mémoire ENSCI

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Nathalie Boisson

Mémoire de fin d’études, sous la direction de C. Domino Les Ateliers, Mars 1999

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Préambule L'écriture d'un mémoire de fin d'étude est un moment rare et précieux, car c'est l'occasion qui nous est offerte de consacrer du temps à la lecture et à la réflexion avant d'intégrer l'univers du monde professionnel.

Le mémoire n'a pas d'enjeu spécifique, si ce n'est celui de s'enrichir et de partager une pensée. La manière de la traiter est propre à chacun, et c'est cette liberté qui en fait sa richesse et sa diversité.

J'ai voulu profiter de ces six mois pour explorer différents univers, et m'enrichir de lectures diverses et variées sans tomber dans un domaine trop exclusif. Pour cela, j'ai choisi un thème très ouvert et appropriable de diverses manières : le mou.

Le mou est traité comme un concept propre à être analysé, trituré, et surtout élargi.

Le choix du mou s'est imposé à moi de manière instinctive, c'est un thème qui m'attirait. En effet, le mou n’étant pas défini en tant que tel, mais par opposition à autre chose : c’est une définition floue, propice à toutes sortes de représentations. Il renvoie à des images très contrastées, tantôt positives (avec le moelleux et la douceur d'une matière ou d'une forme par exemple) ou péjoratives (un caractère mou), il peut de plus être concret ou au contraire totalement abstrait. Le mou peut ainsi s'imager dans de nombreux domaines tels l'art, l'architecture, le design, la littérature ou encore la philosophie ; ce qui permet de rebondir de livres en livres, d'idées en idées, en suivant le fil directeur

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du concept initial.

Il est ainsi possible d’explorer toutes les représentations du mou, et de constituer une sorte de jeu de cartes qui en symboliserait chaque facette.

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L'image du mémoire pourrait être celle d'un fleuve. Le terme mou en serait la source, le prétexte ; cette notion s'enrichirait par la suite de nombreux aspects au fur et à mesure de son évolution, tels les affluents qui nourrissent le fleuve. Il s'élargirait à la fin, sa conclusion symbolisant l'ouverture et l'immensité de l'océan. La mer fait partie du fleuve, elle en est presque le but ; la conclusion de ce mémoire sera l'élargissement, l'étirement, du concept initial, à l'image du mou qui est une notion malléable et élastique.

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introduction

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le manque la production, la chimie l'ambiguïté, la sournoiserie la peur, la répulsion

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la temporalité la transformation la mémoire l'expérimentation le moelleux, la douceur le confort l'érotisme la protection le gonflable

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49 55 61 73 79 91 97 105

le trop mou l'abandon, la faiblesse

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la rêverie l'inspiration, la création

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conclusion

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Introduction Les connotations du mou sont multiples, et ont évolué au fil du temps. « Mol » apparaît en 1150 (du latin « mollis », non dur), pour signifier de quelque chose qu'il n'était pas dur. Mol concernait alors les choses matérielles, naturelles (la terre par exemple), extérieures à l'homme (ne faisant pas partie de son corps), à la pensée, il avait alors un sens neutre (ni positif, ni négatif ).

Les dictionnaires 1 situent en 1170 sa première connotation positive : il est alors employé pour désigner une matière dans le sens de doux, d'agréable, ce que nous qualifierions sans doute aujourd'hui de moelleux (lié à l'idée positive du confort). En 1175, il signifie aussi « qui est dit avec ménagement » et, en 1190, il est employé pour dire d'un vent qu'il est doux, faible, non agressif. En 1200, il qualifie pour la première fois un corps, mais toujours de façon positive (une chair molle est alors tendre et fragile).

Mou, ou mol (employé jusqu'au 17ème siècle) conservera cette connotation positive jusqu'en 1200. En effet, dès qu'il s'agit de qualifier une attitude, un caractère, il connote un homme lâche et faible. Le mou devient alors négatif, et cette connotation s'étend aux autres domaines : une matière molle, jusqu'ici 1 Trésor de la Langue Française, Centre National de la recherche Scientifique, éd. Gallimard, Paris, 1985 Le Robert, dictionnaire historique de la langue Française, sous la direction de A. Rey, 1992 Grand Larousse de la Langue Française, Larousse, 1975

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moelleuse, devient alors « trop souple », « sans fermeté ». De même, aujourd'hui un corps mou ne connote plus ni tendresse ni fragilité, mais plutôt la matière avachie, l'abandon du corps (d'où un individu sans caractère puisqu'il laisse son corps se transformer ainsi...).

On pourrait presque dire que le mou a connu ses « années glorieuses » durant 25 ans seulement, avant de se charger d'une connotation plus ou moins négative.

La relation au mou est assez ambiguë. En effet, il peut être considéré comme une menace, un vice, lorsqu'il symbolise l'abandon ou l'incertitude, ou au contraire servir de modèle pour l'élaboration de nouvelles matières ou de nouvelles formes.

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Pour écrire un mémoire sur le mou, il faut tout d'abord essayer de définir ce qu'est le mou, et sous quelles formes on peut le rencontrer.

Il a été nécessaire d'établir une délimitation précise de l'univers du mou, dans le but de définir exactement ce qui est mou et ce qui ne l’est pas, pour pouvoir élargir son sens par la suite.

Cette classification est personnelle, et ne prétend pas être exhaustive. Elle résulte de l'observation de ce qui est mou, en vue de comprendre en quoi une matière peut être dite molle. Le mou est ainsi qualifié plus précisément, et sa définition est posée de manière plus objective : on ne qualifie plus le mou par rapport à ce qu'il n'est pas, mais en se basant sur ses caractéristiques propres.

Il y a en fait deux sortes de mous : les mous « concrets » et les mous « abstraits ». Les mous concrets sont en relation avec notre

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corps, ils concernent la matière ou la forme. On les classe en fonction de leur plasticité ou de leur composition. Les mous abstraits s'appliquent à un esprit, une vision des choses ou encore à une pensée ; ils sont caractérisés par certains termes (qui découlent de l'étude des mous concrets), tels que non-prévisibilité, aléatoire, non-maîtrisable, indéterminé, flou...

Pour définir les limites du mou concret, on peut dire d'une matière qu'elle est molle quand elle s'enfonce sous la pression d'une partie de notre corps ; quant à la forme molle, on la définit comme douce et non agressive (sans angle ni arête).

Une matière molle peut être « plastique » ou « élastique ».

Plastique, elle conserve la déformation, la trace du toucher, et rencontre la notion d'empreinte (c'est le beurre, l'argile, la cire...). Élastique, elle reprend plus ou moins nerveusement sa forme initiale après déformation (mousse, silicone, méduse...).

Le deuxième critère de classification distingue les matières « intrinsèquement » molles (un élastomère par exemple) de celles qui le sont « structurellement » (une mousse). Ces différentes classifications nous permettent de mieux cerner l'univers du mou, et d'en établir le territoire.

Dès lors, sachant qu'une matière peut être plastique ou élastique, intrinsèquement ou structurellement molle, on peut regrouper les différents mous sous cinq appellations : Les mous intrinsèques : -Les mous « aqueux » (argile, plâtre, boue...)

-Les mous « graisseux » (poumon, méduse...)

Ce ne sont pas des mous stables, ils évoluent dans le temps. En effet, un mou aqueux est malléable aussi longtemps que l'eau ne

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s’est évaporée, il restera dur par la suite. Un mou graisseux quant à lui se détériore avec le temps car il est constitué de matière organique, végétale ou animale.

Intrinsèque ou structurel : -Les mous « chimiques », ce sont les polymères, constitués de molécules à longues chaînes.

Structurel : -Les mous « aériens » (à base d'air) -Les mous « par construction » (tissage ou 12

entassement) Les mous aériens peuvent être naturels (éponge) ou industriels (mousse de polyuréthane par exemple) ; bullés ou gonflés (les ballons). Les mous aériens sont des mous élastiques qui reprennent leur forme initiale après déformation.

Enfin, les mous par construction, qui peuvent l'être par tissage (l'exemple du feutre) ou par entassement. Dans le cas du tas, il faut rappeler qu'il est mou par rapport à l'homme, c’est-à-dire par rapport à la pression, au geste de sa main. Un tas est un mou « plastique », informe, il peut être déformé à volonté. Ainsi, un tas de cheveux, de foin, est mou, tel le moelleux tas de plumes de l'oreiller. Par contre, un tas de gravas n'est pas mou (à l'échelle humaine), on ne peut en varier sa structure aisément ni se « vautrer » dedans avec volupté. Pouvoir « enfoncer sa main dedans », ressentir la sensation de moelleux, de malléable, pourrait donc être le critère de mollesse du tas.

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Les différents critères de mollesse peuvent être regroupés sous la forme d'un tableau, qui exprime de manière simple les combinaisons possibles entre ces caractéristiques : Les différents mous

structurels

intrinsèques

AQUEUX GRAISSEUX CHIMIQUE AERIENS E QU STI PLA

argile

cire

EL

tas tissage (laine)

plâtre

poumon E IQU AST

résine PU (durcit)

méd.use

par CONSTRUCTION

silicone

mousse PU

élastomère

éponge ballon tissage (feutre)

On connaît désormais le domaine du mou, et on peut donner pour chaque objet mou les qualificatifs de cette mollesse. Ainsi, un chewing-gum est un mou chimique, « plastique » (il conserve la déformation), et intrinsèquement mou. Le feutre quant à lui est un mou élastique et structurel, car il résulte d'un procédé de tissage qui « emprisonne » de l'air entre ses fibres, c'est donc à la fois un mou aérien et un mou par construction.

On constate que les limites entre les différentes catégories ne peuvent être totalement figées : on trouve des mous qui sont à la frontière des différentes zones (telles les éponges d'élastomère,

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qui sont à la fois intrinsèquement et structurellement molles).

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La classification du mou a été réalisée par rapport à l'échelle humaine, car l'homme est au cœur du sujet, et c'est sa relation (ou ses relations) avec le mou qui sera étudiée par la suite. J'ai donc volontairement écarté les mous « microscopiques », ou encore les mous « hors d'échelle », telle la mouvance des plaques tectoniques. Le mou sera représenté par rapport au corps de l'homme, sa main ou encore sa pensée.

L'homme en question n'est pas non plus un homme universel, ni intemporel ; c'est d'un homme occidental et contemporain dont je parlerai tout au long de notre parcours. En effet, certaines notions de moelleux, d'infini, de représentation du vide ou encore de rapport à notre corps sont extrêmement différentes selon les cultures (en particulier la culture asiatique). De plus, en parlant de l'homme, on ne parle pas forcément de la femme, leur rapport au mou étant parfois très différent, l'homme y voyant bien plus souvent que la femme des notions péjoratives d'abandon et de vice.

La relation de l'homme avec le mou est complexe. Elle mêle tour à tour le rejet ou l'attraction ; nous essaierons d'en percevoir les différents aspects, et peut-être de rétablir un certain ordre des choses...

Pour découvrir toutes les facettes de cette relation, nous suivrons un parcours à travers les différentes représentations du mou. C'est une traversée au cœur de la matière, des objets, des artistes, des auteurs ou encore de la pensée, qui suivra un plan fluide, parcours mouvant ponctué de termes clés qui nous aideront à qualifier le mou. Nous traverserons quatre zones floues,

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mouvantes, qui pourraient s'intituler « la non-maîtrise », « la sensibilité », « la menace », et « l'imaginaire », si elles avaient un titre...

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Pour poser un regard sur les multiples facettes du mou, j’ai utilisé deux sortes d’exemples et d’argumentations différentes et complémentaires.

Dans une première partie, je me suis appuyée sur des objets, des faits plus ou moins concrets, qui m’ont permis de bâtir un point de vue pour chaque thème.

Dans une seconde partie, l’argumentation se base sur des notions plus abstraites, des idées, des attitudes, des représentations plus ou moins communes du mou, allant parfois jusqu’à s’appuyer sur le champ mou de la Doxa 1, repéré lors de mes lectures ou dans la vie, et qui m’ont servi de base de réflexion et d’analyse.

1 R. Barthes utilise ce terme dans Barthes par lui-même pour qualifier le propre des représentations communes, des clichés partagés.

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Mou ou mol, molle, adj 1. Qui cède facilement au toucher; qui manque de dureté 2. Qui manque de vigueur, d'énergie, de vivacité1

Le manque Le mou est toujours défini par une opposition à autre chose.

Ainsi, il est qualifié comme étant un « manque de dureté », un « manque de rigidité », un « manque de fermeté ». De même, une forme molle est une forme sans tranchant, sans agressivité, et un homme mou un homme sans caractère.

Le mou est donc défini dans les dictionnaires comme un « manque de quelque chose ». Une définition par l'opposé qui peut sembler péjorative, le mou ne semblant pas être perçu comme une entité. Sa définition reste floue, floue comme sa matière. Si floue que ce terme n'est pas employé à l'IMS (institut de métrologie sensorielle)2, qui se charge de qualifier scientifiquement les sensations éprouvées par l'homme face à un matériau. En effet, leurs experts tâtent, parlent de souplesse, mais pas de mollesse, car, affirment-ils, c'est un terme pas très bien défini.

Le mou semble voué à une connotation péjorative dans la langue française. Ainsi, le suffixe « esse » de « mollesse » est 1 Petit Larousse illustré, 1991 2 Petite cellule au sein des Arts et Métiers (Paris), qui tente de rationnaliser les sensations éprouvées par rapport à une matière. Ils établissent par exemple des "cartographies des préférences" pour définir ce que préfèrent les consommateurs. La métrologie sensorielle ressemble à une étude pseudo-scientifique des sensations, une tentative de classification et de définition rationnelle (de ce qui ne l'est pas) dans le but de les maîtriser et de les prendre en compte dans l'élaboration des produits. L'intuition semble alors mise de côté au profit des graphiques mathématisés.

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un suffixe qui marque souvent le défaut (maladresse, faiblesse, bassesse...) ; encore une fois le substantif du mou ne semble pas très valorisé dans notre société...

Nous avons essayé dans l'introduction de qualifier le mou non pas par un manque, mais par des qualificatifs qui lui sont propres, qui le définissent par lui-même et non par son opposé.

Dès lors proposons-nous de remplacer « mollesse » par « mollitude », qui lui donne une plus grande neutralité dans sa connotation (solitude, exactitude, habitude...). Nous n'irons pas jusqu'à le nommer « mollité », signifiant par le suffixe « ité » une qualité (propreté, générosité, humanité, beauté...), dans un souci de préserver sa neutralité à ce point de notre parcours.

Observons néanmoins que la forme nominale de « dur » est « dureté », ce qui connote bien une qualité.

Pour terminer ce tour des suffixes, signalons aussi « ard » et « asse », nettement péjoratifs, qui sont associés sans aucune retenue à l'adjectif « mou » pour donner « mollard » et « mollasse », mais jamais à l'adjectif « dur ».

Le jeu semblait faussé dès le début : dans la structure même du langage, on charge déjà inconsciemment le mou d'une valeur plus ou moins négative.

Il est temps d'abandonner ces « valeurs reçues » pour commencer notre parcours sur une base d'égalité entre le dur et le mou. L'un n'est pas meilleur que l'autre, bien que le dur ait jusqu'ici été favorisé, peut-être parce qu'il représente un modèle à suivre.

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W. Carothers (directeur des recherches de Dupont de Nemours) étirant un échantillon de néoprène, vers 1931

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Quand on ne distingue plus la géométrie (la forme) ou l'ordre, on juge celui-ci absent alors qu'il s'est molécularisé.1

La production, la chimie Avant 1850, il n'y avait pas de production de matière intrinsèquement molle dans l'industrie. On approchait le mou par construction, en entassant paille ou plumes dans de la toile. On connaissait le mou par la nature, avec le mou animal, végétal, ou encore minéral (comme l'argile), mais on ne produisait quasiment pas de mou de manière industrielle (à l'exception du tissage). L'homme connaissait pourtant des mous naturels qui l'intriguaient. La lecture de la nature suscite en effet une curiosité anthropologique qui pousse les hommes à tenter de comprendre, et parfois de reproduire ces phénomènes étranges et nouveaux.

Ainsi, l’hévéa laissait par exemple deviner des qualités irremplaçables d'élasticité ou de souplesse, très utiles pour l'industrie occidentale. L'hévéa est la sève de l'arbre du même nom, qui coule en un liquide jaunâtre. Sous l'action de l'oxygène, il devient très vite visqueux et élastique, l'oxygène ayant pour effet de lier ses molécules entre elles en quelques points, formant ainsi un maillage étirable. Le problème est que le latex ne se stabilise pas sous cette forme et devient très vite cassant. Les indiens d'Amazonie s'en servaient pour réaliser des bottes éphémères, l'appliquant en couche épaisse sur leurs pieds lorsqu'il était encore liquide. Ils conservaient ces bottes toute la journée pour se protéger des agressions du sol. Celles-ci se désagré-

1 Platon, cité dans Corps réfléchis, F. Dagognet, 1990 (p. 202)

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geaient d'elles-mêmes quand venait le soir.

Cette nouvelle matière semblait très intéressante pour l'industrie, mais la difficulté était de la stabiliser en cet état élastique et malléable qui l'avantageait.

En 1849, Goodyear mélange par hasard du soufre au latex. Ce mélange aura pour effet de stabiliser le latex, car, si le soufre peut lier les chaînes moléculaires entre elles, il n'est pas assez puissant pour les casser par la suite. Le résultat obtenu est une matière noirâtre, à la fois déformable et robuste : c'est le caoutchouc naturel, encore utilisé aujourd'hui. Dans ce cas, l'application pratique a de très loin devancé la compréhension des phénomènes.

L'étude des polymères a pourtant été longtemps dénigrée par la science. Au 19ème siècle, ceux-ci ont été rejetés car ils ne correspondaient pas aux critères de pureté des composés chimiques. En effet, la pureté d'un corps était alors donnée par la précision de son point de fusion (température de passage d'un état à un autre). Or un polymère a un point de fusion très imprécis et étendu, il ne fond pas brusquement et passe par différents stades de viscosité avant de se liquéfier (ou de durcir). Ils ont donc été considérés durant 50 ans comme des rebuts chimiques, des corps impurs. À cette époque, les scientifiques croyaient en l'exactitude et en la précision des sciences exactes, et cette matière aléatoire et mouvante ne pouvait être digne d'intérêt. Tout ce qui touche aux sciences exactes doit être pur et précis. De plus, les molécules des polymères contiennent parfois des millions d'atomes, ce qui paraissait « anormal » en comparaison avec d'autres molécules connues. Ce qui est inconnu et non maîtrisable est

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souvent rejeté, ce fut le cas des polymères.

Staudinger, en 1920, fut le premier à essayer de comprendre la composition des polymères. Pour cela, il a allongé petit à petit des molécules « courtes », et a alors pu constater que celles-ci restaient définies même si leur point de fusion devenait de plus en plus flou. La dernière découverte qui permettra de caractériser les polymères fut celle de Kuhn dans les années 40. Il découvre alors que chaque molécule de la chaîne est en fait flexible (elle a une forme de ressort), ce qui explique la mollitude intrinsèque de la matière.

