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LESCAHIERSDU CRASH

L' ACTION HTJMANITAIRE,

EN SITUATIoND' occuPATIoN Xavier Crombé


L'ACTION HUMANITAIRE EN SITUATION D'OCCUPATION Xavier Crombé

janvier 2007 - CRASH/Fondation - Médecins Sans Frontières


FONDATION MÉDECINS SANS FRONTIÈRES CRASH (Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires)

8, rue Saint-Sabin 75011 PARIS - FRANCE tel : 00 33 01 40 21 29 29 - fax : 00 33 01 40 21 29 62 email : office@paris.msf.org


Sommaire

AVANT-PROPOS

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PARTIE 1 - ÉTUDE : HUMANITAIRE ET OCCUPATION : LE POINT DE VUE DE MSF

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Introduction

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1. “Est-ce qu’on y va ? Qu’est-ce qu’on y fait ?” : légitimité et efficacité sous occupation

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• Avant l’occupation : l’invasion

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• Mise en place de l’occupation

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• L’occupation dans la durée

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2. “Pourquoi y est-on vraiment ? Comment est-on perçu ?” : MSF, l’occupant et l’occupé

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• Le poids de l’histoire : occupation et idéologie

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• Les adversaires de l’humanitaire

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• La question des perceptions : enjeux et illusions

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Conclusion

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PARTIE 2 - COLLOQUE : L’ACTION HUMANITAIRE EN SITUATION D’OCCUPATION • Présentation du colloque

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• Interventions de la matinée - Jean-Hervé Bradol, Président de Médecins Sans Frontières : “L’occupation : une notion problématique pour l’acteur humanitaire”

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- Annette Becker, professeur d’histoire contemporaine (Université paris X) : “À front atypique solutions humanitaires atypiques : les occupations du premier conflit mondial”

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- Catherine Deman, conseillère politique, direction des opérations, Comité International de la Croix Rouge : “La notion légale d’occupation et ses implications opérationnelles : l’expérience du CICR”

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- Bernard Juan, Secrétaire général de Médecins du Monde : “Pour une véritable diplomatie humanitaire : l’enjeu de protection des populations pour MDM” Synthèse des débats

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• Interventions de l’après-midi - Xavier Crombé, chargé de recherche, Fondation Médecins Sans Frontières : “L’occupation comme révélateur : responsabilités et limites de l’humanitaire selon MSF”

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- Stuart Gordon, professeur à la Sandhurst Royal Military Academy : “Cooperation civilo-militaire et occupation de guerre : nouveaux paradigmes, problèmes et présomptions ?”

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- Pierre-Antoine Braud, chargé de recherche, Institute for Security Studies : “Occupant ou supplétif? Les interventions internationales en RDC”

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- Caroline Abu-Sada, chercheur, docteur en sciences politiques (IEP) : “Enjeux de légitimité : l’influence de la communauté internationale sur la définition de l’État palestinien” Synthèse des débats

• En guise de conclusion

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Avant-propos

Ce recueil est le fruit d'un travail entrepris, depuis le printemps 2004, par le Centre de Réflexion sur l'Action et les Savoirs Humanitaires (CRASH) de la Fondation MSF. Suscité par l'actualité de la 2ème Intifada dans les territoires palestiniens et de la guerre conduite par les Etats-Unis et leurs alliés en Irak et en Afghanistan, le choix de l'occupation comme thème d'étude s'inscrivait dans une réflexion plus large sur les situations extrêmes dans lesquelles l'action humanitaire est susceptible d'être vidée de son sens. L'enjeu de cette réflexion était d'évaluer si les situations d'occupation constituaient, par essence, des contextes où toute action humanitaire indépendante est vouée à l'échec ou, à tout le moins, des environnements spécifiques soumettant cette action à des contraintes particulières. Les difficultés rencontrées rapidement dans la définition de la notion d'occupation ont conduit à mener cette réflexion en deux temps. Le thème de l'action humanitaire dans les situations d'occupation a d'abord fait l'objet d'une étude centrée sur l'expérience et les prises de positions propres à la section française de Médecins Sans Frontières. Cette étude a été achevée en décembre 2005. Il a ensuite donné lieu à un colloque d'une journée organisé au siège de MSF à Paris, en janvier 2006. Celui-ci réunissait divers représentants du monde humanitaire ainsi qu'un officier de l'armée britannique et plusieurs chercheurs, historiens et politologues. Son objectif était de soumettre à un débat public les conclusions de l'étude et de confronter différents points de vue sur la notion d'occupation et les situations qu'elle recouvre. Le présent recueil réunit donc les deux étapes de ce travail. La première partie est consacrée à l'étude « Humanitaire et occupation : le point de vue de MSF ». La deuxième est constituée du résumé des interventions et de la synthèse des débats du colloque « Action humanitaire en situation d'occupation ».

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Ce recueil ne prétend pas apporter de réponse définitive, sans parler d'une liste de bonnes pratiques, concernant l'action humanitaire dans les situations d'occupation. Il a pour seule ambition de proposer des pistes de réflexion et de mettre en lumière la diversité des points de vue qui déterminent, pour chaque acteur de ces situations, la perception des enjeux et les différentes façons d'y faire face. Afin d'en faciliter la diffusion et de le rendre accessible au plus grand nombre sur nos terrains comme dans les différentes sections du mouvement MSF, nous avons enfin fait le choix d'éditer ce document dans un format bilingue, en français et en anglais. Bonne lecture !

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é tude

PARTIE 1 Humanitaire et Occupation : le point de vue de MSF Introduction S'interroger aujourd'hui sur les problèmes et contraintes spécifiques posés par les situations d'occupation militaire à MSF1, c'est avoir à l'esprit quelques exemples récents où notre action a trouvé ses limites, soit parce que nous étions forcés de mettre fin à une mission, soit parce que les débats qui nous ont animés sur les choix à faire dans tel ou tel contexte ont conduit à des désaccords profonds, vécus - plus ou moins durablement - comme paralysants. Parmi ces exemples : notre retrait d'Irak sous occupation américaine sur le constat de l'équipe de terrain d'une impossibilité à travailler, au printemps 2003 ; notre retrait d'Afghanistan à l'été 2004 après l'assassinat de 5 membres de MSF-Hollande, sur fond de confusion militaro-humanitaire et d'appel au meurtre à notre encontre proféré par un représentant Taliban ; la fronde d'une partie des équipes de terrain de la mission Palestine en 2001, dénonçant un silence jugé coupable du siège et questionnant le principe de neutralité de MSF, ainsi que, à l'inverse, la question récurrente de la réalité de notre rôle dans le système d'oppression et de destruction de la résistance mis en place par Israël dans les territoires palestiniens. Ces quelques exemples ont en commun d'une part, d'interroger notre position de neutralité, soit dans la manière dont elle est vécue par nos équipes, soit dans la perception que développent les forces en présence à notre égard et de poser ainsi avec une acuité particulière la question de la sécurité de notre personnel. D'autre part, ils s'inscrivent dans le cadre de la "guerre contre la terreur" - ou, dans le cas de la Palestine, ont été en partie réinterprétés selon cette nouvelle grille de lecture - et opposent de fait un Etat ou une coalition d'Etats à des groupes d'opposition désignés comme fondamentalistes et terroristes. Les organisations humanitaires occidentales font-elles face à une situation inédite qui les oblige à repenser leurs modes d'action, sauf à se résoudre à ne plus intervenir dans des contextes appelés à se généraliser, comme les promoteurs de la notion de "guerre contre la terreur" ne cessent de le leur répéter2? En abordant cette problématique par le biais de la notion d'occupation, le choix est cependant fait de replacer la réflexion dans une perspective historique plus longue et de refuser a priori de souscrire au postulat - implicite dans la formule de "guerre contre la terreur" - d'un nouveau contexte international requérant des méthodes nouvelles. Se dépla-

1. MSF fera référence tout au long de cet article à MSFFrance, puisque c'est sur cette section seule qu'a porté l'analyse. Les conclusions formulées ici ne préjugent en rien des points de concordance ou de divergence de la section française avec les autres sections du mouvement. 2. Voir, par exemple, l'article de Cheryl Benard,"Afghanistan Without Doctors", Wall Street Journal, 12 août 2004.

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cer hors du cadre de référence promu par les partisans-mêmes de cette guerre, c'est également faire acte d'indépendance en cherchant à adopter un point de vue plus objectif, plus "neutre" serait-on tenté de dire. Or, le choix de la notion d'occupation est dès lors lui aussi problématique. Notion juridique issue du droit de la guerre faisant référence à une situation de fait, elle est cependant entrée dans le vocabulaire courant et revêt un caractère largement normatif. Pour preuve, le refus quasi-systématique des Etats dont les armées entrent sur un territoire qui n'est pas sous leur juridiction de se considérer comme occupant, insistant au contraire sur leur rôle de "libérateur", "pacificateur" ou de "sauveteur". A l'inverse, nombreux sont les groupes ou les communautés politiques qui parlent d'occupation pour dénoncer le caractère illégitime et oppressif de l'autorité politique et/ou militaire exercée sur ce qu'ils revendiquent comme étant leur territoire. L'occupation est donc à l'évidence une notion politiquement chargée. Pour mener à bien cette étude, le choix a été fait d'examiner l'expérience de MSF dans une variété de situations s'étalant sur les 20 à 25 dernières années, c'est à dire depuis l'époque de nos premières missions en Afghanistan et nos programmes d'assistance aux réfugiés cambodgiens sur le territoire thaïlandais. Tous les contextes étudiés ont en commun d'avoir été le théâtre d'une intervention de forces armées - nationales ou multi-nationales - extérieures au territoire considéré, que cette intervention ait été l'évènement déclencheur d'un conflit ou qu'elle soit intervenue dans le cadre d'un conflit préexistant. Cette définition a minima vise à ne pas s'appuyer prioritairement sur l'emploi de la notion d'occupation par l'un ou l'autre des protagonistes comme critère d'inclusion dans l'étude critère qui serait à la fois trop répandu et trop partisan - ni sur la qualification juridique par un organe international compétent - le critère étant alors beaucoup trop restrictif. Nous incluons donc dans l'étude les interventions armées sous mandat des Nations unies, bien que le Conseil de Sécurité ne leur ait jamais conféré le statut d'occupation, mais uniquement dans la mesure où les forces mandatées par l'ONU sont entrées en confrontation armée directe avec au moins l'une des forces armées locales et sont par là-même devenues parties au conflit. Ces "terrains" incluent l'Afghanistan, le Cambodge, l'Afrique de l'Ouest durant la période d'intervention de l'ECOMOG - la Somalie, l'Irak, la Tchétchénie, le Kosovo 3. Par souci de simplicité et sauf à préciser qui parle et dans quel contexte, j'emploierai toutefois les termes "occupation", "occupant", "puissance occupante" et "occupé" dans le cours de l'analyse sans porter de jugement de valeur sur les acteurs ou les situations qu'ils désigneront.

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et les territoires palestiniens, sans que cette liste ne soit nécessairement exhaustive. Que les contextes retenus ne le soient pas a priori en référence aux discours politiques des acteurs de ces situations ne signifie bien entendu nullement que l'expérience de MSF sur ces terrains soit envisagée en faisant abstraction de ces discours et des perceptions et représentations qu'ils sous-tendent3. La réflexion portée par MSF a depuis longtemps intégré l'environnement politique dans lequel se déploie l'action humanitaire. C'est sur ce constat que se fonde, au moins depuis l'épisode de la famine éthiopienne de 1984-85, l'exigence de vigilance et de compréhension qui est la nôtre pour éviter que cette action ne se trouve récupérée ou dévoyée jusqu'à nous rendre complices par défaut de mécanismes


d'oppression inacceptables. L'objet de cette étude est donc bien d'examiner si, et en quoi, les situations d'occupations militaires représentent une variante particulière de ce dilemme général consubstantiel à l'action humanitaire, ainsi que de s'interroger sur les contraintes opérationnelles spécifiques qu'elles sont susceptibles de nous poser. Enfin, parler du point de vue de MSF plutôt que de celui de l'action humanitaire en général, c'est postuler une identité collective propre, une expérience spécifique accumulée qui inclut mais dépasse également l'expérience individuelle de ses membres et qui détermine pour partie le champ des possibles en terme de prises de positions et de décisions opérationnelles face à une situation donnée. Autrement dit, il s'agira de dégager, s'il y a lieu, non seulement les contraintes et les écueils imposés de l'extérieur, dans le cadre politique de situations d'occupation, mais aussi nos limites propres, institutionnelles, culturelles, face à de telles situations, limites que d'autres agences humanitaires concevraient peut-être différemment. Dans cette optique, la nature des débats, des interrogations, des positions de principe et des décisions opérationnelles sur les contextes considérés sera évaluée autour des deux questions qui, de façon parfois implicite mais récurrente, étayent toute mission de MSF : d'abord, celle du bien fondé de notre intervention et de notre présence, tant en termes de légitimité que d'efficacité - de savoir-faire opérationnel ; ensuite, celle du sens de notre action vis à vis du comportement des forces en présence et des logiques politiques à l'œuvre, en y intégrant les risques que notre action fait éventuellement courir à nos équipes et aux populations que nous cherchons à assister. Enfin, en conclusion, nous examinerons la spécificité des problématiques dégagées au regard d'autres missions et contextes et tenterons de développer des pistes de réflexion plus large autour de la notion d'occupation.

1. "Est-ce qu'on y va ? Qu'est-ce qu'on y fait ?" : légitimité et efficacité sous occupation AVANT L'OCCUPATION : L'INVASION Par définition, l'occupation découle d'une invasion, par conséquent d'un acte de guerre. C'est cette nécessaire antériorité du déclenchement de la guerre par rapport à une situation d'occupation qui rend légitime d'emblée, presque intuitivement, l'intervention de MSF. La

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naissance de l'humanitaire moderne sur les champs de bataille, avec la création du Comité International de la Croix Rouge, comme l'apparition du mouvement "sans-frontiériste" dans le sillage de la guerre du Biafra ont placé la guerre et l'objectif d'en atténuer les effets sur les populations civiles qui la subissent au premier rang des domaines d'intervention de MSF. Ce principe a été réaffirmé à plusieurs reprises, tant face aux incidents survenus sur certains terrains, que face au constat d'une réduction effective de la part des terrains de conflit dans l'ensemble des missions de l'organisation. Ainsi, après l'assassinat de trois expatriés en Afghanistan et au Soudan entre 1989 et 1990, la question, posée au conseil d'administration, de poursuivre ou non les missions de guerre a abouti à un consensus, "chacun considérant qu'il s'agi[ssai]t là d'un trait constitutif et fondamental de MSF."4 Cette priorité collective était de nouveau soulignée à l'occasion de l'Assemblée Générale de 2003 : "Nous avons souhaité nous recentrer sur les victimes des conflits, nous l'avons fait"5. La présence de MSF sur les terrains de guerre est ainsi, de manière évidente, au cœur de l'identité de l'association, mais le maintien de ce cap opérationnel nécessite une démarche volontariste. Ainsi, en première analyse, l'anticipation des combats et du soin à apporter aux victimes lorsque s'est posée la question d'intervenir sur le théâtre d'une guerre annoncée, a toujours pris le pas sur les enjeux possibles d'une occupation ultérieure. C'est ce que montre bien l'expérience de MSF dans les deux "Guerres du Golfe". A l'été 1990, après l'invasion du Koweït par l'armée irakienne, la nature du régime de Saddam Hussein et l'implication de la France dans la préparation de la première Guerre du Golfe avaient bien suscité de nombreuses réserves quant à l'envoi d'une mission en Irak. Toutefois, dès le mois d'octobre, alors que le débat se poursuit en interne, les premières lettres de demande d'autorisation et de délivrance de visas pour l'envoi d'une mission exploratoire sont adressées par MSF à l'ambassade irakienne. En janvier 1991, avec le début des opérations militaires internationales contre l'armée irakienne au Koweït puis sur le territoire irakien, les arguments en faveur de l'intervention de MSF se sont imposés rapidement. Celle-ci a débuté tout d'abord en périphérie du conflit, par la prise en charge en Jordanie et en Syrie des "exodés", les étrangers et réfugiés fuyant l'Irak au moment de la guerre. Cependant, le choix d'intervenir sur le territoire irakien a déjà été fait et ne dépendait plus que de l'autorisation de Bagdad. Les craintes d'une manipulation irakienne et du risque d'une lecture politique de l'action de MSF ont cédé devant la réaffirmation de l'identité de l'association : "on ne peut remettre en cause le principe humanitaire", "si on ne propose pas de partir en Irak, pourquoi existe-t-on?"6. De 4. Rony Brauman, Rapport Moral du Président, 1990 5. Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral du Président, 2003 6. Compte Rendu de la réunion du Conseil d'Administration de MSF, 25 janvier 1991

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la fin 2002 au début 2003, au moment où se préparait la seconde Guerre du Golfe et où, contrairement à la première, le renversement du régime irakien et l'occupation de son territoire par les forces armées américaines étaient bel et bien des objectifs affichés par Washington, les préparatifs logistiques et les demandes d'autorisation ont été effectués de façon similaire. La décision d'intervenir n'était pourtant pas encore prise et le débat interne, le plus souvent en informel, se poursuivait dans un contexte international - et proprement


est survenu à quelques jours du déclenchement de l'offensive américaine la délivrance de visas par la représentation irakienne. Si le déclenchement d'un conflit appelle une intervention de la part de MSF, ce n'est pourtant pas dans les périodes d'invasion que notre efficacité opérationnelle s'est construite. L'expérience des phases d'engagement des conflits, sur les terrains étudiés, démontre au contraire le caractère extrêmement aléatoire de l'acheminement et de la mise en œuvre des secours à ce stade de la guerre. En premier lieu, la pratique fréquente des bombardements, d'artillerie ou aériens, constitue un risque considérable pour la sécurité physique des équipes et rend, de surcroît, très difficile l'accès des victimes aux structures de santé susceptibles de les prendre en charge. A ce risque s'ajoute la menace d'une prise d'otage, de l'utilisation des équipes comme "boucliers humains" ou celle de représailles directes contre MSF par le régime ou les forces armées visés par ces attaques massives. Ces menaces sont particulièrement grandes lorsque l'offensive est menée par des forces occidentales et que nous sommes perçus soit comme relevant d'elles et donc ennemis légitimes, soit comme un moyen de pression ou une monnaie d'échange de poids auprès des gouvernements occidentaux belligérants. Ainsi, en mars 1999, dès les premiers jours de l'offensive aérienne de l'OTAN contre les forces serbes au Kosovo et en Serbie, nous avons été contraints de nous replier sur le Monténégro.7 De même, à l'automne 2001, les équipes expatriées de MSF ont quitté le territoire afghan sous contrôle taliban avant le début des attaques aériennes conduites par les Etats-Unis et leurs alliés contre le régime de Kaboul. En 2003, en Irak, l'emprisonnement par le régime irakien de deux expatriés de l'équipe MSF demeurée à Bagdad lors de l'offensive américaine nous a contraints à suspendre nos activités. Il semble intéressant de noter d'ores et déjà nous y reviendrons dans la deuxième partie - que dans ces trois cas, c'est bien davantage la menace posée par le régime ou les groupes armés subissant une offensive occidentale, plutôt que le risque direct des bombardements, que nous avons jugé déterminante dans notre incapacité à agir sur le terrain des frappes.8 Dans les situations d'invasion où nous avons pu agir sur le théâtre-même de la guerre, soit du fait d'expatriés soit d'équipes locales, l'évaluation de ces actions s'est révélée le plus souvent problématique. Ainsi, lors de l'offensive russe sur Grozny à l'été 1996 comme lors de l'offensive israélienne sur Jénine en 2002, l'équipe expatriée de MSF n'a pu avoir accès aux blessés et leur action s'est limitée à faire transiter vers la zone attaquée du matériel médical dont l'utilisation n'a pu être évaluée.9 Bien qu'à proximité du lieu de l'offensive, cette action n'a donc guère différé du don de médicaments et de matériel fait par les équipes de MSF au Monténégro à des groupes liés à l'UCK qui franchissaient la frontière du Kosovo au printemps 1999. Lors de ce conflit, comme de fait dans beaucoup d'autres cas,

7. Philippe Biberson, Rapport Moral du Président, 1999 : "Fin mars, le début des bombardements de l'OTAN avait été précédé par le retrait des observateurs de l'OSCE. Dès les premiers bombardements sur Pristina et Belgrade, toutes les ONG retirèrent leurs équipes et leurs représentants. Ce fut également le cas de Médecins Sans Frontières qui, après avoir fait le dos rond quelques jours de plus sur Pristina mais contrainte à ne pas bouger -, décida de partir. Sans aucune possibilité d'agir directement à l'intérieur du Kosovo, c'est sur les trois pays limitrophes que s'est développé l'action de Médecins Sans Frontières." 8. Citons par exemple la présentation faite par Graziella Godain au CA du 26 mars 1999 (deux jours après le début des frappes de l'OTAN) : "Il est très difficile de circuler et la situation est assez confuse. On a donc fait beaucoup de réunions de sécurité pour l'envoi des missions exploratoires car il y a une forte ambiance anti-étrangers." Voir de même la présentation de Pierre Salignon au CA du 28 septembre 2001: "Les volontaires étrangers de MSF ont été évacués des zones contrôlées par les Talibans en Afghanistan, moins par peur des frappes américaines qu'en raison de l'absence de garanties de sécurité de la part des autorités au sujet du per-

français - très polarisé. Les réserves se sont effacées, sans pour autant disparaître, lorsque

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sonnel étranger (liée à la multiplication des milices musulmanes non-afghanes). Au moment où se posait la question de laisser en place une équipe restreinte, pour chacune des trois sections présentes du côté taliban, les autorités ont ordonné le départ de l'ensemble des représentants des institutions "occidentales"." 9. Intervention de François Jean au CA du 6 septembre 1996 : "Dans la période du 6 au 20 août, Grozny était sous offensive russe et la volonté de faire obstacle à l'aide humanitaire dans la capitale était évidente. Des médicaments et du matériel ont pu être néanmoins passés à pied de Nazran dans Grozny. Difficile d'y évaluer les besoins, les fonctionnements et les circuits des blessés." 10. De tels désaccords interviennent bien entendu également sur le terrain mais, en dernière analyse, c'est bien la façon dont le débat est tranché au siège qui est déterminant puisque une décision négative impose à l'ensemble de l'équipe d'évacuer tandis que la décision prise individuellement par certains expatriés de ne pas rester n'engage pas le reste de l'équipe. 11. L'autorité d'un François Jean explique sans doute pour beaucoup que l'opération menée à Grozny et en périphérie à l'été 1996 ait été entérinée, même a posteriori, par le CA.

