revue XXI

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la valise de mon PaPa P Pa Pa P Orhan Pamuk Prix nObel nObel de littÉrature L ’ I n f o r m a t i o n

G r a n d

F o r m a t

H o r s - s é r i e

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histoires istoires livres delivres La Bible de Gutenberg au pays des Soviets

Yves stavridès tavridès

Le commissaire se cache au Mozambique

Patrick raynal aynal

Chut !        Jelis Portfolio de Stéphanie laCombe


Sans la librairie indépendante, l’aventure de XXI, cette revue que vous tenez entre les mains, serait restée lettre morte. À l’origine, XXI était un projet de mensuel. Particulièrement coûteux à réaliser, il n’était viable qu’en s’appuyant sur « la bienfaisante publicité », comme l’appelait le fondateur du Monde. Les professionnels nous conseillaient de multiplier les rubriques aptes à attirer des annonceurs : pages d’indiscrétions, d’échos et de rumeurs, panels « en hausse » et « en baisse », critiques de films et de spectacles, sélection de high-tech, de voyages, de montres ou de voitures… En somme, nous avions le choix entre nous dénaturer ou nous saborder. Au moment où nous baissions les bras, une idée s’est imposée. Pourquoi ne pas radicaliser notre ­projet ? Bâtir un sommaire plus copieux et plus ambitieux encore, adopter un rythme trimestriel et vendre ce journal en librairie, sans publicité… L’idée était un peu folle, car les revues sont presque toutes sorties du même moule. Face à ses consœurs austères, XXI détonnait avec ses reportages pleins de détails, d’histoires vécues, d’odeurs et de boue aux semelles, donnant une large place aux illustrations. Heureusement, il existait les libraires. Pas un ne ressemble à l’autre. Il y a des « petits libraires » dont on parle avec chaleur et les « grands libraires » qui imposent le respect. Il y a des grincheux et des généreux, des puits de sciences et des dilettantes, des lectrices qui ont l’œil absolu et des bourrus cachés derrière leur comptoir… La librairie est un métier physique. Ouvrir des ­cartons, étiqueter, disposer sur des tables, « désherber » les rayonnages, empaqueter les cadeaux, renvo­yer les invendus. Le rapport charnel avec ­l’objet fabrique des taiseux, qui se méfient des

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HORS-SÉRIE 2009 – XXI

beaux parleurs et apprécient ceux qui retroussent leurs manches. C’est aussi une école d’humilité. « Mes livres sont infiniment plus savants que moi et je leur suis reconnaissant de tolérer ma présence », a écrit le journaliste et romancier Alberto Manguel. Vivre chaque jour au milieu de ces cen­taines, voir de dizaines de milliers d’amitiés latentes, de voyages possibles, d’imprécations silencieuses, de beauté en germe, de guides qui rendent la vie légère, rend plus humain, sans doute. Les libraires savent bien que tout peut arriver, qu’il suffit d’un geste, un jour, une heure, pour qu’un livre rencontre un lecteur. Ils voient qu’un livre peut se vendre ici, juste à sa place, et s’enterrer là, dans un rayon qui n’est pas fait pour lui. Ils ont vécu des embrasements inattendus ou des échecs retentissants, déjouant tous les pronostics. Aussi, le 17 janvier 2008, ils ont fait de belles piles de XXI, au bon endroit. Les ventes se sont envolées. Depuis dix-huit mois, le phénomène se répète à ­chaque sortie, porté par cette force inouïe des libraires indépendants. Bien sûr, des indépendants, il en existe aussi dans les chaînes, car c’est un état d’esprit et non la carte d’un club. Mais ils ne sont jamais mieux à leur place que dans un magasin qui ne ressemble à aucun autre, qui a son histoire, sa couleur, sa différence. Un lieu qui chérit la liberté. Ce hors-série de XXI raconte des histoires de livres, ces drôles d’objets qui ont changé tant d’existences, qui ne se rechargent pas, ne tombent pas en panne, s’offrent et nous émeuvent. C’est notre hommage rendu aux libraires. Car c’est l’évidence : sans libraires indépendants, il n’y a pas d’éditeurs indépendants, ni de lecteurs libres. Laurent Beccaria Patrick de Saint-Exupéry 3


Aperçu Les éditeurs français se renforcent dans la librairie

Saison noire pour l’édition américaine

Paris condamnée pour atteinte à la liberté d’expression

La malle aux trésors d’Ambérieu

La Librairie Gallimard, à Paris. DR

Fête HarperCollins avec sculptures de glace. AFP / Getty Images / Chris Jackson

Le général Paul Aussaresses. AFP / MARTIN BUREAU

Le journal autobiographique de Julie, 70 ans, 2005. DR

Coup de tonnerre dans le Nord, en début d’année : l’éditeur Actes Sud annonce l’ouverture, au printemps, d’une librairie à Calais. Un point de vente de 120 mètres carrés au cœur du Channel, la scène nationale installée dans d’anciens abattoirs. Les deux libraires indépendants de la ville s’inquiètent de cette concurrence. Calais est, pourtant, loin d’être un cas isolé. Une trentaine de librairies, parmi les quatre cents premières françaises, ont des éditeurs pour actionnaires. Les relations entre les deux métiers sont étroites. Flammarion, dont le fondateur a commencé au XIXe siècle comme libraire sous les arcades de l’Odéon, à Paris, a possédé jusqu’à vingt points de vente dans les années 90. Il les a tous revendus, sauf La Hune, boulevard Saint-Germain, et la librairie du centre Pompidou. Aujourd’hui, il envisage de multiplier les ouvertures au sein de musées. Autre poids lourd de l’édition, Gallimard possède cinq points de vente à Strasbourg, et autant de prestigieuses adresses à Paris : Delamain, rue Saint-Honoré, en face de la ComédieFrançaise ; Le Divan et Le Divan Jeunesse, rue de la Convention ; la Librairie de Paris, place de Clichy ; enfin, la Librairie Gallimard, boulevard Raspail. Pour les éditeurs, la vente de détail ne serait pas le premier objectif de l’affaire. « Notre implantation dans la librairie nous permet de bien connaître le marché », assure Antoine Gallimard dans Le Monde. « La librairie, c’est l’instant de vérité pour un éditeur », renchérit Henri Causse, directeur commercial des Éditions de minuit. La petite maison a des participations dans les librairies Vents du Sud, à Aix-en-Provence, Ombres Blanches, à Toulouse, et Tropismes, à Bruxelles. À Grenoble, la Librairie le Square, une des plus importantes de la ville, a été préservée grâce à l’entrée de cinq éditeurs à son capital : Albin Michel, Seuil, L’Âge d’homme, Minuit et Gallimard. Quant à Actes Sud, elle n’en est pas à son coup d’essai. En 2002, elle a ouvert une librairie « consacrée aux arts du spectacle », au Théâtre du Rond-Point, à Paris. L’éditeur compte poursuivre son développement dans des lieux culturels ; un projet pourrait voir le jour au Théâtre de l’Odéon, à Paris. « Lorsqu’on veut être en intelligence avec un métier, il faut en connaître toute la chaîne, il n’est pas question de créer un réseau », affirme dans Le Monde le directeur du développement d’Actes Sud, Jean-Paul Capitani.

Licenciements, réduction des charges, baisse du train de vie : les grandes maisons d’édition américaines serrent les boulons. Filiales, pour la plupart, de groupes médias indexés sur Wall Street, elles subissent les effets de la dégringolade du Dow Jones, en plus de la baisse des ventes de livres. Random House (groupe Bertelsmann), plus grande maison d’édition au monde, a annoncé en fin d’année une « inévitable restructuration interne » afin de diminuer ses dépenses et d’« optimiser son potentiel » commercial. Les directeurs de deux importantes filiales ont dû démissionner, faute de résultats. L’un d’eux avait pourtant acquis les droits de de super - best-sellers (Da Vinci Code de Dan Brown ; La Firme, L’Affaire Pélican, L’Associé de John Grisham). Au même moment, HarperCollins (groupe News Corporation, fondé par la famille Murdoch) a publié ses résultats du premier trimestre : ses profits nets s’effondrent de 36 à 3 millions de dollars. Simon & Schuster (groupe CBS Corporation) a annoncé le licenciement de trente-cinq personnes. Barack Obama venait d’annoncer à 24 millions de téléspectateurs qu’il était en train de lire un ouvrage figurant au catalogue de cette maison, Team of Rivals de Doris Kearns Goodwin. Cela n’a pas suffi : l’éditeur a annulé sa fête de Noël. Le président de la plus grande chaîne mondiale de librairies, Barnes & Noble, considère que 2008 est la saison la plus désastreuse de l’histoire éditoriale américaine. Début janvier, l’entreprise cotée à la Bourse de New York a communiqué des résultats en baisse de 7 % dans ses magasins et de 11 % sur son site Internet pour les deux derniers mois de l’année. Mi-janvier, elle a annoncé une vague de licenciements à son siège, et la réduction à quinze des ouvertures de librairies en 2009, contre trente-neuf prévues. Les éditeurs indépendants semblent mieux tirer leur épingle du jeu. À Brooklyn, Jill Schoolman dirige Archipelago avec deux collaborateurs. Cette année, elle prévoit de publier un peu moins de livres, en consacrant plus de temps à la promotion de chacun. À Minneapolis, Daniel Slager est à la tête d’une petite maison, Milkweed. « Nos ventes sont restées étonnamment élevées en 2008, confie-t-il au Monde. Nous n’avons pas de dettes et sommes en mesure de financer nos activités, ce qui est à l’heure actuelle le plus grand problème de l’édition. »

La France a porté atteinte à la liberté d’expression en condamnant les éditeurs du général Aussaresses pour avoir publié Services spéciaux, Algérie, 1955-1957. Ainsi en a décidé la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg, dans un arrêt rendu le 15 janvier dernier qui donne raison aux plaignants, les ex-directeurs de Plon, Olivier Orban et Xavier de Bartillat. Reconnus coupables d’apologie de crimes de guerre par le tribunal correctionnel de Paris en 2002, puis en appel en 2003, les deux éditeurs avaient été condamnés à verser une amende de 15 000 euros. Le général Aussaresses avait écopé d’une amende de 7 500 euros ; il avait par ailleurs été dégradé de sa Légion d’honneur à la demande du chef de l’État, Jacques Chirac. Dans son livre, sous-titré Mon témoignage sur la torture, le général Aussaresses décrit les sévices infligés sous ses ordres à des prisonniers algériens. Plus explosif, il raconte comment il a fait jeter dans le vide l’avocat Ali Boumendjel, et pendu le dirigeant du FLN Larbi Ben M’Hidi. Les deux hommes étaient supposés s’être suicidés – version officielle toujours défendue par les autorités françaises. Ces révélations lui ont valu un gros succès de librairie, et des réactions hostiles de ses anciens compagnons. « Pourquoi tu n’as pas fermé ta gueule ? » lui aurait demandé le général Bigeard, lors d’un coup de fil. La Cour européenne estime que le fait que le général Aussaresses « ne prenne pas de distance » par rapport aux « pratiques atroces » de la torture est « un élément à part entière de ce témoignage ». Elle considère que « la publication » du livre s’inscrit « dans un débat d’intérêt général d’une singulière importance pour la mémoire collective ». Elle alloue 33 000 euros pour dommage matériel à Xavier de Bartillat et Olivier Orban. « C’est une victoire contre l’historiquement correct », se félicite Xavier de Bartillat dans L’Express.fr, « il y a bien eu une chaîne de responsabilité, du plus haut niveau de l’État aux exécutants, qui a mené à la torture en Algérie. Quarante ans après les faits, on peut ouvrir ces placards douloureux de notre mémoire. » Âgé de 90 ans, le général Aussaresses espère récupérer sa Légion d’honneur, qui lui avait été décernée pour des faits de Résistance alors qu’il avait 29 ans.

Les diaristes et autres auteurs de récits intimes ont désormais une maison à laquelle confier leurs écrits : l’Association pour l’autobiographie (APA), à Ambérieuen-Bugey (Ain). L’institution, unique en France, est née de la rencontre entre un universitaire et une bibliothécaire. À la fin des années 80, Philippe Lejeune, professeur de littérature à Paris XIII, spécialiste de l’autobiographie et auteur de nombreux livres sur le sujet, lance un appel à la radio pour recueillir des textes de gens ordinaires du XIXe siècle. Parmi les réponses, il reçoit beaucoup de récits contemporains. « J’ai découvert un continent et une souffrance, un manque de reconnaissance et de dialogue, raconte-t-il au Monde. On nourrit de fausses idées sur les écrits personnels, pensant qu’ils résultent d’une poussée névrotique, narcissique. Les gens n’ont pas envie d’être publiés, mais d’établir un contact. Leur autre désir est de survivre, en sourdine, quelque part. » Il décide de créer un lieu pour ces auteurs inconnus. Il se rend à Pieve San Stefano, en Italie, où il rencontre le journaliste Saverio Tutino, fondateur d’un célèbre fonds d’archives autobiographiques, l’Archivio Diaristico Nazionale. De retour en France, il parle de son idée à Chantal ChaveyriatDumoulin. Bibliothécaire à Lyon, elle est l’arrière-petitefille d’une diariste dont le journal a inspiré l’un des principaux ouvrages de l’universitaire. Domiciliée à Ambérieu, elle soumet le projet au maire de sa commune et au directeur de la médiathèque. Les deux sont partants : l’Association pour l’autobiographie est créée en 1992, au sein de la médiathèque, installée dans les vastes locaux d’une ancienne halle aux grains. Sa mission : recueillir, archiver et offrir à la consultation des récits personnels inédits. Aujourd’hui, 2 500 écrits sont classés sur les étagères de l’APA. La plupart ont été déposés par leurs auteurs ou par leurs descendants ; d’autres ont été retrouvés dans un meuble, un grenier, une brocante… Sauf instruction particulière du déposant, ils sont lus par des bénévoles de l’association et résumés dans la brochure « Garde-mémoire ». Certains sont interdits de lecture avant la disparition de leur auteur ou d’un de ses proches. « Est-ce que quarante ans après leur mort, quand personne ne les connaîtra plus, on aura encore envie de les lire ? s’interroge Philippe Lejeune dans Télérama. C’est un pari fou que l’APA rend possible. »

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XXI – Hors-série 2009

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Hors-série 2009 – XXI

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Del’intérieur

La bande dessinée au Louvre : « Une reconnaissance du talent des dessinateurs » SÉBASTIEN GNAEDIG Auteur et éditeur de Futuropolis, Sébastien Gnaedig publie avec les éditions du Louvre une collection de bandes dessinées. La série de quatre albums a eu les honneurs d’une exposition dans le plus célèbre musée du monde. Une première.

Des planches de la bande dessinée Période glaciaire de Nicolas de Crécy, au Louvre, en janvier 2009. AFP / FRANCOIS GUILLOT

XXI : Comment est née la collection ? Sébastien Gnaedig : L’idée revient à Fabrice Douar, des éditions du musée du Louvre. Il publie ou coédite des ouvrages d’art assez pointus, ou des catalogues de grosses expositions, mais il se trouve qu’il est aussi amateur de bande dessinée. Il a proposé au président du Louvre, Henri Loyrette, de monter un projet avec des auteurs de BD.

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La démarche est surprenante… Pour Fabrice Douar, elle est dans la continuité des « Contrepoints », ces opérations qui consistent à inviter des artistes contemporains à installer leurs créations en regard d’œuvres du Louvre. La BD est un art, selon lui ? Disons qu’il reconnaît le talent des dessinateurs. Ce qui est formidable, c’est que le président du Louvre ait suivi. Quel est l’intérêt, pour eux ? Il s’agit de drainer vers le musée un public qui n’y serait pas venu spontanément. Pourquoi vous ont-ils choisi ? Fabrice Douar a contacté plusieurs éditeurs qui n’étaient pas intéressés. 6

Ensuite, il s’est tourné vers un auteur que je publie depuis longtemps, Nicolas de Crécy, qui a fait le lien. Pourquoi avez-vous accepté ? Parce que je n’étais pas face à une commande institutionnelle, mais face à un vrai désir de création. Il ne s’agissait pas de faire des œuvres collectives, ou de petites BD alibis, mais des albums complets, pour lesquels les auteurs auraient carte blanche. Ils n’ont eu aucune contrainte ? Sauf celle de parler du Louvre, directement ou indirectement, en bien ou en mal… À part cela, ils n’ont reçu aucune consigne ; ils ont travaillé en toute liberté. Comment les avez-vous choisis ? Fabrice Douar et moi voulions de véritables créateurs, avec des univers graphiques très forts, et différents les uns des autres. Nous avions décidé de sortir quatre albums. Nous avons établi une liste serrée d’auteurs, à qui nous avons proposé le projet. Le Louvre leur a fait un « pass », pour qu’ils aillent se balader au musée quand ils le voulaient. Ils pouvaient aussi solliciter des choses. La première que Nicolas de Crécy ait demandée, ce fut d’aller sur les toits, ce qui n’a pas été possible car ils ne sont

pas sécurisés. Il a fallu trois mois pour organiser cela, avec des pompiers. Quoi d’autre ? Ils ont rencontré des conservateurs, ils sont allés dans les sous-sols, dans la réserve des cadres, au Cabinet des dessins – Nicolas de Crécy a tenu dans ses mains des dessins de Dürer… Le plus difficile à obtenir, pour des raisons de sécurité, a été qu’Éric Liberge (auteur du troisième album, Aux heures impaires) passe une nuit au musée, avec les gardiens. Les auteurs ont vite donné leur accord ? Aucun n’a dit : « Chouette ! Le Louvre, j’accepte ! » Ils ont répondu oui le jour où ils ont eu une idée. Avec Fabrice Douar, nous avons pensé que c’était la preuve qu’on ne s’était pas trompés. Il fallait que les auteurs digèrent le Louvre, et non l’inverse. Comment a été accueilli le premier album ? Nous avons eu toute la presse – en BD, c’est rarissime ! C’était d’autant plus amusant que Nicolas de Crécy a fait une œuvre très iconoclaste avec Période glaciaire : dans un futur lointain, alors que la Terre a été ensevelie sous la glace, des humains accompagnés de chiensXXI – Hors-série 2009

cochons (!) recherchent des traces de notre civilisation. Ils tombent sur le Louvre, qu’ils vont décrypter à leur manière… Les gens du Louvre, ont-ils apprécié ? Ils ont été surpris, mais contents de l’image renvoyée. Même s’ils ne sont pas lecteurs de BD, ils reconnaissent immédiatement la qualité d’un dessin. Et le public ? Période glaciaire a eu beaucoup de succès, il a reçu plusieurs prix. Les deux suivants ont bien marché, et le prochain est très prometteur. Celui qui est scénarisé par Jean-Claude Carrière ? À l’origine, il y a Bernar Yslaire, un dessinateur connu dans le monde de la BD pour sa série Sambre, qui se passe au XIXe siècle. Lui, il a tout de suite eu son sujet : la naissance du Louvre, en 1793, au lendemain de la Révolution. Les personnages qui le passionnent sont Robespierre et le peintre David. Il est un admirateur de Jean-Claude Carrière, notamment pour son scénario de Danton, le film d’Andrzej Wajda. Pour Yslaire, le personnage remarquable de la Révolution, ce n’est pas Danton, Hors-série 2009 – XXI

mais Robespierre : il a eu envie de confronter Carrière à son regard sur cet épisode de notre histoire… Leur rencontre est un bel exemple de passerelle entre créateurs.

qu’elle pourra aussi être montrée dans des musées étrangers avec lesquels le Louvre a un partenariat. Nous avons un projet au Japon, par exemple, mais ce n’est pas encore signé.

Jean-Claude Carrière avait déjà écrit pour la BD ? Il avait à peu près tout fait (il est romancier, il a écrit pour le théâtre, pour le cinéma…), sauf de la BD. Il a découvert une écriture très différente de celle du cinéma. La BD, c’est l’art de l’ellipse : inutile de tout raconter, le spectateur est actif, puisqu’il lit.

La collection sera terminée après le quatrième album ? Nous allons sortir une nouvelle série de quatre albums ; après, ce sera clos. Nous avons déjà signé avec Emmanuel Guibert (Brune, sur la montée du nazisme ; Le Photographe, avec le photojournaliste Didier Lefèvre…). Et nous avons un projet avec Hirohiko Araki, un mangaka célèbre au Japon pour sa série Jojo’s Bizarre Adventure, publiée pendant vingt ans dans un magazine spécialisé. Nous avons aussi l’espoir d’éditer notre collection au Japon. Ce serait extraordinaire : autant l’Occident est inondé de mangas, autant il est difficile de percer là-bas. Propos recueillis par Dominique Lorentz

L’expo au Louvre était planifiée depuis le début ? Elle était dans l’air, mais Henri Loyrette a pris la décision de l’inscrire au planning au moment du deuxième livre, Les Sous-sols du Révolu de MarcAntoine Mathieu. C’est l’album le plus conceptuel ; je crois que c’est aussi son préféré : le Louvre est présent partout, mais en creux, et il n’est jamais nommé, sauf par des anagrammes (« Révolu », par exemple). L’expo est itinérante ? Elle devrait se déplacer, en France et à l’étranger, dans le cadre de salons du livre et de festivals de la BD. Nous espérons

Sébastien Gnaedig, 40 ans, est directeur éditorial de Futuropolis depuis 2004. Il a été directeur de collection chez Dupuis, après avoir été directeur général des Humanoïdes associés. Dessinateur de BD, il est l’auteur d’albums avec le romancier et scénariste Philippe Thirault. 7


FlashBack

Du livre, Bolek a fait une « arme de résistance urbaine »

La tragi-comédie du Joyau de Médine Août 2008 Effrayé par de vagues menaces,

Août 2006 La ville de Paris veut

Random House annule la sortie d’un best-seller annoncé, Le Joyau de Médine. Aujourd’hui Après de nombreuses volte-face, le livre est publié dans une demi-douzaine de pays. Le premier roman de la journaliste-écrivain Sherry Jones, The Jewel of Medina, a fini par être publié, après des mois de péripéties : retrait d’un géant de l’édition rebuté par une menace invisible, recul d’une petite maison impressionnée par un début d’incendie, manœuvres souterraines d’une universitaire jalouse de l’auteur… En 2007, l’éditeur américain Random House (groupe Bertelsmann) achète pour 100 000 dollars les droits du Joyau de Médine à Sherry Jones. Ce roman historique de quatre cents pages, fruit de cinq années de recherches, a pour héroïne Aïcha, troisième des neuf épouses du prophète et sa préférée. Fille de son plus ancien compagnon, Abou Bakr, elle n’a pas 10 ans lorsqu’il l’aime bibliquement. L’épisode, situé dans les années 620, figure dans le Coran, et il est rapporté par la sunna (hadith 806/2547).

