LECTURES CRITIQUES
POUR UNE SOCIOLOGIE DE L’ENVIRONNEMENT BERNARD KALAORA ET CHLOÉ VLASSOPOULOS Champ Vallon, 2013
Pour une socio-
proche républicaine, centraliste et
anglo-saxons (Emerson, Thoreau,
logie de l’envi-
analytique lorsqu’il s’agit de conce-
Marsh…), figures emblématiques
ronnement, de
voir et de programmer les politiques
du courant transcendental, a été très
Bernard Kalaora
publiques environnementales.
faible en France, marquant une dif-
et Chloé Vlasso-
férence forte et une spécificité dans
poulos peut se
tance française avec le paradigme
la déclinaison des cadres cognitifs
saisir comme un plaidoyer pour invi-
et la pensée environnementales, les
d’analyse des pratiques sociales.
ter la recherche française en sciences
auteurs nous proposent un long che-
Concernant l’histoire de la pensée
sociales et les institutions publiques
minement dans l’univers des sciences
sociologique, la place prépondérante
à prendre au sérieux la sociologie de
sociales et humaines, ainsi que dans
occupée par une sociologie déter-
l’environnement. Pour les auteurs, la
les rouages de l’institution française.
ministe et structuraliste explique
question de l’environnement est deve-
Ces deux entrées servent de cadre à
aussi cette distance au paradigme
nue centrale pour penser les enjeux et
l’architecture de l’ouvrage.
environnemental. Durkheim, puis
résoudre les problèmes contempo-
La première partie décortique la
Bourdieu seraient les représentants
rains ; elle nécessite toutefois, pour
sociologie de l’objet d’étude environ-
les plus illustres de cette lecture des
se l’approprier, de modifier radica-
nemental, tel que celui-ci a été appro-
faits sociaux par la prédominance
lement les pratiques institutionnelle
prié par la recherche française, du
accordée au social. Les auteurs
et scientifique, telles que construites
XIX
siècle jusqu’à aujourd’hui. La
démontrent avec finesse la pertinence
et développées en France depuis la
perspective scientifique consiste à
de leur propos par l’analyse de l’his-
siècle. Pour convaincre
montrer l’absence de la pensée envi-
toire du champ de la recherche envi-
fin du
98
Pour rendre compte de cette dis-
e
XIX
e
de cette nécessité et argumenter cette
ronnementale sur la scène française
ronnementale. Une des richesses de
prise de position, les auteurs nous
par comparaison avec son ancrage
cet ouvrage est de présenter la
invitent à relire, au regard de la ques-
fort dans d’autres pays tels que
fabrique de cette recherche française,
tion environnementale, l’histoire de
l’Angleterre, l’Allemagne et les États-
ancrée dans des cadres cognitifs aca-
la pensée scientifique et des pratiques
Unis. Cette situation s’explique par
démiques qui ne lui permettent pas
institutionnelles et politiques fran-
la fabrique d’une dominante épis-
de constituer un champ autonome,
çaises. La France serait l’un des pays
témologique, philosophique et théo-
légitime et scientifique autour de
les plus rétifs à la pensée et à l’action
rique au sein de la sociologie fran-
l’objet environnemental. La critique
environnementales : d’une part, par
çaise. La France serait le berceau
porte aussi bien sur le rôle négatif
son lien historique avec le paradigme
d’une philosophie morale dualiste
des ministères chargés des questions
scientiste et la sociologie durkhei-
qui accorde le primat à la raison sur
environnementales, marqués par la
mienne et positiviste au niveau de
le sensible, au cartésianisme sur l’em-
pensée technocratique et les décou-
la recherche sociologique ; d’autre
pirisme, à l’esprit sur le corps et la
pages sectoriels des politiques
part, par la prédominance de l’ap-
nature. L’influence des penseurs
publiques, que sur les institutions
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
de recherche, trop encastrées dans
téressent aux pratiques telles qu’elles
tation des néo-mouvements sociaux,
des approches linéaires et discipli-
se font et se défont dans des ajuste-
de l’écologisme et des approches
naires. L’ouvrage présente avec
ments relationnels entre les actants
sanitaires qui sensibilisent les opi-
moult exemples comment les diffé-
en interaction, est aux antipodes du
nions publiques à ces valeurs mon-
rentes institutions et disciplines se
positivisme et de la pensée scienti-
tantes. Une critique est portée sur
sont appropriées la question envi-
fique analytique. En référence à ce
le manque de présence des sciences
ronnementale ; il expose les évolu-
courant sociologique inspiré des tra-
de l’environnement dans la façon
tions historiques et conjoncturelles
vaux de Callon, Latour, Boltanski,
de traiter les questions sanitaires en
de leur manière de penser et de défi-
Thévenot ou encore Chateauraynaud,
France, qui reste ancrée dans une
nir des méthodes et investigations
le propos consiste à montrer combien
lecture très médicale et hygiéniste,
d’étude.
