Georgio Gigliotti Ă©tait un homme volumineux. On ne savait pas comment il Ă©tait devenu ainsi et personne ne se posait la question ni ne lui la posait. Il avait atteint les 150 kilos en mĂȘme temps que la cinquantaine. Ce poids de sumotori associĂ© Ă sa fine moustache ainsi quâĂ Ă sa haute taille le rendait respectable aux yeux de ses contemporains. Lorsquâil sâextrayait de sa Range Rover, le vĂ©hicule semblait reprendre vie et, dans un souffle de gratitude, gagnait quelques centimĂštres en hauteur. Depuis longtemps il ne faisait plus lâeffort de contenir son estomac. Il lui laissait mĂȘme une libertĂ© supplĂ©mentaire aprĂšs les repas, lâoffrant Ă la vue et Ă lâadmiration de ses commensaux. Un chapeau dâaventurier disciplinait ses cheveux drus et souvent en bataille : il ne lâenlevait Ă la sauvette que pour sâĂ©ponger le front car le seul effort de marcher ou de manger le faisait Ă©normĂ©ment transpirer : « Câest pas des mouchoirs quâil me faudrait, câest une serviette Ă©ponge et, si
jâosais, je ferais comme avant en Afrique : ventilation par nĂ©grillon⊠». Il nâimpressionnait pas seulement par le poids mais aussi par la faconde. Conteur intarissable, jovial, inventif, moitiĂ© Pagnol, moitiĂ© Raimu, on ne se lassait ni de ses histoires ni de son accent couleur de soleil. Natif des Pouilles, il Ă©tait tĂŽt parti Ă lâaventure, avait plusieurs fois fait le tour du monde et, la bonne fortune aidant, avec ce qui restait de ses Ă©conomies, il avait jetĂ© lâancre Ă Toulon dans les annĂ©es 1980 : « Ne me demandez pas pourquoi Toulon ? Je crois bien que câest Ă cause des bateaux de guerre⊠». Disposant maintenant dâun stock considĂ©rable de terrains, il faisait dans le dilettantisme immobilier et tout le monde le connaissait : « Evidem ment quâils me saluent, jâai tout par ici et eux, tout ce quâils ont, ils me le doivent ! ». CâĂ©tait le bon dieu et le diable bras
dessus bras dessous et pour ce qui Ă©tait des petits arrangements avec les surfaces constructibles, il Ă©tait plus efficace que le maire, le notaire et le prĂ©fet rĂ©unis : « Vous inquiĂ©tez de rien, je les tutoie tous, jâai pas la casquette, pas besoin des bulletins de vote et la signature de Gigliotti vaut mieux quâun permis de construire⊠». Il connaissait toutes les astuces, toutes les roueries du mĂ©tier. Pas question de mettre en doute lâentregent ni la force que dĂ©gageait le personnage : « Quâest ce que ça veut dire les zones protĂ©gĂ©es ? Les zones protĂ©gĂ©es, câest pour les zozos, les zozones comme je les appelle, avec Gigliotti, il nây a pas de protection qui tienneâŠun agrandissement pour une bricole, un garage, une bicoque de gardien, vous tĂ©lĂ©phonez, je vous dis combien ça coĂ»te et on rĂšgle ça au cul du camion.. ». Formidable ce Georgio ! Il aimait le mont Faron pour le MĂ©morial et la vue magnifique de la rade, du Mourillon Ă Saint Mandrier. CâĂ©tait sa promenade favorite et il nâoubliait jamais quâun 15 aoĂ»t 1964, câavait failli ĂȘtre la derniĂšre du gĂ©nĂ©ral De Gaulle. Il Ă©tait plutĂŽt du genre pacifique et sâil apprĂ©ciait les canons sur les bateaux de guerre, câest pour la raison enfantine que ça faisait joli. LâatmosphĂšre de la ville lui Ă©tait nĂ©cessaire et, sans les lumiĂšres et les bistrots du port, la vie familiale lui aurait Ă©tĂ© insupportable. « La campagne, jâai achetĂ© quand ça valait pas grand chose, maintenant ils en veulent tous et pas simplement les grossiums, les petits aussi, ils commencent Ă casser le cochonnet⊠». Il appartenait Ă la confrĂ©rie des costauds que lâon Ă©coute quand ils parlent. Sa bonne mine donnait un aspect authentique au moindre de ses propos, tout ce quâil disait sonnait vrai, vĂ©cu, frappĂ© au
