Littérature Islandaise

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DOSSIER spEcial

LittErature islandaise entre rĂŠalisme et merveilleux pa r

N A B B U . c o m


sommaire P.3

A V ANT - P RO P OS

P.4

B ANDE - ANNON C E

P.5

É DITORIAL INTER V IE W S

P.9

La spécificité islandaise, entretien avec Régis Boyer, spécialiste de la Scandinavie Écrire contre l’oubli, interview de Jón Kalman Stefánsson, auteur

P.13

Le polar, un genre politique, interview d’Árni Thórarinsson, auteur

P.17

La poésie du présent, interview d’Audur Ava Ólafsdóttir, auteur

P.20

Une jeunesse islandaise d’après Gudrún Eva Mínervudóttir, auteur

P.6

C h r o n i q u e s P.22

Le septième fils, Árni Thórarinsson

P.23

Hypothermie, Arnaldur Indridason

P.24

La rivière noire, Arnaldur Indridason

P.25

Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson

P.26

Rosa candida de Audur Ava Ólafsdóttir

P.27

Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie de Gudrún Eva Mínervudóttir

P.28

Cent portes battantes aux quatre vents de Steinunn Sigurdardottir

P.29

B I B LIO G RA P HIE

P.33

REMER C IEMENTS

S É LE C TI V E &

C R É DITS


AVANT-PROPOS Ce dossier a fait l’objet d’une première publication en ligne sur NABBU.com en mars 2011, à l’occasion du Salon du Livre de Paris consacré aux littératures nordiques. Rédaction et coordination

Salomé Kiner

Cet eBook vous est offert par NABBU avec l’aimable autorisation des auteurs et de leur éditeurs ZULMA, GALLIMARD et MÉTAILIÉ. 3


BANDE-ANNONCE

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ÉDITORIAL • PA R S A LO M É K I N E R

L’Islande, c’est avant tout un certain goût de l’absolu – quelque chose du bout du monde qui ne fait rien à demi-mots. C’est cette langue millénaire et solide comme la roche, qui est à la Scandinavie ce que le latin est à l’Europe. Ce sont ces hommes aux yeux flottants de vieux pêcheurs, le visage rongé par les matins trop froids. Ce sont nos rêves de vide et de silence accrochés aux paysages de lave et de pierres volcaniques, au cœur des sources chaudes et des plages basaltiques. C’est enfin, au-delà de la puissance des images qu’elle suscite, et peut-être grâce à cet incroyable potentiel romanesque, la place inouïe que l’Islande accorde à la littérature: « Certains mots sont probablement aptes à changer le monde, ils ont le pouvoir de nous consoler et de sécher nos larmes », dit Jón Kalman Stefánsson. Pas de plus justes termes pour désigner les armes que nous avons choisi de prendre pour inaugurer NABBU. On nous avait parlé des trop faibles

lumières, des âmes en berne, de l’inertie de Reykjavik – une ville en faillite qui ne retentit que du bruit de ses déboires. A la lire, pourtant, l’Islande est la promesse d’une littérature fidèle à sa dualité : quelque part entre le faste de la tradition narrative et la frugalité des romans noirs, il y avait un mystère à percer. Les yeux troués par nos propres clichés, alors même que nous pensions y trouver des auteurs ascétiques, monstres glacés veillant sur des acquis caducs, nous avons découvert des écrivains épanouis, héritiers digestes d’une langue moyenâgeuse, et précieux décodeurs des doutes dont ils témoignent. Janvier battait son plein, l’Europe crevait de neige, et nous marchions illuminés dans une Reykjavik printanière, nourris au naturel de ces gens pleins de génie et dont la modestie n’enlève rien à la grandeur du talent.

En faisant de l’Islande notre premier dossier, nous mettons en avant un pays qui soigne ses sagas comme nous aimons nos cathédrales. Nous mettons en avant un pays longtemps connu pour ses excès – la violence de ses crises économiques et climatiques –, mais qui camoufle ses trésors : la plus grosse production éditoriale au monde, le plus grand nombre de lecteurs. NABBU vient de Nabû, dieu babylonien de l’écriture et du savoir. En faisant de l’Islande notre premier dossier, nous faisons le pèlerinage vers des terres sacrées, où naquit Halldór Laxness, prix Nobel de littérature, pour qui « celui qui ne vit pas en poésie ne saurait survivre ici-bas ». Dont acte. ■

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INTER V IE W

La spécificité islandaise, entretien avec RÉgis Boyer Pendant 30 ans et jusqu’en 2001, Régis Boyer fut professeur de langues, littératures et civilisation scandinaves à la Sorbonne. Il est aussi traducteur du norvégien, du suédois, de l’islandais et du danois en français, et nous lui devons la publication des Sagas dans la Bibliothèque de la Pléiade, déjà rééditées cinq fois. Il a enfin écrit de nombreux essais et documents d’histoire sur les traditions nordiques et les vikings. 6


— NABBU : Les littératures scandinaves étaient à l’honneur du Salon du Livre de Paris en mars 2011. D’après vous, est-ce que ce terme fait sens ? — Régis Boyer : Sans aucun doute. Ce sont des littératures originales, qui font partie de notre patrimoine, qui se sont illustrées par de grands écrivains, que malheureusement nous ne lisons pas, ou guère, mais qui doivent être divulguées. — A l’intérieur même de cette appellation, quelles seraient les particularités et les points communs propres à ces différents pays ? — L’Islande est le pays le plus cultivé d’Europe : un pays où il n’existe aucun analphabétisme. Un pays qui bat les records de publication de livres, journaux et revues, et de fréquentation des bibliothèques. Il s’agit du pays le plus lettré du monde ! Prenez cette anecdote : une fois, avec ma femme – ce devait être en 62 – nous prenons l’auto et décidons d’aller nous promener. Ma femme me dit qu’il faut acheter des œufs. Un dimanche après-midi, ce n’est jamais gagné… Soudain, j’aperçois une maison avec une fenêtre ouverte - c’était en plein été -, et un type

dont la tête dépasse. Nous décidons d’essayer cette ferme. Je m’approche, je salue donc cet homme et lui demande s’il vend des œufs. Il me répond : « Oui, mais laissez-moi d’abord finir mon chapitre ! » Il ne faut jamais oublier que l’Islande est une espèce de nucleus, de modèle, de point directeur pour les autres. Les suédois ont subi d’autres influences, ils sont plus orientaux. Les danois vivent en symbiose avec les allemands, puisqu’ils sont frontaliers. Les norvégiens seraient les plus proches des islandais, parce que la majorité de la population islandaise est norvégienne. Mais vous ne pouvez pas réduire le phénomène danois, ou norvégien, ou suédois, au phénomène islandais. Après, parmi ce qu’ils ont de commun, il y a le culte de la nature, la volonté de parvenir à exprimer leur quid proprii le plus intime – ils ont, de manière générale et à la différence des français bavards, beaucoup de peine à se communiquer. Ils partagent aussi le respect et l’attention à autrui, un sens du passé et de l’histoire, qui les a fortement marqués, et surtout, surtout, le talent de conter et de raconter : ce sont des conteurs.