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Éviter « des actes de violence » Random House programme une sortie le 12 août 2008 sur le territoire américain, précédée une semaine plus tôt d’une avant-première mondiale en Serbie. À peine dans les bacs à Belgrade, le livre provoque la colère d’un puissant mufti local, Muamer Zukorlic. Le religieux considère que l’ouvrage « désacralise une chose considérée comme intouchable », et qu’il est « une insulte pour les musulmans du monde ». Au même moment, le Wall Street Journal révèle que l’universitaire américaine Denise Spellberg, auteur d’un essai sur Aïcha, a vivement déconseillé à Random House de publier le livre. À la 8

veille de la date de sortie, Random House bloque le livre et se retire de l’affaire. Dans un communiqué, l’éditeur dit agir « sur le conseil d’experts de l’islam », afin de ne pas « offenser certains membres de la communauté musulmane », et d’éviter « des actes de violence de la part de certaines minorités radicales ». La polémique est immédiate. « Qu’une des plus grosses maisons d’édition du monde renonce à publier ce livre en dit long sur l’état de la liberté d’expression aux États-Unis », déclare l’agent de Sherry Jones. Dans le Times, Salman Rushdie accuse Random House de « censurer par peur » ; l’essayiste britannique Kenan Malik signe une tribune : « Au diable ceux qui pratiquent l’autocensure ! » Dans le New York Times, le théoricien américain de la littérature Stanley Fish écrit un article sur la sémantique de la censure. En France, le critique littéraire du Monde Pierre Assouline fulmine sur son blog : « Cette fois, ni menace, ni chantage, ni fatwa. Il a suffi de l’avertissement d’une universitaire pour que le groupe Random House se couche. » Une semaine plus tard, l’éditeur serbe Beobook retire le livre des librairies. Début septembre, Martin Rynja, patron de la maison d’édition Gibson Square, à Londres, annonce qu’il sortira le livre fin octobre : « J’ai été bouleversé par ce roman, et par l’histoire d’amour qu’il raconte. J’ai tout de suite senti qu’il fallait que je le publie. » Spécialiste des ouvrages polémiques, il a édité, un an après sa mort par empoisonnement, un livre de l’ancien agent du KGB Alexandre Litvinenko. « En tant qu’éditeur indépendant, j’estime

que nous ne devons pas avoir peur des conséquences d’un débat », dit-il. Deux jours plus tard, un éditeur américain indépendant, Beaufort Books, prévient qu’il publiera Le Joyau de Médine aux États-Unis. Mi-septembre, l’éditeur serbe BeoBook remet le livre en vente ; en quinze jours, les 10 000 exemplaires imprimés sont épuisés. Cocktail Molotov dans la boîte aux lettres Dans la nuit du 26 au 27 septembre, un début d’incendie est éteint au domicile de Martin Rynja, le patron des éditions Gibson Square. D’après les témoignages de voisins, une sorte de cocktail Molotov aurait été placé dans sa boîte aux lettres. Scotland Yard arrête trois hommes soupçonnés d’avoir « ordonné, préparé ou organisé des actes terroristes ». Martin Rynja est placé sous protection policière. Le président de Beaufort Books, Eric Kampmann, confirme sa décision de sortir le livre. Dans le Guardian, l’auteur déclare : « Franchement, je m’inquiète plus du réchauffement de la planète que des attaques terroristes. » Début octobre, les bureaux de Gibson Square sont toujours fermés ; Martin Rynja « réfléchit ». Finalement, il décide de suspendre la sortie du Joyau de Médine. Au même moment, Beaufort Books le publie aux États-Unis. Le lancement se déroule sans problème. Depuis, Le Joyau de Médine est tranquillement sorti en Allemagne, en Italie, au Danemark et en Espagne ; il est attendu dans une dizaine d’autres pays. XXI – hors-série 2009

l’expulser du kiosque où il vend illégalement des livres Aujourd’hui Peintre et gérant d’un kiosque, il défend son « rôle éducatif pour la jeunesse » En début d’année, Boleslas Zwolak, alias Bolek, kiosquier à Paris, a publié un livre témoignage, Je voulais pas crever, et exposé sa peinture dans une mairie d’arrondissement. Pour en arriver là, cet ancien « clochard », fou de Van Gogh, a fait de la librairie sauvage une méthode de « résistance urbaine ». Descendant d’immigrés polonais, Bolek, né dans le nord de la France au lendemain de la Libération, semble promis à la mine, où il descend pour la première fois à l’âge de 15 ans. Un jour, une galerie s’effondre ; il décide de quitter l’enfer et devient soudeur à l’arc. Il apprend à lire et passe un CAP. À l’usine, il manque d’être découpé par le disque d’une ponceuse. Il plie de nouveau bagage et tente de s’engager dans l’armée, où un médecin le réforme : « Instable, dangereux et ingérable. » Il prend la route pour Paris, où, capable de transporter un demi-quartier de bœuf sur le dos (180 kilos), il devient fort des Halles. Il trime jusqu’à l’épuisement, et se retrouve dans un hôpital psychiatrique. Une fois sorti, il part pour Marseille, où il se clochardise. Il remonte dans la capitale et travaille encore aux Halles, qui ferment peu après. Mai 68 est passé par là. Bolek, âgé de 25 ans, tente l’aventure baba cool dans le Périgord, avec des citadins « avides de savourer leur liberté ». Mais l’expérience tourne court et il rentre à Paris. Il se débrouille pour décrocher un kiosque à journaux, rue de Richelieu. La vie de kiosquier est dure (debout toute la journée, sans aucune commodité,

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le froid glacial en hiver…), mais il tient le coup. On le déplace dans un autre « cercueil debout », gare de l’Est, puis, en 1983, au métro Poissonnière, où il se pose pour de bon. Pendant une dizaine d’années, tout se passe bien : la presse se vend correctement, et Bolek gagne juste de quoi manger et payer sa petite chambre de bonne. Au début des années 90, les ventes de journaux chutent. La presse entre en crise. Comme de nombreux kiosquiers, Bolek prend en pleine figure les retombées de problèmes qui le dépassent. En 1994, le changement des modalités de paiement des journaux le contraint à cesser son activité. « Je me suis retrouvé avec un passif de 8 000 francs. Du coup, ils m’ont coupé l’approvisionnement en journaux et magazines », explique-t-il alors au Parisien. Une filiation avec Van Gogh Aucune notification d’expulsion ne lui est adressée. Bolek décide donc de rester dans son kiosque. Puisqu’il n’a plus de journaux à vendre, il s’improvise libraire de rue – vendeur de livres d’occasion, qu’il déniche dans des poubelles, ou que des habitants du quartier lui donnent, par solidarité. Il vivote ainsi pendant douze ans, dans une extrême précarité, et sans la moindre aide sociale, forçant le respect de ses voisins. Il se dit que « la culture, pour se battre, c’est mieux qu’un revolver », et comprend que le livre est « l’arme fatale de sa résistance urbaine ». Il se découvre une passion pour la peinture, et une filiation avec Van Gogh. « Entre fou et clochard, je ne pouvais finir que peintre »,

assure-t-il. Il enchaîne les toiles, la nuit, et file dès que possible à Auvers-sur-Oise, sur les traces de son maître. « Plus ça va mal dans la rue, plus je peins. Et plus la réalité m’ennuie, plus je m’enfonce dans l’abstrait. » En novembre 2005, catastrophe : un bus de ramassage scolaire emplafonne son kiosque. L’accident attire l’attention de la mairie de Paris, propriétaire de ce mobilier urbain. La ville demande à Bolek, alors âgé de 60 ans, de quitter les lieux. Il refuse, et lance une pétition, affirmant qu’il a une utilité publique et un « rôle éducatif pour la jeunesse ». Tout le quartier se mobilise ; le maire d’arrondissement, Jacques Bravo, lui apporte son soutien. En août 2006, la ville de Paris somme Bolek de rendre les clés, le kiosque devant être rasé. Aidé par une avocate, il obtient un délai devant le tribunal de grande instance. En 2007, de guerre lasse, le conseil de Paris finit par voter une convention l’autorisant à tenir un kiosque. Une voisine éditrice lui propose de raconter sa vie dans un livre. La plume est confiée au journaliste Laurent Boscq (Nova Magazine, VSD, Technikart), qui avait déjà écrit sur Bolek dans le magazine Zurban. Après une série d’entretiens avec son personnage et des rencontres avec les gens du quartier, il se retire pendant six mois pour écrire. « Je me suis tellement nourri de lui que je pensais, j’écrivais et je parlais même le Bolek à la maison », raconte-t-il au Monde. En janvier, au moment de la sortie du livre, les toiles du kiosquier ont été pour la première fois exposées, à la mairie du IXe arrondissement. 9


Détonnant

L’iPhone devient lecteur de livres électroniques C’est nouveau : le téléphone portable d’Apple à écran tactile, l’iPhone, peut désormais lire des livres électroniques grâce à un logiciel gratuit créé par la société Shortcovers. L’annonce a été faite en début d’année au salon de l’électronique CES, à Las Vegas. Véritable ordinateur de poche, l’iPhone permet de surfer sur le Net, de consulter ses mails, de se déplacer à l’aide d’un GPS, de jouer à des jeux, de télécharger des fichiers audio, photo et vidéo… Surnommé Kindle Killer, le logiciel de Shortcovers a pour objectif de « tuer » les lecteurs de livres électroniques commercialisés par Sony ou Fujitsu, notamment le Kindle, lancé récemment par Amazon. Shortcovers est une filiale du plus grand libraire canadien, Indigo. « Les gens ne lisent pas moins, ils lisent différemment, affirme une responsable de Shortcovers, Pamela Hilborn, leur capacité d’attention est de plus en plus réduite. » Shortcovers prévoit de fournir les premiers chapitres des livres gratuitement pour que les clients d’Apple « anticipent le plaisir de la lecture », explique-t-elle ; les suivants seront vendus 99 cents chacun. Dans les librairies américaines, un livre coûte entre 15 et 20 dollars, ou 25 dollars s’il s’agit d’un hard cover (« grand format ») ; sur Amazon, un livre électronique Kindle est vendu 10 dollars.

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Une célèbre revue s’attaque aux mythes médicaux

Fermeture de la librairie française de New York

Le très sérieux British Medical Journal a profité de la trêve des confiseurs pour balayer quelques mythes. « Manger le soir fait grossir », « Le taux de suicide atteint des sommets pendant les fêtes », « On perd la majeure partie de notre chaleur corporelle par la tête » : toutes ces croyances sont fausses. On grossit quand on absorbe trop de calories, quelle que soit l’heure des repas ; les pics de suicides interviennent durant les périodes les plus chaudes de l’année ; n’importe quelle partie du corps exposée au froid perd quelques degrés – la tête est plus souvent dénudée que le nombril…

La Librairie de France, vieille institution new-yorkaise, fermera ses portes en septembre, à l’expiration de son bail. Motif, le loyer passe de 360 000 dollars à 1 million par an, un montant impossible à honorer. Créée en 1935 par un juif francophone de Salonique, Isaac Molho, à l’invitation de David Rockefeller, la librairie se veut le refuge des intellectuels fuyant le nazisme. Pendant la guerre, elle se double d’une maison d’édition et publie Raymond Aron, Jules Romains, André Maurois… Les années 60 sont les plus glorieuses : « La langue française était à la mode, nous avions cinquante salariés, nous importions deux tonnes de livres par semaine », raconte le gérant, et petit-fils d’Isaac, Emmanuel Molho. La dégringolade commence dans les années 80. Le Rockefeller Center, où est installée la librairie, est occupé par des boutiques de luxe. Les loyers flambent, tandis que ventes de livres en français s’effondrent. Les Molho cèdent la moitié de leur local à une marque de cosmétique, L’Occitane. Dans les années 90, ils ferment une seconde librairie française implantée à New York, ainsi que celle de Los Angeles. Aujourd’hui, les ventes sont au point mort. Emmanuel Molho, 70 ans, prend sa retraite. Il confie les rênes à sa fille, qui tentera de relancer l’affaire. Une page d’histoire se tourne.

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Y Gomorra : des comédiens plus mafieux que nature Trois acteurs du film Gomorra, tiré du livre de Roberto Saviano sur la mafia, ont été mis derrière les barreaux. Motif, ils appartiendraient à la Camorra. La presse évoque « la malédiction de Gomorra » : pour de nombreux Italiens, tel le footballeur Fabio Cannavaro réagissant dans le Corriere della Sera, le livre et le film ternissent l’image du pays à l’étranger. Déjà assigné à résidence pour trafic de drogue, Giovanni Venosa a été pris début janvier en flagrant délit de prélèvement du pizzo, l’impôt mafieux, chez des commerçants de Caserte. Dans Gomorra, il joue le rôle d’un chef de zone qui condamne à mort deux adolescents ayant décidé de se mettre à leur compte. Salvatore Fabbricino avait été interpellé à l’automne 2008 à Scampia, un quartier de Naples où il apparaît dans le film. Dans la vraie vie, il a été filmé par des carabiniers en train de dealer de la drogue. Bernardino Terracciano a été coffré à la même période. Selon les policiers, il ferait partie des auteurs de la fusillade d’un groupe d’immigrés africains près de Caserte – une opération destinée à « donner une leçon » aux étrangers. Best-seller mondial, le livre du journaliste s’est vendu à 1,2 million d’exemplaires en Italie ; il est traduit dans quarante langues. Le film de Matteo Garrone connaît le même succès ; prix du jury au Festival de Cannes, il représentera l’Italie aux Oscars.

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Autre fausse vérité, celle concernant les vertus contraceptives du Coca-Cola. Née dans les années 50, elle a été relayée par le romancier américain Henry Miller, qui racontait les douches vaginales de ses partenaires. Aujourd’hui, le Dr Deborah Anderson, de l’université de Boston (États-Unis), explique que le soda n’a qu’« un faible effet spermicide » et que la vélocité des spermatozoïdes leur permet de se relever de la douche. Conclusion : si l’on veut prendre un Coca après l’amour, mieux vaut le boire. Dans une première édition parue un an plus tôt, le British Medical Journal avait démonté les rumeurs selon lesquelles « Nous n’utilisons que 10 % de notre cerveau », « Boire huit verres d’eau par jour est bon pour la santé » ou « Cheveux et ongles poussent après la mort ».

Un jouet érotique pour deux livres achetés

Comment se rendre désirable ? Points poche a eu une curieuse idée : pour la Saint-Valentin, la filiale du Seuil a lancé une collection érotique de neuf titres, habillés d’une couverture rose marquée d’un macaron promettant, pour deux livres achetés, « un cadeau coquin » offert par la « marque du plaisir » Yoba. Apparue en 2002, Yoba commercialise, dans des boutiques et sur Internet, une gamme étendue de sex-toys, de la lingerie et quelques livres érotiques. Les neuf livres sélectionnés pour cette opération de promotion ont été tirés entre 4 500 et 8 400 exemplaires. Quatre sont des nouveautés : Cons de Juan Manuel de Prada, Le Beau Sexe des hommes de Florence Ehnuel, Le Fouet de Martine Roffinella, et Légendes de Catherine M. de Jacques Henric. Les cinq autres titres proviennent du fonds. Pour Emmanuelle Vial, directrice de Points, il s’agit de donner « un éclairage sur un segment de notre production ». Citée dans Le Monde, elle assure que « la littérature érotique a conquis un public de plus en plus fidèle ».

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Spider-man s’invite à l’investiture de Barack Obama Dans un numéro « spécial investiture » sorti une semaine avant le jour-J, le personnage de bande dessinée Spider-man vole au secours de Barack Obama. Résumé de l’histoire : un ennemi juré de Spider-man, le Caméléon, tente d’empêcher le 44e président des États-Unis de prêter serment en se transformant en son sosie ; l’homme araignée démasquera le faux Obama en l’opposant au vrai lors d’une épreuve de basket… La maison d’édition Marvel Comics en a eu l’idée lorsque le candidat Obama a déclaré, en pleine campagne, être fan de Batman, Spider-man, et autres superhéros de B.D. « Quand nous avons appris que le président élu collectionnait les albums de Spider-man, nous nous sommes dit que ces deux figures historiques devaient se rencontrer », raconte Joe Quesada, rédacteur en chef chez Marvel. Spider-man n’en est pas à son coup d’essai. Dans un épisode publié en 1940 par le magazine Look (aujourd’hui disparu), il arrêtait Hitler et Staline et les conduisait devant un tribunal de la Société des Nations. Depuis, plusieurs présidents américains, dont Richard Nixon, ont fait des apparitions dans des albums de l’homme araignée. Et si John McCain avait été élu ? « Nous aurions fait pareil que pour Obama s’il avait dit être fan de Spider-man », assure Joe Quesada.

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Dansl’œuf Écrivain, peintre, prostituée, elle trouble De la BD à toutes les le Panthéon genevois sauces et à profusion

La bibliothèque de Lyon, cheval de Troie de Google Books

Le livre audio, nouvel enjeu en France

Le cimetière des Rois, à Genève. DR

Visiteurs au festival d’Angoulème. AFP / PATRICK BERNARD

Foire du livre de Francfort, octobre 2008. AFP / J. MACDOUGALL

Foire du livre de Leipzig, mars 2008. AFP / SEBASTIAN WILLNOW

Le conseil administratif de Genève a pris sa décision : l’écrivain Grisélidis Réal, qui considérait la prostitution librement consentie comme « un Art, un Humanisme et une Science », reposera dès le printemps au cimetière des Rois. L’auteur, plus connue des Suisses pour sa carrière de prostituée militante que pour son œuvre, en avait exprimé le souhait, « pour l’honneur » des courtisanes, avant d’être emportée par un cancer, en 2005, à l’âge de 75 ans. Le cimetière des Rois, sorte de Panthéon genevois, est ouvert à toute « personnalité marquante ayant contribué par sa vie et son activité au rayonnement » de la ville. On y croise les tombes de l’écrivain Jorge Luis Borges, de l’épistémologue Jean Piaget, du théologien Jean Calvin, de la philosophe Jeanne Hersch… L’inhumation à leurs côtés de la « catin révolutionnaire », dont la relation avec l’abbé Pierre n’est plus un secret, déchaîne les passions. Dans la Tribune de Genève, l’avocate Odile Roulet juge « insultant » le choix de la municipalité de gauche. La socialiste Jacqueline Berenstein-Wavre, ancienne présidente du conseil municipal, qualifie de « honte » la décision de ses successeurs. La libérale Martine Brunschwig Graf s’interroge : « Pourquoi des militantes féministes comme Émilie Gourd ne reposent-elles pas aux Rois ? » Les prostituées, telle Marylin dans Le Matin, ne sont pas tendres : « Grisélidis n’a pas sa place à côté de Calvin. Elle a beaucoup fait pour notre profession, mais elle n’aurait jamais dû publier son fameux Carnet noir, dans lequel elle a répertorié ses clients. » L’ouvrage, qui dévoilait « l’univers grandiose et pathétique de rencontres tarifées », avait fait scandale lors de sa sortie, en 1979. Née en 1929 à Lausanne dans une famille de professeurs, Grisélidis Réal passe son enfance en Égypte et en Grèce, où son père meurt alors qu’elle est âgée de 8 ans. Elle fréquente une école d’art à Zurich, puis fait un mariage bourgeois dont naissent deux enfants. En 1961, elle s’enfuit en Allemagne, où elle commence à se prostituer. En 1963, elle effectue un séjour en prison, qu’elle raconte dans un livre, Suis-je encore vivante ? Au milieu des années 70, à Paris, elle devient une figure de la « révolution des prostitutions ». Elle travaille jusqu’à l’âge de 66 ans et publie jusqu’à la fin de sa vie. Sur la porte de son appartement genevois, elle avait écrit : « Madame Grisélidis Réal, écrivain, peintre, prostituée ».

Le rapport annuel de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD) est tombé. Les ventes de BD en France progressent pour la treizième année consécutive : 10,04 % en 2008, contre 4,4 % en 2007. Le secteur représente 6,5 % du marché de l’édition. « Malgré la crise financière, la bande dessinée semble bien s’en sortir. Mais on peut quand même s’attendre, vu la conjoncture, à une stagnation dans le nombre de titres à paraître en 2009 », tempère le secrétaire général de l’ACBD, Gilles Ratier, dans le quotidien Le Devoir. Le manga se taille la part du lion, avec 40 % des nouveautés, mais se stabilise, après plusieurs années de croissance à deux chiffres. En 2008, les BD asiatiques représentent 37 % des ventes en nombre d’exemplaires et « seulement » 26 % en valeur. L’humour se tient bien (27 % des nouveautés), devant les thrillers, le fantastique et l’histoire (15 %), les romans graphiques (10 %) et les comics (6 %). Les maisons d’édition parviennent à élargir leur lectorat en diversifiant les titres. Les adaptations d’œuvres littéraires, par exemple, se multiplient (4,3 % des nouveautés contre 2,9 % en 2007), tandis que des BD pour jeunes filles apparaissent dans les bacs. « D’année en année, nous nous trouvons devant une plus grande variété d’œuvres, et un morcellement du lectorat, observe le propriétaire de la librairie Planète BD, à Montréal, François Mayeux, dans Le Devoir. Aujourd’hui, l’amateur de bande dessinée n’est plus seulement un homme, jeune, qui se concentre sur les classiques. C’est aussi une femme – de plus en plus souvent –, une personne âgée, un jeune professionnel, un père de famille... » En cinq ans, la production de BD a plus que doublé en France (3 592 albums en 2008, contre 1 730 en 2003), mais le nombre d’éditeurs a chuté. Selon Ipsos, les maisons d’édition du groupe Média-Participations (Dupuis, Dargaud, Kana, Lucky Comics) publient un tiers des BD vendues. Elles sont suivies de Glénat, Delcourt, Soleil et Casterman (groupe Flammarion, lui-même contrôlé par le groupe italien RCS MediaGroup). Le groupe Hachette Livre (propriété du groupe Lagardère), a racheté en 2007 l’éditeur de mangas Pika (11 % des mangas) et, en 2008, Albert René, maison d’édition qui publie Astérix… Quinze groupes se partagent aujourd’hui 70 % du marché de la BD, alors qu’il existait 265 éditeurs il y a quelques années.