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c'est sur le sol des pays limitrophes, en direction des populations réfugiées, qu'a été concentrée l'aide d'urgence. Dans les situations où des équipes locales demeurées après l'évacuation du personnel expatrié sont parvenues à assurer des prises en charge médicales, d'ailleurs limitées au plus fort de l'offensive, celles-ci ont été le résultat d'actes de courage individuels, acceptés et félicités mais non recommandés par le siège. Ce fut ainsi le cas des équipes afghanes de MSF pendant la phase d'offensive aérienne de l'opération américaine "Liberté Immuable" à l'automne 2001. On peut donc penser que MSF, sauf à identifier un risque majeur de ciblage politique direct, se refuse a priori à exclure la possibilité de maintenir une présence effective pendant une invasion, même si cette phase de la guerre n'a permis que rarement une prise en charge massive de ses victimes. Ce refus, avéré sur plusieurs contextes, n'a nullement empêché des inquiétudes et des désaccords majeurs de s'exprimer au niveau du siège sur l'opportunité de maintenir une équipe dans chacune de ces situations.10 Néanmoins, l'absence de position de principe à l'égard de ce type de contextes suggère une confiance institutionnelle dans la capacité de certains individus expérimentés à y créer un espace de travail, même symbolique, pendant l'invasion11 mais aussi, et sans doute davantage, à préparer le terrain pour la mise en place d'une action efficace sitôt l'offensive achevée.

MISE EN PLACE DE L'OCCUPATION Dans le temps de la guerre, l'occupation d'un territoire marque en principe une victoire militaire et, tout d'abord, sinon une cessation, du moins une réduction significative des combats, même provisoire. Au regard des difficultés, voire l'impossibilité, de maintenir un espace de travail pendant la période de l'offensive ou du pic des combats, le retour à un calme relatif offre l'opportunité à MSF de reprendre l'initiative. Au Libéria, l'intervention de l'ECOMOG en septembre 1990 et sa pacification de Monrovia a ainsi réouvert l'accès de MSF à la capitale libérienne au mois de novembre.12 Au Kosovo, en 1999, c'est la capitulation des forces serbes et l'arrêt des bombardements qui ont permis aux équipes MSF de rentrer sur le territoire kosovar et d'investir l'hôpital de Pec avant même le déploiement de la KFOR. En Afghanistan, le 13 novembre 2001, c'est de la même manière la fuite des Talibans de Kaboul et la fin des frappes sur la capitale afghane qui a ouvert la voie aux équipes pour un retour depuis le Panshir, quelques heures après l'entrée des forces de l'Alliance du Nord. Les forces terrestres de la Coalition n'y sont entrées que quelques jours plus tard. En Irak, la libération des deux expatriés emprisonnés, due à la dislocation du régime baasiste, a été suivie immédiatement d'une mission d'évaluation des hôpitaux de la ville, sur laquelle là encore les bombardements avaient pris fin.


groupes armés libériens, l'ECOMOG ne devait jouer aucun rôle dans l'organisation du système de santé. Au Kosovo, ainsi qu'en Afghanistan et en Irak, en revanche, les forces internationales qui se sont déployées sur le territoire étaient d'emblée appelées à peser de façon déterminante sur les enjeux politiques de la stabilisation et de la reconstruction. Dans ces trois cas, il s'agissait bien pour MSF de s'engouffrer dans la brèche laissée par la fin des bombardements pour réinvestir une zone dont les équipes expatriées venaient d'être exclues. Il s'agissait toutefois également de trouver notre place dans des structures de soins désorganisées par la guerre, avant que les forces d'occupation ne cherchent à établir un ordre dans lequel les considérations politiques et d'autorité viendraient singulièrement compliquer la négociation de notre espace de travail. Dans le cas de l'Irak, d'ailleurs, la mise en place de programmes indépendants d'assistance aux hôpitaux nous a été refusée presque immédiatement par l'autorité occupante. Au Kosovo et en Afghanistan, c'est ce temps qui suivait immédiatement l'offensive qui a représenté, pour MSF, le temps de l'opération d'urgence : urgence à fournir des soins aux personnes, blessées ou malades, qui n'avaient pu en bénéficier au plus fort des combats, urgence également à déployer et organiser notre action de façon aussi indépendante que possible. Il apparaît ainsi clairement que la latitude qui nous est laissée pour définir les modalités de notre intervention dépend largement du mandat ou des objectifs politiques et militaires de l'"occupant", quelle que soit la manière dont on le définit. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect. Mais il importe dès à présent de souligner que ce temps d'"urgence" qui sépare l'interruption des combats de la mise en place d'un ordre politico-militaire varie considérablement d'une situation à l'autre, interdisant toute approche systématique a priori de la part de MSF. Ainsi, en Somalie, l'intervention militaire américaine de décembre 1992 en réponse à la famine en cours suscitaient de nombreuses réserves. Les conditions de sécurité extrêmement précaires qui caractérisaient Mogadiscio depuis 1990 ont néanmoins conduit le Conseil d'Administration de MSF à opter pour une position de prudence. Celle-ci consistait en un communiqué de presse alliant volonté de coopération et mise en garde contre les effets pervers éventuels d'une opération militaire internationale au mandat peu clair.13 C'est cette même prudence qu'une majorité des membres du conseil d'administration souhaitait vis à vis de la situation régnant à Bagdad au printemps 2003, dans les premières semaines suivant l'entrée des forces américaines dans la capitale. Cependant, dans un contexte politique beaucoup plus polarisé que ne l'avait été le débarquement des Marines à Mogadiscio en 1992, l'absence d'accord entre les différents membres de l'équipe expatriée sur place, du siège et du conseil d'administration sur l'existence ou non d'un espace de travail à cette période, déboucha sur un retrait.14 Il existe enfin des situations où la conquête d'un territoire ou d'une ville s'accompagne, malgré l'arrêt des combats ou un niveau de résistance initial très faible, d'un déchaînement

L'opération cross-border en Afghanistan, bien qu'ayant démarré après la phase d'invasion proprement dite par l'Armée Rouge, est également un bon exemple, comme en témoigne l'hommage rendu au Dr Gérard Kohout dans le rapport moral de 1982 : "Sans lui, en effet, jamais cette mission n'aurait été possible. Voilà plus d'un an maintenant qu'en voyageur infatigable et clandestin, il parcourt le pays de long en large […] s'arrêtant ici pour soigner, là pour discuter l'envoi d'équipes médicales avec les chefs de la résistance, là encore pour discuter dans une maison de thé et expliquer en farsi à ses interlocuteurs que tout le monde n'a pas encore abandonné le peuple afghan." Les limites de la mission ainsi mise en place n'étaient d'ailleurs pas occultées : "Notre grand regret : ne pouvoir faire, dans les conditions où nous travaillons une médecine aussi efficace que nous le souhaiterions et d'avoir parfois l'impression d'être de simples distributeurs de médicaments, car la guerre nous empêche d'envisager les différents aspects d'une intervention sanitaire complète." 12. Cf le Rapport d'Activités 1990-91, mission Libéria : "En septembre 1990, les premières troupes d'intervention de la Communauté

Conçue initialement comme une force d'interposition régionale entre les différents

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de violence contre les populations civiles auxquelles l'armée victorieuse entend faire payer le prix de la défaite. Ce fut le cas, à plusieurs reprises, des forces russes en Tchétchénie, ainsi que des troupes rwandaises et ougandaises à l'est de la République Démocratique du Congo (RDC) entre 1998 et 2003. Dans les deux cas, ces exactions massives ont été pratiquées à huis clos comme un prolongement naturel de l'offensive avant l'imposition de l'ordre. Tout espace de négociation pour accéder aux victimes, indépendamment même du choix que nous aurions pu faire, après évaluation, de nous retirer comme nous l'avions fait dans les camps de réfugiés rwandais du Zaïre en 1995, s'est révélé alors inexistant. Dans ce type de situations, à l'instar des périodes d'invasion, l'assistance aux victimes du conflit n'a pu être mise en œuvre qu'à sa périphérie, dans les camps de réfugiés ou de déplacés, où les populations qui parvenaient à s'échapper venaient chercher asile. Ainsi la variété des conditions dans lesquelles une armée occupe un territoire s'oppose à une position de principe, comme à une réponse opérationnelle pré-établie, de la part de MSF. Elle explique sans doute que la notion d'occupation n'entre que très rarement dans les débats autour de la réponse à apporter à chacune de ces situations. L'opération menée par les Etats-Unis contre l'Irak en 2003 fait peut-être exception à cet égard. Mais la perspective de l'occupation américaine et le manque de familiarité de MSF avec le contexte irakien ont tous deux contribué à l'absence de consensus suscitée par cette situation.

L'OCCUPATION DANS LA DURÉE Qu'elles permettent d'abord un retour à un calme précaire ou qu'elles justifient au contraire une violence sans limite, les situations d'occupation et leurs implications sur nos conditions de travail évoluent dans le temps. C'est, de façon manifeste, cette évolution qui est au cœur des problèmes opérationnels de MSF. Le paradoxe tient en effet à ce que les situations d'occupation, parce qu'elles s'inscrivent dans le cours de conflits et mettent directement en contact une armée étrangère avec une population civile, s'imposent à nous comme des terrains d'interventions légitimes, mais que, dans le même temps, elles ménagent des espaces de paix relative ou de normalisation de la guerre, où la vie économique et sociale reprend - ou plus précisément s'adapte - et où nous peinons à définir nos programmes et à caractériser le sens de notre présence. Autrement dit, en langage "MSF", alors même que nous considérons l'occupation comme une situation de conflit, nous nous voyons le plus souvent obligés de mettre en œuvre des programmes relevant du "post-conflit", susceptibles de s'inscrire sur le long terme. ▼

Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest (ECOMOG) sont arrivées à Monrovia pour pacifier la capitale et éloigner les protagonistes. Monrovia redevenait donc, dès le mois de novembre, accessible et connaissait de nouveau une situation de calme précaire." 13. Voir compte-rendu du CA du 4 décembre 1992. Le résultat du vote sur une prise de position de MSF sur la question de fond de l'intervention des troupes américaines en Somalie montre bien l'absence de consensus sur le sujet : 7 voix contre, 2 voix pour, 2 abstentions. 14. Pour le point de vue du CA, voir le Rapport Moral 2003 : "il aurait semblé raisonnable au conseil d'administration que les problèmes des malades dans l'immédiate après-guerre entraînent l'ouverture temporaire d'une activité. Si ce n'était pas possible dans le système hospitalier public, la situation était probablement quand même suffisamment ouverte pour que nous exercions dans le privé, en louant nous-mêmes des locaux, afin de mettre en place des consultations pour faire un certain nombre de pansements, et de permettre notamment dans les quartiers populaires de Bagdad, aux urgences médicales, de trouver un accueil. Cela n'a pas


est employée ou pas par les représentants de MSF pour décrire une situation. Nous ne qualifions que rarement d'occupants les forces d'interventions armées sous mandat des Nations unies, même dans les situations où elles exercent un contrôle effectif sur tout ou partie d'un territoire. Si nous prenons nos distances avec elles, c'est au motif qu'elles constituent des "parties au conflit" ou sont susceptibles de le devenir. Cette prise de distance peut déboucher néanmoins sur des attitudes opposées, suivant les pratiques des forces sous mandat onusien. En Somalie en 1993, les bombardements de civils et d'un bâtiment partagé par MSF et ACF nous ont conduit à déposer une plainte auprès de l'ONU sur l'applicabilité des Conventions de Genève à ses contingents. Au Kosovo, en revanche, le contrôle exercé par les 40 000 hommes de la KFOR sur le territoire, imposé d'ailleurs à la Serbie à l'issue de la campagne de bombardements de l'OTAN, contribuait au déploiement d'une assistance massive. Dans ce contexte, nous avons mis fin à nos programmes sur le constat d'une reconstruction en cours. En interne, le constat était fait par l'équipe expatriée que la KFOR elle-même était le seul rempart à une nouvelle flambée de violence entre les communautés serbes et kosovares. Bien que ces notions ne figurent pas dans nos débats, ces deux exemples suggèrent l'utilité d'une distinction entre "occupations de guerre" et "occupations de paix". Dans les contextes où se réorganise une opposition armée contre les troupes étrangères, c'est d'ailleurs bien la "guerre", plutôt que l'occupation, que nous pointons du doigt pour qualifier la situation, ainsi que pour justifier le maintien de notre présence ou de notre mobilisation, si une présence se révèle impossible. Dans son rapport moral de 2001, le président de MSF a ainsi décrit la situation en Palestine comme la reprise d'une "guerre qui ne dit pas son nom"15, tandis que la situation en Tchétchénie constituait une "guerre totale"16, une "guerre, qualifiée d'opération "antiterroriste" par Moscou"17 qu'il s'agissait là-aussi de dévoiler, contre le discours de l'occupant. Dans ces deux contextes, la référence à la notion d'"occupation" était faite bien moins pour caractériser une situation politico-militaire particulière que la nature de la souffrance vécue par les populations civiles : "l'occupation étrangère est un fléau pour la population palestinienne : sur le plan médical, matériel, moral, psychologique", occupation et violence participant d'une même "humiliation"18 ; en Tchétchénie, "l'armée russe se déploie comme une armée d'occupation et multiplie les exactions (disparitions, viols, etc.)"19. Le recours à la notion d'occupation semble donc indissociable de situations d'humiliations et d'exactions. Ainsi conçue, une occupation appelle presque inévitablement davantage de violence et une nouvelle intensification de la guerre. En bref, dans un contexte d'occupation, MSF conçoit son rôle non seulement comme celui d'appeler une guerre une guerre mais aussi d'anticiper et d'avertir d'une radicalisation de celle-ci.20

été le choix des équipes, et le conseil d'administration le regrette." (c'est moi qui souligne). 15. Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2001 16. Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2003 ; dans son rapport moral de 1995, Philippe Biberson avait déjà qualifié les conflits du Caucase, en particulier le conflit Tchétchène, comme des "situations de guerres totales qui ne font pas la différence entre combattants et populations non combattantes." 17. Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2001 18. Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2002 ; on retrouve cette même signification dans l'article de Pierre Salignon, Fouad Ismael et Elena Sgorbati, "Soigner l'esprit", en prologue des Chroniques Palestiniennes, juillet 2002 : "En Palestine, la quasi-totalité de la population, quotidiennement, souffre de l'enfermement, l'occupation, la peur et l'absence d'avenir." 19. Compte-rendu du CA, 28 janvier 2000 ; de même, en dénonçant l'"attitude de colons" observées parmi les contingents internationaux débarqués en Somalie, Rony Brauman ne désignait pas une situation d'occupation effective mais l'"impunité dont bénéficient des gens qui se comportent parfois comme des

Ce problème de catégorisation est apparent dans la façon dont la notion d'occupation

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Il ne s'agit nullement ici de contester les analyses portées sur ces différents contextes, mais de souligner le fait que l'occupation n'est pas envisagée à MSF comme un temps, une situation particulière de guerre mais davantage comme un ensemble d'exactions, le plus souvent arbitraires. La violence persistante contre les civils, la survivance ou le développement d'actes de guérillas contre les forces d'occupation attestent pour nous la réalité de la guerre, une guerre dont nous reconnaissons qu'elle peut varier d'intensité mais dans laquelle l'urgence reste toujours possible. Là réside une motivation centrale de notre présence. Cependant, l'étude des situations où nous avons fait le choix, souvent imposé, de suspendre voire mettre un terme à nos missions montre bien que les contextes d'occupation confrontent MSF aux limites de son action. Entre 1992 et les premiers mois de l'année 1993, MSF s'est retiré de trois pays qui comptaient parmi ses missions les plus importantes : le Kurdistan irakien, la Somalie et le Libéria. Dans ces trois cas, l'insécurité croissante, manifestée surtout par le ciblage délibéré des ONG, constituait un facteur déterminant de ce retrait mais non le seul. Au Kurdistan irakien, en effet, le constat était fait qu'il n'y avait "pas de véritable situation d'urgence" et que, en dépit de violations des droits de l'homme et de problèmes politiques, il y avait, en fin de compte, "bien peu de choses sur lesquelles une organisation humanitaire telle que MSF puisse avoir réellement un impact."21 L'appréciation de la situation en Somalie était similaire : "La phase d'urgence est dépassée, et c'est maintenant de reconstruction, de redémarrage qu'il s'agit."22 Enfin, au Libéria, c'est "la multitude des agences humanitaires présentes à Monrovia, d'une part, l'impossibilité d'un accès efficace dans les zones de conflit d'autre part,"23 qui justifiaient notre retrait. Certes, le bombardement par les avions de l'ECOMOG d'un convoi MSF se dirigeant vers les zones rebelles avait, à juste titre, marqué les esprits. Cet incident n'était toutefois intervenu qu'après notre décision de retrait de l'hôpital public de Monrovia, comme de celui de Bomi, hôpitaux dont nous avions assuré la relance et sur lesquels les autorités sanitaires locales entendaient désormais exercer pleinement leur contrôle. Sur ces trois pays, c'est donc l'absence d'un "équilibre raisonné entre d'un côté, l'impact réel, et de l'autre côté, les risques que nous sommes prêts à courir pour une mission efficace"24 qui nous conduisait à faire le choix du départ. Ce dilemme entre sécurité et valeur ajoutée de notre action s'est imposé à nous sur d'autres contextes. En Tchétchénie, la chute de Grozny en février 1995 et l'occupation progressive du sud du pays par l'armée russe avaient créé une situation très volatile pendant tout le premier semestre. Malgré les résultats positifs obtenus par l'adaptation de la taille des programmes à ce contexte mouvant, le déplacements des combats avait remis en cause de manière récurrente la pertinence du positionnement des équipes.25 A partir de juillet 1995, une dynamique de reconstruction était entamée sur Grozny avec le retour massif des déplacés tchétchènes. Celle-ci a cependant rapidement été suivie d'incidents de ▼

tueurs, en soldats conquérants : ils ont droit de cuissage, de vie et de mort parfois, sur quiconque représente, de près ou de loin, une vague menace pour leur propre sécurité." Rony Brauman, Rapport Moral 1993. 20. "Seul un optimisme d'idéologue peut laisser imaginer que l'occupation armée produira autre chose qu'un surcroît d'instabilité et de violence." Pierre Salignon, Rony Brauman, "Irak : la posture du missionnaire" in Fabrice Weissman (dir.), A l'ombre des guerres justes, Flammarion, 2003, p. 291 ; "L'occupation militaire se durcit. Cette nette dégradation, attestée par un grand nombre de morts et de blessés civils survenu en quelques semaines, ne laisse rien présager de bon pour l'avenir." Jean-Hervé Bradol, "Mise à l'épreuve", Chroniques Palestiniennes, juillet 2002. 21. Rony Brauman, Rapport Moral 1993 22. Ibidem 23. Rapport d'Activités 1992-1993 24. Rony Brauman, Rapport Moral 1993. Il est à noter que la question du sens de la présence de MSF au Kurdistan s'était posée au siège et aux équipes avant même la montée de l'insécurité, culminant avec l'assassinat d'un expatrié d'Handicap International, probablement à l'initiative du régime irakien : "J'avais déjà évoqué dans le rapport moral de 1992 notre rôle relativement contemplatif […] C'est dans ce contexte que les problèmes de sécurité

sécurité croissant contre les ONG, conduisant au retrait de MSF en novembre.26 Enfin, en


comme motif de notre retrait, à l'été 2004, suite à l'assassinat de cinq membres de MSF-H et la revendication de ce crime par un représentant Taliban. Cet enjeu de sécurité réel ne doit toutefois pas nous faire oublier que la définition de notre espace et de nos perspectives de travail était chaque jour davantage compliquée par l'afflux d'ONG et le plan de reconstruction du système de santé afghan élaboré par la Banque Mondiale.27 Mis en valeur par nos retraits, lorsque l'insécurité des équipes MSF entre dans la balance, le problème de la définition et de l'efficacité de nos programmes fait également l'objet de débats internes récurrents à propos des contextes d'occupation où nous demeurons présents. Avant que ne soit prise la décision d'achever la mission de MSF au Kosovo - décision évoquée plus haut - les choix opérationnels faits par les équipes de terrain et le desk responsable de cette mission ont dû être défendus en interne contre un certain scepticisme en raison de leur caractère atypique : accent sur le soin psychologique après l'implication initiale dans la relance des structures de santé et en l'absence de besoins médicaux massifs et pressants ; fourniture de matériaux pour la réhabilitation des toitures détruites à l'approche de l'hiver.28 Dans les territoires palestiniens, la pertinence des programmes de soins psychologiques fait l'objet du même questionnement en interne, et ce depuis l'ouverture du premier programme de ce type en 1994.29 Ce questionnement, exprimé le plus souvent de manière informelle ou à l'occasion de présentations d'activités et de prises de décision à la réunion des opérations ou du conseil d'administration, porte soit sur la valeur du soin psychologique lui-même dans ce type de contexte, soit sur le fait qu'il représente l'essentiel de l'action de MSF dans les territoires palestiniens. De fait, en dépit d'une volonté évidente du desk d'adjoindre un volet médical à ses programmes par la présence d'un médecin aux côtés des équipes de psychologues et de psychiatres, cette dimension s'est révélée en pratique peu satisfaisante. En premier lieu, les médecins expatriés peinent à trouver leur place face à l'existence de structures de soins équipées et de personnels médicaux palestiniens compétents, souvent très réticents à travailler avec eux. De plus, cette présence médicale n'a jusqu'à présent pas réellement permis de répondre de manière adaptée aux urgences ponctuelles provoquées par les opérations israéliennes, soit parce que l'accès aux victimes nous était refusé, soit par crainte ou manque de réactivité de la part de l'équipe médicale de MSF dans des situations où l'espace pour intervenir est extrêmement restreint et le nombre de victimes relativement limité. Si elles sont bien souvent meurtrières sur la durée, les situations d'occupation auxquelles MSF a accès ne font effectivement que peu de victimes au quotidien. Elles n'occasionnent dès lors pas de prise en charge massive par nos équipes et nous conduisent donc à nous interroger sur l'impact de nos activités, d'autant plus que, davantage ciblées, les exactions contre la population civile (emprisonnements, exécutions…) laissent souvent peu de place à une prise en charge des victimes directes des forces d'occupation. La nature particulière

nous ont décidé à nous retirer de l'Irak." Comme pour le Libéria, le retrait du Kurdistan trouvait sa justification dans le fait que les zones où la présence de MSF s'imposait le plus, zones d'ailleurs là aussi non occupées, restaient hors d'atteinte : "Je voudrais souligner le fait que tous les projecteurs sont braqués sur le Kurdistan irakien, alors que les difficultés les plus graves, les problèmes humains les plus tragiques se posent dans le centre et le sud du pays, là où aucune organisation humanitaire ne peut pénétrer." (Ibidem). 25. "Globalement, depuis le début de la trêve, il y a beaucoup moins d'admission (chiffre divisé par 10). Est-ce dû à la diminution des combats ou au fait que les blessés seraient emmenés ailleurs ? " Compte rendu du CA du 24 février 1995 ; "Il est impossible d'être avec les populations civiles. On évalue les personnes déplacées à environ 400 000, mais beaucoup d'entre elles sont parties avant le conflit et on trouve une forte proportion de Russes dans la population coincée à Grosny. […]Le problème est de savoir ce que l'on fait en Tchétchénie. Doit on rester ou partir?" Compte-rendu du CA du 9 juin 1995. 26. "Une aide massive est arrivée sur la Tchétchénie à partir de juillet 1995. Les incidents de sécurité dont nous avons été l'objet pendant 4 mois successifs ont abouti au retrait des équipes." Rapport d'activités 1995-1996. 27. Sur les interrogations suscitées chez MSF

