Allemagne 4.40 € - Belgique 4 € - Cameroun 3400 CFA – Canada 6.99 CAD – DOM 4.80 € - Espagne 4.30 € - Grèce 4.30 € - Italie 4.30 € - Liban 11 000 LBP – Luxembourg 4 € - Maroc 42 MAD – Maurice Ile 6.30 € - Pays-Bas 5.90 € - Portugal 4.30 € - Royaume-Uni 6.30 GBP - Suisse 6.50 CHF – TOM 960 XPF – Tunisie 7 TNM
dix ans après les émeutes
jeunes et police : le combat continue
reportage en Seine-Saint-Denis M 01154 - 1039 - F: 3,50 €
No.1039 du 28 octobre au 3 novembre 2015 lesinrocks.com
Bertrand Belin et Arlt
compagnons de la chanson
Dany Boon bienvenue chez Les Inrocks
Cher Jean-Christophe Cambadélis par Christophe Conte
P
ersonne ne l’a remarqué, et, crois-moi, cette injustice me fend le cœur à ta place, mais tu es le plus grand stratège politique de ton temps. L’idée diabolique qui a émergé de tes neurones, ce référendum pour “l’unité de la gauche” aux prochaines élections régionales, témoigne d’un sens parfait du timing, doublé d’une immense culture historique mâtinée de marketing vintage. C’est très fort. Faire ainsi coïncider ta petite tambouille électorale avec le grand festin nostalgique célébrant Retour vers le futur, cela relève du génie pur. Fais pas ton modeste, Camba, tu ne feras croire à personne que
c’était pas voulu ! D’ailleurs, Cambadélis et Zemeckis, ça rime tellement qu’on se demande si vous n’êtes pas en réalité une seule et même personne. Surtout qu’avec ta tentative de faire revenir au bercail les dispersés de la gauche, tu t’étais également lancé à la poursuite du diamant vert pour ne pas finir seul au monde. L’unité de la gauche, dont tu cherchas à obtenir le plébiscite à travers un vote à peu près aussi scientifiquement fiable que les délires du Doc de Retour vers le futur, c’est ni plus ni moins l’union de la gauche, the come-back. Une sorte de méthode Coué nostalgique pour vieux militants PS, un doudou transitionnel en forme d’éléphant,
mais qui, hélas, ne trompe personne. J’ai moi-même tenté d’en savoir plus, auprès des valeureux kamikazes que tu avais dépêchés sur les marchés, avec leurs urnes en carton et leurs tracts en langue de bois. La réponse fut à la hauteur de l’enjeu : “Il faut voter pour des listes communes, sinon c’est le Front national qui va passer”, me dit une dame, qui avait bien appris ses éléments de langage. Moi : “Ah bon, on met un bulletin et hop, le FN ne passe plus ? C’est magique votre affaire. On peut aussi faire disparaître la faim dans le monde et le conflit au MoyenOrient ou il faut acheter un pin’s en plus ?” Elle : “Oui, bon, on sait bien que ça sert à rien, mais Cambadélis est là pour trouver des solutions, pour faire voter quand même les déçus du PS.” Moi : “Donc, si je pige bien, le seul programme du PS, c’est d’agiter l’épouvantail du FN…” Elle : “Vous pouvez voter par internet aussi…” Mon pauvre Jean-Christobal, t’es mal barré en Marty McFly option diesel, quand tu aimerais tant retourner en 1981 pour changer le cours des trahisons socialistes, faire vraiment fonctionner cette putain d’union de la gauche qui laissa plus de cocus que de contents. Je parie même que tu voudrais remonter jusqu’à ce satané printemps 2011 et empêcher ton mentor de l’époque, DSK, de faire le con. Mais la Safrane de ton inutile fonction n’a pas les vertus d’une DeLorean, j’en ai peur, et il va falloir encore user de bien des stratagèmes fumeux pour espérer corriger le cours de l’histoire. Je te suggère une partie de chifoumi avec les cocos et les écolos, ou un grand concert Halte au fascisme avec Yannick Noah, Grégoire et Maître Gims. Mais le futur, quoi qu’il advienne, risque fort d’être sans retour. Je t’embrasse pas, tu me casses les urnes.
28.10.2015 les inrockuptibles 3
No. 1 039 du 28 octobre au 3 novembre 2015 couverture Emmanuel Pierrot pour Les Inrockuptibles
03 06 10 12 14 16
billet dur édito debrief recommandé interview express Camille Cottin événement migrants de Calais :
18 20 22 24 26 27 28 31
le monde à l’envers nouvelle tête David Wahl la courbe à la loupe démontage futurama style food
Nicola Lo Calzo pour Les Inrockuptibles
l’appel des 800 pour leur venir en aide
36 50
32 cette semaine sur 36 dossier banlieues : dix ans après
Vincent Ferrané pour Les Inrockuptibles
2005 : la mort de Zyed et Bouna entraîne vingt jours d’émeutes dans les cités. Aujourd’hui, où en est la jeunesse avec la police ? Enquête en Seine-Saint-Denis + entretien avec le sociologue Fabien Truong
50 Bertrand Belin et Arlt conversation croisée avec ces aventuriers du son et du verbe, amis depuis quinze ans, qui sortent chacun leur nouvel album
56 Dany Boon : des Ch’tis à Lolo
56 Vincent Ferrané pour Les Inrockuptibles
jamais filmé avec autant d’attention que dans Lolo de Julie Delpy, l’acteur a accepté de nous rencontrer. Bienvenue chez Les Inrocks
62 Christophe Honoré refait l’Histoire le cinéaste revient au théâtre avec Fin de l’Histoire, d’après une pièce inachevée de Gombrowicz. Entretien
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cinémas Notre petite sœur, Lolo… musiques Julia Holter, Bertrand Belin… livres Alfred Hayes, Dennis Lehane… scènes Vu du pont par Ivo van Hove expos Occidental Temporary à Villejuif... médias Evgeny Morozov, Silex and the City…
62
Deux photos n’ont pas été créditées dans notre hommage à Chantal Akerman paru le 14 octobre. En pp. 10-11, la photo de Chantal Akerman est signée Elizabeth Lennard/Opale/Leemage. En p. 15, la photo de Juliette Binoche et Chantal Akerman est créditée Carl de Keyzer/Magnum. Toutes nos excuses aux auteurs.
Jean-Louis Fernandez
précision
28.10.2015 les inrockuptibles 5
Damien Meyer/AFP
Graffiti près du tribunal de Rennes, lors du procès, en mars 2015, des deux policiers impliqués dans la mort de Zyed et Bouna
dix ans après les émeutes Il y a dix ans, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, mourraient électrocutés dans un transformateur EDF où ils s’étaient réfugiés pour échapper aux policiers qui les poursuivaient. Un troisième, Muhittin Altun, s’en sortait grièvement brûlé. Ce drame déclencha trois semaines d’émeutes comme la France n’en avait pas connu depuis longtemps. Habitués aux contrôles policiers quotidiens, les émeutiers se sont spontanément identifiés à Zyed et Bouna, “morts pour rien”. Leur indignation a redoublé avec l’absence de regrets politiques du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, le blâme de victimes soupçonnées de “l’avoir bien cherché” et l’absolution des policiers. Dix ans après, nous avons cherché dans ce numéro à faire le point sur les rapports entre forces de l’ordre et “jeunes des cités”. “C’est physiquement insupportable de voir des policiers qui courent après des petits, ou qui les font tomber par terre, même lorsqu’ils n’ont rien fait”, témoigne dans nos pages une maman de la Cité Rose de Pierrefitte, avant d’ajouter : “J’ai toujours pensé que les policiers étaient une sécurité, aujourd’hui je ne leur fais plus confiance” (lire p. 36). Ses mots effrayés résonnent avec ceux, amers et abattus, d’Adel Benna rapportés par Gwenael Bourdon dans son livre Zyed et Bouna (Don Quichotte). Depuis la relaxe, le 18 mai 2015, des deux policiers jugés pour “non-assistance à personne en danger”, le frère de Zyed est convaincu que la police est intouchable. Yazid, 19 ans, un jeune croisé sur le reportage, estime que “la police, c’est de la racaille légale”. Dix ans plus tôt, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy promettait de nettoyer celle des banlieues “au Kärcher”, ajoutant encore de l’huile sur le feu.
Que retenir aujourd’hui des semaines d’embrasement de 2005 ? D’abord, qu’au vu des rapports toujours tendus qu’entretiennent jeunes et police, il n’est pas impossible qu’advienne une nouvelle fois cette forme de “révolte morale collective et spontanée, inorganisée mais aussi ‘politique’ – dans la mesure où elle visait l’Etat, ses porte-parole et la police”, comme la qualifie le sociologue Gérard Mauger. Ensuite, que le silence de la gauche au pouvoir résonne aujourd’hui étrangement avec l’aphasie de l’opposition démocratique de 2005. Le désengagement de l’Etat, l’échec des plans banlieues (lire p. 45) et l’absence de politiques publiques d’envergure n’ont rien changé à la crise du logement et à la précarité qui touchent ces territoires. La question sociale s’est effacée derrière la gestion sécuritaire. Sans nier une délinquance endémique et inquiétante, l’impuissance de l’Etat social laisse toute la place à l’Etat pénal. La partie semble jouée : le ministère de l’Intérieur, seul en scène, pense toute la jeunesse de banlieue, zone géographique gangrenée par le chômage et la pauvreté, en termes de délinquance. François Hollande avait promis de faire de la jeunesse une des priorités de son mandat. Elle reste aujourd’hui une variable d’ajustement du marché de l’emploi, et l’école française une machine à trier les jeunes selon leurs origines sociales et ethniques. Note d’espoir, le sociologue Fabien Truong (lire p. 46), qui dénonce l’erreur consistant à enfermer ces jeunes dans une vision identitaire et essentialisante qui feraient d’eux d’éternels émeutiers, rappelle que “les gamins qui ont brûlé des voitures à l’époque ont aujourd’hui 25 ans ; une partie d’entre eux ne sont plus dans les cités. Ils sont passés à autre chose, ils font des études, ils bossent ou essaient de bosser”.
Anne Laffeter 6 les inrockuptibles 28.10.2015
un amour éternel et pas artificiel grâce aux inRocKs La semaine dernière, le coup de la pause, l’habitude d’être ensemble, les discussions vaseuses, la réinvention de soi et les semaines qui deviennent des mois.
A
vec le temps, va, tout s’en va, mais Louise revient ! Je lis l’interview où Louise Attaque explique sa reformation, et les paroles de l’atroce et/ou apaisante chanson de Léo Ferré surgissent, comme une mauvaise fée qui se pencherait sur le groupe renaissant. Une histoire de groupe et une histoire de couple, c’est un peu la même chose. Quand Louise Attaque raconte la sienne, on entend ces couples vous expliquant qu’ils ont décidé de s’accorder une seconde chance. D’ailleurs, ils ne s’étaient pas vraiment séparés. “Entre nous, on n’avait jamais décrété que c’était fini. On n’était jamais partis.” Pas de séparation, “juste des pauses”. Ah, le coup de la pause, leitmotiv de ceux qui n’arrivent plus à vivre ensemble mais ne parviennent pas à se dire adieu. Lorsqu’ils expliquent ce qu’étaient devenues leurs relations, ils racontent l’histoire quasi universelle de l’amour. Au départ, il y a la rencontre, l’émerveillement. Puis, on devient un couple. On prend “l’habitude d’être toujours ensemble”, de décider de tout ensemble. Les singularités se noient dans un ensemble plus grand qui progressivement rapetisse. Les évidences du début se transforment en problèmes que les explications, toujours plus longues, ne savent plus résoudre. On finit “par se perdre dans des discussions vaseuses”. On échoue à “se laisser plus d’air, plus d’initiatives”. A force de discuter, on n’arrive plus à se dire les choses. On a “perdu cette franchise. Il y (a) plein de codes, de non-dits”. “Ça (finit) par devenir étouffant.” Alors, pour respirer, on s’échappe dans des aventures, des “expériences solo”, qui finissent par justifier de faire une pause. On reste très proche au début. Le temps passe. “Les coups de téléphone se sont espacés. (…) Les semaines sont devenues des mois…”, on est tout seul, peut-être, mais peinard. On laisse faire, et c’est très bien. Mais justement non. Louise Attaque repart au combat. Pourquoi ? Parce qu’ils ont “l’impression de ne pas avoir tout dit”. Parce que dix ans plus tard, le désir existe encore. Ils ne se promettront plus un amour fusionnel et intégralement fidèle. Gaëtan Roussel explique : “J’ai envie de faire d’autres albums solo (…) Il y a dix ans, on n’aurait jamais pu avoir cette discussion. Et ce n’est pas parce qu’on s’aime moins : on s’aime plus.” D’un amour sans possession, plus mature, moins dévorant. Une façon de perdurer en se réinventant. Un pilier du groupe, Alexandre Margraff, s’est retiré. Cela a été “une tragédie”, ils ont “beaucoup pleuré” mais ça “a permis d’avancer”. “L’architecture du groupe ayant changé, il y avait cette impression de ‘première fois’.” Louise Attaque est comme un couple qu’on a connu se séparant et nous annonçant un jour qu’ils vont “repartir de zéro”. On ne peut s’empêcher d’être sceptique. Pourtant, on aimerait tellement que ça marche pour pouvoir enfin croire que, contrairement à ce que dit la chanson, avec le temps, on aime davantage. Alexandre Gamelin 10 les inrockuptibles 28.10.2015
une semaine bien remplie Imaginer quel sera le monde de demain, cueillir les meilleurs fruits musicaux de l’automne, frémir face à une invasion de zombies, se laisser séduire par les originaux d’un cinéphile et se plonger dans une revue grand angle.
vers le futur (R)évolutions françaises
saisonnier
Déclinaison de la fondation américaine star qui voit intervenir pdg, scientifiques ou créateurs qui innovent et pensent cette innovation, TEDx Paris a été fondée il y a six ans. “Qu’est-ce que la France peut encore offrir au monde ?” est le sous-texte de cette nouvelle masterclass, (R)évolutions françaises, qui veut faire fi du “c’était mieux avant”, pour rendre compte avec plus de pertinence du monde de la pensée et de l’inventivité au présent.
Cauboyz
12 les inrockuptibles 28.10.2015
Flavien Berger, Songhoy Blues, Jeanne Added, Feu ! Chatterton, Forever Pavot, Kacem Wapalek, Superpoze, Husbands (photo)… Cette semaine, la boussole du cool indique le 91 et le festival Les Primeurs de Massy. Un joli rendez-vous qui offre à découvrir de nouveaux artistes. De prime fraîcheur. TEDx Paris
conférences le 1er novembre, Théâtre du Châtelet, Paris Ier tedxparis.com
Primeurs de Massy
festival jusqu’au 31 octobre, espace Paul B., Massy (91), paul-b.fr/les-primeurs-de-massy
en marge
Starz
Répliques
saignant Ash vs Evil Dead Le réalisateur des Evil Dead, Sam Raimi, crée, produit et réalise cette épopée horrifique inspirée de sa trilogie culte. Son acteur fétiche Bruce Campbell reprend le rôle d’Ash Williams, tueur de démons à la retraite obligé de sauver le monde d’une invasion de zombies pas très sympathiques. Sarcastique et saignant. série à partir du 31 octobre sur Starz
bienvenue au club Simon Roussin
exposition jusqu’au 5 novembre au Pied de Biche, Paris XIe
revue repliques.net
Simon Roussin
En lisant ses précédentes BD, on comprenait déjà que Simon Roussin aimait beaucoup le cinéma. Il le prouve une nouvelle fois dans Ciné-club (Editions Magnani), recueil de dessins où il revisite de son trait coloré instants et personnages emblématiques de classiques du cinéma français et hollywoodien. La galerie-librairie Le Pied de biche permet de découvrir les originaux.
Revue nantaise consacrée au cinéma, Répliques sort son cinquième numéro. En quelque 140 pages, elle propose, depuis sa création en 2012, des entretiens au long cours dédiés à des figures du cinéma contemporain. Cette nouvelle mouture, disponible en kiosque, ne déroge pas à la ligne du magazine et consacre cinéastes reconnus (Olivier Assayas, Rebecca Zlotowski et Paul Vecchiali) comme réalisateurs plus marginaux (Marie Losier et Hichram Lasri).
28.10.2015 les inrockuptibles 13
“il y a mille facons de faire mon métier” Son impressionnante performance dans Dix pour cent est en train d’effacer son passé de Connasse : Camille Cottin nous parle de son désir de théâtre, de l’homosexualité de son personnage, de sa vision du féminisme et de Robin Wright.
L
a série Dix pour cent diffusée sur France 2 connaît à la fois un succès critique et public. Vous attendiez-vous à une telle réception ? Camille Cottin – On est toujours heureusement surpris d’un succès, c’est difficile à anticiper. On a essayé de faire un truc chouette, sans baisser les exigences pour faire plus populaire. Ce n’est pas une série de détective ni un policier. Elle part de l’envie de l’ancien agent Dominique Besnehard de parler d’un milieu bien précis, de l’envers du décor du cinéma. Vous avez connu le succès avec votre personnage dans Connasse, pastille humoristique diffusée sur Canal+. Diriez-vous que l’agent Andréa Martel que vous interprétez dans Dix pour cent est un genre de connasse ? Non, pas du tout. Elle est certes sans filtre, soit un des attraits du personnage de Connasse. Mais Andréa Martel est aussi très engagée et passionnée. Elle défend un idéal de cinéma. Au-delà du fait de s’occuper des stars, les agents sont acteurs de l’évolution d’un certain cinéma, se battent pour faire exister des films. Les motivations de la Connasse sont égocentriques. Entretenez-vous des relations aussi passionnelles et fusionnelles que les acteurs connus de la série avec leurs agents ? Quand même pas. On ne m’a pas accompagnée aux impôts, on n’est pas venu me chercher dans un sauna. Dans la série, l’agence a vraiment des gros calibres – Cécile de France, JoeyStarr... Vous n’êtes pas assez big pour faire des “caprices” de stars ? Peut-être que je n’en ferais pas (rires)... Peut-être que quand on est une star très exposée médiatiquement, on a besoin d’être protégée. Au-delà du caprice, les agents ont un rôle de bouclier. 14 les inrockuptibles 28.10.2015
Même en 2015, un personnage principal de lesbienne – le vôtre – dans une série populaire en prime time sur France 2 n’est pas commun… On parle de ses histoires d’amour, l’homosexualité n’est pas au centre du débat. Le problème, c’est qu’elle est instable émotionnellement et qu’elle a du mal à s’engager. Elle a l’impression que vivre à deux va entraver sa liberté dans le travail, mais être en couple avec une femme n’est pas le sujet. En ça, c’est moderne et ça fait du bien. Avez-vous déjà signé la saison 2 ? Il faut d’abord que la chaîne la commande, que les auteurs écrivent et qu’ensuite, ils nous demandent. Quelles sont vos séries et personnages préférés ? Je fais partie du fan-club de Game of Thrones. Et dans House of Cards, je trouve Robin Wright démente dans la peau de cette femme froide dévorée par l’ambition. D’autant qu’elle est à l’opposé de son personnage. Elle dit qu’elle a souvent refusé des rôles pour s’occuper de ses enfants. A son âge, elle peut s’occuper d’elle-même. Dans un des épisodes, Audrey Fleurot doit retravailler pour payer ses impôts, elle trimbale ses enfants partout. C’est un problème pour les actrices ? Je viens d’avoir mon deuxième enfant. Soudain, on se dit que tourner loin de Paris devient un problème, que travailler la journée et même sortir le soir, aussi. Là, je suis sur un tournage et je porte deux gaines, pas une (rires). Vous tournez quoi en ce moment ? Ça s’appelle Cigarettes & chocolat chaud, c’est le premier long métrage de Sophie Reine. Je joue une assistante sociale. C’est une comédie d’auteur qui aborde des thèmes graves dans un univers déjanté, coloré et plein d’humour. Un papa veuf cumule deux boulots pour élever deux filles dont l’une a
le syndrome de Gilles de la Tourette. C’est pas du Judd Apatow mais on se marre quand même ! Avez-vous vu les scénarios de films s’accumuler sur votre bureau ? Je ne vois plus la porte (rires) ! J’ai des propositions forcément. Ça reste pas mal dans le registre du comique. J’adore les comédies mais j’ai aussi envie d’aller ailleurs. J’ai une de ces faims (rires) ! Suivez-vous des comiques ou des acteurs en particulier ? En fait, j’aime beaucoup les comiques mais avec Connasse, je me suis retrouvée
“avec Connasse, je me suis retrouvée propulsée humoriste alors que je ne le suis pas !”
propulsée humoriste alors que je ne le suis pas ! Sinon, j’adore des actrices comme Emma Stone, incroyable dans Birdman, et Cate Blanchett... Dans le premier épisode de Dix pour cent, Cécile de France a des problèmes à cause de ses 40 ans. Vous avez connu le succès sur le tard… Vous y croyiez encore ? A un moment, je me suis dit que ce n’était pas grave, qu’il y avait mille façons de faire mon métier sans être connue. J’avais pour ambition d’être reconnue sur les planches car j’ai une formation
de théâtre classique. Je vais faire en novembre un remplacement au Théâtre de la Tempête dans le spectacle Idem. Igor Mendjisky, le metteur en scène, joue d’ailleurs dans l’épisode 6 de Dix pour cent. Sa pièce traite de l’identité. Je joue la femme d’un homme pris en otage. Avec quels metteurs en scène aimeriez-vous jouer ? J’admire Thomas Ostermeier et Joël Pommerat. Avez-vous l’impression de faire partie d’une nouvelle vague de femmes auteurs et actrices ?
Connasse était un programme 100 % féminin. Dix pour cent est une série chapeautée par Fanny Herrero... J’espère qu’il va y avoir de plus en plus de femmes qui écrivent et réalisent... Je me sens très féministe même si ce n’est pas la motivation première dans mon travail. Si je rencontre un comportement machiste, cela va immédiatement éveiller la féministe qui sommeille en moi, mais je ne suis pas dans la revendication de “faire des trucs de meufs pour les meufs” même si j’adore travailler avec des filles. Avoir une héroïne homo, asseoir cette homosexualité comme quelque chose d’acquis, c’est militant en soi. Vous avez clos votre compte Twitter, pourquoi ? Ah bon ? Je suis une cata sur Twitter. J’ai un copain qui a ouvert un compte à mon nom, je n’y vais jamais, je ne savais même pas qu’il était supprimé. Ma sœur me fait des petits comptes-rendus en ce qui concerne Dix pour cent. Quelqu’un a twitté : “J’adore tes cheveux.” Ce qui nous a bien fait rire parce qu’on a toutes les deux des cheveux d’une nature épouvantable. Vous avez un homonyme, un ancien joueur de foot de l’équipe de Reims dans les années 40. Suivez-vous le foot, le sport en général ? Nan. Je sais qu’hier il y avait le PSG et qu’ils ont fait 0-0. Une des auteures de Connasse était au Parc, depuis que je la connais je me tiens plus informée. Quand le PSG perd, son mec est hyper déprimé, ça influe sur leur vie de couple. Propos recueillis par Anne Laffeter et Marie Turcan photo David Balicki pour Les Inrockuptibles Dix pour cent épisodes 5 et 6 le 28 octobre sur France 2 et jusqu’au 4 novembre en replay, pluzz.francetv.fr/france2 lire l’entretien avec Fanny Herrero, créatrice de la série Dix pour cent sur 28.10.2015 les inrockuptibles 15
Romain Beurrier/RÉA
En octobre, le nombre de réfugiés a doublé, passant de près de 3 000 à 6 000, sur un périmètre de 500 mètres carrés
en finir avec la loi de la jungle Un appel de 800 artistes demande à l’Etat de déployer un plan d’urgence pour venir au secours des migrants de Calais.
L
a spirale du pire est amorcée”, nous dit le texte de l’appel des 800, signé il y a une semaine dans Libération par une multitude d’artistes, cinéastes, écrivains et intellectuels. Ils dénoncent l’état catastrophique de la “jungle” de Calais, où cinq à six mille migrants survivent grâce à la présence d’associations et d’ONG submergées, qui peinent à remplir les missions dont l’Etat français s’est ici désengagé. La tribune des 800 précise l’état des lieux : “Femmes, hommes et enfants, épuisés par un terrible voyage, laissés à eux-mêmes dans des bidonvilles, avec un maigre repas par jour, un accès
16 les inrockuptibles 28.10.2015
quasi impossible à une douche ou à des toilettes, une épidémie de gale dévastatrice, des blessures douloureuses, des abcès dentaires non soignés. Et les viols des femmes. Les enfants laissés à eux-mêmes dans les détritus. Les violences policières presque routinières. Les ratonnades organisées par des militants d’extrême droite.” Le détail s’appuie sur le témoignage de quatre volontaires de Médecins du monde, paru il y a trois semaines dans Le Monde, qui décrivait “un pays en guerre (…). Et encore… L’une d’entre nous était en Albanie, près de la frontière du Kosovo en 1999 : le camp était mieux tenu, tous avaient un abri.” Aux portes de l’Eurotunnel, où la plupart de ces migrants attendent
de passer clandestinement en Angleterre, Calais est ainsi devenue une zone tampon hors de contrôle. Les associations incitent les réfugiés à préférer une demande d’asile en France, mais peu renoncent à leur projet souvent motivé par le désir de rejoindre un parent outre-Manche. L’afflux de nouveaux arrivants a atteint récemment des proportions alarmantes : la population de la “jungle” a doublé en moins d’un mois. “Réduire l’attractivité” de ce qui est désormais le plus grand bidonville d’Europe est la seule réponse apportée par le gouvernement : le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a annoncé le déploiement de forces policières (pour sécuriser l’intérieur du camp et verrouiller fermement
le site transfrontalier), une répartition des demandeurs d’asile dans d’autres centres d’accueil temporaires, et la mise à disponibilité de places supplémentaires encore jugées insuffisantes par la réalisatrice Pascale Ferran à l’origine, avec d’autres cinéastes, de l’appel des 800 : “Ceux qui nous accusent de ne pas être réalistes gaspillent l’argent dans des mesures déconnectées de la situation, comme le transfert par avion de personnes qui, de toute façon, reviendront à Calais dès qu’elles le pourront, ou la construction, d’ici à la fin de l’année, d’un centre d’accueil en dur qui ne répond ni aux besoins en nombre de places, ni à l’urgence sanitaire extrême dans laquelle les migrants se trouvent actuellement.” La réalisatrice de Bird People était déjà à l’origine, en 1997, du manifeste des soixante-six cinéastes appelant à la désobéissance civile contre les lois PasquaDebré qui criminalisait l’hébergement de sanspapiers. Les 800 signatures recueillies cette fois-ci ne sont qu’un premier pas vers une pétition publique, disponible sur le site Change.org. Christian Salomé, président de l’association L’Auberge des migrants, espère que “tant d’artistes pourront influencer l’opinion publique. Lors d’une catastrophe naturelle, l’Etat est capable de mettre en place des mesures radicales et immédiates. La même mentalité devrait présider ici : il faut faire connaître le caractère extrêmement urgent de la situation.” Théo Ribeton
Zuma/RÉA
Un jeune réfugié sur l’île de Lesbos, en Grèce, octobre 2015
une vague migratoire bénéfique Une étude de l’University College de Londres démontre que l’immigration a rapporté bien plus qu’elle n’a coûté à l’économie britannique. Une chance à saisir pour toute l’Europe.
S
ur la crise des réfugiés que l’Europe dans son ensemble est en train de vivre, on a écrit tout et son contraire sauf l’essentiel : à savoir que cet afflux massif est une chance incroyable, inespérée, pour un continent, le nôtre, vieillissant. Rétablissons d’abord une vérité démographique : ce n’est pas parce que la France a un taux de natalité supérieur au reste de l’Europe qu’elle ne vieillit pas. Deux enfants par femme ne suffisent pas à renouveler les générations. Inexorablement, notre pays vieillit. L’âge médian des Français est de 41 ans, contre 32 pour la Tunisie, 27 pour l’Algérie, 28 pour le Maroc, 24 pour la Syrie, 18 pour l’Afghanistan. Cette simple différence montre combien le problème du remplacement des générations est crucial. D’un côté de la Méditerranée, le nôtre, il n’y a plus assez de jeunes pour, à terme, financer les retraites et les soins médicaux dont la génération du babyboom aura bientôt besoin. De l’autre côté de la Méditerranée, c’est l’inverse : trop de jeunes, trop bien formés (beaucoup sont allés jusqu’au bac, voire ont fait des études supérieures), avec trop peu d’emplois qualifiés dans leur pays d’origine. La solution pour eux comme pour nous est évidente : il faut, si l’on tient à nos 18 les inrockuptibles 28.10.2015
systèmes sociaux et à une croissance future, organiser au plus vite leur accueil. C’est la seule chose à faire pour nous sauver nous-mêmes et notre avenir. Parlons maintenant gros sous : l’accueil de millions de migrants venus du Moyen-Orient mais aussi des marges de l’Europe (les Balkans, Albanie et Kosovo en tête, constituent environ 25 % des demandes d’asile entre janvier et mai 2015) coûte-t-il trop cher ? Cet argument venu de l’extrême droite a pénétré par capillarité toutes les familles politiques. Or il est totalement faux. Les Britanniques, qui analysent les faits de société après avoir lu les chiffres, le savent bien. Selon une étude publiée en 2014 par des chercheurs de l’University College de Londres, les migrants auraient payé en impôt, en Angleterre entre 2001 et 2011, 35 milliards d’euros de plus qu’ils n’en
malgré un taux de natalité supérieur au reste de l’Europe, la France vieillit
ont reçus en aides sociales. De plus, ils ont 43 % de chances en moins que les natifs de recevoir de l’aide sociale de l’Etat et sont de 7 % moins susceptibles d’habiter un logement social. Par ailleurs, n’oublions pas les impôts payés par ces nouveaux arrivants, notamment la TVA qu’ils acquittent comme tout le monde sur les biens de consommation. Mieux encore : ils sont souvent bien formés, surtout les migrants d’Europe occidentale dont 62 % ont fait des études supérieures contre 24 % dans la population britannique. Conséquence immédiate : l’Etat britannique ne dépense rien en matière d’éducation. C’est un gros avantage : le University College a ainsi calculé que former un nombre équivalent de personnes dans le système éducatif britannique aurait coûté 68 milliards d’euros entre1995 et 2011. On me répondra : et le logement ? Et le travail ? Sur le logement, la GrandeBretagne a un problème plus grave que nous (elle en construit moins) et pourtant, elle a accueilli des millions de migrants ces dernières années. Sur le travail, je suis tenté de répondre ce que disent les économistes libéraux : ce sont les populations jeunes et bien formées qui créent l’emploi. Or, il se trouve que les migrants sont exactement cela. Anthony Bellanger
Thierry Joyeux
David Wahl Ce conteur-né ose un one-man show érudit, où il livre sa vision de l’histoire de la danse.
O
n imagine David Wahl en rat de bibliothèque un peu fou à la recherche de ses “mirabilia”, ces faits prodigieux quoique improbables dont il fait son miel. Auteur et dramaturge né en 1978, il a croisé Julie Berès ou Damien Odoul au théâtre ou au cinéma, et a collaboré avec le Théâtre du Rond-Point à la mise en place d’actions artistiques auprès des élèves en art
20 les inrockuptibles 28.10.2015
dramatique. Mais c’est avec ses “Causeries”, monologues jouissifs et documentés, qu’il intrigue. Que ce soit pour une étude de la magie ou un traité de danse, Wahl conduit son auditoire dans une mémoire enfouie. “Tout part du désir de raconter des histoires. Des histoires vraies, mais si peu connues et assemblées de telle manière que le doute sera toujours permis”, confie-t-il. Avec Histoire spirituelle de la danse, Wahl remonte à l’époque
où elle était vue comme une sorcellerie. S’ensuit une divagation savante où l’humour noir le dispute à l’étrange. Et de nous entraîner jusqu’au paradis “où l’on trouve les chorégraphies les plus excellentes” – celles des anges. Un miracle de spectacle. Philippe Noisette Histoire spirituelle de la danse conception David Wahl, du 2 au 6 novembre à la Maison de la poésie, Paris IIIe, maisondelapoesieparis.com, puis en tournée française
le festival Paris Musique Club
retour de hype
le décolleté de Beyoncé
retour de bâton
hype
buzz
pré-buzz
“t’inquiète, je serai re-de bonne humeur au printemps”
l’amour et la paix
Kierkegaard
“tu préfères un bras en mousse ou revivre la journée de célébration de Retour vers le futur ?”
le masque au potimarron
Perez à la Maroquinerie The Rocky Horror Picture Show
souhaiter un “joie yeux âne nid verre serre” “nan, mais j’suis déguisé en moi-même, lol”
“moi, quand j’danse comme Drake, j’ressemble à Thom Yorke”
Syracuse
Syracuse On attend avec hâte la sortie du premier album de ce duo parisien, Liquid Silver Dream, le 19 novembre, sur le label Antinote. Perez à la Maroquinerie Il y présentera Saltos, le 2 novembre. L’amour et la paix Toutes les Miss le disent. Le festival Paris Musique Club La Gaîté Lyrique confie
le départ de Raf Simons “hé, oh, mollo”
douze cartes blanches à des labels et collectifs parisiens (La Souterraine, Mu, InFiné…) jusqu’au 31 janvier. “Hé oh, mollo” Le nouveau yolo. The Rocky Horror Picture Show Le film culte fera, pour ses 40 ans, l’objet d’un remake avec Laverne Cox. Kierkegaard “L’angoisse est le vertige de la liberté” C. B.
tweetstat Vendredi sort Le Monde chico, premier album de PNL, duo-ovni du rap français. Suivre
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93 % Jonah Lomu
/·DOEXP DUULYH j OD $OO EODFN 23:12 - 17 oct. 2015
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5 % Barbara
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“Et venant de nulle part, surgit un aigle noir.” 22 les inrockuptibles 28.10.2015
Favori
L’ailier All Black (surnom de l’équipe de rugby néo-zélandaise) balayait tout sur son passage.