coin du bon sens et on ne demandait quâĂ le croire. Quand on le blaguait sur ses rondeurs, il dĂ©fendait fiĂšrement son gros ventre : « Câest ce que ma femme prĂ©fĂšre. Vous pensez bien que câest pas maintenant que je vais changer de tailleur, il comprendrait pas le malheureux, ça le ruinerait et ça ruinerait aussi ma rĂ©putation : taille pas mauviette que je lui ai dit la premiĂšre fois, taille large, faudrait pas quâun jour je reste coincĂ© dans ton falzar⊠». A la maison, câĂ©tait pareil, tout Ă©tait organisĂ© autour de sa corpulence : la chambre, le lit, le fauteuil, les chaises, la douche qui Ă©tait une piĂšce entiĂšre et pour la cave le service bĂ©nĂ©ficiait de lâinstallation dâune sorte de monte charge. « Je mâen fous de ce quâon raconte et comme câest pas un secret, si vous voulez tout savoir sur ma vie privĂ©e, jâai fait pour la lunette des guoguenots la mĂȘme chose quâavec mon tailleur, pour mon cul, oui, pour mon gros cul, pour son confort et pour les commoditĂ©s de la maison jâai fait faire un moulage. La rigolade pendant les essayages et la tĂȘte de ma femme quand je lui ai fait inaugurer mes WC ! Câest dâun moelleux, vous pouvez pas imaginer, si je mâ retenais pas, jây passerais des journĂ©es entiĂšres mais câest pour moi, uniquement pour moi, les autres, ils tomberaient au fond⊠». Il faisait une chaleur Ă ne pas mettre un promoteur dehors. Une chaleur de plomb qui anesthĂ©siait le paysage et ses habitants. DĂ©s que lâon quittait la climatisation des automobiles, les degrĂ©s Celsius vous prenaient Ă la gorge, le peu de vĂȘtements que vous portiez devenait superflu et vous vous
demandiez oĂč la fraĂźcheur avait bien pu se rĂ©fugier. Nous Ă©tions Ă La VerdiĂšre, charmant petit village serrĂ© autour de son Ă©glise, avec un chĂąteau monumental, des rues Ă©troites comme des fentes, une terrasse ombragĂ©e dâĂ©normes platanes avec une vue panoramique, presque aĂ©rienne et un rosĂ© ruisselant de fraicheur pour trinquer Ă la beautĂ©, Ă la luxuriance de cette vĂ©gĂ©tation provençale gorgĂ©e dâeau et de soleil. « En ce moment, câest encore un petit bled pas trop connu, les vieilles maisons qui Ă©taient si belles avec la pierre apparente, elles sont tellement mal crĂ©pies et mal entretenues quâelles sont devenues laides mais attendez que les pinsoutes dĂ©barquent, il suffit dâun qui commence, ils en voudront tous, ils vont se battre comme des chiens et ça vaudra le prix de la cĂŽte⊠». Il possĂ©dait, paraĂźt il, 4000 hectares et nous nâen dĂ©sirions quâun maigre pourcentage. Son domaine Ă©tait lĂ , en contrebas : Il y avait de tout, du boisĂ©, du plat, de lâaccidentĂ©, il y avait mĂȘme une petite riviĂšre : « pour tous les goĂ»ts, pour toutes les bourses, pour les lents ou les rapides Ă la dĂ©tenteâŠmoi je suis pas pressĂ©, on boit tranquille, on mange un petit morceau, on va voir ça cet aprĂšsÂmidi et si vous vous dĂ©cidez pas tout de suite, on attendraâŠallez, patron, un dernier pour la route ! ». Il y eut encore un dernier aprĂšs le dernier et soudain : « Dans ma bagnole ! » dit il « Elle craint rien et ça Ă©vitera de casser la vĂŽtre, vous vouliez du pittoresque, je vais vous gĂąter, du lacustre, je