Google Books Search, la bibliothèque numérique fondée par le géant américain du Net, est-il parvenu à briser la muraille de France ? Le maire de Lyon, Gérard Collomb (PS), a donné son accord à la numérisation de livres de la bibliothèque municipale, deuxième de l’Hexagone par sa grandeur. Il s’agit pour Google du premier accord français, du septième européen (après les bibliothèques de Barcelone, de Gand, de Lausanne et de Bavière, et les universités d’Oxford et de Madrid) et du vingt-neuvième mondial. À terme, des millions d’ouvrages issus des quatre coins de la planète devraient être consultables sur le site. Google et Lyon se sont engagés pour dix ans. Le moteur de recherche financera intégralement la numérisation et la mise en ligne des livres choisis par la bibliothèque. Le coût de l’opération n’a pas été révélé, mais il devrait avoisiner les 60 millions d’euros. Près de 500 000 ouvrages imprimés entre le XVIe et le XIXe siècle, et tombés dans le domaine public, sont concernés. On y trouve des récits de voyages, des traités scientifiques, des impressions rares du poète lyonnais Maurice Scève ou du médecin féru d’astrologie Nostradamus… Les premiers ouvrages numérisés devraient être consultables entre juillet 2009 et janvier 2010, via Google Books ou le site de la bibliothèque de Lyon ; les internautes y auront accès gratuitement. Lancé fin 2004, Google Books a entraîné une polémique sur les droits d’auteurs ; des procès ont été intentés, et des accords sont en négociation avec les professionnels du livre aux États-Unis. Google Books possède aujourd’hui 10 millions d’œuvres dans son catalogue. Celles qui sont tombées dans le domaine public sont libres d’accès, tandis que les ouvrages récents, encore sous droit, ne sont consultables qu’à raison de 20 % de leur contenu, des liens renvoyant l’internaute vers des éditeurs, des libraires ou des bibliothèques. À l’initiative de Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France (BNF), les Européens ont répliqué dès 2005 en décidant de créer leur propre bibliothèque numérique, Europeana. Les vingt-sept pays de l’Union ont adhéré au projet, mais la France en est de loin le plus gros contributeur, avec 52 % du fonds. Ce catalogue compte 2 millions d’œuvres. Mise en orbite en novembre 2008, Europeana a saturé dès le premier jour. L’accès au site a été suspendu pour reprendre début 2009.

Le marché du livre audio se structure en France avec la création d’Audiolib par trois poids lourds de l’édition. Hachette Livre (groupe Lagardère) et Albin Michel se partagent 75 % du capital, France Loisirs (groupe Bertelsmann) détient les 25 % restants. Lancée début 2008, la société a présenté en fin d’année un catalogue de quarante best-sellers alimenté par Albin Michel et les maisons du groupe Hachette : Fayard, Stock, Grasset, Lattès… Avec une image poussiéreuse et à peine 1 % du marché, le livre audio semblait jusqu’alors réservé aux malvoyants et aux personnes âgées. Un éditeur indépendant, Frémeaux & Associés, avait déjà réalisé des ventes impressionnantes avec des cours de philosophie sur CD, par exemple ceux de Michel Onfray. Gallimard avait également lancé la collection « Écoutez lire » en 2004, mais sans que le marché décolle vraiment. La France fait figure d’exception. Le livre audio s’est développé à toute allure à l’étranger, notamment aux États-Unis (10 % de part de marché) et en Allemagne (6 %). Dans les années 90, les autoradios lecteurs de CD ont lancé le marché aux États-Unis. Mais c’est le numérique qui a permis le décollage grâce au succès planétaire de l’iPod. En 2005, le téléchargement de livres en fichier MP3 y a doublé. Les éditeurs ont enregistré de plus en plus de littérature, après avoir privilégié les livres érotiques, pratiques et de spiritualité. Les possesseurs de baladeurs MP3 ont pris l’habitude d’écouter des livres en conduisant leur voiture, dans les transports en commun, en faisant du jogging… Les fondateurs d’Audiolib comptent bien imposer en France ce mode de consommation du livre. En 2005, on comptait 25 000 titres audio aux États-Unis, 15 000 en Allemagne et à peine 2 500 dans l’Hexagone. « La demande pour ce marché est limitée par l’offre insuffisante, affirme la directrice d’Audiolib, Valérie Lévy-Soussan. Nous devons convaincre les maisons d’édition de fournir un flot plus régulier de livres audio, car il existe un véritable potentiel de croissance pour ce marché. » Avant de cofonder Audiolib, France Loisirs disposait d’une expérience décevante dans le livre audio. En 2005, le club avait lancé la version française du site américain Audible.com, premier vendeur en ligne de contenus culturels sous forme audio : livres, articles de presse, programmes radio… Audible.com a été racheté début 2008 par Amazon. Hachette Livre est plus rodé : avec ses filiales anglaises et américaines, il réalise déjà 10 millions de chiffre d’affaires sur le marché du livre audio à l’étranger.

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Patrickraynal r raynal

s’est envolé pour le Mozambique à la rencontre d’Henning Mankell, le père du commissaire Wallander. L’écrivain vit aujourd’hui un pied dans la neige, l’autre dans le sable. 14

i l l U S t r at i O n : j e a n l e c O i n t r e

histoires

delivres

Le livre est à la main de l’homme, mais, pour le saisir, il faut parfois courir. YvesStavridèS a placé ses pas dans l’odyssée des Bibles de Gutenberg. De Leipzig à Moscou, tribulations des premiers imprimés.

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livressynthèse

À la main de l’homme par Patrick de Saint-Exupéry Il fut un temps où le verbe était tout,

et seule la mémoire de l’homme jugée digne de conserver la trace de récits chantés, dialogués, murmurés ou clamés. Les mots écrits, soutenait alors Socrate dans Phèdre, « gardent gravement le silence ». À Platon, l’écriture n’inspire que méfiance. Pour lui, elle mène à la facilité. Phèdre traversa les âges car des hommes décidèrent de préserver par écrit le dialogue entre Socrate et Lysias. Pour garder trace de cet échange – et de dizaines d’autres –, ils les transcrivirent sur papyrus ou parchemin. Reproduits en capitales, sans espaces, ces écrits étaient alors laborieusement déchiffrés à la manière d’une partition de musique. Le premier vers de l’Énéide de Virgile donnait ceci : « ARMAVIRIRVMQVECANOTROIAEQVIRPRIMVSABORIS » !

Les conquérants de ce nouveau monde

allèrent de découvertes en découvertes. Même silencieux, les mots avaient l’étonnante capacité de chanter, résonner, donner sens et interroger. Ils vivaient et étaient re-création. Ils donnaient accès au monde. Des centaines d’années durant, des scribes s’escrimèrent à multiplier les écrits, des lettrés s’attelèrent à dominer la lecture.

Mais Platon fut détrompé.

Plus proche, il fut un temps où quelques

hommes se rendirent compte qu’ils disposaient d’une incroyable faculté : ils étaient capables de lire en silence. Le premier à témoigner de cette extraordinaire évolution fut saint Augustin, dans les Confessions. Nous sommes à la fin du IVe siècle, et l’évêque d’Hippone relate, après une rencontre avec son ami Ambroise de Milan, sa stupéfaction mêlée d’incrédulité : « Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son coeur examinait la signification mais sa voix restait muette et sa langue immobile. » 16

Il fut un temps, au tournant de l’an 1000,

où un fameux vizir du nom d’Abdul Kassem Malek inventa la bibliothèque ambulante. Grand lecteur, Abdul Kassem Malek avait rassemblé une bibliothèque de 117 000 volumes et y était si attaché qu’il refusait de s’en séparer. Quand il lui fallait voyager, quatre cents chameaux l’accompagnaient donc, chacun chargé de caisses de livres et chaque caisse marquée d’une lettre de l’alphabet. En file, les chameaux franchissaient monts et plaines dans l’ordre alphabétique. Jusque dans leurs pérégrinations, le vizir et sa bibliothèque proposaient une lecture du monde.

Et le texte se mit à perdre de son hermétisme, de sa sacralité aussi. En Europe,

dans des salles glacées l’hiver et surchauffées l’été, les moines élaborèrent le livre tel que nous le connaissons. Incapables de déchiffrer, beaucoup copiaient sans comprendre, dessinant textes, enluminures et miniatures sur des parchemins. Entre les mots apparurent peu à peu les espaces, puis les chapitres, la pagination, les paragraphes… Au XVe siècle, le premier traité XXI – hors-série 2009

de ponctuation, écrit à Padoue, formalisa l’usage de ces instruments. L’écriture se dévoilait à la lecture. Il fut un temps, plus tardif, où l’imprimerie

changea la face de l’Europe. Parce qu’elle fut tirée à deux mille exemplaires – un best-seller pour l’époque –, la lettre adressée le 31 octobre 1517 par Martin Luther au pape Léon X fit scandale et aboutit à la Réforme. Dans son courrier, le théologien allemand traîné en justice puis excommunié s’opposait fermement au principe des indulgences mis en place par Léon X. En panne de fonds, le pape avait imaginé développer ce système – proposer aux fidèles de racheter leurs péchés – afin de pouvoir rétribuer le peintre Raphaël pour son travail dans les chambres de la chapelle Sixtine.

Devenus d’usage commun, les livres se mirent à être loués, parfois même découpés.

Des faubourgs parisiens aux bourgs de province, les cabinets de lecture se développèrent. Professeur de rhétorique et prolifique littérateur, Louis Sébastien Mercier fait état dans son Tableau de Paris, publié en 1781, de l’attrait qu’ils exerçaient : « Il y a des ouvrages, note-t-il, qui excitent une telle fermentation que le bouquiniste est obligé de couper le volume en trois parts afin de pouvoir fournir à l’empressement des nombreux lecteurs ; alors vous payez non par jour, mais par heure. » Le livre se diffusa largement. À Cuba, les ouvriers des fabriques de cigares se cotisèrent

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pour payer un lector des grands romans du moment. Enthousiaste, un groupe d’ouvriers se décidera à écrire à Alexandre Dumas pour lui demander l’autorisation de baptiser un de leurs cigares Monte Cristo. Il fut un temps où les éditeurs étaient aussi libraires. Comme Louis Hachette,

ce promoteur génial de l’édition et de la librairie qui créa un système toujours en place aujourd’hui. Il proposa aux libraires de leur faire parvenir toutes ses parutions en un exemplaire, avec la possibilité de les lui renvoyer si elles n’étaient pas vendues au cours de la première année. Il obtint également d’Eugène de Ségur l’autorisation d’installer des librairies dans les gares. À la condition posée par le président de la compagnie ferroviaire – publier les romans pour enfants de sa femme, la comtesse de Ségur –, Louis Hachette acquiesça. Sans regrets. On peut être chanceux et astucieux. Il est un temps, enfin, où les prophètes se multiplient pour annoncer la fin du livre.

Bill Gates, le fondateur de Microsoft, s’y risqua voici une dizaine d’années. En 2010, prédit-il, le livre aura disparu au profit des lecteurs électroniques. Il reste aujourd’hui six mois à courir. C’est court. Nul ne sait ce qu’il adviendra. « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles », soulignait Flaubert. 17


Bible

La de Gutenberg au pays des

Soviets

C’est l’ « Atlantide » de Moscou. La première Bible jamais imprimée par Gutenberg se trouve fort probablement dans le coffre de la bibliothèque Leninka. Mais comment en être sûr ? La Russie n’a ’est un couloir souterrain, interminable, admis posséder cet à la moscovite. Un boyau pâlichon qui relie les entrailles de la Bibliothèque exemplaire, longtemps nationale de Russie. D’un côté, le bâtiment principal édifié dans les années 30, « secret d’État », qu’en avec ses colonnes plaquées de marbre. De l’autre, la maison Pachkov, un élé1992. De Leipzig à Moscou, gant palais du XVIII siècle où fut installée, en 1925, la bibliothèque Lénine. tribulations d’un En principe, seuls les employés ont accès aux sous-sols de cette institution, que « trophée » qui n’a pas fini l’on appelle toujours la « Leninka ». Le long couloir est flanqué de portes. La de faire couler de l’encre. ­première sur la droite justifie le déplacement. Anonyme, grise, indifférente, elle est blindée – ­serrures Par Yves Stavridès à clef, serrures à code – et doublée d’une herse.

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Derrière, sur des étagères, dans des boîtiers, dorment les p ­ ièces les plus rares, les plus précieuses de

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I L L U S T R AT I O N S : B l e x bol e x

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LivresLa bible de gutenberg au pays des soviets

la Leninka : manuscrits, codex, incunables, paléotypes, r­ eliures ­anciennes, imprimés illustrés sur tissus… Toute la crème des fonds russes et, aussi, les trophées de ­guerre rapportés d’Allemagne entre 1945 et 1947. Comme ces trois chroniques reliées de Rabelais, dont le Pantagruel édité par François Juste, à Lyon, en 1533, qui reste le dernier exemplaire connu à ce jour. Mais il y a mieux. Forcément. Deux volumes in-quarto, placés à part, ont les honneurs d’un c­ offre-fort. Dans un latin en lettres gothiques, le premier feuillet s’ouvre par un roulement de tambour : « Incipit epistola sancti iheronimi ad paulinum presbiterum de omnibus divinae historiae libris. » Sous-titres : « Début de la lettre de saint Jérôme au prêtre Paulin, traitant de tous les livres de la Sainte Écriture. » Ce prologue annonce le premier vrai grand livre jamais imprimé, à Mayence, en 14541455, sur des presses avec des caractères mobiles. C’est une bible à quarante-deux lignes par page, la B-42, la Bible de Gutenberg. Le très énigmatique Johann Gensfleish zur Laden zum Gutenberg et son associé, Johann Fust, en auraient fabriqué cent quatre-vingts en deux tirages. Quarante-neuf ont survécu, dont une vingtaine de Bibles complètes. Celle du coffre-­fort a tout pour elle. Premier tirage, imprimée sur vélin, complète, bon état. Dans les marges, ces Bibles sont souvent ornementées d’enluminures. C’est le cas de cette B-42. Mais elle a quelque chose que les autres n’ont pas : au fil de ses pages et de ses bordures inférieures, deux cent quatre-vingt-deux miniatures d’époque illustrent les épisodes des Évangiles. Et la rendent ainsi unique au monde.

« Ma mère n’avait qu’une crainte, que mon nom soit maudit pour avoir enlevé une Bible de Gutenberg. Elle m’a donné une recommandation : “Quand tu croiseras des Allemands, donne-leur une fausse identité.” » 20

Autre singularité, le cachet apposé sur les deux volumes : « Deutsche Museum für Buch und SchriftLeipzig », soit « musée du Livre et de la Typographie de Leipzig ». Cette Bible de Gutenberg n’est pas tombée dans cette cave, à Moscou, par la seule grâce du Saint-Esprit… Le commando de la « brigade des trophées » Le dernier chapitre de la longue histoire de cette B-42 d’exception débute en 1945. Quand un jeune lieutenant soviétique démobilisé en ­Poméranie reçoit une lettre de son père. « Il m’engueulait, se souvient aujourd’hui Adrian Rudomino, 83 ans, et m’enjoignait de rejoindre ma mère à Berlin. J’ai réquisitionné une carriole, deux chevaux et j’ai traversé l’Allemagne. » Le père d’Adrian enseigne la littérature russe. Sa mère, Margarita, a fondé, en 1921, la biblio­thèque des Littératures étrangères de Moscou, qu’elle dirigera pendant cinquante ans. Pour l’heure, elle vient d’être nommée à Berlin à la direction d’une « brigade des trophées ». Supervisée par le comité spécial pour l’Instruction publique et la Culture, la brigade a été formée sur instruction spéciale de Staline. Elle rassemble des dizaines de bibliothécaires. Mission ? Récupérer les fonds russes volés par les nazis lors de la guerre sur le front Est, s’emparer de « trophées » allemands afin de dédommager l’Union ­soviétique. Dans une petite Opel, la lieutenant-colonel Margarita Rudomino sillonne l’Allemagne vaincue et visite systématiquement les bibliothèques et les dépôts. Son jeune lieutenant de fils l’accompagne souvent. Repérage, transfert, stockage : des ­semaines durant… Jusqu’au soir du 21 septembre 1945. Tout bascule. Discrètement, dans la pénombre, Margarita attire Adrian à part. Et lui demande : « Que connais-tu de Gutenberg ? » « Ma mère était totalement ébranlée, très émue », se souvient Adrian. Margarita explique son ­trouble. Une information secrète lui est parvenue selon laquelle une Bible unique au monde se trouverait dans les caisses du musée du Livre et de la Typographie de Leipzig. Détail utile : les caisses sont entreposées dans les profondeurs d’un château de Saxe. « Ma mère n’avait qu’une idée, récupérer la Bible. Elle m’a donné une recommandation : “Quand tu croiseras des Allemands, donne-leur une fausse identité.” C’était sa seule crainte, qu’un jour mon nom soit maudit, aux yeux du monde, pour avoir enlevé une Bible de Gutenberg. » XXI – hors-série 2009

Le convoi s’enfonce dans un paysage de forêts, de montagnes, de minerais d’argent, atteint le cœur de la Saxe. Loin des fureurs humaines, le château de Rauenstein est perché à 420 mètres d’altitude. Deux Allemands, fusil à l’épaule, montent la garde au pied de la forteresse. La crainte n’était pas fondée. Adrian vit aujourd’hui à Barvikha, une confortable villégia­ ture proche de Moscou. Sa datcha est plantée à quelques kilomètres des boutiques de luxe fréquentées par les « nouveaux Russes ». Son bureau sent le livre comme un pochetron sent la barrique. D’un album, il sort des photos prises avec un appareil Zeiss Icon Flex, ramassé en Allemagne en 1945. « Un trophée de guerre », dit-il la moue espiègle. Adrian embarque trois troufions et trois camions. À 6 heures du matin, le 22 septembre 1945, le lieutenant et ses moujiks quittent leur quartier général de Babelsberg et mettent cap sur le sud. Le soleil inonde les campagnes : « Nous nous arrêtions régulièrement pour cueillir des prunes. » Un court arrêt pour récupérer un guide à l’étatmajor soviétique de Chemnitz. Le convoi s’enfonce dans un paysage de forêts, de montagnes, de minerais d’argent, atteint le cœur de la Saxe. Loin des fureurs humaines, le château de Rauenstein est perché à 420 mètres d’altitude. Deux Allemands, fusil à l’épaule, montent la garde au pied de la forteresse. Les cinq Russes descendent des camions. Sans craintes. « Les gardiens étaient deux antifascistes détachés par le nouveau maire de Marienberg pour protéger l’endroit, nous le savions », souligne Adrian. Quelques marches : voici l’armée Rouge dans le grand hall. hors-série 2009 – XXI

Arrivent à leur rencontre le baron Auguste Alexandre Gottfried von Herder et son épouse, Félicia. Le baron, arrière-petit-fils de Johann ­Herder, disciple puis rival de Kant et père spirituel de Goethe, a 54 ans. Tout en raideur, il « ne dit pas un mot ». Quelques secondes glaciales. Rompues par Adrian : « Dans mon allemand de cuisine qui faisait honte à ma mère, j’ai demandé : “Wo ist die Gutenberg Bibel ?” » (« Où est la Bible de G ­ utenberg ? ») Le baron et sa femme désignent l’entresol de la tour médiévale qui surplombe la forteresse. Vingt caisses en bois de pin y ont été déposées le 14 janvier 1945 sur décision des conservateurs de Leipzig, effrayés par les risques. Fin 1943, les bombardiers britanniques avaient déjà rasé 60 % du centre-ville, et cinquante mille volumes du musée du Livre étaient partis en fumée. Des scellés sont placés à l’entrée de l’entresol. La clef a disparu. « Faites-moi sauter ça ! » lance Adrian. Les caisses sont là. Une à une, sans même les entrouvrir, les moujiks les chargent dans les camions. L’une, la numéro 2, porte l’inscription « premiers imprimés ». Personne n’y fait attention. L’inventaire en quatre-vingt-douze volumes de la Bibliothèque nationale de Leipzig traîne par terre. Il est embarqué. Comme tout le reste. Le tri sera fait plus tard. Mèche blonde et large sourire, il rayonne Tandis que les soldats procèdent au déménagement, Adrian prend le café – un ersatz, bien sûr – avec le baron et la baronne. Il se présente : « lieutenant Moskalenko. » Un faux nom, comme sa mère le lui avait conseillé. Le baron von Herder reste muet. Il ne recouvrera la voix qu’en 1947 pour désigner au directeur de l’Union allemande des bibliothécaires une « sympathisante bolchevique » accusée d’avoir trahi le secret. Avant de rejoindre la Bavière, en zone américaine, le baron prendra tout de même soin de réclamer ses arriérés de gardiennage, soit 750 marks. Alors qu’il s’apprête à partir, Adrian sort son Icon Flex et prend en photo les von Herder, figés sur le perron du château de Rauenstein. Il fait de même avec ses trois chauffeurs, placés au gardeà-vous devant les camions. Ces clichés, il les a gardés, chez lui, à Moscou. On le devine sur une photo : mèche blonde et large sourire, il a 20 ans, deux barrettes de lieutenant sur les épaules et rayonne d’être toujours en vie. Sur une autre, trois soldats aux oreilles décollées. 21


LivresLa bible de gutenberg au pays des soviets

« C’est ce jour-là que nous avons rapporté à Berlin la Bible de Gutenberg. » La « brigade des trophées » dispose de quatre dépôts en Allemagne : Dresde, Potsdam, Berlin et Rummelsburg, dans la périphérie de la capitale. Les moujiks du ­lieutenant Rudomino déchargent les caisses à Rummelsburg, où elles sont entreposées dans l’usine Aceta-Werk, rebaptisée le Schloss, le « château ». Le Schloss jouxte une gare. C’est par train que les « trophées de guerre » sont transférés en Union soviétique. Le « groupe des bibliothécaires », dit « groupe Rudomino », y e­ nverra 21 586 caisses, soit 2 millions de livres. Les caisses à peine au Schloss, Margarita dépêche, de son Q.G. de Babelsberg, son adjoint, le major Dimitri Tchaichanski. L’ordre de route est clair, il doit évaluer la cargaison rapportée par Adrian. L’homme est un des meilleurs experts du groupe Rudomino : à la ville, le major est chef du département des livres rares à la bibliothèque Leninka. Dans le sinistre dépôt de l’usine Aceta-Werk, l’officier expert fait sauter le couvercle des caisses. Et rend à la lumière une B-42, exceptionnelle, ­unique. Le « trophée », inestimable, est la pièce majeure d’un trésor époustouflant. Rien de moins que l’histoire incarnée d’une invention qui bouleversa le monde : le livre. De la Bible de Gutenberg au très précieux ­Herbarius en latin composé par Johann Fust et Peter Schoeffer, de La Cité de Dieu de saint Augustin au Songe de Poliphile édité par Aldo Manuce,