2 % Daniel Balavoine
“Quand on arrive en ville, tout le monde change de trottoir.”
une leçon de Drake dance Avec le clip de Hotline Bling, le rappeur de Toronto livre une démonstration de chorés jouissives et achève de s’acheter une caution cool.
1
“I fuck with Turrell”
Finies la somptueuse demeure et la piscine XXL pour être le pape du cool. Dans le rap comme dans le r’n’b, la mode est à la sobriété chic. Dans son dernier clip, Hotline Bling, Drake évolue dans un décor fait de cubes, d’escaliers, de rectangles traversés de douces lumières aux couleurs mouvantes. Un environnement sensoriel typique des créations de l’artiste américain
James Turrell, qui travaille depuis les années 60 avec la lumière, et qui a donc valu à Drake d’être accusé de plagiat. “I fuck with Turrell”, a-t-il admis, détournant le sens premier du verbe pour évoquer une forte communion artistique. Réponse de l’intéressé : “Bien que je sois très flatté d’apprendre que Drake a ‘baisé’ avec moi, ni moi ni aucun de mes malheurs n’avons participé à la création de cette vidéo.”
2
Sean Paul et Pulp Fiction
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brillamment borderline Ses mouvements sont-ils précurseurs ou ridicules ? Et que penser de ses expressions faciales quasi grotesques ? Quelques minutes après la sortie du clip, détournements et gifs moqueurs pullulaient. “Il savait que ça allait arriver ! Nous regardions la vidéo et il disait ‘Ça, ça va être un mème’. Il est brillamment borderline”, assure Tanisha Scott. Hotline Bling doit-il son cool à cette récupération par des internautes malicieux ? Ou à la personnalité insaisissable de Drake, qui ne semble jamais totalement se prendre au sérieux ? Dès lors, le cool résiderait dans cette capacité à offrir une œuvre drôle et sexy, générationnelle et intemporelle. Bref, d’une fluidité totale, à l’image de ce décor en perpétuel mouvement. Carole Boinet
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Si quelques danseuses aux physiques plantureux prennent çà et là de langoureuses poses, ce sont les étranges pas de danse du rappeur qui fascinent. Nourris de références (la salsa, Bollywood, Kanye West, le dancehall…), ils restent novateurs. “Rien n’était répété, rien n’était chorégraphié. Drake a fait ce qu’il voulait, a raconté au magazine Complex la danseuse de dancehall Tanisha Scott, qui a contribué au clip. Je l’applaudis pour être parvenu à sortir de sa zone de confort, avec pour objectif de se marrer, d’être unique, et de s’en foutre.” Comme sources d’inspiration : les clips Temperature et Gimme the Light de Sean Paul – dont Scott a signé les chorés –, réalisés par Director X – aussi aux manettes de ce Hotline Bling –, mais aussi la fameuse scène de danse de Pulp Fiction.
Norman lasse au Palace
en chiffres
Après avoir conquis le web français, le jeune youtubeur s’attaque à la scène. Cerné par les ombres de Michel Leeb et Jean-Marie Bigard, il peine à convaincre sur la longueur.
le sujet Faire rire sur internet, Norman Thavaud connaît bien. Près de 6,5 millions d’abonnés squattent régulièrement sa chaîne YouTube – la deuxième de France derrière son compère Cyprien. Le comique en ligne de 28 ans s’attaque maintenant à la scène. Après des débuts à la Cigale en février dernier, suivis d’une tournée en France, en Belgique et en Suisse, Norman joue actuellement son Norman sur scène au mythique Palace. Debout sur les planches, le micro en main ou assis sur un tabouret de bistrot, avec sa guitare et ses lunettes noires, il a, en apparence, tout du parfait stand-upper. Pendant une heure, il déroule : le web, Tinder ou sa vie de petit provincial du Nord descendu à la capitale. Dans la salle, le (très) jeune public, de “sept à sept ans et demi” rit aux éclats. Leurs parents, forcés de les accompagner, un peu moins.
le souci Si Norman est drôle lorsqu’il évoque son ch’ti de père (Jacky), parle des gens qui le reconnaissent dans la rue (Salut, c’est toi internet ?) ou se moque des clashs de rappeurs (avec une excellente imitation de Booba), il flirte régulièrement avec la ligne jaune du bide. Dur de faire rire en évoquant les HLM de Montreuil (il y vit toujours) où “le seul Blanc, à part 26 les inrockuptibles 28.10.2015
(lui) est un Congolais albinos”, les épiceries indiennes (“Tu sais direct que tu es en Inde, l’odeur du curry attaque tes vêtements”), ou les SDF croisés dans le métro parisien (là, il est préférable de ne rien citer). Après une heure de spectacle, Norman réussit un double tour de force : se caler pile entre la beauferie de Jean-Marie Bigard et les dérapages de Michel Leeb, et être moins drôle que sa première partie. Fortiche.
le symptôme Si ce titulaire d’une licence de cinéma peut, grâce au montage vidéo, limiter les dégâts sur YouTube, sur scène le faux pas ne pardonne pas. Même le génie de Kader Aoun (coauteur et metteur en scène de Jamel Debbouze) ne peut réussir de miracle. L’art du stand-up nécessite un sens aigu de l’observation, de l’empathie et du charisme. Tout n’est pas à jeter chez Norman mais l’apprentissage de la scène se révèle bien plus long qu’une tuto vidéo sur YouTube. Son spectacle a toutefois le mérite de pointer les limites d’un genre en pleine explosion, l’humour 2.0, qui se révèle aussi fragile que la fameuse “bulle internet” une fois transposé IRL. On peut tout de même reconnaître une chose chez Norman : sa volonté de “transformer ces millions de vues YouTube en vrais visages”. C’est déjà ça. Julien Rebucci
En minutes, la durée moyenne d’une vidéo de Norman sur sa chaîne YouTube. Parmi ses classiques : Luigi clash Mario ou Avoir un chat.
79 le nombre de vidéos publiées depuis le 3 janvier 2011, date d’ouverture de la chaîne de Norman. Squeezie 1 516 R. Gaillard 1 474 1071
D. Guetta
Cyprien 973 Cauet
886
Norman
850
850
En millions, le nombre de vues cumulées. Il ne se classe là que huitième derrière, entre autres, Cyprien, Cauet ou Rémi Gaillard.
des cerveaux asservis Un T-shirt connecté qui corrige notre posture, un bracelet électronique censé surveiller et punir : les machines sont de plus en plus appelées à régir nos vies.
A
à lire L’avenir est pavé de bonnes intentions (La Librairie Vuibert) de Nicolas Carreau
llons, allons, c’est pour notre bien… Il s’agit d’une simple question d’éducation. Après tout, ne fait-on pas subir le même sort aux chiens ? Ne soyons pas blessés dans notre orgueil : qui aime bien châtie bien. Et ne perdons pas de vue que les machines ont été créées par nous et pour nous. Ainsi, une rumeur tenace agitait la planète geek début septembre. Google aurait décidé de punir les utilisateurs d’AdBlock, un logiciel gratuit qui bloque les pubs sur internet, en infligeant à l’internaute trois minutes de pub d’affilée. On comprend le principe dont tout le monde sort gagnant : publicité contre gratuité. Depuis, Google a démenti et rassuré tout le monde en évoquant un bug. Mouais… Pourtant, l’idée de la punition technologique fait son chemin. Toujours pour notre bien-être. Dernièrement, Adela Health, une société californienne, a mis au point un T-shirt bardé de capteurs le long de la colonne vertébrale. Si l’on se tient mal, il vibre. Connecté au smartphone, il indique alors la position la plus adéquate pour votre dos. On peut y voir un kiné bienveillant, ou la marâtre qui donne des coups de canne à la jeune fille de bonne famille : “Tiens-toi droite !”, “le menton parallèle au sol, idiote !” Plus pernicieux : le Pavlok mis au point par un ancien étudiant de Stanford. Comme son nom l’indique, c’est un système de conditionnement. Un bracelet connecté qui envoie un choc électrique à son propriétaire quand il s’apprête à s’adonner à une mauvaise habitude : fumer, manger gras, jouer aux jeux vidéo ou résister à son réveil-matin. Au bout de quelques jours, clame la réclame, le bon comportement ne sera plus
qu’une bonne habitude… Pavlok nous inciterait ainsi, par la force, à faire plus d’exercice, à étudier plus, etc. Avec notre complicité, les logiciels et la technologie se font éducateurs à l’ancienne, distribuant bons et mauvais points. S’ajoutera sans doute bientôt, au choc électrique, un système de caresses pour les bons comportements. On croisera des promeneurs agités de spasmes tentant en vain de marcher correctement. On redressera le dos des adolescents, on domptera les lions avec plus de succès qu’à l’aide d’un fouet. Et que de vies épargnées, sauvées de la malbouffe, du tabac ou de l’alcool. La discipline règnera. Et comme nous n’avons pas le sens de la mesure, nous implanterons ces systèmes de récompense/ punition dans notre cerveau, nous marcherons au pas, guidés par les afflux de substance, en manque de notre dose. Les coudes resteront hors de la table. Personne ne rechignera plus à la tâche, le fordisme reprendra ses droits, de 8 h à 20 h, sept jours sur sept, hop, hop, hop… Il faut briquer les machines. Nous finirons éreintés par ce nouveau rythme. Usés mais révoltés. Bravant les chocs électriques et les doses punitives, nous arracherons les bracelets connectés et les redresseurs de dos. Nous vivrons courbés, voûtés et gras, mais libres. Nicolas Carreau illustration Na Pincarda Studios pour Les Inrockuptibles
pour aller plus loin Démonstration du Pavlok, le bracelet connecté indiegogo.com/projects/pavlok-breaks-bad-habits 28.10.2015 les inrockuptibles 27
style
où est le cool ?
Ramona in the Pub, 1979-1980, courtesy Mark Cawson
par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri
C’était la fin des années 70, The Clash jouait pour lutter contre le racisme à Victoria Park et la culture DIY était un mode de vie à part entière. A Hackney (aujourd’hui épicentre de la vie hipster) et dans d’autres quartiers de Londres, des dizaines d’appartements vides et délabrés laissés à l’abandon sont occupés en un rien de temps par de larges communautés de squatteurs. C’est leur quotidien, celui de Ramona, Patrick ou Dan, que Smiler alias Mark Cawson a documenté pendant de nombreuses années. Des photos intimes en noir et blanc, jusqu’alors inédites, prises avec un vieil argentique. “J’utilisais l’appareil photo comme une ancre me permettant de naviguer et de geler ce monde tournoyant en constante mutation”, raconte Smiler. Testament d’une époque qui croyait qu’une vie anti-establishment était encore possible, ces photos se regardent également comme une interrogation un peu amère lancée au Londres d’aujourd’hui. La crise du logement a remplacé le squat et les espaces vacants sont aujourd’hui le plus souvent la propriété de riches investisseurs qui n’ont peut-être jamais eu le désir de s’y installer. Smiler: Photographs of London by Mark Cawson jusqu’au 29 novembre, Institute of Contemporary Arts (ICA), Londres ica.org.uk 28 les inrockuptibles 28.10.2015
Man in Psychosis (All Saints Road), 1979, courtesy Mark Cawson
dans un squat londonien
Patrice (Ladbroke Grove), 1983, courtesy Mark Cawson
Haley, Immac Stockings, Lulworth House (Camden), 1985 courtesy Mark Cawson
plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com
28.10.2015 les inrockuptibles 29
Aaron’s Room (Notting Hill), 1980, courtesy Mark Cawson
vous n’y échapperez pas
la chapellerie gangsta Pour Maison Michel, Priscilla Royer réinvente le chapeau en le sortant de son statut de pièce d’apparat.
Karl Lagerfeld
C
e monsieur à l’allure de thug coquet ne vous regarde pas, messieurs-dames. Non, il préfère veiller de loin sur le chantier qu’il est sur le point de rejoindre. Pour se préparer à une journée d’intense labeur, il a enfilé un masque de protection composé d’une voilette en PVC et d’un chapeau en tressage-grillage – histoire de mieux se fondre dans le paysage. Cette masculinité travailleuse et fantasmée (immortalisée ici par Karl Lagerfeld) sort tout droit de l’imagination de Priscilla Royer, directrice artistique de Maison Michel, modiste attitrée de Chanel. Anciennement à la tête de feu Pièce d’Anarchive, label urbain à la technicité proche de la haute couture, Royer présente aujourd’hui sa troisième collection pour le chapelier. Et en profite pour tourmenter toutes les attentes autour du chapeau moderne : adieu feutres bienséants et bibis pimpants ; adieu jeunes bloggeuses en quête de likes à gogo. Les pièces s’endurcissent, roulent des mécaniques là où on ne s’y attend pas, se radoucissent là où on n’y croyait plus. Inspirée par le paysage urbain et caniculaire d’un mois d’août new-yorkais, elle en profite pour passer au bûcher certaines normes : des fleurs ornementales sont brûlées au chalumeau pour des créations très pop-punk, des néocloches sont moulées en casques d’entrepôt et associées à des bandanas. Un été plus proche du Brooklyn suant de Do the Right Thing de Spike Lee (1989) que du Upper East Side aéré de Gossip Girl.
On retrouve le même message dans les casquettes en tweed du défilé Chanel printemps-été 2016 imaginées par Maison Michel : une délicatesse feutrée peut se dégager d’une allure protectrice et vice-versa, un savoir-faire raffiné peut se révéler l’allié du quotidien. “Le chapeau doit sortir de son statut de pièce d’apparat s’il veut réellement s’immiscer dans notre quotidien : il doit pouvoir être plié et enfoui dans une poche, être porté par les femmes et les hommes sans différenciation”, précise Priscilla Royer. Ainsi, le chapeau échappe à sa segmentation hiérarchique, il réconcilie les classes à haut-de-forme avec les classes à gavroche. Et, surtout, il célèbre le quotidien contemporain à l’image de cette union : endurci et en hyper accélération, certes, mais poreux, protéiforme – et plus fashion que victime. Alice Pfeiffer
ça va, ça vient : la cyborg-séductrice
1927 Maria, l’antihéroïne, est un robot au corps art déco dans Metropolis de Fritz Lang. Cette danseuse érotique sème la discorde dans une société ouvrière exploitée où le labeur est déshumanisé. Elle incarne la tentation, la femme fatale, sorte d’Eve de l’ère moderne – un rappel quasi biblique que la femme demeure une créature mystérieuse dont il faut se méfier. 30 les inrockuptibles 28.10.2015
1997 Dans Austin Powers de Jay Roach, l’espion faussement 70’s se fait attaquer par ces androïdes aux seins-mitraillettes. A la façon de Barbarella ou de Blade Runner, leurs attributs sont détournés en armes de guerre – mais, paradoxalement, présentent une société où la femme (même robot) a plus de chances de réussir si elle se conforme aux canons esthétiques.
2015 Jouée par Alicia Vikander, la Ava d’Ex Machina d’Alex Garland est mi-minette, mi-robot. Bien qu’elle mette en évidence la relation symbiotique de tout humain à la machine, elle paraît le plus souvent à moitié nue, comme pour renforcer son statut inférieur. Et dévoile une différenciation liée à l’espèce humaine – entre le corps dominant et le corps soumis, autre, animal ou robot. A. P.
Le Chocolat des Français
bouche à oreille
design de choc Les chocolatiers rivalisent d’idées pour mettre en valeur leurs tablettes. Démonstration au Salon du chocolat, à Paris.
D
epuis l’invention du Toblerone en 1908, dont la forme triangulaire évoque celle du mont Cervin, on ne pensait pas faire beaucoup mieux en matière de design chocolatier. Les Français ont beau en engloutir quelque 126 000 tonnes chaque année, ils innovent peu dans ce monde platement parallélépipédique. L’invention de Nestlé en 2012, un “carré arrondi” moulé à la forme du palais, s’est fondue dans les ratés industriels. “Toutes les tablettes étaient rectangulaires alors qu’on mangeait un carré”, se souvient Pierre Marcolini qui en 2003, avec le designer Yann Pennor’s, a bouleversé la tradition en lançant sa tablette à neuf carrés, une par lettre de son nom. Depuis, les chocolatiers cherchent comment innover dans ces 80 centimètres carrés. Certains en restent
au packaging : un travail de codes couleurs pour la collection du Pérou à Madagascar d’Hugo & Victor ou, en exclu pour le Salon du chocolat (jusqu’au 1er novembre à Paris Expo, porte de Versailles), un Arnaud Montebourg croqué en marinière sur le lait caramel de l’arty Chocolat des Français. Mais d’autres s’attaquent franchement au design. Valrhona a opté pour la version XXL des lingots d’un kilo à trancher tous les 100 grammes. Patrick Roger façonne ses tablettes à la main. Christophe Adam les frotte à la brosse en fer. Alain Ducasse manufacture des tablettes à la taille des faims. Une tablette de 75 grammes (10 €) se compose d’une barre à fourrer dans un 4 heures, de cinq rectangles standards, de sticks et d’une série de minuscules carrés. “Quand on mange du chocolat, on a des envies différentes”, décrypte
le designer maison, Pierre Tachon. Certains engloutiront entière la version glacée d’Häagen-Dazs, géniale folie addictive créée pour le salon. Les amateurs se rendront aussi chez Pralus pour une leçon de dégustation et le samedi chez Jean-Charles Rochoux, pour la tablette éphémère hebdomadaire aux fruits de saison (10,20 € les 130 g). Résistant à sa manière, Jean-Paul Hévin soigne le design de ses 200 000 tablettes annuelles. “Elles ont toutes la même couleur, le même dessin, le même packaging, explique le chocolatier. La tablette nature se suffit à elle-même (3,90 € les 75g – ndlr). C’est un terrain fabuleux qui n’a pas de limite de goûts.” En extrayant un grand cru de ces pochettes d’aluminium, les vrais croqueurs vous diront que quand le fond est bon, qu’importe la forme. Cécile Cau 28.10.2015 les inrockuptibles 31
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Hervé Lassïnce
cette semaine sur
club abonnés scène Considering/ Accumulations du 3 au 20 novembre au Théâtre de la Commune, Aubervilliers (93) Laurent Chétouane se risque pour la première fois à monter le texte qui inquiète et oriente son travail depuis ses débuts : Sur le théâtre de marionnettes d’Heinrich von Kleist. à gagner : 5 × 2 places pour la représentation du 10 novembre
32 les inrockuptibles 28.10.2015
musique Nicolas Godin
scène Concrete
le 5 novembre à la Gaîté Lyrique, Paris IIIe La moitié du groupe versaillais Air viendra présenter son nouveau live audiovisuel en avant-première dans le cadre de la Red Bull Music Academy. à gagner : 2 × 2 places
du 5 au 7 novembre au TNB de Rennes (35) Dernier volet de la trilogie To Bang on a Can autour de la musique postminimaliste américaine et des compositeurs David Lang, Julia Wolfe et Michael Gordon. Une conception de Maud Le Pladec. à gagner : 3 × 2 places pour la représentation du 6 novembre à 19 h 30
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l’homme-machine
A l’occasion de la sortie de son nouvel album, nous avons interviewé Jean-Michel Jarre, pionnier de la manipulation sonore et vulgarisateur de l’electro.
Dix pour cent, série événement Rencontre avec Fanny Herrero, créatrice de la nouvelle série française : “une comédie d’auteur populaire”.
Renaud Monfourny
Christophe Brachet/FTV
et aussi
Thierry Depagne
sur les traces de Verlaine Patti Smith s’est rendue à Mons, la ville belge où le poète fut incarcéré plus d’un an après avoir tiré sur Rimbaud.
entretien avec Ivo van Hove On retrouve le metteur en scène belge pour sa mise en scène de Vu du pont d’Arthur Miller, avec des acteurs français.
danse dbddbb
bd Olympia
du 3 au 5 novembre à l’Opéra de Lille (59) Pour la deuxième création de sa résidence à l’Opéra de Lille, Daniel Linehan explore la mécanique du pas cadencé : “Dans l’entraînement militaire ou dans une manifestation, la marche aspire à représenter l’union et la solidarité.” à gagner : 3 × 2 places pour la représentation du 5 novembre
de Bastien Vivès et Ruppert & Mulot Après La Grande Odalisque, prix Landerneau 2012, les auteurs à succès Bastien Vivès (Polina, Lastman) et Ruppert & Mulot (La Technique du périnée) redonnent vie à leurs héroïnes favorites. à gagner : 20 exemplaires
nos albums préférés, 2010-2015 (vidéo) Chaque semaine, un journaliste musique donne ses trois meilleurs albums. Maxime de Abreu dévoile sa sélection.
danse Dedans-Dehors #2 du 5 au 7 novembre à l’ApostropheThéâtre des Louvrais, Pontoise (95) Le nouveau spectacle du chorégraphe François Verret, après la présentation l’année dernière de Rhapsodie démente. à gagner : 3 × 2 places pour la représentation du 5 novembre
28.10.2015 les inrockuptibles 33
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“la police est notre pire ennemi� 36 les inrockuptibles 28.10.2015
Le 27 octobre 2005, la mort de Zyed et Bouna, électrocutés dans un transformateur EDF lors d’une poursuite avec la police, avait engendré plusieurs semaines d’embrasement dans les banlieues françaises. Dix ans après, où en est la jeunesse avec la police ? Retour en Seine-Saint-Denis, où les jeunes racontent vexations et brutalités policières à répétition. par Olivia Müller 28.10.2015 les inrockuptibles 37
Ludovic/RÉA
Contrôle sur la place Rouge dans la cité des Francs-Moisins, Saint-Denis (93), mars 2011
gants de boxe Passe Mory, 19 ans, dit le Big Boss. BB conduit sans permis, BB a de l’aura, BB est d’une politesse impeccable, BB sait faire rire les jeunes filles de la cité. Il est connu pour dominer quelques “petits trafics” à Pierrefitte et il ne s’en cache plus. “Ça me permet de vivre.” Des allers-retours entre la maison familiale et la maison d’arrêt, il en a déjà connu plusieurs. Ces derniers temps, il a obtenu un contrat de gardien de gymnase. “Vraiment une bonne expérience, mais c’était seulement pour deux mois.” A nouveau, il a cherché un job mais son casier judiciaire a bloqué toute embauche. Pour lui, la municipalité et les patrons sont définitivement “démodés”. “On a tous fait des bêtises qu’on regrette et qu’on voudrait rattraper. S’ils ne comprennent pas ça, c’est qu’ils ne sont pas très modernes.” Depuis, il a replongé… De ses rapports avec la police, il ne dira pas grand-chose, saisi par une violente crise d’asthme. Des histoires de ses amis en revanche, il dira tout. Celle de Boubakar, “dont le regard est devenu habité” et qui ne quitte plus jamais ses gants de boxe rouges depuis qu’il s’est fait massacrer par des policiers. Et celle de José, qui s’est mis à bégayer du jour au lendemain après un contrôle qui a mal tourné. Postés aux côtés de BB, ils reconnaissent, avec un sourire timide, que leur expérience avec la police 38 les inrockuptibles 28.10.2015
les a “un peu traumatisés”. “Mais on n’est pas les seuls ici”, lancent-ils avant de partir. A Pierrefitte, où le taux de chômage s’élève à 20 %, de nombreux jeunes sont à bout de nerfs. Tous cherchent à travailler, dans la vente, l’informatique ou ailleurs. Les plus chanceux ont trouvé un boulot à Roissy ou en cuisine, “là où il y a encore du taf”. Noah, 24 ans, n’a plus d’espoir : “Quand les employeurs voient notre adresse, ils paniquent. Alors que la majorité d’entre nous seraient prêts à tout pour s’en sortir et avoir une situation respectable.” Ce désespoir, il l’explique aussi par la fermeture progressive de toutes les associations. “Il n’y a plus rien ici pour les jeunes. Ni piscine, ni cinéma, ni MJC. Pas même un toboggan pour les enfants.” Pourtant, en 2009, la ville a entamé un imposant projet de rénovation urbaine. “Mais la population vit toujours aussi enfermée, loin de tout”, commente Sadia Diawara, 36 ans. Aujourd’hui responsable d’un centre d’animation culturelle dans le XIXe arrondissement de Paris, il est un modèle pour de nombreux jeunes. “Ici, les habitants sont tellement reclus que lorsqu’une personne arrive de l’extérieur, elle est perçue comme un étranger, voire un ennemi.” Aux portes de la cité, il arrive qu’un nouveau venu soit soumis à un interrogatoire… Aux Poètes, toujours à Pierrefitte, on se connaît : “La solidarité est immense. Et le quartier est le seul endroit où l’on se sent légitimement chez nous. C’est notre identité. Alors on en sort rarement et on a perdu l’habitude d’y croiser de nouvelles têtes”, explique Sadia. trois jours de diarrhée Parmi les visages bien connus du quartier des Poètes, ceux des policiers envoyés en patrouille depuis le commissariat de la commune voisine, Stains. Et ceux de la BAC 93, “les pires de tous”. “A Stains, les policiers sont plutôt cool et respectueux. Mais la BAC, quand ils débarquent, c’est un carnage, explique Moussa, 23 ans. Le soir, ce n’est pas compliqué de les voir venir. Ils éteignent les lampadaires du ghetto et foncent dans le tas. Ils veulent nous intimider, nous forcer à rester chez nous.” “Mais chez nous, c’est parfois très exigu”, glisse Medine, 20 ans. A ses côtés, des enfants confient se “sentir en insécurité” lorsqu’arrivent “les policiers”. Les adolescents, eux, “tracent” aussitôt. “Même si on n’a rien fait, on court, on ne les aime pas, ils nous mettent mal à l’aise.” Les parents ne sont pas beaucoup plus rassurés. Dans un appartement de la Cité Rose, une maman raconte tomber malade dès que des policiers approchent. “C’est devenu automatique. Dès que je les vois avec des enfants, j’ai très mal au ventre et j’attrape une diarrhée de trois jours. C’est physiquement insupportable de voir des policiers qui courent après
Nicola Lo Calzo pour Les Inrockuptibles
Y
azid 1, 19 ans, n’a pas posé pied à terre de tout l’après-midi. Enfoncé dans le siège de sa Renault en bas de chez lui, à la Cité Rose, à Pierrefitte, Seine-Saint-Denis, il écoute les paroles des rappeurs marseillais Jul et Houari qui s’échappent d’une voiture voisine : “On fuck l’Etat, on fuck l’Etat…” Il explose : “Le plus dur ici, c’est d’abord le chômage. C’est de dormir jusqu’à 14 heures parce qu’on s’est fait refouler de toutes les missions locales et de sentir que nos mères se demandent ce qu’on fout de nos vies… Mais le plus atroce, c’est les policiers de la BAC (la brigade anticriminalité – ndlr), immatriculés TX. Quand ils patrouillent, ils ralentissent, baissent leurs fenêtres, crachent par terre et nous lancent ‘Rentrez chez vous, bande de macaques’.” Exaspéré, il ajoute : “Il n’y a pas de lianes pourtant, on n’est pas dans la jungle ici.” Souvent, reconnaît-il, il riposte, “surtout lorsqu’ils insultent les mamans, parce que ça aussi, ils ne se gênent pas pour le faire”. Alors il lance des pierres, des cailloux, des pommes de terre, “ce que j’ai sous la main”, sur les voitures des fonctionnaires. “Maintenant je ne me retiens plus parce que j’ai compris que la police, c’est de la racaille légale.”