Afghanistan, nous avons insisté publiquement sur la menace directe posée à nos équipes

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par la politique de reconstruction du système de soins, voir Simone Rocha, "Use and Abuse of Humanitarian Aid in Post-Conflict Afghanistan : the example of health care provision", rapport interne, juillet 2004 et Xavier Crombé et Denis Lemasson, "Is Independent Humanitarian Action over in Afghanistan ?", The Afghanistan Monitor, septembre 2003. 28. L'intervention de Philippe Biberson au CA du 27 août 1999 montre bien, en filigrane, l'effort d'explication requis pour faire accepter cette "opération 1000 toits" : "C'est un débat perpétuel que de trancher sur ce qu'est un "besoin" humanitaire… et ce qui est un luxe. Un toit à un moment donné dans une histoire spécifique peut être un besoin humanitaire répondant à une situation d'urgence. Une des conditions qui déterminent l'implication de MSF est aussi de répondre à des besoins qui ne sont satisfaits par personne." 29. Cf la question d'un des membres du conseil d'administration à la réunion du CA du 27 octobre 1995 : "malgré sa valeur, cette mission n'est-elle pas à côté de la plaque ? est-ce que MSF n'est pas là parce que c'est une page d'histoire qui se tourne et qu'il fallait y être ?" 30. "La situation actuelle en Palestine, notamment à Gaza et à Hebron, peut se définir comme un état de guerre "de basse intensité"." Christian Lachal, "Gazaouites et Hébronites" Mission d'évaluation

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de cet espace de conflit n'échappe pas à l'analyse, qui recourt souvent à la notion de "guerre de basse intensité". C'est notamment la cas sur la Palestine depuis 2001.30 Pour autant, cette identification d'une situation singulière ne semble pas avoir apporté de réponses aux difficultés opérationnelles rencontrées continuellement par les équipes MSF. Elle n'a pas davantage suffi à convaincre collectivement les membres de l'organisation de la pertinence d'entreprendre des programmes atypiques dont l'évaluation en terme d'impact demeure souvent imprécise. Le premier problème posé à MSF par les situations d'occupation naît ainsi du décalage entre, d'une part, des analyses où prédomine la représentation de la guerre - terrain privilégié de l'action humanitaire telle que nous la concevons - et, d'autre part, les réponses que nous sommes en mesure d'apporter dans ces situations mouvantes où les violences voire les affrontements coexistent avec une vie quotidienne pour les populations et d'éventuelles dynamiques de reconstruction. Ce décalage suscite un débat interne récurrent dans ces termes : s'il y a la guerre, pourquoi n'y répondons nous pas de façon classique ? S'il n'y a pas d'espace pour des programmes adaptés à la guerre ou s'il n'y a pas vraiment la guerre, pourquoi y allons nous ou pourquoi y rester ? C'est bien ainsi, par exemple, que le débat sur la proposition de retour de l'équipe locale sur le territoire tchétchène s'est organisé dans le cadre de la réunion des opérations en octobre 2004. Le desk proposait l'ouverture d'un programme en santé materno-infantile. Les termes du débat autour de la proposition étaient centrés précisément sur le décalage apparent d'une telle approche avec la logique de guerre à l'œuvre en Tchétchénie et le déséquilibre entre la prise de risque d'un retour à Grozny, d'une part, et l'impact probable d'un tel programme, d'autre part. L'argument du desk d'une sécurité plus grande qu'auparavant et d'une certaine normalisation de la vie à Grozny, manifesté par le retour en masse des réfugiés Tchétchènes d'Ingouchie, a soulevé en réponse la question de la réalité ou non de la guerre et de la pertinence de notre retour dans un contexte d'insécurité diffuse et de reconstruction. C'est finalement sur le principe d'une évaluation de notre capacité à agir dans un tel contexte, via un programme initial dans une maternité de Grozny, que la proposition a été acceptée. Le programme proposé ne pouvait donc pas constituer le seul objectif opérationnel de la mission. Comme pour le programme de soins psychologiques en Palestine, l'objection sous-jacente - diversement partagée - est celle d'un "programme par défaut". L'existence d'espaces de normalisation ou de dynamiques de reconstruction dans le cours d'un conflit n'est toutefois pas spécifique aux situations d'occupation. Sur la durée, la plupart des conflits passent par des périodes que nous qualifions souvent de "ni guerre ni paix" et qui imposent d'adapter la nature des programmes à des besoins changeants. Comme le notait Rony Brauman à la fin des années 1980 en parlant des guerres en général, "le passage de la guerre ouverte à la paix relative, et inversement, modifie considérablement les besoins, notamment en raison des déplacements de population qui en sont l'une des conséquences principales."31 L'enjeu des situations d'occupation pour MSF n'est-il pas alors


d'ordre plus politique, cette dimension étant elle-même au cœur des questions de sécurité sur ces terrains? Les contextes d'occupation apparaissent en effet le plus souvent comme des situations de politisation extrême, à laquelle n'échappent ni les organisations humanitaires ni les médias. Derrière l'objection du "programme par défaut", c'est alors la critique du "programme alibi" qui est plus ou moins sous-entendue. Les missions de MSF dans des situations d'occupation sont elles plus exposées que d'autres aux risques de dérive politique ou d'instrumentalisation et de ciblages, par l'occupant ou l'occupé ?

2. "Pourquoi y est-on vraiment ? Comment est-on perçu ?" : MSF, l'occupant et l'occupé LE POIDS DE L'HISTOIRE : OCCUPATION ET IDÉOLOGIE Comme la guerre en général, la notion d'occupation a une histoire forgée dans l'expérience des conflits du XIXème et du XXème siècle, histoire reflétée à la fois dans l'évolution nationales. MSF en tant que collectivité historique, comme ses membres en tant qu'individus, s'inscrivent bien entendu, quoique de manière plus ou moins consciente, dans ces courants de pensée juridiques et philosophiques. La définition des droits et devoirs des puissances occupantes contenues dans les Conférences de Paix de la Haye de 1899 et 1907 reflétait la conception de la guerre prévalant à la fin du XIXème siècle, comme d'une affaire entre États conduite par des armées professionnelles, à distance des populations civiles. L'occupation y était conçue comme une période transitoire précédant la signature d'un traité de paix, au cours de laquelle l'occupant était censé assurer la gestion a minima du territoire sous son contrôle sans affecter les institutions ni le cours normal de la vie économique et sociale de la population. A l'issue du traité de paix, il était entendu que le territoire occupé devait être restitué à l'Etat vaincu, d'où l'importance d'y préserver le statu quo, ou annexé à l'Etat vainqueur désormais libre d'y exercer un pouvoir souverain. L'expérience de la Première et surtout de la Deuxième Guerre mondiale, marquée par l'ampleur des crimes commis contre les populations civiles par les régimes d'occupation des puissances de l'Axe, imposait de changer la logique du droit régissant l'occupation, un changement reflété dans la IVème Convention de Genève de 1949. Comme le montre clairement

du programme d'urgence en territoires palestiniens, Janvier 2001 ; "Produit d'une guerre cruelle mais de basse intensité et étalée sur des décennies, un ordre permanent a été instauré par la violence." Jean-Hervé Bradol, "Mise à l'épreuve", Chroniques Palestiniennes ; "Il y a des assassinats de civils, un ici, deux là, un jour, et puis encore deux le lendemain à un autre endroit, de personnes qui bien souvent vaquent à leurs occupations quotidiennes, et dont les mouvements paraissent suspects aux soldats." Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2002 31. Rony Brauman, Rapport Moral du Président, 1988

du droit international humanitaire et les grands mouvements d'idées sur les relations inter-

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32. Article 1 alinéa 4, Protocole du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) (8 juin 1977). L'ensemble de ce rappel historique est inspiré de l'article d'Eyal Benvenisti, "The Security Council and The Law on Occupation: Resolution 1483 on Iraq in Historical Perspective", Israel Defense Forces Law Review, n° 23, 2003 ; voir aussi Françoise Bouchet-Saulnier, Dictionnaire Pratique du Droit Humanitaire, La Découverte, Paris, 2000 et Eyal Benvenisti, The International Law of Occupation, Princeton University Press, 2004 33. Voir Anne Vallaeys, Médecins Sans Frontières, la biographie, Fayard, 2004 34.Cette attitude est particulièrement clairement exprimé dans le Rapport Moral de 1982. Ainsi en référence au camp de réfugié de Nong Chan, il est précisé que "quelques milliers de réfugiés y habitent encore. Quelques milliers d'irréductibles qui ont décidé de ne pas rentrer dans leur pays tant qu'il sera occupé." De même, MSF reprend à son compte les motivations des volontaires partis pour l'Afghanistan : "Tous ont accepté le danger de la clandestinité, celui de l'isolement à l'intérieur du pays, celui d'être surpris dans un combat ou d'être emprisonné. Ce danger, ils le connaissaient en partant […] mais ils nous ont donné leur accord

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son titre, le droit de l'occupation était désormais envisagé sous l'angle de la "protection des personnes civiles" qui s'impose à l'occupant quels que soient les changements de statut du territoire sous son contrôle et indépendamment du régime politique qui existait avant l'occupation. Contrairement aux règlements de la Haye, l'occupant était désormais investi de responsabilités importantes, incluant non seulement l'obligation de respecter les civils mais aussi de pourvoir à leurs besoins essentiels, largement définis. Dans la mesure où ces responsabilités étaient assumées, la Convention reconnaissait néanmoins des droits à la puissance occupante tant pour assurer sa propre sécurité que dans la réquisition de certains biens et structures publiques, reflétant en cela les intérêts des puissances victorieuses de la Deuxième Guerre mondiale qui occupaient et présidaient à la reconstruction des territoires de l'Axe. Cette conception a connu une nouvelle évolution dans les années 70, dans le sillage de la décolonisation. L'expérience des luttes d'indépendance, le poids croissant des anciennes colonies dans les instances internationales et l'influence des idées tiers-mondistes concouraient à condamner l'occupation comme un régime d'oppression inacceptable, au même titre que la colonisation ou l'apartheid, au nom du droit des peuples à disposer d'euxmêmes. Déjà inclus dans la Charte des Nations unies de 1946 mais mis en sommeil par la primauté donnée à la souveraineté des Etats et les impératifs stratégiques de la Guerre Froide, le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes revenait donc sur le devant de la scène internationale, poussant à une reconnaissance de la légitimité de la résistance à l'occupation par les peuples, dont le conflit israélo-palestinien était déjà le symbole. L'influence de ce mouvement d'idée trouve notamment sa manifestation dans le premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève, de 1977. Son article premier incluait ainsi dans la liste des conflits armés internationaux soumis au droit international humanitaire "les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l'occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l'exercice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes."32 C'est dans ce contexte qu'est intervenu la création de MSF et cette condamnation morale de l'occupation, fondée notamment sur le principe d'autodétermination des peuples, était initialement explicitement assumée par ses membres comme par ses dirigeants. Dès la guerre du Biafra, la référence au droit d'exister de la "nation Ibo" avait été un puissant moteur de la solidarité des futurs fondateurs de MSF.33 Cette solidarité, perçue comme naturelle, vis à vis d'un peuple occupé - et sa volonté de résistance - a également été au cœur de l'engagement de MSF en Afghanistan et dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise du Cambodge sous occupation vietnamienne pendant les années 80.34 Pour Rony Brauman, rétrospectivement, c'est au cours de ces deux missions que se sont forgées les attitudes de MSF et toutes deux ont largement contribué à établir sa réputation et façonner son identité. Or, elles ont été fondées sur un refus assumé d'une position de neutralité35 - neutralité récusée en tout état de cause par les belligérants eux-mêmes.


tenait pourtant pas qu'aux courants de pensée nés de l'anticolonialisme. La création de la Fondation Liberté Sans Frontières dans les années 1980 s'inscrivait d'ailleurs explicitement en rupture du courant tiers-mondiste. Pour les fondateurs de MSF comme pour leurs successeurs, la notion d'occupation évoquait sans doute, peut-être même davantage qu'une atteinte au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, l'image des occupations de la Seconde Guerre Mondiale. On l'a vu, l'occupation, telle qu'elle était conçue par le droit de la guerre jusqu'à la fin du XIXe siècle n'était rien d'autre qu'une situation de fait commune à la plupart des guerres entre Etats. Pendant le premier conflit mondial, dans un contexte de ferveur patriotique immense qui animait la grande majorité des populations des puissances belligérantes, le terme d'occupation était encore jugé trop faible pour mobiliser citoyens et combattants pour la reconquêtes des zones passées sous contrôle allemand. Comme l'écrit l'historienne Annette Becker, "pendant toute la guerre les territoires sont rarement qualifiés d'"occupés", état de fait, mais d'"envahis", état temporaire destiné à disparaître par la victoire des Alliés."36 La Seconde Guerre mondiale, elle, a été marquée par l'expérience des occupations totalitaires, cadre de la déportation et du massacre de communautés entières. Pour l'historienne Anne Duménil, dans le sillage des volontaires internationaux de la Guerre d'Espagne, le patriotisme n'était plus le seul ressort de l'engagement dans la résistance : "La notion de guerre pour le droit constitue une motivation forte : c'est aussi l'engagement contre la tyrannie qui forme un des ressorts du volontariat."37 On peut donc penser que la charge politique de la notion d'"occupation", aux yeux des volontaires humanitaires occidentaux eux-mêmes, procède - et procède sans doute encore - largement de cette référence historique. De fait, la position de MSF vis à vis des situations d'occupation des années 1980 était intimement liée à la dénonciation du totalitarisme, incarné par l'Union Soviétique et son allié vietnamien. La brutalité de l'occupant envers les civils était conçue comme consubstantielle à l'idéologie totalitaire. Comme nous l'avons vu dans la première partie de cette étude, l'occupation est d'abord perçue à MSF comme un ensemble d'exactions inacceptables. C'est à travers la dénonciation de ces pratiques que MSF entendait saper la légitimité de l'idéologie communiste en Afghanistan et dans les camps de Thaïlande.38 En cohérence avec cet objectif de dénonciation d'une idéologie meurtrière, MSF a refusé dès 1979 de travailler dans les camps contrôlés par les Khmers rouges, principale force de résistance à l'occupant vietnamien. L'empathie de l'association pour les mouvements de résistance aux occupations comportait donc d'emblée une limite décisive. L'effondrement du bloc soviétique a semblé pour un temps changer la donne. Le départ des troupes d'occupation soviétiques et vietnamiennes entre 1988 et 1989 s'est accompagné de désillusions croissantes vis à vis des mouvements de résistance afghans et cambodgiens. Celles-ci ont incité à reconsidérer les affinités électives de la décennie écoulée, au moment où la dénonciation de la nature oppressive de l'idéologie communiste, sanctionnée par

parce que cette preuve de solidarité envers le peuple afghan leur semblait nécessaire, j'allais dire allant de soi, au moment où le monde s'empresse de les oublier afin de conforter son inertie." 35."Comme l'immense majorité des organisations humanitaires qui intervinrent [en Afghanistan], MSF ne chercha jamais à adopter une posture de neutralité […] Comme nos prédécesseurs au Biafra, nous avions implicitement choisi notre camp, et nous le renforcions - indirectement et consciemment - en affaiblissant les positions diplomatiques de son ennemi. A nos yeux, c'était un acte moral que d'exposer au monde la réalité de cette guerre si peu médiatisée dans ses premières années." Rony Brauman, Introduction à Médecins Sans Frontières, Populations en Danger 1996 : action humanitaire et protection des civils, La Découverte, Paris, 1996, p.13 36. Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre, humanitaire et culture de guerre 1914-1918, Noesis 1998, p.33 37. Anne Duménil, "La Guerre au XXème Siècle -2. L'expérience des civils", La documentation photographique, n° 8043, mars-avril 2004 38. "L'aide que nous apportions passait, sans discussion, par la dénonciation publique des atrocités de l'occupant, le soutien à des enquêtes sur les crimes de guerre qu'il commettait, ou encore le témoignage devant des instances officiel-

La conception de l'occupation qui prévalait au cours de ces deux décennies fondatrices ne

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les […] Vu de ces lieux-là, maquis de résistance et camps de réfugiés, le "malheur des autres" avait un visage, celui de l'impérialisme soviétique. C'est ce qui explique que les principes défendus par MSF au cours de ces années quatre-vingt devaient plus à Albert Camus et Raymond Aron qu'aux théoriciens tiers-mondistes : informer l'opinion des exactions massives commises contre les civils par un pouvoir totalitaire, éviter la captation de l'aide par celui-ci, batailler pour la défense d'un espace humanitaire autonome, voilà quels étaient les principaux enjeux de ces différents combats." Rony Brauman, Ibidem 39. Fiona Terry, Condemned To Repeat: the Paradox of Humanitarian Action, Cornell University Press, 2002, chap. 4 40. Compte-rendu du CA du 1er décembre 1989 41. Compte-rendu du CA du 28 février 1992 42. "Cette décision, prise en commun avec l'ensemble des sections MSF, ainsi que MDM et l'AMI, au terme de débats répétés et parfois difficiles, peu satisfaisante au regard des principes, est considéré par tous comme provisoire, devant être remise en question régulièrement et confrontée aux informations qui nous parviennent des zones gouvernementales." Rony Brauman, Rapport Moral 1989 43. "Un certain nombre de gens ont cru que le départ des Soviétiques amènerait la fin du régime de Najibullah. En fait ce retrait a mis en lumière que

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la chute du Mur de Berlin, perdait sa raison d'être. Au Cambodge, le retrait des troupes vietnamiennes fut suivi par la reprise des combats entre les factions de la résistance et le gouvernement Hun Sen qui fit craindre une reconquête du pouvoir par les Khmers Rouges. Cette situation conduisit MSF à dénoncer, aux côtés de MDM, la captation de l'aide humanitaire sur la frontière khméro-thaï - pourtant clairement pratiquée par l'ensemble des factions de la résistance depuis dix ans39- ainsi que la représentation khmère rouge à l'ONU et à demander la création d'un camp neutre par les Nations unies. Malgré de nombreuses réserves en interne sur la reconnaissance de fait du gouvernement pro-vietnamien de Hun Sen, le choix fut fait d'ouvrir une mission au Cambodge, justifiée à la fois par la situation de guerre et surtout par la volonté de contrer les Khmers Rouges.40 Cette volonté fut de nouveau affichée par le refus d'effectuer une mission exploratoire sur leurs zones en 1992.41 En Afghanistan, le départ des troupes soviétiques reposait la question d'une mission à Kaboul, toujours gouvernée par le régime communiste de Najibullah. Cette question a suscité d'âpres débats, certains membres de MSF considérant comme une trahison de se rendre du côté gouvernemental. La décision fut repoussée sur le principe de l'impartialité, le fonctionnement des structures hospitalières en zone gouvernementale étant supposé répondre au besoins médicaux. Invoqué initialement pour justifier le refus de travailler dans les zones sous occupation soviétique, ce principe se révélait néanmoins de plus en plus difficile à soutenir en interne face à la fin de l'occupation42 et au nouveau jour sous lequel apparaissaient les chefs de la "résistance".43 De fait, au refus de certains de "trahir" s'ajoutait la crainte de représailles de la part de certains groupes armés moudjahidin. Plusieurs fois évoqué, l'envoi d'une mission à Kaboul fut à chaque fois différé. Elle n'intervint finalement qu'en 1992, après la prise de Kaboul par les partis afghans de l'ex-résistance et la chute de Najibullah, alors même que MSF s'était retiré des zones moudjahidines en mai 1990 après l'assassinat d'un expatrié dans le Badakhshan. La fin des occupations par des régimes communistes à la fin des années 80 rompit le lien entre occupation et totalitarisme. D'autres formes de régime d'oppression ou d'idéologies à visées totalitaires ont suscité de nouveaux débats à MSF, à un moment où la référence aux droits de l'homme et à l'idéal démocratique, intimement liée à la notion de droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ne semblait, elle, pas encore faire question. Déjà au milieu des années 80, dans l'Hazarajat, région centrale de l'Afghanistan à majorité chiite, l'influence du fondamentalisme iranien sur les chefs hazaras et les rivalités politiques locales nous avaient fermé les portes de cette zone. Un an plus tard, nous avions dû suspendre temporairement notre mission en Afghanistan au départ du Pakistan devant le refus des leaders de la résistance d'escorter des femmes expatriées. MSF avait alors refusé de céder à une mesure qui aurait conduit les équipes à ne plus avoir accès qu'aux hommes, et en particulier aux combattants. Cette nouvelle manifestation de fondamentalisme religieux, participant d'une tendance plus générale à des attitudes de défiance et d'agressivité croissantes à l'égard des Occidentaux, était déjà venu remettre en cause, sur le plan des principes, notre capacité à


fondamentalisme a trouvé son aboutissement dans le régime taliban et la référence au totalitarisme a été de nouveau explicite dans l'appréciation que MSF a porté sur ce régime. Cette référence devait ainsi contribuer au dilemme en terme de posture et d'opérations qu'a suscité la poursuite du conflit entre l'armée américaine, officiellement au service de la reconstruction du pays sous contrôle du nouveau régime afghan, et la guérilla talibane.45