— Alors justement, les premières traces écrites sont souvent celles d’un travail de transcription des traditions orales – pour la plupart des récits de conquêtes et d’aventure. Ce talent de conteur vient-il de là ? — Nous ne sommes pas sûrs qu’il ait existé une authentique tradition orale germanique - les scandinaves étant des germains du nord. Le fait est qu’ils n’ont pas eu d ‘écriture jusqu’à leur conversion au christianisme, autour de l’an mille. C’est à cette époque-là que les clercs chrétiens, en s’installant, ont importé leur religion, bien sûr, mais aussi leurs textes : la Bible, et toute la littérature classique grecque et latine. C’était des gens bene litteratus, et de fait, ce fut un moment catalyseur. Brusquement, les Scandinaves avaient leurs propres histoires à raconter. D’ailleurs, les auteurs de sagas sont de vrais écrivains : attentifs à leurs textes et à la manière dont ils le disent, plus qu’au simple besoin de relater je ne sais quelle tradition ! — Aujourd’hui, la littérature scandinave s’est largement diversifiée dans ses formes. Y aurait-il, du coup, conflit entre les courants traditionaliste et moderniste ? — C’est une question difficile. Il ne faut pas 7


oublier qu’il s’agit de pays à l’écart, et superbement ignorés par le reste de l’Europe pendant de nombreux siècles. Aujourd’hui, ils font du complexe, et cherchent toujours à prouver quelque chose. Il y a notamment une grande influence des anglo-saxons sur les suédois, les danois et les norvégiens. Ils ont peur d’être obsolètes, et ne veulent surtout pas qu’on pense qu’ils n’auraient pas pris le bon train. — Plus récemment, les polars nordiques ont connu un engouement sans précédent. Peuton identifier les raisons d’un tel succès ? — (avec colère) Ce sont les journalistes français qui sont coupables de cette tendance, ou plus exactement, c’est la mode des anglo-saxons ! Mais plus sérieusement, le fait que le polar soit un succès est à mes yeux temporaire. Mais il y a néanmoins deux choses à dire : tout d’abord, ce sont des polars bien écrits. D’autre part, il se cache derrière ce courant une réelle tradition. Les sagas islandaises, ce sont des polars, et même de grands polars ! Il y a un crime, une disparition, une énigme à résoudre. Aussi, je vois une conjonction entre le polar actuel et cette vieille tradition du récit qui nous donne quelque chose à entendre.

— Vous dites, dans l’Encyclopédie Universalis, que « l’ Islandais n’est pas capable d’un réalisme froid ou plat : il évolue sans cesse entre deux mondes, le sensoriel et l’imaginaire, car tout est hanté pour ces imaginations fiévreuses ». Quelles sont leurs sources d’inspirations ? — Il faut incriminer la lumière : difficile d’expliquer ça à un français ! La lumière, dans ces pays-là, est une chose magique. Elle abolit les distances, elle transfigure la réalité, elle fait que vous ne voyez pas ce que vous pensez voir : vous voyez autre chose, derrière ou en-dessous. Lisez les romans de Halldór Laxness (NDLR : prix Nobel de littérature en 1955) - il est celui qui a le mieux exprimé ça. Lisez les sagas, tout simplement ! Vous y trouverez un chevalier qui s’en va de chez lui pour aller commettre un mauvais coup : il a l’intention d’aller flanquer un grand coup d’épée à l’ennemi qu’il déteste le plus. Il chevauche sur la piste, et brusquement, une faille s’ouvre sur le bord du chemin. Il en sort une tête de femme, qui lui déclare une strophe dans la poésie la plus compliquée que l’Occident ai jamais inventée, et qui revient à dire « fais demi-tour, arrête, n’y vas pas.» Le chevalier fait demi-tour et n’y va pas. Moi, je pense que c’est à cause de la lumière.

C’est une grisaille trouble et ambiguë : le réel n’existe pas, il est habité par une mélodie secrète que les écrivains islandais saisissent très bien. Et René Char, qui n’a jamais mis les pieds en Scandinavie, a dit très justement que la « réalité n’existe que soulevée ». — Vous dites que l’un des obstacle majeur qui se dresse devant l’inspiration scandinave serait la difficulté de dire, le triomphe sur le non-dit. Qu’entendez-vous par là ? — Nous autres, nous brodons volontiers autour d’un thème, et nous l’adornons. Pas eux. Ils ont quelque chose à dire, et ils ont conscience qu’ils n’y arriveront pas. Un écrivain suédois m’a dit un jour : « Le grand écrivain, c’est celui qui arrive à s’exprimer. » ■

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INTER V IE W

Écrire contre l’oubli, interview de JÓn Kalman StefÁnsson Jón Kalman Stefánsson voulait être astronome, pour révéler tous les mystères de l’univers. En devenant écrivain, il est allé encore plus loin : sa prose poétique sublime des mondes méconnus et transforme le profane en sacré. Rencontre avec cet astre noir de la littérature islandaise. 9


— NABBU : Jón Kalman Stefánsson, c’est la première fois que vous êtes traduit en français. Quelle place occupe Entre Ciel et Terre dans votre parcours littéraire ? — Jón Kalman Stefánsson : J’ai publié mon premier recueil de poésie en 1986. Suivirent deux autres recueils, jusqu’en 1996, date à laquelle j’ai publié mon premier livre en prose. Personnellement, je pense que c’est un roman mais tout le monde parle de nouvelles : en fait, c’est une combinaison des deux. Depuis, j’ai publié huit romans. Entre Ciel et Terre est le septième. — Comment avez-vous commencé à écrire ? — J’ai quitté l’école à seize ans, sans savoir ce que j’allais faire. Je vivais à Keflavik, près de l’aéroport. C’est une ville de six à sept mille habitants, qui vit essentiellement de la pêche. J’ai donc été pêcheur pendant trois ans. Après ça, je suis retourné à l’école : je voulais être astronome. Les mystères de l’univers me fascinaient et je m’imaginais devenir scientifique. Mais j’ai vite compris que je n’étais pas fait pour ça... Je n’ai pas terminé mes études, mais j’ai commencé à beaucoup lire, puis, progressivement, à écrire. En ce temps-là, je collectionnais

toutes sortes de petits boulots : bibliothécaire, technicien de surface, pêcheur, maçon, etc. Je ne vis de ma plume que depuis 10 ans… — L’histoire d’Entre Ciel et Terre se déroule à la fin du XIXème siècle. Pourquoi avez-vous choisi d’écrire un roman historique ? — Je ne crois pas que les écrivains choisissent leurs sujets. C’est plutôt les sujets qui viennent à eux ! L’idée d’Entre Ciel et Terre est née en 1995. J’avais entendu une émission de radio sur une femme très riche qui vécut en Islande dans les années 1860. En tant que femme à cette époque, elle n’avait aucun droit. Elle était intelligente, avait le sens du commerce, beaucoup d’argent, mais les hommes qui l’entouraient passaient leur temps à l’écraser. Elle était amoureuse d’un homme brillant et amusant, mais il buvait trop et n’était pas digne de confiance. J’ai trouvé que sa vie, qui touchait à la fois à l’inégalité des sexes, aux droits de la femme et aux rapports humains, était passionnante. J’écrivais alors mon premier roman, mais il n’y avait pas de place pour elle. J’ai continué en sachant que je finirais bien par revenir à cette époque. Cela dit, écrire un roman historique, c’est ef-

frayant. Les personnages ont tendance à s’effacer, à se perdre dans l’Histoire. En les écrivant, en les racontant, on a tendance à les stigmatiser, à en faire des personnages démodés, ce que je voulais éviter. Pour écrire Entre Ciel et Terre, je me suis documenté pendant près d’un an. J’ai beaucoup lu sur la pêche et les marins. Au début, je pensais n’écrire qu’une courte introduction sur la vie de pêcheur. Finalement, j’en suis au troisième livre sur le sujet, et je n’ai toujours pas abordé l’histoire principale, celle de cette femme ! — Avez-vous eu des difficultés à concilier ces deux univers diamétralement opposés? — (Hésitations…) Pas vraiment. Je pense que rien n’est étranger à la poésie. La poésie est partout : il suffit d’avoir les yeux pour la voir ou le nez pour la sentir. La poésie, c’est quelque chose que l’on porte en soi, ou pas du tout. Prenez le prix Nobel Herta Müller : elle a écrit un livre sur les camps russes, très dur et très cru, ça reste malgré tout de la poésie pure. — Pourtant, le gamin d’Entre Ciel et Terre n’a pas d’autre choix, pour survivre, que de renoncer à sa vie de pêcheur. Et c’est dans 10