“certains policiers agissent comme des voyous parce qu’ils savent que les gens ne connaissent pas leurs droits et qu’ils ne sont pas procéduriers” Goundo Diawara, 27 ans
Goundo Diawara, conseillère principale d’éducation. Pierrefitte (93), octobre 2015
des petits ou qui les font tomber par terre, même lorsqu’ils n’ont rien fait. J’ai toujours pensé que les policiers étaient une sécurité, aujourd’hui je ne leur fais plus confiance”, conclut-elle. En tête des méthodes d’intervention jugées “incompréhensibles” : les insultes, les humiliations et les violences subies à l’occasion des patrouilles. Goundo Diawara, 27 ans, est CPE (conseiller principal d’éducation) dans un collège du département. Née et élevée à Pierrefitte, elle dénonce avec amertume la dernière interpellation qui l’a marquée,
cet été. Un adolescent roulait sans casque en moto-cross dans les allées de la cité. Pour l’interpeller, des policiers l’ont poursuivi en voiture et l’ont cogné par derrière. Jusqu’à ce qu’il tombe. “Le gamin était complètement sonné. Ils s’y sont mis à trois pour le soulever et lui plaquer la tête contre le capot. S’il tentait de tourner la tête, l’enfant se faisait gifler. C’était délirant.” Comme à chaque fois, elle a appelé le maire pour lui relater les faits. Et comme à chaque fois, il a dit “en prendre note… Mais rien ne change. On dénonce sans cesse le comportement des jeunes des quartiers à l’encontre de la police, 28.10.2015 les inrockuptibles 39
Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles
Tremblayen-France (93), cité du GrandEnsemble
mais il serait temps de se demander comment ces derniers abordent les jeunes.” Tout en évoquant l’attitude de “cow-boys” dopés à un “sentiment de toute-puissance”, elle soupire : “Certains policiers agissent comme des voyous parce qu’ils savent que les gens ne connaissent pas leurs droits et qu’ils ne sont pas procéduriers.” Plusieurs fois, elle a tenté de s’interposer en exigeant des explications. Plusieurs fois, elle s’est vu rétorquer un “ferme ta gueule” claquant. contrôles d’identité quotidiens A la Cité Rose ou aux Francs-Moisins, à Saint-Denis, “il n’y a pas que des saints”, admet Noori, 22 ans. Son image de ghetto à haut risque, la Seine-Saint-Denis l’a gagnée. Les guerres de bandes comme les trafics de drogue et d’armes existent bel et bien, et le “néobanditisme de cités” est principalement issu des quartiers du département. Par ailleurs, comme l’attestent les chiffres de la délinquance, la lutte contre les stupéfiants et le crime organisé demeure un défi ardu pour les autorités. En juillet, des tirs ont à nouveau retenti à la Cité Rose. Bilan : deux blessés graves, de 24 et 26 ans. Des tragédies banalisées par les jeunes habitants. “C’est normal, ça a toujours été comme ça par ici”, commente Noah, un brin désabusé. Sadia Diawara a également connu, adolescent, les trafics et les rivalités entre quartiers. Les balles dans le corps, aussi. “On se tirait dessus pendant cinq ans simplement parce qu’on héritait des conflits de nos grands frères. Des conflits qui ne partaient de rien : un regard mal placé, un match de foot, une fille…” Mais si certains jeunes de Seine-Saint-Denis ne sont pas 40 les inrockuptibles 28.10.2015
des anges, tous soulignent qu’il s’agit de crimes commis par “une minorité”, la majorité ne commettant que “des broutilles”. Tous répliquent aussi que, quoi qu’il advienne, pour un “vol de pneu”, une “compète” (rodéo à moto) ou une “soirée de bicrave” (vente de drogue), les moyens employés par les policiers sont disproportionnés. Aux quatre coins du 93, les jeunes témoignent, dans un élan de rage teinté de grande tristesse, des tensions engendrées par les contrôles d’identité opérés à tour de bras. A la cité des Francs-Moisins, tout est plus imposant et étouffant. Autour de la place Rouge, des tours se dressent, hautes, grises et décaties. Le quartier est aux portes de Paris et pourtant, ici comme ailleurs dans le département, les jeunes sont nombreux à ne se risquer dans la capitale qu’une fois ou deux par an. “On s’y sent mal à l’aise.” Niché dans un recoin de la place, un groupe de garçons discute. Parmi eux, Noori, heureux d’avoir trouvé “un petit poste de comptable” qui l’autorise à aller à Paris. Chaque jour, il reste interloqué par le déploiement de policiers dans la cité. Epuisé par les patrouilles récurrentes, “parfois trois ou quatre dans la même heure”, écœuré par les contrôles d’identité quotidiens “alors que ces keufs nous connaissent très bien et qu’ils commencent à savoir comment on s’appelle”, agacé d’être systématiquement tutoyé, il avoue : “La police est devenue notre pire ennemi. Elle nous humilie et ça nous empêche de vivre.” garde à vue et casiers judiciaires Quelques bâtiments plus loin, Freddy et Ahmed, 20 ans, sont des petits yeux discrets dans la cité des Francs-Moisins. Chaque soir, ils se retrouvent en bas
Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles
Sarcelles (95), quartier des Vignes Blanches
de chez eux jusqu’à 22 heures, horaire du couvre-feu décrété par leurs parents originaires du Bangladesh. Pour eux, “la cité, c’est presque une salle de cinéma”. Régulièrement, il y a des altercations et Freddy s’installe à la fenêtre pour “contempler”. Ce que Freddy a décrypté, c’est que “les policiers connaissent les insultes qui vont énerver les jeunes. En les contrôlant, ils les poussent à leur répondre. Alors les jeunes sont embarqués pour outrage et rébellion.” Freddy voit clair : chaque jeune rencontré a la haine et la hantise de cette procédure judiciaire. En premier lieu parce qu’elle renforce “l’impunité policière” : “De victime, on devient coupable”, enrage Noori. En second lieu parce qu’elle a déjà rempli de nombreux casiers judiciaires, vierges jusqu’alors. S’en suivent des conséquences jugées “dramatiques” sur les parcours professionnels. Facilement mise en œuvre, elle est perçue comme un instrument de plus pour “hagar” (frapper/accabler) les habitants. Cette réalité, l’IGA (Inspection générale de l’administration) l’a pointée. Dans un rapport remis en janvier dernier au ministère de l’Intérieur, elle souligne l’augmentation et l’abus du recours à la procédure. Pour Didier Fassin, directeur d’études à l’EHESS, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton et auteur de La Force de l’ordre (Seuil, 2011) : “Nul n’ignore que le délit d’outrage et rébellion est un marqueur non pas de la violence des jeunes mais de l’agressivité des policiers. Néanmoins, on continue à condamner et emprisonner des jeunes pour ce seul délit tout en laissant les agents responsables de ces dérapages impunis.” Résultat, Noori reconnaît n’avoir plus aucune estime pour les policiers,
“sauf les anciens qu’on croise au commissariat. Eux au moins, ils discutent sérieusement avec nous. Mais on les retrouve en fin de course, quand on est déjà placé en GAV (garde à vue – ndlr) et que le mal a été fait.” Aujourd’hui, il n’hésite plus : “Si un jour il faut en venir à brûler les voitures de la police, je le ferai.” promesses pas tenues Dans l’esprit de chacun, les émeutes de 2005 demeurent vivement ancrées. Ceux qui y ont participé évoquent avec délice la fierté d’avoir fait leur propre “Révolution française”. Comblés d’avoir réussi
“la BAC, quand ils débarquent, c’est un carnage. Le soir, ils éteignent les lampadaires du ghetto et foncent dans le tas” Moussa, 23 ans 28.10.2015 les inrockuptibles 41
Nicola Lo Calzo pour Les Inrockuptibles
à concentrer attention et débats sur leurs cités, et amusés de la panique engendrée. Ravis, aussi, d’avoir participé à une expérience collective unique. Les plus jeunes, eux, éperdus d’admiration pour leurs aînés, espèrent trouver à leur tour le courage de se faire entendre pour hurler leurs désillusions. “Par la force s’il le faut, nous réagirons”, lâche Mouni, 14 ans, adolescent dodu croisé au cœur de la place Rouge. Tous sont malades de voir leur quotidien méprisé, leurs écoles au rabais, leurs droits bafoués et la vie trop dure de leurs parents qui continuent à trimer. Adolescents et grands frères brandissent le passé des “darons”, ex-harkis ou tirailleurs, pour crier la honte d’être encore relégués dans des “ghettos”. 42 les inrockuptibles 28.10.2015
Enfin, aucun n’oublie les engagements successifs des “cols blancs” en campagne qui, une fois passées les élections, “oublient tout”. A preuve disent-ils, la promesse de François Hollande de mettre en place un récépissé obligeant les policiers à justifier leurs contrôles, aussitôt écartée par Manuel Valls. A preuve, tiennent également à dire les jeunes de Pierrefitte, la disponibilité variable du maire qui les autorisait à monter “direct dans son bureau sans rendez-vous” et qui, une fois passées les élections, “n’est plus à l’écoute”. Tous pensaient aussi que la cour d’appel de Paris, en reconnaissant cet été la faute lourde commise par l’Etat dans plusieurs cas de contrôles au faciès, leur avait donné raison. “J’avoue, j’ai été surpris”, lâche
“le délit d’outrage et rébellion est un marqueur non pas de la violence des jeunes mais de l’agressivité des policiers” Didier Fassin, professeur de sciences sociales
Noori. Mais depuis, alors même que le Défenseur des droits Jacques Toubon n’a cessé d’interpeller le gouvernement afin qu’il adopte des “mesures concrètes et fermes”, ce dernier a décidé mi-octobre de se pourvoir en cassation. Choix opéré une nouvelle fois par Manuel Valls. Dix ans après les émeutes, les jeunes de Seine-Saint-Denis, dans l’impossibilité de devenir les acteurs du changement, constatent globalement “que rien n’a changé”. Anouar ironise : “Ici, on continue à retrouver les profs qui ont eu les plus mauvaises notes au concours et les policiers qui étaient les derniers de leur classe. Il ne faut pas s’étonner ensuite qu’on soit les derniers à notre tour.”
Makan Kébé, 21 ans, à Villemomble (93). Les policiers l’ont frappé à coups de pied et de matraque après l’avoir confondu avec un autre
plaintes classées sans suite Rares sont les jeunes qui portent plainte pour violences illégitimes ou pour contrôle au faciès. “Un petit jeune de banlieue face à la police nationale ? C’est peine perdue !”, tranche Noori. Pas les mêmes armes, pas les mêmes droits, pas la même légitimité. Certains s’y sont risqués, “mais dans les commissariats, les policiers refusent d’enregistrer les plaintes”, explique Mano, l’un des grands frères de Pierrefitte. Les policiers eux-mêmes reconnaissent le déploiement et l’illégalité de ce refus. Eric Meillan, ancien patron de l’IGS, ex-sous-directeur de la DST et auteur de Dépolitiser la police (Anne Rideau Editions, 2015), admet que “ça arrive” : “Dans ce cas, il faut envoyer sa plainte à l’IGPN (Inspection générale de la Police nationale – ndlr). Un guichet a été ouvert pour cette raison. C’est inacceptable, la police est là pour écouter les gens.” Mais côté jeunes, le verdict reste sévère : “Trop d’enquêtes classées sans suite.” Du nord au sud du département, on présuppose que la police bénéficie d’une forte impunité. “Idée fausse”, rétorquent les fonctionnaires de police et l’IGPN. Conseils de discipline hebdomadaires, enquêtes administratives, enquêtes judiciaires, etc., les flics seraient sous contrôle. Néanmoins, pour Stéphane Maugendre, avocat pénaliste, l’impunité policière prévaut par “effet de corps” : “Un policier qui témoigne contre un de ses collègues est socialement, professionnellement voire familialement mort.” Autre point de blocage : les enquêtes sont supervisées par le parquet, lui-même autorité de poursuite. Enfin, la banalisation de la violence pousse les jeunes à abandonner la partie : “C’est tellement quotidien, beaucoup d’entre nous se sont habitués à recevoir des coups. Il faudrait qu’on dépose une plainte par jour. Pas la force, pas le temps, pas les preuves”, explique Noori en buvant de grandes lampées
de Coca tiède. Chez les parents, souvent, la honte prédomine. “Il ne faut pas faire de vagues”, souligne Laetitia Nonone, fondatrice de l’association Zonzon 93 à Tremblay-en-France. tir à bout portant A Tremblay-en-France, tout est plus verdoyant. Dans la cité en chantier du Grand-Ensemble, encerclée par des sous-bois, les premières tours ont été détruites et les travaux de résidentialisation vont bon train. Les jeunes, eux, s’inquiètent de voir des habitants délogés et s’interrogent sur les slogans de ces projets urbains fondés sur la “qualité plutôt que la quantité” : “Ils installent des grilles et des codes partout, on se croirait en prison”, lâche Anouar, qui s’improvise “guide de cité”. Anouar a passé son bac en détention. Aujourd’hui diplômé d’un master de droit et de sociologie, il est animateur social, au chômage. A ses yeux, les relations entre les forces de l’ordre et les jeunes ne pourront pas s’améliorer tant que les policiers continueront à défourailler des armes à létalité réduite, “jusque dans les parcs, au milieu des enfants et des mamans”. En tête, le Flash-Ball Super-Pro, réputé pour son imprécision. Au coin d’un barbecue qu’il lance en bas de la Cité Rose, Zakaria, 25 ans, raconte : “L’autre jour, des petits avaient jeté des cailloux sur la voiture des policiers. Ils m’ont insulté et m’ont tiré à bout portant dans le bas ventre, direct, sans essayer de comprendre.” Zakaria a eu mal. Pourtant, il n’est pas allé à l’hôpital, par fierté sans doute. Aujourd’hui, sa plaie a dégonflé. Mais, dit-il, “si je ne peux plus procréer, je vais devenir fou”. Makan Kébé, 21 ans, directeur de centre de loisirs à Villemomble et fondateur de l’association Quartiers libres, mène quant à lui un combat sans nom pour rester digne et ne pas craquer. En 2013, confondu avec un autre, il est interpellé par des policiers et reçoit coups de pied et de matraque. Pour disperser la foule venue protester, les fonctionnaires ont tiré. Au centre, se trouvait la mère de Makan. Elle a reçu une balle dans l’œil et a définitivement perdu la vue. La famille a porté plainte et l’instruction reste en cours. logique financière et bureaucratique Aucune donnée officielle ne comptabilise le nombre de personnes atteintes par un tir, pas plus que celui des personnes blessées ou tuées au contact des policiers. Mais bavures et bévues se sont multipliées ces dix dernières années, comme l’atteste le recensement opéré par les nombreux collectifs naissants (“Face aux armes de la police”, 28.10.2015 les inrockuptibles 43
Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P
Villiersle-Bel (95), en 2007
“Urgence notre police assassine”…). Depuis dix ans également, l’ONG Amnesty International, la Cour européenne des droits de l’homme et la Commission nationale de déontologie de la sécurité (supprimée en 2009) ne cessent de condamner “actes racistes”, dérapages, disproportion des moyens employés et “sentiment d’impunité” des forces de l’ordre françaises. Côté policiers en revanche, on estime que la question des violences illégitimes n’est qu’“anecdotique”. On préfère souligner l’ampleur des dysfonctionnements internes. En cause : la logique financière et bureaucratique “qui a foutu en l’air le service public de la police”, explique Eric Meillan, agacé de “vivre dans le gadget politique”. “S’agissant d’humanisme, nous sommes loin d’être les champions du monde”, reconnaît le major de police retraité Jean Carnel, mais, selon lui,
“s’agissant d’humanisme, nous sommes loin d’être les champions du monde” un major de police retraité 44 les inrockuptibles 28.10.2015
impossible de sortir de l’impasse sans prendre en compte le malaise de fonctionnaires “désespérés et en situation de grande souffrance”. Burn-out, explosion du taux de suicide, démissions, la police va mal, elle est mal-aimée et les syndicats de policiers ne cessent de le faire savoir. Enfin, tous regrettent la suppression de la police de proximité qui permettait, jusqu’en 2002, d’avoir des policiers implantés et insérés sur les territoires. Déconnectés des quartiers, les policiers naviguent à vue : “Quand les jeunes sont quinze ou vingt en bas d’un immeuble, on ne sait pas s’ils sont en train de discuter, s’ils veulent en découdre ou s’ils trafiquent de la drogue”, dit Loïc Lecouplier, secrétaire national adjoint du syndicat majoritaire Alliance… Quid des contrôles au faciès ? “Evidemment que les contrôles sont faits sur ceux qui ont l’apparence d’être des personnes susceptibles de… La police est un métier d’apparences. On travaille sur ce qu’on voit”, rétorque Eric Meillan. Et, pour l’ensemble des policiers interrogés, “les délinquants, ce sont avant tout des jeunes, d’origine immigrée”. Les statistiques ethniques étant interdites, aucune donnée officielle n’accrédite une telle extrapolation. Au ministère de l’Intérieur, le premier flic de France atteste quant à lui d’un soutien sans faille à ses troupes. En réponse au Défenseur des droits, qui avait réclamé un moratoire sur l’usage du Flash-Ball,
ministre de la Ville : un soldat abandonné ? Retour sur l’histoire d’un ministère jeune mais souvent maltraité. Bernard Cazeneuve a affirmé en juillet qu’il n’était “pas question de désarmer les forces de l’ordre”. Au CIPD (Comité interministériel de prévention de la délinquance), on reconnaît néanmoins l’importance d’améliorer les relations police-jeunes. En mars, une cellule nationale impliquant collectivités, chercheurs, associations et forces de l’ordre a été créée pour favoriser expérimentations et initiatives locales en la matière. Une première nationale et le résultat d’un travail pensé depuis deux ans. Budget annuel : 900 000 euros. Au regard des 338 millions d’euros destinés à la Politique de la ville pour cette même année 2015, c’est peu. Reste qu’un “plan d’ampleur” mis au point par le préfet Lambert serait en phase de préparation place Beauvau. Mais au cabinet de Bernard Cazeneuve, le sujet ne semble pas, pour l’heure, être une urgence et on refuse d’en dire davantage. petits jeunots inexpérimentés En attendant un plan gouvernemental effectif, Didier Fassin observe avec écœurement le renoncement de la gauche “une fois arrivée au pouvoir” à opérer un tournant. Réduction des inégalités, lutte contre les discriminations et rapprochement police-population : il dresse un état des lieux amer. Sur la relation entre les forces de l’ordre et les jeunes citoyens, il souligne que “tous les hauts fonctionnaires (rencontrés) sont à peu près unanimes sur le caractère délétère de la situation actuelle” mais, dit-il, “aucun des ministres de l’Intérieur n’a osé affronter les syndicats de policiers pour tenter de contrôler le harcèlement et les provocations à l’encontre des jeunes de ces quartiers. Situation étonnante donc : on sait ce qui ne va pas, on sait la gravité qu’il y aurait à continuer de ne rien faire, et personne n’a le courage d’agir.” Pour les policiers interrogés, il conviendrait prioritairement de ne plus affecter dans les cités dites sensibles “des petits jeunots inexpérimentés”. Car, dans les banlieues de la région parisienne, les “Robocop”, les “cow-boys” et les “Rambo” viennent de province pour 80 % d’entre eux et ont souvent le même âge que les jeunes qu’ils contrôlent. Anouar l’a bien vu : “Les gars sont envoyés ici alors qu’ils débarquent tout juste de leur bourgade. Mal formés, ils sont remplis de stéréotypes et se croient tout permis.” Anouar porte lui aussi des traces de coups de matraque reçus sur le front il y a quelques mois et qu’il tente de cacher. En partant, il renfonce son bonnet sur sa tête et cite IAM : “Les élus ressassent rénovation, ça rassure / Mais c’est toujours la même merde derrière la dernière couche de peinture.” 1. Les prénoms des jeunes ont été modifiés lire aussi l’entretien avec le sociologue Fabien Truong pages suivantes
L
e 10 octobre, Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, se rend à Clichy-sous-Bois pour y inaugurer la nouvelle piscine municipale Rosa-Parks (symbole de la lutte antiraciste aux Etats-Unis). Le ministre veut lancer un signal fort avec ce déplacement. Le 2 septembre, il récupérait le portefeuille de la Ville, après le départ de sa secrétaire d’Etat Myriam El Khomri, nommée ministre du Travail. Le dix-huitième changement à ce poste depuis sa création en 1990. “La vraie connerie, ce n’est pas d’avoir nommé El Khomri au Travail, c’était d’avoir laissé un ministre de tutelle (Patrick Kanner – ndlr) au-dessus d’elle”, tance Maurice Leroy, ministre de la Ville de novembre 2010 à mai 2012 sous François Fillon. “Le gouvernement n’a pas lancé un bon signal en ne remplaçant pas Myriam El Khomri”, observe André Laignel, en fonction entre avril 1991 et mai 1992. Rappelons que le poste de ministre de la Ville, laissé vacant en mai 2005, quelques mois avant les émeutes de Clichy-sous-Bois, ne fut réattribué qu’en 2007. Faut-il y voir un hasard ? Retour en 1990. Alors en difficulté dans les sondages en milieu rural, François Mitterrand va profiter d’une vague d’émeutes dans la banlieue lyonnaise, suite à la mort d’un jeune homme à moto à hauteur d’un barrage de police. Poussé par l’architecte Roland Castro, il décide de renforcer le ministère de l’Aménagement du territoire en y créant un volet spécifique à la ville. Les clés de ce nouvel édifice sont confiées à Michel Delebarre, nommé ministre d’Etat – sixième membre du gouvernement dans l’ordre
protocolaire. L’idée est belle mais l’apprentissage s’avère âpre. André Laignel, un de ceux “qui ont essuyé les plâtres” de cette nouvelle fonction, témoigne : “Très vite, j’ai considéré que la création d’un secrétariat d’Etat à la Ville n’était pas la bonne formule. Vous avez besoin d’un ministère plein ou d’un secrétaire d’Etat rattaché au Premier ministre. La politique de la Ville doit être transversale aux ministères.” Un ancien au poste amène un complément d’information : “Si vous n’êtes pas rattaché à Matignon, au mieux Bercy tente de vous couillonner, au pire vous n’existez pas.” Le ministère de la Ville a aussi péché par son casting au cours des vingt dernières années. A gauche, Bernard Tapie (en poste de façon discontinue d’avril 1992 à mars 1993) a longtemps été contesté par ses collègues ; Fadela Amara et Maurice Leroy ont été nommés en vertu de l’ouverture voulue par Nicolas Sarkozy. Pour un habitué des gouvernements de droite, “à chaque fois qu’on a voulu tenter un coup médiatique à la Ville, on s’est cassé la gueule”. Aujourd’hui porte-parole de l’UDI, Maurice Leroy défend le bilan du ministère : “Les contrats de ville de Simone Veil, le programme national de renouvellement urbain (PNRU) de Jean-Louis Borloo suivi du nouveau PNRU voté en 2014 sous François Lamy… Ce qui est ingrat, c’est que le temps de la Ville n’est pas celui des médias.Quand j’ai été nommé, j’ai invité tous mes anciens collègues. Je me rappellerai toujours de cette phrase de Claude Bartolone : ‘Il y a un club des ministres de la Ville, de toutes les sensibilités, car on en a tellement bavé que ça crée une vraie solidarité.” C’est déjà ça. Julien Rebucci
28.10.2015 les inrockuptibles 45
“le regard sur ces jeunes s’est durci depuis dix ans” Que sont devenus les émeutiers de 2005, passé ce moment que le sociologue Fabien Truong qualifie “d’euphorie et d’exception” ? par Jean-Marie Durand et Anne Lafetter 46 les inrockuptibles 28.10.2015
A
Julien Fouchet/Mehdi Taamallah/Sipa
ncien professeur de lycée en SeineSaint-Denis devenu sociologue, Fabien Truong a suivi le parcours d’une vingtaine d’anciens élèves depuis les émeutes de 2005, du bac à la fin des études, du lycée aux premiers boulots. Le livre issu de cette proximité attentive, Jeunesses françaises – Bac + 5 made in banlieue, déconstruit les idées reçues sur la désintégration sociale et met en lumière la diversité des parcours de jeunes pour qui les émeutes ne furent qu’un moment de l’adolescence, dépassé par le souci de trouver une place stable dans la société.
Deuxième nuit d’émeute après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Clichysous-Bois, 28 octobre 2005
Les émeutes de 2005 restent dans les mémoires comme un événement fondateur qui symbolise la rupture entre les jeunes de banlieue et le reste de la société. Comment comprendre la force de ce symbole ? Fabien Truong – Si le souvenir des émeutes reste encore si fort, c’est d’abord parce qu’elles ont été incarnées par des images qui ont tourné en boucle dans le monde entier : le feu, la nuit, les voitures qui brûlent… Tout un imaginaire apocalyptique a alors été convoqué. “La banlieue” : dans les pays étrangers, tout le monde désormais connaît ce mot. Les jeunes des quartiers ont eu surtout le sentiment de renverser une situation politique où ils étaient devenus des objets, des cibles. Soudain, c’était eux qui définissaient l’agenda : ils ont alors eu un sentiment de puissance et d’exaltation, l’impression d’être des sujets. Est-ce encore un moment de référence quasi identitaire de l’histoire collective des jeunes des quartiers populaires ? Oui et non. Ces images ont été tellement fortes qu’on ne peut pas les oublier. Elles ont surtout révélé un vrai malaise, une révolte diffuse, une déconsidération générale. Le regard sur ces jeunes des quartiers s’est encore durci depuis dix ans. Au-delà des conditions socioéconomiques dégradées, le poids
du regard négatif pèse plus fort. En même temps, cet événement n’a pas débouché sur une transmission durable. Les gamins qui ont brûlé des voitures à l’époque ont aujourd’hui 25 ans ; une partie d’entre eux ne sont plus dans les cités. Ils sont passés à autre chose, ils font des études, ils bossent ou essaient de bosser, certains galèrent… Le moment de l’émeute correspond à un moment d’euphorie juvénile, de révolte. Mais ce ne fut qu’un moment, certes très fort, désormais dépassé. La question essentielle demeure : comment trouver une place dans la société française ? Mais j’insiste : il n’y a pas eu de transmission véritable car ce fut un moment d’exception et de confusion. Ce ne fut pas comme avec la Marche pour l’égalité en 1983. On a eu dans les années 1980 une génération de jeunes issus du monde ouvrier qui portaient une parole politique audible, articulée, formée par l’éducation populaire, différente des partis. Il y a eu à cette époque une opportunité de confier des responsabilités à toute une génération ; ce qui n’a pas été fait. Les générations suivantes ont bien compris que cet espoir n’avait pas été satisfait, qu’elles s’étaient fait berner. Ne reste-t-il plus alors que la violence comme mode d’expression d’un désenchantement politique et social ? Brûler des bagnoles, certes, c’est violent, mais par rapport à la violence sociale que ces jeunes subissent au quotidien, ce condensé de violence physique paraît relativement faible. En dix ans, il y a eu quelques échauffourées mais cela n’a pas continué à brûler… Est-ce que les anciens émeutiers que vous avez rencontrés regrettent ce qu’ils ont fait ? Il existe chez eux un regard mélancolique, mais comme n’importe qui en porte sur sa propre jeunesse. Ils regrettent surtout leur défaite d’un point de vue politique : ils mesurent que les émeutes n’ont fait qu’accélérer leur image négative dans l’opinion et la stigmatisation dont ils sont l’objet. Les émeutes de 2005 n’ont-elles pas quand même été un moment de prise de conscience générale sur ces effets de domination et les inégalités en banlieue ? 28.10.2015 les inrockuptibles 47
“la crise et les frustrations, ça nourrit la colère mais ça ne suffit pas, sinon il y aurait des émeutes tous les jours” Certes, des réflexions intéressantes ont émergé. Mais sur le long terme, l’espace politique et médiatique n’a pas su produire d’autres représentations, générer d’autres modes d’intervention. Il faut ouvrir les vannes ; or, c’est dangereux car cela fragilise des positions sociales établies. Il faut surtout dépasser, il me semble, ce débat essentialisant, fixiste, sur la banlieue, très mal posé. Cette essentialisation péjorative structure le regard de ceux qui parlent d’en haut, dans ce que j’appelle des “discours de perchoir”, centrés sur la perte de l’identité. L’identité, cela n’existe pas en soi ; ce qui existe, ce sont des processus d’apprentissage, des configurations sociales dans lesquelles les places se font et se défont. Beaucoup appliquent des schèmes culturalistes aux jeunes des banlieues, alors qu’au fond, comme tout un chacun, ils se présentent de manière très différente selon les scènes sociales. Je prends l’exemple de Youssef dans Jeunesses françaises : d’origine tunisienne, il a sifflé le match France-Tunisie ; or, il porte aussi tous les jours un maillot de l’équipe de France ! C’est un gamin qui dispose de plusieurs façons de se définir – “Français”, “Tunisien”, “Parisien”, “supporter de Marseille”, “banlieusard” – qui varient selon les contextes locaux et les situations sociales. Tout sociologue que je suis, je me suis par exemple planté une fois sur deux dans mes prédictions sur le devenir de mes anciens élèves ! Les parcours sont divers, multiples. Ils sont marqués par des renversements qu’on peut expliquer sociologiquement, dont on peut tracer la logique. Dans votre enquête, vous dites par exemple que, contrairement aux idées reçues, les “filles bonnes élèves” au lycée rencontrent ensuite aussi des difficultés dans leur vie d’étudiante… Au lycée, les filles sont presque sursocialisées par rapport aux critères de l’institution. C’est de la sociabilisation genrée : on apprend aux filles à être bien comme il faut, polies, coopératives. 48 les inrockuptibles 28.10.2015
Elles se projettent en dehors du quartier plus tôt que les garçons. Pour ces filles, avoir le bac avec mention règle l’étiquette illégitime de banlieusarde. Mais une fois dans des filières sélectives, elles se retrouvent minoritaires et minorisées. Elles ne s’y attendent pas, comme Sarah qui pleure le soir, après Sciences-Po. Elle ne rit pas aux blagues, n’a pas les bonnes fringues. En tant que “filles bonnes élèves”, elles sont aussi moins stigmatisées que les garçons. Quand tu te fais contrôler quatre ou cinq fois par semaine par la police, tu apprends à retourner ça et à vivre avec. Leur première année est dure mais elles s’accrochent et trouveront des emplois plutôt qualifiés. Beaucoup de garçons en difficulté retombent eux aussi, avec le temps, sur leurs pieds. Pour quel genre d’emploi optent-ils ? Dans les années 70-80, il y avait une promotion des classes populaires à travers la petite fonction publique, surtout chez les filles. Depuis quelques années, elle attire beaucoup moins. Avec la réforme de la mastérisation des concours de l’enseignement, 51 % des profs titulaires sont issus des classes supérieures, c’est énorme. Les gamins de banlieue se dirigent plus qu’avant vers le privé, où il existe une offre plus importante qui essaie de les capter. Ils se pensent illégitimes pour les formations qui mettent en avant le capital culturel légitime. Quelles sont les raisons principales des émeutes de 2005 ? Je ne vais pas revenir sur le temps long de la crise et des frustrations, les raisons économiques et sociales. Ce terreau nourrit la colère, mais il ne suffit pas, sinon il y aurait des émeutes tous les jours. Dans quasiment tous les cas, elles démarrent sur une bavure policière et la mort d’un gamin. Les garçons peuvent s’y identifier. Avec l’humiliation des contrôles permanents, ils peuvent se projeter dans Zyed et Bouna, des gamins qui n’avaient rien fait et se sont juste mis à courir. Pour ces jeunes, les flics représentent socialement
“les autres” ; eux, à force de se faire contrôler, incarnent une présomption de culpabilité, comme si on leur reprochait d’exister alors que ce sont des adolescents, qui donc se cherchent. En 2005, très peu de jeunes de 30 ans politisés brûlaient les voitures… Il y a eu beaucoup de dégâts en quelques jours mais, dix ans après, j’ai presque envie de dire qu’il ne se passe pas grand-chose. Est-ce que les jeunes que vous avez suivis vous reparlent de Nicolas Sarkozy et du rôle qu’il a pu jouer dans les émeutes ? Oui, pour eux c’est une figure ambivalente. D’abord repoussoir, il est celui qui leur a manqué de respect et de considération. Mais Sarkozy est aussi la figure du nouveau riche, du parvenu. Pour cela, ils peuvent l’envier jusqu’à la haine parce que, d’une certaine façon, ils aspirent à cette richesse qu’il exhibe. Vous appelez dans votre livre à une politique de la considération. Comment définiriez-vous cette politique ? Ouvrir les vannes dans les structures existantes, laisser plus de place à ces populations. Je parle de politiques de considération en opposition aux politiques de diversité. Les grandes écoles font de l’affirmative action à la française et je ne nie pas ses effets positifs, même si dans la réalité c’est beaucoup plus dur, comme le montre mon livre. Mais surtout, avec ce genre de politique, on décide de n’en sauver qu’un petit nombre. Ce ne sont pas des politiques de démocratisation scolaire mais une façon de sauver l’élitisme à la française. Une politique de la considération ne résonnerait pas en termes de groupes segmentés, d’identités, mais en termes de statuts différents à faire bouger et à déconstruire, dans tous les pans de la vie sociale. D’une certaine manière, les discours sur l’identité, essentialisant et naturalisant, visent à faire écran à ce qui serait un grand redéploiement. Jeunesses françaises – Bac + 5 made in banlieue de Fabien Truong (La Découverte), 320 p., 22 €
Aventuriers du son et du verbe, Bertrand Belin et le groupe Arlt défrichent chacun à leur façon de nouveaux territoires dans la musique française. Conversation croisée. par S téphane D eschamps photo Vincent Ferrané pour Les Inrockuptibles
compagnons 50 les inrockuptibles 28.10.2015
Sing Sing, Eloïse Decazes (le duo d’Arlt) et Bertrand Belin au bar Culture Rapide, Paris XXe
de la chanson 28.10.2015 les inrockuptibles 51
I
l y a quelques mois, pendant que Bertrand Belin maquettait les chansons de son nouvel album dans un studio de Montreuil, Arlt mixait le sien au même endroit, tous deux séparés par une vitre. Mais dans la vraie vie, moins que ça les sépare. Quinze ans que ça dure, que Belin et Sing Sing (la moitié du duo Arlt, avec sa compagne et chanteuse Eloïse Decazes) sont amis comme des frères et travaillent au même endroit : une chanson française (ou au moins en français) d’auteur, vivante, lettrée, chercheuse de sens et de sons, affranchie. Chemin faisant, Bertrand Belin et Arlt sont devenus des parrains, des références et des exemples pour la jeunesse. Avec le temps (et avec sa voix basse, sa silhouette de rockeur ténébreux), Bertrand Belin est presque arrivé à un statut de néo-Bashung sans les tubes. Plus hirsute, le duo Arlt incarne la partie émergée d’un passionnant underground musical (fédéré notamment par la nébuleuse de musiciens La Souterraine). Nouveaux albums pour les deux, et premier entretien croisé entre Bertrand Belin et Sing Sing. Quand et comment vous êtes-vous connus ? Sing Sing – C’était en mai 2000, un concert à Paris, à la Maroquinerie. Bertrand jouait avec le groupe Les Enfants Des Autres, et moi avec Elle L’A Mauvaise, mon premier groupe local messin. On s’est causé, on s’est plu. Après, on s’est revus sur des tournées, je me retrouvais toujours à faire la première partie d’un groupe dont Bertrand tenait la guitare. Fut un temps où il a aussi fait ma première partie. A un moment, on s’est échangé nos adresses. C’était sérieux, on s’est écrit des lettres. Quand je passais à Paris, on se voyait, je dormais chez lui. Bertrand – Ces premières rencontres avaient la magie du hasard, mais dont on sentait qu’il était en train de construire quelque chose de durable. Puis on a travaillé ensemble sur les premiers disques de Sing Sing. C’était un peu le navire scientifique coincé dans les glaces. L’univers de Sing Sing nous rendait tous un peu cinglés. On avait l’impression d’être en train de se marrer à un enterrement, en permanence. Sing Sing – L’espace avait l’air de grimacer. Bertrand ouvrait la fenêtre et me demandait de passer le bras dehors pour s’assurer que le monde extérieur existait toujours. Depuis, vous vous suivez, vous vous portez conseil ? Bertrand – Enormément. On a été longtemps incapables de se séparer le soir venu, on restait sur
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“je nourris très peu de frustrations. Quand il se passe un truc, je suis content” Sing Sing les bancs parce que la conversation le demandait. On se voit moins aujourd’hui, mais plus longtemps, parfois dix heures d’affilée, ça se finit rarement avant l’aube. On se dit des choses, sur tous les sujets. J’ai toujours entendu les chansons d’Arlt dès qu’elles prennent forme, et Sing Sing a toujours écouté mes maquettes. On se fait des commentaires, bienveillants mais constructifs, qui éclairent. On se connaît tellement que tout n’a pas à être dit. Sing Sing – Quand je n’arrive pas à boucler un truc, je m’en remets d’abord à Eloïse. Mais quand un doute persiste, Bertrand est mon interlocuteur privilégié. Ça peut être une histoire de virgule, le choix d’un mot. On est tous les deux relativement entourés. Mais quelque chose d’aussi enraciné et confiant, c’est rare. C’est présent, sempiternellement remis sur l’établi, sur le métier de l’amitié. Mais vous n’êtes jamais sur les disques l’un de l’autre ? Bertrand – Non, parce que depuis le début, on sait qu’on a chacun un pays à défricher, à entretenir. On travaille au même endroit mais on découpe des formes différentes. Ce que l’un expérimente, l’autre n’aura pas à s’en charger. Ce n’est même pas la musique qu’on joue qui nous a rassemblés au départ : on a commencé par parler de la musique des autres, de littérature, de peinture. Bertrand, tu disais il y a quelques années : “Grâce à la musique, j’ai su que j’allais pouvoir traverser cette existence.” Bertrand – J’ai dit ça ? Sing Sing – Moi, je ne me dis pas ça. Je n’ai aucun problème en tant qu’auditeur mais je ne me vois pas comme musicien. J’y suis venu sur le tard. Mes parents n’écoutaient pas de musique, je n’ai pas pris de cours quand j’étais petit. J’ai commencé à jouer avec une guitare à trois cordes, inaccordable. C’est pour ça que je joue comme je joue aujourd’hui. Les gens qui ont écouté mes premières demos, quand c’était un passe-temps adolescent, vers 15-16 ans, me parlaient d’une approche brute, de vieux blues que je ne connaissais pas, que du coup j’ai écouté. Un truc mal foutu, à la Smog, Lou Barlow. C’était des influences inconnues, j’écoutais très peu de musique avant d’en faire. Je ne me destinais pas à ça. Aujourd’hui, je ne prends ma guitare que pour écrire des chansons pour Arlt, je n’accompagne personne, je ne tape de bœuf avec personne. Je ne joue pas toute la journée chez moi.