LES ADVERSAIRES DE L'HUMANITAIRE Dès le début des années 90, cependant, l'invasion du Koweït par l'Irak et la perspective de la première Guerre du Golfe sont venues poser de façon inédite la question du positionnement de MSF. Aux risques de manipulations du régime de Bagdad, jugé totalitaire, s'opposait la crainte d'une adhésion par défaut à l'invocation du droit international et des valeurs démocratiques comme fondements à l'intervention internationale contre l'Irak. Tout au long de la crise du Golfe, et plus encore à partir du déploiement des armées coalisées dans le Kurdistan irakien au nom de l'humanitaire, ce dilemme a obligé MSF à rechercher un équilibre toujours précaire dans la définition de ses positions et de ses opérations. L'enjeu des perceptions et des interprétations possibles suscitées par ces choix de positionnement n'était d'ailleurs jamais absent. Ainsi après une position de principe initiale opposée à une intervention en Irak46, le démarrage du conflit faisait prévaloir le principe humanitaire d'assistance aux victimes de guerre, nous l'avons vu. S'y ajoutait toutefois l'argument d'un nécessaire démarquage vis à vis de la position de la France dans la guerre47, entraînant l'envoi d'une mission à Bagdad dès l'obtention de visas irakiens. La répression du régime contre les mouvements d'insurrections chiites et kurdes et la fuite de ces derniers dans les montagnes à la frontière turque posaient ensuite le problème de l'assistance et de la protection des populations kurdes. Devant l'ampleur de la crise, MSF estimait nécessaire l'implication des forces coalisées et des Nations unies. L'organisation était toutefois déjà consciente du risque de "servir d'alibi à un déploiement de forces qui a quelques aspects humanitaires mais qui est également politique et stratégique." Face au déploiement de l'armée américaine, MSF réclamait une caution et un encadrement des Nations unies tant pour l'assistance que pour le retour des réfugiés kurdes. MSF refusait néanmoins de se placer sous la coordination de celles-ci, dont le rôle politique dans le conflit et les négociations avec Bagdad allaient à l'encontre de la neutralité recherchée.48 Bien que la mission ait été rapidement limitée aux opérations au Kurdistan en l'absence d'accord pour intervenir auprès des populations chiites, MSF conservait sa coordination à Bagdad. L'association justifiait pourtant le maintien de sa présence au Kurdistan, après la phase d'urgence, par le risque de représailles du régime irakien après le départ annoncé des

cette guerre en Afghanistan est d'abord une guerre civile, qui avait pris la forme d'une guerre contre un envahisseur, mais qui, depuis le retrait des troupes soviétiques est redevenue une guerre civile. Six mois après le départ des Russes, le régime de Najibullah est en train de se renforcer. Il est devenu le seul pôle de stabilité, le seul interlocuteur. La résistance se morcelle, on assiste à un processus de libanisation, la résistance est manipulée par les Pakistanais qui l'ont entraînée dans une impasse. Tout se mêle, la résistance, les intégristes, les bandits, les Iraniens…" Compterendu du CA du 15 septembre 1989 44. "Cette attitude reflète un état d'esprit extrêmement préoccupant pour l'avenir. La présence de médecins et de journalistes occidentaux semble en effet être désormais interprétée dans certaines régions comme une offensive contre l'Islam et ses valeurs fondamentales, et donc de plus en plus mal acceptée. Si cette disposition d'esprit gagne du terrain - et l'on se doute que certains pays de la région s'y emploient activement - il est à craindre que l'Afghanistan ne finisse par se refermer hermétiquement au monde extérieur. On peut supposer ce que serait alors la situation des droits de l'homme dans ce pays, transformé en champ clos, livré à tous les fanatismes. Ce qui semble quasi-certains dès maintenant, c'est l'impossibilité de poursuivre le même

assister et nous montrer solidaires du "peuple afghan" victime de l'invasion soviétique.44 Ce

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type de mission qu'auparavant. Il nous faudra nous adapter, ou abandonner." Rony Brauman, Rapport Moral 1986 45. "La nature du régime des Talibans était porteuse d'aspirations totalitaires très marquées, même s'ils n'avaient pas les moyens matériels ni l'appareil d'Etat pour mettre en œuvre leur doctrine autant qu'ils l'auraient souhaité. Les dérives de ce régime nous avaient conduits à la réduction des activités humanitaires dans ce pays ces dernières années et nous étions dans une impasse. Comment, dans ces conditions, ne pas se féliciter de sa disparition ?" Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2002 46. "Compte tenu de la nature du régime irakien, de l'enjeu que représente l'humanitaire à ce stade de la crise et des risques évidents de manipulation politique de toute mission humanitaire dès l'arrivée à Bagdad, le Conseil d'administration se prononce contre le principe d'une intervention en Irak." Compte-rendu du CA du 14 septembre 1990 47. "C'est l'occasion d'affirmer aux gens que MSF ce n'est pas la France. L'implication de la France complique le problème, mais nous devons clarifier." Intervention de Rony Brauman au CA du 25 janvier 1991 48. Voir le compte-rendu du CA d'avril 1991. L'incertitude quant à la position à tenir au vue de l'évolution de la crise y est clairement exprimée : "En réalité dans le cas actuel, vue

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troupes internationales. L'équilibre du positionnement de MSF fut finalement rompu avec la fermeture de la mission de Bagdad en juin 1992, imposée par la tension croissante avec le régime irakien, et le ciblage délibéré par celui-ci des ONG dans les zones kurdes dans les mois qui suivirent. La défiance croissante du siège de MSF à l'égard des partis kurdes et de la dépendance des équipes vis à vis de la protection des combattants Peshmergas n'était toutefois pas totalement étrangère à la décision de retrait. Avec l'épisode du Kurdistan, la question de la neutralité, récusée au Cambodge et en Afghanistan, s'est reposée à MSF - ou plutôt lui a été imposée. Pour la première fois, en effet, MSF devait se positionner face à un belligérant puis, dans le Kurdistan irakien, un occupant qui lui ressemblait et qui invoquait les principes-mêmes auxquels s'était référé MSF dans sa dénonciation des occupants totalitaires et de leurs pratiques. Pour ne pas souscrire au droit d'ingérence et pour se démarquer du déploiement militaire des armées coalisées, MSF faisait le geste - nécessairement politique dans ce contexte - de respecter la souveraineté de Bagdad au Kurdistan en insistant sur l'obtention de visas irakiens pour ses équipes travaillant en zone kurde. Ceci n'empêchait nullement une empathie réelle de ces mêmes équipes pour la cause kurde vis à vis du régime d'oppression irakien. Du point de vue de Bagdad, l'autorisation concédée à MSF ne l'avait toutefois été que sous la pression des évènements et notamment de sa défaite militaire. Les obstacles mis par le régime irakien à l'action de MSF dans le sud puis l'assassinat de membres d'ONG révélèrent rapidement l'illusion d'une position de neutralité dans cette crise. Plus que la présence des armées coalisées, dont MSF contestait la récupération du slogan humanitaire tout en reconnaissant l'utilité de leur intervention, c'était la multiplicité des rôles des Nations unies qui posait surtout problème. Accueilli par MSF au Cambodge et initialement en Somalie, le nouvel interventionnisme de l'ONU confondait en Irak la caution apportée à l'intervention armée et la coordination de l'assistance humanitaire, que ses agences négociaient avec Bagdad. Si MSF a pris ses distances avec l'ONU eu égard à la nature politique de son rôle de négociateur dans ce contexte, elle ne l'assimilait pas en l'espèce aux forces armées internationales. Le Libéria et la Somalie ont marqué un tournant décisif dans la recherche par MSF des voies de l'indépendance dans un monde réinvesti par l'ONU. Au Libéria comme en Somalie, en effet, le rôle politique des Nations unies a convaincu MSF de la nécessité d'adopter une attitude de confrontation. Au nom de l'imposition de la paix, les forces d'interposition régionales de l'ECOMOG, dominées par l'armée nigériane, s'étaient rapidement fixées comme objectif militaire prioritaire l'élimination d'un des protagonistes du conflit libérien, le NPFL de Charles Taylor. L'acheminement de l'aide humanitaire dans les zones sous contrôle de ce mouvement rebelle était jugé contraire à cet objectif, dans la mesure où l'aide pouvait contribuer à renforcer Taylor, tant en termes de ressources matérielles que de légitimité auprès des populations civiles. L'ECOMOG tenta donc d'interdire l'accès des ONG à ces zones, allant jusqu'à bombarder, en avril 1993, un convoi de MSF.


En Somalie, les contingents internationaux, principalement composés de Marines américains, débarquèrent en décembre 1992 avec un mandat humanitaire, qui incluait la sécurisation de Mogadiscio et l'acheminement de l'aide alimentaire en réponse à la famine qui sévissait depuis plusieurs mois. Ce mandat était cependant très vite réinterprété dans le sens d'un objectif de stabilisation de "l'Etat défaillant" (failed state) qu'était devenue la Somalie. Cet objectif se traduisit, là aussi, par la tentative d'élimination, à partir de juin 1993, du principal chef de guerre somalien, le Général Aïdeed, et de ses forces. Cet objectif militaire et politique donna lieu à de nombreux dérapages des troupes étrangères, incluant l'attaque de manifestations de civils et le bombardement d'un bâtiment identifié de ACF, où se trouvait une équipe MSF.

cipales raisons du retrait temporaire de MSF de ces deux pays.49 Central, néanmoins, dans la lecture faite de ces dérapages par les dirigeants de MSF était le refus de l'ONU, dans les deux cas, de désavouer les forces internationales mandatées par elles comme de formuler une quelconque condamnation de ces pratiques. Bien au contraire, le Représentant Spécial du Secrétaire Général au Libéria, Trevor Gordon Summer, faisait sienne la politique de l'ECOMOG en déclarant que "certaines organisation ont pour mandat de porter assistance aux populations dans le besoin. Nous avons un mandat plus important : apporter la paix. Si l'assistance entrave le processus de paix, il n'y aura pas d'assistance".50 De même, son homologue pour la Somalie adressa une fin de non recevoir au recours déposé par MSF dénonçant le non respect des Conventions de Genève par les forces internationales. Dans les deux cas également, un diplomate onusien ayant exprimé des critiques à l'égard des positions de son organisation fut démis de ses fonctions par le Secrétaire Général. La volonté de défier les limites imposées à son action et le discours politique qui entendait les justifier ne fut sans doute pas étrangère à la multiplication des missions lancées par MSF en zones NPFL - et, quelques années plus tard, dans les zones contrôlées par le RUF en Sierra Léone. Si l'absence d'aide aux populations enfermées dans ces zones motivait en premier lieu ces initiatives, l'intransigeance de l'ONU et de l'ECOMOG explique probablement pour une part la détermination des équipes à tenter d'y travailler malgré la violence et les pratiques de prédation du mouvement rebelle. C'est sans doute en partie selon la même logique que MSF entreprit de nouvelles missions exploratoires en Somalie peu de temps après son retrait. Il fallait en effet éviter que ce départ puisse servir d'argument en faveur du conditionnement de l'aide humanitaire à la conduite d'une opération militaire offensive. MSF tenta ainsi, jusqu'à l'assassinat d'un de ses expatriés en 1997, de redéfinir ses missions de façon à dissocier son image de celles laissées aux Somaliens par l'épisode militaro-humanitaire de 1992-93. Enfin, c'est certainement à la lumière de ces expériences qu'il faut voir le retour de MSF au Kosovo avant le déploiement de la KFOR. Dénonciation publique et défi opérationnel : l'adaptation de MSF à la nouvelle posture adoptée par l'ONU rappelle très nettement l'attitude développée face à l'adversaire sovié-

l'absence de données politiques, MSF est obligé d'improviser. MSF est en Irak en son nom propre. La question se pose par rapport aux différents appels qui lui sont lancés, par les alliés et par les Nations unies. Pour l'instant, la réponse a été : on est sur place, mais à côté." Le problème posé à MSF du rôle joué par les Nations unies dans la crise irakienne ira en s'accroissant et sera souligné par Rony Brauman dans le Rapport Moral 1992 : "C'est à la lumière des aspects négatifs qu'il faut comprendre le refus de MSF de se mettre sous le drapeau de l'ONU, en particulier en Irak, où l'implication de l'ONU à la fois dans le conflit et dans ses suites est évidemment extrêmement problématique." 49. Dans le cas de la Somalie, le bombardement du bâtiment d'ACF est intervenu plusieurs mois après que la décision d'un retrait progressif avait été prise. 50. Cité dans Fabrice Weissman, "L'aide humanitaire dans la dynamique du conflit libérien", Rapport interne MSF, mai 1996, p.61

Comme nous l'avons vu, ces incidents n'ont pas constitué les seules, ni mêmes les prin-

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tique en Afghanistan. De façon similaire, en effet, les équipes MSF faisaient face à "une volonté délibérée de les empêcher d'apporter leur assistance", se voyaient interdire d'apporter "le soutien matériel et moral" que constituait leur aide et, eu égard aux critiques adressées à l'ONU concernant ses contingents, représentaient des "témoins gênants".51 Cette similitude n'est pas fortuite, car s'il est juste de dire que l'humanitaire, en tant qu'acteur tiers à un conflit, n'a pas d'ennemi, l'expérience de MSF démontre bien que nous avons des adversaires. Ceux-ci ont en commun d'imposer une vision politique dans laquelle le droit et les principes humanitaires sont considérés au mieux comme des moyens, qui peuvent être mis à l'écart s'ils ne servent plus les fins - valeurs et idéaux - dont cette vision politique est porteuse. Dès lors, du point de vue de l'action humanitaire telle qu'elle est conçue par MSF, entre le totalitarisme communiste, la vision onusienne et plus récemment la guerre contre le terrorisme promue par les Etats-Unis, il existe bien entendu une différence de degré, mais pas de nature. L'humanitaire indépendant y est en effet également soluble. Pour reprendre les termes de Rony Brauman, caractérisant les enjeux pour MSF des occupations communistes des années 80, il s'agit toujours de dénoncer les "atrocités de l'occupant" - ou, du moins, ses "crimes de guerre", "exactions" ou "dérapages" - et par làmême contribuer "indirectement et consciemment" à "affaiblir ses positions diplomatiques", autrement dit saper les fondements de ces nouvelles idéologies.52 Ainsi, au milieu des années 90, MSF a été amenée à recentrer son identité par l'abandon des références aux valeurs démocratiques et à la défense des droits de l'homme, valeurs triomphantes de l'après-Guerre Froide qui justifiaient désormais, pour l'ONU et les puissances occidentales, la négation occasionnelle d'un espace humanitaire indépendant. Comme pour le communisme, une fois encore, il s'agissait bien d'"informer l'opinion", "d'exposer au monde" la réalité cachée derrière le discours en dénonçant cette fois le "fantasme occidental" contenu dans la notion de droit d'ingérence53 et en refusant, pour nous-même, "la vision mégalomaniaque qui prétendrait universaliser le combat pour la justice et la démocratie" et "la vision onusienne d'un bien être universellement partagé".54 Le rôle des Nations unies dans les crises figurait d'ailleurs comme thème principal de l'édition de 1993 de Populations en Danger, l'ouvrage collectif de MSF, preuve du caractère central de cette préoccupation pour les dirigeants de l'association.55 Bien entendu, les occupations sous l'égide de l'ONU n'ont pas été les seules et encore moins les pires situations d'occupation auxquelles MSF ait eu à faire face depuis le début des années 90. Les "guerres totales", telles que nous avons désigné le conflit tchétchène et le conflit en RDC, notamment pendant la période d'occupation par les forces rwandaises et ougandaises, n'ont pas donné lieu qu'à des dérapages mais à des exactions massives et systématiques, parties intégrantes d'une politique de terreur. Dans ce type de contexte, les humanitaires sont d'ailleurs souvent les cibles directes de violences à la mesure de celles pratiquées contre les civils, interdisant de fait leur accès aux victimes. Dans les territoires pales▼

51. "L'avenir des médecins français est surtout contrecarré par une volonté délibérée de les empêcher d'apporter leur assistance. Ceux qui ont envahi l'Afghanistan ne supportent pas, en effet , notre présence, à la fois parce qu'elle apporte un soutien matériel et moral à la population et parce que nous sommes des témoins gênants." Rapport Moral 1983. 52. Cf notes 33 et 34 53. "[En Somalie] on a vu sous l'étendard de la solidarité, des droits de l'homme, de l'aide humanitaire, des hélicoptères de combats attaquer des manifestations […] Ce simulacre d'ingérence, ce dévoiement, ou peut-être ce qui était inscrit - c'est mon avis en tout cas dans la notion même d'ingérence militarohumanitaire, met admirablement en scène un fantasme occidental dont on avait aperçu les prémices au moment de la guerre du Golfe. Celui d'incarner la divine providence, dont on sait que le principal attribut est de pouvoir, à sa guise, donner ou protéger la vie aussi facilement qu'elle s'arroge le droit de l'anéantir." Rony Brauman, Rapport Moral 1994 54. "MSF n'est pas une organisation d'émancipation des peuples. Son action se situe quelque part en amont de cela. Attention à la vision mégalomaniaque qui prétendrait universaliser le combat pour la justice et la démocratie et tomber dans la vision onusienne d'un bien être universellement partagé. Nous serions

tiniens, la politique de l'occupant israélien, notamment depuis 2000, indique très clairement


une volonté de faire payer à l'ensemble de la société palestinienne le prix des attentats terroristes commis sur le sol israélien. Les situations ne manquent donc pas où les formes d'oppression et l'identification de l'oppresseur appellent de la part des équipes MSF des réactions de solidarité et d'empathie beaucoup plus vives, parfois partisanes, en faveur des populations occupées56 que dans les cas d'occupation par des forces internationales sous mandat onusien. Néanmoins, qu'elles soient entreprises par des régimes de nature autoritaire ou des démocraties occidentales et qu'elles aient ou non reçu l'aval de l'ONU, les interventions armées suivies d'occupation ont en commun les trois caractéristiques attribuées par Jean-Hervé Bradol au concept naissant de guerre contre le terrorisme promu par Washington : "l'absence de définition claire de l'ennemi, sa diabolisation et l'asymétrie des forces en présence".57 Absence de définition claire de l'ennemi : c'est bien d'elle que procède l'absence de distinction, délibérée ou incidente, entre combattants et populations civiles. Diabolisation : qu'elle vise les "terroristes" palestiniens, tchétchènes ou plus généralement islamistes, les truit également l'image de l'"ennemi à abattre", justifiant le recours à la force et souvent, par avance, le coût humain qu'il implique. Enfin, asymétrie des forces en présence : c'est bien l'image la plus communément admise d'une situation d'occupation qui oppose une armée régulière étatique ou multi-étatique à des groupes de résistance menant des actions de guérilla. L'expérience de MSF depuis le début des années 90 a convaincu l'association que ces caractéristiques, applicables à la grande majorité des situations d'occupation, sont susceptibles de légitimer "un emploi non proportionné, démesuré en quelque sorte, de la force dans les opérations militaires."58

LA QUESTION DES PERCEPTIONS : ENJEUX ET ILLUSIONS L'absence de définition claire de l'ennemi et sa diabolisation, conduisant à ne pas distinguer entre civils et combattants, n'est toutefois pas l'apanage de l'occupant. Dans la logique de radicalisation qui se développe au cours du temps dans les situations d'occupation, les groupes d'opposition développent généralement un discours symétrique à celui tenu par la puissance occupante pour défendre sa légitimité et la justesse de sa cause. C'est cette symétrie du discours qu'avait soulignée le président de MSF en notant le face à face entre l'"éternelle victime et la victime de l'éternelle victime" dans le conflit israélo-palestinien.59 La supériorité non seulement militaire, mais aussi parfois économique et politique, constitue en revanche la caractéristique propre à la puissance occupante. C'est cette supériorité qui pousse MSF, en se gardant désormais, du moins au niveau institutionnel, de cautionner la cause des mouvements d'opposition à l'occupant, de se positionner d'abord en rupture avec ce dernier.

à côté de la plaque parce que à côté de notre mission et parce que ce n'est pas cela que les populations en danger attendent de nous." Philippe Biberson, Rapport Moral 1996. 55. Sur les débats internes autour de ce choix, voir les comptes-rendus des CA du 5 février, 5 mars et 26 mars 1993. 56. Voir par exemple le premier rapport d'évaluation de Christian Lachal dans les territoires palestiniens après la reprise du conflit : "La vie quotidienne dans les territoires est un enfer. Le choix d'aller travailler en enfer s'avère justifié." Christian Lachal, "Gazaouites et Hébronites" Mission d'évaluation du programme d'urgence en territoires palestiniens, janvier 2001. 57. Jean-Hervé Bradol, Rapport Moral 2002 58. Ibidem 59. Jean-Hervé Bradol, "Mise à l'épreuve", Chroniques Palestiniennes, juillet 2002

membres d'un groupe ethnique ou les "faiseurs de guerre", de Taylor à Aïdeed, elle cons-

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En premier lieu, les populations civiles de l'occupant sont généralement à distance du conflit et comptent donc moins de victimes. De plus, les infrastructures médicales de la puissance occupante sont généralement intactes et sont donc en mesure de prendre en charge les malades et les blessés. Ce fait général justifie au nom de l'impartialité, c'est à dire sur la base des seuls besoins, que MSF intervienne prioritairement, voire exclusivement en faveur des civils "occupés". Ensuite, le contrôle de l'occupant sur tout ou partie du territoire implique le plus souvent que ce soit avec lui que MSF doive négocier son accès aux victimes. Par conséquent, les équipes se retrouvent directement en butte à ses intérêts politiques et militaires propres et, dans bien des cas, à une forme d'arbitraire. Enfin, dimension déterminante dans le cas de la guerre contre le terrorisme des Etats Unis ou des interventions onusiennes, le pouvoir économique de Washington et de la "communauté internationale" à travers l'ONU donne à ces occupants spécifiques la capacité de financer l'aide humanitaire et la reconstruction sous leur tutelle. Ceci leur permet de renforcer leur discours de légitimation politique fondé sur une vision essentiellement occidentale et dominante de la paix, de la stabilité et de la démocratie. MSF est facilement assimilable à cette vision, non seulement du point de vue des opinions publiques occidentales et donc de ses bailleurs, mais à plus forte raison du point de vue des populations assistées et des groupes de résistance armée à l'occupation, dont l'identité se fonde en opposition au discours et aux valeurs revendiqués par l'occupant. MSF a donc d'autant plus de difficulté à réaffirmer son indépendance qu'elle fait face à des occupants qui lui ressemblent. La récurrence des problèmes de sécurité sur les terrains d'occupation atteste l'extrême difficulté à définir un positionnement clair sur ce type de contexte. Cette difficulté tient en fait autant au peu de contrôle que nous avons sur les perceptions croisées des différents acteurs de ces situations qu'aux ambivalences contenues dans nos propres discours. D'emblée, MSF a dû faire face à un problème de lisibilité, au sein même du monde occidental, dans ses prises de position critiques vis à vis des interventions militaires sous le label humanitaire. En Somalie, en 1992, MSF avait ainsi généralement retenu l'attention des médias sur les victimes de la famine et le lien direct de cette dernière avec la guerre civile en cours. En revanche, son message sur la confusion militaro-humanitaire au moment du débarquement des troupes internationales en décembre de la même année a rencontré peu d'échos. Cette position publique était jugée trop complexe et contradictoire avec l'appel à la mobilisation entourant l'image des enfants affamés.60 Il n'est d'ailleurs pas rare, aujourd'hui encore, d'entendre des journalistes français attribuer à MSF la paternité du concept de droit d'ingérence. La confusion est dès lors d'autant plus compréhensible chez les grou60. Virginie Raisson, Serge Manoncourt, "MSF-France en Somalie : janvier 1991 - mai 1993", rapport interne d'évaluation, février 1994

