FRANÇOIS CHRISTOPHE
BALBOA
BALBOA Essai photographique sur San Diego
FRANÇOIS CHRISTOPHE
If you want a good picture, take one of my face !
Si tu veux une bonne photo, prends-en une de ma tronche!
Je suis parti avec deux boîtiers : Le Nikon qui était mon gagne pain à Paris et le Holga pour faire joujou. Après quarante-huit heures passées à tournevirer, je me suis aperçu que je ne faisais rien de bon avec le gros numérique. Il n’y avait rien. Je ne voyais rien et cet outil ne collait pas à mon état d'esprit du moment. Il était encombrant, trop lourd et je ne voulais pas me casser la tête. « You press the bouton, … we do the rest »* comme le vantait la pub Kodak. Ainsi, le Holga, ce Camera toy made in China, le gadget de bobos est devenu mon poto. J’en ai même acheté un second chez Nelson Photo Supplies pour y charger une autre sensibilité. J’avais l’air bête avec cet équipement autour du cou, tant mieux, je n’étais pas crédible comme photographe professionnel et c’est ce que je recherchais. Côté labo, l’argentique n’étant pas bon marché il fallait être économe, alors deux ou trois vues tout au plus suffisaient pour un sujet.
5 I 6 I 2 I 12 I 4 I 38 Je me suis alors imposé une discipline rigoureuse. Pour rattraper le temps perdu, je me déplaçais désormais toujours à vélo pour explorer un quartier. L'objectif fixé était de rentrer en contact avec cinq ou six inconnus et l'obligation de faire deux films de douze poses en une journée, ni plus ni moins. Le grand impatient que j'étais, capable de lâcher l’affaire si ça ne mordait pas rapidement, devenait chasseur-cueilleur. En m'infligeant ce mode opératoire, je m'obligeais à produire. Je voulais impérativement compléter mon tableau de chasse avant de me coucher. C’était ma formule magique pour avancer. Après quatre semaines passées à San Diego, trente-huit portraits furent réalisés, avec autant d'histoires pour les accompagner.
*« Vous appuyez sur le bouton, ... nous faisons le reste. »
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___ Plusieurs tours de pâtés de maison à pédaler ont été nécessaires avant que je me décide enfin d'aborder ce couple. Etait-ce le costume bleu et la cravate orange, ou ce qui semblait être de prime abord une simple différence d’âge, de taille ou de style ? Tout en eux m’attirait et un couple métis se tenant la main dans la rue aux États-Unis était totalement improbable. Cela justifiait que je les photographie. Douze ans plus tard, j’y vois encore un symbole et presque un vestige face à l’actualité nauséabonde des U.S.A. On était alors en pleine campagne des présidentielles et Barack Obama ouvrait une voie avec « Yes we can !». Obey en faisait une icône qui s’imprimait sur les tee-shirts. ___ La lumière est forte l’après-midi à San Diego. Alors que le matin une brume du Pacifique lisse les reliefs et les couleurs, passé le déjeuner elle est tellement éblouissante qu'on en ferme les yeux sans lunettes de soleil. Des murs blanchis nous rappellent aussi que Tijuana est à trente kilomètres à peine. Derrière les palissades des jardins, les cactus, tels des géants, prolifèrent comme la plante carnivore dans La petite boutique des horreurs. C’est alors tout le Mexique qui déborde chez les gringos. Il faut attendre la soirée, quand des reflets mordorés glissent à la surface du bitume rapiécé, pour observer quelques colibris peu farouches sortir butiner dans Balboa Park. ___ Passé Chula Vista près de la frontière que l'on nomme Tortilla Border, j’ai mangé de juteuses Quessadillas aux tripes de bœuf. Des tripes, moi ! Dans la série Breaking Bad, il y a le fast food nommé Los Pollos Hermanos qui propose du poulet frit à tomber par terre. Il y en a plein par ici, des palaces comme ça, où les petites serviettes en papier ne suffisent pas; il faut alors se résoudre à se lécher les doigts. Mais la véritable monstruosité serait plutôt cette guirlande de barbelés qui sépare les États-Unis du Mexique, sur laquelle bon nombre de candidats au rêve américain ont trouvé la mort. ___ Un jour, un illuminé m’a tenu la jambe presque toute une matinée. Comme Ferdinand Cheval bâtissant son tombeau, cet artiste exposait dans son jardin quelques squelettes en plastique qu’il affublait de tout un tas d’accessoires. Au moment de prendre congé il me glissa son mail griffonné au stylo bille sur un bout papier, afin que je lui envoie les images de son portrait. Une adresse mail qui d’habitude s’épelle en quelques lettres, s’étirait pour lui sur toute une ligne. Lorsqu’il retira son chapeau, je découvris soudainement une cravate aux couleurs du drapeau américain nouée autour de la tête, ainsi que les restes d’une belle plaie au front; des lunettes à double foyer d’une autre époque le défiguraient. Son salut fit mon bonheur puisqu’il me tendit là une bonne image de lui, comme mis à nu.