Bertrand – Ce n’est pas la musique qui m’aide à traverser l’existence, c’est la pratique d’un instrument. J’ai toujours considéré la guitare comme un très bon compagnon de l’homme, comme un chien ou un canif dans la poche. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai fait la manche dans le métro avec ma guitare, j’ai vu qu’on pouvait en sortir quelque chose pour aider au quotidien. J’ai toujours ce chien avec moi, qui me tient chaud la nuit. Bertrand, ton premier roman, Requin, est sorti en début d’année. Sing Sing, tu écris aussi ? Sing Sing – A part des chansons et sur la musique, non. J’avais écrit des nouvelles au lycée, d’une à trois pages chacune, dans un demi-cahier. Je l’ai prêté à un mec qui s’est évanoui avec… Bertrand – Il s’est évanoui en les lisant ? Sing Sing – (rires)… Depuis, ça ne m’a plus vraiment travaillé. Plus j’ai lu, moins je me suis senti autorisé à écrire. Le lecteur a complexé l’auteur. Mais maintenant que Bertrand a écrit un bouquin, je suis jaloux, il va falloir que je m’y mette. Aujourd’hui, écrire quelque chose qui ne soit pas porté par la voix, la musique, ça recommence à me brûler un peu. J’ai le souvenir, depuis que je suis petit, d’un rapport au réel qui prend une diagonale étrange. Tout ce que je vois, je l’écris dans ma tête. Un arbre, une situation, une parole… Quelque chose en moi le réécrit, le reformule. Bertrand, comment tu ressens ça ? Tu es un auteur depuis que tu es petit ? Bertrand – Je comprends cette position, à prendre le vent. Moi, j’ai été tellement sauvé par la lecture… La littérature m’aide à penser le monde tangible. J’ai accepté la brutalité du monde grâce à un effet psychotrope de la lecture. Si j’écris, c’est parce qu’il y a un effet calmant, embellissant sur le monde. Comme si c’était impossible que le monde ne soit pas raconté. Vos nouveaux albums reflètent le monde ? Bertrand – Oui, mais avec de la beauté. Il y a un travail, une pensée. Dans mon disque, il y a des épopées, des tragédies de peu. Quelqu’un agite la main, slalome entre deux flaques de boue : c’est ça la chanson, pas d’autres informations. Ça fait exister des situations qui ne sont pas intégrées à des réseaux dramatiques, à la marche du monde sous son aspect carnivore. Tout ce qui est pacifique, qui n’est pas en train d’orchestrer la pourriture, vaut le coup d’être pris en considération. Le monde dans son acception médiatique, purulent, rentre dans mon disque, mais pas par une volonté. Ce sont des fenêtres ouvertes. 28.10.2015 les inrockuptibles 53
“on n’est jamais à l’abri d’un tube, c’est un risque à prendre. Mais depuis cinq albums, je me suis tenu à l’abri. Sacré boulot” Bertrand Belin
Ça coûte un peu, ça coûte en chauffage. Ce n’est pas pensé, c’est perçu. Le déclassement, la guerre, les déplacements de populations, ces thèmes sont dans le nouvel album mais il en a toujours été plus ou moins question dans mes disques. Sing Sing – Je ne sais pas dans quelle mesure l’époque entre dans les disques. Il se passe à peu près toujours la même chose dans les chansons d’Arlt : des déséquilibres intimes, des dérèglements climatiques. La météo qui change, dont la météo des individus, ça existe depuis toujours. Arlt, c’est Eloïse et moi. Je rédige les textes mais c’est toujours des situations à deux voix, en interaction. Pour exprimer du chagrin, de la nervosité, de la joie, du désir. Des choses qui donnent envie de mordre ou qui font saigner du nez. Je ne m’imagine pas commenter ma mélancolie d’un monde dans lequel je ne me sens pas très bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les chansons réclament, ce n’est pas nous qui avons envie de les habiller ou pas. On reconnaît une chanson, comme un sculpteur qui taille un caillou et il y a un cheval dedans. Une chanson, c’est une matière que tu apprends à appréhender. Bertrand – C’est la vertèbre de stégosaure qui affleure du sol. On dirait une anse de poterie, tu enlèves la terre et c’est un stégosaure. Il y a de la mélancolie dans vos albums, de la gueule de bois… Bertrand – Dire le contraire serait refaire l’histoire. Sing Sing – J’ai tout écrit et enregistré avec la gueule de bois. Mais je pense que c’est un album d’étonnement plutôt. De stupeur, avec de la joie, de la trouille, de la peine. Les chansons peuvent être tristes, cruelles ou mélancoliques, mais elles ne sont pas désabusées, elles sont toujours surprises de ce qui se passe. Il y a toujours un élément dynamique. Pour moi, un fado n’est pas triste, il exprime la tristesse mais célèbre la joie qu’elle contient. C’est une célébration de chanter, d’écrire. La louange de la mélancolie, ça inclut de la joie. Toutes mes chansons sont étonnées. Bertrand – Mon premier disque, j’ai eu beaucoup de plaisir à le faire parce que c’était le premier. J’ignorais tout de ce qui allait s’y trouver, je pensais que personne ne l’écouterait. Je pensais que ça serait le seul, et encore, je ne pensais pas aller jusqu’au bout. Les suivants, il y avait de l’intensité mais moins de plaisir. Hypernuit, je l’ai fait dans un brouillard épais, sans savoir ce que je faisais. Il m’a complètement échappé et j’en souffrais. Le nouveau, il m’a échappé 54 les inrockuptibles 28.10.2015
aussi mais je n’en souffrais pas, j’étais content, je voyais les réactions chimiques se faire devant moi. Je l’ai fait dans la joie, pour faire plaisir aux gens que j’aime. Comment vous situez-vous dans la musique en France ? Bertrand, tu es presque une vedette, mais pas encore… Bertrand – Pourquoi tu dis “pas encore” ? Comme si toute entreprise artistique n’avait qu’une seule trajectoire, velléité et raison d’être : accéder à toujours plus de public, une espèce de vedettariat. C’est pareil dans l’art contemporain, le théâtre. Le public et les professionnels laissent croire que le but, c’est ça. Moi, je ne cherche pas à devenir une vedette. Comme disait le célèbre philosophe Nicolas Ruffault : “La vraie réussite, c’est de durer sans réussir”. Ma vie de musicien, mon statut social ne sont pas un problème pour moi aujourd’hui. D’un point de vue économique, je n’ai pas de problème pour créer. Je ne refuse pas activement de devenir une vedette, on n’est jamais à l’abri d’un tube, c’est un risque à prendre. Mais depuis cinq albums, je me suis tenu à l’abri. Sacré boulot. Ce que j’aime, c’est l’aventure humaine avec les musiciens que je connais depuis longtemps, avec qui j’ai partagé dix ans de vie. C’est ça que j’ai envie de préserver. Sing Sing – Je souscris. Je suis content, il s’est déjà passé pour moi beaucoup plus de choses que je ne l’attendais. Je suis toujours stupéfait de pouvoir faire des disques, de les voir dans le commerce, que des gens s’y intéressent et viennent au concert, qu’ils soient 5 ou 800. Je nourris très peu de frustrations. Quand il se passe un truc, je suis content. J’ai eu très peu d’ambition sociale, c’est vrai. Plus je fais de concerts dans l’année, plus je suis content, mais parce que j’aime faire des concerts. Et puis Arlt ça concerne ma vie privée, personnelle, entre Eloïse et moi, ça nous permet de partir à l’aventure ensemble. C’est marrant parce que Bertrand et moi on se connaît depuis quinze ans et on n’a jamais parlé de ça ensemble, de combien on gagne, de combien de disques on vend. Bertrand – On en vit de la musique, j’en vis depuis vingt ans, mon statut me convient très bien. La différence, c’est qu’il y a vingt ans j’étais accompagnateur, je ne faisais pas mes propres chansons. La vraie valeur ajoutée aujourd’hui, qui n’est pas monnayable, c’est de tenir la barre. Ça donne un sens à ma vie. Bertrand Belin Cap Waller (Cinq 7/Wagram) Arlt Deableries (Almost Musique/L’Autre Distribution) lire aussi la critique des deux albums p. 79
“je suis devenu un produit” A l’affiche du nouveau Julie Delpy, Dany Boon a accepté une rencontre malgré nos nombreuses critiques défavorables sur ses films. Bienvenue chez Les Inrocks. par Jean-Marc Lalanne et Romain Blondeau photo Vincent Ferrané pour Les Inrockuptibles
S
ept ans ont passé depuis la tornade Bienvenue chez les Ch’tis, qui imposa l’humoriste Dany Boon en nouveau héraut d’un cinéma français commercialement performant. Sept ans durant lesquels l’acteurréalisateur-producteur aura battu des records d’audience, bâti un empire industriel, mais aussi traversé quelques remous qui ont un peu écorché son image. Il y eut la polémique Maraval sur les salaires mirobolants des acteurs, une suite d’échecs publics (Un plan parfait, Eyjafjallajökull, deux superproductions n’atteignant pas les deux millions d’entrées) – certes redressée par les cinq millions de sa dernière réalisation, Supercondriaque –, des soupçons d’exil fiscal et l’apparition sur le marché de nouvelles stars qui viennent grignoter son hégémonie au royaume du rire populaire, façon Kev Adams. C’est dans ce contexte que Dany Boon opère aujourd’hui un léger déport de sa trajectoire, croisant pour la première fois un auteur (certes de comédies et non dénuées d’ambitions commerciales) avec le nouveau film de Julie Delpy. Dans Lolo, il se déprend d’un registre de jeu fondé sur l’exagération grimaçante au profit d’une composition plus réaliste et subtilement psychologique. Moins univoquement clownesque et soudainement séduisant, l’acteur retrouve aussi un certain sens du jeu d’équipe, cédant régulièrement le premier plan à ses partenaires (l’auteur-interprète, bien sûr, mais aussi l’étincelant Vincent Lacoste,
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le Lolo du titre). L’occasion donc de rencontrer l’acteur-réalisateur, dont on avait jusque-là descendu systématiquement tous les films – et qui n’avait pas manqué de le noter. Affable et cash, il est revenu avec nous sur son statut, les privilèges qu’il en tire, la pesanteur afférente, la marge de manœuvre que laisse dans un parcours la soudaine accession au titre d’acteur le plus bankable de France. Dany Boon – En Chine, je me suis endormi pendant une interview. Le journaliste n’osait plus me parler. Il a eu la courtoisie d’attendre que je me réveille (rires). Nous, si vous vous endormez, on vous réveille… C’est gentil, merci. (rires) Qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet Lolo ? Je connaissais le travail de Julie. J’aime ses films, son écriture et le fait qu’elle tente des expériences différentes à chaque fois, sur un spectre artistique très large. Elle peut passer de La Comtesse (2009) au Skylab (2011) tout en conservant sa signature. D’ailleurs, je trouve que La Comtesse n’est pas sans rapport avec Lolo, notamment sur la question du paraître. Sur un fond de cruauté aussi… Et puis elle a un truc avec les acteurs. J’adore Chris Rock, par exemple. Sur scène, il est formidable mais je trouve qu’il a toujours été sous-employé au cinéma. La première fois que je l’ai vu merveilleux dans un film, c’était sous la direction de Julie (dans Two Days in New York, 2012 – ndlr) : il était naturel, tel qu’en lui-même.
Paris, octobre 2015
“après le succès des Ch’tis, je suis retourné chez ma psy pour faire une deuxième analyse” C’est ce que vous alliez chercher dans son cinéma ? Le naturel ? Non, je ne me compare pas du tout à Chris Rock. Ce qui m’a plu chez Julie, c’est son univers, sa folie. Je voulais aussi tourner dans un film écrit et réalisé par une femme, ce qui est trop rare dans le monde de la comédie, où elles sont encore peu visibles, utilisées comme de simples faire-valoir pour les personnages masculins. Aviez-vous aussi le désir de faire un premier pas vers le cinéma d’auteur ? Pas spécialement. Ce sont les projets qui m’intéressent. Je ne construis pas ma carrière de façon aussi calculée. Je ne me lève pas le matin en me disant : “Tiens, je suis le roi de la comédie populaire, donc je vais faire un film d’auteur pour marquer le coup”. Depuis mes débuts dans ce métier, il y a vingt-cinq ans, j’ai toujours fonctionné selon mes désirs. Au départ, j’avais une belle carrière dans le one-man show, une carrière riche, très forte, avec un public qui me suivait. Mais je me suis dit que je n’allais pas faire ça toute ma vie, je craignais de tourner en rond. Je me suis alors investi dans l’écriture, en débutant par le théâtre. J’ai suivi la masterclass de Robert McKee (le gourou du scriptwriting américain – ndlr) et j’ai commencé à écrire des spectacles pour d’autres artistes. Je jubilais de voir des comédiens faire rire sur scène avec mes textes, de partager ce truc. Et puis j’ai fini par écrire Les Ch’tis… (Il s’interrompt un instant et reprend avec un sourire ironique). Je me souviens de la critique des Inrocks sur le film. Ah, vous ne m’aviez pas loupé… Elle était hyper violente et en même temps impeccable. Une phrase en particulier m’avait marqué. Elle disait : “Pourquoi parler d’un film qui n’en est pas un ?” Ça vous blesse les critiques ? La vôtre était si violente qu’elle m’avait plutôt fait marrer. Après, bien sûr, je ne suis pas insensible à la critique. Mais c’est le jeu : je savais que j’allais me faire dézinguer dès lors que j’aurais du succès. Au début de ma carrière dans le one-man show, je jouais au Café de la Gare ou au Lucernaire, où Sylvie Joly était ma marraine. La presse culturelle m’adorait. J’avais de bons papiers dans Télérama, on me comparait à Raymond Devos ou à Zouc. Et puis je suis passé de l’autre côté : j’ai eu du succès, j’ai joué à l’Olympia, et les mêmes critiques m’ont dégommé pour les mêmes spectacles. Comme si, tout à coup, j’avais “vendu mon âme”… Sauf que les films qui ont fait votre succès n’étaient plus vraiment dans cette filiation Zouc et Devos. Au cinéma, vous avez très vite quitté l’humour étrange de vos débuts pour un registre plus fédérateur, un personnage un peu candide, gentil… Oui, vous avez raison. (Il reste pensif quelques secondes). Mais à l’époque, au début du projet, 58 les inrockuptibles 28.10.2015
Les Ch’tis n’était pas calibré pour devenir un tel succès. Je ne l’avais pas écrit et réalisé dans le but de faire un énorme carton. D’ailleurs, à l’origine, je présentais le film comme une “comédie d’auteur populaire”… Vous dites : “Je ne me lève pas le matin en pensant que je suis le roi de la comédie populaire.” OK, mais est-ce que le succès vous pèse malgré tout dans vos choix, dans votre relation à l’industrie du cinéma français ? Est-ce que vous pouvez vraiment vous dégager de ce statut d’acteur bankable ? Je suis devenu un produit, en fait. Je crois que c’est un peu moins le cas maintenant, mais j’ai dû partir pour retrouver une vie normale, m’installer à Londres, m’éloigner de cette pression. C’est important, quand on écrit, de ne pas s’enfermer dans une tour d’ivoire, de prendre les transports en commun, de pouvoir observer les gens, de ne pas être entouré d’une cour en permanence. J’essaie à chaque fois de me rappeler les raisons pour lesquelles je fais ce métier ; je questionne l’enfant que j’ai été, cet enfant qui avait pour seul désir d’être sur scène, de divertir. Le succès, ce n’était pas mon truc. Je ne voulais pas être connu. Mais je me suis retrouvé dans une sorte de machine, qui peut vous broyer. La sortie des Ch’tis a été très déstabilisante. J’essayais de retrouver ma vie d’avant mais je ne pouvais pas… Alors je suis retourné chez ma psy pour faire une deuxième analyse. Quel type d’incident a pu risquer de vous faire vriller ? A un moment donné, je ne pouvais pas marcher trois mètres dans la rue sans que les gens hurlent parce qu’ils me reconnaissaient ou voulaient me prendre en photo… Mais le plus dur, c’était l’attitude de certains médias. Je ne parle pas de la critique mais plutôt de la presse people. Un jour, par exemple, j’ai perdu un ami proche dans un accident de voiture. C’est forcément très violent. Je suis sorti abattu du cimetière. Des paparazzis étaient cachés dans les arbres. J’ai fait la couve d’un de ces magazines de merde. On y voyait ma tête dévastée avec en titre “Dany Boon en dépression à cause du succès des Ch’tis.” C’était faux, évidemment. On peut se dire que ce n’est pas grave, sauf qu’en lisant ça ma mère s’inquiète, mes frangins m’appellent… Mes proches subissent des trucs qu’ils n’ont pas désirés. Vous dites que vous avez dû partir à Londres pour fuir la pression. Pression médiatique ou exil fiscal ? J’ai toujours payé mes impôts. Je vais vous dire un truc : quand j’ai fait les Ch’tis, j’avais des conseillers fiscalistes, des spécialistes qui m’ont dit qu’il fallait absolument que je déménage ma société de production au Luxembourg, que c’était autorisé. Mais je suis malgré tout resté en France et j’ai changé de conseillers. Je continue à payer des impôts, j’ai augmenté le nombre de mes employés et j’ai développé avec Pathé une association, le Ch’tis Fonds, qui reverse
la totalité des recettes des produits dérivés de mes films à des associations caritatives. Voilà… Mais à titre personnel, vous n’êtes plus domicilié fiscalement en France… Je suis parti cinq ans à Los Angeles. Mais la Californie est l’Etat le plus taxé des Etats-Unis. C’est un endroit où l’on paie même plus d’impôts qu’en France. La taxation en Angleterre est aussi assez élevée. D’ailleurs, même si je vis à l’étranger, je continue de payer en France. Croyez-moi, si j’avais voulu fuir l’impôt, je m’y serais pris autrement. Et puis, moi qui suis d’un milieu modeste, je suis très attaché à l’idée de redistribution. Je n’ai aucun problème avec l’impôt. Au contraire. Il paraît que vous avez approché Benoît Jacquot en 2012 pour travailler avec lui. Etait-ce une volonté de changer votre image ? De vous affranchir de ce statut de roi de la comédie populaire ? Non, c’était une affaire de goût. Il n’y a rien
de stratégique derrière tout ça. Je n’ai ni l’envie, ni le besoin de changer mon image. J’aime le cinéma de Benoît, j’ai beaucoup aimé Les Adieux à la reine et nous avons exprimé notre désir de bosser ensemble. Ça n’a pas marché pour des raisons d’agenda mais nous avons échangé quelque temps. Il me disait que j’étais inaccessible pour lui mais je lui ai assuré que ce n’était pas une question d’argent, de cachet, que je m’adapterais à son budget. Comme je l’ai fait pour Julie Delpy d’ailleurs : je me suis adapté à l’économie de son film (selon le producteur de Lolo, Dany Boon aurait perçu un salaire équivalent à 5 % du budget du film, soit environ 400 000 euros – ndlr). A cette époque, vous étiez la cible d’une fameuse tribune du distributeur Vincent Maraval, qui dénonçait les salaires mirobolants des acteurs français. Comment avez-vous vécu cette polémique ? J’ai fait une facture à Maraval, puisqu’il donnait de faux chiffres dans sa tribune et qu’il m’attribuait des salaires que je n’avais pas touchés. Je lui ai facturé la différence pour tourner tout ça en dérision. Et j’attends toujours le paiement. Certes, il déclarait que vous aviez gagné un million d’euros pour votre brève apparition dans Astérix et Obélix : Au service de Sa Majesté, alors qu’il s’agissait en réalité de 600 000 euros. Mais au-delà de ces détails de chiffres, que pensez-vous du fond de sa tribune ? J’ai déjà répondu à ça. Et d’ailleurs, je ne suis pas rancunier puisque l’on s’est vus, avec Maraval. J’avais même balancé une photo de notre rencontre pendant la cérémonie des César. Je crois que ce n’était pas très productif de parler de ces sujets dans la presse, d’en faire une polémique. Il aurait mieux valu se réunir et régler les problèmes entre nous. Moi, mon travail, c’est de réaliser des films. Si je fais un film qui rapporte 50, 100 ou 200 millions d’euros et que je suis payé en retour plusieurs millions, je ne vois pas où est le souci après tout… Il y a quand même une forme de cohérence, non ? Oui, mais vous avez aussi des exigences a priori. Quand vous réclamez, par exemple, 3 millions d’euros de salaire pour Un plan parfait de Pascal Chaumeil, qui n’a pas eu une très grande carrière en salle, on peut aussi se dire que vous avez tiré bénéfice d’un moment inflationniste du cinéma français… Mais il n’y a pas de moment inflationniste ! Et puis je n’ai forcé personne. Le pire, dans cette polémique, c’est que l’on parle d’argent public. Or, c’est un mensonge. J’ai fait un peu plus de 50 millions d’entrées cumulées avec les films que j’ai réalisés et ceux dans lesquels j’ai joué ; j’ai généré des recettes pour le CNC (sur chaque billet de cinéma vendu, le Centre national du cinéma et de l’image animée prélève une taxe pour alimenter 28.10.2015 les inrockuptibles 59
“moi qui suis d’un milieu modeste, je suis très attaché à l’idée de redistribution. Je n’ai aucun problème avec l’impôt” son fonds de soutien, ensuite redistribué en aides à la production – ndlr) ; j’ai créé de la richesse en France. Et inversement, je n’ai jamais réclamé l’avance sur recettes. Il y a une forme d’injustice lorsque l’on dit que je m’enrichis de l’argent public. Je refuse que l’on utilise ma notoriété pour alimenter une controverse. Moi, je suis heureux de cotiser au CNC, de contribuer à aider d’autres films plus indépendants, d’aider à préserver la richesse et la diversité du cinéma français. En janvier 2014, suite à cette polémique, le CNC a adopté de nouvelles règles pour encadrer le salaire des acteurs. Que pensez-vous de cette réforme ? J’ai demandé, depuis le mois de mai, un rendez-vous pour parler avec Frédérique Bredin, la directrice du CNC. Je n’ai toujours pas eu de réponse… Vous voulez la rencontrer pour contester sa d écision ? Pour la comprendre surtout. Je ne suis pas énervé mais je trouve qu’il y a beaucoup d’incohérences dans cette réforme. Ils veulent plafonner le salaire des acteurs à un million d’euros. Très bien, mais comment fait-on pour ceux qui, comme moi, cumulent plusieurs postes, qui sont à la fois acteurs, producteurs, réalisateurs, scénaristes ? Ce n’est pas une bonne solution de moins payer les vedettes. Regardez un peu la Chine. Là-bas, certains acteurs gagnent 50 % du budget total d’un film. Vous imaginez ? 50 % du budget pour les acteurs ! Pas sûr que la Chine soit un modèle social très enviable… Non, mais je ne prends pas ça comme modèle. Je vous parle juste d’une réalité. Le gros succès des Nouvelles Aventures d’Aladin, après celui des Profs 2 cet été, confirme le statut acquis par l’acteur Kev Adams. Ça vous inquiète cette concurrence, l’apparition d’une nouvelle génération d’acteurs bankable dans l’industrie ? Absolument pas, au contraire. J’observe ça avec bienveillance. C’est très sain le renouvellement des générations dans le cinéma français, et pas seulement chez les acteurs comiques. J’en ai moi-même profité. Qu’en est-il de votre expérience américaine ? Un remake des Ch’tis avec Will Smith a été évoqué. Ils avaient acheté les droits pour trois ans sauf qu’ils n’ont pas réussi à s’accorder sur le scénario. Mais il y a eu un remake en Italie qui a bien marché, et le film sera bientôt adapté en Chine et au Brésil… S’il marche autant dans le monde, c’est peut-être que le film touche à un sujet très contemporain : celui des frontières, de la peur de l’étranger. C’est d’ailleurs un motif récurrent de vos films. Pourquoi êtes-vous à ce point travaillé par cette question du territoire, des migrations, de la circulation ? 60 les inrockuptibles 28.10.2015
Je pense que cela vient de mon histoire personnelle, de l’enfance. Je suis un fils d’immigré, mon père algérien kabyle a été accueilli à merveille par les gens du Nord mais il n’a pas été accepté dans ma famille maternelle, qui refusait leur union. J’avais un grand-père qui habitait à deux kilomètres de chez moi et que je n’ai jamais connu. Ma mère a été reniée par sa famille alors qu’elle était enceinte de moi. Ils ont rompu tout contact avec elle et je l’ai vue en souffrir. Mon grand-père a tenu jusqu’au bout, n’a jamais voulu me voir… Contrairement à vous, par exemple, qui avez fini par avoir envie de me rencontrer… (rires) Vous voulez dire que nous sommes plus tendres que votre grand-père ? Oui, c’est ça (rires). C’est vrai que j’ai assisté très jeune à des scènes qui restent en mémoire. Je me souviens notamment qu’un dimanche, tout gamin, ma mère nous avait habillés pour aller au mariage de son frère. Or, sa famille refusait qu’elle y assiste. On était donc restés en face de la mairie, sur le parking, et je voyais ma mère pleurer d’émotion et de tristesse. Moi, je ne comprenais pas pourquoi nous ne pouvions pas traverser la rue pour aller à ce mariage. Elle était là, la frontière… Et peut-on voir dans ce sujet la raison de votre succès ? Pas seulement, mais je pense que cela résonne en effet chez beaucoup de gens. Je voulais avant tout rendre une forme d’hommage à la région du Nord, qui a toujours été une terre d’accueil – pour les Italiens, les Polonais, les Maghrébins… – et qui a une très forte identité, un vrai sens du partage, de la fraternité. Sangatte, ça vous paraît très fraternel ? Non, mais les gens du Nord ne sont pas responsables. Ce qui m’inquiète, c’est plutôt la montée du Front national qui s’observe là-bas. J’ai toujours appelé à voter contre et j’angoisse pour les régionales. On pourrait aussi vous reprocher de flatter cet esprit de repli sur soi dans vos films, tant ils exaltent les particularismes locaux, les cultures locales présentées comme des remparts à la mondialisation… C’est tout l’inverse. Dans Rien à déclarer, je démonte l’idéologie raciste en riant de l’absurdité d’un conflit entre deux personnes seulement séparées par une frontière. J’ai grandi en pensant que la seule richesse, la vraie richesse, c’est l’autre. Je me suis sorti de ma vie de pauvre, de crève-la-dalle parisien, grâce aux autres, à l’ouverture, à l’échange. Alors qu’on ne me dise pas que je flatte le repli identitaire. lire aussi la critique de Lolo p. 68
refaire l’Histoire Christophe Honoré revient au théâtre avec une farce provocatrice et philosophique sur fond de Seconde Guerre mondiale. Tout en s’interrogeant sur la place de l’artiste. par Fabienne Arvers photo Hervé Lassïnce pour Les Inrockuptibles
A
rtiste polyvalent, Christophe Honoré alterne la réalisation de films et la mise en scène d’opéras ou de théâtre. Il retrouve aussi l’écriture pour ses deux derniers spectacles. Après Nouveau Roman (2012) qui donnait la parole aux grandes figures de ce courant littéraire, la création de Fin de l’Histoire au Théâtre de Lorient prend comme matrice une pièce inachevée de Witold Gombrowicz, L’Histoire. Fiction et documentaire sont les ingrédients de base de cette comédie qui penche résolument vers la farce grinçante en faisant dialoguer l’ensemble de l’œuvre de Gombrowicz. Christophe Honoré invite aussi au débat les philosophes qui, de Hegel à Fukuyama, pointent la fin de l’Histoire et soumet les personnages de la pièce à un jeu de rôle décapant qui parodie et réinvente les accords de Munich de 1939 signés entre Hitler, Daladier, Chamberlain et Mussolini et qui scellèrent la mort de la Tchécoslovaquie. De là à refaire les accords de Yalta entre Staline, Churchill et Roosevelt, il n’y a qu’un pas que Fin de l’Histoire franchit allègrement, dans un vertigineux jeu de miroir entre le traitement clownesque du spectacle et la façon dont les “grands de ce monde” décident du sort de la planète. Dans le décor monumental d’une gare de Varsovie, l’été 1939, la famille Gombrowicz accompagne Witold en partance pour l’Argentine. Une nuit d’attente qui va partir en vrille, avec une bande d’acteurs qui vont très loin dans le politiquement incorrect, dont certains faisaient déjà merveille dans Nouveau Roman. 62 les inrockuptibles 28.10.2015
Quel est le début de Fin de l’Histoire ? Christophe Honoré – Je crois que c’est Nouveau Roman, un projet important pour moi avec une méthode de travail que j’ai vraiment appréciée. D’abord, un long cheminement de documentation et de recherche sur un vaste corpus de huit écrivains, puis le travail avec les comédiens pour leur transmettre les textes et les faire “fictionner”. J’ai voulu continuer dans cette voie-là et je suis tombé un peu par hasard sur la pièce de Gombrowicz, L’Histoire. Ce sont des fragments, pas une pièce de théâtre mais une idée de pièce dont on a retrouvé le brouillon après sa mort. Quelle est la trame d’Histoire ? Il y a un homme qui se considère comme le propriétaire du monde et imagine qu’il peut changer le cours de l’Histoire. Il s’appelle Witold, comme Gombrowicz, et est entouré de sa famille qui lui reproche son immaturité. Je savais dès le départ que la famille allait se transformer en personnages historiques. J’avais envie d’approfondir une forme de farce et c’est la première comédie que je mets en scène. Comment avez-vous construit le spectacle ? Un an avant le début des répétitions, j’avais donné à lire aux comédiens plusieurs textes de Gombrowicz. Au premier jour sur le plateau, on démarre à partir de rien. A part un travail dramaturgique en amont important où tous les livres sont fichés, où tout est classé par thème. J’avais rédigé une série de situations de trois lignes sur lesquelles les acteurs ont improvisé. J’ai réécrit à partir de ce matériau le texte de la pièce en y réinsufflant du Gombrowicz. Et puis il y a des scènes plus libres comme le cours de danse que donne Rena
Sur la scène du Théâtre de la Colline, Paris, octobre 2015
Fin de l’Histoire au Théâtre de Lorient, avecM arlène Saldana (au centre)
à son frère Witold, où on a inclus les “gueules” qui viennent de Ferdydurke de Gombrowicz où il parle des personnages en disant que les gens se mettent une gueule, un masque en fait. Il se dit aussi l’inventeur du cucul, c’est-à-dire la manière dont les gens infantilisent l’autre pour pouvoir le dominer. On a beaucoup utilisé cette idée d’infantilisation. Dans Fin de l’Histoire, il est aussi question des accords de Munich et des philosophes comme Fukuyama qui ont conceptualisé la fin de l’Histoire. Fiction et documentaire s’entrecroisent sans cesse. Pourquoi ce traitement ? C’est lié à Gombrowicz dont l’œuvre a influencé Milan Kundera, et ce n’est pas un hasard si ce dernier l’admire autant. Ils fonctionnent de la même manière ; ils fictionnent et puis ils passent au mode de l’essai philosophique et la fiction reprend. En travaillant sur le projet, je me disais que je faisais la fin de L’Histoire inachevée de Gombrowicz et j’ai repensé à la polémique autour du texte de Fukuyama. Je trouve intéressant ce rapport à la philosophie de l’histoire. J’avais aussi envie d’arrêter la fiction à un moment donné et de prendre le temps d’évoquer un sujet philosophique. Alors, on s’est remis à lire Hegel, Marx, Derrida, Kojève, Strauss. Et puis, le dernier livre écrit par Gombrowicz s’appelle La Philosophie en six heures un quart et reprend les cours qu’il donnait en Argentine. C’est vraiment une espèce de Sartre qui aurait refusé toute pensée collective et dont l’œuvre, commencée juste avant la Seconde Guerre mondiale, est ensuite nourrie de cette expérience. Pourquoi traiter les accords de Munich sur le mode de la farce ? C’est cette idée de Marx selon laquelle l’Histoire se joue toujours en deux temps : d’abord tragique, puis comique. On a rencontré trois historiens, spécialistes de Marx, d’Hitler et de la Mitteleuropa, et chacun avait sa version de l’Histoire. Il nous fallait être très solides pour pouvoir faire l’idiot. Refaire l’histoire, c’est toujours une entreprise idiote. L’idée d’uchronie (réécriture de l’histoire à partir de la modification d’un événement du passé – ndlr) en histoire est inacceptable. Nous, on voulait refaire les accords de Munich et j’ai pensé qu’il fallait 64 les inrockuptibles 28.10.2015
faire ceux de Yalta en 1939 au lieu de 1945. Sans les Américains, entre Européens, avec cette idée que les petits territoires pour lesquels on se fait la guerre, on n’a qu’à en faire des vassaux. C’est d’ailleurs un peu ce qui est arrivé avec la Grèce ou la Hongrie et les réfugiés... La plupart des phrases dites dans cette séquence sont réellement “historiques”. Mais c’est vrai qu’on se demande jusqu’où le spectateur va nous suivre. Notamment quand la famille reproche à Witold de vouloir se mêler du cours de l’Histoire et qu’avec ses conneries, on n’aura pas Si c’est un homme de Primo Levi, Shoah de Claude Lanzmann et Le Pianiste de Roman Polanski. C’est un moment très grinçant, très dérangeant. C’est prendre le contrepied du philosophe Theodor W. Adorno disant qu’on ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz ? Comme les personnages sont monstrueux, on le traite par la bêtise, la farce. J’aime bien que ça pose question. S’il n’y a pas la modernité telle qu’on l’entend dans les arts, qu’y a-t-il ? S’il n’y a pas de circonstances tragiques, quelle est la valeur d’artistes comme moi qui n’ai pas connu de tragédie, à part celle du sida ? On a l’impression d’être les commentateurs d’une histoire qui se passe très loin de nous. On n’a jamais eu à choisir entre être collabo ou résistant. Qu’est-ce qu’on fait avec la nonhistoire de notre pays et que représente aujourd’hui l’expression “avoir sa place dans l’Histoire” ? Paradoxalement, la grande affaire de Fin de l’Histoire, c’est l’inachèvement ? Je pense que l’inachèvement, l’impossibilité d’avoir un discours fermé sur lui-même ou de prétendre révéler une vérité, fait partie du monde contemporain. On a une perception éparpillée du monde et notre incompétence est le point de départ de toute notre réflexion artistique. L’incompétence comme forme de loyauté à partir de laquelle on essaie de faire des formes vives et incomplètes. Fin de l’Histoire texte d’après Witold Gombrowicz, mise en scène Christophe Honoré, avec Jean-Charles Clichet, Sébastien Eveno, Julien Honoré, Erwan Ha Kyoon Larcher, Elise Lhomeau, Annie Mercier, Mathieu Saccucci, Marlène Saldana. Du 3 au 28 novembre au Théâtre de la Colline, Paris XXe, colline.fr
Jean-Louis Fernandez
“quelle est la valeur d’artistes comme moi qui n’ai pas connu de tragédie, à part celle du sida ?”