vous emmĂšne chez les grenouilles, du plat comme le dos de ma main, de lâaccidentĂ© comme Ă Tataouine et comme voisins, de temps en temps, des sangliers.. ». Avec lui, la recherche dâun terrain prenait lâallure dâune expĂ©dition mais nous supposions que par cette tempĂ©rature et, Ă lâimage des safaris africains, lâeffort principal serait fourni par la voiture. Il rĂ©gla lâaddition, ce qui ne le ruina pas et pendant les cafĂ©s, se laissa aller sur sa jeunesse aventureuse : « Je savais rien faire quand jâai quittĂ© la maison, jâĂ©tais inconscient des difficultĂ©s et je suis parti le cĆur lĂ©ger ». La terre ne lui disait pas grand chose, pas plus Ă lâaller quâau retour : « Trop basse cette putain de terre et le soleil, lĂ haut, un soleil Ă se la couler douce, Ă la fraĂźche, mais sĂ»rement pas Ă suer sang et eau⊠». Le sens du commerce ne lui Ă©tait pas encore venu mais dĂ©jĂ il Ă©tait serviable, disponible Ă tout moment et les menus travaux ne manquaient pas. Les filles trouvaient plutĂŽt gentil ce jeune homme mince comme un fil. « Jâai pris pas loin dâun quintal depuis, jâai pas fait attention, çâa dĂ» me venir en mĂȘme temps que le compte en banque⊠». Il Ă©tait jeune, insouciant, il dĂ©couvrait la vie et que, question dâĂ©galitĂ© des hommes, il y en avait qui dĂ©passaient un tout petit peu les autres. Il comprit quâil fallait bouger, que sâil Ă©tait bon lĂ , il le serait ailleurs, que la mobilitĂ© Ă©tait un signe dâintelligence. Il Ă©tait donc parti, avait vu la mer pour la premiĂšre fois mais ce nâest quâaprĂšs la toscane, en arrivant sur la cĂŽte ligure, en ouvrant de grands yeux entre Santa
Margherita et Portofino, quâil comprit ce quâĂ©tait lâopulence. Jamais il nâavait vu une telle harmonie entre la nature et lâarchitecture. CâĂ©tait un vĂ©ritable concentrĂ© de beautĂ© : Du sommet des collines jusquâĂ la mer, Ă travers les jardins et les pinĂšdes, il voyait ce quâil nâaurait jamais pu imaginer. Son imagination se mettait surtout en mouvement lorsque sa vue buttait contre de hauts murs ou se perdait au travers de grilles qui protĂ©geaient de longues allĂ©es. La mer, dâun bleu plus profond que celui du ciel, Ă©tait couverte de voiles blanches et lâon accĂ©dait Ă des ports privĂ©s par des escaliers taillĂ©s dans la roche. IncrĂ©dule, il ne se lassait pas de ce spectacle. CâĂ©tait rĂ©pĂ©tĂ© sur des dizaines de Km et il se disait que lâexistence, de ce cĂŽtĂ©âlĂ de la vie devait avoir du bon. Il nâavait pas une Ăąme de spectateur bĂ©at et se demanda tout de suite comment faire partie de ce petit monde. Il allait y regarder de plus prĂ©s et ça ne devrait pas ĂȘtre trop difficile. Il suffisait de se reprĂ©senter des nababs qui signaient des chĂšques sans mĂȘme y prĂȘter attention, qui habitaient les endroits les plus agrĂ©ables de la planĂšte en faisant semblant de sây morfondre, qui, au fond, ne faisaient bien que des caprices insensĂ©s, dont seuls, profiteraient les plus