Il est intéressant de constater que les polymères, de par leur imprécision, ont rebuté les scientifiques pendant des dizaines d'années. La matière molle a souvent une image négative au premier abord. Nous verrons plus loin qu'elle peut aussi être source d'inspiration, mais le rejet dont elle a été victime en chimie se retrouve aujourd'hui dans d'autres cas. En effet, l’incertitude qu'elle fait naître en nous est rarement considérée comme une qualité, car l'inconnu et l'impensé dérangent.

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CholĂŠra, A. Kubin, vers 1900

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Je me suis empêtré l'aile dans cette glu perfide, espérant n'y laisser qu'une plume1

L'ambiguïté, la sournoiserie Le mou n'est généralement pas rassurant, car il oscille, de manière ambiguë et plus ou moins imprévisible, entre deux états.

Il est juste à la frontière entre les solides et les liquides ; en fait, ce n'est pas vraiment une frontière (image d'une ligne), c'est plutôt une zone franche, riche et complexe. Mais le mou est perçu comme une transition entre deux états, il est alors considéré comme un manque de quelque chose : manque de solidité ou de fluidité selon la valeur recherchée. En tout cas manque de franchise pour cette matière qui ne choisit pas entre deux états stabilisés et connus 2. Il copie le liquide, mais c'est un liquide aberrant et louche; il se transforme vite en une sorte de solide mou 3.

Le mou ôte les certitudes. Tout d'abord, on ne peut connaître le degré de mollitude d'un objet seulement par le regard. A la différence du métal ou du bois, dont l'expérience des touchers

1T. Gauthier, citation de mémoire 2 Cette image de « mou frontière » était surtout valable avant l'arrivée des mous chimiques, qui a stabilisé leur état transitoire qui possède ses qualités (le caoutchouc par exemple). Jusqu'à cette date, la matière molle était sans cesse en évolution. Le seul mou « stable » reproductible était le mou « par construction » (oreillers et matelas), mis en place pour satisfaire des notions de confort pour le corps. Les autres mous méritaient à peine le qualificatif de matière...

3 J.-P. Sartre, cité dans Corps réfléchis, F. Dagognet, 1990 (p. 203)

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antérieurs permettent de deviner la qualité de dureté de visu, le mou ne peut être clairement identifié par la vue. Pour juger le mou, il va falloir le toucher, le palper, le prendre en main, enfoncer légèrement son doigt : expérimenter la matière pour atteindre la connaissance4.

4 Ce contact avec la matière a souvent été considéré comme avilissant, en

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particulier par Platon. Il la dénigrait en effet totalement au profit de l'esprit ; pour lui ce contact était vécu comme une humiliation. Il jugeait la matière « dangereuse et inessentielle », car elle était liée au devenir (l'instabilité) et au mélange (le désordre), et préconisait donc de quitter la région du sensible et de nous tourner vers le modèle idéal et éternel (la pensée).

Sans aller jusqu'à considérer le contact avec les choses comme une humiliation, le fait de toucher est généralement dévalorisé dans notre société par rapport à la vue ou à l'ouïe. En effet, la vue et l'ouïe appréhendent l'objet « à distance », le corps se distingue ainsi de la matière, il est au-delà. Une matière peut le toucher, mais pas le voir ni l'entendre, c'est ce qui fait la supériorité de l'être vivant. Merleau-Ponty distingue l'homme du monde inerte des objets par cette faculté à « toucher-touché », à « se voir voyant »: Je dis d'une chose qu'elle est mue, mais mon corps, lui, se meut, mon mouvement se déploie.

L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible- Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu'il voit alors l'autre côté de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même. (L'Œil et l'Esprit, Merleau-Ponty, 1964, p.18). Le mou pousse la main à le toucher pour valider son degré de mollitude, et ce toucher affecte le corps. Le toucher « touche » aussi, annule la distance entre le corps et l'objet, les rend miscibles. Par le toucher, l'homme devient matière à son tour, il prend conscience de sa propre matérialité périssable, il n'est pas esprit éternel...

Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas.

On s'en sert, on les remet en place, on vit au milieux d'eux: ils sont utiles, rien de plus. Et moi, ils me touchent, c'est insupportable. J'ai peur d'entrer en contact avec eux tout comme s'ils étaient des bêtes vivantes. (La nausée, J.P Sartre, 1938, p. 26)

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L'ambivalence de la matière molle rend chaque expérience unique, la singularité du contact se renouvelle pour chaque mou. Le mou est souvent une matière surprenante, dont le toucher est parfois désagréable, en particulier lorsqu'il est visqueux ou poisseux.

En effet, on ne voit pas forcément au premier abord que la matière est collante, la main ne s'attend pas toujours à rester prisonnière. C'est seulement quand on la touche que l'on s'en rend compte, mais il est déjà trop tard: La main est engluée dans la matière et ne peut s'en dépêtrer facilement. Le visqueux est un piège.

Quand on la touche, la matière visqueuse s'agrippe à nos doigts, elle colle, poisse ; on ne pourra pas s'en délivrer aisément. Elle s'offre à la main trop facilement, ôtant le plaisir de la dompter ; elle nargue, manifeste son indépendance et son hostilité sournoise. C'est une matière imbrisable que le « pour soi » ne pourra dominer5. C'est un être glutinant et glaireux, échec de la conscience ou d'un pour soi aspiré, dévoré par l'ensoi 6. Le « pour soi » est alors englué, prisonnier de cet ensoi sournois et dangereux.

La découverte d'une matière visqueuse peut rendre son expérimentation désagréable, car le mou surprend et piège la main lors de ce contact. Cette idée de surprise se retrouve dans la non-stabilité de certains matériaux mous, qui ôtent toute certitude 5 Pour Sartre, la domination de la conscience de l'homme (le « pour soi ») sur le monde extérieur (« l'ensoi ») passe par la « néantisation » des choses, or le visqueux est imbrisable, la conscience ne peut le dominer, elle se laisse piéger.

6 J.-P. Sartre, cité dans Corps réfléchis, F. Dagognet, 1990 (p. 205)

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quant à la finalité de l'expérimentation tactile. On sait d'une matière dure qu'elle l'était hier et le sera encore demain, mais avec le mou tout est ambigu, ce qui était vrai hier ne le sera pas forcément demain. Ainsi, un mou « aqueux » durcira au fur et à mesure que le temps passera (il se desséchera), et un mou « graisseux » variera, pourrira, rancira avec le temps qui passe (telle une motte de beurre laissée sur la table, qui verra sa consistance évoluer au fil des heures). Le mou n'est pas stable, il évolue souvent de façon aléatoire, il se transforme. Il oscille entre deux états définis, le solide ou le liquide, comme s'il ne voulait pas vraiment être catégorisé. C'est sans doute l'une des raisons pour laquelle il a souvent une image de matière sournoise, pas franche.

Le mou, matière mouvante et changeante ôte les repères et les certitudes. Il est difficilement maîtrisable, et apporte souvent une frustration. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles il a été dénigré au profit de matières dures et stables.

Quand il parlait de la graisse soumise au feu, Descartes la qualifiait d'inconsistante et d'incertaine, qui finit par devenir le contraire de son commencement et perdre ses qualités 7. Le mou matière d'évolution a du mal à trouver sa place dans une culture où transformation rime encore bien souvent avec détérioration: seul ce qui est stable et maîtrisable semble conserver toutes ses qualités.

Le mou semble renvoyer au corps l'image de sa propre transformation inévitable, de la décrépitude et de la fin de la 7 Cité dans Des détritus, des déchets, de l'abject, F. Dagognet, 1997 (p. 110)

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matérialité. Il représente une menace et une source d'angoisse car il évolue perpétuellement vers l'inconnu et le néant.

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L'expérience révèle que, si le danger exalte parfois, l'incertitude peut produire un sentiment d'insécurité, et même d'inquiétude ou d'angoisse 1.

La peur, la répulsion Le mou est parfois une matière inconnue, et on ne sait alors pas toujours comment l'appréhender. On est sûr qu'un morceau de métal restera solide et rigide au cœur de la main, mais avec le mou on ne peut être certain de rien. La matière molle se répand parfois de manière aléatoire sous son propre poids, elle est difficilement maîtrisable, surtout lorsqu'elle se présente sous la forme d'un gel informe et inconsistant.

La matière inconsistante rebute, le corps redoute sans doute que la matière colle à ses doigts, le salisse, l'altère. Il n'ose pas non plus la prendre en main, de peur de ne pouvoir la maîtriser par la suite, car le mou peut évoluer et se mouvoir de manière aléatoire.

Les enfants sont parfois effrayés par une matière informe et inconnue lorsqu'ils doivent la prendre en main. On m'a un jour raconté l'exemple de Léo, deux ans, qui était effrayé face à une crêpe dont la masse incontrôlable n'avait aucune tenue. L'aspect flasque et surprenant le rebutait, il ne comprenait pas comment maîtriser cette mollesse qui emprisonnait sa main. Il était totalement désemparé face à cet élément inconnu qui ne conservait pas de forme précise qu'il aurait pu saisir et manipuler aisément.

L'informe fait peur, Il n'offre pas de formalisation définie et rassurante des choses. La matière dure rassure en ce sens, car elle

1 Bertrand St Sernin, Encyclopédia Universalis (« Hasard », p. 224)

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The Quatermass experiment, film britannique de V. Guest, 1955. Un homme se transforme peu à peu en gelée.

Fiend without a face, film américain de A. Crabtree, 1958. Un cerveau transforme ses victimes en zombies après avoir sucé leur énergie

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prend toujours une forme, elle est déplaçable en tant qu'entité, elle reste maîtrisable. Certaines matières molles ne sont presque pas des entités (la gelée par exemple, ou le poumon), elles prennent la forme de leur support, et se déforment d'elles-mêmes lorsqu'elles sont soumises à la pesanteur. Cette formalisation aléatoire et non maîtrisable ôte les repères et inquiète, la nondéfinition de la forme se prête à toutes sortes d'appréhensions.

L'informe peut même provoquer la peur dans les cas les plus extrêmes, témoignant de l'angoisse éprouvée habituellement face à un mou inconnu.

L'aspect incontrôlable de la matière souple, mouvante, vivante, effraie en soumettant le corps à une possible agression qu'il ne pourra maîtriser. Le corps redoute ce potentiel d'agressivité à son égard, car il sait par avance qu'il ne pourra maîtriser cette matière qui lui échappe.

On retrouve cette peur de l'inconnu et de l'incontrôlable dans de nombreux livres de science fiction. Les monstres mous n'offrent plus aucun point de comparaison avec l'homo sapiens : Ce sont les monstres de la rupture. Ils sont informes, inconsistants, visqueux, et provoquent un sentiment de répulsion très physique. Imaginer une limace géante, une coulée de boue vivante, ou plus encore que l'on puisse devenir soi-même cette limace ou cette gelée putride, est un ressort de la terreur que le cinéma n'a pas laissé inexploité 2. Dans Le Blob par exemple, c'est une

2 Filmographie sélective de quelques films de Science Fiction: -Monstres gélatineux: The Quatermass Experiment (Le Monstre), de Val Guest, Grande-Bretagne, 1955. The H-Man (L'homme H), de Inoshiro Honda,

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Les Suceurs, A. Kubin, 1903-1904

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matière visqueuse, masse blanchâtre et gluante, qui vient vers ses victimes pour les engloutir. Les corps disparaissent dans cette glu étrange. Ce monstre n'a ni bouche ni visage, il n'offre ainsi aucun repère et laisse ses victimes démunies face à cette matière mystérieuse. C'est ici qu'émerge cette notion d'intégrité physique menacée, qui est le moteur le plus sûr de la peur : peur de se dissoudre, d'être avalé, intégré, d'être rendu à un néant liquide qui est la métaphore de la pourriture ultime. Ces monstres mous et répugnants évoquent la putréfaction, et la référence à la maladie est beaucoup plus forte que la référence à l'accident. Et si le corps peut être agressé par un monstre amorphe et répugnant, il peut l'être aussi de manière encore bien plus sournoise par des parasites qui se cachent sous la peau, ou que le corps peut aller jusqu'à sécréter lui-même 3.

Les monstres mous et souples attaquent par surprise, souvent par derrière, à l'image du monstre marin qui saisit une cheville pour entraîner inexorablement sa victime vers le fond. Plus de bras que la pieuvre, tout couturé de jambes et de mains jusque dans le cou (...). Mais pas pour cela épanoui. Tout le contraire: supplicié, tendu, inquiet et ne trouvant rien d'important à prendre, surveillant, surveillant sans cesse, la tête constellée de ventouses 4. Ces

Island of terror (L'île de la terreur), de Terence Fischer, Grande-Bretagne, 1966. Beware the Blob! (Attention au Blob!), de Harry Lagman, USA, 1971.

-Monstres parasites: Fiend without a Face (Les monstres invisibles), de Arthur Crabtree, USA, 1958. The Tingler, de William Castle, USA, 1959. The Parasite Murders (Frissons), de David Cronenberg, Canada, 1975.

3 Dans The Tingler par exemple.

4 La vie dans les plis, H. Michaux, (p. 141)

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ennemis souples et discrets guettent silencieusement leur proie, tapis et prêts à l'attaque. La fluidité des tentacules de la pieuvre lui permet de se glisser partout, de surprendre à n'importe quel instant.

Ces fantasmes d'engluement dans le mou, cet aspect de non maîtrise de la matière se retrouve dans l'exemple des sables mouvants, pièges horribles et sans issue, puisque toute tentative pour s'en extirper nous enfonce un peu plus, jusqu'à nous engloutir totalement. La matière molle peut être trompeuse : le sol semble plus ou moins stabilisé à première vue, mais la matière dissimule en réalité une profondeur insoupçonnée. La situation est alors impossible à maîtriser, le corps piégé et affolé est totalement dépendant du monde extérieur.

Dans toutes ces situations, on s'enlise dans la matière ou est enserré par elle (par les serpents ou autres animaux souples). On ne peut pas faire grand chose contre cet ennemi qui semble imbrisable, incassable. On est étouffé par cette étreinte qui se durcit lorsqu'on veut s'échapper, on ne peut plus rien maîtriser.

Dans les deux cas, on s'est laissé surprendre par cet ennemi qui n'a pas attaqué franchement.

Le dragon, dur et puissant, garde l'entrée de sa grotte en soufflant et crachant des flammes. Il n'est généralement pas très discret, le chevalier l'entend et le voit de loin : la rencontre est rarement une surprise pour lui. Mais une pieuvre, ou un serpent, est silencieuse, tapie au fond d'une cavité, guettant sournoisement sa proie. De même, un sable mouvant trompe sur sa consistance avant d'engloutir. Ces ennemis sont sournois et mesquins.

L'homme est alors prisonnier, et il ne peut que rarement se sortir de cette situation seul. Nous pouvons d'ailleurs remarquer

Extrait de Flash Gordon, A. Raymond, ĂŠd.. Dargaud, 1980

Tirage couleur, série Poupig (25 tirages couleur 60/60 cm), Trémorin, 1995

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que c'est souvent face au mou que l'amitié ou l'amour se révèle dans les histoires fantastiques. Le héros sauve sa belle aux prises avec un serpent géant, ou encore tire son ami (ou son ennemi) des sables mouvants qui l'enlisaient. C'est alors l'image de la solidarité, voire de la grandeur d'âme (quand il sauve son ennemi...) de l'être humain face à la sournoiserie de la vie. Le mou devient prétexte à cette représentation symbolique, de part sa consistance instable et non-maîtrisable.

Sans aller jusqu'à la terreur inspirée par le mou dans les films d'horreur, celui-ci reste néanmoins souvent une matière d'inquiétude et de rejet. Ainsi, dans notre société, l'image du mou qui se dégrade, de la matière qui pourrit, est écœurante et répulsive. La dégradation des mous animaux ou végétaux amène l'idée de putréfaction, sujet souvent évité. La matière qui se décompose est « sale », « impropre », elle témoigne de la fin de la vie, de la pourriture. La matière se ramollit, fond, moisit, rancit en un temps plus ou moins rapide. Le mou se désagrège alors sous l'action de l'oxygène, sous une forme plus ou moins écœurante. Certains ont peut-être vécu l'expérience de l'appréhension face à la denrée oubliée au fond du frigidaire. Pour mon compte, j'ai souvent ressenti une certaine réticence à ouvrir un tupperware au contenu incertain, comme si la matière s'était transformée en quelque chose d'horrible et d'insoutenable. Je suis toujours sortie indemne de cette confrontation, mais chaque nouvelle expérimentation reste une épreuve à surmonter. Cette matière qui bouge, qui varie de manière incertaine, est inquiétante car on ne sait plus à quoi s'attendre, tant au niveau visuel, olfactif, que tactile.

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Et il y a le mystère de la vie et du monde.

C'est un peu de jus vert comme une glu entre mes doigts.

Ce que je serai un jour moi-même, dans le cours de ma transformation. 1

La temporalité La matière molle est périssable (le mou graisseux en particulier).

C'est ce qui fait la différence avec les substances dures.

Après sa mort, il ne reste d'un corps que ses parties dures et blanches : les os. Le mou, le souple, la couleur, sont partis avec l'âme et la vie. Le mou meurt avec l'homme, il n'est pas éternel.

Le dur est le seul reste de l'être vivant, témoin d'une existence passée. Il perdure à travers les siècles, on le croirait presque impérissable. L'homme occidental a peur de la mort, il ne l'affronte pas. Il la fuit au contraire, tant son image l'inquiète, c'est l'image de l'inconnu absolu et de l'aléatoire. On ne peut pas savoir quand on va mourir ; même si on souffre d'un mal incurable, il est toujours possible que la mort nous surprenne le jour même par le biais d'un accident malheureux, comme n'importe quelle autre personne.

La mort est la figure par excellence de l’inconnu. Pour ne pas y penser, on évite généralement tout ce qui peut nous la rappeler.

C'est peut-être une des raisons pour laquelle on rejette ainsi les matières pourrissantes. Le mou est périssable, mais il est aussi par-là même plus proche de l'homme et de la vie, même s'il peut évoquer la mort. Cette transformation vers la pourriture et la décomposition est difficilement appréciable.

1 Rondeur des jours, J. Giono, 1943 (p. 151)

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Giono parle de cette transformation de l'animal mort, tué par le chasseur, et qu'il est en train de dépecer : (...) Ça suinte. C'est une odeur monstrueuse comme l'odeur de la montagne. C'est l'odeur d'une matière en transformation. Une odeur que nous ne pouvons pas aimer parce que nous manquons de sens pour la comprendre. Elle apparaît dans le monde au moment où l'herbe va se transformer en chair, en sang, en muscles de chamois, et d'habitude ça se fait dans la caverne mystérieuse de la bête.

Maintenant, elle est là, libre dans le matin. Le jus d'où elle fume ne poisse pas les mains. Mais je ne peux ni m'en servir ni le comprendre 2 Il ne peut comprendre cette matière de mort, cette odeur qui lui échappe, cette pourriture qui sera sienne un jour.