L’officier rend à la lumière une B-42, unique, exceptionnelle. Le « trophée », inestimable, est la pièce majeure d’un trésor époustouflant. Rien de moins que l’histoire incarnée d’une invention qui bouleversa le monde : le livre. 22

les vingt caisses abritent les plus grosses pépites réunies par trois bibliophiles d’exception. Le premier, Karl Becher, hérita de la fortune de son grand-père, l’inventeur de la « liqueur de Becher ». Tout au long de sa vie, ce médecin de Carlsbad rassembla quatre cents reliures merveil­ leusement brodées à la marque des Tudor, des Médicis, du pape Pie IV... Le deuxième est encore vivant quand sa collec­ tion resurgit dans l’entrepôt du Schloss. Suisse allemand de Strasbourg, Robert Forrer a cédé, dans les années 20, au gouvernement de Saxe ses deux cent trente-six échantillons d’imprimés illustrés sur soie, sur coton, sur lin ou sur velours. Le dernier, Heinrich Klemm, s’est, lui, séparé en 1884 des six mille livres et manuscrits anciens de sa bibliothèque. Dans « l’enfer » du secret d’État Quand Margarita Rudomino a communication de l’inventaire détaillé, elle ne marque pas une seconde d’hésitation : un tel trésor ne peut ­prendre le train. Une opération spéciale est montée. Le 10 octobre 1945, le major-expert Dimitri ­Tchaichanski charge les vingt caisses à bord d’un avion. Sur un tarmac moscovite, des camions attendent leur arrivée et filent directement à la bibliothèque Leninka. Le rideau tombe : la Bible de Gutenberg devient secret d’État. Adrian Rudomino, lui, rentre au pays en décembre 1946. Il ne rapporte dans ses valises que peu de souvenirs : quelques photos pêle-mêle, du papier à en-tête, vingt phonogrammes récupérés dans la villa du docteur Joseph Goebbels mise à sac par l’Armée rouge… Deux mois plus tard, en février 1947, Margarita Rudomino quitte à son tour Berlin pour regagner, avec ses archives et ses secrets, son havre moscovite de la bibliothèque des Littératures étrangères. Jamais, en Allemagne, elle n’a cédé à la prédation – des documents en témoignent. Mais elle ne ­parvient pas à oublier la Bible. Sa mise au secret la rend malade. Alors qu’elle se sait condamnée par un cancer dans les années 80, elle fait venir à son chevet Iekaterina Genieva, sa jeune et fidèle collaboratrice. Iekaterina dirige aujourd’hui la bibliothèque Margarita Rudomino. Elle raconte : « Ce jour-là, Margarita m’a fait jurer deux choses. D’abord, de ne jamais abandonner la bibliothèque. Mais, surtout, elle m’a révélé le destin de la Bible de Gutenberg enterrée à la Leninka et m’a fait promettre de disséminer l’information en espérant qu’un jour... » Avec courage, XXI – hors-série 2009

Iekaterina va s’y atteler. Et ne jamais rien lâcher. En mémoire de Margarita, « cette dame si respectueuse des livres ». Tel un bon soldat, Iekaterina fait tout pour tenter de lever le voile. Un jour, elle interroge le ministre de l’Instruction publique : « Qu’en est-il de la Bible de Gutenberg à la Leninka ? » Réponse : « Une Gutenberg à la Leninka ? Non, il n’y en a pas, mais je crois qu’il y en a peut-être une sur les monts Lénine, à l’université Lomonossov. » Iekaterina n’en revient pas : « Je me suis interrogée. Et si Margarita s’était trompée ? Mais j’ai continué d’y croire et de le faire savoir. » Il lui faudra attendre les premiers dégels de l’après-guerre. Plus précisément l’année 1987. À Francfort, Iekaterina participe à la ­première ­réunion où délégations russes et allemandes ­osent aborder la très épineuse question des « trophées » de guerre. Elle a compris que les brigades formées hors-série 2009 – XXI

par les Soviétiques ont probablement sorti de ­Leipzig non pas une, mais deux B-42 : celle de la bibliothèque de Leninka dont lui a parlé Margarita et celle de l’université Lomonossov mentionnée par le ministre. La folle idée d’Iekaterina La fidèle bibliothécaire n’en sait pas plus, mais la rencontre officielle entre Russes et Allemands nourrit une idée folle. Iekaterina se met en tête d’inviter les experts allemands à Moscou afin que leur soit présentée la B-42 entreposée à la bibliothèque Leninka, celle-là même que personne n’a vue depuis la fin de la guerre et dont l’existence n’est attestée que par le témoignage de Margarita Rudomino. La perestroïka fera la sourde oreille. Mais le coup d’État de Boris Eltsine et la désintégration du système soviétique concourent à la réalisation 23


LivresLa bible de gutenberg au pays des soviets

du « miracle ». En 1992, la direction de la biblio­ thèque de la Leninka accueille des conservateurs de Leipzig. Et leur présente la B-42. Iekaterina assiste à la scène, anxieuse. « Nous avons vu la Bible de Gutenberg dans les étages. Elle a été tirée d’un coffre dont le cadenas pouvait sauter d’une pichenette. J’étais heureuse. Je me disais : “Enfin !” Mais à l’intérieur de moi-même, j’avais envie de hurler : “Et l’autre Bible ?” » Le secret d’État est levé. Moscou possède bel et bien, à la Leninka, une B-42 arrachée à l’­Allemagne. La presse relate l’événement en long, en large, en travers. Les journalistes sont conviés à défiler en rangs serrés devant la « relique ». La télévision russe se met de la partie et finance le tournage d’un film épique, intitulé La Bible de Gutenberg. Une part de la chape de plomb coulée sur les millions de « trophées » ramenés d’Allemagne est brisée. Aux années d’immobilisme et de mystère succède une relative ouverture. Conservatrice en charge du musée du Livre à la Leninka, Tatiana Dolgodrova en témoigne. Le directeur de l’institution la convoque à son bureau : « Là, j’y ai découvert la B-42 et ai été autorisée à étudier les deux in-quarto pendant près de trois mois. » Inlassablement, des semaines durant, Tatiana Dolgodrova explorera la Bible de Gutenberg, qu’elle dissèque avec une minutie d’autant plus extrême que le temps est compté. Très vite, les deux inquarto confirment leur qualité de premier tirage. La présence de lignes noires et rouges, traces d’un essai de bichromie, est relevée sur les feuillets 1, 4, 5 et 129 du premier volume. Or, Gutenberg et Fust, son complice et financier, ont très vite abandonné

« Nous avons vu la Bible de Gutenberg dans les étages. Elle a été tirée d’un coffre dont le cadenas pouvait sauter d’une pichenette. J’étais heureuse. Je me disais : “Enfin !” » 24

la bichromie. Il est également relevé que du folio 1 au folio 9, chaque page compte quarante lignes. Au folio 10, une ligne supplémentaire est compta­ bilisée, puis le lignage grossit. Or, Gutenberg et Fust ont rapidement abandonné, pour réduire les coûts, leur idée initiale d’un tirage à quarante lignes par page. La première conclusion tombe : cette B-42 est au nombre des premiers livres jamais imprimés. Elle est datée des années 1454-1455. Au plus tard. Car le dernier folio du volume 1 de cette B-42 étudiée par Tatiana Dolgodrova p ­ résente une singularité à l’allure d’énigme : « Son encre est très faible, mais on peut lire une mention manuscrite. Une date, 1543, rédigée en chiffres ­arabes, comme c’était déjà la norme au XVe siècle. » Le doux sacerdoce de Tatiana Le gutenbérologue Karl Dziatzko a eu cet exemplaire de la B-42 entre les mains au début du XXe siècle. En 1902, il avait rendu ses conclusions : la date manuscrite serait, selon lui, la date d’impression du premier volume. Ce qui en ferait de facto le premier livre jamais imprimé. Autre particularité de cette B-42 à couper le souffle : ses miniatures. On en recense 212 courant sur les 319 folios du premier volume et 70 sur les 312 du second volume. Tatiana Dolgodrova : « Ces miniatures m’ont bouleversée. Elles sont de trois mains différentes. Deux sont de l’école flamande, plutôt naïves. Mais la troisième est très élégante, très française. Je soutiens que l’apprenti de Gutenberg, Peter Schoeffer, est la troisième main. Il a passé dix ans de sa vie à Paris dans l’univers de la calligraphie. C’est son œuvre. » Mais elle précise : « Il reste des années de travail sur cette Bible. Il faudrait la scannériser, en examiner les détails, procéder à des analyses comparatives, à des tests sur l’encre... » Le parcours de cette B-42 conservée à la ­Leninka est reconstitué dans les grandes lignes. Les deux in-quarto sont déterrés en Espagne au XIXe siècle par des marchands français dans la bibliothèque d’un certain M. Biro. Elle est exposée, en 1878, au T ­ rocadéro. Un bibliophile, Émile Lecat, s’en rend alors propriétaire contre 50 000 francs. Puis un intermédiaire berlinois du nom d’Albert Kohn la rachète pour le compte d’Heinrich Klemm, qui, en 1884, cède sa collection au gouvernement de Saxe. Les trois mois écoulés, Tatiana Dolgodrova renvoie la Bible de Gutenberg à son ­coffre de la Leninka. Elle n’en sort plus qu’en 1995. En XXI – hors-série 2009

­ écembre de cette année, une exposition sur le d thème de l’Apocalypse est programmée par le musée du Livre. Pendant quinze jours, ­Vulgates en latin et Bibles en allemand sont exposées à la Leninka. Placé à distance du public et derrière une ­épaisse vitre blindée, le « trophée » de Leipzig est le clou de l’exposition. Mais, dès le troisième soir, la Bible disparaît : instruction est donnée de lui faire regagner son souterrain. Depuis, nul ne l’a jamais revue. Comme un doux sacerdoce, Tatiana ­Dolgodrova, elle, continue de cataloguer le contenu des vingt caisses du château de Rauenstein. En 2007, elle a édité et exposé les reliures de Karl Becher. En ce mois d’avril 2009, ce sera le tour des imprimés de Robert Forrer. Les incunables et les paléotypes de Heinrich Klemm sont annoncés pour la fin 2009 et le début 2010. Reverra-t-on à cette occasion la B-42 ? « Mojet byt. » « Peut-être »...

Sur le mont des Moineaux, une hauteur moscovite longtemps appelée mont Lénine, trône l’université Lomonossov, un froid et lugubre gratte-ciel bâti à la fin des années 40 par les détenus de la capitale russe. Elle abrite une autre B-42.

Et la deuxième Bible ? Fin de l’histoire ? Non. Car reste « l’autre Bible », pour reprendre le cri du cœur ­d’Iekaterina. Celle dont la possible existence fut un jour mentionnée lors d’une discussion ambiguë avec un ministre soviétique de l’Instruction publique. S’agissait-il d’une erreur ? D’une confusion ? Le doute fut maintenu pendant près de neuf années supplémentaires. Il faut attendre 2001 pour que l’existence de cette deuxième Bible de Gutenberg soit révélée. Cette année-là, peu avant qu’il ne s’envole pour Harvard, le responsable du département des livres rares de Saint-Pétersbourg, Alexandre Gorfunkel, annonce dans un article que l’université de Lomonossov abrite une autre B-42. Elle repose toujours aujourd’hui à l’aplomb du mont des Moineaux, une hauteur moscovite longtemps appelée mont Lénine. Là trône l’université Lomonossov, un froid et lugubre gratte-ciel bâti à la fin des années 40 par les détenus de la capitale russe. Lorsqu’il s’y rend, le visiteur est accueilli par quatre colonnes en pierre de jaspe – récupérées par Beria et le NKVD sur la cathédrale du Saint­Sauveur, dynamitée en 1931. En règle générale, il est difficile de rencontrer le recteur, installé au ­huitième de la tour vieillissante. S’il s’agit d’évoquer la deuxième B-42, c’est impossible. La réponse tombe comme un couperet : le recteur n’accueille personne, ne répond à personne. C’est à son étage, pourtant, que se trouvent le coffre-fort et l’imposante boîte en bois protégeant les deux in-quarto. Dans la boîte, une cloison les hors-série 2009 – XXI

sépare. Sur les premières pages, en bas au centre, un cachet vert : « Universitaetsbibliothek - ­Leipzig », celui de la bibliothèque de l’université de Leipzig. Mais, surtout, la deuxième B-42 porte une inscription manuscrite : « Iste liber pertinet monasterio alteburg. » Elle a donc appartenu aux franciscains d’Altenburg (Allemagne). L’un des moines aurait emporté l’ouvrage lorsque le monastère fut sécularisé en 1529. Comment cette B-42 a-t-elle atterri à l’université de Leipzig ? Nul ne le sait. Dans une bibliothèque médiévale, battue par les vents… Mais la partie russe de la longue histoire de cette deuxième Bible de Gutenberg est édifiante. De nouveau, il faut remonter en 1946. Les millions de livres rapportés à Moscou par les « brigades des trophées » sont d’abord entreposés au Gosfond, le fonds d’État qui, pour ce faire, a réquisitionné les églises épargnées par Staline et les sous-sols dispo­nibles. Des experts sont chargés d’examiner les ­prises. Puis de les ventiler, en priorité, vers les bibliothèques de Moscou et de Leningrad. Un livre d’art est envoyé à l’Académie des beauxarts, un ouvrage scientifique à l’Académie des ­sciences… Le tri se fait rapidement. Deux obscurs in-quarto, portant le cachet d’une bibliothèque d’université allemande, filent à la bibliothèque de ­Lomonossov. Dans ce bâtiment édifié en 1901, les livres sont alors logés sous les toits, au quatrième étage. « Quand j’ai rejoint le département des livres rares, 25


LivresLa bible de gutenberg au pays des soviets

en 1961, c’était la catastrophe. Il faut imaginer une bibliothèque médiévale, battue par les vents et les tempêtes », se souvient Boris Fonkich. Professeur à la faculté d’histoire, sommité de la paléographie grecque, l’homme aujourd’hui âgé de 73 ans est un de ces érudits que seuls les Russes savent ­inventer. Il n’a rien oublié de sa « vision d’épouvante » : « Par manque de place, les ouvrages étaient empilés n’importe comment. Une épaisse couche de poussière les recouvrait. Les variations de température massacraient les livres. Mais, le bouquet, c’était les toits percés. Les deux cents livres du XVe, XVIe et XVIIe venus d’Allemagne étaient coincés, à l’horizontale, entre le sommet des étagères et les toits. Avec la fonte des neiges, l’eau coulait dessus, les reliures se gondolaient. Et l’eau ruisselait ensuite sur nos propres fonds. Quant à nous, nous avions interdiction, je dis

bien interdiction, de seulement toucher aux trophées de guerre. » Le secret des tiroirs de Natalia Fin 1967, Natalia Melnikova, la chef du département, part à la retraite. La succession est confiée à Boris Fonkich, alors jeune homme. Il veut sauver le fonds. En pleine période de pénuries en URSS, la tâche est rude. Pendant des mois, la direction de la bibliothèque envoie balader ce morveux surdoué de 29 ans. La comptable le tire d’affaire : « Elle était totalement inculte, mais elle a vite compris qu’à force de vouloir gratter quelques kopecks, nous étions en train de perdre des milliards de roubles. Elle est parvenue à organiser une réunion avec les pontes du rectorat. » Boris Fonkich s’y présente avec cinq incunables emballés dans du papier, cinq livres en putréfac-

tion : « J’avais choisi les plus pourris. Je leur ai dit ce que c’était, ce que ça valait et ce que ça ne valait plus. » Il emporte la mise et obtient de l’aide afin de classer les fonds : une conservatrice, deux ­femmes de ménage pour la poussière, des ouvriers pour les toits. Nettoyés, bichonnés, descendus dans une réserve, les « trophées » allemands seront les premiers sauvés. La deuxième Bible de Gutenberg faisait-elle partie du lot ? « J’y arrive... » Un an durant, Boris Fonkich met en veilleuse ses activités. Puis, finalement, regagne son bureau de chef. Machinalement, il ouvre les tiroirs laissés intacts par la précédente directrice, Natalia Melnikova. De l’un, il tire les bordereaux de réexpédition d’une centaine de livres vers l’Allemagne de l’Est. D’un autre, il extirpe de jolis maroquins rouges serrés autour de deux lourds volumes : « J’ai tout de suite compris. Une B-42. En vérité, j’en avais déjà vu une. Dans les années 1958-59, j’étais chercheur à la bibliothèque publique de Leningrad, et le conservateur avec qui je travaillais m’a lancé un soir : “Je vais te montrer la Bible de Gutenberg”... » Une troisième B-42 serait à Saint-Pétersbourg ? Demander au professeur Fonkich s’il est sûr de lui, c’est comme demander à Roger Federer s’il sait faire un coup droit : « Croyez-moi, ce n’était ni une B-36 ni un fac-similé. Elle ne figurait pas dans l’inventaire, mais je sais ce que j’ai vu. C’était une B-42. » Jamais la Russie n’a encore admis la possession d’une troisième Bible de Gutenberg... « On en parle, mais on voudrait la voir » Quant à la Bible enrobée de maroquins rouges, pourquoi l’avoir placée dans un tiroir et ignorée ? « Natalia Melnikova était une vieille dame charmante et très secrète. En ces temps-là, la peur était omniprésente. Peur de dire, peur de ne pas dire... » Le jeune Boris choisira de dire. Dans une l­ ettre adressée au recteur, il évoque sa trouvaille, les archives de 1958 et l’opportunité d’une restitution. Trois semaines plus tard, deux envoyés du recteur se présentent à son bureau et glissent l’exemplaire dans une boîte en bois : « Ils m’ont donné un reçu, et terminé ! » La deuxième B-42 retourne à l’oubli. De sa carrière, Irina Velikotnaia, digne dau­ phine de Boris Fonkich, n’a vu qu’une fois, une seule, la deuxième B-42. « Elle est comme l’Atlantide, on en parle, mais on a envie de la voir. » Cela s’est produit au milieu des années 90. « J’avais une réunion sur la question des “trophées”. J’ai demandé à la voir et l’autorisation m’a été donnée. C’était le

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XXI – hors-série 2009

hors-série 2009 – XXI

Irina n’a vu qu’une seule fois la deuxième B-42. C’était dans les années 90. « J’ai demandé à la voir, et l’autorisation m’a été donnée. C’était le printemps, il y avait du soleil dans la pièce et j’avais des gants blancs. J’avais envie de prendre cette Bible sous le bras et de l’emporter avec moi. » printemps, il y avait du soleil dans la pièce et j’avais des gants blancs. J’avais envie de prendre cette Bible sous le bras et de l’emporter avec moi. » L’Allemagne n’obtiendra sa réponse à la question des restitutions qu’en 1998, en pleine débâcle économique de la Russie. Au Parlement, la confusion règne. Toutes tendances confondues, les députés se retrouvent sur un même propos : « Ces “­trophées” sont l’ultime preuve que nous avons gagné la guerre ! » C’est « niet » donc : la Fédération de Russie ne rendra rien à l’Allemagne. Ni à personne d’ailleurs. Des 11,7 millions d’ouvrages transférés d’Alle­ magne en URSS à la fin de la seconde guerre, seuls 4,4 millions sont localisés. Les autres – dont 3 millions d’éditions de valeur – ont été égarés, dérobés, détruits. Ils sont perdus « à jamais ». Les Bibles de Gutenberg reviendront-elles un jour à Leipzig ? On en est loin. À la bibliothèque de Lomonossov, Irina Velikotnaia prépare le catalogue scientifique des incunables de son d ­ épartement. Elle rêve toujours de pouvoir étudier l’inabordable B-42. Elle rêve, mais n’ose pas encore. « Je vais écrire au recteur, au dernier moment. Je vais attendre l’ultime seconde, quand la maquette sera déjà faite... » À Moscou, en 2009, un conservateur doit encore ruser pour contempler une B-42. XXI 27


la BiBle de GutenBerG au pays des soviets pour aller plus loin

L’« étonnant » La Bible Gutenberg en chiffres § § § § § § §

Présent à la foire de Francfort en octobre 1454, Enea Silvio Piccolomini, évêque de Sienne et futur pape (Pie II), croisa un « homme étonnant », qui pourrait bien avoir été Gutenberg en personne. Dans les mois qui suivirent, l’évêque adressa une lettre en latin à son ami le cardinal Juan de Carvajal. Daté du 12 mars 1455, ce document capital et inespéré décrit dans le détail la mise en vente des premières Bibles de Gutenberg. À le lire, il semblerait que celles-ci aient été vendues par souscription, les cahiers étant présentés sous forme d’échantillons. Voici une traduction de cette lettre à valeur testimoniale : « Sur cet homme étonnant vu à Francfort, on ne m’a rien écrit de faux. Je n’ai pas vu de Bible complète, mais un certain nombre de cahiers de cinq feuilles des différents Livres, d’une écriture très nette et très correcte, nulle part fautive, que Ta Dignité aurait lue sans peine et sans lunettes. Par plusieurs témoins, j’ai appris que cent cinquante-huit volumes étaient finis, quoique d’autres assurent qu’il s’agit de cent quatre-vingts. Du nombre, je ne suis pas complètement sûr ; sur l’achèvement des volumes, si on peut se fier aux gens, je n’ai aucun doute. Si j’avais su ton désir, j’aurais sans doute acheté un volume. On a même porté un certain nombre de ces cahiers à l’empereur. Je m’efforcerai, si c’est possible, de faire venir une de ces Bibles à vendre et je l’achèterai pour toi. Ce que je crains, c’est que ça ne soit pas possible, à cause de la distance du chemin et parce que, dit-on, avant que les volumes fussent finis, il y avait des acheteurs tout prêts. Que Ta Dignité cependant ait eu le désir très vif d’avoir des certitudes en l’affaire, c’est ce que j’ai conclu du fait que tu me l’as fait savoir par un courrier plus rapide que Pégase. »

L’œuvre comprend 2 564 colonnes.