Notre petite sœur d’Hirokazu Kore-eda Une adolescente qui vient de perdre son père part à la découverte de ses demi-sœurs jamais rencontrées. Le classicisme radieux de Kore-eda à son meilleur.
L
es films de Kore-eda ont toujours accordé aux enfants une importance primordiale, en tant que sujets (séparés par le divorce dans I Wish, abandonnés à leur sort dans Nobody Knows…), mais aussi en tant que pommes de discorde, éléments mobiles d’un jeu de réorganisations familiales et de permutations qui a pu paradoxalement se désintéresser de leur intériorité (Tel père, tel fils). Que reste-t-il de ces enfants ? C’est la question que semble se poser Notre petite sœur, où il n’y a certes pas d’enfants mais une fratrie adulte : trois sœurs partageant l’ancienne maison familiale, loin d’une mère avec qui le courant a fini par mal passer, et d’un père qui avait déjà de longue date refait sa vie avec une autre femme. C’est aux funérailles de ce dernier que Sachi, Yoshino et Chika
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se découvrent une benjamine, Suzu, encore adolescente, née de la liaison adultère qui avait brisé la famille quinze ans plus tôt. Or la rancune s’est dissipée, et Suzu s’entend très bien avec ses trois aînées, qui lui proposent de venir vivre avec elles. Ce petit gynécée improvisé par le hasard des éclatements familiaux apparaît comme l’après-coup du cinéma de l’enfance de Kore-eda, sa phase posttraumatique : l’enterrement est un baptême, et les trois fées penchées sur le berceau d’Aurore l’accueillent dans ce qui apparaît en premier lieu comme une vie rêvée, un quotidien bercé par la vapeur de la salle de bains et le fumet des repas, élégante succession de rituels domestiques évoquant l’art du shomingeki de Yasujiro Ozu dont Kore-eda s’est toujours réclamé et qu’il parvient ici à s’approprier avec plus de sérénité que jamais.
absence totale d’ironie ou de cynisme, rendu simple et lumineux des émotions, limpidité des caractères
Que faire de la sagesse acquise lors des blessures reçues au matin de sa vie ? Notre petite sœur, sous sa surface cotonneuse, cherche la réponse en remettant sur le métier les schémas qui ont amené les trois sœurs à se passer de parents, comme Sachi, l’aînée et la plus réfléchie, qui voit son équilibre moral troublé par la tentation d’une liaison avec un collègue marié, répétant bien malgré elle la cause de sa propre haine envers son père. Aux trois sœurs, Kore-eda associe ainsi une nature particulière, une caractérisation nette et transparente (la sérieuse, la coucheuse, l’ingénue) qui se nourrit de l’attitude des actrices, du détail de leurs gestes, de leurs costumes, de leur métier (infirmière, banquière, vendeuse), et dont l’auteur peaufine les nuances avec beaucoup de soin, arrivant à un résultat empreint d’une belle ligne claire où chaque personnage a valeur de fonction et semble pourtant rayonner librement, agir selon sa nature et non selon ce que le récit lui dicte – ainsi reflue une haute idée du classicisme qui voudrait non pas mettre de l’ordre dans tout, mais créer l’harmonie de l’ordre et du désordre, ce que Kore-eda parvient à arranger divinement. Que le film confine à la mièvrerie, cela a été dit lors de sa présentation à Cannes, cela peut aussi bien être balayé.
Notre petite sœur se pose comme l’expression la plus aboutie d’un cinéma qui a certes l’apparence du sentimentalisme, mais qui n’en présente en réalité que les avantages : absence totale d’ironie ou de cynisme, rendu simple et lumineux des émotions, limpidité des caractères, abandon libérateur aux flots du mélodrame dont aucune composante n’est déguisée d’une quelconque façon. Kore-eda, fidèle à sa narration flâneuse, arpente les vies de ses héroïnes en dérivant par parenthèses, sans laisser trop apparaître les coutures de l’ouvrage qui se dessine sur la longueur du film (soit bien sûr les conditions d’une renaissance, la conjuration des vieux spectres du passé familial). Il apparaît surtout que sur cette musique-là, Notre petite sœur pourrait durer éternellement : sa légèreté, sa justesse de ton, la sensation d’élégance féminine qui émane de chacune de ses scènes en font un objet toujours susceptible de fleurir et raconter d’autres histoires qui nous conquerraient certainement tout autant, tant qu’elles parviennent à nouer aussi naturellement le léger et le grave, le naïf et le tragique, la maison de poupées et les ébranlements familiaux. Théo Ribeton Notre petite sœur d’Hirokazu Kore-eda, avec Masami Nagasawa, Haruka Ayase, Kaho (Jap., 2 015, 2 h 08) 28.10.2015 les inrockuptibles 67
Regression d’Alejandro Amenábar avec Ethan Hawke, Emma Watson (Esp., Can., E.-U., 2015, 1 h 46)
VincentL acoste et Julie Delpy
Lolo de Julie Delpy Une comédie française où Julie Delpy laisse libre cours à sa veine fantastique.
V
iolette (Julie Delpy), 45 ans, passe des vacances “en thalasso” à Biarritz avec sa meilleure copine (Karin Viard en femme libérée). Elle fait la connaissance de Jean-René (Dany Boon), le ringard de service, informaticien de son état, et ils tombent amoureux après une bonne partie de jambes en l’air. Jean-René va suivre la jolie et pétillante Violette à Paris. Seulement, comme dans La Femme modèle de Minnelli, Violette travaille dans la mode. Comment ce duo classique de comédie (le plouc et la branchée) va-t-il survivre à la pression sociale ? D’autant plus que Lolo (le grand Vincent Lacoste), le fi-fils unique à sa “Mamoune” Violette, va s’avérer être un psychopathe un peu trop exclusif avec sa génitrice (#normanbatesalert)… On retrouve dans le sixième film de Julie Delpy en tant que réalisatrice ce qui fait à la fois le sel de ses comédies, sa signature, son succès auprès de son public : un ton farfelu qui pousse le récit dans des voies secondaires drôles et délirantes (l’épisode de l’échec puis de la réussite professionnels de Jean-René), un regard aigu sur la société française (le snobisme), un humour sexuel très cru (ici surtout entre femmes), une direction d’acteurs qui semble aussi implacable, précise sur le rythme, que foutraque : jamais on n’avait vu
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Dany Boon aussi à l’aise sur un écran, filmé avec autant d’attention, sans doute un peu secoué dans ses habitudes de star… Mais tout cela serait aussi vain qu’une bonne pièce de boulevard un peu vulgaire si l’on ne sentait une inquiétude sincère et profonde dans ce que Lolo raconte : sur les enfants notamment, ces êtres étranges qui peuvent s’avérer dangereux. Car le cas de Lolo n’est jamais traité d’un point de vue psychologique et rationnel. Lolo est un monstre, c’est l’un des enfants du Village des damnés : il fait peur, il est le mal. Cette couleur fantastique de la mise en scène (et surtout de l’esprit) de Delpy, qui n’était jusqu’ici apparue que dans le seul drame qu’elle ait réalisé à ce jour, La Comtesse (le portrait d’une criminelle sadique célèbre, la comtesse Báthory), représente une véritable originalité dans la comédie contemporaine, qui se cantonne souvent, parfois pour le meilleur, à des considérations sociales ou sentimentales. En cela, cette couleur singulière la rapproche davantage de cinéastes français comme les frères Larrieu, par exemple, que de l’Américain Woody Allen, auquel on l’apparente souvent. Jean-Baptiste Morain Lolo de Julie Delpy, avec Vincent Lacoste, Dany Boon, Julie Delpy, Karin Viard (Fr., 2015, 1 h 39) lire aussi l’entretien avec Dany Boon p. 56
Thriller horrifique où Amenábar prend de haut le genre tout en feignant d’y adhérer. Pour simplifier, c’est l’anti-Rosemary’s Baby. Ce qui dans le film de Polanski était révélé comme une réalité cachée et monstrueuse est ici brandi comme un épouvantail produit par l’inconscient collectif. C’est notamment illustré par les rêves du personnage principal, flic qui enquête sur de possibles viols incestueux commis dans un contexte sataniste. Manière pour Amenábar, en reléguant ses visions dantesques dans un ailleurs onirique, de se dédouaner de jouer le jeu du cinéma d’horreur traditionnel. Car s’il revient au genre angoissant et onirique qu’il avait illustré avec élégance dans Les Autres, puis délaissé, c’est pour mieux le désacraliser et le stigmatiser comme kitsch. Il y a donc un double discours dans ce film : d’une part, fabriquer un polar gothique avec les moyens visuels et sonores habituels, sans hésiter à jouer à fond la partition du suspense et de la peur (avec musique adéquates et lumières très dark) ; d’autre part, désamorcer le genre. Un principe presque malhonnête qui revient à leurrer les spectateurs et ensuite les laisser désemparés (même si l’on subodore un coup fourré quelque part). Bref, un cinéaste qui joue au prof en tapant sur les doigts des spectateurs trop bon public. Vincent Ostria
Emma Watson
The Lobster de Yorgos Lanthimos
Entre rire jaune et esthétisme glacé, une fable sur les sociétés de contrôle à la morbidité un peu appuyée.
C
ela commence par une scène d’entretien administratif lambda : inscription à Pôle emploi, admission à l’hôpital, arrivée dans un hôtel ? Après quelques questions classiques sur l’âge, la taille, les goûts, on demande au quadra moustachu joué par Colin Farrell des informations plus inattendues sur ses préférences sexuelles, toujours sur le même ton neutre d’une administration. Cette scène d’ouverture donne la tonalité du quatrième film de Yorgos Lanthimos, espoir repéré du cinéma grec : un mélange de prosaïsme et d’anticipation, d’humour pince-sans-rire et de cruauté grinçante, de réalisme et de futur dystopique. On comprend petit à petit que Farrell vient d’être interné dans un établissement à la croisée d’une prison luxueuse et d’un centre de thalasso. Son crime ? Etre célibataire. Sa punition ? Comme tous les détenus-pensionnaires, il doit trouver l’âme sœur et se marier dans un délai de quarantecinq jours sous peine d’être transformé en l’animal de son choix – pour Colin, ce sera le homard du titre. A mi-chemin entre George Orwell et Michel Houellebecq, les Coen et Lars von Trier, ce dispositif comico-glaçant s’avère relativement payant dans la première partie du film, celle où le spectateur apprend en même temps que Farrell les différentes règles de vie de ce centre de redressement libidinal et conjugal. Terrifiantes pour les personnages, ces règles réservent au spectateur son lot de surprises et
Colin Farrell
d’éclats de rire jaune, tout l’humour noir du film jaillissant du frottement entre deux silex contradictoires : d’un côté, la sexualité et les sentiments, généralement associés à l’individualité, à la liberté, au désordre social, et de l’autre, l’embrigadement, l’ordre carcéral, le fascisme. Le problème de The Lobster est celui de nombreux films fondés avant tout sur un système, un dispositif : une fois que l’on en a compris le programme, plus grandchose n’advient. Une fois installé dans le film et ses codes, The Lobster devient répétitif, voire fastidieux. L’humour s’évapore, ne reste plus que la morbidité. De plus, c’est filmé de façon télévisuelle, sans ambiguïté ni zones d’ombre, le seul (faible) suspense tenant au sort de Farrell. Il va finir par croiser un groupe de rebelles vivant caché dans les bois qui entoure l’hôtel-prison, mené par Léa Seydoux, et qui évoque de loin Fahrenheit 451. Mais Lanthimos étant moins romantique que Truffaut, ses dissidents sont aussi froids et terrifiants que ceux qu’ils combattent. On imagine que le réalisateur grec entendait nous parler du désenchantement de notre monde libéralo-consumériste, mais la fable est à la fois floue et appuyée. Dommage, elle partait sous des auspices intrigants. Serge Kaganski The Lobster de Yorgos Lanthimos, avec Colin Farrell, Rachel Weisz, Jessica Barden (Irl., G.-B., Grè., Fr., P.-B., 2015, 1 h 58)
Paco de Lucía – Légende du flamenco
The Walk de Robert Zemeckis Très pénible par endroits, le nouveau Zemeckis passionne pourtant dans sa façon de rejouer un exploit funambule sur le World Trade Center à la lumière de la destruction des tours.
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ne idée court dans la filmographie de Robert Zemeckis, l’un des cinéastes les plus passionnants et néanmoins inégaux qui soient. Cette idée (qu’il n’est pas le seul à partager), c’est que le cinéma peut, et doit, réécrire l’histoire : c’est évident dans Retour vers le futur (1985) ou Forrest Gump (1994), mais également, en creusant un peu, dans des films aussi variés que Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988), Contact (1997) ou 1941 (1979, de Spielberg, dont il a écrit le scénario). L’idée court, donc, mais plus ou moins vite, et c’est cela qui crée de telles disparités dans son œuvre, parfois au sein d’un même film. Or, dans The Walk, osons le jeu de mot, elle marche. Elle prend son temps, l’idée. Comme Philippe Petit, funambule frenchie interprété par Joseph Gordon-Levitt (qu’on aime trop pour supporter de le voir se ridiculiser en faisant croire qu’il parle français sans accent), lorsqu’il a réellement, en 1974, traversé l’espace séparant les deux tours du World Trade Center, grâce à un câble tendu en parfaite illégalité. Dans une première partie des plus embarrassantes, comme si Jean-Pierre Jeunet sous Lexo avait sournoisement pris la direction du plateau, Zemeckis filme
le vrai film n’aurait dû être qu’un court métrage : la traversée en bonne et due forme 70 les inrockuptibles 28.10.2015
l’apprentissage de Petit, sa passion pour le cirque, son émerveillement face à l’édifice tombé un funeste 11 septembre, et sa préparation du coup comme un braquage. Il faut supporter 1 heure 30 de ce traitement grotesque pour enfin voir le vrai film, magnifique, qui aurait du coup mieux fait de n’être qu’un court métrage : la traversée en bonne et due forme. Trente minutes en apesanteur, sur le fil, avec le “funambule” (titre d’un beau documentaire de James Marsh sur le même sujet, sorti en 2008) où le cinéaste déploie comme rarement son génie de l’espace et sa maîtrise de la 3D (qu’il a pratiquement inventée, rappelons-le). Et puis, à l’arrivée, l’idée zemeckissienne finit par débouler, essoufflée mais fière, et l’on comprend ce que le cinéaste a cherché à faire : offrir aux deux tours un écrin pour l’éternité. Quatorze ans après leur effondrement, Zemeckis revient donc à leur genèse, nous en montre la beauté comme jamais nous ne l’avions vue, et raconte l’histoire d’un homme qui, lui, parvint à ne pas tomber. Tout à la fois ironique et optimiste, ainsi qu’il l’a au fond toujours été, il termine son film sur une fulgurante ascension numérique le long de l’édifice, comme pour contrer – sans toutefois effacer – le trauma de tous ces corps en chute libre “vus à la télé”. Si le cinéma ne peut refaire ce qui a été défait, il peut du moins en procurer l’illusion. Jacky Goldberg The Walk de Robert Zemeckis, avec Joseph Gordon-Levitt, Charlotte Le Bon, Clément Sibony (E.-U., 2015, 2 h 03)
de Curro Sánchez (Esp., 2014, 1 h 35)
La vie et l’œuvre du grand guitar-hero andalou. Pour ceux qui comme nous ne connaissaient Paco de Lucía (1947-2014) que de réputation, c’est une découverte. Ce documentaire classique et fluide réalisé par son fils Curro Sánchez remplit sa fonction élémentaire. Il met en lumière le talent d’un immense guitariste espagnol, parti de la tradition locale la plus profonde et populaire, pour devenir non seulement une manière de pop-star dans les années 70, mais surtout un grand rénovateur du flamenco, qui initia une fusion avec le jazz. Le film démontre le rôle crucial du milieu familial dans l’art : comme Mozart, Paco de Lucía, alias Francisco Sánchez, a baigné tout petit dans la musique ; il est devenu virtuose enfant, presque instantanément. Mais il avait la modestie des grands. Ses propos sont modestes et sincères malgré sa renommée mondiale. Obsessionnel et introverti, de Lucía met à nu l’immense part de doute sur laquelle repose toute carrière artistique. Vincent Ostria
Le Caravage d’Alain Cavalier Fidèle à son style documentaire, Alain Cavalier dresse le portrait du cheval de l’artiste équestre Bartabas. omment résumer le nouveau jambe ou au sabot, sous la lime de film d’Alain Cavalier ? son dentiste ou sous la douche... Un En 1930, les publicistes portrait intime, avec gros plans sur hollywoodiens avaient lancé l’œil, le museau, les flancs musclés, Anna Christie de Clarence Brown le crin ou les parties génitales. avec ce slogan : “Garbo parle !” Et cela donne un film quasi muet (“Garbo talks !”), pour marquer (il paraît qu’on ne doit pas parler l’événement que constituait aux chevaux). Le cheval ne parle l’apparition de la star suédoise dans pas, Cavalier non plus, Bartabas son premier film parlant. On pourrait non plus (sinon pour engueuler dire du Caravage : “Cavalier se tait !” le Caravage ou ses éclairagistes). Non que nous en eussions assez Il n’y a que les bruits, le souffle, d’entendre parler le cinéaste, mais les sabots qui claquent, la folie parce que ses films précédents, infantile qui s’empare du Caravage depuis presque trente ans, tournés quand on le laisse se défouler par lui seul, avec sa caméra à la fin d’une séance de travail. numérique, nous ont habitués à Parfois, un âne braie dans un box entendre sa voix douce et malicieuse voisin. Mais très peu de mots. commenter tous les événements Et puis, peu à peu, à force intimes de sa vie, jusqu’aux plus de silences, le spectateur constate douloureux. Ici, Cavalier ne parle que le film est devenu l’histoire pas de lui (sinon par le cinéma), d’une relation tacite et pudique et parle très peu, à l’image de son entre trois mâles taiseux et rivaux, personnage principal, un animal. du moins le temps d’un film : Car non, Le Caravage n’est pas un cheval, son cavalier, leur filmeur. un docucu sur le peintre Caravage Le filmeur enregistre avec sa (1571-1610), mais le portrait (au caméra son regard sur le cavalier sens propre) d’un cheval baptisé et le cheval, le cavalier surveille ainsi parce que la couleur de avec son cerveau les pas du cheval, sa robe rappelle celle des peintures et le cheval ne semble pas regarder de l’artiste italien – comme celle grand-chose. Ils se regardent du carpaccio, la viande crue tous en chiens de faïence. Jusqu’à coupée fine, rappelle les rouges de ce moment sublime et subit où Carpaccio (1460-1526), en somme. le cheval, brisant soudain la glace, Ce cheval étant l’un de ceux (son échappe à son cavalier et se rue sur préféré, selon le dossier de presse) le filmeur pour administrer à son que monte Bartabas, l’artiste gros œil, l’objectif de la caméra, un équestre le plus célèbre de France grand et affectueux coup de langue. et patron du théâtre Zingaro. La caméra choit. Le cavalier, au Durant plusieurs saisons, le fond du manège, tire la gueule. Cavalier filme le cheval : dans le Ces cinéastes, décidément, il faut box de son écurie et sur le manège, toujours qu’ils sèment la zizanie… ! Jean-Baptiste Morain à l’entraînement avec son maître, pendant qu’une palefrenière le bouchonne ou tresse sa crinière, au Le Caravage d’Alain Cavalier (Fr., 2 015, 1 h 10) repos pour cause de blessure à la
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28.10.2015 les inrockuptibles 71
DVD Patria obscura de Stéphane Ragot avec L’amour existe de Maurice Pialat (Doriane Films, Fr., 2013, 1 h 23), environ 14 €
Le Bouton de nacre de Patricio Guzmán Un documentaire vibrant qui traque, au travers des saisissants paysages de Patagonie, la mémoire blessée de l’Argentine.
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uel rapport entre l’eau, des tribus indiennes, Pinochet et un bouton de chemise en nacre ? Pour le savoir, il faut voir ce documentaire historique, politique et surtout poétique de Patricio Guzmán. Sans déflorer le film, on peut quand même donner un élément de réponse : la Patagonie chilienne, ce vaste archipel à la pointe australe du continent sudaméricain qui se termine au Cap Horn, soit, pour nous, le bout du monde. Après avoir filmé le désert d’Atacama dans l’extrême nord de son pays (Nostalgie de la lumière, 2010), Guzmán explore ici l’extrême sud, où l’eau remplace le sable. Il part du principe que comme la terre, l’eau a une mémoire. Celle, par exemple, des indigènes qui vivaient là depuis dix mille ans et furent quasiment exterminés par les colons. Ils sont aujourd’hui une vingtaine de survivants de ces peuplades, dont deux figurent dans ce film. Il y a aussi la mémoire des victimes de Pinochet, tous ces disparus, ces crimes non jugés et non punis, ces cadavres de torturés lestés d’un rail qui furent jetés à la mer par hélicoptère. Guzmán filme l’exhumation d’un de ces rails couvert de rouille et de coquillages, près duquel 72 les inrockuptibles 28.10.2015
on a retrouvé un bouton de nacre – peutêtre celui d’un supplicié. Le réalisateur alterne le prosaïsme (entretiens avec l’historien Gabriel Salazar ou le poète Raúl Zurita, tous deux torturés) et la poésie pure (extraordinaires vues aériennes de la Patagonie, plans rapprochés sur l’eau, les glaciers, les cristaux de quartz…), le quotidien d’ici-bas et l’éternité du cosmos, la fragilité humaine et la permanence des éléments. Il fait coexister la logique humaniste du citoyen et l’intuition aléatoire du rêveur, les vitesses asynchrones de l’horloge biologique et de l’horloge géologique, relie ces éléments hétérogènes par l’histoire et la topographie de son pays et par la ferme douceur de sa voix, aboutissant à un film d’une beauté et d’une liberté souveraines. Avec Guzmán, il faut oublier toutes les idées reçues sur le documentaire. Entre Nostalgie de la lumière et ce Bouton de nacre, il a l’art d’emmener ce genre dans des détours singuliers, surprenants, inédits, nous embarquant dans une fragile et pourtant puissante aventure des sens, de la mémoire et de la pensée. Serge Kaganski Le Bouton de nacre de Patricio Guzmán (Chili, Fr., Esp., 2015, 1 h 22)
Questionnements intimes sur l’imaginaire national. Le photographe Stéphane Ragot enquête sur sa famille qui, comme toute famille, a ses silences, ses absences dans la transmission. Il cherche un nom, Ragot, transmis à son grand-père par la mère, la fille-mère. Un nom qui est un mot, “ragot”, celui des mots qu’on transmet comme des silences, quand on dit ce qui ne se dit pas. Il bute en chemin sur un autre nom, un mot qu’on dit partout, “patrie”, qui se dit de ce qui peut-être n’existe pas, mais qui continue à se transmettre. Tout un imaginaire, dit national. C’est là que la photographie ne suffit plus, sans doute qu’elle n’est jamais assez douteuse, qu’elle transmet trop pour ne pas inventer un nouvel imaginaire – ce sera un film, qui doute sous nos yeux, cherchant les signes obscurs de ce qui est trop dit pour être honnête, la France, ses signes extérieurs, épaulettes, papiers et identités, la machine imaginaire à tout blanchir, la grande entreprise des monuments aux morts. L’imaginaire, national ou autre, aura peut-être été l’ennemi numéro 1 du cinéma, la proie de son travail de termites. Traquant la patrie, Patria obscura ne trouve rien, défait tout, c’est là sa belle victoire. Luc Chessel
Showtime
Carrie au bal des faux culs Dans sa cinquième saison, Homeland ne se pose plus la question de la séduction, au chevet de son héroïne désormais installée à Berlin.
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a religion de la nouveauté provoque d’étonnantes situations : une série dépassant les trois ou quatre saisons se retrouve étiquetée “ancêtre”. Quand elle a traversé des périodes difficiles, l’air du temps la regarde carrément comme une survivante. Parmi les spectateurs, ceux qui ont décroché, lassés – c’est même arrivé à Mad Men –, croisent les autres qui continuent à ouvrir les yeux, par fidélité aux personnages et à eux-mêmes. On les comprend. On en fait partie. Homeland a entamé cet automne sa cinquième saison, la deuxième sans le personnage de Brody, ex-amant de l’héroïne Carrie Mathison et père de sa petite fille. Les peaux mortes ont laissé place à un monde fictionnel angoissé, un monde d’après, où tous les liens construits au fil des premières saisons n’ont plus vraiment cours. La perte du lien, sa reconstruction éventuelle, voilà un beau sujet, même pour une série d’espionnage parano à l’ère du jihadisme. Deux ans après une mission douloureuse au Pakistan, la blonde bipolaire habite Berlin, ville de parcs, d’espions et de guerre froide. Ville d’apaisement, aussi ? Elle habite avec sa fille qu’elle emmène à l’école. Son boyfriend est un homme d’intérieur attentionné aux cheveux roux – un vrai trait d’humour en référence à Brody, mais aussi une façon mélancolique d’appuyer la monomanie du personnage. Carrie a quitté 74 les inrockuptibles 28.10.2015
la CIA depuis deux ans, elle travaille pour un industriel local en lien avec le MoyenOrient, dirigeant ses affaires de sécurité. Dans la capitale allemande se trouve aussi son ancien mentor Saul, désormais responsable de l’agence de renseignement américain en Europe. Au début de la série, il se comportait en deuxième père pour Carrie. Maintenant, c’est un homme dur, tendu, au regard noir. L’une des plus belles scènes du premier épisode montre une engueulade mémorable entre les deux. Enfin, il y a Quinn, l’ancien collègue et amoureux potentiel voué aux tâches les plus discutables, celles qui consistent à mettre une balle dans la tête de cibles choisies clandestinement par ses patrons de la CIA. Personne ne le défendra s’il se fait prendre. Voilà pour le décor. L’intrigue de cette cinquième saison, toujours au plus près des pulsations de l’actu anxiogène, navigue entre menaces d’attentats, terroristes islamistes et trahisons. On y ajoute une affaire de “leaks”
on touche parfois à la caricature, quand les rebondissements rappellent les heures les moins intéressantes de 24 heures chrono
concernant des documents secrets entre Allemagne et Etats-Unis. C’est parfois lourd, parfois captivant. Mais on ne regarde pas une série comme on lirait un journal. L’essentiel se niche évidemment ailleurs. Dans le réveil des démons de Carrie qui se profile. Surtout, dans l’étrange atmosphère qui domine, cette noirceur ahurie, une manière de figer les uns et les autres dans la boue de leurs problèmes. Privilège de l’âge, Homeland n’a plus que faire des questions de séduction, de style, de crédibilité. Elle reste collée à ses motifs et à ses figures, asséchées jusqu’à l’os. Tout n’est pas réussi. On touche parfois à la caricature, quand les rebondissements rappellent les heures les moins intéressantes de 24 heures chrono. Pourtant, quelque chose se dessine au-delà de la surface et nous rattrape toujours. C’est un plan qui dure un peu plus qu’il ne le devrait. C’est le visage de moins en moins séduisant de Carrie, par instants presque monstrueux. C’est la certitude que toute cette histoire se terminera par des ravages. Dans le troisième épisode, le petit ami de Carrie lui demande comment elle parvient à vivre avec toutes les horreurs qu’elle a vues, avec toutes celles dont elle est responsable. On se le demande aussi. C’est pourquoi on regarde encore Homeland. Olivier Joyard Homeland le mardi à 22 h 15 sur Canal+ Séries
à suivre… Même si l’info n’est pas officielle au moment où nous imprimons ces lignes, le créateur Fabrice Gobert a laissé entendre par un message sur Facebook, le soir de la diffusion du huitième épisode, que la deuxième saison de sa série, victime d’une énorme chute d’audience, était la dernière : “Merci à tous pour vos messages, vos encouragements, vos commentaires, vos compliments, vos critiques, vos interprétations, vos analyses et vos théories. Quelque chose se termine ce soir et je suis heureux de l’avoir partagé avec vous”, a-t-il écrit.
Gilmore Girls revit Après Heroes et Twin Peaks, une autre série décédée retrouve le monde des vivants. Gilmore Girls, dramédie pop et familiale d’Amy ShermanPalladino, diffusée entre 2000 et 2007 par la chaîne pour ados WB, va être rebootée par Netflix via quatre épisodes d’une heure et demie.
Platane, troisième Bonne nouvelle de l’automne : la série comico-absurde d’Eric Judor connaîtra une troisième saison mettant en scène son personnage fétiche en route pour l’Amérique. Son but ? Créer un superhéros. L’écriture est en cours, tournage l’année prochaine, diffusion sur Canal+ dans la foulée.
agenda télé Shameless (Canal+ Séries, le 28 à 20 h 50) L’adaptation de la série anglaise de Paul Abbott poursuit son ethnographie drôle et glaçante à la fois d’une famille dévastée. Cinquième saison. The Jinx (Planète+, le 29 à 20 h 45) HBO a créé l’événement avec cette série documentaire montée comme un thriller, consacrée à un homme accusé de trois meurtres jamais prouvés. Par Andrew Jarecki, déjà auteur de l’excellent Capturing the Friedmans (2003) The Knick (OCS City, le 31 à 22 h 30) La deuxième saison de la série de Steven Soderbergh se poursuit, étrange et expérimentale, dans les couloirs sous-éclairés d’un hôpital de New York au début du XXe siècle. A voir absolument.