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pes armés comme chez les populations civiles des pays en crise, qui assistent par ailleurs généralement à une croissance exponentielle du nombre d'acteurs humanitaires dans le sillage des déploiement d'armées internationales. La montée de sentiments anti-occidentaux ne s'explique d'ailleurs pas que par les exactions éventuelles des armées internationales. Elle a d'autres motifs, liés notamment à la richesse apparente des ONG. Cette richesse peut-être


le symbole de la domination urbaine traditionnelle sur les campagnes, comme l'a relevé Fabrice Weissman à propos du comportement des fighters libériens vis à vis de l'aide humanitaire.61 MSF fait rarement l'objet de perceptions univoques, à l'image des divisions des sociétés soumises à l'occupation, divisions qui lui préexistaient mais évoluent avec elle. Ainsi, en Afghanistan, pendant l'occupation soviétique, certains groupes considéraient les équipes expatriées comme des alliés naturels contre l'envahisseur, d'autant plus qu'ils voyaient souvent en nous des vecteurs de légitimité politique et de soutien matériel de la part des pays occidentaux, une logique entretenue par l'encadrement de la résistance afghane par le Pakistan. En revanche, pour d'autres groupes tels que le Hezb-e-Islami de Gulbuddin Hekmatyar, la représentation de l'ennemi soviétique comme d'un pouvoir infidèle supposait un rejet, parfois violent, des organisations occidentales perçues comme chrétiennes ou impies. De même, en 2003, les critiques virulentes des ONG contre le déploiement des Provincial Reconstruction Teams (PRT)62 à Bamyan ont sans doute paru passablement incongrues à la population hazara, minoritaire. Celle-ci, n'ayant pas oublié que c'étaient les bombardements américains qui avaient chassé les Talibans de l'Hazarajat, avait alors bien des raisons d'accueillir favorablement la protection et la manne que l'armée américaine promettait de lui amener. Notre insistance à être perçus pour ce que nous sommes - ou pensons être - se heurte bien souvent à des décalages culturels ou contextuels difficilement surmontables. Dans des sociétés où les allégeances et les loyautés sont des conditions primordiales de survie dans les périodes de crise, notre principe d'indépendance ne va pas nécessairement de soi. Ce principe ne s'impose d'ailleurs plus à nous avec la même force lorsque notre dépendance supposée à l'égard de l'Etat français devient le gage d'une certaine sécurité, liée à la popularité dans le monde musulman de l'opposition du président français à la guerre en Irak. L'image de la neutralité ne s'impose pas davantage dans un contexte d'occupation où la définition des identités politiques par les acteurs du conflit est tout entière concentrée sur la délégitimation de l'ennemi. Les débats internes à MSF, parfois vifs, sur la réaffirmation de notre neutralité dans le conflit israélo-palestinien ont largement valeur de fiction du point de vue de la grande majorité de la population comme des autorités palestiniennes, pour lesquels notre engagement en faveur de leur cause ne fait manifestement pas l'ombre d'un doute.63 L'agressivité de certains soldats comme des colons israéliens à notre égard confirme d'ailleurs cette évidence du point de vue des protagonistes du conflit sur le terrain. En retour, la volonté affichée par le département de liaison de l'état-major israélien de coordonner l'accès des ONG aux territoires palestiniens répond à plusieurs objectifs politiques : exercer leur contrôle sur l'activité des volontaires, souligner, aux yeux des Palestiniens, une différence de traitement entre les ONG et eux et contribuer à décrédibiliser l'Autorité palestinienne.64 En Afghanistan, la position quasi-confrontationnelle de MSF - et de nombre d'au-

61. Fabrice Weissman, "L'aide humanitaire dans la dynamique du conflit libérien", op. cit., p. 55 62. Unités de réservistes américains, encadrées le plus souvent de membres des forces spéciales, chargées de contribuer à la stabilisation de l'Afghanistan en entreprenant des travaux d'assistance et de reconstruction et en jouant un rôle dissuasif en terme de sécurité. Conçues officiellement pour asseoir la légitimité du nouveau régime afghan auprès des populations rurales, les PRT devaient aussi améliorer l'image de l'armée américaine et lui fournir des renseignements dans le cadre de sa guerre contre les mouvements d'insurrection liés aux Talibans. 63. Selon une responsable de terrain à Gaza, de nombreux Palestiniens associent les expatriés de MSF aux militants pacifistes, notamment américains, qui s'interposent entre les civils palestiniens et l'armée israélienne. L'une d'entre eux, tuée par un bulldozer israélien, est révérée comme martyre par les palestiniens de Rafah. 64. "Les "coordinations" mises en place avec l'armée pour nous permettre de travailler dans la bande de Gaza ou la West Bank, seraient pour les Israéliens, une amorce de "collaboration" comme en témoigne leurs attitudes de séduction lors

perçue comme l'apanage du pouvoir politique et militaire des Etats occidentaux, ou comme

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tres ONG - vis à vis de l'armée américaine, centrée sur la confusion militaro-humanitaire incarnée par les PRT, n'a nullement permis de convaincre les Talibans et leurs alliés, sinon de notre neutralité, du moins de leur intérêt politique à nous reconnaître comme tiers au conflit. Les critiques des ONG humanitaires occidentales sur les PRT n'étaient de fait exprimées qu'à l'armée américaine elle-même et aux représentants du nouveau gouvernement afghan, tributaires des Américains pour la préservation de leur statut voire de leur survie. Elles pesaient peu, enfin, face au fait que nos programmes étaient circonscrits, pour des raisons de sécurité, aux zones contrôlées par ce même régime dont les Talibans contestaient la légitimité.65 Images de domination, images d'allégeance, images partisanes : nos interventions se prêtent à une multiplicité de lectures politiques que nos prises de position publiques suffisent rarement à inverser, ou même à nuancer. Ainsi, la difficulté que nous avons à définir nos programmes dans le temps de l'occupation du fait du caractère chronique et de basse intensité de ces situations de conflit, comme l'a montré la première partie de cette étude, se double de celle de rendre lisible - pour les acteurs du conflit comme pour nous-mêmes - notre action de soin et de solidarité dans des contextes où la neutralité n'a guère de place. Comme l'a montré l'expérience de la décolonisation, les guerres de résistance contre une occupation se gagnent ou se perdent sur le terrain politique plutôt que militaire. L'aide humanitaire doit donc trouver sa place dans des espaces de légitimité contestée. Ce qui explique que la position de l'occupant consiste le plus souvent soit à interdire l'accès aux "témoins gênants" que sont les organisations humanitaires et imposer son ordre à huis clos, soit à faire sien le projet humanitaire en légitimant son occupation par une assistance planifiée et encadrée par ses soins. Ces deux tendances peuvent d'ailleurs se retrouver, en alternance, sur un même contexte comme le montre l'occupation israélienne ou les occupations américaines en Afghanistan et surtout en Irak. Face à ce double risque, le "savoir-faire" de MSF, autrement dit sa capacité à déployer en urgence d'importants moyens logistiques et sanitaires pour toucher le plus grand nombre de victimes se révèle bien peu adapté. Philippe Biberson, dans son rapport moral de 1995, attribuait ainsi pour partie l'échec de MSF à intervenir au cours de la première année du conflit tchétchène à une mauvaise adaptation de nos moyens au contexte. Il soulignait que "ce qui est un atout dans bien des situations se transforme en carcan qui nous paralyse et nous rend vulnérables parce que trop visibles et ayant trop à perdre."66 C'est pour les mêmes raisons qu'il appelait en 1999, dans l'anticipation d'un retour au Kosovo sous l'égide d'une nouvelle opération militaro-humanitaire, "à des actions fortement symboliques, à la marge, c'est-à-dire là ou les autres ne sont pas, pour aider à ce que les autres laissent ou négligent."67 Dans ces espaces de légitimité contestée, la position des représentants politiques de l'opposition à l'occupation est souvent l'inverse de celle de la puissance occupante : s'ils réclament ou consentent aux témoins et leur témoignage, ils contestent généralement toute ▼

des rencontres, en contradiction avec les faits de terrain qui montrent une agressivité certaines des militaires par rapport aux ONG." Christian Lachal, "Desolation Row", mission exploratoire 30/0607/07/02 à Jénine (ex-territoires palestiniens) 65. Cette contradiction s'est révélée une fois de plus, tragiquement, en invoquant comme motif à notre départ après l'assassinat de cinq membres de MSF l'incapacité et l'absence de volonté du gouvernement Karzaï d'identifier et de sanctionner les coupables. Cette critique ne pouvait en effet que conforter les Talibans dans leur revendication de l'attentat, inscrite dans leur stratégie de contestation de l'ordre imposé par l'"occupant américain" par l'entretien d'un climat d'insécurité. 66. "La Tchétchénie nous a confrontés à de grosses difficultés tenant à l'exiguïté de l'espace humanitaire. Mais il semble que notre approche ait également pâti de la réplication un peu mécanique de stéréotypes opérationnels. "Full Charters", Toyotas blanches bardées de stickers et drapeaux au vent ne sont pas venus à bout du cynisme impénétrable des forces russes, et les radios VHF n'ont en rien diminué l'insécurité ni même le sentiment d'insécurité liés à cette situation de guerre totale.[…] Ce qui est un atout dans bien des situations se transforme en carcan qui nous paralyse et nous

aide qui puisse légitimer la position de l'occupant. De ce point de vue également, les pro-


sont souvent mal perçus. Depuis le démarrage du processus d'Oslo en 1993, l'enjeu pour l'Autorité palestinienne a été de s'affirmer comme le gouvernement légitime d'un Etat viable, position que la politique israélienne, depuis le gouvernement Netanyahu, s'est employée à saper. De 1994 à 2000, MSF s'était ainsi positionné contre une logique de substitution avec le ministère palestinien de la Santé et s'était tenu à des programmes de santé mentale en partenariat avec des associations locales. La reprise du conflit, marquée par une radicalisation de l'entreprise de délégitimation de l'Autorité palestinienne par Israël, a reposé à MSF la question du soin médical, voire chirurgical, dans ce contexte de guerre mais les propositions en ce sens ont été rejetées par l'Autorité palestinienne. Les rapports d'évaluation de Christian Lachal ont ainsi rendu compte de cette double demande des Palestiniens d'une présence et d'un témoignage, d'une part,68 d'une préservation de l'espace de légitimité de la Santé publique, d'autre part.69 Or, c'est bien dans ce cadre que se pose à nous-mêmes la question de la lisibilité de nos actions : la mise en œuvre de programmes atypiques, en décalage avec notre conception habituelle du soin, pose d'autant plus question au sein de l'association qu'elle semble justifiée par les exigences politiques de l'"occupé". Les promoteurs de ces programmes sont donc amenés à les défendre sur le double terrain de la pertinence et de la neutralité, une défense paradoxale puisque la pertinence de ces programmes tient précisément à admettre de renoncer à une neutralité illusoire en se plaçant néanmoins en marge des espaces de légitimité les plus contestés. Bien entendu, l'identification et, plus encore, le succès de tels programmes ne vont nullement d'eux-mêmes. D'abord, parce que la valeur du symbole doit évidemment aller de pair avec la réalité des besoins. Ensuite, parce que, alors que les médias rendent généralement compte des situations d'occupation en termes figés, l'évolution des positions des acteurs, des conditions de sécurité et des besoins nécessite une grande réactivité face à des espaces de travail changeants. Néanmoins, le nécessaire pari que constitue ces innovations opérationnelles à d'autant plus de chance d'être perdu qu'il se heurte à une résistance interne. C'est ce constat qu'avait posé Rony Brauman, dès 1994, au moment où s'ouvrait justement la mission MSF dans les Territoires Occupés. L'absence de consensus sur l'opportunité de telles missions entraîne d'ailleurs dans la plupart des cas un malaise équivalent dans nos prises de parole publiques, les postures de dénonciation révélant un même désaccord sur l'analyse de la situation et notre capacité à la traduire en actes. Ainsi, dans les situations d'occupation, ce n'est pas simplement notre indépendance et notre "espace humanitaire", mais aussi nos capacités d'analyse, d'adaptation et d'invention qui sont mis à l'épreuve.

rend vulnérables parce que trop visibles et ayant trop à perdre." Philippe Biberson, Rapport Moral 1995 67. "Quels que soient les développements dans cette crise, les humanitaires seront « convoqués » à accompagner le processus. Nous savons que l'humanitaire, à cette échelle, l'humanitaire international et, inévitablement, le militarohumanitaire laisseront peu de place à une discrimination fine des besoins des victimes et encore moins des acteurs. Il faudra veiller à ce que l'humanitaire ne soit pas à son tour source d'injustice et de discrimination, instrument de domination et de contrainte. Pour Médecins Sans Frontières, ma préférence va, comme nous l'avions défini il y a quelques années, à des actions fortement symboliques, à la marge, c'est-à-dire là ou les autres ne sont pas, pour aider à ce que les autres laissent ou négligent." Philippe Biberson Rapport Moral 1999 68. "Les gens ont une demande très forte aussi bien pour qu'on les soutienne et les accompagne dans leurs épreuves que pour qu'on les soigne et enfin, pour que l'on porte témoignage de ce qu'ils vivent." Christian Lachal, "Gazaouites et Hébronites" Mission d'évaluation du programme d'urgence en Territoires Palestiniens, Janvier 2001 69. "Il faut que nous entendions cette crainte bien réelle des Palestiniens que tout ce qu'ils ont construit,

grammes de grande ampleur tels que la reprise en main de structures de santé publiques

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Conclusion

Cette étude s'est efforcée de dégager les problématiques posées à l'action humanitaire par les situations d'occupation. Centrée sur l'expérience de MSF, elle montre combien notre identité collective, notamment dans le rapport de MSF au conflit, la conception de son indépendance et la définition de ses programmes, influe sur notre façon d'appréhender ces situations et de tenter de nous y positionner. A l'évidence, nombre de ces problématiques ne sont pas spécifiques aux théâtres d'occupation. Les exactions contre les populations civiles, bien entendu, mais aussi la diabolisation de l'ennemi ou l'existence de périodes de relative normalisation dans le cours de conflits durables, périodes au cours desquelles nos programmes évoluent, parfois insensiblement, de l'urgence au long terme, ont caractérisé un certain nombre de nos terrains, en l'absence de toute intervention par une armée extérieure. De même, le blocus humanitaire sanctionné par l'ONU autour des zones contrôlées par le NPFL au Libéria et par le RUF en Sierra Léone a frappé également les zones contrôlées par l'UNITA en Angola, à partir de 1998, en l'absence d'intervention militaire en particulier depuis 1993, leur échappe soit écrasé, laminé ou confié aux ong internationales." Christian Lachal, "Desolation Row", mission exploratoire 30/0607/07/02 à Jénine (ex-territoires palestiniens) 70. "Il faut bien reconnaître malgré tout que MSF est vraiment mal équipé - et en particulier ici à Paris - à la fois mentalement et matériellement pour assurer le soutien de ces missions. Notre centralisation, notre habitude des moyens logistiques, des interventions de crise, d'urgence, nous rendent peut-être un peu obtus, en tout cas peu perméables aux problématiques très spécifiques qui se jouent sur ce genre de mission." Rony Brauman, Rapport Moral 1994

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internationale. La crise du Darfour, quant à elle, a mis en scène une guerre de guérilla menée par un mouvement rebelle contestant la légitimité de l'Etat soudanais et la riposte disproportionnée, indiscriminée, asymétrique de ce dernier - sans pour autant que l'indépendance politique ne soit, initialement du moins, l'enjeu du conflit. De manière plus générale, enfin, les malentendus sur le sens de nos actions ou les perceptions négatives à l'égard de MSF ou, plus confusément, de ses volontaires expatriés ne se limitent pas, y compris sur les terrains d'occupation, à une assimilation à un occupant ou un occupé. Ce constat appelle plusieurs remarques. La première est que notre identité, nos modes de fonctionnement et nos limites internes contribuent à créer pour nous des dilemmes similaires vis à vis de situations différentes. Les questions posées par les situations d'occupation s'inscrivent dans les débats internes plus généraux qui animent MSF, notamment ceux sur la validité de la distinction opérationnelle entre les programmes dits de "conflit"/"post-conflit" ou d'"exclusion"/"violence sociale" et sur la place des urgences dans le département des opérations. Ensuite, la notion d'occupation, comme d'ailleurs l'idée d'une opposition nette entre la guerre et la paix, renvoie à une conception étatique de la guerre, c'est à dire à un conflit entre Etats ou entre un Etat et un peuple susceptible de fonder son propre Etat. Cette conception prédomine dans le droit international comme dans l'approche des crises par l'ONU et les puissances occidentales. C'est, selon Anthony Lang, la raison-même de la dérive et le plus souvent de l'échec des interventions "humanitaires" étatiques :


"La leçon à tirer des interventions humanitaires [menées par des Etats] est que les considérations humanitaires ne visent pas exclusivement, ni même prioritairement, des individus mais, dans le cadre d'une intervention, la création ou la protection d'agents étatiques. Ce qui signifie que, bien qu'un Etat intervenant puisse effectivement fournir de la nourriture à des gens affamés, il sera bientôt davantage préoccupé par la création d'une entité étatique, généralement à sa propre image." C'est parce que la communauté ou les groupes qui subissent cette intervention récusent cette image et créent leur propre identité politique en réaction à celle-ci qu'ils en viennent à rejeter également l'aide qui leur est apportée.71 Bien que les guerres civiles aient constitué, pour MSF, un nombre croissant de terrains d'intervention depuis le début des années 90, nous sommes culturellement fortement influencés par le rôle de l'Etat dans la guerre, rôle face auquel nous conservons une attitude ambivalente. Acteurs non-étatiques, c'est d'abord en opposition à l'Etat que nous affirmons notre indépendance et dénonçons la récupération de l'humanitaire, c'est également sa légitimité que nous remettons en cause, volontairement ou non, en nous substituant à lui dans la fourniture de soins aux populations civiles. Cependant, c'est bien aux Etats que nous en appelons pour qu'ils assument leurs responsabilités, soit dans la protection de leurs propres populations et des personnels humanitaires, soit pour qu'ils fassent pression pour faire cesser un conflit ou interviennent politiquement et matériellement dans le cas d'une crise de grande ampleur. Dans une situation d'occupation comme de guerre civile, nous avons tendance à nous rapprocher des groupes rebelles plutôt que de l'Etat - occupant ou souverain - mais faisons souvent face à ce problème, soulevé par Rony Brauman à propos du Sud Soudan, qu'il est "parfois plus difficile de traiter avec une guérilla qu'avec un gouvernement. Il est plus difficile d'exercer des pressions, de faire valoir des principes auprès d'une autorité qui se préoccupe peu de ses relations avec l'extérieur tandis qu'un gouvernement a généralement plus de préoccupations d'ordre diplomatique."72 Ces difficultés sont d'ailleurs sans doute accrues par l'influence de cette conception étatique de la guerre. Ce biais ne nous conduit-il pas à envisager en termes trop simplistes les perceptions des belligérants comme des populations civiles à notre égard : neutres ou pas ? indépendants ou pas ? La question de la position de MSF vis à vis de l'Etat réinscrit donc dans une problématique plus large la question de l'occupation et mériterait sans doute d'être approfondie.

71. Anthony Lang, Agency and Ethics: The Politics of Military Intervention, State University of New York Press, 2001, p.199 72. Rony Brauman, Rapport Moral 1993

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col loque

PARTIE 2 L’action humanitaire en situation d’occupation [ Colloque du 11 janvier 2006, organisé par la Fondation MSF ]

PRÉSENTATION DU COLLOQUE L'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak comme, dès les années 1990 mais sur un autre plan, les interventions militaires sous mandat des Nations unies, sont venues réinterroger la notion d'occupation, notion toujours attachée à l'expérience des deux conflits mondiaux du XXe siècle. Ce questionnement intervient au moment où l'action humanitaire connaît un essor inédit dans l'histoire, reflété par la multiplication de ses acteurs et de leur périmètre d'intervention. De la Somalie à l'Afghanistan et du conflit israélo-palestinien à la "deuxième Guerre du Golfe", les débats sur la qualification de ces situations et les responsabilités qu'elles engagent, comme ceux suscités par les difficultés opérationnelles rencontrées par les agences de secours, attestent l'absence d'un consensus et la difficulté à définir des réponses satisfaisantes. La notion d'occupation a-t-elle un sens pour l'action humanitaire ? Les situations d'occupation posent-elles des problèmes ou des contraintes spécifiques aux acteurs de l'aide, que ce soit en termes de responsabilité, de modalités d'action ou de perceptions par les forces en présence et les populations à secourir ? Acteurs nouveaux par leur nombre et la variété de leurs domaines d'action, les organisations humanitaires ne sont-elles pas devenues elles-mêmes une des données du problème ?

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INTERVENTIONS DE LA MATINÉE

Jean-Hervé Bradol, Président de Médecins Sans Frontières : "L'occupation : une notion problématique pour l'acteur humanitaire"

Pour ouvrir le colloque, Jean-Hervé Bradol a d'abord évoqué les enjeux liés à la définition de la notion d'occupation. De ce point de vue, les cas sélectionnés dans l'étude entreprise par MSF sur ce thème reposent sur le choix d'une définition plus factuelle que juridique. Son intérêt pour cette notion est né en premier lieu de l'observation des réactions spontanées des équipes humanitaires confrontées à certaines situations concrètes. JeanHervé Bradol a en effet noté que, le plus souvent, le concept d'occupation était considéré négativement « comme une injustice du fort au faible, la négation des droits nationaux d'un groupe humain. » Néanmoins, une invasion suivie d'une occupation peut également, a contrario, être envisagée comme un acte nécessaire à la libération d'un territoire ou à la fin d'une tyrannie. C'est ainsi qu'il interprète la tentation pour les équipes humanitaires d'agir sur les blocages opérationnels qu'elles rencontrent et les violences dont elles sont les témoins en appelant à des interventions armées extérieures. Force est de constater cependant que les interventions armées en Irak et en Afghanistan ont fait de l'occupation militaire un des thèmes centraux autour desquels s'organisent la réflexion et l'opposition aux politiques conduites sur ces deux théâtres. Si cette question a polarisé la réflexion à MSF comme ailleurs, il semble toutefois qu'elle constitue une « question écran » : elle cache une interrogation beaucoup plus fondamentale pour les acteurs humanitaires, et ce, quelle que soit la situation, celle de savoir à qui profite l'aide humanitaire et si celle-ci n'est pas détournée de son objet.

Annette Becker, professeur d'histoire contemporaine (Université Paris X) : "À front atypique solutions humanitaires atypiques : les occupations du premier conflit mondial."