Chaque colonne accueille environ 1 310 lettres. Les deux volumes totalisent près de 3 350 000 signes. L’appareil alphabétique comporte 53 capitales et 246 minuscules.

Gutenberg aurait imprimé entre 145 et 150 Bibles sur papier et de 30 à 35 Bibles sur vélin. Chaque exemplaire sur vélin exigeait 170 peaux de veau, soit un cheptel de plus de 5 000 veaux pour la trentaine d’exemplaires.

§ § § §

Sur les 49 bibles « survivantes », 37 sont sur papier et 12 sont sur vélin. En 1739, le bibliophile Salier a pu acquérir une B-42 pour 0,5 florin. En 1987, un exemplaire s’est vendu 5 300 000 dollars.

Entre 15 000 et 20 000 dollars : c’est le prix auquel est cédée, par des marchands de livres anciens, une simple feuille de la B-42, sous le label de « Noble fragment ».

Les premiers pas de l’édition moderne…

En 50 ans, 10 millions de livres imprimés À lire

… ont lieu à Venise, évidemment. Natif de Bassiano, dans les marais Pontins, Teobaldo Manucci, dit Aldo Manuzio, dit Manuce, ouvre son affaire de libraireimprimeur dans la Sérénissime vers 1490.

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Éditer des Bibles, des missels ou des livres d’heures, ce n’est pas trop son genre. De La Rhétorique à La Poétique d’Aristote en passant par les tragédies de Sophocle et les comédies d’Aristophane, ce grand humaniste de la Renaissance publie les Grecs en grec. Et, de Virgile à Ovide, les Latins en latin.

Eusebius, De evangelica praeparatione, édité par Jenson en 1470. DR

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En 1501, il révolutionne le livre en réduisant sa taille : le format de poche in-octavo est né. De plus, il popularise l’italique, un caractère dessiné par son tailleur de poinçons bolonais, Francesco Griffo. Ses mots d’ordre : érudition et clarté.

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En sus des grammaires et des dictionnaires, on lui doit des livres pratiques. Son admirable Tarif des putains de Venise, qui catalogue avec brio les professionnelles de la ville, sera un best-seller. À sa mort, en 1515, c’est Érasme de Rotterdam qui délivrera l’oraison funèbre.

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De la B-42 fabriquée à Mayence jusqu’à l’an 1500, près de 33 000 ouvrages ont été édités en Europe. Chaque titre était imprimé entre 250 et 1 000 exemplaires.

Plus de 10 millions de livres sont ainsi sortis des presses en moins de cinquante ans. Après Gutenberg et l’Allemagne, l’imprimerie se développe à travers le monde :

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En 2009, le directeur de la Bibliothèque nationale de Russie a fait savoir qu’il avait assuré sa B-42 pour 36 millions de dollars. Certes, avec ses miniatures, elle est unique au monde, mais personne n’y croit – à commencer par ses propres conservateurs.

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En Italie (1465) Venise et Florence sont les deux places fortes. Pour la petite histoire, c’est d’une presse vénitienne que sortira, en 1530, la première édition en langue originale du Coran.

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Une page de la B-42. DR

En France (1470) C’est le recteur de l’université de Paris, Jean Heynlin, dit Jean de la Pierre, prieur de la Sorbonne, qui fait venir de Bâle trois typographes allemands. Le premier titre imprimé par cet atelier de la Sorbonne est consacré aux Lettres en latin de Gasparin de Bergame.

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Puis l’imprimerie s’implante en Espagne (1472), en Angleterre et aux Pays-Bas (1475), au Danemark (1489), au Mexique (1533).

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En Russie (1564) L’imprimerie naît à Moscou d’un décret du tsar Ivan IV, dit le Terrible. Le premier volume est imprimé par Ivan Fedorov. Il s’agit d’un recueil des Actes des Apôtres.

Gutenberg de Guy Bechtel (Fayard, 1992). La biographie de référence. Ce docteur en histoire fait le ménage à travers tout le fatras jamais publié sur Johann Gutenberg, cet homme dont on ne sait presque rien. Bechtel réussit l’impossible : marier la quête d’un fantôme avec l’arrivée des premiers ouvrages imprimés – ces fameux incunables qui allaient changer le monde. Un travail remarquable. Catalogue des reliures de Karl Becher, Catalogue des imprimés de Robert Forrer par Tatiana Dolgodrova (Moscou, Pashkov Dom, 2007 et 2009). Ce sont, en russe, les catalogues raisonnés des collections de Leipzig enlevées au château de Rauenstein, en Saxe, et rapportées à Moscou en septembre 1945.

Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel (Actes Sud, 2000). Les aventures d’une passion qui sera évidemment surmultipliée par les actes de naissance de la typographie et de l’imprimerie. Qualifié de « lettre d’amour à la lecture » par George Steiner, ce livre est aussi élégant qu’instructif. La restitution des archives, « Deux fois pillées, deux fois sauvées », conférence donnée à Paris par Patricia Kennedy Grimstead, en 2008, à l’Alliance israélite universelle. Ce document audiovisuel de 44 minutes est disponible sur Internet. Comme le sont toutes les enquêtes menées par cette professeur de Harvard sur les bibliothèques russe, ukrainienne et polonaise de France pillées par les nazis, puis emportées par les « brigades des trophées » en Union soviétique. Wo ist die GutenbergBibel ? de Lothar Poethe (Leipzig, 1997). Un minuscule ouvrage dans lequel l’ancien directeur du musée du Livre et de la Typographie de Leipzig publie des documents allemands sur la B-42 actuellement conservée à la Bibliothèque nationale de Russie.

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En Amérique du Nord (1638 (1638), où apparaissent, à Cambridge, les premières presses.

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Le commissaire se cache

au Mozambique

Star de l’édition mondiale, Henning Mankell, le père du commissaire Wallander, vit aujourd’hui un pied dans la neige, l’autre dans le sable. Il a atterri en Afrique il y a trente-cinq ans et y est resté. Passionné de théâtre, il se consacre à la mise en scène. Là-bas, à Maputo, personne ou presque ne sait qui il est. Par Patrick Raynal

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ix heures pile, m’avait-on précisé. À part Henning Mankell, ses deux assistants et une femme blonde, la salle du théâtre de l’Avenida est vide. Discret comme une ombre, je me pose sur un des fauteuils du fond, mais Mankell me fait aussitôt signe d’approcher. « Eva Bergman », dit-il en présentant son épouse. J’essaye de la jouer Actors Studio, mais c’est diffi­ cile de ne pas paraître ému devant la fille d’Ingmar Bergman. Il m’installe au centre du théâtre et me prévient. Il s’agit d’une séance de travail, tout peut être interrompu sur un simple geste de sa part. Le décor figure le bord d’une piscine sur fond de maison bourgeoise. Deux fauteuils de jardin et un parasol en sont les uniques accessoires. Menina Julia est une adaptation libre du Mademoiselle Julie de Strindberg. Manuela Soeiro, la directrice du théâtre­ Avenida, m’avait présenté la pièce comme une ­comédie. Pour le reste du monde, c’est un drame sur la guerre des sexes et des classes. Après l’avoir HORS-SÉRIE 2009 – XXI

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vue à Maputo dans une langue que je comprends à peine, je ne suis pas sûr d’être d’accord avec le reste du monde. Fasciné par une mise en scène qui n’hésite pas à faire entrer et sortir les protago­ nistes d’une piscine invisible mais manifestement mouillée, subjugué par la présence, la diction et la vivacité des acteurs, émoustillé par le corps magnifique de l’actrice Lucrécia Paco couvert par un maillot de bain discret mais sans excès, j’ai eu l’impression d’assister à une de ces comédies cruelles à la m ­ anière de Marivaux, Musset ou Goldoni. La meilleure critique qu’on puisse en faire c’est d’avoir pu passer en permanence du rire à l’émotion sans le secours du texte, ce qui ressemble fortement à la conception qu’avait Molière du théâtre. Mankell sort visiblement ravi et soulagé. Juste avant qu’il ne me raccompagne et me congédie d’un « maintenant on a du travail » chaleureux mais bourru, j’ai eu enfin le sentiment d’avoir résolu une partie du mystère de cet écrivain dont les livres sont régulièrement en piles dans toutes les­librairies du monde. « Il est très occupé en ce moment » En une dizaine d’années, Henning Mankell est devenu une star de l’édition, un des auteurs de polars les plus lus au monde. En 1991, il publie en Suède Meurtriers sans visage, roman où il introduit son personnage fétiche, le commissaire Kurt Wallander, avatar suédois de Maigret dans une version beaucoup plus déglinguée et considérablement moins glorieuse. Wallander est inspecteur dans un bled de province, il est affligé d’une vie sentimentale et familiale calamiteuse, boit trop d’alcool et de café, mange mal et, roman après roman, accumule la mauvaise graisse et un taux de glycémie franchement alarmant. Son flair et sa ténacité en font cependant un flic redoutable et le chef incontesté du commissariat d’Ystad, petite capitale de la Scanie, province la plus méridionale du pays. Le succès de la série est immédiat. Ses romans sont traduits en plusieurs langues. « Pour moi, écrit le romancier Michael Ondaatje, Henning Mankell est de loin le meilleur écrivain de romans policiers d’aujourd’hui. Il fait partie de la grande tradition de ceux dont les œuvres ­transcendent les genres qu’ils ont choisis. » Mais le mystère Mankell est ailleurs. C’est en Afrique australe qu’il faut aller le chercher. Plus précisément au Mozambique, où l’écrivain suédois passe la moitié de sa vie et où il assouvit ce qui est sa vraie passion, le théâtre. 32

Discret à l’extrême, aussi bavard qu’une ­enclume et à peu près aussi souriant, Mankell est un homme difficile à chasser. Comme je le cherchais en Suède, on m’avait assuré qu’il ne recevait personne et que, de toute façon, il était déjà probablement au Mozambique ; quand j’ai voulu le voir au Mozambique, la réponse de son secrétaire fut tout sauf encourageante : « Pour l’instant, je ne suis pas sûr qu’il soit à Maputo en janvier. Ensuite, j’aimerais préciser qu’il est très occupé en ce moment et je ne suis pas certain qu’il ait du temps à consacrer. D’habitude, il n’accorde jamais plus de deux heures d’entretien. Je tiens à ce que vous le sachiez… » Après tout, deux heures, c’est mieux que rien… « I like to spend some time in Mozambique The sunny sky is aqua blue And all couples dancing cheek to cheek It’s very nice to stay a week or two. » La chanson dont sont tirés ces vers élégiaques s’appelle Mozambique et fait partie de l’album Hard Rain édité en 1976 par Ram’s House Music. On pourrait se demander ce qui a poussé Dylan à composer un texte sur cette lointaine contrée d’Afrique australe, s’il n’avait été écrit en 1975, année capitale pour le pays, qui venait de se libérer d’une longue et violente domination portugaise. À travers le soleil, l’eau bleue et le bonheur de danser joue contre joue, Dylan saluait en fait la victoire des rebelles et une nouvelle défaite du colonialisme. Le gouvernement mis en place était résolument marxiste-léniniste, mais c’était une époque où l’on croyait que la révolution était belle.

« I like to spend some time in Mozambique /The sunny sky is aqua blue/And all couples dancing cheek to cheek/It’s very nice to stay a week or two » Extrait de Mozambique, chanson écrite en 1975 par Bob Dylan XXI – HORS-SÉRIE 2009

« Il y a peu de temps que je sais qu’il est écrivain. Pour moi, Henning était directeur de ­théâtre. Je le connais depuis vingt ans, mais je n’ai découvert le commissaire Wallander qu’il y a quatre ans » Trente-cinq ans plus tard, le parti né de la rébellion est toujours au pouvoir, et les fondements idéologiques de sa victoire sont fièrement arborés sur son drapeau. Trois bandes de couleur et un triangle rouge où s’affiche, sur fond d’étoile jaune, l’image d’une Kalachnikov AK-47 et d’une bêche croisées au-dessus d’un livre ouvert : l’éducation, la réforme agraire et les moyens de les faire respecter. Longtemps unique, le Parti a simplement renoncé au marxisme en cours de route. Avec ses avenues larges et bordées de jacarandas et de flamboyants, ses immeubles peints ­d’énormes publicités pour les banques et les compagnies de téléphones portables, Maputo ressemble plus à une Lisbonne qu’on aurait déménagée sous les t­ ropiques qu’à l’image traditionnelle d’une ville africaine. Perchée sur une colline dominant le fleuve Maputo et la baie de Delagoa, hérissée d’immeubles et de condominiums de luxe, le centreville tient d’un petit Manhattan planté au milieu de la savane et des mangroves. L’air grave et austère de Maputo De la domination portugaise, Maputo conserve l’air grave, presque austère, de ses habitants tous habillés à l’occidentale et qui s’expriment avec la musique un peu chuintante du parler portugais. « Après l’indépendance, quelques journaux en Europe parlaient du Mozambique comme de la Sparte de l’Afrique, m’explique Machado Da Graça. Je crois que c’est un peu la philosophie du pouvoir, composé essentiellement de militaires. Cette manière d’organiser militairement la façon de vivre a fini par s’enraciner et a donné cet air grave aux habitants. » Portugais de naissance, Machado Da Graça est arrivé au Mozambique à l’âge de 2 ans. Il a choisi, par conviction politique et amour du pays, d’y ­rester après l’indépendance et d’en prendre la nationalité. Journaliste à l’hebdomadaire Savana, proche d’Henning Mankell, il est ce qu’on appelle une voix libre. Ses éditoriaux, souvent peu tendres avec le pouvoir, sont très attendus. HORS-SÉRIE 2009 – XXI

Quand la nuit tombe et que la ville s’endort, tout s’éteint. Ne restent dans Maputo que deux lumières : le néon bleu de la croix de la cathédrale et le M rouge au sommet de la tour abritant le siège social de la banque Millenium. « Maputo n’est pas le Mozambique, précise Machado. La prospérité que vous voyez à Maputo n’est pas la même dans le reste du pays. Avec la paix, je crois que nous allons croître de plus en plus, même si ce n’est pas facile. N’empêche qu’ici il y a Maputo centre-ville, mais les alentours sont complètement différents. Êtes-vous déjà sorti de la ville ? » La discrétion de Mankell Je savais que Mankell venait de faire un don d’un million et demi d’euros à l’association SOS villages d’enfants pour financer un nouveau ­village à Chimoio, petite ville à 1 000 kilomètres au nord de Maputo. Je suis allé voir l’association dans la banlieue de Maputo et j’ai constaté que si le Mozam­bique était bien sorti de l’enfer des pays classés comme les plus pauvres du monde, il était encore beaucoup plus pauvre que le laissait croire sa capitale. Mais Machado a raison : ici, la pauvreté a visiblement remplacé la misère et, pour ceux qui ont contemplé cette dernière, c’est une différence de taille. Discret en Europe sur ses activités et sa générosité en Afrique, Mankell l’est autant en Afrique sur son succès d’écrivain. Comme la plupart de ses amis mozambicains, Machado l’a longtemps fréquenté sans savoir qu’il était un auteur de réputation internationale : « Il y a peu de temps que je sais qu’il est écrivain. Pour moi, Henning était directeur de ­théâtre. Nous parlions beaucoup de théâtre et de politique du pays et c’est un peu par hasard que j’ai découvert qu’il était un auteur très connu en Europe. Je le connais depuis vingt ans, mais je n’ai découvert le commissaire Wallander qu’il y a quatre ans. » Renaud Thomas fait, lui aussi, partie des amoureux inconditionnels du Mozambique. Il y est arrivé à 25 ans pour enseigner le français à l’école internationale de Maputo. Vingt-trois ans plus tard, marié à une Mozambicaine, il n’envisage pas de vivre ailleurs. « J’ai côtoyé Mankell pendant des années sans savoir qu’il était écrivain. Un jour, en France, j’ai vu sur Arte un reportage sur un auteur qui vivait au Mozambique. J’ai été stupéfait de reconnaître Mankell. C’est un type très discret qui éprouve une réticence totale à parler de lui, mais c’est quelqu’un de très chaleureux. On ne sait jamais s’il est là ou pas. On le croise dans la rue, il est souvent à pied. À part le petit milieu du théâtre et des intellectuels qui le fréquentent, personne ne le reconnaît. » 33


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L’Avenida ne paye pas de mine. C’est un ­ âtiment de trois étages situé dans l’avenue du b 25-Septembre, au centre de la ville. Sans les ­lettres Teatro Avenida collées sur la longue façade d’un jaune orangé, on pourrait passer devant sans savoir que c’est une salle de spectacle. Quand je me présente pour la première fois à l’entrée, le jeune homme qui m’accueille exprime de sérieux doutes sur le fait que je puisse avoir rendez-vous avec le maître. Il me dirige vers une petite femme, un peu ronde, d’une cinquantaine d’années qui parle français et semble empreinte d’une certaine autorité. Je ne le sais pas encore, mais je viens de rencontrer Manuela Soeiro, que les ­journalistes européens – férus de comparaison – appellent « l’Ariane Mnouchkine de Maputo ». Je la suis dans un couloir fermé par une tenture noire entrouverte d’où j’aperçois une salle d’environ trois cents places. Sur la scène ronde et fortement éclairée, ­Mankell est en pleine discussion avec Eva Bergman. Il a, bien sûr, complètement oublié ma visite, n’a pas une seconde à me consacrer, mais me propose de revenir. « De toute façon, ajoute-t-il en français, Manuela en sait au moins autant que moi. » C’est un grand gaillard de 70 ans à la crinière blanche perpétuellement en bataille. Le sourire bref qu’il m’adresse gomme d’un seul coup le côté sévère du personnage. Je le remercie avec effusion d’avoir eu la gentillesse de me planter au premier rendez-vous. « C’est parce qu’il est venu uniquement pour mettre en scène cette pièce. Il est très ­concentré dans

« Un de mes amis, un Suédois, m’a dit : “Je connais quelqu’un qui pourrait travailler avec toi. Il s’appelle Henning ­Mankell”. Henning est venu et, tout de suite, m’a demandé si on pouvait travailler ensemble. J’ai dit : “Pourquoi pas ?” » 34

son travail, c’est pour ça que c’est un peu difficile de parler avec lui en ce moment », s’excuse Manuela. « ­L’Ariane Mnouchkine de Maputo » parle de lui avec un tel sourire de connivence que j’en suis tout ragaillardi. Manifestement, ces deux-là se connaissent et s’apprécient depuis très longtemps. Nous allons, elle et moi, nous asseoir à la terrasse d’un café qui jouxte le théâtre. C’est une boulangerie et, comme tout ce qui entoure l’Avenida, elle a une histoire liée à la révolution et à la guerre civile. « Il n’était pas question de jouer devant des gens qui avaient le ventre vide, dit Manuela. Nous avons donc ouvert une boulangerie. Le jour, nous ­faisions le pain en répétant et en chantant. Et, la nuit, de bonnes odeurs pénétraient dans le théâtre, où les gens se pressaient. » faire revivre un vieux théâtre qui prend l’eau de partout À Maputo, Manuela Soeiro est une icône de la révolution. Passionnée de théâtre, elle rêvait déjà avant l’indépendance de faire revivre un vieux cinéma quasi abandonné pour y installer un ­théâtre populaire, mais le gouvernement de ­l’époque avait préféré le céder à Radio Mozambique, qui y donnait des concerts de musique une fois par mois. L’indépendance acquise, elle travaille dans les usines et les quartiers et finit par obtenir de disposer de l’Avenida, tout juste nationalisé. Entourée ­d’acteurs amateurs, elle se bat pour faire vivre cette salle vétuste qui prend l’eau de partout et manque cruellement de matériel. Le succès pointe le bout de son nez quand elle écrit une pièce contre la corruption des fonctionnaires. « Peu après, le ministre de la Culture m’a appelé : “Manuela, m’a-t-il dit, tu dois louer ce théâtre, il ne doit pas rester abandonné.” Je l’ai loué à mon nom pour trente ans. Quand le gouvernement m’a proposé de l’acheter, il n’en demandait pas cher. Je l’ai acheté. » C’est en 1987 que Manuela rencontre Mankell : « Je travaillais avec des acteurs amateurs. J’aimais beaucoup le théâtre, mais je manquais d’expérience. Nous avons commencé à aller dans des festivals à ­l’extérieur du pays pour voir ce que les autres ­faisaient. Un jour, un de mes amis, un Suédois, m’a dit : “Je connais quelqu’un qui pourrait travailler avec toi. Il habite en Zambie, il s’appelle Henning ­Mankell”. Henning est venu et, tout de suite, m’a demandé si on pouvait travailler ensemble. J’ai dit : “Pourquoi pas ?” » Manuela est une femme d’une énergie et d’une efficacité impressionnantes. Tout en me racontant son histoire et celle du théâtre, elle ne cesse XXI – HORS-SÉRIE 2009

d’être interrompue par une foule de gens à qui elle répond, donne des conseils ou des ordres sans jamais se départir de son sourire rassurant. Elle apprécie son ami Mankell. Elle a souvent séjourné chez lui en Suède, mais semble bien décidée à protéger son mystère. « Il est très réservé. Il écrit tous les jours, la nuit aussi. Il est concentré sur son travail, mais tout le monde aime travailler avec lui. » Une comédie de Strindberg à Maputo ?! Sur la façade de l’Avenida, l’affiche annonce la pièce Mulher Asfalto, « Épilogue d’une trottoire ». « C’est une pure production de notre troupe, précise Manuela. Henning, lui, travaille sur une pièce de Strindberg, Menina Julia en portugais, mais je ne connais pas le titre en français. Il l’a adaptée et traduite en portugais. » Je dois quand même avoir l’air un peu ahuri, car elle précise : « C’est une comédie, la seule de Strindberg, en fait. » Sans être un spécialiste de Strindberg, un des pères du théâtre moderne, j’ai un peu de peine à l’imaginer dans la comédie. De même que j’ai du mal à comprendre comment un écrivain suédois parvient à s’intégrer à ce point à la culture africaine. « Au début, poursuit Manuela, nous avons eu quelques problèmes. Mankell nous faisait des propositions et nous lui disions : “Non, ce n’est pas possible pour nous.” – Quel était le problème ? – Sa vision ne collait pas avec notre tradition. Il discutait : “Vous me dites que cette situation ne peut exister au Mozambique. Mais il faut que vous me disiez quelque chose de plausible pour que ­j’accepte.” Je lui répondais : “C’est une question de tradition, une chose du fond de nous-mêmes. Ce n’est tout simplement pas possible de le faire.” Eh bien, il a commencé à comprendre qu’il fallait s’adapter à ce qu’il ne pouvait pas encore comprendre. Maintenant, Mankell discute, mais n’impose rien. Ce n’est pas un homme autoritaire. Il nous demande toujours notre avis ou notre accord. » En regardant le plan de la ville, j’avais constaté que toutes les rues portaient le nom des ennemis jurés du capitalisme et que, à part Pyongyang, Maputo était sans doute la seule capitale où l’on pouvait donner un rendez-vous à l’angle de ­l’avenue Mao Tsé-Toung et de la rue Kim Il-Sung. Je de­mande à Renaud Thomas, le professeur de français, ce qui se passerait si un gouvernement conservateur décidait subitement de redonner aux rues leurs anciens noms. « Les gens ne s’y retrouveraient pas, parce qu’avant 1975 les Noirs n’avaient pas accès à la ville. Pour eux, cantonnés dans les quartiers périphériques, HORS-SÉRIE 2009 – XXI