malins. Ces gensâlĂ qui avaient dĂ©jĂ tout souffraient du mal inguĂ©rissable de vouloir le reste. Le RESTE CâETAIT SA CHANCE. EN dehors du fait quâon ne lâavait pas attendu pour lâintendance classique, il se dit que le meilleur poste dâobservation devait se trouver dans lâhostellerie et la restauration de luxe. De lĂ , il verrait et on le verrait aussi. Il avait en tĂȘte les histoires quâon racontait, oĂč de riches veuves sâoffraient les services de jeunes garçons. Il nâĂ©tait pas plus bĂȘte quâun autre, plutĂŽt bien fait de sa personne et, lâhabiletĂ© manuelle sâajoutant Ă sa prestance, il trouva assez vite un emploi subalterne dans ce quâil considĂ©rait comme le saint des saints : un palace. Ce nâĂ©tait pas le « Splendido » mais la rĂ©putation du « Palazzio » tenait Ă son restaurant qui, lui, Ă©tait
vraiment de qualitĂ© supĂ©rieure. Il y exerça bientĂŽt une fonction dĂ©finie par son seul uniforme, qui consistait Ă mener dâune main de fer le menu fretin dĂ©volu Ă lâaccueil et, au milieu du fourmillement du rez de chaussĂ©e, Ă faire rĂ©gner lâharmonie entre les voituriers, les porteurs de bagages, les grooms et les liftiers. Il attendait son heure et elle arriva aprĂšs quelques annĂ©es de bons et loyaux services. Il devint ainsi le majordome secrĂ©taireÂamant occasionnel dâune riche sud amĂ©ricaine qui aurait presque pu ĂȘtre sa mĂšre et qui ne savait plus comment dĂ©penser lâargent de ses dĂ©funts maris. Il mit de la fantaisie, de la joie dans sa vie et par moments elle le considĂ©rait comme le fils quâelle avait perdu de son second mariage. Devenu indispensable, il profita de cette situation privilĂ©giĂ©e pour organiser sa propre rĂ©ussite. Câest ainsi quâentre Palm Springs, Portofino et le Cap dâAntibes, il Ă©tait devenu un jeune et pourtant vieil habituĂ© de la CĂŽte dâAzur. Curieux comme une fouine, il ne sâĂ©tait pas contentĂ© de la bande cĂŽtiĂšre et avait fourrĂ© son nez Ă lâintĂ©rieur. Il avait dĂ©couvert le Haut Var et ses canyons miniatures comparĂ©s Ă ceux du Colorado. Sur le chemin du Verdon il avait aussi dĂ©couvert bien dâautres choses, des sortes de pĂ©pites, des m2 de terrain qui vaudraient de lâor et lâor en bouteilles qui se dissimulait dans les oliviers. Il nâĂ©tait pas sourcier mais il sentait quâil y avait de lâeau lĂ âdessous « Elle est pas folle lâeau par ici, si elle se montre, elle se meurt, hop ! Câest de la vapeur, alors elle se protĂšge le plus longtemps possible, elle se planque mais elle est lĂ , la garce ! Ă lâabri, toute fraĂźche⊠en Normandie, elle nous tombe dessus, ici, elle est dessous⊠». Sa bienfaitrice avait investi entre Lorgues, Salernes et Tourtour, ce qui, pour elle, reprĂ©sentait une bouchĂ©e de pain et il nâĂ©tait pas demeurĂ© en reste. Il avait ainsi accumulĂ© au cours des ans et lorsquâil reprit sa libertĂ©, sa vieille et gĂ©nĂ©reuse compagne, en souvenir du