Luc Roux/Arte
au revoir Les Revenants
sacrés agents Première comédie française produite par Arte depuis des années, Au service de la France fait-elle rire ? e 26 minutes est un objet rare au pays des séries françaises. Le choix de ce format, peu adapté aux méthodes de diffusion des chaînes traditionnelles (ou serait-ce l’inverse ?) constitue en soi une prise de risque. Arte a trouvé une “solution” : diffuser les douze épisodes d’Au service de la France par paquets de quatre, étalés sur seulement trois soirées. D’abord développée sur Canal+ au début des années 2010 avant d’être rapatriée sur la chaîne culturelle, cette comédie méritait mieux. Notamment pour son concept, audacieux pour le petit écran et dont la ressemblance avec OSS 117 – Le Caire, nid d’espions est incontestable – le film partage avec la série le même scénariste et créateur Jean-François Halin. Au service de la France débute avec l’arrivée d’un jeune militaire rentré d’Algérie, André Merleaux (Hugo Becker, déjà vu dans Chefs), dans l’univers absurde des services secrets français, où règnent en 1960 oisiveté, incapacité et intolérance crasse. Sous prétexte de mettre au jour les travers d’un milieu renfermé sur lui-même, la série ose aller loin dans les répliques racistes et misogynes, au risque parfois de confondre cynisme et méchanceté. A l’inverse, c’est lorsqu’elle joue sur l’absurde – les échanges téléphoniques d’un bureau à un autre sont savoureux – qu’elle parvient à proposer des situations comiques courageuses. Si l’écriture est énergique, on regrette toutefois que la réalisation (signée Alexandre Courtès) peine à suivre son rythme. Marie Turcan
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Au service de la France le jeudi, 20 h 45, Arte 28.10.2015 les inrockuptibles 75
fille de l’aurore Jusqu’à présent, on surnommait cette Californienne “Julia austère”, tant ses albums étaient aussi beaux qu’impénétrables. Avec Have You in My Wilderness, Julia Holter fait pencher son cœur vers la pop et c’est toute l’indie-planète qui palpite à l’unisson.
J Ecoutez les albums de la semaine sur
76 les inrockuptibles 28.10.2015
ulia Holter est une sensitive. Un malentendu, né d’un agrégat de références parfois opaques dont elle encombrait jusqu’ici ses disques, la faisait passer pour une cérébrale dénuée de fantaisie et d’affects. Cette jeune Californienne de 30 ans, qui publie aujourd’hui son quatrième album en quatre ans, après trois autres autoproduits, demeure toujours à bonne distance de toutes ses consœurs plus légères. Mais avec Have You in My Wilderness, elle s’affiche enfin plein cadre, posant sur la pochette en nièce lointaine de Patti Smith période Horses. L’intérieur du disque aussi est moins flou, mieux éclairé que les précédents. Avec le magnétique Feel You, son clavecin de salon baroque et son refrain qui s’emballe, elle indique d’emblée que les lieux seront plus accueillants et les cieux plus cléments. C’est précisément parce qu’elle avance à vue, sans plan tiré au cordeau ni ambition dévorante, que Julia Holter pourrait même
à la faveur d’un autre malentendu devenir un jour une chanteuse populaire. Pour l’heure, elle s’affiche en chanteuse pop, étiquette qu’elle s’efforce pourtant de décoller aussitôt : “C’est ce que j’entends depuis que je commence à faire la promo de ce disque. C’est nouveau pour moi, je ne sais pas ce que ça veut dire, sinon que cet album est le fruit d’un long processus entamé il y a cinq ans. J’avais à cœur de faire un album qui s’inscrive dans la lignée des classiques du songwriting comme Nashville Skyline de Dylan, sans véritable fil conducteur, à l’inverse de mes autres disques.” Avec ces dix chansons amassées au fil du temps – certaines, comme Sea Calls Me Home ou le somptueux Betsy on the Roof étaient déjà parues en version plus tremblantes sur ses autoproductions –, elle papillonne avec cette élégance de phalène qui nous avait déjà fait fondre sur les pourtant obtus Tragedy (2011) et Ekstasis (2012) ou sur le plus docile Loud City Song (2013).
Tonje Thilesen
tout ici semble appartenir aux domaines de l’éclosion, de la mue et de la métamorphose
Mais après, pêle-mêle, Euripide, Alain Resnais ou Colette qui servaient plus ou moins d’épine dorsale à ses travaux précédents, elle se contente ici de décanter tous les arômes d’un bouquet musical qui va du folk capiteux au jazz cosmique et de la chamber pop aux liturgies obsédantes à la Nico (How Long?), expérimente a minima pour laisser errer sa voix à travers un beau décor d’instruments acoustiques. “J’ai toujours aimé le son des instruments naturels, il y en a toujours eu sur mes disques, mais comme des compléments aux sons plus synthétiques. Ici, avec Cole M. GreifNeill (son Holter-ego, metteur en son de ses songes depuis trois albums – ndlr), on a voulu créer les conditions d’une profusion de timbres et de textures pour que la voix respire au mieux.” Biberonnée depuis l’adolescence aux variations chromatiques des grands sorciers naturalistes de la musique contemporaine (de Penderecki à Messiaen), amenée sur les rives de la pop sur le dos d’augustes sirènes comme Joni Mitchell ou Linda Perhacs – grande échouée des early seventies qu’elle a accompagnée dans son retour en studio l’an dernier –, Julia Holter a su conserver des repères sur ces deux hémisphères. Même quand elle apparaît sous son jour le plus vulnérable, comme sur le bouleversant Night Song, la force orchestrale qui la propulse semble
impossible à contrarier. Lorsqu’elle se fait plus joueuse (Sea Calls Me Home, Everytime Boots), elle prend la pose d’une Nancy Sinatra qui aurait fait hypokhâgne plutôt que fille à papa. La clarté nouvelle qu’offre son chant, et l’affolant jeu de transparences qui en émane, ne l’empêche en rien d’accomplir de nouveaux tours de force musicaux, comme sur la longue et palpitante fresque consacrée au bandit mexicain Tiburcio Vásquez, qui prouve si besoin était que sommeille probablement en elle une compositrice de musiques de films non encore révélée. “J’ai travaillé dernièrement sur un soundtrack pour un film autour de la boxe, et j’ai trouvé ça plutôt amusant et enrichissant de composer à partir de la vision de quelqu’un d’autre, alors que jusqu’ici je devais creuser seulement dans mon propre imaginaire.” Tout aujourd’hui chez Julia Holter semble appartenir aux domaines de l’éclosion, de la mue et de la métamorphose. Cette abeille dont on a observé au fil des dernières années les passionnants et minutieux travaux dans les différentes alvéoles de la musique expérimentale ou de l’electro-folk se transforme sous nos yeux en l’une des plus majestueuses songwritrices de la décennie. Il suffit de voir l’accueil réservé dans la presse internationale à Have You in My Wilderness, quand ses albums précédents étaient voués aux colonnes confidentielles, pour deviner qu’il est en train de se produire un véritable phénomène de fascination autour d’elle. L’homonyme du docteur qui inventa l’appareil à mesurer les battements du cœur en continu n’a pas fini de faire s’emballer le nôtre. Christophe Conte album Have You in My Wilderness (Domino) concert le 16 novembre à Paris (New Morning) juliashammasholter.com
28.10.2015 les inrockuptibles 77
Gorillaz : l’éternel retour Le long hiatus de Gorillaz semble enfin arrivé à son terme. Cet été, Damon Albarn avait évoqué un retour en studio “dès septembre”, et maintenant c’est Jamie Hewlett qui confirme le retour du groupe. Dans une interview à DIY, le graphiste culte explique que le nouvel album sortira l’année prochaine : “Je travaille dessus en ce moment même, et cela avance très bien. Je suis très excité mais je ne veux pas encore trop en parler, je suis encore en phase d’expérimentation.” Esquisses à retrouver sur instagram.com/hewll
Jamie xx disquaire Cet été, après la sortie de son premier album solo (In Colour), Jamie xx (photo, au centre) avait ouvert une boutique éphémère baptisée Good Times Store à New York. Il y a quelques jours, c’était au tour de Londres d’inaugurer un établissement aux couleurs du disque, et toujours au nom du tube sur lequel il a rassemblé Popcaan et Young Thug. Une initiative qui peut faire sourire, mais qui ne manque pas de charme.
David Lynch en harmonie
Depuis 1992, le Mercury Prize récompense le meilleur album des artistes britanniques. La shortlist des douze prétendants a été révélée sur la BBC Radio 6 et se divise entre artistes émergents et déjà installés. On y retrouve ainsi Aphex Twin, Róisín Murphy, Florence + The Machine, Ghostpoet, Jamie xx, Benjamin Clementine, Eska, Soak, Slaves, Gaz Coombes, C Duncan et Wolf Alice. A noter que ces deux derniers seront les invités du festival les inRocKs Philips en novembre. Bravo à eux. Camille Solo
Les 21 et 22 novembre, David Lynch fait son cinéma à la Philharmonie de Paris. D’après un concept original de David Coulter, les curieux seront invités à s’immerger en musique dans le monde fantasque du cinéaste américain. Au programme : Stuart Staples (Tindersticks), Jehnny Beth (Savages, photo), Mick Harvey (ex-Bad Seeds) ou encore Conor O’ Brien (Villagers) revisiteront le songbook lynchien.
illustration Mrzyk et Moriceau
et les nommés sont…
les playlists de Kitsuné Le label Kitsuné continue d’innover avec le lancement de Kitsuné Hot Stream. L’idée : proposer chaque semaine des playlists de découvertes sur les différentes platesformes de streaming. En bonus, chaque playlist sera illustrée par un photographe, un dessinateur, un graphiste ou un peintre. Une façon rusée d’accompagner les mutations de la consommation musicale.
neuf
Neil Young Trevor Ransom
Zahra Rejis
Il vient de Seattle mais c’est à Göteborg, en Suède, que Trevor Ransom a posé ses valises pour bricoler son premier ep, qui paraît ces jours-ci. Le point commun entre les deux villes ? La mer toute proche, qu’on croit d’ailleurs entendre dans ces rêveries d’électronique abstraite, à placer dans la lignée de Brian Eno. facebook.com/ trevransom
Holly Herndon s’est trouvé une camarade en la personne de Sevdaliza, une Néerlandaise de Rotterdam qui, comme elle, s’amuse à déconstruire la pop à grands coups de postures arty. Mais l’efficacité reste de mise : ici, on invente les pop-songs de demain. facebook.com/SEVDALIZAMUSIC 78 les inrockuptibles 28.10.2015
Alex de Mora
Sevdaliza
Small Faces Les petites gouapes mod ont gravé pour le label Decca la partie la plus cinglante de leur discographie, dans l’interstice qui sépara le Swinging London du psychédélisme. Ce sont ces trois années qui défilent dans ce coffret qui regroupe tous les titres des albums et une brassée de raretés formidables. Small but beautiful. The Decca Years (1965-1967) coffret 5 CD (Universal)
Tonton Neil continue sa partie de ping-pong avec Papy Bob (Dylan) pour savoir qui va le premier vider ses placards. On retrouve le Loner lors de la tournée de 1988, une bonne période à mi-chemin entre rage électrique et docilité acoustique. Avec une version de vingt minutes de Tonight’s the Night. Bluenote Café 2 CD (Warner), sortie le 13 novembre
vintage
Philippe Lebruman
Blaise Harrison
Bertrand Belin Arlt
les étés indiens Amis de longue date, Bertrand Belin et le duo Arlt sortent en même temps leurs nouveaux albums, parfaits pour réenchanter l’air du temps.
A
vec son profil de loup de mer, son ascendance bretonne et ses histoires de noyades existentielles (il en a fait un roman, Requin, en début d’année), Bertrand Belin nous rappelle cette leçon de vie bien connue des amateurs de baignade en eaux vives : le plus dur, c’est d’y entrer. “Qui veut nager dans mes eaux glacées ?”, demande le chanteur dès le premier morceau de Cap Waller, son cinquième album. Nous, tête la première et en apnée jusqu’au fond. D’autant qu’en surface, elle est bonne : cet album se distingue des précédents par son côté funky. Oui, funky. Une rythmique mate et nerveuse qui assèche la bouche, des motifs de guitare qui s’éloignent du folk-rock, roulent vers le Sud et l’Afrique, le signe d’un réchauffement climatique bienvenu chez cet homme habitué à chanter sous la pluie. La pluie est toujours là, mais dans la bouche de ce goûteur de mots, qui sait comme personne les faire tomber sur une trame musicale, c’est “une pluine, folle, folle folle” qui soulage une terre assoiffée. Des chansons à la façon de chorégraphies épurées, étales, nocturnes, où les textes et le propos affleurent comme les récifs de l’époque – solitude, exil, peur du déclassement, spleen. Qu’il l’ait voulu ou non, Bertrand Belin est l’un des
rares aujourd’hui à attraper l’air du temps (celui qu’on respire et qu’on déplore) pour en faire des chansons aimables, réconfortantes, et qu’on écoutera encore dans dix ans. Deableries est le quatrième album du duo/couple Arlt (Sing Sing et Eloïse Decazes), dont la position n’a pas vraiment changé : de la chanson folk gueuse, à la marge mais libre, qui dort dehors, construit son feu au milieu de nulle part ou au pied de monuments dont il chatouille les orteils – on pense encore aux mystères du Velvet Underground, à un vieil album de Movietone ou à la fantaisie blême de Boris Vian. Pour la première fois, Arlt a enregistré ses chansons à quatre, avec le guitariste Mocke et le multi-instrumentiste Thomas Bonvalet. Elles ont pris quelques coups de soleil voilé, un peu de couleurs et d’horizons, lointainement exotiques, mais n’ont rien perdu de l’essentiel : ce chant à deux voix
les chansons d’Arlt sont des funambules hagards, des châteaux de sable emportés par la vague
qui s’harmonisent dans la fragilité, la sidération, le souffle. Une avant-garde conjugale, domestique, avec ses propres règles et ses dérèglements. Les chansons d’Arlt sont des funambules hagards, des châteaux de sable emportés par la vague. Un frisson de forte fièvre les parcourt et les rend plus vivantes. Deableries est l’album le plus doux, fragile d’Arlt, et sans doute aussi le plus sombre. Il faudra un peu de courage pour y plonger, mais le plus dur sera d’en sortir. Stéphane Deschamps Bertrand Belin Cap Waller (Cinq7/Wagram) concerts le 14 novembre à Laval, le 19 à Nantes, le 20 à Périgueux, le 21 à Blois, le 22 à La Rochelle, le 24 à Creil, le 25 à Tours, le 26 à Rouen, le 27 à Tourcoing, le 2 décembre à Poitiers (avec Arlt), le 3 à Mérignac, le 4 à Toulouse, le 5 à Biarritz, le 10 à Dijon, le 11 à Lyon, le 15 à Paris (Bataclan), le 17 à Massy, le 18 à Guyancourt bertrandbelin.com Arlt Deableries (Almost Musique/ L’Autre Distribution) concerts le 28 octobre à Lille, le 10 novembre à Joué-les-Tours, le 12 à Chalon-sur-Saône, le 13 à Grenoble, le 17 à Paris (Divan du Monde), le 19 à Allonnes, le 21 à Nantes, le 2 décembre à Poitiers (avec Bertrand Belin) arltmusic.com lire aussi l’entretien croisé entre Bertrand Belin et Arlt p. 50 28.10.2015 les inrockuptibles 79
Autre Ne Veut Age of Transparency
Shawn Brackbill
Downtown
Beach House Thank Your Lucky Stars Bella Union/Pias Après Depression Cherry cet été, le duo américain publie cet automne son passionnant contrepoint, son reflet incertain. Magique. u creux de l’été, Beach House Song, “Chanson rugueuse”, ce n’est sans publiait son cinquième album, doute pas un hasard : Thank Your Lucky Depression Cherry. Nous faisions Stars est un disque d’instinct, de fausses alors l’éloge de la lenteur, demos mais de vraies chansons, de la discrétion et de la rareté du duo de pleines d’échardes et de bords tranchants, Baltimore, forme admirable d’immobilisme d’imperfections assumées, d’idées de la beauté. Pan dans les dents : griffées au fusain et à la rouille plutôt que quelques mois plus tard, Victoria Legrand caressées à l’aquarelle évanescente. et Alex Scally nous font mentir en Thank Your Lucky Stars est un album annonçant, à la surprise générale, celle où Beach House, funambule pop à l’infinie de leur label incluse, un deuxième minutie, laisse magnifiquement chanceler album pour 2015. Nous sommes ravis le fil sur lequel il se balade depuis quelques de nous être à ce point trompés, et heureux années, loin au-dessus de la terre ferme. d’avoir été si joliment trompés. Ceci ne serait rien sans belles chansons, Car la surprise ne tient pas uniquement et Thank Your Lucky Stars offre, comme au débotté de l’annonce, ni à cette Depression Cherry, quelques monuments : inhabituelle profusion de chansons chez les petits muscles et l’amplitude lumineuse un groupe généralement avare de ses de la magnifique ouverture Majorette, compositions. Elle tient au contenu la logique étrange de The Traveller et même de Thank Your Lucky Stars qui, loin la belle progression d’Elegy to the Void, de l’accessoire dispensable ou du généreux la mélancolie aquatique de She’s So Lovely, service après-vente pour fans fidèles, la guitare rampante de la quasi-shoegaze constitue pour ceux qui l’ont aimé un One Thing, le clavier lancinant de la contrepoint passionnant à Depression Cherry. très Broadcast Common Girl ou la finale et Ecrit, en quelques semaines à peine, renversante ballade 50’s Somewhere après Depression Cherry mais enregistré Tonight, comme une Lana Del Rey sous une en même temps, Thank Your Lucky Star ne pluie acide, sont autant de raisons de plus lui ressemble que de loin. Il est plutôt son d’aimer Beach House. Thomas Burgel revers, son contre-pied. Il tremble comme le reflet lointain, spectral et imprécis de la concert le 29 octobre à Paris (Pitchfork Music patine magnifique de son jumeau dizygote. Festival), le 5 novembre à Luxembourg beachhousebaltimore.com Et si l’un de ses morceaux s’intitule Rough
A
80 les inrockuptibles 28.10.2015
Le nouvel album du prodige r’n’b ne tient pas ses promesses. Pendant un temps, Autre Ne Veut a été le grand espoir du nouveau r’n’b, repensé à travers les spectres de la pop et de l’expérimentation. Et puis How To Dress Well, FKA Twigs, Sohn et Banks sont arrivés… L’Américain s’est retrouvé noyé dans la masse d’un mouvement en pleine expansion, qui a su trouver ses têtes d’affiche sans penser à lui. C’est donc peut-être par réaction qu’il essaie aujourd’hui de surprendre avec son nouvel album, Age of Transparency. Mais avec ses velléités bruitistes, sa tendance à l’incartade jazzy et cette voix devenue exagérément aiguë, l’auteur de l’excitant Anxiety (2013) n’est pas à la hauteur de ses nouvelles ambitions déconstructionnistes – n’est pas Holly Herndon qui veut. Seul le morceau-titre, assez classique comparé aux incohérences autour, s’accroche à ce qu’Autre Ne Veut semble avoir oublié, à savoir le plaisir d’écoute. Maxime de Abreu
Max Lakner
autreneveut.com
Inna Modja Motel Bamako
Warner
Des nouvelles du monde depuis le Mali : une collection de chansons denses de danse. ’émancipant de la figure tutélaire de son parrain en musique Salif Keita, l’ancienne choriste du Rail Band de Bamako prend également un champ momentané vis-à-vis du mannequinat ou des plateaux de cinéma, et délivre, après deux années de préparation, un troisième album comme une déclaration de guerre (à la vacuité des grands de ce monde et aux violences faites aux femmes – on connaît le combat quotidien de la chanteuse contre l’excision) et d’amour, ancestral et invincible. Mais Inna Bocoum ne pratique pas uniquement ici un retour gagnant vers une inspiration enracinée ; et si c’est le cas, cela reste dans la perspective d’une sono mondiale prônée depuis des lustres par Damon Albarn. Un constat renforcé par la présence ici du producteur Stephen Budd, compagnon d’Albarn au sein du projet Africa Express. Annoncées en un groove imparable par Tombouctou, les treize chansons balaient un nuancier mêlant electropop, kora – au tamis d’une soul charnue –, hip-hop ou conte enraciné dans une tradition bluesy. Comme si l’idiome bambara connaissait ici de subtiles fiançailles avec les loops des machines. Réunissant l’âpreté des thèmes et les ondulations serpentines de la danse des mots, Motel Bamako ajoute des couleurs à notre vie. Christian Larrède
S
concerts le 31 octobre à Callac, le 16 décembre à Villeurbanne, le 19 mars à Seignosse innamodja.com
Arcan Unfinished Songs Like Our Story Modulor Ces Parisiens ont le spleen. Et c’est tant mieux. Il y a quelque chose de Chris Garneau dans le premier mini-album d’Arcan, groupe parisien pas très enclin, donc, à danser la lambada en buvant des mojitos. Ici, l’ambiance est tristounette et les morceaux plutôt lents, parfois longs, un peu bizarres, pas tout à fait cohérents les uns avec les autres. Mais c’est justement cette dispersion qui rend compte de la puissance mélancolique d’Arcan et fait de Unfinished Songs Like Our Story un si joli requiem d’électronique lo-fi. M. de A. concert le 24 octobre à Paris (Under-Club) arcan-music.com
Princess Century
Goldberg Misty Flats Future Days/Light in the Attic/Pias
Un somptueux trésor caché folk de 1974 sidère par sa modernité. n pourrait – on est rock-critic, ça vient avec des privilèges – se la raconter en jurant que, depuis quarante ans, c’est un de nos trésors cachés favoris, qu’on ne le partage qu’avec ceux qui le méritent. Zobi la mouche : on découvre ce monument de 1974 en 2015, et si quelques rock-critics l’ont effectivement gardé sous silence scandaleux depuis 1974, on viendra latter leur déambulateur au prochain concert de Pete Doherty. Comment des albums de cet acabit ont-ils pu vivre aussi longtemps dans leur cachot sans que circulent des pétitions ? Car Misty Flats fait partie de cette élite des albums dont la clarté, l’évidence et la grâce ont influencé des générations entières de musiciens qui ne l’ont pourtant jamais entendu : une prequel en somme, qui met en perspective beaucoup de joyaux venus ensuite dans le folk lo-fi, l’anti-folk ou le freak-folk, avec lesquels ce disque seulement tiré alors à cinq cents exemplaires pourrait rivaliser en termes de son et de modernité. Qu’entend-on chez Barry Thomas Goldberg ? La tristesse en satin, la mélancolie radieuse. Dans ce genre, une des plus belles mises en scène du malheur depuis peut-être deux incunables : le I’m the Cosmos de Chris Bell et le If I Could Only Remember My Name de David Crosby. Il suffit ainsi d’écouter, par exemple, Cry a Little Bit ou Hollywood une seule fois pour réaliser que ce folk sans épines, sans venin, va provoquer une dépendance accablante. Le décor est flou, frugal – guitare sèche, à peine un harmonica, des murmures de basse –, l’atmosphère recueillie voire austère, et pourtant il se dégage de ces onze chansons une force, une sérénité inexplicables sans évoquer la magie, voire l’alchimie. “Je voulais faire le premier album punk de l’histoire”, ricane aujourd’hui Goldberg, aussi largué en 2015 qu’en 1974. JD Beauvallet
O
lightintheattic.net 82 les inrockuptibles 28.10.2015
Espiègle, une membre d’Austra se balade dans l’espace. En parallèle de sa carrière au sein d’Austra, la Canadienne Maya Postepski se la joue solo avec son projet Princess Century. Un nom qui sent bon la sciencefiction, l’humour froid et décalé, les délires gentiment cosmiques… C’est d’ailleurs avec un morceau titré Bros vs. UFOs qu’elle ouvre son nouvel album, intitulé, lui, Progress. Au programme, évidemment, une sorte de space disco hypnotique et joueuse, qui pourrait faire de Princess Century la première héroïne Disney cosmonaute. Maxime de Abreu princesscentury.com
Zak Bratto
Progress Paper Bag
Protomartyr The Agent Intellect Hardly Art/Sub Pop/Pias Post-punk et post-tout, les Américains continuent de dessiner l’avenir du rock sur leur troisième album. Si Detroit renaît de ses cendres industrieuses, Protomartyr pourrait sans doute être l’un de ses néo-moteurs les plus atomiques. Le mal nommé No Passion All Technique en 2012, Under Color of Official Right en 2014 puis The Agent Intellect cette année : trois albums en trois ans à peine, les quatre garçons vont vite. Et rien ne semble pouvoir arrêter leur post-punk tendu, apocalyptique, nerveux jusqu’à la déraison, urgent, dément, maboul. Mettez un mur de bruit devant les morceaux des Américains et ils l’évitent avec un sens surprenant de la mélodie. Plongez leurs guitares dans la glace et elles en sortent brûlantes. Ecoutez (forcément très fort) leur rage électrique dans le noir et c’est une épiphanie inattendue qui vous attend. Frottez The Agent Intellect aux grands anciens (The Fall, Wire, Joy Division, Pere Ubu notamment) et, comme chez les phénoménaux Girl Band, Metz ou Iceage par exemple, c’est le son du futur que vous entendrez. Thomas Burgel concerts le 28 octobre à Nantes, le 29 à Lille, le 9 novembre à Bruxelles, le 17 à Strasbourg, le 18 à Paris (Point Ephémère) protomartyrband.com
Sarah Doyle
Last Train
Girls Names Arms Around a Vision Tough Love/Differ-ant Entre les mains de ces esthètes de Belfast, le rock se pare de cinquante nuances de gris. éros discrets d’un rock il interprète ensuite l’époustouflant aussi ténébreux qu’élégant, A Hunger Artist, l’un des sommets Girls Names n’en finissent de ce nouvel album entre newpas de se réinventer. Fin wave, post-punk et romantisme. août, ils donnent le ton avec un clip En injectant rage et mauvais sang radical où Cathal Cully, leur leader dans sa musique, le quatuor va et songwriter en chef, répond, chercher des noises à The Horrors : entre ennui et exaspération, à un on se délecte de cette battle royale. Noémie Lecoq faux présentateur, dans la lignée des grands malaises télévisuels de The Jesus And Mary Chain. concerts le 31 octobre à Nantes, Avec une voix belliqueuse, loin de le 1er novembre à Lyon facebook.com/GirlsNames sa grâce renfrognée habituelle,
H
Frank Loriou/Agence VU
Arman Méliès Vertigone At(h)ome Poétique et intense, un cinquième album riche de mille lumières. Sur Vertigone, Arman Méliès honore l’adage selon lequel les artistes feraient systématiquement leur nouvel album en réaction au précédent. Des mélodies synthétiques de IV, indéniable sommet de sa discographie, il passe à des compositions plus conventionnelles, nées à la guitare acoustique et électrifiées une fois
en studio. En ressortent neuf compositions d’un lyrisme totalement assumé, qui s’exprime autant dans la fureur que dans la retenue. Sans pour autant sacrifier sa science des orchestrations, tant l’éclatante réussite de ce cinquième forfait tient d’abord dans cet équilibre entre de longues plaintes tourmentées et une voix qui semble avoir gagné en
Christophe Crénel
la découverte du lab
netteté, en ampleur. Du touchant Constamment, je brûle à l’ultime Le Volcan, même, Arman Méliès déploie une écriture noire et sensible, un intérêt pour les textures sophistiquées et une vision du monde qui ne manque ni de puissance, ni de nuance. Maxime Delcourt
Révélation live de l’année, cette meute sauvage redorera le blason du rock tricolore au festival les inRocKs Philips. acrés prix du Printemps de Bourges en 2015, les Alsaciens de Last Train n’ont pas fini de faire parler d’eux. Obstinés, ces stakhanovistes du live ont enchaîné près de cent concerts cette année. Et à seulement 20 piges, on a du mal à croire que Julien (guitare), Jean-Noël (guitare et chant), Antoine (batterie) et Tim (basse) ont déjà près de dix ans de carrière dans les pattes. Depuis le collège, ces quatre jeunes loups, bachotent leurs disques de chevet (Led Zeppelin, Black Rebel Motorcycle Club), font leurs armes sur des scènes locales et apprennent sur le tas le métier de booker en organisant eux-mêmes leur première tournée européenne. Ils ont monté leur agence de tour et label Cold Fame Records, réalisent leur clips et se sont même endettés pour acheter une camionnette de tournée. “Jamais mieux servi que par soi-même”, voilà la punchline de ses self made men qui comptent bien décrocher leurs lettres de noblesse avec des chorégraphies possédées et un rock furieusement rebelle. Sans précédent sur la scène française actuelle, on peut les acoquiner avec le (feu) collectif briton WU LYF pour leur fougue et cette façon si symptomatique qu’ont leurs chanteurs respectifs à se bousiller la voix concert après concert. Enregistré en live et en seulement quelques prises, leur premier ep Holy Family (sortie numérique prévue le 30 octobre) traduit cette sincérité fiévreuse. Abigaïl Aïnouz
S
concert le 11 novembre au Casino de Paris, festival les inRocKs Philips, coldfamerecords.com
retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com
armanmelies.com 28.10.2015 les inrockuptibles 83
Shopping Why Choose Fat Cat/Differ-ant
bantamlyons.com
facebook.com/weareshopping
Chapman Baehler
Car là où tant d’autres, influencés par ces sons écrasants, se complairaient dans le théâtral, le lyrisme glauque, les Bantam Lyons envoient valser ces nuances de gris avec l’euphorie du désespoir, la transe de ceux qui, même les jambes coupées, veulent continuer à danser. JD Beauvallet
Dansant et paniqué, du post-punk plus vrai et excitant que nature. C’est l’histoire de jeunes Anglais qui touchent un héritage fabuleux : une collection de singles du début des années 80. Et comme ils sont certains d’être les seuls à pouvoir connaître de telles merveilles, à la fois dansantes et cubistes, funk et glaciales, ils jouent aujourd’hui leurs propres chansons à l’identique. Et suivant le dernier single-à-papa usé jusqu’à la corde sur le mange-disque en plastique dont ils ont également hérité, ils sonnent comme les B-52’s, The Au Pairs, ESG, Liquid Liquid ou Delta 5. Et toute tendue, en liesse et en rogne dans le même élan, leur contrefaçon de musique post-punk est surexcitante : il faut parfois effacer la mémoire, relancer à zéro le disque dur du savoir encombrant pour retrouver les frissons et autres tremblements que peuvent provoquer une batterie atteinte de tachycardie, des guitares stridentes, une basse vicieuse, des chants désordonnés et des chansons pilotées par les hormones adolescentes. Et à ce jeu de l’affolement des sens, ce trio déniche entre les sillons de son héritage des chemins de traverse, des combinaisons inédites. Ils s’appellent Shopping, et pour ceux qui voudraient retrouver leur source, ça sera une belle et chère activité sur Discogs. JD Beauvallet
Eagles Of Death Metal Zipper down Mercury/Universal Rock’n’roll à son zénith par deux cadors du genre, dont le but avoué est de s’en payer une bonne tranche. n septennat qu’on attendait en français sur le couplet de I Love des nouvelles des Eagles You All the Time, comme Jeff Lynne Of Death Metal ! C’est qu’à sur le tube d’ELO précité ? Sur I Got la batterie, Josh Homme, a Woman, ça siffle et tape des l’homme qui reste cool même mains, tandis que Skin-Tight Boogie en veste de chasse matelassée, est tout en guitares vicieuses, est plus que busy avec la machine serpentant entre talk-box, synthé QOTSA. Quant à son compère vintage et chœurs féminins, chanteur et guitariste Jesse Hughes, en écho aux textes toujours axés il a eu fort à faire pour gérer sur le beau sexe. Revisitant Duran une vie privée tendance grand 8. Duran en mode electro-stoner D’ailleurs Hughes, qui rappelle azimuté ou recyclant ouvertement politiquement plus Johnny Ramone des bribes d’anciens titres, le que Johnny Clegg, laisse parler tandem a conçu Zipper down sans la foudre – en bon fan d’armes soucis annexes et mû par la seule à feu – pour trente-cinq minutes envie de se faire plaisir. Plaisir de rock’n’blues déjanté. Mais avec partagé ! Guillaume B. Decherf toujours un petit plus. Ainsi, Complexity a cet aspect concerts le 13 novembre bien léché qui évoquera le Don’t à Paris (Bataclan), le 14 à Tourcoing, Bring Me down d’ELO. Est-ce donc le 7 décembre à Nîmes eaglesofdeathmetal.com un hasard si Hughes vocalise aussi
U
ep
Bantam Lyons
Glow Kshantu/L’Autre Distribution Connaisseuse mais dissipée, la pop très grande-bretonne de grands Bretons. Quand ils ne s’inclinent envolées cosmiques de pas devant l’ancien géant Clinic ou la mélancolie étale rouge du Liverpool FC sur d’Elbow (l’imposant Mamad un I Want to Be Peter Crouch ou le nerveux et smithien de haute volée, les Bretons Something Familar). Bantam Lyons rendent Beaucoup de nomshommage à tout un pan casseroles pour un groupe de ce rock prolo, teigneux, ultra-référencé, branleur et fiérot du mais pourtant libre de ses grand Nord-Ouest anglais. mouvements, délesté Qui englobe donc aussi de ses boulets par une bien la rage implacable fièvre ou une agitation qui de Joy Division que les n’appartiennent qu’à lui. 84 les inrockuptibles 28.10.2015
dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com
Last Train 30/10 Romanssur-Isère, 26/11 Nancy Lou Doillon 14/11 Lille, 18/11 Biarritz, 20/11 Nantes, 28/11 Villeurbanne Low 30/10 Tourcoing, 2/11 Paris, Divan du Monde Mansfield.TYA 13/11 Paris, Café de la Danse
Metz 28/10 Lille
sélection Inrocks/Fnac
Motorama 1/11 Biarritz
Chastity Belt au Pop-up du Label (Paris) La pop de ces quatre jeunes filles sapées nonchalamment s’exprime fièrement à travers un premier album nerveux. Perle retro à la croisée des chemins du surf-rock et du lo-fi, Chastity Belt pratique la défloraison avec une fougue intempestive et une impétuosité caractérisée. “It’s ok to be slutty”, chantent-elles, se débarrassant de leur ceinture de chasteté. Au Pop-up du Label, ce mercredi.