Pour Annette Becker, l'étude historique des périodes d'occupation conduit à distinguer les périodes proprement militaire - les invasions - des périodes plus longues d'organisation administrativo-militaire. Il s'agit également de trouver, dans une approche comparative, un équilibre entre l'histoire nationale des occupants et des occupés et l'histoire internationale des conflits, du droit international et des interventions humanitaires. L'histoire des occu-

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pations au XXe siècle, qui s'ouvre dès les premiers mois de la Première Guerre mondiale, est une histoire où se retrouvent presque toujours déplacements de populations, mesures de répression voire politiques d'extermination, avec un rejeu permanent d'une occupation à l'autre. Pourtant, jusqu'à aujourd'hui, le souvenir de la Grande Guerre reste associé presque exclusivement aux combattants, tandis que les violences subies par les populations civiles dans les régions occupées sont toujours largement méconnues. Pour ces populations, le paradoxe de l'époque, source d'un malentendu persistant, a été de se percevoir comme placées sur le front de la guerre et non pas à l'arrière. Annette Becker décrit l'occupation comme le lieu d'une totalisation du conflit et comme une situation de double enfermement pour les civils. Dans les régions occupées du nord de la France et de la Belgique, l'objectif des occupants était de poursuivre la guerre en mettant à contribution les populations civiles par le recours aux réquisitions et au travail forcé. Se heurtant à des difficultés pour faire exécuter ces mesures, les autorités militaires allemandes mirent en place une politique de terreur, multipliant les mesures de rétorsion collective jusqu'à la création de camps de concentration dans lesquels 300 à 400 000 personnes furent déportées entre 1914 et 1918. A l'emprisonnement que constituait la loi des militaires pour les civils occupés s'ajoutait donc l'emprisonnement spécifique dans les camps. A l'époque, aucune convention internationale ne prévoyait l'internement des civils. Le droit des gens s'avérait une notion extrêmement floue en période de conflit, tandis que les conventions de La Haye n'accordaient protection qu'aux blessés et prisonniers de guerre. Ce cadre juridique d'où les victimes civiles étaient quasi-absentes explique que le CICR qui fut, avec la Papauté, le principal intervenant humanitaire de la Première Guerre mondiale - ait été si frileux sur leur sort. Annette Becker a toutefois mis en garde contre une critique anachronique du CICR : elle souligne que celui-ci mène dans le conflit une bataille du droit. Pour pouvoir venir en aide aux prisonniers de guerre et aux blessés, le CICR s'en tient scrupuleusement au droit existant, qu'il tente de faire respecter par des belligérants animés de la conviction idéologique de mener une guerre juste. Pour ceux-ci, même ce droit conventionnel ne saurait s'appliquer à un ennemi qu'ils dépeignent comme brutal et sans honneur. De part et d'autre, les caricatures de l'époque représentent d'ailleurs un CICR systématiquement dupé par l'ennemi. Aussi Annette Becker résume-t-elle en deux idées ce qu'elle appelle l'« immense ambiguïté de l'action humanitaire en temps d'occupation », deux idées qui ont l'une et l'autre des résonances fortes avec l'actualité récente. La première idée est celle d'une neutralité impensable. Dans un contexte de guerre totale au nom du droit et de la civilisation, la revendication d'une position de neutralité semble inacceptable et appelle immanquablement le soupçon. Tout au long de la Grande Guerre, ce soupçon porte notamment sur l'existence de camps secrets de prisonniers de guerre, que le CICR contribuerait à dissimuler.

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La deuxième idée porte sur la place de l'humanitaire entre les tenants de la guerre et ceux de la paix. Critiqué par les belligérants, le CICR l'est aussi par les pacifistes, pour qui l'ambition d'« humaniser la guerre » ne peut être qu'un leurre, quand le seul objectif qui vaille est d'y mettre fin. Pour cette raison, les pacifistes recevront comme un camouflet l'attribution du Prix Nobel de la Paix au CICR en 1917. Cette double opposition à la perspective humanitaire dans la guerre de 14-18 comme l'oubli qui entourera les victimes civiles dès la fin du conflit ont largement contribué, pour Annette Becker, à convaincre ceux qui prépareront le conflit suivant de leur impunité.

Catherine Deman, conseillère politique, direction des opérations, Comité International de la Croix Rouge : "La notion légale d'occupation et ses implications opérationnelles : l'expérience du CICR"

Catherine Deman a souligné l'importance, pour le CICR, de ne pas s'éloigner de la définition juridique de l'occupation, définition contenue dans la quatrième Convention de Genève et universellement admise. La définition factuelle plus large retenue par MSF dans le cadre de son étude et proposée pour le colloque peut être source de confusion, dans la mesure où la prise de contrôle d'un territoire et de sa population par une armée n'est pas propre à l'occupation au sens légal et renvoie à la majorité des situations de conflit. Du point de vue du droit international en général et du droit humanitaire en particulier, il n'y a occupation que si la puissance occupante et le territoire occupé sont tous deux des sujets de droit international, autrement dit deux Etats ou deux entités ayant un statut international. Il faut par ailleurs que le contrôle militaire exercé par le premier sur le territoire du second le soit contre la volonté de ce dernier. Cette définition ne s'applique pas aux peuples qui n'ont pas acquis le statut d'Etat, à l'exception de ceux auxquels l'Assemblée Générale des Nations unies a reconnu, dans les années 60 et 70, un droit inaliénable à l'autodétermination. Catherine Deman a précisé toutefois que l'attribution d'un statut international à des mouvements de libération nationale, reconnus comme représentants d'un peuple, constitue une parenthèse historique aujourd'hui refermée, liée à l'entrée des pays nouvellement décolonisés aux Nations unies. Cette reconnaissance n'a d'ailleurs concerné qu'un nombre limité d'entités. La reconnaissance légale d'une situation d'occupation a des conséquences importantes autant au niveau des obligations qui incombent à la puissance occupante envers la population civile, que sur le plan de la résolution à terme du conflit et sur celui des réparations.

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Selon Catherine Deman, la reconnaissance légale peut donc avoir des effets concrets sur la situation. Elle entraîne en effet pour l'occupant l'interdiction d'annexer le territoire occupé, l'obligation d'administrer ce territoire dans l'intérêt de la population civile, d'assurer sa protection et de répondre à ses besoins essentiels, obligation qui, à plus long terme, implique de rétablir le fonctionnement normal des infrastructures publiques et de faciliter le développement du territoire occupé. S'y ajoute l'interdiction de modifier la structure du territoire dans ses institutions, son organisation comme sa démographie. Ces dispositions constituent autant de garde-fous à une exploitation des ressources ou un transfert de populations dans les territoires considérés, même si la question de leur respect et de leur mise en œuvre reste posée. Pour le CICR, le régime légal de l'occupation confère des outils juridiques supplémentaires par rapport à ceux prévus dans les situations générales de conflits. Ces outils, utilisés pour rappeler la puissance occupante au respect de ses obligations, peuvent permettre de limiter les problèmes humanitaires particuliers créés par la présence de colons ou l'absence d'approvisionnement de la population civile. Hors de ce cadre légal et notamment dans les conflits internes, la protection des populations dépendra d'autres sources du droit (droit lié à la conduite des hostilités, droit interne, conventions internationales sur les droits de l'homme). La principale raison pour le CICR de s'en tenir à la définition légale de l'occupation tient au souci de ne pas affaiblir son application. La plupart des Etats tentent de contester l'applicabilité de la quatrième Convention de Genève pour se soustraire à leurs obligations. Le fait d'élargir l'emploi de la notion d'occupation finit donc par banaliser le fait de dire qu'elle n'est pas applicable et rend donc plus difficile d'obtenir son respect. Catherine Deman a cité une autre raison de respecter la définition légale : la tendance récente à distinguer entre « bonne » et « mauvaise » occupation, distinction centrée sur le concept, développé par certains juristes anglo-saxons, d'« occupation transformative » totalement contraire à l'esprit et la lettre de la quatrième Convention. Là encore, élargir la définition entretient la confusion et justifie la remise en cause du cadre légal existant. L'action du CICR, fondée sur la recherche constante d'un équilibre entre d'une part, la protection qui passe par la responsabilisation des autorités et leur respect du droit applicable et, d'autre part, l'assistance aux populations, dépend de ce cadre légal. C'est lui qui justifie, sans contestation possible, l'intervention du CICR sur la base de son mandat, puisque la reconnaissance d'une occupation implique l'existence d'un conflit armé. C'est également ce cadre qui délimite les types d'activités d'assistance à entreprendre, excluant par exemple de contribuer à une mesure interdite à l'occupant, même si celle-ci semble dans l'intérêt immédiat de la population civile. Il n'en reste pas moins que, en dépit des règles établies par ce cadre légal, le CICR demeure confronté à de nombreux dilemmes communs à l'ensemble des acteurs humanitaires : quel

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équilibre trouver entre substitution et responsabilisation ? Y a-t-il complicité envers les violations du droit lorsque l'assistance en atténue les effets et permet qu'elles perdurent ? Comment forcer au respect du droit une partie qui n'a pas la volonté politique de le faire ou que le droit défavorise dans le cadre d'un rapport de force asymétrique ? À ce titre, Catherine Deman a cité le cas des combattants du Hamas (avant la victoire électorale de ce parti) pour lesquels le port d'un uniforme qui les distingue de la population civile signerait leur arrêt de mort. Le CICR n'échappe pas davantage aux difficultés plus récentes liées à l'acceptation de l'aide humanitaire, lorsque l'aide n'est pas perçue comme neutre et impartiale, en raison notamment de la présence d'armées occidentales ou de la multiplicité d'acteurs dits humanitaires. Ces difficultés s'inscrivent, de plus, dans un contexte général de promotion des approches intégrées, conçues comme une imbrication des composantes politique, militaire et humanitaire. Catherine Deman a conclu en reprécisant la conception de la neutralité selon le CICR, qu'elle distingue de l'impartialité et de la confidentialité. La neutralité est une attitude visà-vis des belligérants, qui suppose de ne servir aucune cause autre que celle des populations victimes du conflit. L'impartialité s'adresse aux populations elles-mêmes et sert de cadre à la façon dont l'assistance leur sera apportée. La confidentialité, enfin, n'est qu'un moyen choisi par le CICR pour dialoguer avec les parties au conflit. La prise de parole ne va pas nécessairement à l'encontre de la neutralité si elle répond aux mêmes exigences vis-à-vis de l'ensemble des belligérants.

Bernard Juan, secrétaire général de Médecins du Monde "Pour une véritable diplomatie humanitaire : l'enjeu de protection des populations pour MDM"

Bernard Juan a déclaré d'emblée que la question de l'occupation ne faisait pas l'objet d'une réflexion spécifique à MDM, l'analyse étant davantage portée sur les notions plus classiques de crise, d'oppression et sur les éléments considérés comme saillants des situations conflictuelles de l'après-Guerre Froide : conflits larvés, problèmes ethniques, religieux, raciaux… Sans chercher à définir la notion d'occupation, Bernard Juan a plutôt tenté de montrer en quoi certaines situations politiques conflictuelles, spontanément associées à l'idée d'occupation, venaient rencontrer les préoccupations actuelles de MDM, sur le plan politique et des principes comme sur celui, plus concret, de ses modes d'action sur le terrain. Il a tout d'abord replacé ces cas dans un contexte général qu'il a qualifié de « fin de l'exception humanitaire » : fin des actions clandestines des années 80, notamment en Afghanistan, au profit de missions officielles, impliquant travail de représentation et

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demande d'autorisations ; confusion des genres entre humanitaire indépendant et humanitaire d'Etat, humanitaire et militaire, humanitaire et organisations prosélytes. Dans ce contexte, les problèmes qui se posent à MDM sont liés au fait que les « occupants » sont souvent des grandes puissances et par conséquent des acteurs influents sur la scène internationale et aux Nations unies. Ce problème en appelle d'autres, comme la recherche d'une indépendance financière qui permette de s'affranchir des intérêts des bailleurs ou la clarification du rôle de MDM aux yeux des belligérants comme des populations civiles. Cette dernière préoccupation est liée à la question de la sécurité des équipes comme à celle des valeurs défendues par MDM. S'appuyant sur le cas de la Tchétchénie, où MDM fonctionne sur un mode de pilotage à distance de programmes mis en œuvre par des équipes tchétchènes, Bernard Juan a défendu l'idée que cette solution au problème de sécurité pour les expatriés allait de pair avec le développement local de réseaux associatifs et militants. Ce développement de réseaux, même s'ils se limitent souvent à une région, un clan ou un parti, est la condition d'une sécurité active fondée sur un lien d'empathie avec les populations civiles. C'est donc d'elles qu'il faut attendre la protection des humanitaires, plus que des règles de sécurité imposées aux équipes. Bernard Juan considère néanmoins que MDM a un rôle de protection à jouer en retour en faveur des populations, dans lequel il inclut la défense du droit à la santé pour tous ou, dans le cas des territoires palestiniens, le droit à l'autodétermination. La définition que MDM donnait traditionnellement de son action, « soigner et témoigner », ne suffit pas à remplir ce rôle. Il faut alors entreprendre une action qu'il qualifie de « diplomatie humanitaire », une notion développée par le CICR mais dont il se démarque en réfutant, pour MDM, le principe de neutralité. Ce principe, auquel il préfère celui de légitimité, s'oppose à sa conception de l'engagement du côté des victimes ainsi qu'aux choix d'actions qu'imposent des moyens financiers, logistiques et humains limités.

SYNTHÈSE DES DÉBATS

Les débats suscités par les interventions de la matinée ont mis en exergue la question du rapport des acteurs humanitaires au droit et à la neutralité. Ces deux problématiques semblent tracer des lignes de partage, plus ou moins nettes, qui déterminent les positions des uns et des autres quant à la spécificité ou non des situations d'occupation, question centrale soulevée par le colloque. Du point de vue du CICR, représenté par Catherine Deman, c'est avant tout le droit lui-même qui fonde la spécificité des situations d'occupation. La reconnaissance de l'appli-

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cabilité du cadre légal de l'occupation permet en effet d'identifier des responsabilités spécifiques, c'est-à-dire les obligations additionnelles qui s'imposent à la puissance occupante, qui représentent des outils supplémentaires de protection des populations. L'enjeu de la définition légale pour le CICR est donc de savoir s'il dispose ou non de ces outils additionnels, ce qui fait du cadre juridique l'une des données essentielles d'une analyse de contexte. Les conditions d'intervention du CICR en Tchétchénie sont ainsi pour partie déterminées - et limitées - par le fait que le cadre légal de l'occupation ne s'y applique pas. C'est également en référence au droit que Catherine Deman a défendu le principe de neutralité. La crédibilité des positions du CICR sur le droit applicable, en l'occurrence la reconnaissance d'une situation légale d'occupation, auprès des belligérants dépend de sa neutralité vis à vis d'eux, qui consiste à ne se prononcer que sur leur attitude envers les populations. En retour, selon Danielle Coquoz, chef de la délégation du CICR en France, s'appuyer sur le droit permet de préserver sa neutralité face à une question aussi politisée que celle de l'occupation. Le droit permet de dire que les territoires palestiniens sont occupés, tandis qu'une telle affirmation concernant la Tchétchénie apparaîtrait comme une prise de position politique. Si Bernard Juan a reconnu l'importance de faire valoir le droit, c'est, de manière pragmatique, comme un outil de négociation possible, mais c'est surtout comme une exigence de justice et de réparations par rapport aux victimes d'un conflit. Cependant, de son point de vue, la quatrième Convention de Genève ne reflète pas la réalité des guerres et les limites du droit humanitaire ne sauraient constituer celles de l'action humanitaire menée par MDM. Il s'agit au contraire de se battre pour créer de nouveaux droits. On peut ainsi comprendre son refus de la neutralité comme un refus de s'en tenir au droit existant. MDM doit concentrer ses ressources limitées sur la défense de valeurs et l'extension des droits reconnus aux populations. Pour Bernard Juan, défendre cette conception de l'humanitaire est devenu plus difficile depuis la fin de la Guerre Froide et plus particulièrement au cours des années récentes. Aussi ne s'est-il pas prononcé sur la spécificité de l'occupation, mais sur celles que constituent le pilotage à distance des opérations en Tchétchénie et le fait de devoir négocier avec les autorités russes en Tchétchénie ou américaines en Irak, par opposition au cadre des missions humanitaires des années 80, notamment en Afghanistan. Jean-Baptiste Richardier, directeur général de Handicap International, a tenu une position similaire en insistant sur le rétrécissement de l'espace humanitaire comme spécificité de l'époque actuelle, là aussi en référence à l'Afghanistan des années 80, où la sécurité des équipes humanitaires reposait sur un pacte avec les populations et leurs leaders. La perception de la neutralité et de la singularité de l'action humanitaire s'est aujourd'hui dégradée. C'est sur la notion de totalisation du conflit introduite par Annette Becker que plusieurs représentants de MSF se sont appuyés pour souligner les limites du droit humanitaire, à la fois dans sa capacité à clarifier une situation donnée et dans ses effets pratiques pour les acteurs humanitaires dans les situations d'occupation.

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Loïc Barriquand, directeur des ressources humaines à MSF, a comparé le droit de l'occupation à celui des réfugiés, qui ne s'applique pas aux déplacés, en dépit de situations comparables. Pour lui, la situation en Tchétchénie est en tous points comparable à une situation d'occupation du fait du comportement de l'armée russe. La totalisation du conflit y prévaut également. C'est cette difficulté à trancher entre la définition politique et la définition juridique de l'occupation, l'une et l'autre tout aussi légitimes à ses yeux, qui conduit Rony Brauman à juger peu pertinente la notion d'occupation. Du point de vue de l'acteur humanitaire, toute situation d'occupation est une situation de guerre et c'est le cadre général de la guerre qui fonde la légitimité et la spécificité de l'action humanitaire. La notion de totalisation du conflit doit néanmoins retenir l'attention des humanitaires et est, à ce titre, sans doute plus éclairante que la notion d'occupation : elle signale en effet, non pas nécessairement une terreur généralisée, mais l'implication de l'ensemble d'une société dans la logique du conflit. Le droit lui-même, pour Jean-Hervé Bradol, n'échappe pas à cette logique de totalisation. Selon lui, s'appuyer sur le droit pour dire qu'il n'y a pas d'occupation en Irak ou en Tchétchénie ne peut en effet être perçu par ceux qui veulent libérer ces territoires que comme une prise de position politique en faveur du camp opposé au leur. Il a donc mis en doute la remarque de Danielle Coquoz sur la capacité du droit à préserver la neutralité des humanitaires dans ce type de situations. Néanmoins, comme Rony Brauman, Jean-Hervé Bradol a souligné l'importance du droit humanitaire comme un repère susceptible, de manière générale, d'apaiser certaines situations. En rupture avec la position soutenue par Bernard Juan, ils voient dans le droit un rempart nécessaire contre le discours des valeurs et de l'impératif moral qui débouche le plus souvent sur une radicalisation des conflits. Pour autant, le droit demeure un repère fragile, parfois confus. Annette Becker s'est étonnée de la préoccupation des humanitaires, affichée par Bernard Juan dans sa présentation, d'être protégés par les populations plutôt que de chercher à protéger celles-ci. Elle a rappelé la conception originelle de la neutralité, dont sont issus le CICR et le droit humanitaire. L'idée fondatrice est celle de la neutralité de la victime et c'est d'elle que découle la reconnaissance du principe selon lequel cette neutralité de la victime devait s'étendre à ceux qui lui portaient secours. L'immense complication des situations d'occupation est que la victime est tout sauf neutre. Tout au long du XXe siècle, les victimes de l'occupation ont pris parti contre l'occupant et sont donc sorties de leur neutralité. En accord avec ce rappel historique, Rony Brauman a insisté sur la confusion qui entourait aujourd'hui la notion de neutralité. Tandis qu'historiquement, la neutralité s'exerçait sur des lieux précis - les lieux de soins des victimes - au profit de personnes précises - les blessés et prisonniers de guerre, mis hors de combat - cette notion se prête aujourd'hui à des interprétations diverses. Selon lui, la conception dominante et trompeuse de la neutralité est

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celle-là même qui justifiait pendant la famine en Ethiopie en 1984-86 de rester simplement auprès des victimes sans s'interroger sur l'utilisation de l'aide humanitaire à leur encontre. A ce paradoxe qui entoure la notion de neutralité répond celui qui, à ses yeux, affecte le droit humanitaire. Fondé au moment où prenait place une distinction reconnue par les Etats comme valide et essentielle entre combattants et non-combattants, le droit humanitaire s'est heurté, dès la guerre de 1914-18 et l'avènement des guerres totales, à l'effacement de cette distinction fondatrice. Tout au long du XXème siècle, la séparation entre combattants et noncombattants n'a cessé de s'estomper. Il a cependant jugé comme une erreur de perspective l'idée, défendue par Bernard Juan et Jean-Baptiste Richardier, selon laquelle l'accès aux victimes serait devenu beaucoup plus difficile aujourd'hui que par le passé. Rappelant les nombreux incidents de sécurité et les limites opérationnelles de l'action clandestine en Afghanistan dans les années 80, il a mis en garde contre une lecture rétrospective idéalisée de l'action humanitaire de cette époque. Lire ainsi le passé conduit à présenter abusivement les ONG comme faisant partie des victimes du contexte général actuel. Or, il n'y a jamais eu autant de secouristes sur autant de terrains que depuis la fin de la Guerre Froide. S'ils ont insisté sur les difficultés du présent, Bernard Juan et Jean-Baptiste Richardier ont considéré tous deux que le paradoxe de la protection des humanitaires par les populations, soulevé par Annette Becker, n'était, en revanche, pas nouveau. Pour Jean-Baptiste Richardier, la protection que les ONG humanitaires sont susceptibles d'apporter n'est pas celle prévue par le droit, mais relève du soin et du plaidoyer réalisé en faveur des populations dans la durée. Pour Xavier Crombé, ce paradoxe de la protection mérite néanmoins qu'on s'y attarde : tandis que le droit de l'occupation se focalise sur les obligations spécifiques de la puissance occupante, la protection que les humanitaires attendent des populations renvoie aux menaces que font peser sur eux, non pas les occupants, mais les groupes d'opposition à l'occupation. En Irak comme en Afghanistan, ce sont les groupes armés qui se considèrent « occupés » qui ciblent les humanitaires. Quant à l'insécurité qui prévaut en Tchétchénie, elle émane autant de l'armée russe que de la résistance tchétchène. La neutralité des organisations humanitaires dépend de la perception qu'en ont toutes les parties aux conflits et de leur intérêt politique et tactique à la leur reconnaître. En Afghanistan sous occupation soviétique, c'est cependant l'engagement apparent des ONG occidentales en faveur des occupés, et non la reconnaissance de leur neutralité, qui leur valait la protection de certains groupes moudjahidin. L'enjeu de la protection dans les situations d'occupation renvoie finalement lui aussi au rapport des organisations humanitaires envers le droit. Pour Danielle Coquoz, s'il n'y a pas de violation du droit ni d'exaction exclusive aux situations d'occupation, on observe dans la pratique, indépendamment de la définition légale, un certain nombre de constantes, un ensemble d'abus ou de risques d'abus dans certaines situations, qui peuvent avoir une grande influence sur les choix d'actions possibles pour les humanitaires. Ces constantes incluent : des

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arrestations, soit massives, soit étalées dans le temps ; des mesures excessives de contrôle et d'entraves multiples à la vie quotidienne des populations ; une emprise croissante des services de sécurité ; un encouragement aux phénomènes de collaboration ; la tentation de la punition collective. Dans une situation d'occupation, et particulièrement dans la durée, la population civile est rapidement considérée comme une population hostile, ce qui entraîne exactions et contrôles. Alors que dans de nombreux conflits, il subsiste le plus souvent des espaces où il est possible d'apporter des soins et de l'assistance à distance du conflit lui-même, le phénomène de totalisation lié à l'occupation, légale ou non, rend incontournables, pour les humanitaires, les dilemmes de protection. C'est le caractère central de ces dilemmes particuliers qui fait la spécificité de telles situations. Ayant la protection au cœur de son mandat, le CICR répond à ces enjeux particuliers, comme à d'autres, par le droit. Il n'en va toutefois pas de même de toutes les organisations humanitaires. C'est sans doute au regard de la frustration que suscitent ces dilemmes particuliers de protection, l'incapacité à faire appliquer le droit ou le refus d'en accepter les limites, comme d'accepter les limites opérationnelles du soin et de l'assistance, qu'il faut envisager les tensions au sein des équipes humanitaires, à propos desquelles Jean-Hervé Bradol a ouvert le colloque. En l'absence du cadre du droit ou d'un espace viable de soins, c'est vers la force militaire que les équipes humanitaires sont tentées de se tourner pour agir, non plus auprès des victimes du conflit, mais sur le conflit lui-même et ses causes. C'est alors, selon les cas, l'occupation elle-même qui est dénoncée et le retrait de la force militaire exigé ou à l’inverse, convoquée à travers l'appel à l'intervention d'une force militaire extérieure. La spécificité de l'occupation ou de la totalisation du conflit ne réside-t-elle pas, pour l'action humanitaire, dans ce refus d'accepter ses propres limites ?