temps qui avait passĂ© trop vite, veilla Ă ce quâil ne manquĂąt de rien. Comme il nâavait pas manquĂ© dây penser luiâmĂȘme, câest doublement quâil ne manquait de rien. « Ah ! » disait il, en parlant de la Californie « Les milliardaires lĂ bas, câest comme les pauvres ici sauf que câest le contraire, le business yâa quâ ça de vrai ! Tout le monde veut en croquer, ça fait de lâĂ©mulation et quand on a compris la combine⊠». Pour sâamuser, pour voir si ses vieux amis ne lâavaient pas oubliĂ©, il avait commencĂ© de leur vendre de lâhuile dâolive, pas nâimporte laquelle : « La mienne, uniquement la mienne avec des olives sĂ©lectionnĂ©es, avant que tout le monde en parle, avant que ce soit la mode⊠». Il profitait de leur sĂ©jour dans le midi, leur proposait un parcours touristoâgastronomique dans lâarriĂšre pays et, avec sa verve, le tour Ă©tait jouĂ©. Il possĂ©dait son propre lieu de production : un ancien moulin oĂč, avec des parois transparentes, il avait mis en scĂšne la premiĂšre pression Ă froid, en avait fait un vĂ©ritable spectacle, doublĂ© dâun commerce lucratif et maintenant le moulin « Georgio » Ă©tait devenu une halte incontournable. Ses bouteilles sombres et dâune forme qui les diffĂ©renciait de toutes les autres, valaient une fortune mais elles Ă©taient superbes et assorties dâun certificat de qualitĂ© : « Lâargent, câest pas un problĂšme, pas pour moi en tous cas, jâai compris assez vite oĂč il se trouvait et comment le faire sortir des sacs Ă mains⊠». Il Ă©tait devenu amoureux de cette partie du Haut Var parce quâil sây sentait proche de tout ce quâil aimait, la solitude des hauts plateaux, la sauvagerie du Verdon, la beautĂ© des villages, des eaux, des paysages, la proximitĂ© de Toulon : « La rade, ça, pour une rade, câest une rade et pourtant, jâen ai vu des rades, des qui ont la prĂ©tention et qui sont que des radasses mais
lĂ , câest tellement tarabiscotĂ© que le mistral, il arrive mĂȘme pas Ă trouver lâentrĂ©e et moi, quand je monte au Faron, ça me rajeunit, je me croirais Ă Portofino⊠». Il connaissait si bien les coins et recoins de ce quâil appelait son territoire, quâil avait lâimpression dâen ĂȘtre le propriĂ©taire : « Je vends pas des surfaces minuscules et je vends cher parce que je ne veux pas vendre Ă nâimporte qui. Ici , câest pas du terrain que vous achetez, câest pas le paradis pour plus tard, câest pas une assurance Ă la con, câest le paradis pour tout de suite et câest moi le bon dieu⊠». Il ne la jouait pas au marchand de biens un peu dĂ©daigneux qui prĂ©sente son produit avec un rien de morgue et beaucoup dâindiffĂ©rence. Lui, Ă©tait plein dâenthousiasme. Il considĂ©rait comme un devoir de ne pas brader les trĂ©sors de la nature : « Vous ne connaissez pas encore la Nartuby, du ciel liquide, du grand beau ciel de par ici, quand on se baigne dans cette eau lĂ on se baigne avec les anges, câest la PolynĂ©sie sans se taper 20 heures dâavion, des eaux turquoises, du vert normand, des cascades, câest Tahiti Ă domicile et ChĂąteau Double et Callas et Bargemont, les gorges, la route, câest du diamant pur, câest tellement beau, tellement fragile, que ça me fout la chair de poule rien que dâen parler⊠». Il connaissait son dĂ©partement sur le bout des ongles mais respectait les limites administratives et nâallait pas au delĂ du lac de Saint Cassien. Lâabondance, le jaillissement, la limpiditĂ© de lâeau sous le soleil de plomb, le rendait lyrique : « Lâeau, elle arrive de la montagne, en direct des glaciers, câest de la glace du dessous, de la glace ultra pure, elle parcourt des centaines de Km sous terre et, dâun seul coup, ça sent la menthe, le thym, le romarin, la sarriette,