Multiple Tap le 17/11 à Paris, Gaîté Lyrique, avec Yousuke Fuyama, Akiko Nakayama, Ko Ishikawa… New Order 4/11 Paris, Casino de Paris
sélection Inrocks/Fnac
Perez 2/11 Paris, Maroquinerie, 14/11 Istres, 19/11 Tourcoing, 21/11 Villefranchesur-Saône
Perez à Paris (Maroquinerie) L’ex-frontman d’Adam Kesher est passé d’une new wave anglo-saxonne à une frenchpop exaltante et détraquée. A ne surtout pas rater en live, ce lundi.
Pitchfork Festival du 29 au 31/10 à Paris, avec Beach House, Run The Jewels, Battles, Deerhunter, Spiritualized, Ariel Pink, Rhye, Unknown Mortal Orchestra, Destroyer…
Radio Elvis 3/11 Nantes, 7/11 Aiffres Ratatat 30/10 Lille 1/11 Villeurbanne Salut C’est Cool 31/10 Brest Sarah McCoy 11/11 Paris, Café de la Danse The Shoes 18/11 Paris, Olympia, 20/11 Lille Soy Festival du 28/10 au 1/11 à Nantes,
avec Ariel Pink, Girls Names, Suuns + Jerusalem In My Heart, Protomartyr, Skull Defekts… Unknown Mortal Orchestra 1/11 Tourcoing The Wombats 3/11 Paris, Trabendo We Are Scientists 1/12 Paris, Petit Bain
aftershow
Gaya’s Music
Albert Hammond Jr. 13/11 Nantes Apparat 6/11 Paris, Gaîté Lyrique Archive 30/10 Paris, Zénith Ash 1/12 Paris, Petit Bain Baden Baden 10/12 Massy Bantam Lyons 14/11 Paris, Espace B Bebop Festival du 4 au 14/11 au Mans, avec The Shoes, Jeanne Added, Thylacine, Shake Shake Go, Arthur H… Benjamin Clementine 4/11 Paris, Olympia, 17/12 Genève Black XS Festival du 28 au 29/11 à Paris, Trianon, avec Camélia Jordana, Pony Pony Run Run, Shake Shake Go, Nach, Hanni El Khatib… Feu ! Chatterton 22/11 La Rochelle Fink 14/11 Fribourg Flavien Berger 30/10 Brest, 6/11 Gennevilliers, 21/11 La Rochelle Hot Chip 18/11 Paris, Casino de Paris, 19/11 Reims Festival Les IndisciplinéEs du 7 au 15/11 à Lorient, avec The Soft Moon, Son Lux, Flavien Berger, Ibeyi, Albert Hammond Jr., Lou Doillon…
Festival les inRocKs Philips du 10 au 17/11 à Paris, avec Algiers, Fat White Family, Flo Morrissey, Son Lux, Flavien Berger, Alabama Shakes, John Grant, Odezenne, Lapsley, Wolf Alice, The Districts, Max Jury, Formation, Ghost Culture, Bo Ningen, Last Train… H-Burns 3/11 Limoges Hyphen Hyphen 5/11 Orléans Jain 5/11 Orléans Jay-Jay Johanson 29/10 Strasbourg 30/10 Annecy JC Satán 30/10 Ris-Orangis José Gonzales 16/11 Paris, Trianon
A-Wa le 15 octobre à Paris (MaMA Festival) A-Wa (prononcez “ey-wa”) : rien que le nom a l’air d’une exclamation, d’un cri de surprise. Et c’est bien de cela qu’il s’agit quand on les découvre sur scène, à Paris, dans le cadre du MaMA Festival. Pour l’édition 2015, on avait prévu des découvertes venues d’un peu partout : parmi tant d’autres, on a pu croiser le folkeux français Pain-Noir, les Congolais géniaux de Mbongwana Star, l’ingénieux Portugais Noiserv, les DJ internationalistes d’Acid Arab… Et puis les trois sœurs d’A-Wa, donc, lâchées ici avec toute la magie qu’elles transportent depuis leur désert israélien natal. Dans la salle, on voit des sourires francs et la sueur qui coule. Et puis au premier rang, le trio a déjà sa petite équipe de fans surexité(e)s, conséquence d’un début de buzz massif autour du groupe. Avec leur tube Habib Galbi, cocktail halluciné d’acidité électronique et de voix folk en arabe, elles ont déjà fait péter internet. IRL, préparez-vous : la tempête A-Wa va bientôt se lever. Maxime de Abreu 28.10.2015 les inrockuptibles 85
AlfredH ayes dans les années 50
l’ours et la poupée Un amour tragique entre un scénariste à succès et une actrice ratée. Ecrit en 1958 par Alfred Hayes, qui travailla avec Fritz Lang et John Huston, Une jolie fille comme ça a des allures de roman culte.
E
nfin traduit, Une jolie fille comme ça est de ces livres injustement oubliés, un de ces trésors cachés de la littérature qu’on aurait aimé découvrir plus tôt. Et Alfred Hayes, l’un des auteurs américains les plus injustement méconnus. Il nous a fallu attendre 2011 pour accéder à In Love, son quatrième roman (il en a écrit
86 les inrockuptibles 28.10.2015
sept). Né en 1911 à Londres, Hayes quitte l’Angleterre avec ses parents à l’âge de 3 ans pour l’Amérique. En 1943, après avoir fait la Seconde Guerre mondiale du côté des Special Services en Europe, il s’installe à Rome, où il commencera non seulement à écrire de la poésie, mais aussi des scénarios pour les cinéastes du néoréalisme, dont Roberto Rossellini,
une histoire où les sentiments affleurent sous la froideur et le cynisme apparents pour lequel il signe Païsa. De retour aux Etats-Unis, il poursuit dans ce qui deviendra son métier : scénariste hollywoodien pour Nicholas Ray (Les Indomptables), Fritz Lang (Le démon s’éveille la nuit et Désirs humains), John Huston (Le Barbare et la Geisha) et beaucoup d’autres. Il travaillera aussi pour des séries télé, dont Mannix. C’est cet Hollywood qu’il connaît bien qui est la toile de fond d’Une jolie fille comme ça : une histoire d’amour tendue, mortifère entre un scénariste à succès et une jeune actrice ratée sur fond de glamour années 50. “La fête s’étirait en longueur. Lassé par les voix un peu trop animées, par l’alcool qui coulait un peu trop à flots, songeant aussi que cela me ferait du bien d’être seul et croyant pouvoir échapper, ne fût-ce qu’un moment, à ces sourires qui vous clouaient au piano, ou à ces questions qui vous condamnaient à vous tortiller vainement, pris au piège de votre propre chaise, je sortis pour contempler l’océan.” Alfred Hayes excelle pour suggérer l’essentiel en quelques phrases : un narrateur qui s’ennuie, déjà las de tout ce cirque hollywoodien, travaillé par un besoin d’évasion. Bref, prêt à plonger, dès l’ouverture, dans l’océan en même temps que dans une histoire d’amour, du moment qu’elle lui apporte le rêve dont il a besoin contre le réel : du mystère, des secrets, de la fiction. Rien de mieux qu’une jeune fille suicidaire qui s’enfonce sous ses yeux dans l’océan. Il la sauve, ils se reverront. Comme chez Proust, elle n’est pas son genre, ce qui est d’autant plus dangereux, et ils vont basculer dans une histoire où les sentiments affleurent sous la froideur et le cynisme apparents. Alfred Hayes construit un huis clos comme on piège deux souris dans une même cage, pour voir laquelle dévorera l’autre. On passe d’une maison où a lieu la soirée à l’appartement que sous-loue le narrateur (sa femme et leur enfant vivent à New York), puis de la chambre minable de l’actrice qui se brisera contre le rêve américain (ça pourrait être un cliché, sauf que la fiction US jette rarement des femmes dans cette équation) aux restaurants où ils se rendent. Sinon, le couple est enfermé dans une voiture. Leur seule échappée, un dimanche à Tijuana, ne les mènera qu’à assister, telle une mise en abyme, à une corrida : métaphore, mais jamais appuyée, de ce qui attend la jeune femme. Condamnée
à être mise à mort par les hommes dans une arène qui n’est autre qu’Hollywood. Alfred Hayes distille du suspense dans cette romance triste : on dirait un roman de Raymond Chandler (même ton désenchanté), mais débarrassé de l’enquête et des meurtres pour mieux se concentrer sur l’anatomie du rapport à l’autre dans une ville où tout se monnaie, sur les sentiments quand le scénario est écrit à l’avance par la société. La femme fatale, cette jolie fille, ne le sera qu’à elle-même, hantée par les spectres d’une enfance difficile, par tous les hommes, qu’elle a rencontrés. “Car avant, c’était toujours un type en costume cher. Ou un marin. Ou un acteur. Facile à identifier. Déguisement évident. Tous ces types, avec leur voix suspecte, leurs propositions transparentes et leurs invitations
systématiques à passer un week-end dans une maison au bord de la mer.” Alfred Hayes a été poète avant d’être scénariste et romancier, et il en reste des indices dans son écriture, ce qui la rend aussi envoûtante. Son poème, Joe Hill, a été chanté par Joan Baez. Hayes est mort en 1985. Il serait temps de traduire tous ses romans. Nelly Kaprièlian Une jolie fille comme ça (Gallimard), préface et traduction de l’anglais (Etats-Unis) Agnès Desarthe, 176 pages, 17 €
Le Parrain 2 de Francis Ford Coppola (1974)/Paramount Piictures
adieu mes jolis Dennis Lehane réactive l’un de ses personnages récurrents, Joe Coughlin, pour le plonger dans la mafia des années 40. Le roman trépidant d’une trahison et de l’innocence perdue.
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omme cela arrive souvent aux écrivains, ce sont les adaptations de ses romans qui ont rendu Dennis Lehane célèbre : celle, d’abord, de Mystic River par Clint Eastwood, puis de Gone Baby Gone par Ben Affleck, et cerise sur le gâteau, son plus beau livre, Shutter Island, a été porté à l’écran par Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio. Ça suffit pour que chaque nouveau roman de ce Bostonien de 50 ans soit attendu, commenté. Mais ça peut aussi suffire, injustement, à occulter ses séries consacrées à des personnages récurrents, écrites en marge de ses succès – Kenzie & Gennaro
la mafia, c’est d’abord une histoire de famille, et ce qui s’y joue a des accents shakespeariens 88 les inrockuptibles 28.10.2015
et celle du mafieux irlandais Joe Coughlin. Homme d’affaires au service de la mafia italienne, sans y être complètement accepté, Coughlin était déjà au centre d’Un pays à l’aube (2009) et Ils vivent la nuit (2013). Et il aura permis à Lehane de renouveler sa veine en travaillant sur le passé (Boston au temps de la Prohibition) et en se confrontant à un genre en soi : le roman sur la mafia. Avec Ce monde disparu, on est en Floride en 1943 et la guerre qui fait rage est celle des gangs. Coughlin approche la quarantaine, a perdu sa femme, assassinée, élève seul son fils métis de 9 ans, et va devenir le pion, à son insu, d’un de ses proches (gangster, forcément), qui veut prendre le pouvoir au sein d’un des clans les plus puissants. Lehane a dû parfaitement lire Le Parrain de Mario Puzo, et regarder les films
qu’en a tirés Coppola : il sait que la mafia, c’est d’abord une histoire de famille, et que ce qui s’y joue a des accents shakespeariens. Tension et luttes de pouvoir, jalousie et orgueil, trahison et manipulation sont au cœur de son roman. Lehane n’ignore pas que les familles sont le meilleur laboratoire de toutes les caractéristiques humaines. Les hommes sont tous (même les voyous) des fils, des frères, des pères, des humains aussi sensibles que faillibles, tel Coughlin, sans cesse angoissé à l’idée qu’il ne puisse pas protéger son enfant. C’est ainsi que Lehane, tout en suivant ses règles d’or (rythme endiablé, fusillades, complots), renouvelle ce genre qui aurait pu paraître daté, en privilégiant l’intériorité de son personnage. Ses regrets, ses rêves brisés, ses illusions saccagées
prennent la forme d’un petit garçon blond qui revient le hanter, fantôme d’un bonheur évanoui. “On ne devenait pas Joe Coughlin, Dion Bartolo ou Enrico DiGiacomo en conservant une âme intacte et un cœur libre. On entrait dans ce monde parce qu’on avait accumulé tant de fautes et de chagrins qu’on n’avait plus aucune place ailleurs.” Au final, dans ce roman des sentiments et des chagrins, des amours impossibles et des amitiés déçues, le monde disparu du titre fait écho aussi bien à une certaine forme de mafia (patriarcale et artisanale) révolue, qu’à ce temps de l’innocence et de l’enfance dont personne ne fait jamais vraiment le deuil. Nelly Kaprièlian Ce monde disparu (Rivages), traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Maillet, 352 pages, 21 €
pimp up the volume Un recueil de textes inédits d’Iceberg Slim raconte les rues mal famées de Chicago et de Los Angeles pour en extraire l’âme de l’Amérique rebelle. lle avait quitté un bordel du Montana On retrouve ici sa verve dans sa pour se mettre à la colle avec un quintessence même, la brièveté des textes jean-foutre de joueur qui avait saboté exigeant qu’il aiguise encore plus ses ses rondeurs commerciales et foutu formules assassines et ses sentences en l’air mes rêves enivrants de montagnes impayables. Après dix ans de prison, de billets verts en lui collant un polichinelle Slim constate que sa “pute en chef l’a dans le tiroir.” Voici le type de phrase qu’on abandonné, lui préférant un jeune scélérat”. trouve dans le nouveau recueil de textes Il décide alors de quitter la pègre inédits d’Iceberg Slim. Ces essais, lettres pour s’essayer au métier d’écrivain. Or et considérations viennent aujourd’hui le pimp écrit terriblement bien. Son style, compléter la mythique Trilogie du ghetto, cocktail explosif de gouaille, de conscience entamée en 1967 avec Pimp, qui fit politique et d’humour caustique, dynamite du mac de Chicago l’une des figures cultes les conventions narratives de l’époque. de la littérature afro-américaine. Slim, Et son propos tourne en ridicule les c’est “une bagnole sensas (Cadillac – ndla), valeurs de l’Amérique wasp. une garde-robe psychédélique et les diamants Le proxénète le plus célèbre de nécessaires pour ferrer, asservir et faire la planète sut magnifier la réalité glauque marner une écurie de jeunes putes”. de la rue et rendre gloire aux filles de Il deviendra un héros pour la génération mauvaise vie. Il n’en nourrissait pas moins du gangsta rap qui, de Snoop Dogg des remords et une lucidité remarquable à Ice Cube ou Ice-T, tâchera d’imiter son sur son propre compte. Les plus belles phrasé autant que son style vestimentaire. pages du livre sont consacrées à sa Et une référence pour des écrivains rencontre avec de jeunes membres des comme l’Ecossais Irvine Welsh. Black Panthers, à Los Angeles, en 1969.
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Celui qui n’est déjà plus qu’un “vieux nègre”, comme il se décrit, admire le cran de ces activistes qui, alors que tout le monde l’adule, l’accusent d’avoir “botté le cul de femmes noires pour se faire du blé”. Comme eux, il ne connaît que trop bien la souffrance “inévitable et essentielle au mac, au pickpocket, à l’arnaqueur en herbe ou même au Négro forcé de devenir la pute et le garage à bites de l’establishment.” Yann Perreau Du temps où j’étais mac (Belfond), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clélia Laventure, 160 pages, 15 €
Piazza Fontana de Marco Tullio Giordana (2012)/Bellissima Films
voyage en Italie En y mêlant ses propres souvenirs, Rosetta Loy se livre à un jeu de piste pour retracer les affaires qui ont marqué vingt-cinq ans d’histoire italienne.
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out en se fondant sur une documentation précise, Rosetta Loy fait œuvre de romancière en nous racontant vingt-cinq ans d’histoire contemporaine italienne, et son talent nous permet de visualiser chaque événement décisif. Un exemple parmi d’autres, lorsqu’elle évoque une plage d’Ostie “non loin de l’embouchure du Tibre, une sorte de lande désolée avec quelques constructions basses et des routes au goudron défoncé”. C’est ici, un matin de 1975, qu’a été retrouvé le corps de Pasolini. Ainsi, de l’attentat de la Banca dell’agricoltura à Milan en 1969 jusqu’à la naissance en 1994 de Forza Italia, Rosetta Loy nous plonge dans des années mouvementées. Comme elle l’avait fait dans Madame della Seta aussi est juive, où elle s’intéressait à l’attitude de l’Eglise face à la Shoah, la romancière aligne des faits. Le lecteur pourra être dérouté par cette accumulation, c’est
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pourtant d’elle, justement, que les choses prennent sens. Assassinats politiques perpétrés par la police, attentats revendiqués par l’extrême gauche, Loy dresse sous nos yeux le tableau d’une guerre civile qui s’effiloche jusque dans les années 80. La Mafia, qui à ce momentlà prend de l’ampleur, multiplie alors les exécutions de juges, journalistes ou simples brigadiers, de façon parfois spectaculaire. Pendant ce temps, discrètement, l’homme d’affaires Silvio Berlusconi construit son empire. A partir des années 90, de nouvelles lois anti-Mafia permettent d’espérer combattre le fléau, qui pourtant semble toujours renaître de ses cendres. Avec une rigueur presque clinique, le livre donne un nom, un passé et un visage aux victimes, et suit les développements judiciaires de chaque affaire. De procès en recours et réouverture de dossier, on en voit ainsi certaines se résoudre, mais plus de vingt ou trente ans plus tard, alors que pour
d’autres les interrogations sur les commanditaires persistent. Rosetta Loy se livre à un jeu de piste qui révèle l’imbrication des sphères mafieuses, politiques, économiques, et l’implication de la CIA. Parfois, la romancière interrompt le cours de la narration pour raconter ses souvenirs d’alors et nous faire comprendre à quel point l’enlèvement d’Aldo par les Brigades rouges Moro ou l’assassinat du juge Giovanni Falcone par la Mafia ont pu être, pour tout un chacun dans la Péninsule, des événements traumatisants. Sylvie Tanette L’Italie entre chien et loup – Un pays blessé à mort (1969-1994) (Seuil), traduit de l’italien par Françoise Brun et René de Ceccatty, 288 pages, 21 €
Paris, ville sorcière Après avoir relancé le mythe du loup-garou, Toby Barlow fait débarquer des sorcières à Paris. Sans être aussi électrisant que Crocs, son nouveau roman offre de beaux morceaux de bravoure. ans le ciel de Paris, une puce gothique. Aujourd’hui, Barlow troque enchaîne les vols planés. Portée un cadre d’une absolue modernité par une bourrasque, elle aperçoit – Los Angeles et ses tribus de surfeurs – un type en train de pousser pour un décor de comédie romantique. une caméra à roulettes, devant l’objectif de Dans le Paris de 1959, un publicitaire laquelle une jolie blonde vend des journaux. venu de Detroit tombe sous le charme Mais déjà un autre tourbillon emporte au d’une mystérieuse beauté brune, puis loin l’insecte, laissant loin derrière Jeanse retrouve mêlé à un affrontement entre Luc Godard, Jean Seberg et le tournage agents secrets américains et soviétiques d’A bout de souffle : dans le deuxième et à un règlement de comptes – en partie roman de l’Américain Toby Barlow, ce coup versifié – entre envoûteuses venues du fond de chapeau à la naissance de la Nouvelle des siècles. En jetant le roman d’espionnage Vague a pour fonction première de souligner dans les griffes du thriller fantastique, la primauté de la liberté, d’écrire ou Babayaga offre d’ébouriffants morceaux de de filmer. Et prendre des libertés, Babayaga bravoure mais peine parfois à harmoniser ne s’en prive pas – à commencer par celle les registres de la passion amoureuse, de faire de la puce voltigeuse un inspecteur de l’humour sophistiqué et de la poésie de la PJ ayant eu le tort de croiser la route sauvage. Bruno Juffin d’un duo de sorcières. Des métamorphoses – celles des Babayaga (Grasset), traduit personnages comme celle de la forme de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, romanesque –, le premier livre de Barlow 464 pages, 23 € en regorgeait : au travers d’une intrigue remettant au goût du jour histoires de loups-garous et épopée en vers libres, Crocs mêlait frénésie urbaine et fièvre
Jean-François Paga/Grasset
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La gastronomie, ses excès et sa folie inspirent aujourd’hui à trois écrivains des livres délicieux. Vladimir Sorokine la fétichise, Kay et James Salter en font un journal, et John Lanchester la transforme en sujet de polar. ’amour, comme la gastronomie, est une affaire de goût. Il en est de même de la littérature, ajouteraient certains. Plusieurs livres explorent ce mariage de la chère et de la chair jusqu’à la lie, voire au dégoût, et même au crime. Livre posthume de James Salter, figure de la littérature américaine récemment disparue, Chaque jour est un festin est une sorte de journal culinaire. Ecrites avec Kay, son épouse journaliste, ces miscellanées se composent d’anecdotes, d’histoires de plats et de recettes. On y apprend l’origine du Bloody Mary, ou encore comment Néron créa les premiers sorbets en envoyant des coureurs chercher de la neige dans les Alpes. Les Salter évoquent aussi Harold Pinter et Samuel Beckett se réunissant autour d’une soupe à l’oignon sur le coup des 4 heures du matin. Leur almanach offre des moments succulents, le pouvoir d’évocation du romancier se mélangeant à merveille à l’érudition de la critique gastronomique. Rédacteur en chef de l’excellente revue littéraire britannique London Review of Books, John Lanchester partage avec le couple Salter une passion sans borne pour la France du terroir et sa cuisine. Initialement publié en 1996, son premier roman, Le Prix
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The Ledbury, Londres
la grande bouffe du plaisir, est un objet aussi charmant qu’inclassable. Tout à la fois manuel de recettes, polar et traité d’esthétique, le livre est devenu culte en Angleterre dès sa parution. L’auteur y évoque les souvenirs culinaires de toute une vie qui, de Portsmouth à Saint-Malo, telle la madeleine de Proust, font ressurgir un passé révolu. Son don d’évocation et sa sensibilité font des merveilles : le lecteur a l’impression de goûter à l’irish stew de sa nanny, ou à la bouillabaisse de ses voisins. Des pages sur “l’esthétique du dégout” ou “l’âme de la daube” alternent avec des passages plus aigres-doux, par exemple sur la jalousie qu’il éprouve à l’égard de son frère. La gastronomie tourne au vinaigre et à l’obsession dans le nouveau roman de Vladimir Sorokine, l’enfant terrible de la littérature contemporaine russe. Trois jeunes gens chic croisent dans un train de nuit un type bizarre, qui leur raconte son histoire. Il sort de prison où il n’a mangé, pendant sept ans, que du cheval du matin au soir. Il supplie alors la belle Olia de “manger pour lui” : il souhaite la regarder avaler ses plats, et propose de la payer grassement pour cela. L’étrange rituel se poursuit à Moscou, où les deux individus se retrouvent chaque mois. Olia ressent à chaque fois un certain
malaise, comme si elle se prostituait. En l’observant déguster ses mets, son “client” fait en effet preuve d’une débauche ignoble : il émet des “grommellements de plus en plus lancinants” et murmure des “oh nooon” en mordant dans un coussin. Aussi subtile qu’efficace, l’allégorie de la nourriture permet à Sorokine de dénoncer les excès et la corruption de la société russe contemporaine. Un monde de nouveaux riches, où tout rapport humain doit passer par une transaction financière. Jusqu’à en vomir. Yann Perreau Chaque jour est un festin de James et Kay Salter (Editions de la Martinière), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Brissaud, 384 pages, 22 € Le Prix du plaisir de John Lanchester (Sonatine), traduit de l’anglais par Claude Demanuelli, 370 pages, 14 € Soupe de cheval de Vladimir Sorokine (Editions de l’Olivier), traduit du russe par Bernard Kreise, 112 pages, 13,50 €
la 4e dimension Millénium, une suite pour la suite David Cronenberg, jeune romancier Le premier roman du réalisateur de Crash paraîtra début janvier chez Gallimard. Consumés met en scène tout son univers – corps mutilés, technologies, voyeurisme, trafic d’organes – à travers les rencontres de divers personnages dans le monde.
Avec le succès de Millénium 4 de David Lagercrantz (chez Actes Sud, le premier tirage était de 500 000 exemplaires), deux autres volumes ont été prévus : Millénium 5 pour 2017, et le 6 en 2019. Par le même auteur.
Emmanuel Carrère reporter L’auteur du Royaume regroupe ses reportages, dont ceux réalisés en Russie pour la revue XXI, et ses chroniques dans un livre intitulé Ailleurs si j’y suis (P.O.L). Sortie début février. 92 les inrockuptibles 28.10.2015
Edouard Louis récidive C’est l’un des romans de janvier les plus attendus. Deux ans après le phénomène En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis publiera Histoire de la violence (Seuil) : quand une nuit entre deux garçons tourne très mal (agressions, viol), et que la police enquête… A suivre.
Olivier Bocquet et Jean-Marc Rochette Transperceneige – Terminus Casterman, 232 pages, 25 €
Nouveau départ et vraie conclusion pour la série SF culte. Snowpiercer, l’adaptation réussie du cinéaste Bong Joon-ho, a eu une heureuse conséquence : redonner au dessinateurpeintre Rochette l’envie de remonter à bord de son Transperceneige. Pas pour longtemps : attirés par une séduisante musique, les passagers descendent du train et plongent dans les entrailles de la terre. Ils y découvrent une ville souterraine où, en fermant les yeux sur les étranges coutumes de ses habitants (les masques de souris), ils pourraient survivre. Le refuge est-il la destination finale ? Malgré sa verticalité, le prenant récit de Rochette et d’Olivier Bocquet – succédant à Lob et Benjamin Legrand sans commettre d’erreur d’aiguillage – s’inscrit dans la continuité des précédents tomes. Comme auparavant, l’atmosphère étouffante de l’anticipation occulte mal les cruelles correspondances avec les maux de notre époque. Servie par la puissance graphique de Rochette – pourtant handicapé d’une double fracture d’un coude ! –, Terminus conclut avec punch et poésie une série pas comme les autres. Vincent Brunner
Aude Picault Parenthèse patagone Dargaud, 136 pages, 17,95 €
Un carnet de voyage dans les latitudes extrêmes de l’hémisphère Sud. n savait Aude Picault amoureuse de la voile et du grand large depuis le très beau Transat, publié en 2009. En 2013, elle décide d’aller naviguer dans les canaux de Patagonie, accessibles depuis Ushuaïa. Avec son ami, elle embarque à bord de L’Ile d’Elle, un voilier appartenant à un couple de Français, pour un voyage d’une dizaine de jours qu’elle retrace dans ce carnet. Aude Picault met en scène ses aquarelles lumineuses en les complétant par des saynètes explicatives aux mots économes et drôles, dessinées de son trait si joliment simple. Elle relate ainsi les petits événements du bord (la cohabitation dans un lieu exigu, la lecture en cabine pendant les intempéries…), les surprises, comme sa déception initiale en découvrant qu’ils vont suivre un itinéraire balisé et non partir à l’aventure, les rencontres avec des habitants de ces terres désolées, la découverte de l’histoire de la Terre de Feu. Surtout, Aude Picault capture à merveille les couleurs changeantes du temps, les formes étranges de la flore. Elle arrive à faire jaillir de ses petites aquarelles une impression d’immensité, d’où ressort toute l’infériorité de l’humain face à la nature et aux éléments. Parenthèse patagone, minimaliste et pourtant puissamment poétique, dépeint à merveille l’essence même de ce voyage, cette sensation d’être au plus près de la terre et en même temps très loin du monde. Anne-Claire Norot
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28.10.2015 les inrockuptibles 93
un pont trop loin Montant Arthur Miller comme une tragédie grecque, Ivo van Hove tire un portrait cruel des atavismes qui perturbent notre époque. Une brillante première aventure avec une troupe d’acteurs français.
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e proposant d’évoquer l’émigration en la recentrant sur la chronique de la vie d’une famille de la communauté italienne à New York dans les années 50, Arthur Miller rappelle avec sa pièce Vu du pont la manière des tragiques grecs en traitant du sociétal par le biais de l’intime. Séduit par l’ambiguïté qu’engendre souvent une telle fusion entre le politique et le familial, convaincu de la richesse des interrogations qu’elle est à même de provoquer dans l’esprit du public, le metteur en scène flamand Ivo van Hove monte la pièce en 2014 au Young Vic Theatre à Londres où elle rencontre un succès sans précédent. L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais le sujet de l’émigration étant plus que jamais au centre des débats qui agitent notre monde contemporain, Ivo van Hove s’est depuis décidé à user de sa mise
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en scène comme d’un bâton de pèlerin pour parcourir avec elle la planète. C’est ainsi qu’il la reprend aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe en reproduisant scénographie, lumières et musique à l’identique avec une troupe d’acteurs français, avant de faire de même avec une troupe américaine à Broadway. S’expliquant dans le programme de salle sur les raisons de sa volonté de remettre Vu du pont sur le métier, le metteur en scène confie qu’au-delà de la légitimité à se positionner avec le théâtre dans le débat politique, ces recréations sont l’occasion d’éclaircir les souvenirs d’une situation et d’émotions vécues durant l’enfance. “J’ai créé la pièce au Young Vic Theatre, rappellet-il. J’ai donné je ne sais combien d’interviews et c’est seulement plusieurs mois plus tard que j’ai fini par faire le rapprochement avec mes propres origines. Je viens d’un
Charles Berling et Pauline Cheviller
Thierry Depagne
ceux qui vont s’aventurer là seront pris dans une nasse et menacés d’un grand péril
minuscule village de Belgique. D’un côté de la rue, il y avait des Flamands. Et en face, c’était une communauté d’immigrants italiens. Quelque part en moi, cela a dû rester enfoui.” Comme un secret placé depuis longtemps sous une pierre, la scénographie choisie par Ivo van Hove impressionne par la puissance de sa symbolique… D’autant plus que le dispositif choisi étant celui d’un gradin se déployant sur trois fronts, l’objet qui nous fait face se trouve cerné par les regards du public. La pierre en question prend la forme d’une immense boîte noire dont les parois se dressent comme des murs insondables. Ce n’est qu’au début de la représentation qu’elle se soulève pour rester suspendue dans les cintres. Ce faisant, elle découvre un espace où, comme dans la tragédie grecque, on accède par une porte unique à l’immaculé de l’aire de jeu, un simple rectangle de sol blanc cerné par l’assise de bois noir d’un banc qui parcourt sa périphérie. Dès le début, nul ne peut alors ignorer que ceux qui vont s’aventurer là seront pris dans une nasse et menacés d’un grand péril. Voici donc la vision que nous propose Ivo van Hove du foyer où, depuis la mort de sa mère, Catherine (Pauline Cheviller) a grandi après avoir été recueillie par sa tante Béatrice (Caroline Proust) et son mari
Eddie (Charles Berling). Catherine vient d’avoir 17 ans, elle a trouvé un travail, rêve de rencontrer un garçon pour partir avec lui et vivre pleinement sa vie. Nous sommes à Red Hook, tout près du pont de Brooklyn, un quartier où se regroupent les familles de la communauté italienne à quelques encablures du port où les hommes travaillent comme dockers. Dans cet endroit, la solidarité fait figure de loi car tous sont arrivés un jour sans avoir de papiers. C’est le cas des cousins de Béatrice, Marco (Laurent Papot) et Rodolpho (Nicolas Avinée). Les deux frères qui viennent de débarquer sont accueillis dans la maison. L’idylle entre Catherine et Rodolpho va rendre fou Eddie qui couve la petite, refuse d’accepter qu’elle n’est plus un bébé. Dernier recours, faire appel à celui qui représente pour Ivo van Hove une résurgence de la figure du coryphée (chef du chœur) dans la tragédie grecque. Mais même l’avocat Alferi (Alain Fromager) ne peut rien arranger à cette affaire. S’opposant à leur mariage, Eddie commet l’irréparable en dénonçant les nouveaux arrivants aux services de l’émigration. Ainsi se nouent les fils d’un drame qui ne pourra alors se conclure que dans le sang. Servi par une troupe d’acteurs éblouissants, où chacun donne à son personnage une telle charge d’humanité qu’il est presque impossible de trancher pour savoir qui a tort et qui a raison, Ivo van Hove sème le trouble dans les esprits. Mais sa mise en scène va plus loin. En épurant son propos à l’extrême, il nous place face à une situation qui dépasse les individus qui la vivent pour nous proposer un portrait de groupe. Celui d’une microsociété tiraillée entre les compromis d’une Amérique qui les accueille et dont ils ont rêvé et les règles ancestrales de l’honneur toujours en vigueur dans une Sicile qui ne cesse de les habiter. L’avocat Alferi touche le nœud du problème quand il confie que, même pour lui, il est presque impossible de résister à l’appel de cette “perverse pureté” qui fonde leur identité. Une loi du cœur dont il conviendrait pourtant de sans cesse se méfier. Patrick Sourd Vu du pont d’Arthur Miller, mise en scène Ivo van Hove, avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pauline Cheviller, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Caroline Proust, jusqu’au 21 novembre aux Ateliers Berthier, Paris XVIIe, theatre-odeon.eu lire l’entretien avec Ivo van Hove sur 28.10.2015 les inrockuptibles 95
Reconstitution d’un “Hôtel occidental”, écrin du dernier film de Neil Beloufa : on est loin du white cube
à titre provisoire Les artistes prennent la main : à Villejuif, une initiative spontanée et ambitieuse menée par Neil Beloufa offre un grand appel d’air.