un monde bien plus spirituel, et peuplé de livres, qu’il trouvera le salut… — A l’époque, la vie de pêcheur était si difficile qu’elle ne laissait aucune chance à la spiritualité ou à l’épanouissement : les pêcheurs n’avaient pas la force de penser, ni même d’exister, tout simplement. D’ailleurs, rien n’a changé. Aujourd’hui, ceux qui ont la chance de pouvoir travailler travaillent toujours trop dur. Ils n’ont plus le temps de se consacrer à la famille, au corps ou à l’esprit. Je suis convaincu que la lecture et la poésie proposent une interprétation critique du monde. Et percevoir les dysfonctionnements, c’est déjà une forme de résistance, le début d’une issue. Penser poétique, c’est menacer ceux qui gouvernent, c’est conquérir sa liberté. Alors oui, les pêcheurs du XIXe siècle n’étaient pas très lettrés, mais il y a toujours eu des exceptions, et c’est le cas de Bardur, qui meurt au début du roman de s’être épris de poésie. Les poètes, les musiciens, les scientifiques, les écrivains, les peintres ont toujours existé. Mais nombreux sont ceux qui vécurent toute leur vie sans le savoir. Ils percevaient ce quelque chose en eux, ce

regard, cette sensibilité innée, mais ne surent jamais comment l’exprimer. — Est-ce la vie de ces gens-là que vous tâchez d’écrire? — Oui, on peut voir les choses comme ça. — Entre Ciel et Terre regorge de personnages originaux. Il y a ce pêcheur fou de Milton, il y a le vieux capitaine Kolbeinn, qui est aveugle, et Geirthrudur, cette femme si mystérieuse. L’atypisme vous inspire-t-il? — Mes personnages m’apparaissent comme mes sujets : je ne les invente pas, ce sont eux qui viennent s’asseoir à ma table ! Souvent, ils me surprennent. Lorsque j’écris, je prépare toujours la veille au soir ce que je prévois de faire le lendemain. Les meilleurs jours sont ceux où je me dérobe au programme. Mais oui, ce type de personnage – les gens légèrement différents- m’a toujours intéressé, en tant qu’auteur et en tant qu’être humain. Décrire les singularités, c’est aussi parler de la norme, la dénoncer. — Il y a donc les excentriques ; il y a aussi les taiseux, à l’image du gamin, qui est accessoi-

rement le personnage central de votre livre. La littérature sert-elle à donner voix à ceux qui n’en ont pas? — Je crois que la littérature n’est rien d’autre qu’une description du monde et de la vie. Elle doit permettre au lecteur d’avoir du plaisir, mais elle peut aussi l’inviter à penser et à agir. Ecrire des romans historiques, c’est vouloir sauver quelque chose de l’oubli. Regardez autour de vous : il y a des gens qui marchent, des gens qui pleurent, des gens qui conduisent, des gens qui rient. C’est triste de penser que lorsque ces vies s’éteignent, il n’en reste rien que le silence et le vide. C’est à nous, artistes, d’essayer d’arracher leurs traces de l’oubli. — Entre Ciel et Terre commence par l’histoire d’un homme qui meurt à cause d’un livre, et se termine sur la survie d’un enfant. Est-ce un livre d’espoir? — Tout à fait. S’il ne devait se résumer qu’à un mot, ce serait l’espoir. Mais je suis peut-être le seul à le croire. Malheureusement, les gens s’arrêtent souvent aux drames. Dès qu’il est question de mort, ou de tragédie, le lecteur ne voit plus que les ténèbres – et rarement l’espoir au-delà. Mais ce n’est que ma vision, je respecte 11


l’avis des lecteurs. Le roman qui a suivi Entre Ciel et Terre se termine très mal, de nombreux lecteurs m’ont écrit pour me dire leur colère, ou leur gratitude. Certes, la fin est explosive. Mais c’est ainsi, il faut bien apprendre à finir… J’aurais adoré avoir cette idée de génie qu’eut John Fowles en écrivant Sarah et le lieutenant français : le lecteur peut choisir entre trois fins différentes, c’est merveilleux. — A l’image de vos personnages, un livre a-til déjà bouleversé votre vie? — C’est difficile à dire, parce qu’en général, on ne s’en rend pas compte sur le moment. Mais je crois que oui, les livres ont beaucoup fait pour moi. A 20 ans, j’ai lu Le Maître et Marguerite, de Boulgakov. Je sentais que ce livre, qui touche à tout, pouvait potentiellement tout changer. Il m’a profondément marqué. Et puis la poésie : je me souviens particulièrement d’un poème de César Vallejo, sur la cruauté du temps, qui, dans sa traduction islandaise, avait beaucoup influencé ma manière d’écrire à cette époque. — Votre pays traverse actuellement une crise profonde. Pensez-vous avoir un rôle à jouer, en tant qu’écrivain?

— Je crois que tout le monde a un rôle à jouer. Mais je pense aussi que les écrivains sont avant tout des artistes : ils ont toujours quelque chose à dire, crise ou pas crise. La chose la plus importante, pour un écrivain islandais aujourd’hui, est de poser la question suivante : qui sommes-nous ? Que devenons-nous ? Quelle société fabriquons-nous ? Nous n’avons jamais trouvé les réponses parce que nous ne nous sommes jamais posé ces questions. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, nous sommes entrés trop rapidement dans le monde moderne. Nous avons eu l’armée anglaise, puis l’armée américaine, et soudain nous étions modernes ! En Europe, vous avez eu une centaine d’années pour vous adapter ; nous n’avons eu que deux ou trois ans, et nous n’avons jamais posé les bases de notre nation, même en 1944, lorsque les danois nous ont rendu notre indépendance. Nous avons embrassé la liberté sans prendre le temps d’en établir les bases. Aujourd’hui nous vivotons de la pêche et de ce que nous pouvons, en électrons libres, et dans la confusion. — D’après vous, qu’est ce que ce roman, Entre Ciel et terre, peut-il apprendre au lecteur de l’Islande?

— Ce serait au lecteur de me le dire ! Très sincèrement, je ne me suis jamais posé la question. Lorsque je m’installe le matin pour écrire, il n’y a que moi, la page blanche et l’histoire. Le monde extérieur n’existe presque plus, je ne me pose pas la question du message, du lecteur ou du sens. J’écris en islandais, donc pour les Islandais, mais potentiellement pour le monde entier. Quand j’écris, je m’implique totalement, j’essaie de changer le monde. La tâche est impossible évidemment, mais si tu n’essaies pas, tu es mort. Et si tu es mort, tu ne peux pas écrire. ■

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Le polar, un genre politique avec Árni ThÓrarinsson Déformation professionnelle, responsabilité artistique ou rébellion naturelle ? En sept livres, dont trois traduits en français, Árni Thórarinsson a construit une oeuvre littéraire en forme d’outil analytique précieux. Rencontre avec un écrivain-cartographe qui n’a pas son pays dans sa poche. 13


— NABBU : Árni Thórarinsson, vous êtes l’un des grands noms du polar islandais, mais vous êtes aussi journaliste de formation. Comment en êtes-vous arrivé à la littérature ? — Árni Thórarinsson : J’ai suivi des études de Lettres et Philosophie en Angleterre. Je lisais énormément d’œuvres classiques et, à la fin, j’en ai eu un peu ma claque. Jusqu’à ce qu’un ami m’offre un livre de Raymond Chandler, Sur un air de navaja. C’est une combinaison parfaite entre le roman policier et la littérature de qualité. C’était en 1974. Depuis lors, je n’ai quasiment lu que des polars. A mon retour en Islande, j’ai commencé une carrière de journaliste, qui s’est étalée sur plus de 35 ans. Presse quotidienne, hebdomadaire, mensuelle, éditos, radio, télévision : je pense avoir essayé tout ce qu’il est journalistiquement possible de faire en Islande ! En 1994, alors que je commençais à me lasser du journalisme – je me lasse facilement – j’ai eu l’idée d’écrire un roman policier. J’ai mis plusieurs années à l’écrire ; parce que je n’écrivais que pendant les vacances d’été, et sans grande conviction. Le livre est finalement paru en 1998, et je suis un écrivain à plein temps depuis 2007.