Le mou naturel est soumis à une transformation certaine, au même titre que le corps. C'est peut-être une source d'inquiétude et d'angoisse, car on ne peut conserver ces matières instables et évolutives. On ne maîtrise pas ces éléments dans leur temporalité. Ainsi, la graisse par exemple, mou organique, est périssable ; rien ne peut stopper son évolution vers la pourriture et le néant. En effet, alors que nous conservons sans peine les substances matérielles dans leur état (on enferme les liquides dans des récipients étanches, on recouvre les solides les plus fragiles d'un enduit qui les isole, y compris le fer, menacé par la rouille), nous ne pourrons pas « garder » les graisses, sauf à les dénaturer, ce qui tracasse le technicien et surtout déçoit le métaphysicien, parce que le temps s'introduit dans l'espace et parvient à le ronger, provoquant la désagrégation de ce qui paraissait lié.3 Le temps attaque les 2 Ibidem (p. 150) 3 Des détritus, des déchets, de l'abject, F. Dagognet, 1997 (p. 111)

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matières naturelles, les ronge intrinsèquement, les transforme.

L'œuvre de Titus Camel, La grande bananeraie culturelle (présentée à l’ARC, Paris, en 1969), suscite une réflexion sur la matière vivante qui se décompose. Il expose à cet effet 59 bananes parfaitement identiques, en matière plastique, copies d'une soixantième, réelle celle-ci. La banane « vivante » pourrit peu à peu, se désagrège. La matière molle évolue lentement mais sûrement à côté des autres bananes, dures et impérissables. Dans ce cas, le dur copie le mou pour le rendre stable. Il fige un moment, l'instant où la banane est juste mûre. Les fausses bananes sont un cliché, un instantané de la vraie qui bientôt ne sera plus, rongée par le temps. Seules resteront alors ses copies figées, images du temps de sa splendeur passée. Le dur rassure, il offre l'image d'une éternité enviée. Le dur ne meurt ni ne dépérit. Même brisé, il peut encore être présent en deux entités distinctes. Le mou par contre disparaît avec le temps et la décomposition. Il ne reste plus trace de son passage en tant que tel ; il se volatilise, il est digéré par de nombreux micro-organismes (ou organismes tout court, les êtres vivants se nourrissant de matière molle). Le mou est destiné à mourir, à plus ou moins long terme. Il meurt de différentes façons, en pourrissant pour les mous naturels, (graisseux), ou en desséchant pour les mous aqueux (plâtre, argile...). Le mou ne semble être qu'un passage, un état transitoire, comme l'être humain qui est en fait la transition, le chaînon entre deux générations, et qui est destiné à disparaître.

Peter Greenaway s'est intéressé de très près au phénomène de la décomposition. Il l'a mise en scène dans Z.O.O (1985), où un homme est passionné par l'étude quasi-scientifique de la

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matière qui se désagrège. Il est obnubilé par le pourrissement des corps, il veut comprendre. Pour cela, il photographie nombre de corps en putréfaction, du morceau de viande au cheval entier. Il finira par se mettre en scène lui-même dans le petit théâtre de la décomposition.

Bergson écrit que l'inerte est prévisible, le vivant imprévisible.

Le mou qui se décompose est un mou vivant, car il se transforme de manière aléatoire. On retrouve une similitude de plus en plus importante entre le mou et l'image du vivant, du sensible.

Le mou peut être malade, à la différence des matières dures, immuables et stables. La pierre n'est pas (n'est jamais) malade (...). Elle ne connaît pas la mort (pas plus que la vie), ni la douleur. (...)La pierre ignore, en effet, la sensibilité et encore plus la conscience de soi : elle représente l'état-zéro de l'être.4 De par son caractère immuable, le dur n'est pas à l'image de notre corps. Le mou est plus sensible, car il craint le temps qui passe, au même titre que le corps. Il conserve la marque des coups et des agressions, contrairement au dur qui conserve son entité. Michelet prend l'exemple du diamant pour exprimer la matière indomptable et éternelle : Nulle matière ne le peut rayer, nulle émotion ne semble pouvoir le pénétrer. Il vit dans l'intellectualité pure, mort à toute sensibilité... Indomptable, l'appelaient les anciens, Adamas. On l'appelle aussi solitaire. 5 Le dur est insensible, immortel. L'être humain rêverait de lui ressembler, de connaître l'infini. Or il est périssable, mais il 4 Ibidem (p. 156) 5 Les portes d'Airain, Michelet (p. 125);

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essaye de faire en sorte que ce qui l'entoure le soit moins. Il imagine du stabilisé, de l'immortalité. Ses objets lui survivent, ils sont la trace de son existence comme l'étaient les 59 bananes de Titus Camel. L'homme est la soixantième, il a bâti autour de lui des copies immortelles qui le conteront après sa mort. Même le mou est devenu durable et stable entre ses mains. Il a copié la nature et l'a « améliorée ». Il a stabilisé le latex naturel, et a inventé toutes sortes d'élastomères qui ne sont pas soumis aux contraintes du temps.

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ChaĂŽnes tourbillonnaires formĂŠes lorsqu'on tire un objet solide en ligne droite dans une eau calme

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Quand, enfant, je vis pour la première fois prendre le plâtre, j'eus un choc et j'entrai en méditation. Je ne pouvais me détacher du spectacle, mais je sentais obscurément, à la façon dont j'en eus l'esprit saisi jusqu'aux reins, qu'il y avait là quelque chose dont j'aurais moi aussi à me servir un jour.1

La transformation La matière molle est souvent une matière d'évolution, d'instabilité. Nous venons de voir les connotations souvent négatives qu'elle véhicule lorsqu'elle passe du dur au mou : notions d'abandon, de relâchement et de décrépitude. Ce qui est dur n'a pas à s'amollir, à se répandre ainsi, au lieu de conserver cet état solide et rassurant. A l'inverse, l'image d'une matière molle qui durcit semble plus positive. Elle possède en effet des qualités : une certaine fonctionnalité, voire même une possibilité de rêver face à cette matière figée.

La grande fonctionnalité de ce passage du mou au dur est la possibilité pour la matière de prendre une forme puis de la conserver. En effet, sa malléabilité la rend plus facile à travailler, à formaliser, et sa capacité à durcir par la suite (parfois de manière très rapide) lui permet de conserver cette forme de manière durable. On peut alors parler de mou transitionnel, de mou qui a été, et qui a par la suite disparu au profit du dur. Le résultat, dur, nous donne alors l'image de ce mou absent, de ce contraire qui lui a permis de prendre forme.

1 La vie dans les plis, H. Michaux, 1972 (p. 26)

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L'argile, la terre, permettent depuis longtemps de formaliser vases et poteries, avant de les laisser sécher, parfois à l'aide du feu. Aujourd'hui, toute l'industrie des thermoplastiques est basée sur ce principe. Un thermoplastique se présente sous la forme de granulés que l'on vient fondre avant de les injecter dans un moule, ou de les extruder à travers une filière (pour les profilés par exemple). La malléabilité de la matière permet alors de remplir chaque espace du moule, avant de durcir très rapidement pour en conserver la forme.

Le mou permet donc les moulages, et par là même le principe de l'objet identique produit en grande série (les moulages peuvent être en verre ou en plastique)2.

Le thermoformage reprend cette idée de matière molle qui prend une forme avant de durcir, mais de manière très impressionnante. Le thermoformage permet d'obtenir des formes « en creux », des coques (un pot de yaourt par exemple). Pour cela, on chauffe tout d'abord une plaque de thermoplastique pour la ramollir. Cette plaque est fixée par son pourtour, et le fait de la chauffer la fait se creuser sous son propre poids pour atteindre le seuil de malléabilité idéal. Cette chauffe dure quelques minutes, pendant lesquelles chacun guette l'évolution de la matière.

Ensuite, un volume représentant le négatif de la forme finale, son vide, remonte du fond de la machine. La plaque ramollie est alors littéralement aspirée sur cette forme. En quelques secondes, on voit la plaque épouser parfaitement les contours de

2 On peut noter la similitude entre mou et moulage, le moulage intégrant intrinsèquement le mou (mou-lage), ce qui prouve bien que ce dernier est fondamental à l'élaboration du premier.

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la préforme, la lisser, l'engluer presque. On retire ensuite la préforme et on obtient une coque, image magique d'une peau durcie.

L'image qui émane du passage du mou au dur semble être celle de l'instant figé. Instant de mollitude passée, de mouvance, qui se trouve à présent emprisonné dans la matière durcie. C'est la trace du mouvement, de la vie presque, qui s'offre à nos yeux.

La nature nous en offre un spectacle majestueux avec les coulées de lave. Elles furent cette coulée lente et majestueuse, devenue de plus en plus visqueuse jusqu'à se figer en de multiples plis.

Ces replis se forment de manière aléatoire et perdureront à travers les siècles, témoignage quasi éternel de ce mouvement de la matière.

César a repris, à l'aide de la résine de polyuréthanne, cette idée de coulée aléatoire qui fige une forme. Une forme « informe » pourrait-on dire, car non maîtrisée. C'est la forme que veut bien prendre la résine en s'étalant au sol, sorte de mare durcie, simulant presque une photographie de matière encore liquide.

Paradoxe de cette impression de mouvement au coeur d'une matière dure.

La transformation de la matière molle est très enrichissante car c'est un spectacle « en temps réel ». On peut assister à son évolution, contrairement à la majorité des matières dures. En effet, la transformation d'un bout de bois qui se patine, se gorge d'eau ou au contraire se fissure, dépasse la temporalité de notre perception. On ne peut pas s'asseoir devant un bout de ferraille et attendre qu'il rouille pour connaître cette propriété physique du métal. Par contre, on peut assister aux évolutions de la matière molle, en regardant prendre le plâtre, se former une bulle de

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savon, fondre une bougie ou une motte de beurre. On est souvent saisi face au spectacle de la matière, l'observation de ces transformations est instructive, et incite à l'expérimentation. La transformation éveille la curiosité, on est intrigué par ce phénomène qui nous échappe parfois. La matière instable déroute, surtout lorsqu'elle évolue de manière aléatoire.

Certaines matières molles offrent un spectacle de phénomènes totalement aléatoires. C'est le cas des bulles de savon, qui possèdent à leur surface une multitude de turbulences totalement imprévisibles et incalculables. Dans une bulle de savon, il y a toutes les étapes de la vie; elle naît, croit et se développe, vieillit et finalement...disparaît.3 Leur disparition est imprévisible, la matière molle évolue, passe du plein au néant en un instant, nulle autre matière ne peut disparaître aussi brusquement. La mort de la matière molle rappelle la mort du vivant, soudaine et imprévisible.

On est souvent démuni face à ce phénomène qu'on ne peut prévoir. On y réussit parfois à court terme (avec les turbulences du ciel par exemple, et la météorologie), mais ces calculs ne sont pas totalement fiables, et ne sont pas valables à long terme. Les mouvances de la matière molle sont en effet si sensibles que le moindre phénomène extérieur les fait varier du tout au tout.

La matière molle évolue rarement de manière rationnelle et maîtrisée. La finalité de ces transformations plus ou moins aléatoires est parfois sa propre disparition. Dans certains cas, le mou s'efface au profit du dur ; celui-ci se charge alors de pérenniser la trace de sa malléabilité évaporée.

3 Les objets fragiles, P.G de Gennes, 1994, (p. 113)

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Souffle 6, Penone, 1978 (terre cuite, 158 x 75 x 79 cm)

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Le monde est un immense fossile fait des gestes de l'homme 1

La mémoire La matière molle conserve la mémoire du monde extérieur.

Les mous graisseux peuvent ainsi passer du liquide au solide selon la température environnante. Les mous « plastiques » subissent les déformations et les conservent, ils ne reprennent plus leur forme initiale. Ils gardent alors la trace de ce qui les a touché, du contact le plus bref au plus durable. Les fossiles des animaux mous par exemple, sont le fruit d'un long contact entre l'animal mort (un mollusque) et les sables ou la terre meuble du fond des océans. Même si les fossiles que nous observons aujourd'hui sont durs et cassants, ils sont nés du contact de deux mollitudes. La matière a évolué, s'est transformée par la suite pour figer l'empreinte.

Les mous aqueux agissent ainsi, ils proposent au corps une grande malléabilité pour y apposer sa trace, ils durcissent ensuite pour l'éterniser. On peut alors graver dans la matière simplement à l'aide de son doigt, tel un dieu ou un magicien qui maîtrise les éléments. C'est la sensation que nous ressentons lorsque nous dessinons dans le plâtre frais ou dans le sable humide. La différence entre le plâtre et le sable est que le premier fige la trace pour toujours, alors que le deuxième l'efface à la première vague. La trace peut donc être durable ou au contraire très éphémère ; c'est à l'homme de décider du devenir de ce contact. La mollitude représente souvent le négatif de

1 L'empreinte au 20ème siècle, M.C Poirée, 1997

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l'être vivant, c'est une image de soi inversé qu'on laisse dans cette étreinte.

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Certains artistes ont exploité l'image de l'empreinte dans leur travail. Ces oeuvres figent un geste, un mouvement ; et c'est moins leur formalisation qui est à observer que l'acte figé qui les a fait naître. C'est cette image d'action emprisonnée dans la matière qui nous est donnée à voir dans l'oeuvre de Figarella, Les méditations. C'est un tableau rose, constitué d'une multitude de chewing-gums mâchés, durcis, formant une couche épaisse à la surface de la toile. Le fait de mâcher un chewinggum caractérise souvent le fait de penser, de se concentrer, de méditer. C'est la trace, le souvenir de cet instant de méditation qui nous est donné à voir à travers la mastication figée de la matière. Ces œuvres sont vivantes, vibrantes, car elles témoignent du mouvement, elles en sont la trace. Le mou permet cette trace, il en conserve le souvenir en durcissant.

Le geste donne ainsi naissance à la forme. R. Morris parle à ce propos « d'assaut hystérique du corps » sur la matière, car, pour lui, l'acte créatif est celui du corps sur les éléments : la sculpture n'est rien d'autre qu'imprimer un acte dans la matière. Il se sert de son corps comme outil d'expérimentation physique de la matière, un corps qui se mesure physiquement aux choses, un corps qui crée, par le contact de toute sa peau et dans certains travaux qui devient aveugle. 2 L'oeuvre expose alors sa propre fabrication.

Box with the sound of its own making (1961) est une boîte en bois

2 Ibidem (p. 164)

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qui renferme le vécu de sa propre réalisation. Elle diffuse à cet effet les bruitages du travail des outils qui l'ont fabriqué. Dans ce cas, l'œuvre expose le souvenir de sa naissance par des sons.

Elle témoigne de sa transformation passée. Les œuvres qui exposent des empreintes suivent le même dessein, celui de dévoiler l'instant de leur création à travers le mouvement et l'action figés dans la matière.

On retrouve cette image « d'œuvre-mémoire » dans le travail de Penone. Celui-ci pense en effet que tout est fossile, et qu'on retrouve dans chaque objet la somme des traces de ceux qui les ont manipulés. Toute matière conserve en sa forme la mémoire d'un vécu (...). Le souvenir d'un contact, d'un geste, c'est la sculpture. La sculpture est une façon de donner forme à la mémoire. 3 Chacun de nos actes à chaque moment de notre vie laisse une trace sur un objet qui ensuite en conserve la mémoire hors de nous. 4 Le corps laisse sa trace, son négatif, dans la matière. Celle-ci se déforme et conserve notre image en elle-même. Elle témoigne de notre contact, de notre étreinte, si furtive soit elle. Elle n'oubliera pas cet instant car elle ne l'effacera pas. Elle contera à chacun notre passage.

Penone a exprimé cette étreinte entre le corps et la matière dans la série Souffle (1978). Il expose 6 grandes formes de terre cuite, mémoires concrétisées de l'assaut de son corps sur la matière.

C'est la vie qui émane de ces sculptures, la vitalité de l'action passée.

3 G. Penone dans Penone, G. Celant, éd. Electa, 1989 (p. 176) 4 Penone, l'espace de la main, R. Recht, Réunion des musées de la ville de Strasbourg, 1991

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Cette notion de vie est d'autant plus présente si on imagine un parallèle entre cette œuvre et le mythe de Prométhée. En effet, selon la mythologie grecque, Prométhée créa la race humaine à partir d'une motte d'argile, en façonnant des figurines auxquelles Athéna insuffla la vie 5, par son souffle. La vie originelle serait donc née de la matière molle, qui a formalisé l'humain. La vie, c'est le souffle. Penone s'est fondu avec la matière jusqu'à la bouche, la terre devenant à la fois matérialisation de son souffle face à lui, mais aussi représentation du mouvement et de la vie par le vestige de l'action qu'elle expose (l'assaut du corps sur la matière).

L'empreinte dans la matière molle est un jeu entre le passé et le présent. Elle nous donne à voir le geste passé, fossilisé dans la forme présente. La matière molle accueille le corps, elle fait preuve de douceur et de franchise. Elle ne ment pas quant à l'action passée, elle ne peut pas mentir. C'est un témoin fiable du mouvement disparu.

On se complaît dans ces négatifs figés de nous-mêmes, qui resteront, qui perdureront. Traces de notre passage, témoins immuables de notre corporalité éphémère.

5 L'empreinte au 20ème siècle, M.C Poirée, 1997

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Identity Strech, D. Oppenheim, 1970-71

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Il soupirait après la caresse de la boue entre les orteils 1

L'expérimentation Le mou permet l'expérimentation de sensations parfois nouvelles. Un échange s'instaure entre le corps et la matière, celle-ci devenant souvent le négatif du premier. Le corps expérimente la matière molle dès l'enfance. L'enfant a besoin de jouer avec ces matières, qui sont parfois considérées comme sales par les adultes (les excréments ou la boue en sont un exemple) avant d'affronter la dureté. On n'a donc pas à être surpris si l'échelle de dureté des matières travaillées est à bien des égards une échelle de maturité psychologique. Le trou fait dans le sable, puis dans la terre meuble, correspond à une nécessité psychique de l'âme enfantine. Il faut que l'enfant vive l'âge du sable. Le vivre est la meilleure manière de la dépasser.2 L'enfant a besoin de ce contact avec le mou. Sans doute cette matière qui n'offre que peu de résistance et se laisse travailler aisément lui permet-elle d'expérimenter autant les capacités de son corps que celles des éléments. Le mou, sous toutes ses formes, reste un terrain d'exploration fondamental ; le corps découvre moultes sensations inédites grâce à lui. Les adultes, quant à eux, font la différence entre les mous éducatifs, propres et rationalisés, et les mous sales et informes. L'éveil de leur enfant semble devoir transiter par la rationalisation du mou

1 R. Kipling, cité par Bachelard dans La terre et les rêveries de la volonté, 1947 (p. 132) 2 Bachelard, ibidem (p. 47)

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dans des jeux adaptés à son évolution, et par l'apprentissage de la propreté. L'enfant ne peut pas jouer avec n'importe quels mous. La terre est ainsi remplacée par de la pâte à modeler, sorte de terre propre et maîtrisée par la chimie. Peu à peu, l'adulte initiera l'enfant à la beauté des matières dures et brillantes, aux dépens du mou. Les freudiens expliquent le fait que l'homme privilégie les surfaces dures et luisantes par ce conflit entre l'enfant et l'éducateur. Celui-ci impose à l'enfant sa vision du propre et du répugnant, et pour lui le mou symbolise sans doute trop la matière fécale, « immonde » et interdite. Il essaiera alors de forcer l'enfant à renoncer aux matières qu'il considère comme informes et abjectes.