elle se goinfre de tous ces parfums et tout ça, pour qui ? Pour nous, pour ceux qui connaissentâŠah ! Câest de lâeau qui sent bon et vous pourriez autant la boire que de vous en parfumer. Je vous jure, par moments, jâai envie de redevenir une bĂȘte sauvage, de me jeter dedans, de faire plouf ! avec mon gros ventre⊠». Intarissable Georgio ! LâEsterel qui marquait la frontiĂšre avec les Alpes Maritimes le faisait marrer : « Ils manquent pas dâair de lâautre cĂŽtĂ©, ils appellent ça une chaĂźne, comme si câĂ©tait de la vraie montagne, Ă mon avis, une chaĂźnette et leur mont Vinaigre, tu parles dâune galĂ©jade, ça me donne seulement envie de la sauce Ă salade, de la vinaigrette⊠». Sa conversation Ă©tait drĂŽle. Son monologue plutĂŽt, dĂ©s quâil sentait des oreilles prĂȘtes Ă lâĂ©couter : « Les parisiens, au dĂ©but, ils viennent parce quâavec la Bretagne et sa mer oĂč il faut un scaphandre pour se baigner, ils en ont soupĂ© ! Ils veulent pas revenir comme ils sont partis et avec les gosses qui pleurent. Le soleil ici, ils en ont autant quâils veulent et mĂȘme un peu plus. Nous, le soleil, on sâen mĂ©fie plutĂŽt, le chapeau, la chemise, la sieste et on sort quand il se calme⊠». CâĂ©tait devenu un provençal authentique amoureux de la lumiĂšre et de ces mois oĂč il fait mauvais partout sauf en ce pays bĂ©ni des dieux. Il sâaccommodait Ă©galement du vent dâest, celui qui Ă©tait signe de pluie et de mauvais temps : « La pluie chez nous, câest pas le crachin breton, câest de lâeau qui se vaporise en touchant le sol, ça fume de partout, on se croirait au Japon avec une lumiĂšre douce, de la brume et des arcs en ciel comme sâil en pleuvait. Cette pluie lĂ , câest pas pour les parisiens. Aux parisiens, on fourgue le soleil, la crĂšme pour sâallonger dessous et ils sont contents comme des cochons sur des tournebroches⊠». Quand il abandonnait la mĂ©tĂ©o, câĂ©tait pour vanter les
produits de la terre. Il nâarrĂȘtait pas de sâĂ©merveiller : « A Paris, le printemps, il est pas pressĂ©, il se fait mĂȘme attendre, ici les derniĂšres figues de SolliĂšs sont Ă peine mangĂ©es que les fraises rosissent, les radis radinent, la poivrade leur pousse au cul, ça nâarrĂȘte pas et nous sur la cĂŽte, câest pareil, si on sâempĂȘchait pas, on se baignerait toute lâannĂ©e⊠». Georgio avait raison, la mer refroidissait lentement et, aprĂšs le cagnard de lâĂ©tĂ©, ce nâĂ©tait pas un exploit de faire trempette Ă NoĂ«l. Il nâĂ©tait pas nĂ© dans ce pays, il lâavait choisi et sâil en parlait avec tant de chaleur, ce nâĂ©tait pas simplement Ă cause de la tempĂ©rature ni dans son intĂ©rĂȘt, mais par un profond sentiment de reconnaissance. Il sây sentait bien, voulait faire partager son bonheur et lorsquâil trouvait des oreilles attentives, son penchant naturel Ă la plaisanterie ne laissait jamais passer lâoccasion : « Les docteurs, les pĂŽvres, ici câest leur tombeau. Je connais pas de survivants, ils ont tous fait faillite. Câest bien fait, ils nâavaient quâĂ rĂ©flĂ©chir avant : ça se voit tout de suite que câest pas un pays pour les microbes. Dites moi : Ă quoi ils vont sâaccrocher quand le mistral souffle ? Et ceux qui rĂ©sistent, aprĂšs, avec le soleil qui brĂ»le comme un chalumeau, ils sont grillĂ©s sur place. Lâair, par