— Vous avez été organisateur du Festival de cinéma de Reykjavík entre 1989 et 1991, vous êtes régulièrement jury de festival, pourquoi avoir choisi d’écrire des livres plutôt que de faire des films ? — A 19 ans, lorsque je cherchais quoi faire de ma peau, j’étais très tenté par le septième art. Mais il n’y avait pas de production cinématographique en Islande à l’exception, peut-être, des téléfilms. Je n’avais donc aucun espoir de gagner ma vie en tant que réalisateur. J’ai néanmoins écrit trois scénarios pour des séries télévisées ; la quatrième partie, basée sur mon quatrième roman, Le temps de la sorcière, est en cours de tournage. J’ai aussi co-écrit quelques films. Mais c’est beaucoup plus simple d’écrire des livres. Vous n’avez pas besoin de millions d’euros, vous pouvez rester chez vous à pianoter sur votre ordinateur et personne ne vous dira que vous devez faire des compromis parce que le producteur n’aime pas ceci ou cela.

l’image du Wallander d’Henning Mankell ? — (rires) Non, pas pour l’instant ! Ce serait peut-être le cas si j’avais écrit dix-sept livres, mais sept, c’est encore raisonnable. Jusqu’ici, nous sommes de bons amis ! Je dirais même que c’est un peu comme un frère. Il a ses propres problèmes, mais il fait de son mieux, et il a de bonnes intentions : il a le sens de la justice, il s’intéresse aux gens et à la société. Quand j’ai entamé le premier roman, j’avais besoin d’un personnage central. Je ne pouvais pas prendre un détective privé, parce qu’il n’en existe pas en Islande. Je ne pouvais pas choisir un inspecteur de police, parce que je ne connais rien à leurs méthodes de travail. Tandis que la vie et le boulot des journalistes, j’en connais un rayon ! C’était beaucoup plus simple comme ça et, dans le fond, ça ne change pas grand-chose pour mener une enquête. Un journaliste qui pose des questions, qui s’infiltre dans la vie des gens, qui harcèle les autorités, ça n’étonne plus personne…

— Sur les neuf livres que vous avez publiés en Islande, sept ont pour personnage principal Einar, un journaliste qui mène l’enquête pour le « Journal du Soir ». Que ressentez-vous visà-vis de lui ? Ne finit-il pas par vous lasser, à

— Einar est un personnage plein d’humour. C’est assez inhabituel dans le cadre du roman policier, mais c’est surtout très original pour un islandais, plus communément connu pour sa réserve… 14


— C’est vrai ! Mais quand vous écrivez sur des sujets aussi sérieux que la délinquance, les meurtres et les problèmes sociaux, je pense que c’est un bon équilibre, pour l’histoire, que d’y mettre un peu d’humour. C’est très déprimant, le sérieux ! Moi, j’aime l’humour. Ca me vient assez naturellement, et je crois avoir toujours écrit comme ça. Je pense que dans la vie, il ne faut pas prendre les choses trop sérieusement. C’est le cas d’Einar : il me ressemble. — Comment l’avez-vous fait évoluer ? — Quand j’ai écrit le premier tome, j’ignorais que j’en écrirais tant ! Je ne savais même pas si j’irais au bout du premier, c’était un test, un essai. J’ai tenté d’y raconter l’histoire d’un homme, Einar, qui croit enquêter sur un meurtre, fouiller la vie des autres, et qui finit par comprendre qu’il enquête surtout sur lui-même. Le premier roman porte sur sa relation avec luimême, le deuxième sur sa relation avec sa fille, et le troisième essaie de régler les deux. Cette notion même d’apprentissage est au cœur de son parcours, comme de mon œuvre. D’ailleurs, Einar est un nom assez commun en Islande, proche du mot « einn » qui veut dire « seul », ou

« solitaire ». Cet homme bourru, pétri de préjugés et alcoolique chronique va progressivement se découvrir, revoir ses opinions, s’adoucir, se sevrer. Après ça, il se fait muter à Akureyri, dans le Nord. Les quatre romans qui s’en suivent – dont trois ont été traduits en français – délaissent un peu la vie privée d’Einar pour se concentrer sur des thématiques plus sociétales… — Ces thématiques, justement, contribuent à faire de vos livres la radioscopie des maux de l’Islande d’aujourd’hui. Comment les identifiez-vous ? — Je ne saurai pas vous l’expliquer précisément. Par déformation professionnelle, j’ai toujours été très attentif et très sensible à l’Islande, sa société, ses habitants. Mes livres n’évoquent pas spécifiquement la criminalité, mais plutôt le contexte qui fait advenir cette criminalité. Et cette analyse, je la tire de mon expérience, de la lecture des journaux, de ce que j’entends, de tout ce qui retient mon intention. D’ailleurs, quand j’écris, je commence toujours par camper le fond, les principales problématiques économiques et sociales dont je veux parler : la corruption, le racisme, la modernité, etc. L’intrigue

policière vient après, elle agit comme le révélateur de ces axes, elle les matérialise. — Qu’est-ce que vos livres ont-ils à nous apprendre de l’Islande, à nous, lecteurs étrangers ? — Ce qui est sûr, c’est que je ne travaille pas pour l’Office du Tourisme ! Je ne peins pas cette carte postale idéale d’une Islande magique et paisible. J’essaie de montrer le pays et les gens tels que je les vois, c’est-à-dire un pays magnifique mais étrange, très peu peuplé mais confronté, à plus petite échelle, aux mêmes problèmes que les grands pays. Je m’efforce aussi de rendre hommage à la richesse de cet héritage culturel et folklorique qui, bien que menacé de toutes parts, continue de vivre, porté par des habitants créatifs et ouverts. — Les conflits sociaux se sont-ils amplifiés depuis l’effondrement financier de l’Islande en octobre 2008 ? — Disons que la crise n’a rien arrangé. Depuis plus de deux ans qu’elle dure, les problèmes de corruption économique et politique n’ont toujours pas été résolus, ni l’immoralité ou l’incurie qui en sont l’origine. Le gouffre entre les riches et les pauvres s’est accentué. Les vieux es15


crocs continuent leur business, et de nouveaux escrocs, encore plus retors que les précédents, essaient de s’emparer de nos ressources naturelles et financières. Quant aux Islandais, la plupart ont perdu leur travail et leurs économies. Ils se débattent face à des banques plus brutales que jamais. Ils gagnent moins d’argent, paient plus de taxes, et s’épuisent à rembourser les dettes outrageantes de quelques criminels impunis qui continuent de courir. Jusqu’à maintenant, ni la justice, ni le système politique n’ont été capables de nous faire espérer une société islandaise fondée sur des notions de justice et d’égalité. C’est une société divisée sur de nombreux points : derrière la façade, c’est une société en guerre avec elle-même. Voilà ce que j’en pense. — On parle souvent du fameux « réalisme magique » à l’œuvre dans la littérature islandaise. Vous sentez-vous totalement étranger à cette influence ? — Je ne suis pas opposé à cette source d’inspiration en soi. Seulement, le réalisme magique convient mal à la littérature policière, qui est avant tout basée sur la réalité. Cela dit,

la quasi-totalité de mes livres contiennent des éléments de folklore islandais : les légendes et autres histoires de fantômes m’intéressent beaucoup dans la mesure où elles occupent une place très importante dans la vie et les croyances des Islandais. Le Septième fils, par exemple, est entièrement fondé sur une légende qui voudrait que le septième fils d’un septième fils détienne des pouvoirs particuliers. Dans ce même livre, Einar y entend parler d’une fable selon laquelle, dans un petit village des Fjords de l’Ouest, deux sœurs trolls se rencontrent régulièrement sur une colline, pour se battre. Elles finissent par se tuer, sans que personne ne connaisse jamais l’objet du conflit qui les ronge. Pour moi, ces deux femmes sont une métaphore de la société islandaise, qui se scinde régulièrement en deux groupes opposés sans que personne ne sache jamais pourquoi. Aujourd’hui encore, la Cour Suprême a décidé d’invalider des élections qui devaient se tenir en novembre prochain afin d’élire un nouveau Parlement appelé à rédiger une nouvelle Constitution pour l’Islande. La Cour Suprême a jugé ces élections illégales et, de fait, deux groupes s’opposent : ceux qui défendent ces élections et ceux qui les rejettent.