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elle était une sorte de Las Vegas, un Eldorado des Blancs. Lorsqu’ils ont eu enfin accès à la ville, les rues portaient déjà les noms actuels. Quant aux anciens noms, ceux d’avant la révolution, personne n’en avait entendu parler p ­ uisque l’accès au centre de Maputo était strictement interdit à la population noire. » Manuela se souvient bien. « La première pièce que j’ai écrite s’appelait 9 heures et était tirée d’un poème mozambicain. Avant l’indépendance, les rares Noirs à avoir une carte pour entrer dans la ville devaient en sortir avant 9 heures sinon ils étaient mis en prison. » Un pied dans la neige, un pied dans le sable Mankell a l’habitude de dire qu’il a un pied dans la neige et un pied dans le sable. Une sorte de grand écart planétaire qui rend encore plus étonnante la réussite de son travail au Mozambique. Assis à la terrasse de la fameuse boulangerie, où il a pris la place de son amie Manuela, Henning Mankell m’explique sa démarche : « J’ai toujours pensé que l’on ne pouvait pas écrire sur son pays si on n’allait pas l’examiner de loin. À 16 ans, j’avais décidé que je voulais être écrivain, mais que je n’avais pas encore grand-chose à dire. J’ai donc abandonné mes études et j’ai débarqué à la Gare du Nord avec 200 francs en poche. C’était en 1963 et je me suis inscrit à l’université de la vie, ou plutôt à l’université de la rue. C’était une expérience formidable. Un jour, j’écrirai un livre sur cette période. Pour l’Afrique, c’est la même chose. Je me suis d’abord rendu en Guinée-Bissau, un peu comme j’étais allé à Paris, pour apprendre la vie, et je suis en Afrique depuis trente-cinq ans. Je pense que ça a fait de moi un meilleur Européen. En Europe, on se fout complètement de la manière dont vivent les Africains. La seule chose qui intéresse les gens, c’est

« Je vivais en Zambie et je voulais aller faire un tour au Mozambique. Un seul avion par semaine reliait Lusaka à Maputo. Au moment de repartir, j’ai appris que mon vol avait été annulé. Je suis resté » 36

comment ils meurent. Les télés et les journaux vous le racontent tous les jours. » Sur la terrasse de la boulangerie, le vent souffle fort et s’engouffre dans la crinière blanche de l’écrivain à succès. Détendu, chaleureux, il est très différent de l’image que j’avais fini par m’en faire. D’une simple phrase, il élimine la question de son don d’un million et demi d’euros à SOS villages d’enfants : « Je suis conscient du fait que c’est une grosse somme, mais j’ai un travail, une maison et assez d’argent pour vivre. Ça me fait plaisir de donner. » Sa version de son arrivée au Mozambique est légèrement différente de celle de Manuela. « À cause du théâtre, bien sûr. J’ai toujours été passionné par le théâtre. J’ai écrit quelques pièces, mais c’est surtout la mise en scène qui m’intéresse. Le Mozambique a été un pur hasard. Je vivais en Zambie et j’avais envie d’aller faire un tour au Mozambique, mais à l’époque il n’y avait qu’un avion par semaine entre Lusaka et Maputo. Quand j’ai voulu repartir, j’ai appris que le vol avait été annulé. À la fin de la semaine, j’avais décidé d’y rester et j’y habite depuis vingt-cinq ans. Mais je suis toujours un Européen, car l’Europe représente mes racines, ma langue et ma conscience. » Ystad comme Lampedusa, les centres du monde Depuis quelques années, Mankell semble passer plus de temps en Europe qu’au Mozambique. « Il maintient la liaison, précise Machado, le journaliste. L’année dernière ou il y deux ans, il est venu à Maputo avec toute sa famille pour son anniversaire. À la fin de la représentation à l’Avenida, on a retiré le décor, on a mis des tables sur le plateau et on a fait la fête. » On n’explore pas impunément l’œuvre d’un auteur comme Mankell. Soit on l’expulse définitivement de son univers, soit on finit par se laisser prendre. C’est vrai, ses romans sont longs, lents, froids, sans relief et sans beaucoup d’humour. Ses intrigues ont tendance à toutes se ressembler et manquent parfois de vraisemblance. Quant à Wallander, rien de sa vie ne nous est épargné. On le suit pas à pas depuis les méandres de son cerveau jusqu’à l’intérieur de ses tripes et de sa vessie. Il est, au début, difficile de croire que toute la violence de la Suède se soit réfugiée à Ystad – 18 000 habitants. Et alors ? L’œuvre d’un écrivain se juge à la vérité de sa propre cohérence et, à cet égard, la série ­Wallander est exemplaire. Elle fourmille de détails et de personnages humains que n’aurait pas désavoués Balzac. Ystad est le microcosme d’un monde qui part en quenouille à mesure qu’il perd ses XXI – HORS-SÉRIE 2009

valeurs. Ceux qui reprochent à Mankell le ridicule de situer le centre du monde au cœur de la Scanie sont les mêmes qui nous rabâchent les mérites du village global. Sous le règne d’Internet, le centre du monde, c’est la prise électrique qui vous relie au réseau. C’est ce que Wallander a compris. Mankell : « C’est vrai, le centre du monde est partout et nulle part, mais, pour moi, il y a un centre symbolique en Europe. C’est la petite île de Lampedusa, au sud de l’Italie, où viennent s’échouer chaque année les cadavres des immigrés clandestins venus d’Afrique. » Dans son œuvre, les Européens ne sont pas les seuls à en prendre pour leur grade. Plutôt favo­rable dans sa jeunesse à un homme qui avait réussi à nourrir un milliard de personnes, Mankell ne cache pas sa désillusion devant l’attitude de la Chine en Afrique. « Le roman que je viens d’écrire s’appelle Le Chinois et a pour objet ma propre désillusion. Au début, les Chinois ont impulsé une véritable énergie en Afrique. L’ennui, c’est qu’ils se comportent de plus en plus comme des racistes et des néocolonialistes. La première chose qu’ils ont faite ici après avoir obtenu le chantier de construction d’un gros ministère, c’est de virer tous les travailleurs africains. La Chine a un problème de surpopulation rurale. Ses paysans ne ­cessent de s’appauvrir et, pour éviter qu’ils ne se révoltent, elle envisage de les transplanter en Afrique. C’est exactement ce qu’ont fait les Portugais autrefois au Mozambique. » « Tu peux le faire » Épilogue d’une trottoire, la production de ­ anuela, se joue sur la portion de trottoir du théâM tre de l’Avenida. D’épaisses tentures noires séparent la scène de la rue, et délimitent un espace de part et d’autre de la façade du théâtre. Le spectacle est joué par deux personnes. Un homme, Cheny Wa Gune, accompagne le texte en jouant de trois instruments traditionnels. Une femme, Lucrécia Paco – la t­ rottoire du titre – dit, joue, danse et chante un texte, une sorte de lamento tour à tour tendre, triste et violent qui n’a pas besoin de la béquille d’une traduction pour vous faire frémir et pleurer. Le temps est à l’orage, le vent s’invite au spectacle et secoue les tentures jusqu’à les faire tomber. Libre de s’introduire jusque dans le corps de la prostituée, le souffle s’engouffre dans son micro HF et fait le bœuf avec le musicien. Dans un magma de mots criés, on comprend que la prostituée revendique son état de viande et qu’elle s’impose de nommer chaque parcelle de la chair qu’elle met en vente. HORS-SÉRIE 2009 – XXI

« Le théâtre Avenida a longtemps été un haut lieu. Il était le thermomètre social du pays. On y parlait du sida, on y soutenait les grèves. Mais depuis quatre ou cinq ans, à cause de la télé, les salles ne sont plus bondées » Avant que n’éclatent les applaudissements, c’est un long silence bouleversé qui salue la performance et personne ne songe à s’étonner que le vent lui-­même se soit tu. Nous ne sommes pas nombreux, mais chacun sait qu’il vient d’assister à un moment magique. Le jeu, la diction et la gestuelle de ­Lucrécia Paco m’ont littéralement stupéfait. Je m’attendais presque à une représentation de patronage et c’est à un spectacle de professionnels confirmés que j’ai assisté. Sur les murs du théâtre, on vient de poser ­l’affiche de Menina Julia, la pièce de Strindberg mise en scène par Mankell. J’apprends que ­Lucrécia y tiendra le rôle de Julia. « Lucrécia Paco était une de mes élèves, c’est elle qui m’a présenté à Mankell et c’est comme ça que je suis devenu photographe de la troupe, se souvient Renaud Thomas. À 17 ans, Lucrécia a joué dans un film mozambicain, Le vent souffle du nord, un film en noir et blanc de mauvaise qualité, mais elle y a littéralement explosé. Adelino Branquinho, l’acteur qui va également jouer dans la pièce de Strindberg, a eu un parcours différent. C’était l’électricien du théâtre. Un jour, on lui a demandé de remplacer un acteur au pied levé. “Tu peux le faire’’, a affirmé Manuela. Il l’a fait et, pour moi, c’est un des meilleurs acteurs du pays. » Longtemps, poursuit Renaud Thomas, « le théâtre Avenida a été un haut lieu. Il était le thermo­ mètre social du pays. On y parlait du sida, on y soutenait les grèves. Mais depuis quatre ou cinq ans, à cause de la télé, les salles ne sont plus bondées à craquer… » Le sida et la prostitution au Mozambique forment la trame du dernier ouvrage de Mankell, Le Cerveau de Kennedy. Sur un rythme échevelé, ce roman d’aventure nous balade de la Grèce au Mozambique à la suite d’une femme qui refuse de croire que son fils s’est suicidé. Le récit est monté 37


Livresle commissaire se cache au mozambique

tambour battant, l’héroïne est menacée, elle a peur et nous aussi. On se croirait presque dans un bon Wallander. Pas de doute, Mankell connaît bien le Mozambique, ses paysages et sa misère. La peinture qu’il nous donne de la ville de Xai-Xai et de ses mouroirs pour malades du sida est saisissante. Pour lui, il ne fait aucun doute que les Blancs sont responsables de la propagation du sida en Afrique. « C’est clair. Les Blancs ont fait de l’Afrique un gigantesque bordel et refusent maintenant de payer pour juguler l’épidémie. Pendant l’apartheid, on voyait débarquer ici chaque semaine des charters entiers de Sud-Africains et de Rhodésiens friands de chair noire. Les Africains du Sud ont coutume de dire que l’Afrique serait un pays formidable si on trouvait le moyen d’en éradiquer les Africains. Ils avaient commencé à le faire, mais ne croyez pas qu’ils y aient renoncé... » Mankell cite alors une histoire qu’il « adore » car « en quelques mots, cette anecdote en dit plus que toutes les études savantes sur l’Afrique et la prostitution ». Il rencontre, un jour, une dame de 70 ans et prend l’habitude de bavarder avec elle. Elle lui explique que, toute sa vie, elle a exercé la prostitution. « Comme je savais qu’elle était toujours 38

mariée avec le père de ses enfants, je lui ai demandé comment son mari avait pu supporter qu’elle fasse l’amour avec tant d’hommes. “Pourquoi voulez-vous qu’il soit jaloux ? s’est-elle étonnée. Je n’ai jamais couché qu’avec des Blancs.” » Une fiction proche de la réalité Toujours dans Le Cerveau de Kennedy, Mankell va encore plus loin. Entre les lignes, il accuse l’Occident de favoriser la propagation de l’épidémie et raconte comment un mystérieux labo américain pratique la recherche du vaccin en injectant le virus à la population saine. « C’est une fiction, mais c’est une fiction qui est loin de contredire la réalité. Je ne sais pas si les labos européens cherchent vraiment à combattre le virus en l’injectant à des personnes saines, mais je sais que des gens continuent à disparaître des villages de brousse sans que l’on puisse jamais les retrouver. » Le sida touche aujourd’hui près de 50 % de la population mozambicaine. Dans Maputo, la prostitution s’affiche à chaque coin de rue. « Pour moi, c’est la normalité, reprend Mankell, j’ai vécu toute ma vie ici. Quand on a commencé à parler du sida, le problème n’était pas grave. Mais le pays est comme XXI – HORS-SÉRIE 2009

un couloir entre la mer et ­l’hinterland, où le sida est très répandu. » Contrairement à d’autres pays africains, il n’y a sur les murs de Maputo aucune campagne visible incitant au port du préservatif ou au respect de toute autre forme de prophylaxie. « Et pourtant au Mozambique le traitement rétroviral est gratuit », soupire Machado. Abandonnant sa rage sur le comportement européen, Mankell se met brutalement à sourire. Il veut évoquer une histoire découverte alors qu’il travaillait sur la colonisation, une histoire qui, pour une fois, parle des charmes du Mozambique : « Au début de la colonisation, les Portugais embarquaient en laissant femmes et enfants, qu’ils se proposaient de faire venir aussitôt qu’ils seraient correctement ­installés. Après quelques mois, plusieurs femmes reçurent des lettres alarmantes faisant état de dangers divers et très dissuasifs : serpents mortels, scorpions dans les chaussures et lions en liberté. Sans doute plus méfiante que les autres, une des épouses se risqua à faire le voyage, mais sans prévenir. Elle trouva son mari marié à une Mozambicaine. Il avait eu deux filles, qu’il avait prénommées Anna et Eva, comme celles qu’il avait laissées au pays. » Profondeurs, un des derniers romans de Mankell, est justement l’histoire d’un officier de marine suédois chargé, au début de la guerre de 14, de sonder les fonds d’un archipel perdu au nord de la Suède. Sur un rocher désert, il découvre une femme vivant misérablement de sa pêche. L’officier en tombe amoureux, multiplie les voyages sur l’île, ment à son épouse et aux autorités militaires. Chacune des femmes donnera naissance à une fille portant le même prénom. Superbe, ce roman m’avait f­ ortement impressionné par ses qualités littéraires et, surtout, par la fluidité d’un récit que ne cherche jamais à compliquer l’intrigue. La similitude avec l’histoire qu’il vient de me raconter semble évidente. « Vous avez peut-être raison » « J’ai beaucoup de mal à expliquer ce roman. D’habitude, je ne commence jamais un livre sans savoir où je vais. Je sais exactement ce qui va s’y passer et j’ai déjà fait tous mes choix avant de l’écrire. Pour celui-là, j’ai laissé aller l’histoire sans presque m’en mêler, mais en y repensant, je me dis que vous avez peut-être raison. » Les cinq derniers livres de Mankell ne sont pas des polars. Ferait-il, comme Simenon, une différence entre ses romans policiers et ses « romans durs » ? « J’adore Simenon et je suis toujours très heureux qu’on me compare à lui, mais, contraireHORS-SÉRIE 2009 – XXI

« Ici, un jour, j’ai vu tomber un jeune homme de 20 ans du haut d’un immeuble. On l’avait balancé parce qu’il en savait trop sur une monstrueuse histoire de corruption. La seule chose que je puisse faire, c’est d’écrire pour calmer une partie de ma rage » ment à lui, c’est souvent la rage qui me fait écrire. Une des raisons qui m’ont poussé à abandonner Wallander, c’est justement cette rage. Depuis que je vis en Afrique, je constate que les banques s’y comportent comme une véritable mafia. Vous voyez cet immeuble juste en face de nous, celui qui est entouré d’une toile de protection bleue ? Un jour, j’ai vu tomber un jeune homme de 20 ans du haut de cet immeuble. On l’avait balancé parce qu’il en savait trop sur une monstrueuse histoire de corruption. Un de mes amis, un journaliste, avait déjà été assassiné pour avoir osé enquêter sur ce sujet. Les coupables n’ont jamais été arrêtés et les affaires de corruption continuent. La seule chose que je puisse faire, c’est d’écrire pour calmer une partie de ma rage. » Dans cinquante ans… Quand j’avais demandé au journaliste Machado Da Graça de quoi il parlait avec Mankell avant qu’il ne découvre sa qualité d’écrivain, il avait évoqué cette affaire : « Nous discutions beaucoup de politique mozambicaine. Mankell avait été très frappé par l’assassinat en 2000 de son ami le journaliste Carlos Cardoso. Il en a même tiré une pièce racontant son assassinat. Par une malheureuse coïncidence, cette pièce a été jouée à l’Avenida au moment où une autre personnalité était assassinée en face du théâtre. Et, quelques jours plus tard, le P.-D.G. de la banque a été jeté du quatrième étage juste en face. » Mankell est-il pessimiste sur l’avenir de ­l’Afrique ? Il me surprend. Lui d’habitude si sombre se dit « très optimiste ». « Si je pouvais revenir ici dans cinquante ans, je suis certain que la situation serait très différente. Depuis la paix, le Mozambique ne cesse de se développer. Lentement, mais progressivement. Je ne suis pas du tout inquiet pour le futur. L’Afrique réserve beaucoup de surprises à ceux qui n’ont pas pris la peine de s’y intéresser. » XXI 39


Le commisSaire se cache au Mozambique pour aller plus loin

Eva Bergman Née en 1945 à Helsingborg, elle est la fille d’Ingmar Bergman, et l’épouse de Mankell depuis 1998. Chorégraphe et metteur en scène, elle a créé et longtemps dirigé en Suède la scène du Backa, spécialisée dans le théâtre pour jeunes et pour enfants. Eva est la deuxième femme d’Henning Mankell. Tous deux partagent la passion du théâtre. À 17 ans, Mankell écrivait déjà des pièces et travaillait comme assistant à la mise en scène.

Mia Couto, romancier

Cinéma

Né en 1955 à Beira, au Mozambique, António Emílio Leite Couto est le fils du poète Fernando Leite Couto. Biologiste de formation et militant du Frelimo (Front de libération du Mozambique), il fut directeur de l’Agence d’information du Mozambique, des revues Tempo et Domingo, et du journal Notícias de Maputo. Après un livre de poèmes (Raiz de Orvalho, 1983), deux recueils de nouvelles (Vozes Anoitecidas, 1986 ; Cada Homem É Uma Raça, 1990) et un volume de chroniques (Chronicando, 1991), il publie en 1992 son premier roman, Terres somnambules, qui a pour toile de fond la guerre civile. Il a, depuis, été traduit dans le monde et a collaboré à plusieurs films. Ses romans : Terre somnambule (Albin Michel, 1994) La Véranda au frangipanier (Albin Michel, 2002) Chroniques des jours de cendre (Albin Michel, 2003) Tombe, tombe au fond de l’eau (Éditions Chandeigne, 2005) Le Chat et le Noir (Éditions Chandeigne, 2003)

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Théâtre

Le Mozambique Carlos Cardoso de Mankell Assassiné en 2000, le journaliste Carlos Cardoso fut le cofondateur de la première agence de presse indépendante du Mozambique, Mediacoop, et le créateur de Media-Fax. Son esprit critique, son intégrité et son opiniâtreté lui valaient le respect.

Un spectacle du Mutumbela Gogo. DR

Image du Grand Bazar, film de Azevedo. DR

Élu député municipal de Maputo en 1998, il se mit à dénoncer la corruption et le glissement de l’ancien parti de la libération, toujours au pouvoir, vers un certain gangstérisme.

L’art théâtral au Mozambique a toujours été lié aux musiques et aux danses traditionnelles. La danse mapico est le meilleur exemple du lien entre théâtre, danse et musique.

Écrivain, Lícinio Azevedo témoigna de la guerre de libération coloniale et inspira le premier long-métrage de fiction réalisé au Mozambique. Il collabora à l’Institut national du film, à Maputo, avec Rui Guerra et Jean-Luc Godard.

Le 22 novembre 2000, alors que Cardoso enquêtait sur un scandale financier – une affaire de fraude, de détournement et de blanchiment impliquant de nombreux notables –, il fut assassiné d’une rafale de mitraillette.

Établi au Mozambique depuis 1975, ce réalisateur indépendant né au Brésil a fondé la société de production Ebano Multimedia. Il a dirigé et produit de nombreux documentaires primés.

Le meurtre, clairement perçu comme une menace contre la liberté d’expression et contre la démocratie, mit la capitale en émoi. Il révélait le délabrement institutionnel du pays.

Le Grand Bazar, son film le plus connu, est disponible en DVD (doublé en français).

Le procès des assassins de Cardoso est actuellement en cours.

À l’époque coloniale, le théâtre était le reflet de celui des grands auteurs portugais. Le public était essentiellement composé de Blancs. Les premiers mouvements en faveur d’un théâtre mozambicain se sont manifestés à la fin des années 60. Outre le Mutumbela Gogo, il existe aujourd’hui une dizaine de troupes au Mozambique.

Hollywood Ceux qui voudraient contempler les paysages magnifiques du Mozambique sans bouger de leur fauteuil peuvent voir ou revoir Blood Diamonds de Edward Zwick ou Ali de Michael Mann. Ces deux productions hollywoodiennes ont toutes deux été entièrement tournées au Mozambique. Les deux acteurs principaux de ces deux films ont visiblement apprécié l’accueil : Will Smith a tenu à ce que la première mondiale d’Ali soit donnée à Maputo, et Leonardo DiCaprio a fait don d’une somme importante à SOS villages d’enfants, qui avait fourni une part importante des petits figurants.