ici, câest pas de lâair quâen a pas lâair, câest pas de lâair mou, câest de lâair distinguĂ©, câest de lâoxygĂšne pur, les microbes, ça les Ă©lectrocute, on les entend grĂ©siller. Vous pouvez respirer Ă pleins poumons, vous avalerez pas une saloperie. Croyez moi, les seuls docteurs qui auraient pu rĂ©ussir ici, câest des docteurs pour les microbes, pour soigner les petites bĂȘtes accidentĂ©es⊠». Tout le monde connaissait Georgio. CâĂ©tait un habituĂ© des petits villages oĂč sa bonhommie et ses histoires faisaient merveille. Il adorait la
pĂ©tanque et le thĂ©Ăątre des jeux de boules dont il tirait en partie sa verve. « Regardez les tous, ceux qui jouent, ceux qui regardent, ceux qui commentent, ils sont tellement vieux quâils ne savent mĂȘme plus lâĂąge quâils ont, ils sâen foutent dâailleurs, le temps ici câest le temps quâil fait, lâautre, celui quâils vont passer dans leurs rĂ©sidences secondaires, ils sont pas pressĂ©s dây allerâŠici, câest comme ça quâils appellent le si joli petit cimetiĂšre⊠». La parole lui Ă©tait devenue aussi naturelle, nĂ©cessaire que la respiration. Il parlait sans vraiment sâen rendre compte et les acheteurs Ă©ventuels sâĂ©tonnaient souvent de cette capacitĂ© toujours renouvelĂ©e : « Vous savez pourquoi ils vivent encore plus vieux quâau Japon ? Câest parce que leur plus grand effort, câest de se protĂ©ger du soleil, une fois le chapeau mis et lâombre trouvĂ©e, ils nâont plus rien Ă rĂ©flĂ©chir de toute la journĂ©e. Des gens fatiguĂ©s ici, vous en trouverez pas⊠». Lui, pour le bagou, il Ă©tait infatigable. Tout lui Ă©tait motif Ă dissertation. Avec ses formules fleuries et une agilitĂ© de chat, il ne sâembarrassait de rien, pas mĂȘme de sa pesante personne. Il sautait dâun sujet Ă lâautre avec la mĂȘme souplesse que lorsquâil descendait de sa « Range ». La politique ne le concernait pas, il savait Ă peine le nom de son maire et pas du tout celui de son dĂ©putĂ© : « Je mâen fous, je nâai jamais votĂ©, je ne sais mĂȘme
pas de quoi ils discutent...Je mâintĂ©resserait peutÂĂȘtre Ă eux quand ils feront la pluie ou le beau temps⊠». A son Ăąge et avec ce que les annĂ©es lui avaient apportĂ©, sa philosophie consistait Ă se contenter de ce quâil avait : « Si vous aimez le silence, ici vous serez servi. A part les cigales dans la journĂ©e et les grenouilles le soir, rien. Pas de bruit quâon ne sait pas dâoĂč ça vient, pas de chemin de fer, pas dâavions dans le ciel, ils passent au large, vous ferez comme tout le monde, vous prendrez la bagnole quand vous en aurez marre de la chlorophylle⊠». Georgio nâarrĂȘtait jamais. CâĂ©tait une bibliothĂšque amusante dotĂ©e de la parole. Si le prix « Albert Londres » de la tchatche brillante et bon enfant avait existĂ©, il lâaurait empochĂ© sans coup fĂ©rir. Nous lâavons Ă©coutĂ© tout un aprĂšs midi. Nous buvions ses paroles autant que les rafraĂźchissements dont il humectait rĂ©guliĂšrement ses cordes vocales. Nous restions dans lâexpectative car ses terrains superbes et imprĂ©cis rendaient le choix dâautant plus difficile. Le soir, aprĂšs un dernier verre et sans nous reprocher notre indĂ©cision, il reprit la route de Toulon et câest alors quâil disparaissait que sâincrusta en nous le souvenir de ce conteur Ă©blouissant. Lundi 23 mai 2011.