B Tous les lundis à 8 h 55 sur France Musique, écoutez la chronique de Jean-Max Colard des Inrockuptibles, dans La Matinale culturelle de Vincent Josse de 7 h à 9 h 30
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eaucoup de choses s’y seraient passées, un incendie, une course de rollers, un Julie Lescaut, un poulet grillé, des émeutes… il reste maintenant un hôtel.” Avec un sens du storytelling qu’on ne lui connaissait pas, l’artiste Neil Beloufa (nommé au prix MarcelDuchamp) a fait bouger les lignes. Avec une journée d’avance sur le marathon de la Fiac et son lot d’événements collatéraux, c’est à Villejuif, dans un de ces quartiers hybrides qui n’a pas attendu le Grand Paris pour embrasser une
nouvelle réalité économique et géographique, qu’il a inauguré, le 18 octobre, l’exposition Occidental Temporary. Le lieu du crime : une friche de 500 mètres carrés et autant d’espaces enchâssés, ex-cristallerie, ex-fabrique de Méhari, aujourd’hui transformée en atelier d’artistes. Les Kolkoz y avaient déjà élu domicile il y a quelques années ; Neil Beloufa, Oscar Tuazon, les peintres Jonathan Binet ou Emile Vappereau ont suivi. Aujourd’hui ce sont eux, et tous les artistes ayant passé quelques mois ou quelques jours dans cet
espace autogéré transformé en “centre d’art temporaire”, qui font le show. Et ils ne font pas dans la demi-mesure. D’abord, il y a ce fond d’écran grandeur nature, qui donne une tonalité particulière à l’exposition : les œuvres sont dispersées dans les recoins d’un décor de cinéma, la reconstitution d’un “hôtel occidental” qu’on imaginerait volontiers parachuté en Afrique subsaharienne et qui servit d’écrin au dernier film de Neil Beloufa. Avec son patio exotique, son bar colonial, ses salons fifties et ses coursives en béton ajouré, on est loin du white cube,
une émulation collective débridée et visiblement très amusée ni des codes de l’exposition et du sacro-saint tandem white cube/curator qui cède la place à une émulation collective débridée et visiblement très amusée. “Il souffle sur Paris un vent nouveau”, se réjouit Boris Achour, artisan au début des années 2000 d’une renaissance de la scène artistique, “mais là où nous inventions à l’époque Public ou Glassbox qui jouaient avec les codes de l’institution, aujourd’hui ces artistes prennent la main depuis leur espace de travail, en banlieue parisienne”. “C’est sans conteste ce qu’on verra de mieux cette semaine à Paris”, renchérissait dès le vernissage Adrien Missika, de retour de la très active Mexico pour présenter aux Tuileries un jardin suspendu fait de mauvaises herbes ainsi qu’une série de pièces, sur l’invitation de la galerie Proyectos Monclova, au sein de Paris Internationale, la nouvelle petite foire pointue. En marge de la grosse mécanique du marché et des efforts presque désespérés de certains centres d’art et Frac qui doivent faire face à des difficultés budgétaires ou à des manœuvres politiques, cette initiative spontanée et ambitieuse offre un grand bol d’air frais dans le paysage français. Qui prouve qu’une nouvelle génération est en marche et que les artistes, si l’on en croit le nombre grandissant d’ateliers partagés transformés en lieux d’exposition passagers, sont souvent les mieux placés pour rebattre les cartes du jeu.
La jeune artiste Mélanie Matranga s’expose au Palais de Tokyo. ne remarque au passage : à visiter la nouvelle session d’expositions du Palais de Tokyo, on note combien les équipes actuelles ont su apprivoiser, domestiquer même cet espace gigantesque et labyrinthique. On se souvient avoir pesté au début de l’extension du Palais contre le marathon insupportable et fastidieux que nous imposaient ces nouveaux espaces et surtout son sous-sol impossible. Je me souviens même avoir, une fois, renoncé à y descendre. Cette chronique se veut donc une sorte de mea culpa expositionnel, pour souligner la qualité d’un travail collectif et plastique. Plusieurs raisons à cela : d’abord on s’habitue à tout, avec le temps. Ensuite la logique adoptée par Jean de Loisy et ses équipes a été de confier de grands espaces aux artistes, de constituer des ensembles monographiques imposants et qui valent mieux qu’une myriade de propositions singulières. Cette saison, cinq artistes seulement occupent le Palais, à raison d’un par étage. On respire et on pénètre mieux dans les univers de chacun. L’exposition au sous-sol de la jeune artiste Mélanie Matranga est de ce point de vue emblématique. Avec de bas et grands luminaires en papier de riz disposés dans l’espace, avec son salon-chambre-télé construit sous la forme d’une mezzanine en bois, et plus loin un intérieur bourgeois remodelé trash avec des moulages de plafond qui tombent mollement vers le sol, Mélanie Matranga fait de l’espace d’exposition un lieu d’intimité. Elle a même ajouté en fin de piste une chambre-fumoir. Ainsi, la prise d’espace reste d’une douce sauvagerie, d’une rébellion intime. Le tout dans une ambiance postrelationnelle où l’on trouve des échos de Rirkrit Tiravanija ou de la collaboration entre Pierre Huyghe et les graphistes M/M, pour les lampes. C’est pour l’heure la meilleure saisie plastique de cet impossible sous-sol d’un Palais de Tokyo ramené à échelle humaine. Domestique et domestiqué.
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Jean-Max Colard La Vie magnifique (Ugo Rondinone/John Giorno, Ragnar Kjartansson, Lee Bul, Mathis Collins, Mélanie Matranga) jusqu’au 10 janvier au Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com
Vue de l’exposition A perspective, Somehow, 2015. Photo Gunnar Meier, courtesy Karma International, Zurich, et Mélanie Matranga
et même des murs bruts de décoffrage prisés par les nouveaux espaces d’art contemporain. Ici “c’est la vie” – le sous-titre de l’exposition, toutefois agrémenté d’un point d’interrogation – qui semble prendre le dessus. Les peintures délicieusement désuètes de Julie Beaufils ou d’Emile Vappereau s’alignent sans plus de chichis sur les murs en faux marbre de l’“hôtel occidental”, Camille Blatrix fait état de ses humeurs du jour en gravant directement sur les cimaises et en dessinant à l’aide de faux chewing-gum un “feel my pain” attendrissant, Jonathan Binet fait le mur avec une installation picturale proliférante, Chrystele Nicot tient salon avec une vidéo inspirée par l’écrivain de SF Clifford D. Simak et deux mausolées, tandis que Boris Achour, locataire d’un storage en fond de cour fait deux poids, deux mesures avec un mobile suspendu. Beaucoup de peintures, mais aussi des installations précaires, des sculptures “tunées” et des vidéos augmentées, dans ce paysage d’exposition finalement assez homogène qui tient à l’amitié, très palpable, qui unit cette nouvelle génération majoritairement passée par les Beaux-Arts, autant qu’à l’énergie contagieuse dont fait preuve le petit groupe et qui semble avoir atteint des artistes d’une autre génération : Boris Achour donc, mais aussi Elizabeth Lennard, Stéphane Vigny ou Mohamed Bourouissa. Ici, on ne s’embarrasse ni des restrictions budgétaires qui sévissent un peu partout – on produit beaucoup et avec les moyens du bord –,
Mélanie en sous-sol
Claire Moulène Occidental Temporary – C’est la vie ? jusqu’au 8 novembre au 64, rue Pasteur à Villejuif (94) 28.10.2015 les inrockuptibles 97
big data, gros doute Le chercheur Evgeny Morozov poursuit sa critique des cyberutopies, du traitement des données par la Silicon Valley et ses liens avec l’idéologie néolibérale.
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ffrénée, la course à l’optimisation de la vie quotidienne par la collecte de données semble ne pas connaître de limites. Ainsi du prototype développé par Procter & Gamble, le Safeguard Germ Alarm, un distributeur de savon intelligent à destination des toilettes publiques, dont la non-utilisation bloque automatiquement l’ouverture de la porte. A la limite du gag slapstick, ce dispositif rappelle la “machine à manger” automatisée du film Les Temps modernes, invention absurde et grinçante censée économiser le temps du repas de l’ouvrier. Sauf que cette réalité est à présent devenue la nôtre : nous sommes entrés dans un nouveau paradigme contrôlé par les objets “smart” . Connectés à internet, ceux-ci captent, analysent et régulent une grande partie de nos comportements, afin de nous rendre plus performants, en meilleure santé, et plus épanouis. Bien sûr, ce gain ne va pas sans contreparties : on se doute que ce n’est pas mues par la pure philanthropie que les entreprises développent ces assistants
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personnels d’un nouveau genre. Mettre à jour les implications socio-économiques des avancées technologiques, voilà précisément la tâche que s’est assignée le chercheur et écrivain Evgeny Morozov. En 2011 déjà, son best-seller The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom, sonnait le glas des cyberutopies, en relativisant notamment le rôle émancipateur joué par internet lors des printemps arabes. Son nouvel opus, le second à être traduit en français, prolonge l’approche généalogique héritée de Foucault tout en l’ancrant dans le paysage quotidien de l’utilisateur de smartphones. Le postulat en est simple, au point de paraître simpliste : le numérique n’existe pas. Précisons : si les effets du numérique sont partout, le terme de “numérique” serait à proscrire, sous peine d’occulter l’étroit maillage de savoirs et de pouvoirs qu’il camoufle. Or le monde en ligne n’est ni un être chimérique, ni un corps sans organes : il s’enracine dans les structures économiques et politiques du monde hors ligne, qu’il redouble et accentue.
image extraite du générique de la série Silicon Valley/HBO
pour avoir trop développé l’imaginaire de la surface, explique Morozov, nous en avons oublié les ramifications en profondeur
Pour avoir trop développé l’imaginaire de la surface à propos du web, explique Morozov, nous en avons oublié les ramifications en profondeur. “Nous ne pouvons plus traiter internet comme une sphère autonome (comme l’économie ou l’environnement), mais nous devons faire en sorte que d’autres questions (la vie privée, la subjectivité) prennent le pas sur celle du réseau.” Le numérique se contente de fournir les outils. Et ces outils sont l’arbre qui cache la forêt, à savoir le déplacement insidieux du pouvoir de l’Etat à une poignée d’entreprises californiennes, celles qui organisent la collecte de données : Google, Facebook, Amazon ou encore Uber. Pour Morozov, ce statut est doublement problématique. Outre l’atteinte à la vie privée, sacrifiée sur l’autel de la rentabilité galopante, l’aval tacite des utilisateurs de ces services révèle une panne de l’imaginaire politique. Ce monopole n’est pas tant la preuve d’un assentiment que de l’incapacité à concevoir des alternatives. Sans que personne ne nous y contraigne, nous acceptons l’idée que Gmail est le meilleur et unique moyen d’échanger des mails, et Facebook la meilleure et unique manière d’interagir sur les réseaux sociaux. “La Silicon Valley a détruit notre capacité à imaginer d’autres modèles de gestion et d’organisation de notre infrastructure de communication.” Ce modèle, quel est-il ? D’abord celui d’une vision du monde déterminée par un modèle économique, celui de la régulation algorithmique.
“Quel que soit le problème, la Silicon Valley apportera deux réponses : elle pourra produire davantage de calculs (ou de code) ou bien traiter davantage d’informations (ou de données).” Cette épistémologie du feedback déteint à son tour sur d’autres institutions, y compris politiques, en apportant à tout problème une réponse informationnelle – et s’il n’y a pas de solution, c’est simplement qu’il n’y a pas encore assez de données collectées. Ce faisant, c’est le “comment” propre à la politique qui est escamoté, engendrant une gouvernance des effets et non plus des causes. La thèse de Morozov est la suivante : loin de l’avènement d’un “socialisme numérique”, une rhétorique user-friendly dont la Silicon Valley fait son miel, celle-ci ne fait qu’asseoir encore un peu plus la domination du néolibéralisme. Un exemple : en développant des applis contre l’obésité qui mesurent l’activité physique ou le nombre de calories ingérées, le problème est rabattu sur l’individu et ses habitudes au lieu de prendre en compte les ressorts plus profonds, comme la pauvreté souvent liée aux mauvaises habitudes en question. “La politique comme aventure commune cède la place à un spectacle individualiste et destiné au consommateur, un spectacle où l’on confie la recherche de solutions – rebaptisées applis – non à l’agora mais au marché.” Contrairement à l’enthousiasme messianique d’un Jeremy Rifkin voyant dans l’économie numérique les prémices d’une troisième révolution industrielle et la fin du capitalisme, la critique technologique de Morozov permet justement de faire un retour à une sphère délaissée : celle de l’Etat social, moins sexy sans doute que le cyberespace, mais dont il est néanmoins urgent de repenser la place d’arbitre dans la nuée numérique. Ingrid Luquet-Gad Le Mirage numérique – Pour une politique du Big Data (Les Prairies ordinaires), 144 pages, 26 €
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Disparus, la guerre invisible en Syrie documentaire de Sophie Nivelle-Cardinale et Etienne Huver. Mardi 3, 22 h 55, Arte
des voix caverneuses Les people se bousculent dans la quatrième saison de Silex and the City, la série préhistorico-anachronique de Jul.
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uatrième saison de la série satirique de Jul sur la société contemporaine vue à travers le prisme de la préhistoire. Elle n’a qu’un défaut : la brièveté de ses épisodes. Ces historiettes gentiment irrévérencieuses pourraient être des équivalents français des Simpson ou de South Park si on leur donnait de la place. Mais en trois minutes, il ne faut pas cligner des yeux… Bref, trente nouvelles aventures de la famille des préhistoriques ergoteurs, où les guest-stars vocales se bousculent. Exemple : Frédéric Mitterrand, joliment croqué, qui s’amuse comme un petit fou en rabbin fanfaron dans l’épisode intitulé “La BarbeMitsvah”. Ou l’impayable Stéphane Bern qui se goberge en parodie aquatique de Louis XIV dans “Sa majesté des poulpes”. L’avantage notable par rapport à la BD étant que les people caricaturés se prêtent souvent de bonne grâce au doublage de leurs propres personnages. Comme dans le désopilant épisode I * Paris, sur les lieux et les mœurs de la capitale, où Valérie Trierweiler, rebaptisée Bactérie Trierweiler, 100 les inrockuptibles 28.10.2015
discute avec son éditeur, qui lui propose comme titre de livre Merci pour ce mammouth. La ministre de la Culture elle-même, Fleur Pellerin, fait une apparition discrète mais remarquée (elle donne de la voix, sans être parodiée). Si l’essentiel de la série consiste à passer à la moulinette l’actualité immédiate, les questions de société, les faits divers, et les remous politico-médiatiques, le passé plus ou moins immédiat est également mis à contribution. L’avantage du principe initial étant que, comme les aventures des personnages se déroulent à une époque quasi antédiluvienne, et comme l’anachronisme est une règle absolue, toutes les périodes de l’humanité peuvent être revisitées à la sauce cromagno-darwinienne. Jul étant à l’origine agrégé d’histoire, on se doute qu’il se donne un malin plaisir à pourfendre les clichés tout en les utilisant pour alimenter ses récits, où l’actualité immédiate sert de repoussoir aux ridicules de la société. Vincent Ostria Silex and the City saison 4 série animée de Jean-Paul Guigue. A partir du 2 novembre, tous les soirs, 20 h 45, Arte
Les témoignages de victimes de Bachar al-Assad, rescapées des geôles et des tortures. Ce reportage sur la guerre en Syrie ne fait pas le point sur les origines du conflit, ni sur les combats, ni même clairement sur les forces en présence ou leur progression sur le terrain. Bref pas de géopolitique, l’accent est mis essentiellement sur les hommes et femmes victimes du régime de Bachar al-Assad. Celui-ci a, dès le début des manifestations pacifiques en 2011, riposté brutalement en faisant tirer à balles réelles sur les foules, et surtout en incarcérant et torturant un maximum de ses concitoyens. Dans le film, on avance le chiffre de plus de 200 000 Syriens actuellement détenus par le régime. Les reporters ont rencontré des réfugiés en Turquie, dont plusieurs sont miraculeusement sortis des terribles geôles d’al-Assad, à Gaziantep, grande ville proche de la Syrie) et ailleurs. On ne précise pas toujours exactement qui ils sont. Certains semblent être journalistes, d’autres des opposants revendiqués, et d’autres encore d’anciens membres de la nomenklatura syrienne. Rien en eux ne désigne les farouches terroristes que le président syrien prétend combattre. Mais malgré leurs griefs immenses contre al-Assad, ceux-ci reconnaissent que le bourreau en chef du pays et ses troupes ne sont pas les seuls dangers qui menacent la Syrie, et que l’autre risque imminent est de substituer un tyran religieux à un tyran laïc. Cependant, au vu des témoignages et des photos de suppliciés du régime (morts de faim, yeux crevés, etc.) – répertoriés et versés à un inventaire méthodique des horreurs du régime al-Assad dans l’optique d’un éventuel futur procès du dirigeant –, il est clair qu’aujourd’hui le principal fléau pour la Syrie reste son gouvernement, plus systématiquement meurtrier que les diverses factions islamiques qui s’y affrontent. Une fois que l’on a dit cela, rien n’est réglé tant le futur est incertain, et la situation ressemble à la puissance 100 à celle de la Libye. La chute d’al-Assad ne pourra pas résoudre automatiquement une situation de chaos déjà trop avancé. V. O.
la mort leur va si bien
L
a mort d’une personne cause toujours de profondes lésions intérieures à ses proches, parents ou amis. Il arrive aussi qu’elle laisse de fortes marques extérieures, très difficilement supportables pour l’entourage. Cela se produit en particulier lorsque la personne meurt de façon violente, accidentellement ou non, à son domicile. C’est ici, venant après les secours et la police, qu’intervient Vita (sic), petite entreprise de nettoyage située en banlieue de Lyon dont l’une des spécialités consiste précisément à nettoyer les logements où des personnes sont mortes. Des logements qui se trouvent parfois en état d’insalubrité avancée, notamment lorsque les corps sont découverts des semaines, voire des mois après le décès… Malicieusement diffusé par France 4 le jour de la fête des morts, Post mortem et autres petits tracas décrit le fonctionnement au quotidien de cette PME familiale pas comme les autres, en adoptant une approche légèrement décalée, un peu dans le style de la fameuse série d’émissions Strip-tease. A rebours de la solennité que
Vice Media France
Un documentaire sur une PME spécialisée dans le nettoyage de lieux où se trouvent des cadavres. pourrait appeler un tel sujet, le documentaire de Gabrielle Culand se caractérise ainsi par sa vivace liberté de ton, non dénuée d’humour noir, sans déraper dans l’ornière du mauvais goût. Sur les pas d’un observateur/intervieweur/narrateur, qui est le plus souvent présent à l’image et n’a pas sa langue dans sa poche, on se confronte avec le quotidien d’hommes de l’ombre qui, dans une société de plus en plus aseptisée, ont pour fonction ô combien ingrate de rendre la mort présentable. Comme le dit fort justement le commentaire en conclusion : “Ce que ces types font tous les jours, ça va bien au-delà du nettoyage.” De l’effacement des traces (sang, humeurs, odeurs, déchets, etc.) à l’enterrement (ou l’incinération), on perçoit bien aussi que tout a un prix et que tout se négocie, que les hommes ne meurent pas égaux et que le corps, même devenu inerte, garde une valeur marchande… Jérôme Provençal Post mortem et autres petits tracas documentaire de Gabrielle Culand. Lundi 2, 23 h 25, France 4
La France et ses immigrés Un retour en arrière qui éclaire la politique migratoire du pays depuis les années 70. Le renforcement du contrôle des frontières face à l’intensification des flux migratoires, tel qu’il se manifeste en France et en Europe, ne date pas d’aujourd’hui. Même si le contexte politique (rétrograde) tend encore à en radicaliser les effets, cette obsession du contrôle a déjà une longue histoire, dont Valéry Gaillard retrace précisément les étapes dans son documentaire. Le moment de bascule dans la politique d’ouverture aux étrangers remonte à l’arrivée de Giscard au pouvoir en 1974. Alors qu’à la suite
Les Poissons Volants
documentaire de Valéry Gaillard. Jeudi 29, France 3, 23 h 05
du choc pétrolier, les Trente Glorieuses s’évanouissent, l’Etat opère un tournant dans la gestion de sa politique d’accueil en décidant de mettre fin à l’immigration. Très vite, l’aide au retour est favorisée, mais sans effets réels. Valéry Gaillard interroge des hommes politiques qui ont été en première ligne dans l’application de ce changement de cap (Lionel Stoléru, Hervé de Charette…) et rappelle que la thématique frontiste (“Les Français d’abord”) émerge dès la fin des années 70. Il faudra attendre la victoire
de Mitterrand pour qu’enfin la solidarité avec les immigrés soit considérée comme une cause nationale, incarnée par le ministère de la Solidarité nationale, piloté par Nicole Questiaux, et symbolisée par la loi de 1984 sur le titre de séjour de dix ans préparée par Georgina Dufoix. Mais la régularisation des clandestins en 1981, ainsi que les attaques répétées contre la gauche accusée de laxisme, créent une pression politique défavorable au sort des immigrés : la chasse aux clandestins, la politique du chiffre du ministère de l’Intérieur restent les indices d’un contrôle de plus en plus fort des frontières, même si la proportion des étrangers en France reste stable (5,5 %). Quarante ans après les premiers tours de vis, la société française doit repenser son système d’accueil des étrangers, et admettre que la mobilité reste un facteur essentiel du développement humain. Jean-Marie Durand 28.10.2015 les inrockuptibles 101
Cinétévé
bizutage pour tous Une fiction interactive met en scène un groupe d’étudiants pendant deux jours dans l’enfer d’un week-end d’intégration qui finit mal.
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rois ados éméchés, les yeux brillants, titubent en riant dans les bois. La scène d’ouverture de la dernière fiction interactive de Simon Bouisson est interrompue par un hurlement. Le regard terrifié d’une des jeunes filles se pose sur un corps qui flotte à la surface d’un étang. Le week-end d’intégration (WEI en langage étudiant) d’une grande école de commerce vient de déraper, et c’est maintenant à l’internaute de découvrir ce qu’il s’est vraiment passé. La nouvelle fiction culottée de France Télévisions Nouvelles Ecritures se nomme WEI or Die, d’après le slogan des organisateurs de ce week-end qui va très mal se terminer. Si la perspective d’une plongée dans l’univers décadent des WEI est alléchante, la forme narrative, elle, réinvente complètement notre façon de regarder un film. L’internaute a accès, à travers une timeline, à toutes les images récupérées par la police après la découverte du corps sans vie de l’un des participants. Ces images sont resynchronisées et l’on peut ainsi suivre chronologiquement, depuis le début du WEI dans le bus, jusqu’au moment du drame, le déroulé des événements. L’internaute choisit les caméras,
opérant lui-même son montage et décidant de suivre les personnages qu’il préfère. Il peut aussi décider de revenir en arrière pour regarder une scène sous un autre angle. Il faut savoir que dans un week-end d’intégration, tout se filme. Le moindre jeu d’alcool, la moindre blague ou humiliation de bizuth sont immortalisés au smartphone. Et, mise en abyme savoureuse, dans WEI or Die, on croise même un cadreur en charge de tourner des images qui seront projetées la semaine suivante devant les étudiants. Autrement dit, Ludovic Zuili, le chef op du film, joue son propre rôle. C’est grâce à toutes ces sources vidéo que l’internaute se balade d’une discussion en petit comité à une bataille de farine générale, des secrets des uns aux grands déballages des autres. Le mois d’octobre signe l’ouverture de la saison des WEI. Du petit IUT à la grosse école de commerce, en France, près de 600 000 étudiants vont passer par ce rituel obligatoire. Il y a donc fort à parier que ce thriller social interactif aux accents de teen-movie rencontrera son audience sur le web. Basile Lemaire WEI or Die de Simon Bouisson et Olivier Demangel, sur et wei-or-die.fr
les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 lesinrocks.com mail inrocks@inrocks.com ou prenom.nom@inrocks.com abonnement société Everial tél. 03 44 62 52 35 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 4e trimestre 2015 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Carole Boinet, Claire Pomarès, Mathieu Dejean, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia, Cora Delacroix (stagiaire) cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Léo Moser (stagiaire) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall, Charles Binick et Guillaume Barrot (stagiaires) reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/idées Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Thomas Hong secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet, Vincent Arquillière, Vincent Richard, Anne Lamblin maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna , Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny collaborateurs D. Balicki, G. B. Decherf, A. Bellanger, R. Blondeau, D. Boggeri, V. Brunner, N. Carreau, C. Cau, L. Chessel, Coco, M. Delcourt, V. Ferrané, A. Gamelin, J. Goldberg, O. Joyard, B. Juffin, S. Lagoutte, C. Larrède, H. Lassïnce, N. Lecoq, I. Luquet-Gad, O. Müller, Na Pincarda Studios, P. Noisette, Y. Perreau, A. Pfeiffer, J. Provençal, T. Ribeton, P. Sourd, S. Tanette publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Pierre Moinet tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistant promotion presse Emily Casenaz tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Baptiste Grenguet tél. 01 42 44 16 62 contact agence Destination Média – Didier Devillers et Cédric Vernier tél. 01 56 82 12 06, reseau@destinationmedia.fr fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Patricia Barreira, Elodie Valet accueil, standard (inrocks@inrocks.com) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini impression, gravure, brochage, routage SIEP, ZA Les Marchais, rue des Peupliers, 77590 Bois-le-Roi distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles B1302 60643 Chantilly Cedex abo.lesinrocks@ediis.fr ou 03 44 62 52 35 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2015 tous droits de reproduction réservés. 28.10.2015 les inrockuptibles 103
film Catch Me Daddy de Daniel Wolfe On a eu l’honneur d’assister à la première et encore plus de travailler ensemble sur nos clips. L’un comme l’autre, on n’en sort pas indemnes. Daniel Wolfe filme l’Angleterre comme nous l’avons toujours imaginée.
Martin Scorsese Cinémathèque française, Paris Rétrospective et exposition pour l’un des plus grands cinéastes américains.
Joanna Newsom Divers Un quatrième disque qui visite la drôle de cervelle de cette Américaine qui a mangé un arc-en-ciel.
10 jours dans un asile de Nellie Bly Première traduction du récit culte de l’inventrice du journalisme gonzo.
Motörhead – La fièvre de la ligne blanche de Lemmy Kilmister Marvel a ses héros et ses histoires, le rock aussi. Mentor de Sid Vicious, Lemmy Kilmister est une légende, une sorte de gladiateur à médiator, et ici il nous explique pourquoi.
disque A South Bronx Story d’ESG Si Joy Division avait du groove, ça donnerait ESG, et si ESG n’en n’avait pas ce serait sûrement proche de Joy Division. Et cela grâce au producteur Martin Hannett, capable de créer des ruptures et des sons hybrides inédits. propos recueillis par Noémie Lecoq
Seul sur Mars de Ridley Scott Il faut encore sauver le soldat Damon ! Mais cette fois, le survival en milieu hostile prend un tour plein de fantaisie.
L’Homme irrationnel de Woody Allen Le portrait d’un quadra nihiliste qui bascule dans la folie criminelle.
Belles familles de Jean-Paul Rappeneau Des blessures d’enfance, des familles recomposées : une mélancomédie inspirée.
The Shoes Leur nouvel album, Chemicals, est disponible. Ils seront en concert le 14 novembre au Mans, le 18 à Paris (Olympia), le 20 à Lille et le 21 à Saint-Quentin.
sur J.C Satàn J.C. Satàn Les Bordelais signent un quatrième album jouissif et riche d’influences américaines.
Vichy et les Juifs de Michaël R. Marrus et Robert Paxton Version remaniée d’un des premiers grands livres à établir le caractère antisémite du régime de Pétain.
Feu ! Chatterton Ici le jour (a tout enseveli) Un îlot d’élégance qu’on n’attendait plus dans le rock français.
We Are Match Shores Un premier album polyphonique, fruit d’une longue gestation dans un studio-maison coupé du monde.
Panthers Canal+ D’après l’histoire du célèbre gang de voleurs de bijoux d’origine serbe. The Grinder Fox Après A la Maison Blanche, le retour en pleine forme de Rob Lowe. Dix pour cent France 2 Une comédie française réussie dans le milieu des agents artistiques.
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Romain B. James
livre
Le Brady – Cinéma des damnés de Jacques Thorens Evocation d’un cinéma de quartier parisien, temple de la série Z et cour des miracles.
L’Intérêt de l’enfant de Ian McEwan Dans son nouveau roman, l’écrivain brasse des questions fondamentales : justice, libre arbitre et religion.
Arsène Schrauwen d’Olivier Schrauwen Entre biographie fantasmée et parodie de récits d’aventures colonialistes.
Les Equinoxes de Cyril Pedrosa Un récit choral où se croisent des solitudes.
Le Dernier Arpenteur des sables de Jay Hosler Une expédition scientifique menée par un petit groupe de coléoptères.
Fleur de cactus de Barillet et Grédy, mise en scène Michel Fau Théâtre Antoine, Paris Formant un couple étourdissant, Catherine Frot et Michel Fau nous font redécouvrir l’élégance piquante du tandem Barillet et Grédy.
Ivanov d’Anton Tchekhov, mise en scène Luc Bondy Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris Le pourrissement moral d’une Russie vérolée par l’antisémitisme.
Père mise en scène Arnaud Desplechin ComédieFrançaise, Paris Le cinéaste trouve en Strindberg un écho à ses thèmes favoris : le couple, la famille, l’enfermement.
Shadows musée d’Art moderne de la Ville de Paris Masterpiece de cette rétrospective Warhol, Shadows est montrée pour la première fois dans son dispositif original.
Co-Workers musée d’Art moderne de la Ville de Paris Une expo générationnelle impulsée par le très actif collectif new-yorkais de DIS Magazine.
Dominique Gonzalez-Foerster Centre Pompidou, Paris Une rétrospective dont la timeline a été élargie au-delà de la biographie de l’artiste.
Undertale sur PC et Mac Ce phénomène indé du moment bouleverse les habitudes des amateurs de jeux de rôle en leur offrant une option folle : ne tuer personne.
Until Dawn PS4 Structuré comme une série et puisant son inspiration aussi bien dans le cinéma que dans le jeu vidéo, Until Dawn propose une expérience aussi éprouvante que stimulante.
Her Story PC, Mac, iPhone, iPad Entre série policière et face-à-face intime, la nouvelle création du Britannique Sam Barlow repousse les frontières du jeu vidéo.
Lomo’Instant Montenegro Edition - 169 € Avec le nouveau Lomo’Instant Montenegro Edition retrouvez le plaisir de la photo instantanée, imprimée immédiatement après le cliché. Contenu du pack : trois objectifs amovibles (Fisheye, Portrait et Gros-Plan) + l’accessoire Lomo’Instant Splitzer pour des combinaisons créatives et artistiques + 1 pack Fujifilm Instax Mini x 10 offert. Offre exclusive disponible uniquement sur les inRocKs store.
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Vincent Macaigne par Renaud Monfourny
Au Festival international du film de La Roche-sur-Yon, Vincent Macaigne est venu présenter son premier film tourné pour Arte, Dom Juan et Sganarelle, une sublime relecture contemporaine de Molière.
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