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___ Je suis presque chauve et déjà à l’époque il ne servait à rien que je cherche à secouer ma crinière en écoutant du métal. Cependant, un presque chauve a quand même besoin de se couper les cheveux pour ne pas ressembler à un clown. En faisant ma valise j’avais oublié d'y glisser ma tondeuse, alors mon ami Carl, chez qui je logeais, me donna l’adresse de son coiffeur situé dans le quartier de Hillcrest où se réunit la communauté LGBT de San Diego. La coiffeuse faisait son travail avec application et je retrouvais les plaisirs du massage du cuir chevelu. C’est alors qu’une grande silhouette fit son entrée : un gaillard de presque deux mètres tatoué d’un simple fil barbelé sur le biceps, bronzé comme un surfer et totalement habillé en femme. Une robe très près du corps laissait apparaître un corps sculptural. Les mules renforçaient sa cambrure. En quelques échanges je compris qu’il s’agissait du patron et c’est à lui que je réglais ma tonte. Mon étonnement et la crainte d’être maladroit m’empêchèrent de lui demander de poser pour moi. Je regrette encore un peu d'avoir raté le coche, comme cela m'est arrivé bien des fois dans ma carrière par manque de culot. Mais pas totalement pour ce portrait, car même si je cherche "à voir", je ne suis pas un "voyageur-voyeur". ___ Il est inhabituel pour un photographe de parler des images qu’il a manquées ou qu’il n’a pas faites. Cela fait partie de l'acte photographique et, selon moi, s'avère aussi révélateur que le fameux lapsus. Une photographie loupée techniquement peut parfois prendre une forme poétique surprenante. À maintes reprises, j'ai oublié d'avancer mon film comme l'exigeait le Holga, dont la construction approximative et rudimentaire produisait déjà de séduisantes imperfections graphiques, ô combien oniriques. C'est ainsi que plusieurs prises de vues subirent une surimpression incontrôlée, dédoublant l'espace dans un même cadre. L'erreur de processus due à ma distraction conféra ainsi à l'image une nouvelle dimension. ___ « Si tu veux une bonne photo, prends-en une de ma tronche ! », me lança donc un jour un type en pleine rue, alors que je cadrais une simple voiture. « Oui pourquoi pas, je veux tout et tout le monde, mais il faut que l'on fasse connaissance. » pensais-je intérieurement. Une gueule ne suffira pas. C'est ainsi que je rencontrais le facétieux Carey, un tatoueur sur 30th St. Il me présenta à tout le personnel du salon ou il travaillait, me parla de ses voyages en Europe, de son fils qu'il voyait peu et de ses tatouages. À cette époque, marquer le visage n'était pas très courant et il m'expliqua la symbolique de ce fil qui commençait sous la lèvre inférieure pour parcourir l'ensemble de son corps. ___ Jean Renoir, dans un entretien à propos de l'importance du décor au cinéma, sans pouvoir le citer précisément, disait en substance la chose suivante : Pour qu'un décor soit juste, il faut que le papier peint d'une scène tournée dans un appartement parisien puisse représenter à lui seul l'immeuble, le quartier, Paris, toute l'époque... C'est comme cela que ces images ont été faites, avec l'envie de montrer des morceaux de papier peint.
François CHRISTOPHE
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Couverture : Parking d'un supermarché. En arrière plan, le temple mormon de San Diego, La Jolla • P. 11 Couple sur Utah Street, North Park • P. 12 : Personne transgenre, Hillcrest. • P. 13 : Fin de journée, South Park. • P. 14 & 15 : Rebecca's Coffee, Fern Street. • P. 16 & 17 : Cuisine et salle du restaurant The Big Kitchen, Grape Street. • P. 18 & 19 : Barbier - Coiffeur, South Park. • P. 20 & 21 : Salon de tatouage, 30 th Street, Burlingame. • P. 22 : Animalerie, University Avenue. • P.23 : Jim, artiste, South Park. • P. 24, 25, 26 & 27 : Tournoi de Stickball, Downtown. • P. 28 & 29 : Pavillon, près de Juniper Canyon • P. 30, 31, 32 & 33 : Coronado Beach. • P. 34 : Mission Bay. • P. 35 : Sign Spinner (Jeune homme jonglant avec une pancarte publicitaire au coin de la rue). • P.36 : Hôtel, Downtown. • P. 37 : Edgemont Street. • P. 38 & 39 : North Park. • P. 40 : South Park. P. 41 : Détection de métaux, Coronado Beach. • P. 42 : Un cadet avec ses parents, Embarcadero. • P. 43 : Cimetière national de Fort Rosecrans. • P. 44 & 45 : East San Diego. P. 46 : Membre du Black Heritage diffusant la parole de Martin Luther King. • P. 47, 48 & 50 : Meeting du parti démocrate lors de la campagne de Barack Obama. • P. 51 : Guide touristique. P. 53 : Autoportrait au Holga; clin d'œil à Lee Friedlander. • Dos/Quatrième de couverture : East San Diego. L'ensemble des ces photographies ont été faites à San Diego, Californie / U.S.A, au cours des mois d'août et septembre 2008.
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6 Tous mes remerciements à : Pierre et Ma Lou, Sylvie du 3235 Grape Street, Rémi l'érudit, Pierre l'expert, Jean-Luc, Marie-Hélène, Stéphane, Sophie and of course... Lily from Deïdo.
Balboa Portfolio imprimé à soixante exemplaires sur papier Rives Tradition par ROLLIN imprimeur à Blois (Loir-et-Cher) au mois d'octobre 2020. Numéro :
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Conception graphique François CHRISTOPHE Pour toutes les photographies et les textes © François CHRISTOPHE / 2020 Tous droits réservés pour tous pays, toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite.
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