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hors-série 2009 – XXI

Extrait du Cerveau de Kennedy (Seuil, 2009) « Lucinda s’était garée à l’ombre d’un jacaranda en fleur. Des pétales bleu lavande étaient tombés sur le capot rouge. Sa voiture était vieille, cabossée. En prenant place sur le siège, Louise sentit une odeur de fruit. Elles traversèrent la ville. Il faisait très chaud. Louise passa la tête par la fenêtre pour avoir de l’air. La circulation était chaotique, partout des véhicules tentaient de forcer le passage. Ils seraient presque tous immédiatement interdits de circulation en Suède, pensa-t-elle. Mais ce n’était pas la Suède, c’était un pays d’Afrique de l’Est où Henrik était venu peu de temps avant de mourir. Elles arrivèrent à la périphérie de la ville : à perte de vue, des hangars déglingués, des trottoirs défoncés, des voitures rouillées et une marée infinie de piétons. À un feu rouge, Louise vit une femme qui portait un grand panier sur la tête, et une autre avec une paire de chaussures rouges à talons. Partout des fardeaux. Des fardeaux sur leurs têtes, et d’autres fardeaux, en elles, que je ne peux que deviner. Lucinda tourna à un carrefour embouteillé où les feux ne fonctionnaient pas. Elle se fraya un passage sans hésiter dans ce désordre. Louise aperçut un panneau indiquant Xai-Xai. – Nous roulons vers le Nord, dit Lucinda. En continuant tout droit, vous arriveriez dans votre pays.

Carlos Cardoso par l’artiste mozambiquais Walter Sand, 2005. DR

Elles dépassèrent un vaste cimetière. Plusieurs cortèges funèbres se pressaient à la grille. Brusquement elles se retrouvèrent hors de la ville, la circulation diminua, les maisons basses en terre et tôle ondulée se firent plus rares. Le paysage prenait le dessus, de hautes herbes, et à l’horizon des montagnes, le tout dans des nuances de vert. »

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Chut!jelis Récit photo de Stéphanie Lacombe

Il est autant de manières de lire que de vivre : c’est ce qu’a découvert – ou redécouvert – la photographe Stéphanie Lacombe, qui depuis deux mois s’est lancée pour XXI dans l’exploration du monde de la lecture. En guise de feuille de route, elle ne disposait pour point de départ que d’une simple curiosité : comment lit-on aujourd’hui ? En fin de parcours, elle dresse un constat irréductible : il n’existe pas de lecteur type. Les rencontres de lecture sont fruits de hasard, de passion, de fatales et imprévisibles attractions.

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« Partout, tout le temps, et souvent deux à la fois » Irène est italienne et vit à Paris depuis quatre ans. En ce moment, elle lit en espagnol, en anglais et en français. Elle lit partout : par terre, debout, assise. Elle lit tout le temps. Elle lit souvent deux livres à la fois. « Il y a toujours la recherche de vocabulaire, mais surtout le désir de la découverte linguistique et stylistique », explique-t-elle.

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Chut ! je lis

« Ce savoir et ce sentiment de plénitude » Jérémy s’en souvient comme si c’était hier. L’un des gros chocs de sa vie, ce fut la découverte de la bibliothèque de Vancouver (États-Unis) : « C’était immense, bas de plafond. On se perdait. Tout ce savoir autour et ce sentiment de plénitude. » Depuis, Jérémy s’est constitué une bibliothèque, qu’il peuple en se rendant régulièrement aux puces. Il est le cofondateur de Bibliothèques sans frontières, une organisation qui récupère des livres pour les envoyer à travers le monde. « En Afrique, le livre est vu comme un enfermement, une sorte d’isolement. C’est notre grand défi. »

« Un jour, j’ai cassé mon livre » « J’ai un rapport tactile aux gens, aux livres. Il faut que je les marque », explique Valentine. Comme objet, les livres n’ont pour elle que peu d’importance. Ils sont d’une matière vivante. Alors Valentine Goby les fait vivre. En écrivant d’abord – elle a publié chez Gallimard – et en lisant aussi : « Je corne mes lectures, je prends des notes dessus. On y trouve également des recettes, des idées, des listes de course, des pense-bêtes, des trames de livres à écrire… » Quand Valentine s’empare d’un livre, elle a son habitude : immédiatement, elle en casse la tranche. « Un jour, dans le train avec mon ami, j’ai cassé mon livre, je l’ai coupé en deux. Il s’ennuyait et j’avais lu le début. Plus tard, je l’ai re-scotché. » 44

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Chut ! je lis « Je rêve de lire un gros pavé » La maman de Lucien n’a jamais oublié : « Un jour, il a vu un très gros livre. “Je rêve de lire ça”, a-t-il soupiré… » Lucien, 11 ans, est dyslexique. Faute de pouvoir « s’aventurer » à lire des romans ou des aventures, Lucien est un fan de BD, de mangas en particulier. Il dessine beaucoup, et adore se mettre en scène. C’est lui qui a tenu à se déguiser en Japonais alors qu’il lisait les images de son manga Liar Game.

« Le livre nous abîme et on l’abîme » Fabrice a 32 ans. Réalisateur, il habite à Paris. Il n’aime pas « les romans qui racontent juste une histoire » : « Je veux que les livres aient une résonance sur ma vie. » Il lit partout. Chez lui, bien sûr, souvent à voix haute et en mimant les scènes. Mais aussi au café, car il « cherche dans la rue des visages qui nourrissent le livre ». Voici dix ans, Fabrice avait abandonné Belle du seigneur après avoir lu les deux cents premières pages. Il vient de reprendre le roman au tout début et avec passion. Fabrice a une très belle phrase : « Le livre nous abîme et on l’abîme. Il nous transforme et on le transforme. » 46

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« Le goût du lait dans la bouche » Aurélie a ses habitudes. Grande lectrice, elle bouquine notamment à l’heure du petit déjeuner, toujours sur son tabouret, avec ses chaussons de danseuse et ce kimono que déteste son ami. Aurélie est une boulimique de lecture. À 8 ans, sa mère lui a offert Viou, de Henri Troyat. Ce fut un choc, dit-elle. L’histoire de la petite fille l’a éveillée à la sensualité, au corps. C’est dans Les Malheurs de Sophie qu’Aurélie a compris la force des mots : « À un moment, Sophie joue à la dînette et trempe un morceau de craie blanche dans l’eau. En lisant, j’ai eu le goût du lait dans la bouche. C’était merveilleux. »

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« Je retrouve l’expression de ma jeunesse » La mère de Carmen était une Napolitaine illettrée. Née en Indochine, elle a très vite été occupée par ses quatre enfants. De sa vie, Carmen a peu lu. Elle se souvient avec émotion des larmes de son mari le jour où celui-ci a reçu un livre de photos sur les Halles : il y avait travaillé sa vie durant. C’est sa fille qui, il y a quatre ans, a donné à Carmen le goût de la lecture. À 81 ans, elle se met à sa table – après s’être préparé un thé – et plonge dans Les Années d’Annie Ernaux : « Je retrouve mes 18 ans, avec l’expression de ma jeunesse, mes douze centimètres de talons, ma robe de soie courte et sexy. J’étais d’avant-garde et le bal était toute ma vie. »

« Comme une enfant qui se raconte une histoire en jouant » Rozenn est un cas à part. Elle vit dans le noir. Elle est aveugle, l’est devenue à 24 ans. L’idée de la photo l’a ravie. Quand Rozenn parle, elle dit naturellement « regardez » ou « voyez ». C’est comme un jeu, elle sourit beaucoup. Souvent, elle va au cinéma ou voir une expo photo. Chez elle, il fait toujours sombre, mais elle a de la lumière dans les yeux. Elle lit peu de livres car rares sont ceux disponibles en braille. En revanche, elle lit beaucoup sur Internet. Son ordinateur est équipé d’un système de lecture en braille : « Je construis mes images avec mes souvenirs visuels. Je suis comme une enfant qui se raconte une histoire en jouant. »

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« À quelques-uns, on a fait une popote de livres » Son salon est son chez lui et sa bibliothèque son histoire. Elle raconte Roger : de ses passions et rêves jusqu’aux petits détails. Tous ses livres, même les plus ordinaires, sont reliés de cuir. Ancien militaire, Roger a fait faire ce travail lors de ses cinq années passées en Indochine. « Dans ma compagnie, il n’y avait pas de bibliothèque. On a fait une popote à quelques-uns. On achetait ensemble et on achetait de tout : des romans, des livres d’histoire, des livres faciles, des livres sexy… Il y en avait pour tous les goûts. » La bibliothèque de Roger l’a accompagné sa vie durant. Comme lui, elle a vécu vingt déménagements. Il a découvert Céline à 22 ans et a tout lu de lui « au moins deux ou trois fois ». « Si je devais conseiller aux gosses trois lectures essentielles ? La Bible, L’Iliade et l’Odyssée, Les Misérables. Le reste, c’est du remplissage. »

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« Les genoux de mon père et ses bras serrés » Lui ne lit qu’allongé. C’est ainsi. Il s’appelle Louis et est libraire depuis quatre ans. Assis, il a essayé, mais il n’y arrive pas. Ça bloque. Pourquoi ? Il ne le sait pas. Chaque page tournée sur son lit lui évoque, dit-il, un détail profondément ancré dans sa mémoire : « Petit, j’étais assis sur les genoux de mon père, légèrement à sa gauche, bien calé, et il me lisait des histoires. Je me souviens encore de la pression de ses bras quand il tournait les pages. Puis, ça s’est arrêté quand j’ai commencé à savoir lire. » Louis n’en dit pas plus mais, quand il en parle, il y a dans ce souvenir un goût de madeleine. « Je cherche depuis très longtemps un livre, poursuit-il. Il y a deux personnages et l’histoire se déroule au début du siècle. Je le cherche, mais je ne le trouve pas. Je ne sais plus si je l’ai vraiment lu ou rêvé. » Louis lit aujourd’hui Le Maître de Ballantrae de Stevenson. Il a 28 ans.

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« Drôle, humain, plein d’humour ». Dans sa campagne bretonne, on l’appelle Vivi. Virginie vit avec son poêle, ses deux moutons – Réglisse et Julie – et ses livres. La photo parle d’elle-même. : la campagne et les livres sont ses havres. « J’ai besoin, explique-t-elle, de ma bulle loin de la folie du monde. Je peux rester des mois sans les informations. » Virginie ne tombe jamais à court. Quand elle a fini un livre, elle en pioche un autre dans les malles et les cartons de son père et de son grand-père. « Je prends ce qui correspond à mon envie du moment, j’aime découvrir des mondes humains. » Son livre préféré : Le Messie récalcitrant de Richard Bach. « Drôle, humain, plein d’humour. »

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Chut ! je lis

« T’as vu, mon pote, je sais lire » On ignore si Marguerite et Gabriel, 6 ans tous les deux, sont amoureux. Peut-être. Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, ils lisent Pomelo est amoureux, sont inséparables depuis maintenant quatre ans et s’appellent entre eux « mon pote ». Le livre appartient à Marguerite. C’est « l’histoire d’un éléphant dans un jardin qui tombe amoureux et ne sait pas bien quoi faire avec ce sentiment ». Marguerite apprend à lire. Gabriel, lui, sait déjà lire. Il ne joue pas au grand frère et laisse Marguerite lire à sa manière. Quand c’est trop difficile, il l’aide discrètement. Lorsque Marguerite lance : « T’as vu, mon pote, je sais lire ! », Gabriel est heureux.

« Ils me sauvent, je m’accroche à eux » Joss est née dans cet appartement parisien. Rockeuse, genre « Rita Mitsouko en plus déjantée », elle a 64 ans et, jusqu’à ses 22 ans, n’a pu se laver que dans une cuvette. Du bain, Joss a fait un rituel. Trois fois par semaine, elle organise sa « cérémonie ». Un paquet de cigarettes à portée de main, un jus d’orange, une bougie, le téléphone, de l’eau brûlante et un livre. Durant la prise de vue, elle lisait Please kill me, l’histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs de Legs McNeil. « Je suis comme une dingue dans une librairie», raconte cette ancienne libraire. Son petit appartement tient de la bibliothèque : « Je range par rayons : psy, femmes, rock, poésie, roman… » Parfois, Joss se sent un peu triste : « Les livres me sauvent la vie, je m’accroche à eux. » 56

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VÉCU Un père, féru de littérature, abandonne une valise chez son fils, écrivain, appelé à recevoir le Nobel. Orhan Pamuk sait que cette valise contient les secrets d’une vie. Il tourne autour, s’interroge. Jusqu’au jour où…

s’en servait pour ses voyages de courte durée, et parfois aussi pour transporter des documents de chez lui à son travail. Je me rappelais avoir, enfant, ouvert cette valise et fouillé dans ses affaires, d’où montait une odeur délicieuse d’eau de Cologne et de pays étrangers. Cette valise représentait pour moi beaucoup de choses familières ou fascinantes, de mon passé et de mes souvenirs d’en­ fance ; pourtant, je ne parvenais pas à la toucher. Pourquoi ? Sans doute à cause du poids énorme et mystérieux qu’elle semblait renfermer. […]

Reconnaître l’existence d’un autre homme Je n’arrivais pas à prendre et à ouvrir la valise de mon père, mais je connaissais certains des cahiers qui s’y trouvaient. J’avais déjà vu mon père écrire dessus. Ce n’était pas la pre­mière fois que je ressentais tout le poids contenu dans cette valise. Mon père avait une grande biblio­ thèque ; dans sa jeunesse, à la fin des années 40, il avait voulu devenir poète, à Istanbul, il avait traduit Valéry en turc, mais n’avait pas voulu s’exposer aux diffi­cultés d’une vie consacrée à la ­poésie dans un pays pauvre, où les lec­ teurs étaient bien peu nombreux. Son père – mon grand-père – était un riche entrepreneur, mon père avait eu une enfance facile, il ne voulait pas se fati­ guer pour la littérature. Il aimait la vie et ses agréments, et je le comprenais. Ce qui me retenait tout d’abord de m’approcher de la valise de mon père, c’était la crainte de ne pas aimer ce qu’il avait écrit. Il s’en doutait sûrement, et avait d’ailleurs pris les devants en affectant une espèce de désinvolture à l’égard de cette valise. Cette ­attitude m’affligeait, moi qui écrivais depuis vingt-cinq ans, mais je ne voulais tenir rigueur à mon père de ne pas prendre la littérature suffisamment au sérieux… Ma vraie crainte, la chose qui m’effra­ yait vraiment, c’était la possibilité que mon père eût été un bon écrivain. C’est en fait cette peur qui m’em­ pêchait d’ouvrir la ­valise. Et je n’arrivais même pas à m’avouer cette vraie raison. Car si de sa ­valise était sortie une

Deux ans avant sa mort, mon père m’a remis une petite valise remplie de ses propres écrits, ses manuscrits et ses cahiers. En prenant son habituel air sarcas­ tique, il m’a dit qu’il voulait que je les lise après lui, c’est-à-dire après sa mort. « Jette un coup d’œil, a-t-il glissé, un peu gêné, peut-être y a-t-il quelque chose de publiable. Tu pourras choisir. » On était dans mon bureau, ­entourés de livres. Mon père s’est promené en regardant autour de lui, comme quelqu’un qui cherche à se débarras­ ser d’une valise lourde et encombrante, sans savoir où la poser. Finalement, il l’a posée discrètement, sans bruit, dans un coin. Une fois passé ce moment un peu honteux mais inoubliable, nous avons repris la légèreté tranquille de nos rôles habituels, nos personnalités sarcastiques et désinvoltes. Comme d’habitude, nous avons parlé de choses sans importance, de la vie, des inépui­ sables sujets politiques de la Turquie, de tous ses projets inaboutis, d’affaires sans conséquences. Je me souviens d’avoir tourné autour de cette valise pendant quelques jours après son départ, sans la toucher. Je connaissais depuis mon enfance cette petite valise de maroquin noir, sa ser­ rure, ses renforts cabossés. Mon père

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I L L U S T R AT I O N s : G w e nola c arr e r e

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grande œuvre, j’aurais dû reconnaître l’existence d’un autre homme, totale­ ment différent, à l’intérieur de mon père. C’était quelque chose d’effrayant. Même à mon âge déjà avancé, je tenais à ce que mon père ne fût que mon père, et non un écrivain. […] J’avais peur d’ouvrir la valise de mon père et de lire ses cahiers parce que je savais qu’il ne se serait jamais exposé aux difficultés que j’ai eu moi-même à affronter. Il aimait non la solitude, mais les amis, les pièces bondées, les plaisan­ teries en société. Mais ensuite, je fis un autre rai­ sonnement : la patience, l’as­ cétisme, ­toutes ces ­conceptions que j’avais écha­ faudées pou­ vaient n’être que mes propres préjugés, liés à mon expérience personnelle et à ma vie d’écrivain. Les auteurs géniaux ne manquaient pas qui écrivirent au milieu d’une vie brillante, bruyante, avec une existence sociale ou familiale heureuse et intense. De plus, notre père nous avait abandonnés, enfants, pour fuir justement la médiocrité de sa vie fami­ liale. Il était parti à Paris, où il avait, comme beau­ coup d’autres, rempli des cahiers dans des chambres d’hôtel. Je savais que dans la valise se trouvait une partie de ces cahiers, car pendant les années qui précédèrent la remise de cette valise, mon père avait commencé à me parler de cette période de sa vie. Dans notre enfance aussi il parlait de ces années-là, mais sans évoquer sa propre fragilité, ni son désir de devenir poète, ni ses angois­ ses existentielles dans des chambres d’hôtel. Il racontait comment il voyait souvent Sartre sur les trottoirs de Paris, il parlait des livres qu’il avait lus et des films qu’il avait vus avec un enthou­ siasme naïf, comme quelqu’un qui apporte des nouvelles importantes. Je ne pouvais certainement pas me dissimuler ce que ma desti­ née d’écrivain devait au fait que mon père parlait bien plus sou­ vent des grands auteurs de la litté­ rature mondiale que de nos pachas ou

auteurs religieux. Peut-être fallait-il plu­ tôt, au lieu d’attacher trop d’importance à la valeur littéraire de ses écrits, abor­ der les cahiers de mon père en considé­ rant tout ce que je devais aux livres de sa bibliothèque, en me rappelant que mon père, quand il vivait avec nous, n’aspirait lui aussi, comme moi, qu’à se retrouver seul dans une chambre, pour se frotter à la foule de ses rêves. Cependant, en contemplant avec inquiétude cette valise fermée, je me sentais justement incapable de cela même. Mon père avait coutume, par­ fois, de s’allonger sur le sofa à l’en­ trée de sa bibliothèque, de poser le magazine ou le livre qu’il était en train de lire, et de suivre longue­ ment le cours de ses pensées. Sur son visage apparaissait alors une nouvelle expression, dif­ férente de celle qu’il avait en famille, au milieu des plaisante­ ries, des disputes ou des taquineries – un regard tourné vers l’intérieur. J’en avais déduit dès mon enfance et ma première jeunesse que mon père était un homme inquiet, et je m’en inquiétais. Je sais maintenant, tant d’années après, que cette inquiétude est l’une des raisons qui font d’un homme un écrivain. Pour d ­ evenir écrivain, il faut avoir, avant la patience et le goût des privations, un instinct de fuir la foule, la société, la vie ordi­ naire, les choses quotidiennes parta­ gées par tout le monde, et de s’enfermer dans une chambre. Nous, écrivains, avons besoin de la patience et de l’espé­ rance pour rechercher les fondements, en nous-mêmes, du monde que nous créons, mais le besoin de nous e­ nfermer dans une chambre, une chambre ­pleine de livres, est la première chose qui nous motive. […] Mon père avait une bonne biblio­ thèque de quelque mille cinq cents livres qui aurait largement suffi à un écrivain. Quand j’avais 22 ans, je n’avais peut-être pas lu tous les livres qui s’y trouvaient, mais je les connaissais tous un par un, je savais lesquels étaient importants, ­lesquels étaient légers et faciles à lire, lesquels étaient des clas­ siques et des monuments incontour­ nables, lesquels étaient des témoins, 59


VÉCU voués à l’oubli mais amusants, d’une histoire locale, et lesquels étaient les livres d’un écrivain français auxquels mon père tenait beaucoup. Parfois je contemplais de loin cette ­bibliothèque. J’imaginais que moi-même, un jour, j’allais, dans une autre maison, pos­ séder une bibliothèque semblable et même meilleure, que j’allais me bâtir un monde avec des livres. Regardée de loin, la bibliothèque de mon père m’ap­ paraissait parfois comme une image de tout l’univers. Mais c’était un monde que nous observions à partir d’un angle étroit, depuis Istanbul, et le contenu de la bibliothèque en témoignait aussi. Et mon père avait constitué cette biblio­ thèque à partir des livres qu’il avait achetés pendant ses ­voyages à l’étran­ ger, surtout à Paris et en Amérique, de ceux qu’il avait ­achetés dans sa jeu­ nesse chez les bouquinistes ­d’Istanbul qui vendaient de la littérature étran­ gère dans les années 40 et 50, et de ceux qu’il avait continué d’acquérir dans des librairies que je connais moi aussi. […]

Se rapprocher de l’Occident Je sentais que mon père aussi lisait parfois pour échapper à son monde et fuir vers l’Occident, tout comme je l’ai fait moi-même plus tard. Il me parais­ sait aussi qu’à cette époque-là les livres nous servaient à nous défaire du sen­ timent d’infériorité culturelle ; le fait de lire, mais aussi d’écrire, nous rap­ prochait de l’Occident en nous en fai­ sant partager quelque chose. Mon père, pour remplir tous ces cahiers dans cette valise, était allé s’enfermer dans une chambre d’hôtel à Paris, et avait rap­ porté en Turquie ce qu’il avait écrit. Je sentais, en regardant la valise de mon père que moi aussi j’étais concerné, et cela me terrifiait. Après vingt-cinq années passées, pour être écrivain en Turquie, dans la solitude d’une cham­ bre, je me révoltais en regardant la valise de mon père contre le fait que le métier d’écrivain, le fait d’écrire sin­ cèrement suppose qu’on l’exerce en cachette de la société, de l’État et de la Nation. C’est peut-être là mon princi­ pal ressentiment contre mon père : de n’avoir pas autant que moi pris le métier d’écrivain au sérieux. En fait, je lui en voulais de n’avoir pas mené la vie qui est la mienne, d’avoir choisi de vivre 60

dans la société, avec ses amis, les gens qu’il aimait, sans s’exposer au moindre conflit pour quoi que ce soit. Mais en même temps, je savais ce que ces repro­ ches recouvraient de jalousie, et que ce mot aurait été le plus exact pour ­décrire mon énervement. Je me demandais, comme une obsession, « qu’est-ce que le bonheur ? ». Est-ce croire vivre une vie profonde dans la solitude d’une chambre ou est-ce vivre une vie ­facile au sein de la société, en croyant les mêmes choses que tout le monde ou en faisant semblant d’y croire. Est-ce qu’écrire en cachette de tous, dans son coin, tout en ayant l’air de vivre en har­ monie avec tout le monde, était le bon­ heur ou le malheur ? C’étaient là des questions trop irritantes, trop brûlan­ tes pour moi. De plus, d’où avais-je tiré que le bonheur fût le critère d’une vie réussie ? Les gens, les journaux, tout le monde se comportait comme si la vie se mesurait essentiellement au bonheur qu’elle offrait, et cela seul justifiait sans doute qu’on pût envisager le contraire. D’ailleurs, connaissant bien mon père, et cette façon qu’il avait eue de nous abandonner et de nous fuir constam­ ment, j’étais aussi bien à même de per­ cevoir son inquiétude profonde. Voilà ce qui m’a fait ouvrir finale­ ment la valise de mon père. Peut-être y avait-il dans sa vie un secret, un mal­ heur trop important pour qu’il ait pu le supporter sans l’écrire. Dès que j’ai ouvert la valise, je me suis s­ ouvenu de l’odeur de son sac de voyage, et je me suis aperçu que je connaissais cer­ tains de ses cahiers, que mon père m’avait montrés des années plus tôt,

C’est peut-être là mon principal ressentiment contre mon père : de n’avoir pas autant que moi pris le métier d’écrivain au sérieux

sans y ­attacher d’importance. La plu­ part de ceux que j’ai feuilletés un par un dataient des années où mon père, jeune encore, nous avait souvent quit­ tés pour se rendre à Paris. Mais ce que j’aurais souhaité, moi, comme les écri­ vains que j’aime et dont je lis les livres, c’était apprendre ce que mon père avait pu penser et écrire au même âge que moi. Rapidement, j’ai compris que je n’allais pas faire cette expérience.