De manière générale, la notion d'expérimentation tactile semble réservée au monde de l'enfance, les adultes se privant souvent de toucher les matières inconnues. En effet, la conséquence du toucher est souvent l'altération, la salissure. Le corps craint que la matière ne l'affecte, car l'expérimentation d'une matière inconnue peut laisser une trace sur la main, preuve parfois embarrassante d'une curiosité mal placée 3. Mais les objets peuvent aussi être altérés par le contact d'une expérimentation répétée, aussi est-il interdit de les toucher dans de très nombreux endroits, dans le but de préserver leur intégrité. La main est alors privée d'expérience dans les musées, ou encore les magasins, garants de la quasi-virginité de ce qu'ils exposent. Par ces interdits, l'adulte se prive pourtant d'une connaissance que seule l'expérimentation tactile peut lui apporter. Mais ce qui pèse d'une lourdeur insensible ou bien avec le chaud battement de la vie,

3 Curiosité qui serait, selon un vieux dicton, un bien vilain défaut.

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ce qui a une écorce, une robe, un pelage, et même la pierre, qu'elle soit taillée par éclats, arrondie par la course des eaux ou que son grain soit intact, c'est encore une prise pour la main, dans le but d'une expérience que la vue ou l'esprit ne peuvent pas conduire seuls.

La possession du monde exige une sorte de flair tactile.

La vue glisse le long de l'univers. La main sait que l'objet est habité par le poids, qu'il est lisse ou rugueux, qu'il n'est pas soudé au fond de ciel ou de terre avec lequel il semble faire corps. L'action de la main définit le creux des espaces et le plein des choses qui l'occupent.

Surface, volume, densité, pesanteur ne sont que des phénomènes optiques. C'est entre les doigts, c'est au creux des paumes que l'homme les connut d'abord. L'espace, il le mesure, non du regard, mais de sa main et de son pas. Le toucher emplit la nature de forces mystérieuses. Sans lui elle restait pareille aux délicieux paysages de la chambre noire, légers, plats et chimériques.4 La main recouvre une grande importance dans la compréhension du monde qui nous entoure. Mais il faudrait parler de l'importance du « geste » plutôt que de celle du toucher. Le canal gestuel 5 est une voie motrice et perceptive. Il agit (c'est la fonction motrice) et il perçoit. Ce terme est plus complet, car il exprime l'action et le mouvement, qui peuvent avoir des conséquences sur le corps (perception) ou sur la matière (action).

Le travail de la matière molle se fait souvent sans outil, la main donne vie à la matière, elle la modèle à sa forme. Ainsi, le potier donne à l'argile la forme de sa main : Cette peau qui attache

4 Vie des Formes, Focillon 5 Les 5 sens de la Création, A. Luciani, 1996

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votre pouce à la main, cette courbe de peau, ça irait encore, même ça irait très bien ; essayez de vous imaginer ce que ça ferait en tournant. Ça ferait une assez belle courbure (...). Ce qui est, c'est votre pouce, c'est cette courbe de main, c'est tout le jeu de votre muscle dans cette main. Voilà la terre sur le tour. Ça tourne. Votre pouce...

Voilà la forme qui monte. Vous comprenez ? Ça se monte sous vos yeux. 6 Le potier s'applique à formaliser l'argile, qui prend alors vie entre ses doigts : Entre ces doigts, c'est soudain tout vivant ; ça palpite, ça pousse comme un jeune enfant ou une herbe ; ça jaillit comme de l'eau vivante. Dès que les doigts abandonnent la terre, elle a sa forme, elle est morte. 7 L'objet ne vivrait alors que lors de sa conception. Avant, c'était un bloc de terre inerte ; après ce sera une poterie « morte ». C'est le contact avec le corps qui lui donne vie. Celui-ci lui inculque l'art du mouvement, de la transformation. La matière évolue alors de manière plus ou moins imprévisible, tel un serpent qui se dresse en ondulant sous le chant de la flûte. Le geste prend ici toute sa force, sa vitalité se transmet à l'inerte pour le transcender.

Le travail de la matière molle donne l'image d'une réelle coopération entre le corps et elle. Elle accepte tous les coups, et, à la différence de la matière dure, jamais elle ne les renvoie. C'est à travers l'image du saindoux que F. Dagognet exprime cette nonagressivité de la matière : Si le saindoux reçoit, par exemple, un coup venant d'un corps étranger qui le frappe, il ne lui oppose pas une résistance telle qu'il l'expulse le plus loin possible. Par sa sou-

6 Rondeur des jours, J. Giono, 1943 (p. 19) 7 Ibidem

Potier au travail, dans Book of trades, J. Amman

Travail du métal sous le règne de Charles II, A New touchstone for Gold and Silver Wares, Londres, 1679 (détail)

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plesse et sa propre épaisseur, il amortit le choc et surtout en maintient en creux le résultat. Dans ces conditions, il n'intensifie pas l'hostilité, mais instaure une relation. 8 Il se crée une osmose entre la matière molle et la main qui la façonne. C'est une tâche silencieuse, une étreinte constructive.

L'attaque d'une matière dure nécessite des outils agressifs et bruyants. Le corps mène un combat contre cette matière qui lui résiste, il tente de la dominer. On peut parler de la « provocation » du dur qui résiste à l'homme. Ainsi, dans l'ordre de la matière, le oui et le non se disent mou et dur .9 Le dur refuse l'agression, l'homme devra alors puiser de la rage en lui pour le dominer. L'outil devient une arme qui fait grincer, crier la matière. La victoire est au bout de l'outil ! Le travail de la matière dure est viril, il renvoie à l'image du forgeron, suant au milieu de ses outils agressifs et disproportionnés 10.

La dureté a une image excitante, qui appelle à l'activité. Le corps domine la matière quand il s'attaque à elle, il est pris dans la fébrilité de l'action et ne ressent plus alors les blessures ou les brûlures qu'elle peut lui causer en retour.

Le travail de la matière molle est totalement différent, il se fait dans le calme et la plénitude. Une connivence s'installe alors dans un esprit de respect mutuel.

Ainsi, Melville décrit dans Moby Dick un moment de douceur et de paix vécu par un chasseur de baleines lorsqu'il pétrit la pâte : Comment mieux dire cette souplesse de la plénitude, cette souplesse 8 Des détritus, des déchets, de l'abject, F. Dagognet, 1997 9 La terre et les rêveries de la volonté, Bachelard, 1947 (p. 18) 10 À ce propos, Bachelard note que les outils du forgeron inspirent la puissance même au repos tant ils sont imposants

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qui emplit la main, qui se réfléchit sans fin de la matière à la main et de la main à la matière (...). Comme les doigts s'allongent dans cette douceur de la pâte parfaite, comme ils se font doigts, conscience de doigts infinis et libres (...). Je baignais mes mains et mon cœur dans cette indescriptible matière (...). Je me sentais divinement libéré de toute aigreur, de toute impatience et de toute espèce de malice (...). La matière douce adoucit nos colères. La furie n'ayant nul objet dans le travail de cette splendide mollesse, le sujet devient un sujet de douceur. 11 Bachelard ajoute alors que la pâte nous a serré la main. Belle image de cette douceur, cette non-agressivité qui émane de la matière molle.

Celle-ci est en interactivité avec le corps. Elle réagit à la moindre pression de ses doigts, à la moindre chaleur de sa main ou de son souffle. La matière molle est sensible, elle répond à chacune de ses caresses 12.

Le mou permet l'expérimentation grâce à sa malléabilité. Il accepte les compromis. On peut travailler la terre sans but formel précis. La matière nous pardonne nos erreurs, car on pourra toujours rajouter de la glaise là où on en avait trop ôté. Rien n'est trop tard pour elle. Elle rend serein et détendu lorsqu'elle est modelée. Elle permet de ne pas connaître la finalité formelle de son travail, de la rechercher au fur et à mesure.

Dans un reportage diffusé sur la Cinquième (Le Journal de la

11 Cité par Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la volonté (p. 82) 12 La graisse ne se place pas devant nous, insensible ; elle peut réagir, bouger ; et mouvoir, ou s'émouvoir, c'est déjà émouvoir.

(Des détritus, des déchets, de l'abject, F. Dagognet, 1997 p. 145)

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Création), Di Rosa produisait en direct un buste de femme africaine à base de terre. Il parle de la matière bien compacte et molle ce qui faut, qui lui permet d'ériger son œuvre. Il explique alors qu'il n'a pas réalisé de dessin préparatoire qu'il suivrait au pied à coulisse, mais qu'il sait ce qu'il va faire « à peu près ». Il n'a aucune idée du résultat final, il se laisse porter par la matière.

La main façonne la terre, et la terre en retour façonne la pensée.

Elle lui ouvre des voies inconnues, des possibilités nouvelles. Le mou a très souvent été employé dans l'art contemporain, toujours à la recherche de nouvelles perspectives. À l'art de maîtrise se substitue un art sans certitude, usant de matériaux eux-mêmes incertains, et prêt à pratiquer dans l'empirisme toutes ces expériences. 13 Le mou donne souvent naissance à des formes ou des à idées imprévues, il remet en question les principes académiques de l'art. Il ouvre la voie à toutes sortes d'expérimentations, de par son côté instable et évolutif. Ainsi, les artistes peuvent laisser au hasard le soin de formaliser leurs œuvres. Duchamp exprime cette idée dans Trois stoppages étalon (1913), qui expose le résultat figé de la chute de 3 fils (longs de 1 mètre chacun) sur le sol.

Les fils sont des références, des « mètres étalons », ils symbolisent la précision et la rigueur. Leur disposition évoque quant à elle le hasard et l'aléatoire.

La matière molle subit la gravité, elle se déforme. Morris accroche au mur des grands morceaux de feutre lacérés. De larges ouvertures se créent alors dans la matière, qui tombe lascivement vers le sol (Untitled (tangle) 1967 ; Untitled-1969-70 ; 13 Le mou et ses formes, M. Fréchuret, éd ENSBA, 1993 (p. 19)

Glue Pour, R. Smithson, 1969

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Untitled 1971-73).

Richard Serra (Belts) ou encore Bruce Nauman (Etude pour une sculpture en caoutchouc) par exemple, exploitent le phénomène de gravité dans leur travail. L'artiste peut ainsi laisser pendre le mou, et obtenir une formalisation plus ou moins maîtrisée et aléatoire. Il peut aussi le laisser s'écouler, tels César (Coulée) ou encore R. Smithson et ses coulées de glu ou d'asphalte dans la nature (Asphalt rundown 1969, Glue Pour 1969). Le mou peut se prêter à la torsion, telle l'œuvre de Anselmo, Torsione, où la matière est enroulée sur elle-même comme un chiffon que l'on essore. Elle donne l'image d'un mouvement possible, bloqué par une barre de métal. Elle laisse deviner la rotation qu'elle ferait sur elle même si on l'éloignait du mur. Le mou contient ici du mouvement en puissance, un potentiel d'évolution et de transformation.

L'artiste joue avec la matière malléable, il peut aussi l'entasser, la nouer... Certaines matières molles offrent aussi la possibilité de conserver l'empreinte du geste de l'artiste, de garder en mémoire le contact qu'elles ont eu avec le corps.

Untitled (Tangle), R. Morris (EmmĂŞlement), 1967

Untitled, R. Morris, 1969-70

Torsione, G. Anselmo, 1967-68

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Les harpes douces, sous les colonnes molles du salon, mollement travaillées, travaillées pour donner du mou au corps. 1

Le moelleux, la douceur Par moelleux, nous entendons matière qui se déforme sous la pression (de la main par exemple), et qui peut revenir en place par la suite. Le moelleux peut être obtenu de manière intrinsèque ou structurelle. Le moelleux intrinsèque peut être naturel (les parties molles du corps par exemple) ou chimique (les bonbons mous). Le moelleux structurel est obtenu quant à lui par assemblage (de plumes dans une housse par exemple), par tissage (un vêtement en laine épaisse), ou encore par expansion de matière plastique (les mousses de polyuréthane par exemple, produites sous forme de blocs ou moulées dans des formes complexes).

On retrouve cette notion de moelleux au sein même de notre corps. Le contact avec le mou du corps de l'autre est présent dès que nous baignons dans l'univers rassurant du placenta. Par la suite, le contact avec le sein de la mère, chaud et accueillant, rassure l'enfant. La chaleur maternelle passe à travers cette relation, elle lui offre son moelleux pour qu'il s'y repose, s'y abandonne.

La mère serre contre sa poitrine l'enfant qui pleure, comme si ce contact mou allait le calmer et le réconforter. L'action de se blottir contre le sein maternel est rassurante, celui-ci protégeant l'enfant. Une publicité pour un airbag a repris cette image de protection par le mou. La tête de l'homme qui rencontre l'air1 La vie dans les plis, H. Michaux (p. 202)

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bag lors d'un choc violent est comparée à celle d'un bébé mis en contact (de manière un peu brutale) avec le sein de sa mère.

L'airbag, comme le sein maternel, protège (il amortit les chocs), et rassure (on sait qu'il est là en cas d'accident).

Dans sa théorie des phénomènes transitionnels, Winnicott parle de l'importance des matériaux mous dans l'univers des bébés.2 L'objet transitionnel est le premier non-moi de l'enfant, c'est un objet moelleux (bouchon de laine, coin de couverture, édredon) qui prend la place du sein ou de l'objet de la première relation, il précède l'établissement de la réalité. Ces objets acquièrent une importance vitale pour le jeune enfant, qui l'utilisera au moment de s'endormir. C'est une défense contre l'angoisse, et en particulier contre l'angoisse de type dépressif. 3 Peu à peu, les jouets durs commencent à faire leur apparition dans la vie de l'enfant.

On pourrait dire que les garçons manifestent une certaine préférence pour les objets durs alors que les filles s'efforcent de constituer une famille. Il est cependant important de relever qu'il n'y a pas de différence perceptible entre garçons et filles dans l'utilisation de leur première possession « non-moi ». (...) Ces modèles établis lors de la petite enfance peuvent persister ultérieurement. C'est ainsi que l'objet moelleux primitif continue d'être absolument indispensable au moment de l'endormissement, ou de solitude, ou quand menace un sentiment de dépression 4.

Il n'est pas étonnant de constater que, dans la vie d'un adulte, l'objet moelleux continue de tenir ce rôle de consolateur et de

2 Jeu et réalité, D.W Winnicott, 1975 3 Ibidem (p. 11) 4 Ibid. (p. 12)

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calmant, sans doute en référence à ces objets transitionnels qu'il affectionnait tant lorsqu'il était enfant. Winnicott a pu observer que les petits garçons rejetaient plus rapidement et plus radicalement les jouets mous au profit des jouets durs, à la différence des petites filles. On pourrait étendre cette remarque au monde des adultes, car on a parfois l'impression que l'homme ne se permet plus cet abandon dans le moelleux rassurant et réconfortant. Dans la représentation commune, l'homme symbolise la force, il est le pilier de la famille, il se doit alors d'être dur et d'oublier ses moments de faiblesse. On peut constater qu'il prône souvent la rigueur et la rigidité, aux dépens du moelleux et de l'insouciance, y compris dans le choix de ses confiseries !

En effet, les sucreries pour adultes sont souvent des bonbons sérieux, durs, et de couleur naturelle (chocolats, caramels ou encore pastilles Vichy), qui contrastent avec les fraises Tagada et les bonbecs mous et colorés de son enfance 5 . À première vue, le moelleux et la douceur sembleraient être réservés aux enfants ou aux femmes, qui véhiculent une image d'insouciance et de besoin de protection pour les premiers, de tendresse et de réconfort pour les deuxièmes.

La douceur d'un objet peut se lire dans ses formes, courbes et sans arête. Pas d'angle vif pour blesser, ni d'arête pour trancher, la forme molle accueille le corps et le rassure. Le corps s'amollit à leur contact, il se détend. La forme molle adoucit celui qui la

5 voir Les Bonbecs, A. Rozenblat et A. Révérard, éd Syros Alternatives, 1991 6 E. Barrett Browning, cité dans La Terre ou les Rêveries de la Volonté, G. Bachelard (p. 359)

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contemple, qui la touche. Celui qui voit du mou se sent calme et détendu. Le mou connote la quiétude, le repos, la relaxation.

La colère se dissout dans le cœur de celui qui la contemple.

Bachelard compare l'image des montagnes, dures et pointues, avec celle des douces collines. Les vallonnements légers du sol (...), rien en excès, ni hauts ni bas ; terre ondulée ; coteaux si petits que le ciel peut y descendre tendrement, les blés monter.6 Les collines sont synonymes de délicatesse, de « terre heureuse » que l'on puisse gravir doucement, gravir par la pensée, sans nulle fatigue réelle -Sans nulle fatigue imaginaire surtout. 7 Les montagnes, quant à elles, renvoient à une image dynamique et plus hostile.

Leur relief est imposant, il recèle un mystère colossal.8 76

Un objet doux appelle au toucher, donne envie de le caresser. Il attire l'enfant lors de sa découverte du monde. Il attire aussi la main de l'adulte, qui ne peut résister au contact, même furtif, entre ses doigts et la matière soyeuse.

Avec Achrome (1961, 1962), P. Manzoni crée des tableaux et des sculptures soyeuses. Il utilise des volumes de fils de coton ou de fourrure, qui attirent irrésistiblement la main. Ils conservent la typologie des œuvres classiques : tableaux avec cadre fixés au mur, sculpture sur socle rigide et neutre. Tout est mis en œuvre pour nous mettre face à notre frustration, notre paradoxe. Nous sommes dans l'univers de la vue et de l'ouïe, nous ne pouvons pas toucher. La blancheur immaculée nous nargue, rend l'objet intouché et intouchable. Quelques-uns s'y risquent peut-être

7 Ibidem 8 Ibid.

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lorsque le gardien a le dos tourné, et l’on peut penser que les Achromes ne resteront sans doute pas longtemps d'une pure blancheur ; mais peut-être est-ce leur destinée...

Achrome, P. Manzoni, 1961

Achrome, P. Manzoni, 1961

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Siège Pratone, prototype en mousse de polyurÊthanne, Ceretti, derossi et Rosso, 1966

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Elle se laissa aller au creux d'une bergère douillette, et Chéri haït le soupir mou du coussin sous le vaste séant. 1

Le confort L'empreinte laissée dans la matière peut être exploitée pour créer un environnement plus confortable. Ces créations seraient ainsi mieux adaptées aux courbes du corps. Il n'y aurait alors plus de confrontation entre le corps et l'objet, le meuble, l'espace, contre lequel il s'applique. Tout ce qui l'entoure serait le négatif de sa corporalité, impatient de former un tout avec sa présence. L'environnement accueillerait le corps, lui serait destiné.

