de recréer le sens du lieu. Les publics sont libres d’investir et de s’approprier les espaces du projet par leurs propres pratiques culinaires.

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LE PROJET

LES PISTES ARCHITECTURALES et DESIGN

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SESC PompĂŠia Lina Bo Bardi, 1977-86

The Ford Foundation, Kevin Roche

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La porosité, le lien, la transparence, la visibilité… des espaces libres de pratiques et la table comme ancrage dans l’espace intérieur.

Le lien à l’environnement direct et entre les bâtiments est un point essentiel à la stratégie du projet. En effet, les flux : le bateau-maraîcher, les passants et les publics sont les éléments qui portent la base de la réflexion du projet. La gestion de ses flux se fait jusqu’à l’intérieur des bâtiments, c’est pourquoi la porosité est l’une des pistes architecturale à traiter dans ces espaces. Scientifiquement, la porosité est définie comme « l’aptitude d’un matériau à se laisser traverser par un fluide ». En architecture d’intérieur, l’espace est traversé par des flux de personnes, des flux d’air gérant l’humidité et la température intérieure, des flux sonores, lumineux, visuels. La porosité peut être servit servie par l’ouverture mais aussi par des matériaux, qui, bien utilisés, vont eux aussi faire entrer l’extérieur à l’intérieur, ou inversement. Ces matériaux font appel à des contrastes sensoriels qui vont créer des espaces entre intérieur et extérieur Un espace « poreux » peut offrir des libertés dans l’investissement social et la pratique du lieu. La porosité crée des « espaces pleins » et des « espaces vides » ou « libres », ces derniers laissent passer, contiennent et gèrent les flux faisant ainsi le lien avec l’extérieur. Ces espaces génèrent des possibilités, ils sont capables de faire entrer toutes sortes d’extériorité. Ils sont des espaces de transition entre extérieur et intérieur et permettent un croisement entre des pratiques sociales liées à l’intime et des pratiques sociales publiques. La gestion des flux de personnes ne s’arrête pas aux circulations et aux axes mais c’est aussi questionner la pause et la rencontre avec autrui, l’ouverture sur l’extérieur et l’ouverture aux autres, les connexions entres espaces et les liens entre les publics. Comment la porosité peut favoriser le lien social ? Il s’agit de comprendre comment toutes ces relations sont générées par l’espace.

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L’espace intérieur « poreux » peut offrir une forme de spontanéité qui va influencer des pratiques et créer le sens du lieu. Ces pratiques sont en effet, spontanées et nous ne pouvons pas les prédire avec certitudes. Certains lieux peuvent subir un détournement de leur usage prévu initialement, se transformer petit à petit par les pratiques qu’ils vont générer. La question de l’appropriation de l’espace par les publics est essentielle dans le projet car ce sont eux-mêmes les acteurs du local. Le but est de se réapproprier nos façons de manger et donc nos espaces culinaires. Les espaces de transitions que nous tentons de définir ici, nous font nous sentir à l’extérieur tout en étant à l’intérieur. Cette porosité offre une double sensation et nous envisageons la table comme repère. La table est la source de l’expression de la commensalité dans l’intimité. Elle symbolise donc l’espace intérieur et, parce qu’elle nous rassemble autour d’elle, elle est un élément de lien intime mais aussi un espace intermédiaire. Elle peut donc créer en elle-même un espace entre les flux et questionner l’espace de rencontre.

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House N, Sou Fujimoto

The end of sitting, Barbara Visser

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bibliographie ... OUVRAGES  POULAIN, Jean-Pierre. Manger aujourd’hui, attitudes, normes et pratiques. Broché, 2008  POULAIN, Jean-Pierre. Sociologie de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire. Broché, 2013  FISCHLER, Claude. Manger : français, européens et américains face à l’alimentation. Broché, 2008  FISCHLER, Claude. Les alimentations particulières : mangerons-nous encore ensemble demain ? Odile Jacob, 2013  BOUTAUD, Jean-Jacques. Le sens gourmand. De la commensalité - du goût - des aliments. Jean-Paul Rocher éditeur, 2005 

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GAUDRY, François-Régis. Mémoire du restaurant. Aubanel, 2006

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Long Courrier. Courrier International n°1051 – 1052. 2011. p.56-80

WEBOGRAPHIE  http://www.lemangeur-ocha.com  http://www.demainlaville.com  http://www.chambres-agriculture.fr  http://www.iufn.org  http://www.alimentation-generale.fr  http://www.villecomestible.org

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Mélanie Voisin

Mémoire . Architecture intérieure et design Académie Charpentier . 2014/2015


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