Blessures secrètes J’étais gêné aussi par la voix d’écri­ vain que je percevais çà et là dans ces cahiers. Je me disais que cette voix n’était pas celle de mon père, qu’­elle n’était pas authentique, ou bien que cette voix n’appartenait pas à la per­ sonne que je connaissais comme mon père. Il y avait ici une crainte plus grave que la simple inquiétude de décou­ vrir que mon père cessait, en écrivant, d’être mon père : ma propre peur de ne pas réussir à être authentique l’em­ portait sur celle de ne pas apprécier ses écrits à lui, et de constater même qu’il était excessivement influencé par d’autres écrivains, et elle se transfor­ mait en une crise d’authenticité qui m’obligeait à m’interroger, comme dans ma ­jeunesse, sur mon existence entière, sur ma vie, mon envie d’écrire, et ce que j’ai écrit moi-même. Pendant les dix premières années où j’ai écrit des romans, j’éprouvais cette crainte avec acuité, elle m’accablait presque ; tout comme j’avais renoncé à peindre, j’avais peur que cette inquiétude me fasse renoncer à écrire. Je vous ai déjà parlé des deux senti­ ments que cette valise – que j’ai depuis refermée et rangée – avait suscités en moi : le sentiment de provincialité et le souci d’authenticité. Évidemment, ce n’était pas la première fois que j’éprou­ vais profondément ces sentiments ­d’inquiétude. J’avais moi-­même en lisant et en écrivant exploré, ­découvert et approfondi pendant des années ces sentiments à ma table de t­ ravail, dans toute leur ampleur, avec leurs ­conséquences, leurs interconnections, leurs intrications et la diversité de leurs nuances. Bien sûr, je les avais éprouvés maintes fois, surtout dans ma jeunesse, douleurs diffuses, susceptibilités lanci­ nantes, désordres de l’esprit dont la vie XXI – HORS-SÉRIE 2009

et les livres ne cessaient pas de m’affli­ ger. Mais je n’étais parvenu au fond du sentiment d’être provincial, de l’angois­ se de n’être pas authentique qu’en écri­ vant des romans, des livres là-dessus (par exemple Neige ou Istanbul pour le sentiment de provincialité, ou Mon nom est Rouge et Le Livre noir pour le souci d’authenticité). Pour moi, être écrivain, c’est appuyer sur les blessures secrètes que nous portons en nous, que nous savons que nous portons en nous – les découvrir patiemment, les connaître, les révéler au grand jour, et faire de ces blessures et de nos douleurs une partie de notre écriture et de notre identité. Être écrivain, c’est parler des ­choses que tout le monde sait sans en avoir conscience. La découverte de ce savoir et son partage donnent au lec­ teur le plaisir de parcourir en s’éton­ nant un monde familier. Nous prenons sans doute aussi ce plaisir au talent qui exprime par des mots ce que nous connaissons de la réalité. L’écrivain qui s’en­ferme dans une chambre et déve­ loppe son talent pendant des années, et qui essaie de construire un monde en commençant par ses propres blessures secrètes, consciemment ou inconsciem­ ment, montre une confiance profonde en l’humanité. J’ai toujours eu cette confiance en ce que les autres portent aussi ce genre de blessures, en ce que les êtres humains se ressemblent. Toute la littérature véritable repose sur une confiance – d’un optimisme enfantin – selon laquelle les hommes se ressem­ blent. Quelqu’un qui écrit pendant des années enfermé s’adresse à cette huma­ nité et à un monde sans centre. […]

Comme un accident de voiture Contrairement à ce que je ressen­ tais pendant mon enfance et ma jeu­ nesse, le centre du monde pour moi est désormais Istanbul. Non seulement parce que j’y ai passé presque toute ma vie, mais aussi parce que depuis trentetrois ans j’ai raconté ses rues, ses ponts, ses humains et ses chiens, ses maisons et ses mosquées, ses fontaines, ses héros étonnants, ses magasins, ses petites gens, ses recoins sombres, ses nuits et ses jours, en m’identifiant à chacun tour à tour. À partir d’un certain moment, ce monde que j’ai imaginé échappe aussi à HORS-SÉRIE 2009 – XXI

Il y a eu un silence embarrassé. Je ne lui ai pas dit que j’avais ouvert la valise. J’ai fui son regard. Mais il a compris mon contrôle et devient plus réel dans ma tête que la ville dans laquelle je vis. Alors, tous ces hommes et ces rues, ces objets et ces bâtiments commencent en quelque sorte à parler entre eux, à établir entre eux des relations que je ne pouvais pas pressentir, à vivre par eux-mêmes, et non plus dans mon ima­ gination et mes livres. Ce monde que j’ai construit en l’imaginant patiem­ ment, comme on creuse un puits avec une aiguille, m’apparaît alors plus réel que tout. En regardant sa valise, je me disais que peut-être mon père aussi avait connu ce bonheur réservé aux écri­ vains qui ont voué tant d’années à leur métier, et que je ne devais pas avoir de préjugés à son égard. Par ailleurs, je lui étais reconnaissant de n’avoir pas été un père ordinaire, distribuant des ordres et des interdictions, qui écrase et punit, et de m’avoir toujours respecté et lais­ sé libre. J’ai parfois cru que mon ima­ gination pouvait fonctionner librement, comme celle d’un enfant, parce que je ne connaissais pas la peur de perdre, contrairement à de nombreux amis de mon enfance et de ma jeunesse, et j’ai parfois sincèrement pensé que je pou­ vais devenir écrivain parce que mon père avait voulu devenir lui-même écri­ vain dans sa jeunesse. Je devais le lire avec tolérance et comprendre ce qu’il avait écrit dans ces chambres d’hôtel. Avec ces pensées optimistes, j’ai ouvert la valise, qui était restée plusieurs jours là où mon père l’avait laissée, et j’ai lu, en mobilisant toute ma volonté, cer­ tains cahiers, certaines pages. Qu’avaitil donc écrit ? Je me s­ ouviens de vues d’hôtels parisiens, de quelques poèmes, de paradoxes, de ­raisonnements… Je me sens maintenant comme quelqu’un qui se rappelle difficilement, après un

accident de voiture, ce qui lui est arri­ vé, et qui rechigne à se souvenir. Lors­ que dans mon en­fance ma mère et mon père étaient sur le point de commencer une dispute, c’est-à-dire lors de l’un de leurs silences mortels, mon père allu­ mait tout de suite la radio, pour chan­ ger l’ambiance, la musique nous faisait oublier plus vite. […] Une semaine après avoir déposé la valise dans mon bureau, mon père m’a rendu visite à nouveau, avec comme d’habitude un paquet de chocolats (il oubliait que j’avais 48 ans). Comme d’habitude nous avons parlé de la vie, de politique, des potins de famille et nous avons ri. À un moment donné, mon père a posé son regard là où il avait laissé la valise, et il a compris que je l’avais enle­ vée. Nos regards se sont croisés. Il y a eu un silence embarrassé. Je ne lui ai pas dit que j’avais ouvert la valise et essayé d’en lire le contenu. J’ai fui son regard. Mais il a compris. Et j’ai compris qu’il avait compris. Et il a compris que j’avais compris qu’il avait compris.

Les douces paroles du bonheur Ce genre d’intercompréhension ne dure que le temps qu’elle dure. Car mon père était un homme sûr de lui, à l’aise et heureux avec lui-même. Il a ri comme d’habitude. Et en partant, il a encore répété, comme un père, les ­douces paroles d’encouragement qu’il me disait toujours. Comme d’habitude, je l’ai ­regardé sortir en enviant son bonheur, sa tran­ quillité, mais je me souviens que ce jour-là j’ai senti en moi un tressaille­ ment embarrassant de bonheur. Je ne suis peut-être pas aussi à l’aise que lui, je n’ai pas mené une vie ­heureuse et sans problèmes comme lui, mais j’avais, comme vous l’avez compris, remis ses écrits à leur place… J’avais honte d’avoir éprouvé cela envers mon père. De plus, mon père, loin d’avoir été un centre, m’avait laissé libre de ma vie. Tout cela doit nous rappeler que le fait d’écrire et la littérature sont profondé­ ment liés à un manque autour duquel tourne notre vie, au sentiment de bon­ heur et de culpabilité. […] XXI Orhan Pamuk Traduction du turc par Gilles Authier © LA FONDATION NOBEL 2006 61


Ainsilavie


Qu’est-ce qu’une librairie indépendante ? C’est une librairie qui n’appartient ni à groupe industriel ou commercial, ni à une chaîne. C’est un lieu où des libraires ont à cœur de diffuser les livres qu’ils aiment, en dehors des impératifs du marketing. Les libraires indépendants mènent une politique de fond (en présentant des ouvrages qui se vendent sur la durée). Ils font « du commerce avec des œuvres de l’esprit », selon l’expression de Gaston Gallimard. Dans chaque magasin, une personne ou une équipe invente son style de librairie. À l’instar des cinémas indépendants – et autrefois des disquaires indépendants – ces libraires mettent en avant leur goût et leur compétence. L’existence de ce réseau représente une chance pour les lecteurs, qui y trouvent une écoute et un conseil. C’est aussi un formidable bouillon de culture pour les éditeurs, qui peuvent prendre des risques et imposer des auteurs ou des projets à contre-courant. Les librairies indépendantes emploient 13 000 salariés et assurent 25 % des ventes de livres en France.

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Pourquoi existe-t-il autant de libraires alors que les disquaires ont presque disparu ? Dans les années 1970, les libraires ont été confrontés au développement des grands surfaces spécialisées (comme la Fnac) et des hypermarchés. Grâce à l’action de l’association pour le prix unique du livre créée par l’éditeur Jérôme Lindon (réunissant libraires et éditeurs), la loi du 10 août 1981 a vu le jour, votée à l’unanimité par les parlementaires. Le prix du livre devient unique, fixé par l’éditeur. Contrairement aux idées reçues, la loi n’a pas d’effet inflationniste : depuis bientôt dix ans, l’augmentation du prix des livres est inférieure à l’inflation. En Angleterre, la suppression du prix unique en 1995 a entraîné une course aux rabais de plus en plus importants sur une poignée de livres et une hausse du prix des autres ouvrages. Dans le cadre du récent Conseil du livre, le député Hervé Gaymard dirige actuellement un groupe de travail sur le bilan de la loi, afin de la renforcer. Le plan livre de Christine Albanel, adopté à l’automne 2007, a permis le doublement des aides du Cnl en faveur de la librairie via la création d’une commission « librairie de référence » présidée par Antoine Gallimard. Plusieurs éditeurs se sont par ailleurs regroupés au sein de l’Adelc (Association pour le développement de la librairie de création) pour financer la création ou l’agrandissement de librairies indépendantes.

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Les aides aux librairies indépendantes CNL (Centre national du livre) http://www. centrenational dulivre.fr/ Subventions et prêts pour la création, l’extension ou la reprise de librairies indépendantes. Subventions pour la mise en valeur des fonds en librairie. Subventions

à la production de catalogues thématiques par les groupements de librairies. Subventions aux acquisitions de fonds thématiques en librairie. Subventions aux groupements de librairies pour leur participation à des salons du livre.

Qu’est-ce que la San Jordi ? La fête de saint Georges, patron des libraires, est célébrée en avril dans le sud de l’Europe et en Amérique latine. En 1926, la Chambre des libraires de Barcelone a créé « le Jour du livre », à la date de la San Jordi, qui est aussi le jour anniversaire de la mort de Cervantès et de Shakespeare. La tradition née en Catalogne veut, ce jour-là, que les femmes offrent un livre et les hommes une rose. À Barcelone, la San Jordi a l’ampleur des grandes fêtes populaires, comme le marché de Noël à Strasbourg ou de la grande braderie à Lille. Jalonnés de kiosques de roses et d’étalages de livres, les ramblas, les grands boulevards de la capitale du sud de l’Espagne, sont noirs de monde. Pourquoi la fête-t-on en dehors de l’Espagne ? Depuis 1995, l’Unesco a fait de la San AFP/CÉSAR RANGEL Jordi « le Jour du livre et des droits d’auteur », manifestation reprise dans plus de cent pays. En France, les libraires ont commencé, il y a onze ans, à célébrer à leur tour cette journée. Sous la bannière de l’association Verbes, créée par Marie-Rose Guarnieri, plus de 500 librairies indépendantes s’unissent pour fêter l’amour et les livres. Chaque année, les promoteurs de cette journée, épaulés par les éditions Actes Sud, Thierry Magnier, Flammarion, l’hebdomadaire professionnel Livres Hebdo, le Centre national du livre et la Région Île-de-France, invitent un auteur ou un éditeur à célébrer à leur manière ce jour du livre et de la librairie. Cette année, c’est la revue XXI qui a été choisie.

Ce hors-série n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien du CNL (Centre

Adelc (Association pour le développement de la librairie de création) adelc@wanadoo.fr

Le compte courant fait l’objet d’un accord de remboursement trimestriel sur une durée de cinq à huit ans avec une ou deux années de franchise.

Les aides de l’Adelc s’effectuent sous la forme d’apports en compte courant avec une prise de participation à hauteur de 5 % du capital.

Des aides régionales sont également délivrées selon la politique d’action culturelle de chaque région française.

national du livre), de la région Île-de-France, du SLF (Syndicat de la librairie française) et d’Europe 1. Ces partenaires ont permis que 10 000 exemplaires soient offerts par les librairies indépendantes le samedi 27 avril 2009, à l’occasion du jour de la fête du livre et du droit charte_newLOGO

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d’auteur. Les bénéfices de la vente ultérieure de ce numéro sont reversés à l’Adelc (Associ at ion pour le développement

Guide d’utilisation

de la librairie de création). 64

XXI – hors-série 2009

hors-série 2009 – XXI

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VÉCU

Les Auteurs

3, rue Rollin, 75005 Paris 01 42 17 47 80 ; fax 01 43 31 77 97 info@rollinpublications.fr www.leblogde21.fr

Y Directeur de la publication Laurent Beccaria Rédacteur en chef Patrick de Saint-Exupéry Directeurs artistiques Quintin Leeds, Sara Deux Directrice de la communication et des partenariats Laurence Corona Pages actualité Dominique Lorentz Mise en page Placid Secrétariat de rédaction Mirabelle Carré, Safia Bouda leblogde21.com Léna Mauger Relations libraires Pierre Bottura Assistante communication Sidonie Mangin Comptabilité Christelle Lemonnier Droits étrangers et secrétariat général Jean-Baptiste Bourrat

Y Abonnements (Pierre Bottura) : XXI, service des abonnements, 3, rue Rollin 75005 Paris. 01 42 17 47 80 abonnement@rollinpublications.fr Formulaire téléchargeable sur www.leblogde21.fr Édité par Rollin publications, SAS au capital de 55 728 ¤. Siège social : 3, rue Rollin, 75005 Paris Président : Laurent Beccaria. Actionnaires : BSA (Beccaria Sivry et associées), Patrick de Saint-Exupéry, Madrigall (groupe Gallimard), Patrick Bréaud, Charles-Henri Flammarion, Laurent Hebenstreit, Dominique Villeroy de Galhau. Photogravure : Prépresse Low-Cost Impression : RotoFrance impression, rue de la Maison-Rouge, 77 185 Lognes. Commission paritaire : 0210 I 89299 ISSN 1960-8853 ISBN 978-2-35638-009-8 Dépôt légal : mai 2009. 66

La Bible de Gutenberg, p. 18 Yves Stavridès Né à Soisy-sous-Montmorency, docteur en gestion, Yves Stavridès a commencé aux Nouvelles Littéraires, en 1979. Il a enchaîné à L’Express. Grand reporter pour la rubrique Société, chef du service Arts et Spectacles, puis en charge des grandes enquêtes, on lui doit des entretiens avec Daniel Wildenstein (Marchands d’art, Plon) et quelques scénarios et dialogues. Son premier reportage à Moscou remonte à 1984. C’est son quinzième voyage en Russie. Le commissaire se cache au Mozambique, p. 30 Patrick Raynal Né à Paris le 1er juillet 1946. Obtient une maîtrise de lettres en 1970, se fait virer de la fac de Nice après une condamnation à six mois de prison avec sursis, se marie et fait son service militaire dans les chasseurs alpins. Petits boulots et grandes galères, vit deux ans en Bretagne puis redescend sur la Côte d’Azur, où il est agent général en assurances à La-Colle-sur-Loup. Écrit des romans noirs à partir de 1980. En novembre 2004, quitte Gallimard, où il a créé la collection « La Noire ». Chut ! Je lis, p. 42 Stéphanie Lacombe Née en 1976 à Cahors, dans le Lot, ville du goût et du bien vivre : vin, truffe, foie gras, j’ai goûté à Paris les délices de l’expression artistique avec, en entrée, le lycée du livre et des arts graphiques, rue Madame, et, en plat principal, les Arts décoratifs. Je cuisine sur commande ou fais goûter mes plats à la presse (Marie-Claire, La Croix, VSD, Lire, Classica…), je fais revenir le tout au sein du réseau de photographes indépendants Picturetank.com. La valise de mon papa, p. 58 Orhan Pamuk Né en 1952 à Istanbul, Orhan Pamuk est le plus grand écrivain contemporain turc. Ses romans ont été traduits en vingt langues et récompensés de trois prix littéraires en Turquie, du prix France Culture (1995), du prix du meilleur livre étranger du New York Times (2004), du prix des libraires allemands et du prix Médicis étranger (2005). Il a été couronné en 2006 par le prix Nobel de littérature. Orhan Pamuk vit sous la menace des milieux nationalistes turcs qui lui reprochent ses prises de position sur l’Arménie et sur « l’identité turque ».

Les illustrateurs

Jean Lecointre Couverture et p. 14 Né au Péage-de-Roussillon, ce chirurgien du collage numérique puise son inspiration en disséquant de vieux magazines d’Europe de l’Est. Ses premières illustrations sont publiées en 1995. Auteur de livres pour enfants, il a publié Les Animaux domestiques, un vaudeville animalier (Éditions Thierry Magnier). Colcanopa Détonnant, p. 10 Né dans le Nord en 1977, Colcanopa passe la frontière pour étudier l’illustration à Saint-Luc (Tournai, Belgique). Graphiste en agence, il compose ensuite pendant cinq longues années des pochettes de disques. Depuis, Colcanopa travaille régulièrement avec la presse. Il vit à Lille. Blexbolex (Bernard Granger) La Bible de Gutenberg, p. 18 Né en 1966, il a étudié aux beaux-arts d’Angoulême. A travaillé comme imprimeur et éditeur. Il est maintenant illustrateur et auteur. Ses premiers livres sont des autoéditions, puis paraissent au Dernier Cri. Il travaille sur des projets variés et variables. Christophe Merlin Le commissaire se cache au Mozambique, p. 30 Il vit et travaille à Paris, souvent ailleurs aussi : Bénarès, Istanbul, la Langue de Barbarie ou Zabriskie Point… Christophe Merlin adore les dessins de voyages, de paysages. Auteur et illustrateur de plusieurs livres, son dernier ouvrage paru est Madagascar (Albin Michel). Gwénola Carrère La valise de mon papa, p. 58 Installée depuis vingt ans à Bruxelles, l’illustratrice d’origine française Gwénola Carrère mène en parallèle un travail en édition et presse jeunesse, et un travail lié à la musique. Elle enseigne à Saint-Luc, école d’art qu’elle a elle-même fréquentée dix ans plus tôt. Aurel Ainsi la vie, p. 62 Aurel est né en 1980. Après des études de biochimie, il est devenu dessinateur de presse. Logique. Aurel dessine notamment pour Jazz Magazine et qobuz.com. Il est également graphiste des groupes Massilia Sound System et Oai Star. XXI – HORS-SÉRIE 2009


4 APERÇU 6 DE L’INTÉRIEUR 8 FLASHBACK 10 DÉTONNANT 12 DANS L’ŒUF

14 DHistoires ossier

de livres

Patrick de Saint-Exupéry

16 à la main de l’homme

18 La Bible de Gutenberg au pays des Soviets

Tribulations d’un « trophée » qui n’a pas fini de faire couler de l’encre Yves Stavridès

30 Le commissaire se cache au Mozambique

À Maputo, Henning Mankell est un inconnu Patrick Raynal

42 Chut ! je lis

Reportage photo de Stéphanie Lacombe

58 La valise de mon papa

Les secrets d’une vie Orhan Pamuk

62 Flâneries

Aurel

64 La fête de la rose 66 auteurs et illustrateurs de XXI 5 euros — France et Belgique

724.944.8


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