De nombreux artistes et designers ont travaillé autour de cette notion de confort par l'empreinte. On retrouve l'empreinte du 79 corps dans le fauteuil fesses de Roy Adzac (1970). Le bloc initial, sans fonction particulière, devient siège grâce à l'image du postérieur gravé en lui. La marque implique une position, une gestuelle par rapport à l'objet. Le siège fait siège, et nous l'indique.

Il nous offre le mouvement passé (l'empreinte figée) et le mouvement futur, probable (l'action de s'asseoir dans cette empreinte). Le corps comble l'empreinte ; le siège et lui ne font plus qu'un, l'assise devenant le prolongement du corps.

Avec Transformer (1983), Ron Arad va encore plus loin dans cette image d'empreinte de position. Transformer est un « mouleur de positions humaines »: on s'étend dans une position confortable, sur une enveloppe de PVC contenant des granules de matériaux expansés. On aspire ensuite l'air de l'enveloppe (à 1 La fin de Chéri, Colette

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l'aide d'un aspirateur), qui conserve alors l'empreinte figée.

L'utilisateur est alors face à son négatif, à ce qu'il était quelques instants plus tôt. Transformer est évolutif, il n'est pas figé comme l'est habituellement notre environnement. Hormis son aspect confortable, il joue avec le souvenir, la prolongation du présent. Cette empreinte n'est pas éternelle, elle s'effacera peu à peu lorsque l'air remplira à nouveau l'enveloppe. Le passé rattrape le présent, il dure un peu plus longtemps sous nos yeux.

On pourrait le comparer à l'effet d'une photographie qui s'effacerait avec le temps: Elle a figé un moment, une action ; elle le porte dans le futur, puis, peu à peu, le renvoie dans le flou du passé et de l'oubli.

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À un niveau plus expérimental, César a réalisé un siège en expansion (1968). Lors de sa réalisation, il s'étend sur de la mousse expansée en pleine transformation pour y laisser son empreinte.

La mousse expansée conserve alors l'image de son corps de manière durable ; à la manière d'un cliché qui, cette fois, ne disparaîtrait pas avec le temps.

Cette image de l'objet en tant que prolongation du corps a été développée par Colani dans le monde du design industriel.

L'inventeur du « bio design » a dessiné toutes sortes d'objets, de la gamme d'appareils photos pour Canon aux éléments de salle de bains pour Villeroy et Bosh. La notion de confort est très présente dans sa proposition de baignoires par exemple, qui n'agressent le corps en aucun endroit, chaque détail étant étudié pour ne pas entrer en confrontation avec celui-ci. La baignoire se fait alors réceptacle adapté à notre corps, et non bassine multi-usage. L'homme peut alors choisir la position qu'il juge la

Transformer, R. Arad, 1983.

Enveloppe en PVC imperméable à l'air et contenant des granules de matériau expansé ; une soupape permet d'aspirer l'air de l'enveloppe, qui conserve alors l'empreinte figée de l'utilisateur.

Siège en expansion, César, 1968 ; mousse expansée

Baignoire pour Villeroy et Boch, L. Colani, 1980

Modèle expérimental Frog, caméra sous-marine, L. Colani, en collaboration avec Canon, 1974

Modèle expérimental HYPRO, L. Colani pour canon, 1974

Les ingénieurs conçoivent des produits en vue de faciliter la production : leurs produits sont trop souvent anguleux et agressifs. Je me bats pour concevoir des lignes qui révèlent l'empreinte du corps humain sur l'objet. Et dans la photographie, la prise en main est primordiale. (L. Colani, 1974) Modèle expérimental CB10, L. Colani pour Canon, 1974

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plus confortable si la forme lui en offre le choix. Colani a aussi initié la forme molle dans l'univers rigide des appareils photographiques, pour trouver une relation plus logique et plus naturelle entre la main qui manipule et la typologie de l'objet. Le résultat est des formes organiques, inspirées du vivant car elles sont destinées au vivant, à notre corps.

La forme molle appelle au repos du corps et de la pensée. Elle n'agresse pas le corps, mais en reprend au contraire les codes de souplesse et de courbures. Avec la chaise en 1948, C. Eames a initié la forme molle, où la position du corps était à la fois multiple et incertaine. Dans les années 70, de nombreux designers ont proposé du mobilier formellement mou. La chaise de V. Panton (1960), la table Kantarelli (65), la chaise Pastilli (68), et 83 Le bureau Calka (69) de Aarnio, le canapé Molaire ou le siège Castle de W. Castle (1969-70) en sont des exemples.

La forme molle est propice à la multiposition : elle évoque tout et rien et s'adapte au corps sans le contrarier. Celui-ci peut alors jouer à loisir avec les formes et les positions. Le système Malitte de R.S. Matta, ou encore la Tour à vivre de V. Panton proposent de multiples combinaisons à l'utilisateur. Celui-ci s'approprie les éléments, les assemble, s'étend, s'assoit, se blottit, cherche la position la plus confortable pour lui. Le confort est une notion personnelle, ces systèmes permettent à chacun de se l'approprier. Pourquoi obliger le corps à une position unique, dite ergonomique et confortable, puisque la notion de confort est multiple ?

Les années 60-70 ont été les années de l'individualité du corps.

Chaque personne étant unique, leur corps ne peuvent se fondre

Chaise Panton, V. Panton, 1960

Table Kantarelli, Aarnio, 1965

CanapĂŠ Molaire, W. Castle, 1969-70

Bureau, M. Calka, 1969

Fauteuil Fesses, R. Adzak, 1970

La chaise, C. Eames, 1948

Siège Castle, W. Castle, 1969-70

Chaise Pastilli, Aarnio, 1968

Living Tower, V. Panton, 1969, système d'assises modulaires

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dans le même moule. Le mou a beaucoup apporté à cette démocratisation du confort. Les matières molles, les mous « par construction » (mousses, tas...), ont été utilisés pour permettre à chaque corporalité de trouver sa place. L'informe entre alors dans nos habitats. Le siège Sacco 2 par exemple, prend la forme que l'utilisateur veut bien lui donner. Il est l'exemple parfait de la modulabilité dans les positions qu'il offre au corps.

Ce n'est plus le corps qui se contraint aux exigences du siège, mais le siège qui s'adapte à lui. L'homme joue alors avec le mou, le souple, qui se plient à toutes ses envies. Le siège Pratone offre ainsi la souplesse de ses « brins »3 . Le corps peut désormais se vautrer dans la matière et jouer avec. Certains ont alors abandonné la rigueur et les codes pour s'initier à un nouveau mode de vie. Ainsi, les Hippies prônaient dans les années 60 la liberté du corps comme celle de la pensée ; leur mobilier et leur habitat témoignaient de cette nouvelle façon de vivre décontracté. Mais ces marginaux ont bien vite véhiculé une image de fainéants et de jeunes en mal de repères, incapables de bien se tenir sur une chaise. Il semblerait que seul travaille correctement celui qui est bien assis, le confort excessif du corps étant perçu comme un vice, un dévergondage éhonté pour ceux qui ne le pratiquent pas. Le confort semble devoir être rationalisé pour être acceptable. Ce qui est en contact avec le corps est normé par une science, l'ergonomie, qui définit les valeurs du confort. On peut

2 Siège Sacco, de Gatti, Paolini et Téodoro (prod. Zanotta, 1968), l'intérieur est constitué de 12 millions de billes de polystyrène expansé.

3 Siège Pratone de Guardi, Ceretti, Derossi, Rosso (prod. Gufram, 1969, réed 1986), en polyuréthane expansé

Siège Sacco, Gatti, Paolini, Téodoro, 1968

Oursin, R. Dean, 1968

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se demander comment il est possible d'imposer à des millions de personnes la même cote, les mêmes valeurs, qui ne sont qu'une moyenne, mais qui sont censées définir leur confort optimal. On sait aujourd'hui que nous utilisons toujours les normes des années 50, alors que la physionomie de la population a évolué (l'homme a pris en moyenne quelques centimètres de plus). On sait aussi que la position assise est l'une des pires pour le dos (les romains mangeaient étendus, les danois partagent le poids du corps entre les genoux et le postérieur pour soulager le dos...). On sait surtout que l'on peut être plus à l'aise avec le mou (matériel ou formel), qui nous offre un choix presque illimité de positions. Mais le mou, et le confort excessif qu'il peut engendrer, est généralement perçu comme un facteur de détente. Il est assimilé au repos et aux loisirs ; c'est une fai89 blesse, un relachement que l'on s'accorde seul ou entre amis, mais il est rarement considéré comme un facteur de rendement dans la vie active. En s'abandonnant dans le mou, l'homme semble perdre tout ou partie de ses capacités intellectuelles.

L'image d'un corps vautré dans le mou serait alors celle d'une enveloppe contenant un cerveau lui-même ramolli et inapte à toutes sortes de réflexions. Le mou serait-il contagieux ?

Scène du film Un Chien Andalou, de L. Bunuel et S. Dali, 1929

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Seins-S'incrustent ils mieux qu'en mes mains? 1

L'érotisme Quand le moelleux ou la douceur est à leur paroxysme, ils peuvent éveiller en nous des images ou des tentations sensuelles, voire sexuelles.

En 1200, Les « chairs molles » étaient des chairs « tendres et fragiles » ; sans doute leur définition se basait-elle sur les sensations éprouvées par la main qui touche et qui apprécie la mollitude du corps. Toucher la matière, palper la mollitude, rappelle le contact entre deux corps, la sensation des chairs de l'autre contre sa peau.

On imagine alors que les formes trouvent leur négatif dans les 91 formes de l'autre. Les chairs sont faites de creux et de bosses, elles s'assemblent sensuellement lors du contact entre deux corps. La matière molle emplit la main et la réjouit. Une main épanouie rend un être heureux. Cette chair tendre qui palpite au creux de la main le comble. La chair vit sous la caresse d'une main.

La main éveille la matière, tel le potier qui fait vivre la terre. Le corps semble inerte sans cette relation à l'autre, les parties molles 2 de notre être trouvent leur raison d'être dans le contact avec l'autre corporalité. Elles n'ont pas d'autres fonctions. Les 1 Mots sans mémoire, M. Leiris, éd Gallimard, 1969 (p. 108) 2 En médecine, les « parties molles » sont en fait les seins de la femme, car c'est la seule partie de son corps qui n'ait pas de muscle, et qui se détende avec le temps. Ces « parties molles » ne sont pas pour autant des « parties mortes », car elles savent réagir au contact d'un autre corps

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os, les muscles, sont fonctionnels, ils permettent le geste, l'action et la perception. Les parties molles, les seins par exemple, ne trouvent leur utilité que dans la relation à l'autre. De la mère qui nourrit son enfant à la femme qui nourrit son amant, le mou ne vibre que par le contact avec le corps. Il devient alors réactif, sensible à la moindre caresse.

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Si les matières molles et tendres évoquent souvent la sensualité, la forme molle peut aussi renvoyer à cette image. L'hydroptère de Cole (1985) par exemple a une connotation érotique évidente. Il est destiné aux loisirs, sa forme est éloignée de l'univers dur et technique de la compétition. Le traitement de la formalisation est proche du travail de Luigi Colani, qui s'inspire de l'organique et du vivant pour concrétiser ses idées.

Le corps ne fait plus qu'un avec l'hydroptère, il est couché dessus, entièrement en contact avec la machine. La relation homme/machine connote l'acte sexuel, de par leur position mutuelle. L'homme domine alors la machine et les éléments, il en éprouvera une jouissante d'autant plus grande quand il fendra l'écume à l'aide de ce prolongement de son corps.

L'hydroptère semble greffé à lui pour surpasser ses capacités. Il symbolise la puissance et la performance. En reprenant les codes de la morphologie sexuelle de l'homme, il le flatte en l'assimilant à ces notions de puissance et de pouvoir sur les éléments.

Si l'hydroptère de Cole symbolise le sexe masculin, associé à des images de vitesse et de performance, la série Up de Gaetano Pesce évoque plutôt la sensualité féminine. Ainsi, la rondeur du siège Donna renvoie à une image maternelle évidente. Le siège « naît » sous les yeux de l'utilisateur lorsque celui-ci le sort de 3 Donna, série UP 5, G. Pesce (1969), mousse de polyuréthanne moulée cou-

Hydroptère personnel destiné aux loisirs, D. Cole, 1985. A partir d'un prototype technique destiné aux tests hydrodynamiques, Cole conçoit une forme organique en mousse de polyuréthanne et en fibre de carbone (J. de Noblet, Design, p. 213)

Siège Donna, G. Pesce, série UP, 1969

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l'emballage 3. De plat et informe, il devient énorme et chaleureux. C'est « la mama » qui accueille ses enfants dans ses doux reliefs. L'utilisateur se sent disproportionné par rapport à elle, comme si ce changement d'échelle généreux le rétrécissait, le renvoyait en enfance. Il peut alors se blottir au creux du fauteuil, et s'y abandonner dans la quiétude et la volupté. Les quatre protubérances évoquent les genoux sur lesquels il peut s'asseoir, et la poitrine contre laquelle il peut s'endormir. La couleur rouge de Donna lui confère aussi une image d'amante, de femme mûre et experte, sans complexe ni retenue. Elle symbolise les deux caractéristiques de la femme : l'épouse amoureuse et la mère rassurante.

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Par sa forme ou sa matière, le mou renvoie souvent à l'image vivante du corps humain. La main aime caresser ces formes douces, qui lui rappellent des moments de sensualité, et elle trouve sa place de manière presque instinctive sur ces objets qui reprennent les codes d'un contact réussi.

verte d'un jersey de coton extensible. Les sièges de la série UP étaient comprimés au dixième de leur volume et empaquetés sous vide dans un emballage en PVC. Il suffisait de le rompre pour que la forme initiale réapparaisse, ce qui transformait le simple achat d'un meuble en véritable happening. (Les classiques du mobilier contemporain, C. et P. Fiell, éd Thames & Hudson, 1991, p. 110)

Rasoir Protecteur, K. Grange (Pentagram) pour Wilkinson Sword Ltd, 1992

Presse a誰l Nonno di Antonio, G. Venturini pour Alessi, 1997

Firebird, G. Venturini pour Alessi, 1993

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La protection Le corps humain a besoin du mou pour résister au monde extérieur. Ainsi la graisse par exemple, le protège du froid.

Beuys a utilisé dans ses oeuvres cette image de matériaux protecteurs et bénéfiques pour le corps. Aviateur grièvement blessé en 1943 au dessus de la Crimée, il a été recueilli par des nomades tartares, et soigné grâce à la graisse et au feutre qui immobilisaient son corps. Depuis, il utilise ces matières (ainsi que le miel ou le cuivre) pour symboliser chaleur, vie et protection. Il conçoit alors des espaces dans lesquels la chaleur est palpable, gérée comme un matériau à part entière (Plight, 1985).

Le visiteur se retrouve alors dans un espace cloisonné, feutré, tapissé de rouleaux de feutres qui préservent la chaleur. Le feutre 97 et la graisse calment et isolent. Ils isolent du froid ou du bruit (Infiltration homogène pour un piano à queue, 1966) pour préserver le corps.

L'espace, l'architecture, peuvent eux aussi être rassurants et protecteurs. Les constructions de Dubuffet (Castelet d'Hourloupe) ou de « Tao design group » sont des architectures molles, sans aucune arête ni ligne droite. On a l'impression qu'on ne peut pas se blesser dans cet environnement où tout est douceur. Au Centre Pompidou, les enfants qui visitent « la grotte » de Dubuffet 1 apprécient beaucoup cet endroit, ils se mettent vite à jouer et à courir en son sein. Quelques enfants finissent parfois

1 Le jardin d’hiver, Dubuffet, collection du MNAM, centre GeorgePompidou

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par chuter sur le sol irrégulier, mais le plus souvent sans se faire mal. Pourtant le matériau est dur, mais l'impression générale étant la sécurité, on se persuade vite qu'on ne peut avoir mal dans cet espace. Le corps ne craint plus la douleur, il se sent aussi isolé du monde extérieur et de ce qui affecte son corps qu'un foetus dans le placenta. « L'atelier ETA » a traduit cette notion de protection maximale et de douceur dans Le nid (1967). Cet espace ressemble à une grotte entièrement tapissée de fourrure.

C'est un « espace pénétrable », un lieu que le corps explore, « pénètre » seul, pour s'isoler et s'abandonner. Le mou veille alors sur lui. Le mou a une image protectrice évidente. Grâce à sa douceur, il remplit aussi le rôle de cocon, il protège ainsi le corps des agressions extérieures : Il isole de la dureté, tant physique qu'imaginaire.

Le mou permet aussi la protection des objets. Sa malléabilité lui permettant d'absorber les chocs, il est une seconde peau pour l'objet fragile, cassant, à protéger. Dans l'industrie, il est utilisé sous de nombreuses formes pour protéger les produits durant leur transport et leur stockage. Les principes les plus couramment employés sont la protection par mousse, compacte ou en flocon, ou la protection par l'air (emprisonné dans un film).

La mousse permet le calage précis des objets (mousses de polyuréthanne ou de polyéthylène moulées), qui trouvent leur place dans le négatif qui leur est destiné. On peut aussi utiliser des flocons de polystyrène recyclé expansés, pour enrober les produits dans un carton par exemple. Ces flocons naissent de la collecte et du tri des emballages en polystyrène expansé auprès des industries ou des municipalités. Ces déchets sont ensuite broyés

Castelet d'Hourloupe, Dubuffet, dans les années 60

Maison en polyuréthanne (Austin, Texas), C. Harker, Tao Design Group, vers 1970

Chaise de graisse, J. Beuys, 1964, chaise de cuisine, graisse, fil de fer

Infiltration homogène pour un piano à queue, J. Beuys, 1966, piano à queue entièrement recouvert de feutre gris, croix rouge en tissu

Plight, J. Beuys, 1985, salle tapissée de rouleaux de feutre, piano à queue, tableau noir, thermomètre.

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et transformés en granulés de polystyrène, qui sera extrudé en longs cordons. Ces cordons (pincés en forme de huit) seront coupés puis expansés à la vapeur. Ces flocons représentent donc un cycle de la matière. Néanmoins, ils ne sont pas très pratiques à utiliser, car ils sont encombrants et difficilement maîtrisables lorsque le colis est vide.

La solution qui pallie ce défaut est la protection par l'air, qui se retrouve dans le principe du « film à bulles » et dans celui des coussins d'air. Le « Bull-pack » (film à bulles) emprisonne l'air dans ses milliers de bulles pour créer une couche isolante dont on entoure l'objet à protéger. Il existe aujourd'hui un film à bulles thermorétractable, qui épouse parfaitement le produit à emballer. Il agit comme une seconde peau pour protéger les objets des agressions (chocs ou rayures). Les coussins d'air sont 100 pratiques car ils peuvent être réalisés en quelques minutes, selon les besoins (une machine débite alors des « chapelets » de coussins). Ces coussins protègent les marchandises dans les cartons, qui peuvent en être tapissés, et ne sont pas encombrant après réception (il suffit de les crever pour faire disparaître leur volume).