INTERVENTIONS DE L'APRÈS-MIDI

Xavier Crombé, chargé de recherche, Fondation Médecins Sans Frontières : "L'occupation comme révélateur : responsabilités et limites de l'humanitaire selon MSF"

Xavier Crombé a présenté les conclusions de son étude sur l'action humanitaire en situation d'occupation en rappelant la perspective de MSF, celle de la lecture politique d'une situation et de l'analyse de la responsabilité humanitaire dans ce cadre. De ce point de vue, l'étude a montré que l'occupation ne constituait pas une catégorie de situations spécifiques pour l'action humanitaire. Elle est néanmoins particulièrement révélatrice des limites et des contradictions de cette action.

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L'histoire des rapports de MSF avec les situations d'occupation peut être retracée en trois grandes périodes. La première, qui s'étend tout au long des années 80, est marquée par les occupations du Cambodge par le Vietnam et de l'Afghanistan par l'Union Soviétique. Les prises de position de MSF dans ce contexte révèlent un double héritage politique et philosophique : la défense du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et surtout l'anti-totalitarisme. Les dénonciations des crimes de ces deux occupants servent une dénonciation plus large, celle des crimes du communisme et des systèmes totalitaires qui s'en réclament. MSF assume alors de n'être pas neutre dans son positionnement. Il convient cependant de relever deux limites à cet engagement humanitaire contre des occupants totalitaires. La première est une limite de principe au soutien apporté aux groupes d'opposition à l'occupation : MSF refuse de travailler dans les camps de réfugiés contrôlés par les Khmers Rouges et suspend à plusieurs reprises ses opérations en Afghanistan lorsqu'elle estime que des restrictions inacceptables sont faites à son accès aux populations civiles, notamment aux femmes. L'autre limite est pratique, dans la mesure où ce n'est pas sur le terrain même du conflit mais à ses marges, c'est-à-dire dans les camps de réfugiés, que l'action humanitaire déploie l'assistance la plus large. C'est d'ailleurs dans ces camps, face à l'éventail des besoins, que la nécessité d'une professionnalisation de l'humanitaire va s'imposer. La deuxième période est celle des années 90 : elle est caractérisée par le nouveau rôle joué par les Nations unies, à la fois acteur humanitaire et politique dans les conflits, et par la multiplication des interventions militaires internationales mandatées par le Conseil de Sécurité. MSF y fait face à de nouveaux défis : d'une part, les valeurs affichées par MSF au cours de la période précédente - défense des droits de l'homme et des valeurs démocratiques, acheminement et sécurisation de l'aide humanitaire - justifient désormais les interventions politicomilitaires internationales ; d'autre part, l'ONU et les forces d'interventions qu'elle a mandatées entendent imposer leur agenda aux organisations humanitaires. La recherche ou l'imposition de la paix, en particulier, est présentée comme un objectif supérieur, qui conditionne l'acheminement ou non de l'aide humanitaire. Celle-ci est critiquée voire bloquée militairement, pour empêcher qu'elle n'atteigne des zones où elle serait susceptible de bénéficier aux ennemis désignés de la paix. MSF va progressivement opérer un recentrage de son identité sur les principes de l'action humanitaire indépendante, délaissant les valeurs politiques (droits de l'homme et démocratie) qui peuvent justifier désormais l'entrave à son action. L'intervention de l'OTAN au Kosovo constitue un événement-charnière : il s'agit de la première opération résolument offensive contre un ennemi identifié menée au nom de principes humanitaires. De plus, cette opération prévoit d'emblée une mise sous tutelle d'un territoire associant une présence militaire et un plan de reconstruction civile dont les ONG doivent faire partie. L'enjeu pour MSF devient alors de définir une action qui réponde efficacement aux conséquences du conflit sur les populations civiles, tout en restant en dehors du cadre politique de l'intervention et de la reconstruction. En cela, les interventions

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menées au nom de la « guerre contre la terreur », en Afghanistan et en Irak, constituent davantage une radicalisation de la problématique qui émerge au Kosovo plutôt qu'une rupture. Cette radicalisation s'opère notamment au niveau du discours puisque l'humanitaire, de Washington à Londres, est désormais présenté comme faisant partie de l'effort de guerre et occupant une place naturelle dans le camp de la Coalition. Le recours à la notion d'occupation dans les débats internes et les positions de MSF est toutefois plus spécifique que ne pourrait le suggérer la présentation de ce cadre général et fait référence, non pas à la notion légale, mais à un ensemble de violences, d'humiliations et d'arbitraire infligés aux populations civiles par des forces militaires. La référence à l'occupation n'intervient pas réellement au moment du choix de l'intervention. Comme pour le CICR, c'est l'existence d'un conflit, quel qu'il soit, qui justifie pour MSF d'organiser une opération de secours. Ce qu'elle suggère, en revanche, c'est le dilemme que posent à l'action humanitaire, telle que la conçoit MSF, les situations d'occupation dans la durée. En effet, si le conflit persiste théoriquement avec la présence de l'occupant et se manifeste par les violences faites aux civils et les actions de guérilla menés par les groupes d'opposition, l'occupation permet aussi, dans certaines périodes et certains espaces, une relative normalisation voire certaines formes de reconstruction. La reconstruction et le fonctionnement des structures de santé, notamment, revêtent alors des enjeux de légitimité politique qui questionnent MSF sur la définition de son rôle, de sa responsabilité et la nature de ses programmes, alors que le cadre général du conflit semble justifier le maintien de sa présence. De plus, une situation où l'exercice de la violence prend surtout la forme d'emprisonnements, d'exécutions ou d'assassinats ciblés ne permet pas de répondre à cette violence par des soins médicaux. De ce fait, plusieurs retraits décidés par MSF (Liberia, Kurdistan et Somalie en 1993, Afghanistan en 2004) ont résulté à la fois d'une insécurité croissante caractérisée par le ciblage des civils comme des ONG et d'une remise en question de la validité et de l'efficacité des actions menées. L'occupation est en cela un révélateur de la limite des cadres d'analyse habituels de MSF (« programmes conflits », « programmes post-conflits »… ) mais aussi, à travers les relations ambivalentes et souvent conflictuelles des équipes de MSF avec les occupants, de la question plus générale du rapport des ONG aux Etats. Xavier Crombé propose ainsi de relire l'évolution historique de l'interprétation de la notion d'occupation par rapport aux conceptions changeantes du rôle de l'Etat. Si les Conventions de La Haye, de 1899 et 1907, ne s'inspirent que du droit des gens pour réguler les relations entre l'occupant et les populations occupées, c'est que la guerre est conçue comme une affaire entre Etats, loin des populations civiles, et que l'Etat, en temps de guerre comme en temps de paix, doit interférer le moins possible dans les activités privées des citoyens. La totalisation du conflit qu'entraînent les guerres nationales de la première moi-

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tié du XXe siècle impose un démenti à cette conception en effaçant la distinction entre civils et combattants, notamment dans les occupations, comme l'a montré Annette Becker. Si la quatrième Convention de Genève de 1949 marque la volonté de redéfinir les responsabilités des forces d'occupation par rapport aux exactions commises pendant les conflits mondiaux précédents, l'étendue des obligations faites à l'occupant vis à vis des civils n'est sans doute pas sans lien avec l'avènement à la même époque, dans les démocraties occidentales, de l'Etat Providence. Dès lors, la tendance actuelle à la privatisation des fonctions assumées par l'Etat dans le cadre du modèle de l'Etat Providence redessine le partage des responsabilités entre les acteurs privés et l'Etat qui prévalait après la seconde guerre mondiale. Cette évolution a des implications sur la notion d'occupation. En Palestine, en Irak comme en Afghanistan, les ONG ont été de fait activement sollicitées pour délivrer des services, notamment sanitaires et sociaux, à la place, voire au nom de la puissance occupante ou de l'autorité locale. L'occupation ne peut ainsi plus être simplement pensée dans le rapport occupant/occupé, mais doit prendre en compte la multiplicité des acteurs qui interviennent aujourd'hui dans ces contextes. Cette nouvelle donne rend extrêmement confuse, pour les populations civiles comme pour les belligérants et les acteurs humanitaires eux-mêmes, la responsabilité des uns et des autres.

Stuart Gordon, professeur à la Sandhurst Royal Military Academy : "Cooperation civilo-militaire et occupation de guerre : nouveaux paradigmes, problèmes et présomptions ?"

La perspective adoptée par Stuart Gordon pour son intervention est celle des défis posés par les situations d'occupation de guerre aux relations entre civils et militaires. Il rappelle tout d'abord les circonstances dans lesquelles a émergé le « paradigme du partenariat humanitaire ». Le développement de la coopération civilo-militaire a débuté, du point de vue des armées européennes et nord-américaines, avec la force de protection des Nations unies en Bosnie à partir de 1992. Dans ce conflit, le mandat confié aux forces armées par le Conseil de Sécurité consistait en la préservation d'un espace humanitaire. Il les mettait donc en situation d'interagir avec les ONG et ces interactions ont convaincu les militaires de la convergence de leurs intérêts avec ceux des humanitaires, d'autant plus qu'après les accords de Dayton, le passage, pour les ONG, de programmes d'urgence à des programmes de reconstruction et de développement semblait attester leur capacité à jouer un rôle stabilisateur. De plus, le discours de nombreuses ONG mettait en avant leur volonté de dialogue avec les militaires, condition dans leur esprit d'une diffusion des principes huma-

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nitaires. Du point de vue militaire, toutefois, ces ouvertures témoignaient de la possibilité de stratégies communes de stabilisation. Stuart Gordon admet néanmoins que les étatsmajors sont au moins aussi jaloux de leur espace technique militaire et de leur liberté d'action que les ONG le sont de leur espace humanitaire et font parfois montre de réflexes impériaux en tentant de soumettre les humanitaires à leurs objectifs. L'attente du côté des armées coïncidait par ailleurs avec l'héritage des stratégies contreinsurrectionnelles menées dans les territoires colonisés. En particulier, le succès remporté par l'armée Britannique contre la guerilla communiste en Malaisie dans les années 50, est à l'origine, pour Stuart Gordon, d'un mythe durable sur l'efficacité des projets « hearts and minds » en terme de protection des forces armées. Bien que la stratégie employée en Malaisie ait moins consisté à gagner les cœurs qu'à contrôler les populations - et se soit révélée efficace de ce point de vue - l'interprétation qui en a été faite explique la volonté des armées d'entreprendre des projets de reconstruction au niveau communautaire avec un double objectif de stabilisation et de protection de leurs forces. Stuart Gordon juge toutefois nécessaire de rappeler que le paradigme du partenariat humanitaire s'intègre dans l'analyse que font les Etats de la nature transnationale des menaces auxquelles ils doivent désormais faire face : problèmes environnementaux, pauvreté, épidémies, migrations constituent autant d'enjeux de sécurité sur lesquels l'action des ONG, du point de vue des Etats, pourrait être utilisée avec profit. Les ONG elles-mêmes ont d'ailleurs contribué à entretenir cette idée en arguant de leur capacité à agir sur les causes de ces problèmes. Cette nouvelle appréciation des menaces a également donné lieu à un nouveau concept militaire - les « effect-based operations » - qui consiste à agir sur le réseau de l'ennemi en ayant recours à des instruments potentiellement non-militaires pour affecter sa cohésion. Ce concept, qui justifie par exemple le contrôle ou la destruction d'équipements et d'infrastructures civils, a également des implications en terme d'instrumentalisation de l'humanitaire à des fins militaires. Toutes ces évolutions ont donc contribué à convaincre les armées que le développement de leurs interactions avec les civils était crucial pour remplir leurs missions. On assiste de fait, dans la plupart des armées occidentales mais également dans d'autres pays, à l'établissement d'importantes bureaucraties vouées à la gestion des relations civilo-militaires. Face à cette tendance, Stuart Gordon estime que le paradigme du partenariat humanitaire peut prendre deux formes : celle d'une « coopération » qui verrait l'assujettissement de l'action humanitaire aux objectifs politiques des Etats et de leurs armées, notamment celui de la stabilisation ; celle fondée sur un principe de différenciation entre les ONG prêtes à répondre aux demandes des Etats et à se mettre au service de leurs objectifs stratégiques et les organisations aux objectifs exclusivement humanitaires dont l'indépendance sera reconnue et respectée. S'il soutient l'approche différenciée, Stuart Gordon souligne néanmoins que les Etats comme les ONG ont la responsabilité mutuelle de clarifier cette différence.

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C'est bien sûr en Irak et en Afghanistan que ces nouveaux enjeux se sont révélés avec le plus d'acuité pour les humanitaires. Pour Stuart Gordon, les éléments saillants de ces deux contextes sont les suivants : les principaux bailleurs sont eux-mêmes parties au conflit ; les références à l’occupation y sont très politisées et souvent liées à une opposition plus générale à la guerre ; dans les deux cas, les occupations n'ont pas mis fin au conflit, les campagnes contre-insurrectionnelles s'y poursuivent ; enfin les capacités civiles des Nations unies comme des Etats s'y sont révélées insuffisantes pour assurer la transition du conflit vers une paix durable, contraignant les militaires à intervenir directement pour remettre en fonction les infrastructures et les services publics essentiels. Ce dernier point renvoie au problème plus général de la réponse aux « failed states », dans laquelle le rôle dévolu aux militaires les conduit fréquemment à remplir des fonctions pour lesquelles ils n'ont pas les compétences requises. De ce point de vue, Stuart Gordon considère les Provincial Reconstruction Teams (équipes de reconstruction provinciales - PRT) à la fois comme une nécessité et un réel problème. Face à la faiblesse des capacités civiles, les PRT, sous commandement militaire, ont semblé nécessaires pour combler le fossé qui séparait l'objectif de stabilisation des perspectives de reconstruction de l'Etat par une autorité locale. Le problème tient à ce que l'engagement des militaires dans des projets d'assistance ou de reconstruction au niveau communautaire sont le plus souvent contre-productifs, tant sur le plan technique que sur les plans politique et tactique. Stuart Gordon préconise une limitation du rôle des PRT à la reconstruction et la réforme du secteur de la sécurité en encourageant les capacités locales à cet égard. Ceci permettrait de tracer une démarcation nette entre le rôle des PRT et celui des humanitaires, d'une part, et des autres agences intéressées, elles, à la reconstruction et au développement des capacités civiles locales (« capacity building »), d'autre part. Il reconnaît néanmoins que les questions posées aux humanitaires dans ce type de situations restent nombreuses : l'attitude à adopter face aux occupants - civils comme militaires - qui implique de choisir entre une position de complémentarité ou de responsabilisation ; l'équidistance à préserver entre les différentes parties au conflit ; la confusion croissante occasionnée par le développement des compagnies de sécurité privées. Cependant, il considère comme relevant de la naïveté la propension des ONG à voir dans ces compagnies privées et les PRT l'unique cause de la dégradation de leur conditions de sécurité. Celle-ci tient à de multiples facteurs, parmi lesquels les comportements des ONG elles-mêmes ont leur part. Stuart Gordon a conclu sa présentation en abordant la question du droit international humanitaire, en particulier la façon pour les militaires d'appréhender les obligations de la quatrième Convention de Genève. Pour la plupart des armées, le droit n'a été envisagé que sous l'angle du droit des combattants et des règles d'engagement, négligeant les obligations relatives à la population civile et la façon d'interagir avec d'autres intervenants pour remplir ces obligations. Si l'expérience de l'Afghanistan et de l'Irak a obligé les militaires à

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mieux prendre en compte ces dispositions, la confusion demeure, au sein des institutions militaires, sur la différence entre obligations légales et action humanitaire. L'approche différenciée entre groupes (« clusters ») d'ONG, humanitaires ou non, qui reconnaîtrait la spécificité des premières et leur nécessaire indépendance, favoriserait également une meilleure compréhension par les militaires des Conventions de Genève dans toutes leurs dimensions.

Pierre-Antoine Braud, chargé de recherche, Institute for Security Studies : "Occupant ou supplétif ? Les interventions internationales en RDC"

Partant de son expérience personnelle de conseiller politique auprès de la MONUC, Pierre-Antoine Braud présente la situation de la République Démocratique du Congo (RDC) comme un cas limite d'« occupation onusienne », dont il résume la nature en parlant d'« illusion de tutelle ». Dans l'absolu, les moyens déployés par les Nations unies en RDC sont considérables : un milliard de dollars de budget annuel, une force de maintien de la paix plafonnée à 17000 hommes principalement dans l'est du pays… Néanmoins, l'ampleur de ces moyens reste insuffisante à l'échelle du territoire congolais et ne compense pas les limites structurelles que rencontre la communauté internationale dans sa capacité à agir sur les dynamiques locales. On assiste en effet, selon Pierre-Antoine Braud, à une double fragmentation en termes d'acteurs comme en terme de politique sectorielle. La présence internationale ne se résume pas à l'ONU : s'y ajoutent les ambassades des Etats bailleurs, les ONG et les représentants des bailleurs de fonds multilatéraux. Cette pléthore d'intervenants contribue à diluer les responsabilités et à réduire la cohérence des politiques menées. Les tentatives d'intégration et de coordination de ces multiples acteurs s'effectuent par secteurs, selon une approche standardisée qui prévoit l'enchaînement d'un cessez-le-feu, d'un accord de partage du pouvoir et d'une période de transition devant déboucher sur une élection présidentielle censée marquer l'avènement d'un Etat stabilisé. À l'intérieur de cette séquence générale, le processus de désarmement, le rétablissement des institutions, les programmes d'éducation… constituent autant de thèmes autour desquels doivent se coordonner les acteurs internationaux. Ce double émiettement a pour conséquences, d'une part, de multiplier les logiques bureaucratiques, souvent juxtaposées par rapport aux institutions et aux dynamiques locales, peu prises en compte, et, d'autre part, de créer de multiples espaces qui permettent aux acteurs nationaux d'instrumentaliser à leur profit l'intervention internationale.

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Au niveau national, c'est le principe du « winner takes all » qui prédomine parmi les prétendants au pouvoir, en contradiction avec la conception internationale de l'élection présidentielle comme facteur de stabilité et de partage du pouvoir. Dans les provinces, la recherche, de la part des acteurs internationaux, d'interlocuteurs représentatifs capables d'influer sur les dynamiques locales se solde par de nombreuses simplifications. On assiste alors à la fabrication de représentants sans légitimité réelle comme à des amalgames entre les acteurs locaux. Pierre-Antoine Braud invite à reconsidérer les stratégies élaborées par les acteurs congolais dans une perspective historique, en rappelant l'ancienneté du rapport des Congolais à la présence étrangère, notamment coloniale. L'approche internationale en RDC est, en revanche, fondée sur une approche de court terme. Ses ambitions sont limitées à un ordre apparent qui sanctionne la réussite du processus et permette surtout de justifier les dépenses et les choix opérationnels effectués. L'élection présidentielle est présentée comme le point d'orgue de ce processus de retour à l'ordre, tandis que les Congolais l'envisagent comme le signal d'une réduction des effectifs de la MONUC et d'un désengagement progressif des acteurs internationaux. Pierre-Antoine Braud cite un exemple de corruption concernant le gonflement des chiffres des effectifs de l'armée nationale. Ces détournements de fonds internationaux se font essentiellement au bénéfice de l'Etat, donc du parti de la présidence. Du point de vue des autres partis, dont les hommes doivent être réintégrés dans l'armée nationale, l'absence de sanctions de ces pratiques les encourage à maintenir des structures parallèles de commandement et à conserver leurs armes. Pour les forces internationales chargées de la supervision du secteur de la sécurité, le manque de moyens et de personnel incite à une certaine forme de réalisme politique : laisser prévaloir le rapport de forces congolais existant, voire favoriser, par abstention, la faction qu'on soutient en lui laissant toute latitude pour se renforcer. Face à ces logiques, la question se pose de savoir si les forces internationales ne sont pas devenues en quelque sorte les supplétifs des factions congolaises. Pierre-Antoine Braud y voit davantage des convergences d'intérêts. Ainsi, dans les zones rebelles, le déploiement de l'armée nationale, en principe unifiée mais dominée de fait par le parti du président Joseph Kabila, sert la présidence en termes de légitimité et d'extension de son contrôle sur l'est du pays. Il sert néanmoins aussi les intérêts des promoteurs internationaux du processus de paix qui y voient un enjeu de légitimité pour l'armée nationale qu'ils ont financée et l'opportunité de se décharger des responsabilités qui pesaient exclusivement sur la MONUC. Il s'agit notamment d'échapper aux critiques en cas d'exactions contre les civils, comme ce fut le cas en Ituri, ou d'éviter un affrontement direct des troupes internationales avec les groupes armés rwandais, dans le cas du Kivu. L'armée nationale peut donc jouer pour la MONUC le rôle de paravent. Ce transfert inavoué de responsabilité a néanmoins ses limites. En 2004, des émeutes populaires ont éclaté contre la MONUC, dénonçant son incapacité à défendre une ville

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après la prise de celle-ci par un général rebelle. Tout le monde ne s'accommode donc pas de l'« illusion de tutelle ». Le déploiement de la MONUC a créé des attentes parmi les populations congolaises, qui ne se contentent pas d'un aveu d'impuissance. Il n'en demeure pas moins que les objectifs initiaux de l'intervention internationale ont été clairement, bien qu'implicitement, ramenés à la baisse, le discours sur la bonne gouvernance et la démocratisation ayant cédé la place à celui sur le simple rétablissement de l'autorité de l'Etat. Si les différentes factions congolaises savent faire usage du discours démocratique pour préserver les apparences, les puissances occidentales parties au processus de paix se focalisent désormais sur le volet sécurité et stabilisation, qui les conduit à miser sur le renforcement du pouvoir en place : le régime Kabila. C'est donc l'option d'un Etat fort et centralisé qui prévaut, par souci de réalisme, sans que soit interrogée la nature de cet Etat, qui de Leopold à Mobutu jusqu'à Laurent-Désiré Kabila, est pourtant au cœur du problème congolais. Dans cette configuration, le rôle confié aux ONG repose sur le postulat du lien entre développement et sécurité et doit par conséquent contribuer lui aussi au rétablissement de l'autorité étatique.