— L’autre influence majeure qui traverse votre œuvre, c’est la musique. Vos livres regorgent de références rock et blues. Cette présence a-t-elle un sens particulier ? — C’est une excellente question ! J’aime la musique et le rock, le classic-rock, en particulier. Tout comme j’aime l’humour… et les intrigues policières. Très vite, j’ai voulu combiner les trois, et ces éléments sont très certainement le socle commun à tous mes livres. La musique est intéressante : elle permet de créer des atmosphères très facilement. Un titre peut parfois m’épargner de longues phrases. C’est un peu comme une épice : les quelques chansons évoquées sont le sel et le poivre d’une histoire. Et puis, je dois dire aussi que j’ai été jeune en même temps que le rock’n’roll. L’establishment culturel regardait cette musique de haut. C’était pareil pour le polar : des sous-genres… C’est pour cette raison, je crois, que les titres de mes livres font référence à des chansons. Le polar, c’est un peu le « rock » de la littérature. ■

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Photo - Vilhelm Gunnarsson

INTER V IE W

La poésie du présent, interview d’Audur Ava ÓlafsdÓttir Son Rosa candida, concentré de tendresse et d’optimisme, a rencontré en France un succès aussi formidable qu’inattendu. Pour les grands fans de Lobbi, et pour tous ceux à venir, NABBU a rencontré Audur Ava Ólafsdóttir, l’auteure très inspirée de cette pépite islandaise. 17


— NABBU : Audur Ava Ólafsdóttir, vous êtes née et vous habitez en Islande, mais vous avez fait vos études à la Sorbonne, à Paris. Comment une jeune islandaise percevait-elle la France et les français, il y a 20 ans ? — Audur Ava Ólafsdóttir : J’ai beaucoup aimé mes années d’études à Paris. Je travaillais beaucoup, mais j’apprenais aussi à connaître cette culture complexe, riche de traditions. Par rapport à la France, très européenne, l’Islande est un peu perdue entre deux continents. Ici, nous n’avons pas d’objets, d’ architectures ou de peintures de plus d’un siècle : notre patrimoine commence en 1900, avec la lutte pour l’indépendance. Certes, nous avons une culture littéraire qui date du Moyen-Âge, mais ce qui m’a le plus frappé en France, c’était d’avoir accès aux musées, et à des œuvres d’art que je n’avais – jusqu’alors – pu voir que dans les livres. J’aimais aussi flâner : se promener dans Paris c’est se promener dans l’histoire ! Et puis les librairies, où j’ai passé énormément de temps. J’avais plus de vingt ans, mais j’ai découvert l’intégralité des auteurs et des livres qui m’ont marquée pendant des années. J’étudiais l’histoire de l’art, mais je m’intéressais à tout :

j’adorais particulièrement Apostrophe, l’émission de Bernard Pivot, que je regardais tous les vendredi soir. Je pense que c’est à Paris qu’est née ma vocation d’écrivain, même si je n’ai vraiment commencé à écrire que plus tard. — Oui, justement. Vous êtes rentrée en Islande, vous êtes devenue enseignante, historienne, critique d’art, commissaire d’exposition, et j’en oublie sûrement. Comment est arrivé Rosa candida ? — Rosa candida est mon troisième roman. Avant ça, il y a eu Pluie de novembre, qui a reçu le prix littéraire de la ville de Reykjavik, et qui sera prochainement publié en France aux éditions Zulma. C’est l’histoire d’une jeune femme qui vit une histoire d’amour peu ordinaire. Sa meilleure amie lui confie un enfant prodige de 4 ans. Il est sourd et mal-voyant : c’est un enfant miraculeux, mais différent. L’amour, la pluie et les animaux y jouent aussi un rôle important. Entre Pluie de novembre et Rosa candida, il y a donc des mimétismes : le personnage principal parle beaucoup de langues, comme le moine de Rosa candida, à ceci près qu’elle n’a pas la parole particulièrement facile. Elle peine à

s’exprimer et comble ce handicap par le corps. L’ opposition entre le corps – ou l’action – et les mots revient souvent dans mes livres. Derrière cette rupture, il y a l’idée, je crois, que même en parlant toutes les langues du monde, la vérité reste énigmatique. Par contre, j’essaie de montrer qu’il y a d’autres moyens de comprendre le monde, d’autres sens à lui donner que celui d’une pensée rationnelle et rhétorique. — Dans Rosa candida, Lobbi, votre personnage principal, dit qu’« être un homme, c’est pouvoir dire à une femme de ne pas se faire de soucis superflus ». C’est votre avis ? — Pas vraiment ! Dans Rosa candida , j’ai fait en sorte que Lobbi soit amené à s’interroger sur les clichés que nous propose la société, et les effets qu’ils provoquent sur la vie des gens. Dans cette citation en particulier, il se pose la question de la virilité. Mais ce qui m’a encore plus passionnée, et qui est le sujet central de ce livre, c’est la paternité. J’ai toujours trouvé très particulier le fait de devenir père. C’est immatériel, et ça peut complètement échapper à la personne intéressée, alors que pour une femme, c’est impossible. Une femme vivra cette expérience de manière physique et maté18


rielle, absolument réelle. Dans Rosa candida, je tente donc de répondre à cette question : à quel moment, et comment, un homme se change-til en père ? — Alors justement, puisque vous parlez des différences entre les sexes, que pensez-vous de cette idée selon laquelle la crise économique islandaise serait – en partie – due à certaines valeurs typiquement masculines ? — C’est une question délicate mais de fait, ici en Islande, on pense beaucoup - tous sexes confondus - que ce sont principalement des hommes qui seraient responsables de la crise. Or, on a découvert que les femmes gouvernent différemment : les entreprises dirigées par des femmes en 2008 ont beaucoup mieux traversé la crise que les autres. Dans leur majorité, elles ont été épargnées. On appelait les banquiers islandais des « néo-vikings ». C’étaient des personnes égocentriques qui pensaient rarement dans l’intérêt des citoyens. Je n’ai jamais aimé la culture des vikings : c’étaient des guerriers, des bandits qui mettaient systématiquement le feu aux précieuses bibliothèques de nombreux pays. Les néo-vikings, c’est pareil : ils ont volé

leurs propres banques, ils ont pillé les biens des islandais. — Pourtant, dans Rosa candida, vous donnez symboliquement une toute autre image de la nature de l’homme islandais – à supposer que Lobbi le soit, puisque vous ne nommez jamais son pays. — C’est vrai. Lobbi est un anti-viking par excellence. D’ailleurs, je ne pense pas qu’en Islande nous appartenions réellement à cette culture viking, contrairement aux autres pays nordiques. Il ne faut pas oublier que lorsque ces vikings norvégiens nous ont colonisés au Moyen-Âge, ils ont aussi amené avec eux des esclaves celtes, notamment d’Irlande, et surtout des femmes. Aujourd’hui, des recherches sur les groupes sanguins prouvent que la plupart des Islandais sont des descendants des Celtes. Ces femmes étaient parfaitement lettrées et c’est d’elles que nous vient le goût de la lecture, et la culture des sagas. Lobbi n’a donc rien d’exceptionnel : il va juste à l’encontre de l’image trop répandue de ces personnages de banquiers qui tendent à éclipser le reste de notre culture. Ce n’est pas innocent s’il part à l’étranger avec trois boutures de roses pour seuls bagages. Ce n’est pas non plus pour