Les critères de qualité de tous ces emballages « mous » sont la protection aux chocs, la légèreté, le respect du produit, la recyclabilité, le stockage avant usage et leur devenir après réception du produit.

Les emballages « mous » protègent les objets durs. Le dur, qui symbolise en général la résistance et la force, a donc besoin du mou pour le protéger. Il s'enroule dans le mou ou s'enfouit dans un tas pour cacher sa fragilité. Le dur représente ce qui est important, c'est le produit à protéger, que l'on attend avec

Coussins d'air

Flocons de polystyrène expansé

Film à bulles thermorétractable Mousse de polyuréthanne ou néoprène

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impatience. Le mou a le rôle ingrat de celui qu'on ne regarde pas, et qu'on s'empresse de jeter sitôt sa fonction remplie.

Pourtant, c'est cette seconde peau « molle », compacte (mousse, films à bulles...), ou éparse (flocons, copeaux...) qui protège le dur du dur, et qui lui permet de devenir résistant aux agressions extérieures.

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Le Nid, Atelier ETA 1, espace pénétrable présenté à la 5ème biennale de Paris, au Musée d'Art Moderne, 1967

Fauteuil Blow, De Pas, d'Urbino, lomazzi, 1968, en polychlurure de Vinyle

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Le gonflable Le gonflage consiste à emprisonner un gaz dans une peau en PVC, en polyuréthanne ou encore en néoprène. Grâce à cette technique, on obtient un volume mou élastique, plus ou moins ferme.

En 1851, lors de l'exposition du Crystal Palace, Goodyear est le premier à présenter au public un objet gonflable, sous la forme d'un bateau (l'ancêtre du Zodiac). C'est 65 ans plus tard, en 1914, qu'apparaissent les premiers dirigeables gonflés à l'hélium. L'effort de guerre a souvent contribué au développement des nouvelles technologies, dans le but de dominer l'ennemi (Les dirigeables faisaient à l'époque office de vigie silencieuse et immobile pour surveiller le champ de bataille). Durant la 105 seconde guerre mondiale, les anglais ont développé l'emploi du gonflable en concevant des leurres de canons gonflables, déplaçables à volonté pour tromper les avions ennemis qui survolaient les côtes de la Manche. La légèreté et la mobilité du gonflable furent par la suite appliquées au mobilier de repos des officiers sur les champs de bataille.

L'avantage majeur du gonflable, outre sa légèreté, est de faire apparaître et disparaître un volume à volonté. Le stockage de volumes inutiles est ainsi résolu, car celui-ci prend forme seulement quand on en a besoin. Une feuille pliée se transforme ainsi en matelas moelleux grâce à notre souffle. Le gonflable, comme le modelage, préserve en lui la mémoire de l'action. Il conserve la trace de la vie, du souffle qui l'a fait naître. L'objet prend forme sous nos yeux grâce à notre geste, il prend vie devant nous ; nous devenons alors Athéna dans le mythe de Prométhée,

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qui insuffle la vie par le souffle à des formes inertes.

La matière bouge et évolue pour se transformer, et cette transformation n'a qu'un seul but : nous servir. Devenu inutile, l'objet s'affaisse et se fait oublier. La matière est dominée, sa présence étant gérée à volonté.

Dans les années 60, de nombreux designers ont exploité la modulabilité du gonflable dans leurs créations. Des meubles joyeux ont alors fleuri, témoins et acteurs d'un nouveau style de vie. En 1967, J. de Pas, D. d'Urbino et P. Lomazzi dessinent la chaise Blow, un des premiers fauteuils gonflables pour l'habitat.

Quasar Khahn imagine des fauteuils (1967) et une maison pneumatique (1968), où sol et murs sont entièrement constitués de boudins gonflables transparents. Le gonflable synonyme 106 de confort et d'insouciance se retrouve dans la production de mobilier des années qui vont suivre: C. Ragot et son assise gonflable (68), l'Atelier ETA 1 et son fauteuil annulaire (1968), ou encore le pouf et le fauteuil Tore édités par Piermag en 1967.

Ces meubles sont légers et déplaçables à volonté. L'homme n'est plus le sédentaire figé par un mobilier lourd et massif, son mobilier évolue dès lors avec lui. C'est lui qui décide ou non de la présence effective de ses meubles, en jouant avec le volume éphémère crée par le gonflable.

Cette image d'éphémérité du volume a été utilisée en architecture, pour rêver à des espaces modulables et capables de disparition. L'exposition universelle d'Osaka, en 1970, a été le témoin de cet intérêt pour les structures gonflables, avec en particulier le pavillon Fuji de Yukata Murata, structure gonflable de 40

Assise gonflable, C. Ragot, fauteuil pneumatique jamais édité, 1968

Fauteuil et pouf Tore, éd. Piermag, 1967, le fauteuil est composé d'un pouf et d'un boudin assemblés par une sangle.

Fauteuil Annulaire gonflablen en PVC incolore ou fumé, Atelier ETA 1, 1968

Mobilier gonblable en PVC, Quasar (Nguyen Manh Khan, dit), 1967

Meubles et éléments de séparation gonflables en PVC, Quasar, 1968

Pavillon Fuji, Y. Murata, exposition universelle d'Ôsaka, 1970

Volière gonflable, H.W. Müller, St Vrain, France, 1975

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mètres de hauteur.

Certains architectes ont repris par la suite ce principe d'espace gonflable, tel Hans-Walter Müller qui a exploité les qualités du gonflable dans ses réalisations. Il a ainsi réalisé une église de 200 places (dans les années 70) qui, dégonflée, ne pèse que 39 kgs.

Elle est ainsi déplaçable à volonté par une seule personne, sur n'importe quel site. C'est une belle métaphore du messie qui transporterait la « maison de Dieu » sur son dos, pour la partager avec d'autres fidèles.

En 1975, Müller implante une volière gonflable en pleine forêt, où la construction d'une structure « en dur » aurait endommagé ses alentours. Le gonflable respecte son environnement immédiat, il se pose sur un espace dégagé. Il se transforme ensuite comme par magie, puis disparaît sans laisser trace de son pas109 sage. Ces structures sont légères, elles se posent presque n'importe où pour offrir un abri à l'homme. Müller trouve tout le sens de ce concept quand il distribue, une nuit de février 1975, 35 abris gonflables à des clochards. Ceux-ci ont alors bénéficié de « l'éphémérité renouvelable » de ces structures : discrètes le jour, elles se déploient la nuit pour les protéger.

Le gonflable permet une grande modulabilité et une grande liberté pour l'utilisateur. Son point faible reste cependant sa fragilité, qui donne l'impression d'un objet ou d'une structure très (trop) éphémère, quasi-jetable. Dans les années 70, le gonflable était plus associé à l'image des loisirs qu'à celle des nouvelles technologie, et beaucoups restaient réticents à investir dans « l'éphémère ».

L'image ludique et insouciante du gonflable a certainement été rejoint par le travail de C. Oldenburg. Il expose des caricatures

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d'objets industriels, mous et hors d'échelle (un ventilateur, un téléphone, un cornet de frites ou encore une échelle).

M. Fréchuret parle du ridicule des objets ainsi exposés: Les objets de consommation perdent leur superbe et, flasques, pendouillent de manière grotesque à un fil ou à un clou : une prise électrique - mâle évidemment- ou encore une échelle molle confectionnée en 1967 disent avec une intonation frondeuse le ridicule attaché aux démonstrations viriles habituelles. 1 Les réalisations de Oldenburg ne sont pas des objets à gonfler, mais leur aspect flasque et informe rappelle l'instant « avant le gonflage », avant le geste et l'action du corps sur la matière.

Dans ce cas, le mou désacralise le dur, et par là l'image que l'homme aime donner de lui-même (la stabilité et la dureté). Le mou semble insouciant et joyeux, il nous montre un autre 110 aspect de notre univers. Un lieu dans lequel les objets, les êtres, ne se prendraient plus au sérieux et se laisseraient un peu plus aller.

Aujourd'hui, le gonflable est employé pour ses qualités de « volume modulable ». Les nouveaux contenants peuvent ne plus être rigides, les bidons étant parfois avantageusement remplacés par des sacs hermétiques qui ne prennent aucune place lorsqu'ils sont vidés. Dans cette même optique, l'airbag reprend cette image du « rien au tout »: il apparaît seulement en cas de besoin, pour protéger l'utilisateur.

Le gonflable a néanmoins du mal à passer le seuil de nos maisons. Il reste souvent cantonné aux gadgets colorés et souvent 1 Le mou et ses formes, Maurice Fréchuret, 1993 (p. 163)

Giant Soft Fan, ghost version, C. Oldenburg, 1967

Inflatable table lamp, Inflate, 1995

Inflatable mirror, Inflate, 1995 (« Look at yourself and be happy »)

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futiles que l'on trouve dans certains magasins (Dom dans le Marais par exemple). Le gonflable représente toujours l'insouciance et l'éphémère, et peut-être par là l'objet qui subit les modes et dont on se débarrassera l'hiver prochain. Inflate a exploité dernièrement ce « revival » du gonflable, en créant une multitude d'objets sur ce principe. On peut se demander si on n'assiste pas à la dérive d'un procédé et d'une image, qui, de l'objet intelligent et drôle se transforme parfois en parodie stupide et inutile (le « tout gonflable » jusqu'au cendrier...). Le gonflable mériterait sans doute de trouver ses lettres de noblesse, et non plus d'être seulement perçu comme « l'ange annonciateur » d'un nouvel optimisme.2 113

2 Voir à ce propos l'article de C. Braunstein, « Le gonflable ou le désir d'immatérialité », paru dans Beaux arts magazine, octobre 1998

For ;Carl AndrĂŠ, Lynda Benglis,

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Il la prit dans ses bras.

L'orchestre jouait un air à la mode, un simili-semblant de Jazz, mal exécuté, avec de faux soli improvisés, et tout cela mou, laid, heurté et sans vie 1

Le trop mou La frontière entre le mou et le trop mou est propre à chacun, elle se situe souvent au moment où le mou est rejeté, où il commence à représenter une menace. On parlera donc de « trop mou » péjoratif, d'où la différence entre très mou concrètement et « trop mou » (ainsi un mou presque fluide ne sera pas forcément trop mou). L'homme juge subjectivement les limites du trop mou selon l'image qu'il ressent face à une matière ou à une 115 forme. Nous verrons plus loin quelles sensations le trop mou peut engendrer, et quelles sortes de qualificatifs lui sont attribués. Le trop mou se situe souvent dans ce que l'on nomme l'informe, c’est-à-dire la matière ou la forme flasque et avachie, sans repère formel et maîtrisé. L'informe est non ce qui était sans forme, mais ce qui en avait une telle que, venant à m'apparaître, son aspect insolite et bizarre eût dérouté mes sens et confondu ma faiblesse d'homme.2 L'informe déroute, il symbolise le désordre, le manque de tenue. Il évoque l'abandon d'une matière qui n'aurait pas eu la force de se formaliser, et qui se laisserait choir sous les forces de la pesanteur. L'informe, le trop mou, évoquent généralement la passivité et la torpeur.

1 Le ratichon baigneur, B. Vian (p. 140) 2 St Augustin, Les confessions, éd Flammarion, 1995 (1964) (p. 285)

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Dans le milieu naturel, les animaux presque entièrement mous ressemblent souvent à une gelée immobile et écœurante. Ces animaux ne sont pas vifs, ils se déplacent très lentement, ils sont comme englués. Ils semblent inoffensifs, et, comme la matière molle et malléable (la terre par exemple), ils ne renvoient pas d'hostilité à celui qui l'agresse. De plus, les animaux tout mous ne discernent pas les angles d'une forme, ni les orientations de leur corps par rapport à l'espace. Ils ne peuvent donc pas s'orienter ni apprendre un geste répété (les pieuvres sont les seuls mollusques à pouvoir apprendre un geste minime par rapport à un objet). Ces animaux semblent totalement dépendants du monde extérieur, et ils évoquent dans la représentation commune le degré zéro du dynamisme corporel et intellectuel. Le mou poussé à l'extrême est l'image d'une passivité, d'un non116 faire, d'une non-pensée absolue. Le mou représente ici le « rien », le sans importance. Il symbolise celui qui se laisse facilement porter par les évènements, sans réagir ni réfléchir.

Dans Le ratichon baigneur, Boris Vian exprime son ennui face à une musique trop molle. On retrouve dans cette scène toute l'image de la lenteur, de la paresse, voire même de l'inerte qui émane de la « supra-molesse ».

Le trop mou est ce qui n'a plus d'activité, ce qui ne vit plus. Il symbolise alors la passivité et l'ennui, ce qui le rend parfois insupportable pour les hommes, souvent avides d'activité et de mouvement.

Autoportrait, J. Perez, 1993

Chaise pratt, G. Pesce, en polyurĂŠthane polychrome, ĂŠtude Pratt Institute, New-York, 1983

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La mère sommeillait sur sa chaise, toute molle et balancée par le sommeil. 1

L'abandon, la faiblesse Le mou évoque parfois l'image de l'abandon : abandon de la matière elle-même, qui se relâche, abandon du corps de manière concrète ou plus imagée (abandon du corps dans le mou, passivité...). La matière qui s'abandonne est avachie, elle se laisse pendre ou tomber. La matière molle est alors si malléable qu'elle se plie aux contraintes extérieures. Elle ne se tient pas, elle prend la forme de son support ou s'abandonne à la gravité. Le feutre de R. Morris 2 se laisse aller à la loi de la pesanteur, la matière ne lutte ni ne résiste. De même, la série de chaises Pratt de Gaetano Pesce (1983) joue sur les différents degrés de mollesse 119 de la matière. G. Pesce ramollit chaque chaise en variant les dosages des composants de la résine ; on passe alors de l'extrême dureté à la mollesse telle que la chaise s'affaisse sous son propre poids. La chaise dure résiste aux agressions extérieures, elle semble forte et impérissable. La chaise « molle » quant à elle ne peut faire face au monde extérieur, elle conserve mal sa forme de chaise. Elle subit toutes les forces, y compris celle de la pesanteur, et s'écroule quasiment sur elle-même. On ne peut utiliser cette chaise, qui ressemble à une assise, mais qui s'affaissera sous notre poids, nous entraînant dans sa chute. On est à la limite de la matière sournoise, trompeuse, offrant la promesse d'une assise qu'elle ne pourra pas tenir. Cette chaise molle n'est pas à

1 Rondeur des jours, J. Giono, 1943 (p. 215) 2 Voir « expérimentation »

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l'image de ce que l'homme voudrait être, elle semble faible et malléable. Les matières molles sont souvent rejetées au profit des matières « qui se tiennent », qui offrent une formalisation figée et sans surprise.

La matière qui s'abandonne le fait parfois de manière aléatoire et non prévisible, d'où son intérêt dans un mode expérimental et intuitif. Mais dans la vie quotidienne, le dur et stable, qui rassurent, sont favorisés au dépend du mou.

Les mêmes images viennent à l'esprit quand c'est le corps qui devient mou. L'image de la graisse, du corps « potelé », n'a pas toujours été négative dans notre société, mais nous parlerons ici de la représentation de la graisse aujourd'hui, et de son aspect péjoratif : la graisse est considérée comme un déchet du corps, elle semble inutile. Le corps brûle plus facilement les sucres que 120 les graisses, qui sont alors considérées comme un dépôt. Les sucres permettent le mouvement, la graisse quant à elle donne plutôt l'impression de le contrarier. Elle est l'image d'un épais manteau qui nous protège du froid, mais qui favorise l'immobilisme. Platon déjà combattait la graisse, il voulait la réduire et la supprimer : Il ne la tolérera que comme une sorte d'infirmité qui frappe les inférieurs, les travailleurs manuels et surtout les métèques, absorbés par le corporel et soumis à leurs instincts.3 La graisse représente la matérialité du corps et ses pulsions. Un obèse ne semble pas avoir la volonté de résister à l'appel de la nourriture. Un corps gras est un corps proche du matériel, Platon considère que seuls les « inférieurs » proches de la matière peuvent être gras (les travailleurs manuels). La graisse est alors la

3 Cité dans Des détritus, des déchets, de l'abject, F. Dagognet, 1997 (p. 103)

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preuve de leur infirmité et de leur éloignement de la pensée pure et de la conscience. La raison peut et doit combattre la graisse, et à travers elle le corps, pour privilégier uniquement la pensée.

L'homme gras représente pour Platon l'homme qui ne pense pas, qui est proche de l'animalité.

La pensée est active, elle représente le mouvement, le corps est presque une entrave à sa liberté. Le gras représente l'immobile et le statique. Pour le combattre, Platon préconise la gymnastique qui aide à conserver un corps sec et en mouvement : Si on met le plus grand soin à ne jamais laisser le corps en repos, si on le remue et si, en lui imprimant sans cesse certaines secousses en toutes ses parties, on le défend, conformément à la nature...4 Le corps doit être maîtrisé, il ne doit pas se laisse aller ni s'abandonner à ses instincts.5 Pourtant, le corps a beau se battre contre son propre 121 relâchement, il ne vaincra pas l'action du temps sur son organisme. ses tissus se relâcheront peu à peu, il sera moins vif et moins dynamique. Cette finalité est effrayante, elle lui rappelle qu'il se transforme et qu'il évolue vers l'inconnu et le néant, sans rien pouvoir faire contre cette fatalité.

Mais l'homme ne s'abandonne pas, il lutte perpétuellement pour atteindre ses buts. Il n'abandonne pas son corps, et ne s'abandonne pas non plus dans le mou.

Il existe pourtant des mous dans lesquels le corps s'abandonne et retrouve une certaine passivité. Ces mous nous font oublier

4 Timée, 88 e 5 Aujourd'hui encore, la représentation commune des obèses est celle d'une personne qui se laisse aller, qui ne maîtrise pas son corps. Elle semble alors passive, voire fainéante, avachie, incapable de vivacité d'esprit ou de mouvement.

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notre corporalité, notre matérialité, ils dissimulent notre corps, nous cachent son poids. Ainsi, la boue dans laquelle on s'enfonce presque entièrement, un bain moussant (le corps s'allège et devient invisible sous les bulles de savon) ou encore le sommeil (le corps est totalement absent) effacent le corps. L'homme s'abandonne, il ne voit plus son corps. Cet abandon est souvent mal vécu, car il représente le vice et la menace du laisser-aller.