Caroline Abu-Sada, chercheur, docteur en sciences politiques (IEP) : "Enjeux de légitimité : l'influence de la communauté internationale sur la définition de l'Etat palestinien."

Caroline Abu-Sada prend l'exemple d'une ONG palestinienne, Palestinian Agricultural Relief Committee (PARC), pour analyser les rapports entre le secteur associatif palestinien, la communauté internationale, l'Autorité palestinienne et la puissance occupante qu'est Israël. Par cette approche qui éclaire une réalité complexe composée de nombreux acteurs, elle démontre que l'aide humanitaire peut avoir bien d'autres effets pervers que celui de profiter à l'occupant. PARC a été créée en 1983 à l'initiative de trois agronomes affiliés au parti communiste palestinien, seul parti existant à l'époque, bien que de façon clandestine, dans les Territoires Occupés Palestiniens (TOP). Caroline Abu-Sada rappelle le contexte de cette création : il n'y a alors pas d'autorité palestinienne, les territoires palestiniens sont directement administrés par Israël depuis 1967 et, à partir de la fin des années 1970, soumis à une nouvelle politique favorable aux colonies de peuplement. Le gouvernement israélien fonde d'ailleurs cette politique sur une loi ottomane du XIXe siècle qui prévoit que toute terre non cultivée pendant trois ans devient domaine public. Cette évolution dans les formes de l'occupation place la terre au centre du conflit. La création de PARC répond donc à un double objectif : l'aide qu'elle entend apporter aux agriculteurs palestiniens doit contribuer à développer

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leurs moyens de subsistance mais aussi à les fixer sur leurs terres et ainsi résister à l'occupation en s'opposant aux expropriations qui ouvrent la voie aux colonies de peuplement. PARC organise son action en créant des comités d'agronomes, de femmes et de paysans déployés dans les TOP, ce qui lui permet de jouer un rôle de premier plan dans l'assistance à la population palestinienne, notamment dans le domaine alimentaire, pendant la première Intifada, qui éclate en 1987. En l'absence d'autorité nationale, l'utilité avérée de ces comités assure à PARC le soutien politique de l'OLP en exil et l'appui financier des ONG et agences internationales. A ce succès fait écho, au début des années 1990, l'intérêt accru pour le rôle de la « société civile » dans un contexte de chute du communisme et d'appel aux réformes structurelles. Toutefois, les enjeux politiques des accords d'Oslo convainquent les bailleurs de concentrer leurs financements sur la nouvelle Autorité palestinienne (AP), sur laquelle repose la poursuite du processus de paix avec Israël. Cette nouvelle donne revient à couper les financements alloués précédemment aux ONG palestiniennes. Celles-ci adoptent trois types de stratégies vis-à-vis de l'AP : l'intégration, le partenariat dans l'élaboration de politiques nationales ou l'opposition. PARC refuse d'intégrer le Ministère de l'Agriculture, préférant adopter une position de contrepoids. A partir de 1996, néanmoins, les ONG palestiniennes bénéficient d'un regain d'intérêt de la part des bailleurs qui commencent à prendre conscience des logiques de corruption et de clientélisme engendrées par le financement massif et sans réel contrôle de l'AP. Un rééquilibrage des financements internationaux est ainsi opéré en faveur des ONG. Pour Caroline Abu-Sada, les années 1990 ont ainsi été caractérisées par une succession d'arbitrages à l'initiative de la communauté internationale entre l'Autorité palestinienne et les ONG locales. Ceux-ci ont été motivés par une conception évolutive de ce que devaient être l'Autorité palestinienne - et l'Etat palestinien qu'elle préfigurait - et la société civile palestinienne. Cette conception empruntait elle-même à une vision plus générale sur la nature peu démocratique des régimes politiques du monde arabe et, dans la perspective du processus de paix, investissait la société civile du rôle de contrepoids à l'égard du Fatah, au pouvoir, et plus encore du Hamas dont l'influence ne cessait de croître. La situation qui prévaut au moment du déclenchement de la seconde Intifada, marquée par un partage souvent déséquilibré des tâches entre l'AP et les ONG et une orientation des programmes de ces dernières vers le long terme et le développement, doit beaucoup aux choix des bailleurs. La seconde Intifada et la nature de la riposte de l'armée israélienne ont des conséquences déterminantes sur le rapport de force entre ONG et AP. Dans un premier temps, les ONG palestiniennes peinent à réorienter leurs programmes pour faire face à une situation d'urgence, mais l'Autorité palestinienne est plus encore réduite à l'impuissance. Assiégée à Ramallah, elle n'a pas les moyens de répondre aux besoins de la population palestinienne, d'autant

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plus que le bouclage et le morcellement des territoires opérés par Tsahal lui interdit l'accès à près de 70% des TOP. PARC, pour sa part, peut de nouveau démontrer son efficacité en réactivant son réseau de comités ce qui lui permet d'agir, malgré les blocages, à Gaza comme en Cisjordanie. Cet avantage a été renforcé par le soutien financier international que lui ont notamment alloué les ONG internationales de retour dans les TOP, entre 2000 et 2002. Le déséquilibre est aujourd'hui patent entre les moyens de PARC et un Ministère de l'Agriculture affaibli (18 millions de dollars de budget par an pour PARC contre 11 millions pour le Ministère). Sensible au discours de l'ONG palestinienne reprenant à son compte les thèmes en vogue de bonne gouvernance, transparence ou de « gender », le soutien des bailleurs a continué de croître. Le PAM lui a ainsi alloué l'intégralité de la distribution de l'aide alimentaire. PARC a pourtant refusé de jouer le jeu de la coordination sectorielle décrétée par les bailleurs, condamnant ainsi à l'impuissance le Ministère de l'Agriculture, censé coordonner les actions des ONG pour ce secteur. L'influence et les moyens accumulés par PARC ont fini par convaincre ses dirigeants d'entrer en politique, mettant à profit la large base sociale que leur assurent les comités. Cette évolution a conduit certains bailleurs, dont le PAM, à réviser leur jugement et prendre leur distance avec cette ONG. Néanmoins, ce rééquilibrage n'a pas suffi à modifier le rapport de force existant entre PARC et l'AP. Caroline Abu-Sada a conclu sa présentation sur une position critique à l'égard de la communauté internationale. Le soutien, tantôt conjoncturel, tantôt de principe, aux ONG palestiniennes telles que PARC est allé à l'encontre de l'objectif déclaré de construire un Etat palestinien. Cette remarque appelle, pour elle, plusieurs interrogations plus générales : eu égard à la position de neutralité revendiqué par les acteurs internationaux de l'aide, comment interpréter leur large soutien à une ONG aux affiliations politiques connues (le parti communiste pour PARC) dans le but, affiché pour certains, de faire pièce au Hamas ? Il est aujourd'hui commun de considérer les ONG, acteurs par excellence de la société civile, comme nécessaires pour combler les lacunes d'un Etat. Qu'en est-il néanmoins lorsque l'Etat n'existe pas encore ? Le soutien aux ONG palestiniennes peut-il réellement contribuer à terme à la construction de l'Etat ou va-t-il nécessairement à l'encontre de ce processus ? Enfin, Caroline Abu-Sada a attiré l'attention sur les conséquences largement occultées de la présence internationale sur la société palestinienne : celle-ci a en effet engendré une nouvelle classe sociale palestinienne composée des cadres des ONG internationales et des agences de l'ONU, qui bénéficient de facilités de déplacement à l'intérieur des TOP comme à l'étranger, tandis que la majorité des Palestiniens sont soumis à un régime de permis complexe qui leur interdit de circuler même d'une ville à l'autre. L'aide internationale est donc aussi source d'inégalités entre Palestiniens face à l'occupation.

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SYNTHÈSE DES DÉBATS Les interventions de l'après-midi ont apporté de nouveaux éléments au débat, en invitant notamment à envisager les organisations humanitaires non plus dans une position d'extériorité au conflit, mais comme acteurs à part entière de situations où elles interagissent avec une pluralité d'acteurs politiques et militaires. Les cas de la RDC et des territoires palestiniens ont aussi incité à examiner les éléments de distinction d'une situation d'occupation à une autre, à partir de ces deux contextes mais également en référence aux occupations de la Grande Guerre décrite le matin par Annette Becker. Là encore, le caractère plus ou moins déterminant de ces distinctions dépend de la logique propre à chaque acteur, celles des différents acteurs humanitaires comme celle d'une armée régulière occidentale présentée par Stuart Gordon. Pour ouvrir le débat, Marc Le Pape a fait part de son étonnement sur le fait que les présentations sur la RDC et les territoires palestiniens n'aient pas fait ressortir de spécificités propres à ces situations d'occupation. Au contraire, l'impression dominante était celle d'une situation de travail ordinaire pour les ONG. Xavier Crombé voit dans cette impression générale le reflet du fait que la notion d'occupation reste largement envisagée en référence à l'expérience historique des sociétés occidentales pendant les deux guerres mondiales. Or, le nombre d'intervenants dans les cas présentés, l'évolution de leurs rôles et de leurs responsabilités, notamment en ce qui concerne les ONG elles-mêmes, transforment la réalité et l'expérience de l'occupation. Pour Caroline Abu-Sada, s'il n'y a pas de doute sur l'existence, même au niveau juridique, d'une situation d'occupation dans les territoires palestiniens, l'analyse centrée exclusivement sur la relation occupant/occupé est insuffisante. Il importe également d'examiner l'impact de l'aide internationale dans les Territoires et son rôle vis à vis des responsabilités et de la politique de l'occupant israélien. La destruction du Club de l'ONU à Gaza est, à ce titre, significative des perceptions et des rancoeurs d'une partie des Palestiniens envers l'ONU. Cet exemple est d'ailleurs à rapprocher des émeutes contre la MONUC en RDC, mentionnées par Pierre-Antoine Braud dans sa présentation. Annette Becker a, pour sa part, insisté sur le fait que la nature des problèmes posés par une occupation était aussi fonction de sa durée. Alors que les occupations des deux guerres mondiales ont constitué des moments provisoires, s'étalant de six mois à cinq ans, l'occupation des territoires palestiniens est caractérisée par son immense durée, au point qu'elle représente un horizon infini pour les Palestiniens comme pour les Israéliens. Pour Rony Brauman, cette distinction fondamentale oblige à considérer l'occupation comme une notion intermédiaire, qui renvoie nécessairement soit « au dessus », au cadre général du conflit, soit « en dessous », aux modalités pratiques de chaque occupation particulière, qui affectent concrètement le sens et la mise en œuvre de l'action. La durée de l'occupation,

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inscrite dans le cycle des générations en Palestine, provisoire au Congo, est ce qui distingue les deux situations, comme le fait que l'occupation israélienne soit aussi une occupation civile. Au-delà de la présence des militaires, celle des colons détermine pour beaucoup l'environnement des Palestiniens, les problèmes de sécurité comme les choix que doivent opérer les ONG. Pour Xavier Crombé, ce qui rapproche, en revanche, les cas des territoires palestiniens et la RDC, mais les distingue des situations d'occupation de la Première Guerre mondiale, est que dans les deux premiers cas, la communauté internationale et une partie au moins des acteurs de l'aide se retrouvent en situation d'arbitrage dans la construction et la définition d'un Etat : arbitrage par défaut en faveur d'un Etat centralisé et stable au Congo, incarné par la présidence Kabila, comme l'a relevé Pierre-Antoine Braud ; arbitrage changeant, selon Caroline Abu-Sada, entre l'Autorité palestinienne et la société civile dans les Territoires. La question de la durée renvoie alors, pour toutes populations “occupées”, à leur histoire particulière et à leur mémoire collective, qui influencent sans doute leur façon de percevoir l’occupation comme la présence internationale. Le rapport à la durée est aussi ce qui distingue les acteurs humanitaires entre eux et vis à vis d'autres acteurs d'une occupation. Reprenant l'exemple des territoires palestiniens, Rony Brauman estime que la façon de trancher le dilemme soulevé par Caroline Abu-Sada entre le maintien d'une assistance susceptible de contribuer à pérenniser l'occupation et la suspension de l'assistance, dépend de la temporalité dans laquelle on s'inscrit. L'approche de court terme des ONG les fait privilégier l'assistance, au risque qu'elle s'inscrive dans la stratégie d'occupation. Une perspective plus politique, privilégiant les enjeux du long terme, imposerait sans doute un choix différent. C'est la position que défendent notamment des groupes israéliens opposés à l'occupation, qui voient dans la suspension collective de l'aide l'unique moyen d'obliger l'occupant à faire face aux conséquences de sa politique. La perspective du droit, soutenue par le CICR, impose elle aussi de considérer le long terme. Comme l'a rappelé Catherine Deman, les obligations de la puissance occupante s'imposent indépendamment de la durée de l'occupation et ont des implications sur le règlement à terme du conflit. Ce cadre juridique dicte également au CICR de renoncer à toute activité d'assistance susceptible de contribuer à remettre en cause le statu quo institutionnel, démographique ou territorial, telle l'aide à la relocalisation d'une population. Du point de vue des militaires enfin, ainsi que l'a exposé Stuart Gordon, la question de la durée de l'occupation dépend des stratégies qu'ils doivent mettre en œuvre. La notion d'occupation recouvre, de fait, des activités et des stratégies très variées qui incluent aussi bien des stratégies de « containment » sans volonté de transformation, que des stratégies de transformations actives, perçues comme politiquement nécessaires et positives par les Etats occidentaux. Interrogé par Rony Brauman sur la distinction faite par l'armée entre les activités humanitaires et ses obligations légales, Stuart Gordon a analysé l'environnement légal et politique dans lequel les armées se positionnaient sur ces questions. En principe, les activités d'une

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armée dans une situation d'occupation de guerre ne constituent pas des actes humanitaires, mais sont liées à la recherche de la stabilité et aux responsabilités légales établies notamment par la quatrième Convention de Genève. Ces activités acquièrent néanmoins très vite une dimension politique, en raison de leur utilité pour légitimer l'action de l'armée auprès de l'opinion publique de l'Etat dont elle dépend comme auprès des populations civiles des territoires sur lesquels elle intervient. Une limite claire ne peut être tracée entre les activités d'assistance des militaires et l'action des organisations humanitaires, que si ces dernières s'en tiennent à une conception restrictive de l'humanitaire, c'est à dire une action palliative destinée exclusivement à prévenir la perte de vies humaines. Stuart Gordon a néanmoins admis que les obligations légales ainsi que les exigences tactiques des armées continueront de leur imposer de mener des actions humanitaires en certaines occasions. Une différenciation absolue est donc illusoire, mais les risques de confusion peuvent être largement réduits. Sami Makki, chercheur, a jugé que cette confusion tendait à devenir davantage la règle que l'exception. Les états-majors et les gouvernements des pays occidentaux partagent aujourd'hui l'objectif stratégique d'accentuer la logique d'intégration civilo-militaire. Une évolution vers le paradigme de la différenciation proposée par Stuart Gordon paraît dès lors improbable, d'autant plus qu'un nouveau type d'acteurs, les compagnies privées, est appelé à jouer un rôle croissant dans cette intégration avec une double fonction de support logistique aux forces armées et de soutien technique auprès des agences de coopération gouvernementales, tel USAID ou DFID. Caroline Abu-Sada a remarqué que cette évolution était aussi à l'œuvre dans les territoires palestiniens avec la transformation des check-points en terminaux, cogérés par l'armée israélienne et des compagnies privées de sécurité. Le débat sur les problèmes posés par ces nouveaux acteurs des interventions militaires internationales, ainsi que les réponses à y apporter, a fait ressortir de nouveau des perspectives différentes entre les participants au colloque. Face à l'intérêt économique et politique que représente pour les gouvernements et les armées occidentales l'emploi de ces sociétés - cellesci sont plus rentables et la mort d'un de leurs « employés » pèse moins politiquement que la perte d'un soldat - le CICR, comme l'a exposé Catherine Deman, s'efforce de ramener ces nouveaux acteurs dans le champ du droit. Il intervient ainsi à trois niveaux. En premier lieu, il rappelle aux compagnies privées elles-mêmes qu'elles sont soumises au même cadre légal que les Etats et les forces armées dans un conflit. Le CICR souligne ainsi que le choix que font ces sociétés de développer leurs propres codes de conduite, au nom d'une éthique professionnelle ou d'une morale des affaires, ne les affranchit pas de leurs obligations juridiques. Il mène ensuite une action auprès des Etats sur le territoire desquels ces sociétés sont basées, en les incitant à réglementer les activités de ce secteur. Cette démarche s'est révélée efficace en Afrique du Sud, dont la volonté politique de promouvoir son image dans ses interventions à l'étranger se heurtait au comportement de mercenaires des nombreuses compagnies de sécurité privées sud-africaines. Le CICR intervient enfin auprès des Etats qui emploient ces sociétés.

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Sans se référer au droit, Jean-Hervé Bradol et Rony Brauman soutiennent néanmoins une logique analogue, qui consiste à ne voir dans les sociétés privées que des acteurs parmi d'autres d'une situation de conflit. De manière générale, Jean-Hervé Bradol a rappelé que, d'un point de vue humanitaire, il n'y avait pas de raison de se prononcer sur la guerre ou sur l'occupation elle-même ni de dilemme à dialoguer ou négocier avec des forces occupantes, comme avec toute autorité politique ou militaire pour mener à bien une action de secours. Plus spécifiquement, pour Rony Brauman, il n'y a pas de différence à faire, dans une perspective humanitaire, entre les forces armées quelle que soit leur nature, qu'ils s'agissent d'armées régulières, de casques bleus, de milices rebelles ou de sociétés privées. Il a toutefois mis en garde contre l'erreur de considérer l'humanitaire, le militaire ou le secteur commercial comme des catégories homogènes, évidentes en elles-mêmes. Il faut au contraire être conscient de la diversité des acteurs et de la pluralité de leurs intérêts. Stuart Gordon a reconnu la validité du point de vue humanitaire. Les situations où des forces d'occupation s'opposent à différentes formes d'insurrection sont une forme de guerre, dans laquelle les humanitaires n'ont pas à privilégier un combattant, alors qu'elles cherchent à atteindre les populations des deux côtés d'une ligne de front aussi floue soitelle. En revanche, du point de vue d'une armée régulière, éviter d'être assimilée aux comportements de sociétés militaires privées sans règles est un enjeu crucial pour sa propre sécurité et la réussite de sa mission. C'est, selon lui, aux gouvernements que revient la responsabilité de garantir la réglementation professionnelle et le contrôle de ces sociétés privées dans l'intérêt de leurs propres armées. De manière significative, en miroir de l'intervention de Bernard Juan au cours de la matinée, Stuart Gordon a argué de la nécessité, pour les forces armées, d'obtenir et de préserver une légitimité aux yeux des communautés auprès desquelles elles interviennent. Selon lui, l'usage indiscriminé et illimité de la violence peut causer la défaite. La recherche de cette légitimité est donc un objectif stratégique qui vaut aussi bien pour les armées régulières ou privées que pour les « guérillas » et qui passe par le respect des règles de la guerre. Cependant, de même que la confusion entre les différents acteurs internationaux, militaires, commerciaux et ONG, est un phénomène structurel qu'il s'agit d'atténuer et d'encadrer mais qu'il paraît difficile d'abolir, il semble à Stuart Gordon tout aussi difficilement imaginable de parvenir à standardiser les comportements des soldats au niveau international. Entre armées occidentales elles-mêmes, les différences de culture institutionnelle constituent un frein puissant à toute idée d'homogénéisation des comportements, comme le sont à un niveau plus large les différences culturelles dans l'usage des armes à feu par les forces de police ou les citoyens. C'est en référence à cette dimension culturelle et plus spécifiquement en empruntant la notion de « culture de guerre » développée par Annette Becker, que Xavier Crombé a exprimé son scepticisme quant aux logiques de professionnalisation sectorielle ou de réglementation par le droit. Quelle que soit l'éthique d'une profession ou le cadre légal de

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ses activités, c'est la façon dont se constituent les discours politiques sur l'ennemi et la licence qu'ils donnent aux militaires, publics ou privés, de pratiquer la violence, qui sont déterminants. En accord avec cette idée générale, Annette Becker a néanmoins appelé à ne pas négliger les changements intervenus dans la conception de l’armée depuis la première moitié du XXeme siècle. Tandis que la culture des deux guerres mondiales est caractérisée par l'affrontement entre des armées nationales, c'est le modèle de l'armée professionnelle qui s'impose de plus en plus. Un soldat professionnel dans une armée régulière représente toujours théoriquement une nation, mais le professionnel tend à prendre le pas.

EN GUISE DE CONCLUSION… Cette journée de colloque n'a pas apporté de réponse définitive ni de consensus clair sur la notion d'occupation, ni sur la spécificité des situations concrètes qu'elle recouvre. La seule spécificité qui s'impose tient à la référence au droit : spécificité du cadre légal, des obligations et des outils juridiques qu'il définit, aspect central des questions de protection. Mais si cette référence est impérative pour le CICR, il n’en va pas de même pour les acteurs humanitaires qui ne fondent leur légitimité que sur la reconnaissance publique de l’utilité de leur action et non sur un mandat juridique. Ceux-là demeurent ambivalents envers la notion d’occupation, une notion politique problématique par rapport à la catégorie générale du conflit, mais encore trop vague pour identifier avec justesse les enjeux et les modalités pratiques de chaque situation donnée. Malgré cette ambivalence partagée, la nature des débats signale que ce qui différencie les différents intervenants, bien davantage que la caractérisation de l’occupation elle-même, c’est leur conception respective de l'action, de l’engagement et de leurs limites. Pour chaque acteur humanitaire, cette conception n’est toutefois pas posée une fois pour toutes ni monolithique. Elle ne leur est pas davantage reconnue en l’état par les acteurs d’un conflit, qui peuvent être eux aussi, comme l’a remarqué Stuart Gordon, en quête de légitimité auprès de populations civiles et, par conséquent, dans un rapport de rivalité éventuelle avec les ONG. L’étude de Xavier Crombé caractérisait les situations d’occupation comme des espaces de légitimité contestée. La notion de totalisation du conflit, contribuée au colloque par Annette Becker, suggère qu’aucun acteur, y compris les humanitaires, ne peut faire valoir bien longtemps son statut d’extériorité dans ces situations de radicalisation des positions et des identités politiques. Les tensions qui traversent les organisations humanitaires elles-mêmes sont sans doute le reflet de cette contagion.

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