rien qu’il va les replanter dans un monastère. C’est un clin d’œil aux vikings d’autrefois qui détruisaient les lieux de culte et de culture. — Votre livre a connu un véritable succès en France, rejoignant le rayon très en vogue de la « littérature venue du Nord ». Pourtant, Rosa candida ne nomme jamais ses lieux, ni ses langues. Était-ce une manière, pour vous, d’universaliser la quête de Lobbi ? D’en faire un objet pur et sans attaches culturelles ? — Ce dépaysement est tout à fait voulu. Il fallait absolument que ce monastère – le jardin des roses - puisse être recréé par tous, en soi et en dehors de soi. Au début du roman, la description du paysage et de la nature est très islandaise. Mais ensuite, il fallait l’affranchir des notions de temps et d’espace. On peut aussi s’en douter du fait qu’il parle une langue parlée par très peu de personnes. Je m’intéresse beaucoup à tout ce qui va à l’encontre de l’utilitarisme dominant, et je crois qu’on peut difficilement imaginer une démarche moins utilitariste que celle-ci : le personnage parle une langue parlée par très peu de personnes, et il part à l’étranger apprendre une langue parlée par encore moins de monde ! ■ 19


Photo - Marteinn Thorsson

INTER V IE W

Une jeunesse islandaise, d’après GudrÚn Eva MÍnervudÓttir Premier livre d’une œuvre désormais bien fournie, Pendant qu’il te regarde, tu es la Vierge Marie est un délicieux recueil de nouvelles aigres-douces qui forment le tableau fragmentée de la vie d’une jeune fille islandaise. Une rencontre qui donne envie de réclamer la suite de ses écrits aux éditions Zulma. 20


En 2008, elle était l’invitée du festival Les Boréales, à Caen, à l’occasion d’une journée littéraire placée sous le signe du « réalisme magique islandais ». Et pour cause : ses nouvelles, parues en Islande en 1998, sont un fulgurant condensé d’espoirs et de désillusions passés au crible d’une imagination prodigue. Nous voulions savoir d’où lui vient cette insolente acuité, amère et poétique, qui caractérise Pendant qu’il te regarde, tu es la Vierge Marie. Nous sommes donc partis à la rencontre de Gudrún Eva Mínervudóttir chez elle, à Reykjavik, dans sa jolie maison en bois bleu de la Lindargata : « je déteste parler d’elfes avec les journalistes étrangers, parce qu’ils se moquent toujours de moi ! Mais le fait est qu’ici, ce fameux « réalisme magique » ne touche pas que la littérature, mais la culture islandaise en général. C’est particulièrement vrai avec la génération d’avant, et surtout ceux qui ont grandi dans des fermes ou des lieux isolés. La majorité des gens que je connais ont déjà joué avec des elfes, communiqué avec des morts et fait l’expérience d’une transe mystique en rapport avec la nature et ses apparitions ». Pourtant, aucune trace d’elfes chez Gudrún, à peine quelques fantômes. Seulement cette petite

chanson ordinaire qui, à la faveur d’une langue maniée « comme un outil, un instrument de musique », s’arrache au désespoir et se transforme en rêve. « Il manquait de la couleur à ses joues. Je les frappai des deux mains, (…) pour qu’il ressente la douleur qui me tenaillait les flancs tant il m’avait manqué. Alors il a eu une drôle d’expression (…), il a éclaté en sanglots avec de vraies larmes qui ruisselaient sur ses joues, sur le menton ou qui se perdaient dans les oreilles, restaient suspendues au bout de son nez et pleuraient sur mes mains tandis que je comprimais sa poitrine pour l’empêcher d’éclater. » C’est que, loin du folklore habituel, la jeune auteure s’inspire des aléas du quotidien. La misère, la violence diffuse des rapports humains, les coups de foudre et les ruptures amoureuses deviennent les détails précis qui font et défont nos vies, suspendent le temps présent et érigent la banalité en Histoire. « En général, les auteurs qui parlent d’amour font preuve d’un certain recul, ou d’une expérience. Quand j’ai écrit ce livre, j’étais jeune et inexpérimentée. C’est le témoignage direct d’un cœur à vif » explique-t-elle, un peu pudique mais très consciente.

Ce faisant, Gudrún Eva Mínervudóttir offre à lire une voix drôle et opiniâtre, qui tient autant à la précision du phrasé qu’à l’esthétique acidulée des historiettes qu’elle met en scène. Pratiquant avec bonheur l’économie des adjectifs et des adverbes, elle n’hésite pas à plonger le lecteur dans une radicalité crue, mais toujours pertinente. Pendant qu’il te regarde, tu es la Vierge Marie paraît ainsi cousu sur le fil de la chute, prêt à basculer dans l’horreur ou dans la grâce, et souvent sauvé par l’enfance et la foi qu’elle ordonne. « Je pensais beaucoup au bonheur quand j’ai écrit ce livre, dira-t-elle dans un soupir presque nostalgique. Je n’ai pas trouvé de solution, mais je pense que l’optimisme aide beaucoup. » Elle nous parlera encore du rôle de l’écriture, de cette lutte qui consiste à ne pas sombrer dans la catatonie latente de la vanité. De son statut d’artiste, avec lequel elle ne plaisante pas, et qui « consiste à avoir su garder cette urgence enfantine qui te pousse à créer, parce que tous les enfants sont des artistes. Après, c’est aussi une manière de survivre ». Dans la lueur bleutée de ce milieu d’après-midi de janvier, elle finira par évoquer ces instants chers où quelque chose fait accélérer le sang, ces éclairs d’inspiration arrachés au réel et qui nourrissent son œuvre. ■ 21


C HRONIQUE

Le septième fils ÁRNI THÓRARINSSON

Troisième et dernier roman d’Árni Thórarinsson, Le septième fils cartographie l’Islande comme on la connaît peu – tourmentée et changeante. Un polar sociétal sobre mais efficace. Isafjordur, vieille bourgade endormie de la région des Fjords de l’Ouest, ne ressemble pas aux images de geysers et de poneys poilus qu’on se plaît à plaquer sur l’Islande. Dédiée à la pêche, rompue à l’ennui, elle subit de plein fouet l’appel de la modernité – la crise économique et la fin promise d’une insularité sécurisante y sèment le trouble ; à Isafjordur, des maisons brûlent, des footballeurs disparaissent, des tombes sont profanées. C’est assez pour qu’Einar - journaliste désoeuvré à Akureiri - soit dépêché sur place. Les lecteurs réguliers de Thórarinsson connaissent déjà Einar pour l’avoir croisé

dans Le Temps de la sorcière et Le Dresseur d’insectes : Einar jure, crache, peste, reluque, insiste, soupçonne et insinue. Et encore, il ne boit pas - d’avoir bien failli y passer, il a fini par arrêter. Einar, c’est le fait-diversier par excellence : trop lâche pour arranger sa vie, trop las pour préserver les autres. N’empêche, au milieu de femmes intraitables, d’ados en crise, de couples mal assortis, de businessmen obscurs, de pasteurs farfelus et de popstars cupides, il n’a pas son pareil pour dégoter les scoops. Emmené par ce vieux bougre un peu bourru, Le septième fils est une

enquête à l’ancienne, comme on les aime. À Isafjordur, entre deux tempêtes de neige, les combats des uns rejoignent les secrets des autres : les affaires de famille éclatent, les jalousies brisent les mensonges, les bafoués relèvent la tête. Sur fond de blues et de presse à scandale, Árni Thórarinsson fait d’une histoire ordinaire la cristallisation saisissante d’une société chamboulée, rongée par l’alcool et les mésalliances. Ou la preuve nécessaire qu’en littérature, la simplicité est souvent mère de vérité. ■ S.K.