Le Robinson Crusoë de M. Tournier vit sur son île l'expérience de la « souille ». Peu après son naufrage, il se sent désespéré, et se met à se comporter d'une façon primaire et instinctive : Sa faiblesse, la douceur des sables et des vases de l'île, mais surtout la rupture de quelque petit ressort de son âme faisaient qu'il ne se déplaçait plus qu'en se traînant sur le ventre (...). Il faisait sous lui et manquait rarement de se rouler dans la molle tiédeur de ses 122 propres déjections. 6 La boue l'accueille alors et panse ses inquiétudes : Il se déplaçait de moins en moins, et ses brèves évolutions le ramenaient toujours à la souille. Là il perdait son corps et se délivrait de sa pesanteur dans l'enveloppement humide et chaud de la vase, tandis que les émanations délétères des eaux croupissantes lui obscurcissaient l'esprit.7 La souille lui révèle ses propres facultés de repliement sur lui-même et de démission face au monde extérieur.8 La boue est alors la « forteresse molle » qui accompagne la démission de Robinson. Celui-ci a abandonné son rôle d'Homme, de maître de la civilisation. Il est un animal parmi les animaux. Peu à peu, il envisage de se battre, de maîtriser et

6 Vendredi ou les limbes du Pacifique, M. Tournier, 1972 (p. 38) 7 Ibidem 8 Ibid., p. 39

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dominer la situation. La souille devient alors un « vice » dont il essaie de se défaire. Il y retourne quand tout va mal, quand il n'a plus envie de se battre : Cette scène acheva de l'abattre. Pour la première fois depuis des mois, il eut une défaillance et céda à la tentation de la souille (...). Il retrouva la mare boueuse où sa raison avait tant de fois chaviré (...). 9 Plus loin, Robinson explique : Chaque homme a sa perte funeste. La mienne descend vers la souille (...). La souille est ma défaite, mon vice. Ma victoire, c'est l'ordre moral que je dois imposer à Speranza 10 contre son ordre naturel qui n'est que l'autre nom du désordre absolu. Je sais maintenant qu'il ne peut être seulement question ici de survivre. Survivre, c'est mourir. Il faut patiemment et sans relâche construire, organiser, ordonner. Chaque arrêt est un pas en arrière, un pas vers la souille.11 123 Ne plus retourner à la souille est une victoire, il a vaincu sa démission, son abandon. Il peut dominer l'île en bâtissant, en la transformant à l'image de sa civilisation. Il façonne l'île à son image, ce n'est plus lui qui se laisse aller à ses côtés. Il rejette la boue qui l'incite à l'abandon et à la passivité.

Bachelard explique l'abandon « confiant » du corps dans les bains de boue : C'est vraiment un retour à la mère ; une soumission confiante aux puissances matérielles de la terre maternelle 12 .

Le mou semble alors provoquer le remords et la honte de s'être ainsi abandonné. Le corps se replie sur lui-même sans faire face

9 Ibid., p. 49 10 Robinson a baptisé son île « Speranza » 11 Ibidem, p. 49 12 La Terre ou les Rêveries de la Volonté, G. Bachelard, 1947 (p. 131)

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à ses difficultés, sans combattre. Il se réfugie dans la matière molle comme un enfant dans les bras de sa mère. Il tente d'oublier ses problèmes, de les transférer hors de son être ; il ne lutte plus, il abandonne. Il a l'impression de signer sa défaite et son incapacité à maîtriser la situation quand il s'abandonne ainsi dans la mollesse.

Plus accessible qu'un bain de boue, le bain moussant reprend le rôle de la matière qui enveloppe le corps pour adoucir les blessures de l'âme. Philippe Delerm parle de la sérénité d'un dimanche soir : On fait couler un bain. Un vrai bain de dimanche soir, avec beaucoup de mousse bleue, beaucoup de temps pour se laisser flotter entre deux riens ouatés, brumeux. Le miroir de la salle de bain devient opaque, et les pensées se ramollissent. Surtout ne pas penser à la semaine qui s'achève, encore moins à celle qui va com124 mencer. Se laisser fasciner par ces petites vagues au bout des doigts fripés par la mouillure chaude. Et puis, quand tout est vide, s'extirper enfin.13 Le bain représente la passivité, le repos. On ne prend pas un bain pour se laver, on fait plutôt abstraction de son corps.

La douche connote la vigueur, l'activité, le matin, l'eau vivifiante qui nous fouette. Le bain symbolise plutôt la passivité, le rêve, la douceur, la protection, voire même la régression, on revient à l'état de foetus flottant dans le liquide amniotique 14.

Le corps se laisse aller, il ne réagit plus vivement aux événements. L'esprit est ramolli par l'eau tiède qui le baigne. Tournier

13 La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, P. Delerm, éd. Gallimard, 1997 (p. 51) 14 Le miroir des idées, M. Tournier, éd Mercure de France, 1994 (p.5)

Au Bain, Tristan de lĂŠonnois, vers 1494

La baignoire, A. Stevens, 1823-1906

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souligne à ce propos que Marat a été assassiné dans son bain, et que sous la douche il se serait sûrement défendu.

Le bain, en faisant abstraction de la matérialité du corps, emmène l'esprit dans d'autres contrées. Il se laisse mouvoir et émouvoir dans les méandres de son relâchement. La sortie du bain est alors une naissance cruelle qui nous laisse nu, mou et grelottant sur le carrelage dur et froid du sol 15 .

Dans les nombreuses peintures ou gravures classiques représentant des baigneurs, on peut constater que ce sont souvent des femmes qui se détendent lascivement dans les eaux tièdes et parfumés. Quand ils sont représentés dans un bain, les hommes conservent une certaine forme d'activité, telle l'écriture par exemple. Le bain, symbole d'abandon voluptueux, semble alors réservé aux femmes, les hommes lui préférant généralement 126 l'activité d'une douche revigorante.

L'apogée de l'abandon du corps se trouve dans le sommeil.

Certains le considèrent comme un vice, un moment d'abandon et de relâchement de la conscience face au monde extérieur. Le sommeil nous rend faible et passif.

Il nous ôte notre pensée, Bachelard le compare à un « désastre de l'être » : Le rêve de la nuit ne nous appartient pas. Ce n'est pas notre bien. Il est, à notre égard, un ravisseur, le plus déconcertant des ravisseurs: il nous ravit notre être (...). Un abîme de non-être est ouvert où s'engloutissent certains rêves nocturnes (...). Le rêve nocturne disperse notre être sur des fantômes d'êtres hétéroclites qui ne

15 Ibidem

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sont même plus des ombres de nous même (...). Telle est bien la fuite absolue, la démission de toutes les puissances de l'être (...) ainsi nous sombrons dans le rêve absolu (...) les rêves absolus nous plongent dans l'univers du rien.16 Les hommes ne semblent pas supporter la passivité et l'abandon de la conscience.

A différents niveaux, la boue, le bain moussant et le rêve nocturne lui donnent une sensation de démission de son être face à l'extérieur, de ramollissement de la conscience. Il compare cette mollesse à une faiblesse, une régression de lui-même. La mollesse est un vice, une menace qu'il doit éviter pour rester maître de lui-même et de ses actes.

127

16 La poétique de la rêverie, G. Bachelard, 1960 (p. 124-125)

Sans titre, Y. Tanguy, 1927

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J'avais parfois la sensation, presque physique, d'un autre monde subjacent et dont la matière, tiède et mouvante aussi, affleurait, par dessous l'étendue morne de ma conscience. 1

La rêverie La rêverie est une détente psychique, elle poétise le rêveur, elle tisse autour de lui des liens doux, elle est du liant 2 . Elle l'emmène vers la solitude et le silence. Elle symbolise la paix du repos, c'est un des états féminins de l'âme 3. On approche une douceur de vivre, une certaine lenteur, une « tranquillité lucide ». La rêverie est souvent sans attention, c'est une fuite hors du réel ; la conscience se détend et se disperse. On reste plus ou moins conscient et actif, à la différence du rêve nocturne qui implique 129 l'abandon total du corps et de l'esprit 4. Alors s'ouvre la rêverie sans projets, la rêverie sans passé, toute à la présence de la communion des âmes dans le silence et la paix du féminin.5 La rêverie adoucit et calme le corps pour permettre à la conscience de s'évader vers des contrées lointaines. Le contact

1 Henri Bosco, Hyacinthe, éd. Gallimard, (p. 28) 2 La poétique de la rêverie, G. Bachelard, 1960, (p. 14) 3 ibidem (p.17). Bachelard considère que la rêverie ne peut être que féminine, car elle symbolise la douceur et la tranquillité. Plus loin, il relève que le genre des mots connote déjà plus ou moins leur signification : un mot masculin symbolisera la précision, l'exactitude, l'ordonné, l'industrialisé, alors qu'un mot féminin connotera plutôt l'imprécision, le naturel, l'incertitude, la sensibilité (un chronomètre / une montre « fidèle », un bois / une forêt, un feuillet de livre / une feuille d'arbre...) (p. 41) 4 Voir « l'abandon » 5 La poétique de la rêverie, G. Bachelard, 1960, (p. 39)

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avec la matière molle favorise l'imaginaire et stimule l'esprit, les mains rêvent, les pensées vagabondent. Dans la solitude, il suffit qu'une pâte soit offerte à nos doigts pour que nous nous mettions à rêver.6 Le mou, le pétrissage, la tactilité avec la matière est propice à la rêverie et aux souvenirs.

Lygia Clark a exploité le mou pour créer des « objets relationnels », qui nous aident à nous remémorer nos sensations passées.

Lorsqu'il est en contact avec le corps, l'objet relationnel fait émerger par ses qualités physiques la mémoire affective, laquelle peut receler des expériences que la mémoire verbale ne peut pas détecter.7 Le corps se souvient, mais il a besoin d'objets malléables pour que ce souvenir soit transmis à la conscience. L. Clark va jusqu'à mettre en place un espace pénétrable, traversé par des visiteurs 130 qui retrouvent alors les sensations de leur conception8. Le mou nous aide à retrouver ces sensations passées, oubliées de notre conscience. Nos sens sont valorisés, redécouverts, grâce en particulier à des gants sensoriels 9.

L'homme rencontrait son propre corps à travers les sensations tactiles opérées sur des objets extérieurs à lui-même.10 Le contact avec les

6 ibidem (p. 145) 7 Lygia Clark, Catalogue (p. 326) 8 La maison est le corps, pénétration, ovulation, germination, expulsion, (1968) 9 Gants sensoriels (1968), Des gants de plusieurs tailles et matières, des balles de toutes tailles et toutes textures. Les participants saisissent les balles, tantôt avec les mains gantées, tantôt avec les mains nues. Ils se voient contraints de redécouvrir le sens du toucher. (Lygia Clark, Catalogue) 10 Lygia Clark, Catalogue (p. 231)

Gants sensoriels, L. Clark, 1968

Thérapie, L. Clark, 1978-79

Objet relationnel, L. Clak, grand matelas (plastique rempli de billes de polystyrène), 1978-79

Pierre et air, L. Clark, 1966

La maison est le corps, L. Clark, 1968

Objet relationnel, coussin lourd (rempli de sable), coussin léger (sac plastique rempli d'air), L. Clark, 1978-79

Cage de l'escalier de l'atelier Elvira (Allemagne), A. Endell, 1907-08

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objets mous fait ressortir la « mémoire affective » du corps, qui peut alors rêver et se remémorer le souvenir de sensations passées.

Celui qui observe une forme molle se sent apaisé face à la douceur et à la quiétude qui émanent de cette mollitude. La contemplation d'une telle forme favorise la rêverie, car elle calme le corps et distrait la pensée.

Dans les années 1900, l'art nouveau et ses lignes alanguies a fleuri dans la production d'objets ou d'architectures : Nous sommes à l'orée d'un art nouveau, dont les formes ne représentent ni ne signifient rien, ne rappellent rien et qui pourtant nous émeut jusque dans le tréfonds de l'âme, comme seule la musique en a le pouvoir.11 133 Ces formes molles sont proches de celles de la nature, souples et arrondies, à l'image d'une plante ou d'un être humain. Le corps se retrouve dans cette douceur, aucune dureté ne venant perturber le contact avec l'objet. Les courbes molles, les formes informes, se prêtent à toutes sortes d'interprétation. Le regard imagine des corrélations, l'esprit divague et s'immerge alors dans la rêverie, car l'informe n'est pas la négation de la forme, mais plutôt son abondance ou sa multiplicité, sa présence même dans ce qui peut être le plus insignifiant et le plus anodin.12 Cette formalisation multiple peut s'appliquer à des espaces, qui

11 August Endell, (vers 1900) 12 « L'architecture en Théorie », T. Hammoudi, dans la Revue Esthétique n°29, sous la direction de J. Fol et C. Girard, 1996 (p. 86)

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favorisent alors la rêverie dans un univers protecteur et rassurant.

Ainsi, le paysage de fantaisie de V. Panton13 offre au visiteur un univers totalement surréaliste. Il bouscule les codes formels et colorés pour s'ouvrir à de nouvelles dimensions. Quand on pénètre dans ce lieu, on sort de l'espace et du temps ordinaires, de nouvelles sensations germent alors en nous. Le corps s'approprie l'espace, il s'installe où il veut, aucune assise ne semblant prédéfinie dans la formalisation de l'espace.

Le corps se détend, l'esprit rêve face à ces formes molles, le regard est partout et nulle part à la fois. Rien ne semble pouvoir perturber ce moment d'intimité avec soi-même, on se sent isolé du monde extérieur, dans un monde où rien ne peut nous arriver. Tout est douceur, moelleux, aucune dureté ne vient blesser 134 l'espace.

Le Jardin d'émail de J. Dubuffet14 reprend cette idée de formalisation plus ou moins aléatoire qui stimule la rêverie. C'est « un jardin pour une personne seule », qui peut être transformé en radeau de plaisance nageant sur une pièce d'eau15. Tout est mis en oeuvre pour accéder à la rêverie de l'esprit et au repos du corps. L'imaginaire est valorisé, il s'approprie l'espace et le fait évoluer à son gré.

13Paysage de fantaisie, V. Panton, présenté lors du Visiona II (exposition organisée par la firme Bayer), 1970 14 Jardin en béton, 20m/30m, peinture polyuréthanne blanche et noire (voir Édifices, J. Dubuffet, éd. Jeanne Bucher, 1968) 15 Dans ce cas, il est réalisé en polyester stratifié (comme une coque de bateau)

Paysage de Fantaisie, V. Panton, 1970

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La vision de la matière molle est propice à la rêverie, elle favorise l'imaginaire. En utilisant les plis, la vie devient plus simple, on peut y enfermer tous les fantasmes. Quand les plis s'ouvrent, comme une fleur, l'imagination s'épanouit.16 Le corps en contact avec le mou permet à l'esprit de se libérer, de se souvenir. Les « anti-mous » préconisaient le dur pour le corps afin d'atteindre l'esprit. En fait, on peut tout à fait valoriser l'esprit grâce au mou, ce sera alors un « esprit rêveur », alors que l'esprit atteint par la dureté serait plus souvent un « esprit rationnel », qui pense et réfléchit dans un but précis.

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16 Issey Miyake, à propos des plis de la matière dans ses créations (Il voit des plis partout, documentaire de C. Weiler et G. Girard, Arte, novembre 1998)

Jardin d'émail, Dubuffet, années 60

La belle et la bĂŞte, nuage cinĂŠtique, V. Bromova , 1997

Wrapped Coast, little Bay, Australia, Christo et Jeanne Claude, 1969

Waterfall Body, Issey Miyake, automne-hiver 1983-84 (bustier de plastique recouvert de tissu collé et drapé selon une technique imaginée par le créateur)

Lamé Relitech, A. Branzi pour Abet, 1978 ( lamé plastique avec qualités tactiles)

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Toute recherche appliquée part d'un défi : obtenir un produit nouveau, remplir une fonction qui est mal assumée dans le système présent, aider les gens à mieux vivre...1

L'inspiration, la création Le mou favorise la rêverie abstraite, sans autre fonction que celle de détendre l'esprit et de libérer la pensée. Mais le mou peut aussi être une source d'inspiration plus concrète, en offrant des modèles (matières ou formes) qui sont souvent repris dans l'industrie.

L'étude ou la production de matière dure a toujours précédé celle des matières molles. Notre espèce a travaillé d'abord les objets durs : le silex, la pierre, la brique ou même le bois. Mais elle a vite 141 éprouvé le besoin de nuances ; de matières souples : des cuirs, des fibres naturelles, des cires et des empois- la science du calfatage a peut-être inspiré la navigation phénicienne. De même, la physique de la matière au 20ème siècle s'est d'abord consacrée aux matériaux durs : les métaux, les semi-conducteurs (...), et plus récemment les céramiques. Mais l'évolution récente va vers la matière molle : les polymères, les détergents, les cristaux liquides en sont les formes les plus visibles autour de nous.2 En effet, il n'y a pas de vie sans matière molle, et celle-ci apporte de nombreuses sources d'inspiration aux chercheurs.

Ainsi, dans la recherche de formes, les films savonneux permettent par exemple la définition des « surfaces minimales », ou

1 P.G de Gennes, Les objets fragiles 1994 (p. 33) 2 Ibidem (p. 138)

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comment économiser le maximum de matière en formalisant une structure. En effet, un film cherche toujours à réaliser la surface la plus faible. Si je tire un film avec un anneau, j'obtiens un disque plat. Avec deux anneaux, j'obtiens une surface qui ressemble aux « cheminées » des centrales électriques.(...), ce que les mathématiciens appellent des surfaces minimales.3 Le film savonneux, souple et malléable, recherche le meilleur moyen d'économiser de la matière, il parait donc ingénieux de s'en inspirer dans la conception de structures. On réalise alors une structure « filaire », que l'on vient tremper dans une solution particulière ; quand on la retire, le film a matérialisé chaque surface avec un minimum de matière. Aujourd'hui encore, c'est parfois la seule solution dans l'industrie pour matérialiser des formes complexes en économisant le maximum de matière. Le résultat, rapidement 142 obtenu grâce aux caractéristiques intrinsèques de la matière molle, étant plus fiable que tous les calculs, les scientifiques s'inspirent de ce spectacle simple et naturel pour le transférer dans leur production.

La matière molle naturelle inspire aussi les chercheurs pour la recherche de nouveaux matériaux. Ainsi, le caoutchouc, puis tous les élastomères que nous connaissons aujourd'hui découlent de l'hévéa. De même, les éponges ont donné les mousses industrielles, néoprène ou de polyuréthane.

Les matières molles sont souvent des matières « intelligentes », surtout de par leur malléabilité et leur potentiel de transformation et d'évolution. Elles permettent souvent de remplir cer-

3 Ibid. (p. 118)

Bulle de savon

Film savonneux dans une structure filaire : un modèle fragile pour une structure en dur

Structure gonflable composée de ballons avec haubanage intérieur, exposition de New York, 1964 (sur le modèle du film savonneux)

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taines fonctions de manière simple. À la différence du dur qui nécessite souvent des assemblages pour répondre à ces fonctions (moelleux, étirable, ou encore amortissant), le mou y répond intrinsèquement. Il simplifie alors les processus de fabrication et d'utilisation (ainsi, le moelleux d'un matelas peut être obtenu grâce à un assemblage complexe de ressorts, ou plus simplement grâce à un bloc de mousse découpé). La matière molle a des aspects multiples, telle la peinture pour le bâtiment, qui doit être fluide pour être appliquée, puis rapidement visqueuse pour ne pas couler.

Le mou apporte à la science des notions de sensibilité, de malléabilité, et d'évolution constructive. La matière n'est plus alors considérée comme une matière qui perd ses qualités, mais plutôt comme une matière souple, qui s'adapte le mieux possible 144 aux besoins du moment.