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C HRONIQUE

Hypothermie ARNALDUR INDRIDASON

Hypothermie est une promesse tenue. Pour son sixième roman, Arnaldur Indridason nous plonge dans les eaux froides d’une Islande ténébreuse, à l’écoute de ses morts et de ses silences. Portrait criant d’une époque troublée. C’est bien connu, l’intrigue d’un polar n’est souvent qu’un prétexte. Derrière une enquête judiciaire, il y a aussi la quête, intime et personnelle, d’une vérité à soi. Régulièrement, inspecteurs et policiers, ces types désabusés, solitaires et bourrus, clôturent leurs dossiers le coeur un peu grandi. C’est le cas d’Erlendur au terme d’Hypothermie, dernier ouvrage d’Arnaldur Indridason. Ceux qui fréquentaient déjà l’enquêteur fétiche de ce maître du roman noir islandais connaissent l’inégalable goût du vieil ours taiseux pour les dossiers impossibles.

Le suicide de Maria en est un : prisonnière d’un passé familial trouble, victime d’un deuil mal digéré, la jeune femme est retrouvée pendue par sa meilleure amie dans son chalet d’été, au bord des lacs de Thingvellir, un soir d’automne un peu trop long. Erlendur aurait pu classer l’affaire, l’archiver avec d’autres victimes de la mélancolie moderne, de celles qui préfèrent les ténèbres à l’interminable longueur des hivers. Mais à cette saison-là, où les solitudes se croisent et ne se

rencontrent pas, alors qu’il fait toujours trop nuit, trop froid, et que des anonymes disparaissent, le cas Maria met Erlendur sur la piste de ses propres secrets de famille. En souvenir de son jeune frère mystérieusement perdu dans une tempête, il entame une enquête sombre et informelle, où la question de l’au-delà s’invite dans de funestes histoires d’adultères et d’argent frauduleux. ■ S.K.

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C HRONIQUE

La rivière noire ARNALDUR INDRIDASON

Quand le silence des uns permet la sauvagerie des autres : après le très psychologique Hypothermie, Arnaldur Indridason continue de sonder les eaux troubles de l’inconscient collectif islandais. Comment poursuivre une œuvre sans faillir à son art lorsqu’on a déjà publié quelque treize romans, qui deviennent à leur tour des films, et qui font de vous un auteur à ce point sollicité qu’il vous faille définitivement renoncer à parler aux médias ? Indridason, à l’image de ses infatigables inspecteurs, choisit la technique de la pelle… et creuse. Las des scènes sanglantes des établis de rase campagne, il revient, avec La Rivière Noire, sur des rivages moins gores, mais non moins glauques. Runolfur a la trentaine épanouie : un appartement tout-équipé, un boulot dans les télécoms,

le goût des bars et de la noce. Runolfur, c’est l’incarnation de cette nouvelle génération qui déserte l’arrière-pays, ses valeurs éculées et ses rumeurs trainantes pour une capitale définitivement tournée vers l’avenir et la modernité. Pourtant, ce n’est pas tant la découverte de son cadavre qui inquiète Elinborg, l’assistante d’Erlendur, ce vieux flic bougon habitué des pages d’Indridason. C’est le flacon de Rohypnol, ou drogue du violeur, retrouvé dans sa veste qui, très vite, orientera l’enquête. Pour mettre la main sur celle qui tenta certainement de se venger, elle usera de sa patience, un peu,

et de son flair, beaucoup. Elle dressera surtout, au gré d’une enquête navrante, un portrait de femmes en négatif. Violées, trompées, isolées, La Rivière Noire draine en son lit une poignée d’Ophélie islandaises, ces jeunes femmes sacrifiées sur l’autel des frustrations modernes. Hypothermie sondait les penchants mystiques d’une Islande proche de ses légendes. La Rivière Noire pointe les frustrations inquiétantes d’une société tiraillée entre son ouverture au monde et son confinement géographique. ■ S.K.

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C HRONIQUE

Entre ciel et terre Jón Kalman Stefánsson

Aimer la poésie à en mourir : c’est l’histoire de Bárður, pêcheur de morue dans l’Islande du XIXème siècle.

Entre ciel et terre, c’est d’abord un dilemme. Entre vie et mort, entre pêche et poème, entre espoir et folie, Jón Kalman Stefánsson fait aller une plume dense et mystique. C’est ensuite, par cette dichotomie, le portrait réaliste et saisissant d’une Islande d’un autre temps. Hostile, cruelle et froide, elle commence par provoquer la mort du jeune Bárður. Pêcheur de morue, il est aussi un lecteur insatiable et romantique. Un matin de « sortie », il oublie sa vareuse - qui seule permet de lutter contre le froid - à la faveur d’un vers du Paradis perdu de John Milton : quelques heures plus

tard, ses compagnons ramènent à terre et sans émoi son cadavre couvert de glace. En ce XIXème siècle rongé par la précarité, où les familles se déciment au gré de la misère et de la maladie, c’est une perte ordinaire. Pour « le gamin », son meilleur ami, c’est un drame. Orphelin de père et mère, séparé de ses sœurs dès l’enfance, il perd avec Bárður son dernier protecteur. En guise d’hommage, il entreprend de rejoindre le village de ce chasseur d’étoiles pour rendre le livre à son propriétaire, un vieux capitaine aveugle prostré dans une étrange maison.

Entouré de femmes et de corbeaux, il y cherchera une forme de salut, oubliant les cabanes de pêcheurs pour ces personnages bourrus qui vont jusqu’à lire l’heure dans la densité des ténèbres. Remarquablement rendu par l’incontournable Eric Boury, traducteur des meilleurs pages islandaises, Stefánsson a quelque chose de l’acrobate en équilibre sur le pouvoir des mots : ceux qui peuplent une vie jusqu’à la sublimer ou la détruire, et les siens, qu’il modèle comme une chanson céleste. ■ S.K.

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C HRONIQUE

Rosa candida AUDUR AVA ÓLAFSDÓTTIR

Traduite pour la première fois en français, l’Islandaise Audur Ava Ólafsdóttir nous offre un roman lumineux, baigné de fleurs rares, de rencontres atypiques et de femmes épatantes. Arnljòtur Thorir, dit Lobbi, a 22 ans et trois types de pensées : la mort, les f leurs et le désir. La mort, parce que sa mère l’a rencontrée quelques mois plus tôt, dans un tragique accident de voiture, laissant deux fils et un époux pour de la tôle froissée, de la mousse verdâtre et des pierres volcaniques. Les f leurs, parce qu’il hérite d’elle une passion horticole, la serre familiale et une variété rare de rose à huit pétales, la rosa candida. Ironie du sort ou grâce du destin, c’est dans la chaleur moite de ce jardin d’hiver qu’un soir de fête, il observa d’un peu trop près les feuillages reflétés sur le corps dévoilé d’une vague camarade : neuf mois plus tard, le désir fugace porte trois boucles blondes et s’appelle Flora Sol. En guise de deuil, et peut-être pour fuir une paternité précoce,

Arnljòtur Thorir emballe trois boutures de sa précieuse espèce et quitte l’Islande, ses nuits sans fin et son soleil trop rare. À bord d’une vieille Opel, il rejoint un village isolé qui abrite, au cœur d’un monastère, « la plus célèbre roseraie du monde ». Le jardin est en friche et l’accueil est hostile, mais Lobbi travaille dur pour le ressusciter, pour honorer la mémoire de sa mère, et parce qu’il faut bien vivre quelque part, et s’occuper. Une auberge déserte, une chambre spartiate, un prêtre alcoolique, cinéphile et philosophe : Lobbi, jadis amorphe et hésitant, bâtit enfin sa vie de briques imparfaites. Jusqu’ici, Rosa candida est un road-movie construit comme une fable, entre mémoire et formation ; une trouée vitale dans les forêts du Nord.

Mais un jour, Anna téléphone. Anna, la jeune femme de la serre, la distante mère de sa fille – Anna, dont il ne connaît que le difficile accouchement et les photos, de loin en loin – Anna arrive avec l’enfant. À partir de là, Rosa candida devient une ode bouleversante à la vie, pleine de surprises et de ravissements. À la fois candide et subtil, réaliste et féerique, c’est un roman gracieux qui réconcilie tout : la peur de vieillir, le goût des responsabilités, les solitudes immuables, les passions imprévues. En bâtisseuse virtuose, Audur Ava Ólafsdóttir tisse un récit comme on tricote une dormeuse : la route est longue et fastidieuse, mais le résultat est ouaté – on s’y love, on s’y console, on s’y rassure. Et pour cause : la rosa candida est une fleur sans épines. ■ S.K. 26


C HRONIQUE

Pendant qu’il te regarde, tu es la Vierge Marie GUDRÚN EVA MÍNERVUDÓTTIR

Écrit à 22 ans par une auteure désormais reconnue en Islande, Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie est un recueil de nouvelles aigres-douces, reflets des temps dont elles témoignent. Ce sont vingt nouvelles courtes, intenses, ciselées comme des diamants, et qui se suffiraient presque à leur titre : Pourquoi une larme brillet-elle dans ton œil au beurre noir qui a vu des villes en flammes, des flots de sang et la nudité d’un nombre incalculable de femmes ?, ou Tu es debout dans une coquille Saint-Jacques géante. Derrière ces écrins de rêve, on reconnaît pourtant très vite l’Islande à ses limites : sa flore trop rare pour fleurir les histoires, ses soirs trop frais pour s’aimer en plein air. Rien pour pousser au romantisme. Des fantômes traversent les appar-

tements, le bouquet de la mariée est plein de pucerons, et les ouvriers, emmitouflés dans leur imperméable, ne voient même plus passer les filles. C’est ici qu’intervient le génie magique de l’imaginaire : repoussant les murs d’une île trop étriquée, Gudrún Eva Mínervudóttir compose des issues dans les détails du quotidien. La rue, les rencontres, les amants, tout ce qui est « piquant et fort comme la moutarde ou les cigarettes » vient au secours de ce regard encore délicieusement teinté d’adolescence. Sous ses atours anecdotiques, Pendant qu’il te

regarde, tu es la Vierge Marie dégage quelque chose d’essentiel. D’une langue à la fois douce et ponctuée de cruauté, ces petites scènes réussissent à capter ce moment clé d’une vie, furtif et fulgurant, où soudain se craquèle le délicat vernis des promesses de l’enfance. ■ S.K.

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C HRONIQUE

Cent portes battantes aux quatre vents Steinunn Sigurdardottir

En dressant le portrait d’une femme amoureuse, Cent portes battantes aux quatre vents réussit à mêler la pudeur islandaise aux vertiges des plaisirs parisiens. Il existe plusieurs solutions aux coups de spleen passagers, parmi lesquelles l’achat compulsif et les amours éphémères. Au sommet des consolations toutes faites, il y a la combinaison des deux : c’est l’option que choisit Brynhildur dans l’arrière-boutique d’un marchand de paravents parisien. Cette incartade exotique est surtout l’occasion, pour la narratrice, de faire le point sur sa vie sentimentale. Avant d’être une mère de famille exemplaire, une épouse fidèle et une touriste

souriante, Brynhildur fut aussi étudiante à la Sorbonne et amoureuse transie d’un professeur de grec aussi charmant qu’inaccessible. Qu’importe : nourrie aux tragédies hellènes et portée par la ville de l’amour, la jeune islandaise mettra tout en œuvre pour donner une chance à cette idylle mort-née. Elle n’en tirera rien que le goût du chagrin et des larmes amères qu’on ravale sous la douche. Pour faire le deuil de cette passion désespérée, et oublier les vies qu’elle s’y était promise, Brynhildur choisira comme époux l’exacte anti-thèse de sa passion brisée.

A la lueur de cette première blessure et dans la nostalgie du feu sacré, Steinunn Sigurdardottir fait de Cent portes battantes aux quatre vents un roman d’amour triptyque et un hommage aux hommes comme on les prend : pour une vie, ou pour une nuit. ■ S.K.

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B I B LIO G RA P HIE

S É LE C TI V E

Retrouvez les ouvrages de notre bibliographie sélective en cliquant sur le titre de l’œuvre. Vous pouvez également cliquer sur le nom de l’auteur pour découvrir plus de références.

AUTEURS INTERVIEWÉS Régis Boyer — Sagas islandaises, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1987 — Histoire des littératures scandinaves, Fayard, 1998 — L’Islande médiévale, Belles Lettres, 2001 — Les Vikings, Perrin, 2004 — Les Vikings, Histoire, mythes, dictionnaire, Robert Laffont, 2008

Jón Kalman Stefánsson — La tristesse des anges, Gallimard, 2011 — Entre Ciel et Terre, Gallimard, 2011

Audur Ava Ólafsdóttir — Rosa candida, Zulma, 2010

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B I B LIO G RA P HIE

S É LE C TI V E

Árni Thórarinsson — Le septième fils, Métailié, 2010 — Le temps de la sorcière, Points, 2008 — Le dresseur d’insectes, Points, 2009

Gudrún Eva Mínervudóttir — Pendant qu’il te regarde tu es la Vierge Marie, Zulma, 2008

AUTEURS CITÉS DANS LE DOSSIER Arnaldur Indridason — La rivière noire, Métailié, 2011 — La cité des jarres, Points, 2006 — Betty, Métailié, 2011 — Hiver arctique, Points, 2010 — Hypothermie, Points, 2011 — L’homme du lac, Points, 2009 — La voix, Points, 2008 — La femme en vert, Points, 2007 30


B I B LIO G RA P HIE

S É LE C TI V E

Steinunn Sigurdardóttir — Le voleur de vie, Flammarion, 1998 — La place du coeur, Denoël, 2000 — Le cheval soleil, 10/18, 2011

Halldór Laxness — La cloche d’Islande, Flammarion, 1990 — Gens indépendants, Fayard, 2004

Herta Müller — L’homme est un grand faisan sur Terre, Gallimard, 1990 — La convocation, Points, 2010

John Fowles — Sarah et le Lieutenant français, Points, 2008

Mikhaïl Boulgakov — Le maître et Marguerite, Gallimard, 2011

César Vallejo — Poésie complète, Flammarion, 2009 31


B I B LIO G RA P HIE

S É LE C TI V E

Raymond Chandler — Sur un air de Navaja, Gallimard, 2004

René Char — Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1983

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REMER C IEMENT s

&

C R É DIT s

REMERCIEMENTS PARTICULIERS À

— Régis Boyer — Svanur Kristbergsson et le Kaffibarinn — La librairie Bókin — Johann Meunier

LES AUTEURS RENCONTRÉS À REYKJAVIK ET LEURS ÉDITEURS FRANÇAIS

— Audur Ava Ólafsdóttir, Ed. Zulma — Gudrún Eva Mínervudóttir, Ed. Zulma — Jón Kalman Stefánsson, Ed. Gallimard — Árni Thórarinsson, Ed. Métailié

RÉALISATION & PRODUCTION

— NABBU.com en partenariat avec AEON

PHOTOGRAPHIES & IMAGES — Salomé Kiner — Alexandre Saltiel — Vilhelm Gunnarsson — Marteinn Thorsson

EN PARTENARIAT AVEC

— RATP, transports en Île de France — AEON, studio de création © NABBU.COM 2012 33



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