Le dur est figé, il a des qualités, appréciables, mais non évolutives. Le mou remplit ses fonctions au mieux, en s'adaptant à l'utilisateur. On pourrait ainsi imaginer des matières plus « adaptables » en observant le mou. Les œufs de Python par exemple, sont constitués d'une matière particulièrement bien adaptée aux besoins de l'embryon : les œufs sont mous et poreux lorsqu'ils sortent de la mère, pour permettre l'entrée de l'oxygène dans l'œuf. Une fois ces échanges gazeux effectués, ils durcissent pour une meilleure protection pendant que la femelle les couve. On voit ici la malléabilité de la matière, qui évolue de manière intelligente et fonctionnelle.

Les scientifiques tentent d'approcher cette notion de malléabilité, de transformation de la matière. S'inspirant de la sensibilité du mou, ils commencent à imaginer des structures qui éprou-

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vent l'analogue de la douleur quand elles sont maltraitées. Pour aller plus loin, il faudrait que cette matière s'auto-répare, comme les os des vertébrés ou les films savonneux qui s'autocicatrisent. Les chercheurs se penchent actuellement sur cette thématique pour concevoir les matériaux de demain, initiés par l'observation des matières molles.

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enêtre, B. Lavier, Installation, Documenta 7, Cassel, 982, peinture acrylique sur verre et bois, 280 x 160 cm, œuvre détruite (détail)

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Je chante le rythme mouvant et le désordre1

Conclusion A travers ce parcours, le mou a été défini en lui-même, à travers ses nombreux aspects, et non par rapport à ce qu'il n'est pas.

L'étude du mou a permis de dégager certaines images rémanentes : il réconforte, est moelleux, doux, confortable, adaptable, ou encore intelligent ; mais il peut aussi être imprévisible, impermanent, évolutif, désordonné, imprécis ou périssable. Ces derniers qualificatifs dérangent généralement l'homme occidental, car ils caractérisent l'impensé, le non-maîtrisé, l'obscur, l'inconnu. Ils peuvent s'imager à travers les notions de hasard, de désordre, de vide ou encore de néant ; notions à la fois fasci147 nantes et effrayantes, car floues et sans logique définie : L'aléatoire n'est qu'un raccourci pratique pour décrire un ordre caché qui dépasse largement notre compréhension 2 . Le mou est périssable, il symbolise à chaque instant la fin de la matérialité, la fuite inéluctable vers le rien. De tout temps, l'homme s'est rassuré à travers le dur qui lui survit, trace de son passage et de son geste. Il est le témoin de la pensée immatérielle, l'idée formalisée, stable et quasi-éternelle 3. Le dur offre une formalisation définie et non-évolutive, qui résiste aux assauts les plus rudes : il représente la force et la volonté de ne pas faiblir.

1 Rondeur des jours, J. Giono, 1943 (p. 171) 2 Microserfs, D. Coupland, 1996 (p. 370) 3 Il est prouvé qu'ils ne vivaient pas dans l'instant mais en fonction d'un futur lointain -de temps éloignés, très éloignés du leur- pour avoir crée cet étonnant artéfact résistant à toute destruction (Ibidem, p. 67)

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Chaque fois que l'homme a été affamé d'espérance et d'équilibre, il a gâché la terre et l'eau, il a entassé les pierres, il a bâti, il a bâti devant lui la forme désirée du rythme immobile et de l'ordre. Le premier qui eut besoin dans son désespoir de matérialiser sa force, sa rectitude, sa raison d'espérer, bâtit un mur 4. Le dur a souvent représenté un modèle pour l'homme occidental, tant au niveau de la matière que de la pensée. Les sciences dures par exemple, ont longtemps rejeté les notions de flou et d'imprécision, au profit de l'ordre et de la logique. Ainsi, le déterminisme, religieux ou scientifiques, croit en la prédestination des éléments, et par là même en leur possible maîtrise. Dans cette logique, aucun événement naturel n'est aléatoire, car il est lié par une relation de cause à effet à un autre événement. On peut résumer l'idée intuitive du déterminisme en comparant le monde à une pellicule 148 cinématographique. L'image ou la photographie qui est projetée serait le présent. Les parties de la pellicule qui ont été projetées seraient le passé. Et celles qui ne l'ont pas encore été constitueraient le futur. Sur la pellicule, le futur coexiste déjà avec le passé (...).

Tout événement futur, sans exception, pourrait en principe être connu avec certitude.5 Pour les déterministes, chaque élément, même le plus imprévisible, est forcément relié à un autre, le prévoir n'est qu'une question de connaissance des phénomènes.

L'idée du déterminisme est en effet de soulever la question de savoir si le mouvement des nuages ne serait pas aussi prévisible que celui des horloges, si seulement nous en savions autant à l'endroit 4 « Aux sources mêmes de l'espérance », dans Rondeur des jours, J. Giono, 1943 (p. 166) 5 L'univers irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme, K. Popper, 1984 (p. 4) 6 Ibidem (p. 6)

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des nuages qu'à celui des horloges. 6 L'imprévisibilité est alors synonyme de méconnaissance. Tout événement futur pourrait alors être calculé rationnellement à l'avance, il n'existerait plus d'aléatoire. On a pu reprocher à la tendance déterministe , chez les biologistes du 19ème siécle par exemple, leur volonté de rationaliser le monde et les comportements humains 7, dans l’espoir de vivre sereinement dans la certitude grâce aux sciences exactes.

Les Sciences exactes refusent généralement ce concept de flou, d'incertain, au profit des certitudes prouvées et approuvées 8.

Dès le début de l'industrie technologique, le but des scientifiques a été de concevoir des machines « parfaites », capables d'une logique implacable et d'une efficacité redoutable.

Aujourd'hui encore, le mode de fonctionnement des ordina149 teurs, l'administration globale de notre société, semblent conçus sur ce mode binaire et dur. Il n'y a pas d'à peu près, mais des règles prédéfinies auxquelles chacun doit se conformer. Le dur a conduit l'humanité dans un réseau figé de réglementations.

Pour un néophyte, travailler sur une machine est rarement vécu comme une coopération, une entente entre l'homme et la technologie. Tout semble opposer le corps et l'interface, l'esprit et le processeur : Au cours de ce couplage entre l'homme et l'ordinateur deux mondes incompossibles, jusque-là étrangers l'un à l'autre, le

7 L'augmentation de la connaissance de l'homme ou de celle des animaux permettrait de prédire leurs comportements 8 A ce sujet, J. Giono note qu'on ne peut, je crois, rien connaître par la science; c'est un instrument trop exact et trop dur, et met en avant la valeur de l'à peu près dans les sciences exactes.. (Rondeur des jours, Giono, 1943, pp. 172-173)

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monde limpide et froid de l'algorithme et le monde organique et psychique du corps, des sensations et des gestes, sont mis en demeure de commuter. Le langage de la logique et le langage du corps sommés de s'entrecroiser à travers la paroi poreuse des interfaces 9. Une interface d’ordinateur n'est pas malléable, elle fonctionne dans une logique binaire. L'esprit doit alors se plier à cette logique dure et sans appel, car la machine ne fait pas l'effort de s'adapter à lui. La logique humaine, mouvante et floue, semble domptée par la logique mathématique, rigide et définie. Le néophyte face à l'ordinateur n'est plus qu'un morceau de lui-même, il est privé de la plupart de ses sensations, écrasées par la dictature de la vue.

Michael avait les yeux fixés tel un anti-Narcisse sur le liquide bleu transparent. Il a plongé un doigt dedans et a remué l'eau. "Tu sais, 150 Daniel, dit-il, après tant d'années, je me pose la question... Et si j'avais subliminalement modélisé ma personnalité d'après les machines ? Les machines n'ont pas de soucis, pas de sentiment, pour elles tout se vaut.10 Les avancées technologiques ne semblent plus être là pour satisfaire l'homme et lui rendre la vie plus facile, car c'est bien sou-

9 « Des changements dans la hiérarchie du sensible, le retour du corps », E. Couchot, dans Les 5 sens de la création, Borillo et Sauvageot, 1996 (pp. 128129) 10 Microserfs, D. Coupland, 1996 (p. 215) 11 Si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d'oeuvres de Dédale se mouvaient d'eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d'elles-mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aide, ni le maître d'esclave. (Aristote, cité dans Le Droit à la Paresse, Lafargue, 1994 , p 59)

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vent l'homme qui en devient l'esclave. En 1883, lorsque Lafargue imaginait les machines, il les comparait au rêve d'Aristote 11, et les pensait au service de l'être humain: Le rêve d'Aristote est notre réalité .(...) La machine est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des sordidae artes12 et du travail salarié, le dieu qui donnera les loisirs et la Liberté.13 Or ce rêve ne s'est pas encore réalisé, l'homme se soumet régulièrement au langage technicien, qui lui impose sa restriction sensorielle. Mais les valeurs changent peu à peu, car l'homme ne se reconnaît plus dans ces machines insensibles qu'il a mis au monde ; il s'essouffle à vouloir se modeler à leur image. La souplesse et la malléabilité sont les critères à développer dans la conception d'appareils technologiques. Certaines équipes de recherche, comme ATR au Japon14, travaillent actuellement sur 151 des systèmes de communication capables de simuler des sensations (dont les très riches sensations tactiles), pour enrichir notre contact avec les appareils technologiques15. Toutes ces expériences visent à introduire dans l'univers technologique de plus en plus virtualisé, de plus en plus mathématisé, formalisé, fragmenté et purifié par la rationalité computationnelle, des traces

12 « Les métiers », pour les romains, qui appartiennent de droit aux esclaves.

13 Le Droit à la Paresse, Lafargue, 1994 (p. 59) 14 « Advanced Telecommunications Research Institute International », qui travaille sur des interfaces plus complètes entre l'homme et l'ordinateur. (Les 5 sens de la création, Borillo et Sauvageot, 1996, p. 129) 15 Certains dispositifs commencent à être capables de transmettre en retour différentes sensations proprioceptives, haptiques, qui nous permettent d'évaluer la qualité physique des surfaces (rugueuses, lisses, molles, dures...) (ibidem) 16 Ibid. (p. 130)

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d'ambiguïté, d'incertitude, de non-savoir, d'émotivité. A mêler le clair et l'obscur, l'intelligible et le sensible, l'explicite et l'énigmatique, le sens et la transe 16. Le corps reprend le dessus sur la machine, il lui impose dès lors ses valeurs, c'est la technologie qui se modèle sur le corps, en partie grâce à l'introduction du flou et du mouvant dans son univers rigide et froid. L'homme retrouve sa capacité à douter, à se remettre en question, à apprécier les ambiguïtés, le flou, qui ne catégorisent pas sa pensée 17.

C'est l'inquiétude qui fait la valeur de l'homme, cette capacité à se remettre en question, à ne pas croire aveuglément en toute chose.

Tarkovsky exprime cette difficulté à croire en la mouvance des choses, en l'indémontrable, ce qui pourrait être qualifié de « pensée molle », qui se laisse mouvoir et émouvoir par les évé152 nements extérieurs à sa maîtrise. Dans Stalker 18, un passeur doit faire traverser la « zone » à deux savants (un mathématicien et un écrivain) pour atteindre la « chambre des volontés »19. La « zone » est très dangereuse, il tente d'expliquer aux intellectuels qu'elle est changeante, que ses éléments sont évolutifs (ce qui était dangereux à un moment peut ne plus l'être à un autre, et vice versa). La zone est matière d'incertitude, et les savants ont du mal à accepter cet état de fait qu'ils ne peuvent comprendre.

17 Ou alors, il faudrait retenir une autre hypothèse, tellement odieuse qu'on hésite à la formuler : celle où l'intelligence, se contentant de ses prouesses techniques, cesserait d'être cette faculté d'inquiétude par laquelle, à travers les désordres qu'elle fomente, s'affirme la grandeur de l'homme. ( « Ordre et désordre dans la société », G. Burdeau, Encyclopédia Universalis, à « ordre » 1971, p. 26) 18 Stalker, film de A. Tarkovsky, URSS, 1979, 160 mn 19 Cette salle réalise le voeux le plus cher de qui sait y parvenir.

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Le passeur, se retrouvant seul, pense à cette rigidité qui habite ces savants qui ne croient en rien, qui ont l'organe de la foi atrophié : L'homme, en venant au monde, est faible et souple.

Quand il meurt, il est fort et dur.

L'arbre qui pousse est tendre et souple, devenu sec et dur, il meurt.

La dureté et la force sont les compagnons de la mort, la souplesse et la faiblesse expriment la fraîcheur de la vie. Ce qui est dur ne vaincra jamais. 20 La culture occidentale semble privilégier le plein, le concret, ou encore le logique. L'infini trouble et effraie, il semble impensable et incompréhensible (tel l'univers qui n'a pas de fin), il n'est pas ordonné ni défini.

Cette image du désordre absolu dérange. On pourrait pourtant 153 penser que le désordre est simplement l'ordre que nous ne recherchons pas 21, et écouter Bergson qui nous met en garde contre certaines illusions : Elles consistent à croire qu'il y a moins dans l'idée du vide que dans celle du plein, moins dans le concept de désordre que dans celui d'ordre. En réalité, il y a plus de contenu intellectuel dans les idées de désordre et de néant, quand elles représentent quelque chose, que dans celles d'ordre et d'existence, parce qu'elles impliquent plusieurs ordres, plusieurs existences et, en outre, un jeu de l'esprit qui jongle inconsciemment avec eux 22. Ainsi, le vide, le désordre, seraient

20 Extrait de Stalker 21 La conscience et la vie, le possible et le réel, Bergson, 1995 (par Gérard Chomienne), p. 132 22 Ibidem ( p.134)

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plus riches que leurs opposés, car ils sont malléables, ouverts à de multiples finalités.

Le désordre, le hasard, le vide, ne sont pourtant pas considérés, car ce sont des concepts flous, indéfinis, et parfois imprévisibles 23.

Certains artistes ont voulu nous faire prendre conscience de l'importance de ces notions, souvent rejetées, ou plus simplement oubliées, en mettant en avant le « non-vu » dans leur travail. Ainsi, B. Lavier peint une fenêtre, un miroir ou encore une toile d'une couche épaisse, un empâtement, un recouvrement total de l'objet, tout en conservant les teintes d'origine. La vitre est recouverte d'une épaisse couche translucide, la toile est blanche, le miroir argenté et brillant. Cette couche ne recouvre pas, mais dévoile ce que d'ordinaire on ne voit pas, car on voit à travers une vitre, on se voit dans un miroir, et on voit ce qu'il y 154 a sur la toile. La malléabilité de la peinture permet de réhabiliter le « sans importance ».

De même, R. Whiteread moule le vide des objets, l'espace négatif oublié. Elle a besoin de connaître la face cachée des choses. Le vide devient volume, l'objet est retourné comme un gant 24. Le vide ainsi dévoilé est matérialisé ; il devient palpable, concret, plein.

23 La notion de hasard a été utilisée assez tardivement dans l'art, par opposition à la maîtrise accadémique, et pour retrouver l'intuition et l'inconscient.

Ainsi, les surréalistes ont mis au point des jeux de hasard pour concevoir leurs oeuvres (les cadavres exquis par exemple).

De nombreux artistes ont utilisé le hasard pour « positionner » leur peinture sur la toile ou leur oeuvre sur le sol (César, ou Pollock et « l'action painting », bien que celui ci ait toujours affirmé pouvoir contrôler l'écoulement de la peinture pour aboutir à un résultat non accidentel).

24 L'empreinte au 20ème siècle, M.C Poirée, 1997, (p. 124)

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Le mou, parfois informe et instable, est lui aussi souvent jugé comme étant « sans importance », « sans intérêt ». Il sert ici à dévoiler le non-vu et à le mettre en valeur. Le « presque-rien » au service du rien...

L'homme occidental a du mal à accepter le non défini, le flou, à la différence d'autres cultures, telle la civilisation chinoise. En effet, la notion de délimitation n'existant pas dans la peinture chinoise, l'espace est continu et infini. Par delà l'espace-temps il y a une cinquième dimension qui représente le Vide à son degré suprême 25.

Le flou, le néant, ne sont plus inquiétants dans la culture asiatique, qui a pris conscience de l'impermanence des choses : C'est avant tout parce que nous n'avons pas réalisé la vérité de l'impermanence que nous éprouvons tant d'angoisse devant la mort. A nos 155 yeux, les changements sont toujours synonymes de perte et de souffrance 26. Ces changements amènent généralement l'idée de la fin d'une chose, et non du début d'une autre. En réalité, ce qui effraie les gens, c'est l'idée de prendre des initiatives pour changer de vie. Nous, les vieux, nous sommes les pires pour ça. Pas facile, gérer le chaos et la diversité. Nous les croulants, nous confondons l'actuel déluge d'informations, la diversité et le chaos, avec la « fin de l'histoire ». Alors qu'il s'agit peut-être du début de l'histoire 27.

L'homme occidental est souvent angoissé par les changements et par l'inconnu. La dureté consiste à ne pas lâcher prise ni abandonner, à toujours combattre. La vision d'autres civilisa-

25 Ibidem (p. 123) 26 Le livre Tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché , 1993 (p. 50) 27 Microserfs, D. Coupland, 1996 (p. 236)

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tion peut nous être utile pour relativiser ce point de vue, en nous offrant une image positive de ce que pourrait être une pensée molle. Ainsi, les Tibétains par exemple, pensent que apprendre à vivre, c'est apprendre à lâcher prise 28, et Tchouang Tseu, quant à lui, affirme que l'esprit supérieur est un esprit mou, qui s'abandonne et ne dirige pas 29. Il semble que la philosophie tibétaine fasse de nombreux adeptes en cette fin de millénaire ; loin d'être la solution à toutes nos angoisses, elle est néanmoins la preuve de cet attrait pour les pensées molles et apaisantes.

L'homme est peut-être à la recherche de valeurs plus humaines, plus simples, plus douces, qui lui permettraient de vivre plus paisiblement et plus humainement, en harmonie avec luimême.

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Le mou est une notion sympathique, au sens grec du terme : il se conforme et devient le négatif d'un autre, il compatit et réconforte. Ces valeurs, imagées par le mou, ont du mal à trouver leur place au sein des valeurs dures et sans pitié mises en place par nos sociétés techniciennes et mercantiles. Je ne défends pas une vision passéiste et nostalgique, car on ne peut que se réjouir de certaines avancées technologiques lorsqu'elles sont bénéfiques pour l'homme, mais plutôt une revalorisation des valeurs humaines, généreuses et sensibles, perdues au milieu des chiffres et des fausses valeurs qui travestissent les plus belles des idées.

28 Le livre Tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché , 1993 (p. 61) 29 Tchouang Tseu, Philosophe chinois

B. Lavier, détail d'une œuvre

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Je remercie mes parents qui m’ont permis de croire en mes envies, Eloi et Nicole pour leurs lectures et relectures agrémentées de leurs précieux commentaires, Gaston, François, Jean-Paul et les autres pour leur éclairage passionnant sur la mollitude...