la problématique des sciences envi-
dans la continuité des pratiques ins-
La fin de cette première partie
ronnementales est étroitement liée à
titutionnelles et des cadres cognitifs
présente les conditions épistémolo-
ces nouveaux cadres cognitifs. Une
issus de la modernité. Le chapitre V
giques d’une sociologie de l’environ-
position relativiste des disciplines
aborde l’entrée des institutions
nement en phase avec les avancées
scientifiques, des acteurs, des publics
publiques dans l’ère environnemen-
théoriques de la recherche sociolo-
et des institutions est ainsi annoncée
tale, en décryptant les processus par
gique et les enjeux contemporains.
pour repenser les liens entre les savoirs
lesquels ces administrations se sont
Une perspective interdisciplinaire est
sacrés et profanes et entre la
appropriées ces questions. La pers-
avancée pour saisir cet objet, situé
recherche, les acteurs de terrain, les
pective sociologique consiste à pré-
au carrefour du social et du biolo-
territoires et les habitants. La science
senter la difficulté des politiques
gique, des sciences du vivant et des
sort ainsi de sa position surplombante
publiques modernes à s’investir dans
sciences sociales. L’environnement
et bachelardienne pour repenser sa
un nouveau cadre cognitif et insti-
est un objet complexe qui nécessite
place dans la fabrique des connais-
tutionnel pour traiter ces problèmes.
de prendre des distances avec les
sances et des modes d’intervention
L’analyse détaillée des actions
visions naturalistes, hygiéniques et
et d’action.
publiques autour de la création du
technocratiques. Il se qualifie par
La deuxième partie propose une
ministère de l’environnement dévoile
des propriétés qui en font un objet
lecture politique, sociétale et mondiale
les jeux politiques ambigus des ins-
en mouvement, engagé dans des pro-
de ce sujet, permettant d’observer
titutions françaises. Pour appuyer
cessus et des recombinaisons en fonc-
la manière dont les questions envi-
leur propos, les auteurs, en appli-
tion des systèmes dans lesquels il se
ronnementales sont traitées dans les
quant le cadre théorique de la socio-
situe. Dès lors, prendre en compte
institutions contemporaines et com-
logie pragmatique, analysent diffé-
l’environnement dans la manière de
ment elles s’inscrivent dans les agen-
rents sujets inscrits dans les agendas
penser le social induit de s’intéresser
das des politiques publiques. La
politiques depuis les années 1970.
aux interactions biophysiques qui
démarche consiste à montrer et à
L’étude détaillée des questions de
interfèrent sans cesse dans nos modes
analyser les différentes sphères dans
protection du paysage, de pollutions
de pensée, de sentir et d’agir. Un
lesquelles ces questions sont présentes
automobile ou agricole, de canicule
renversement épistémologique s’im-
et traitées pour dévoiler leur niveau
ou de politique générale via le
pose pour s’engager dans un tour-
de développement, d’une part, et la
“Grenelle de l’environnement”
nant paradigmatique qui fasse la
faiblesse des réponses institution-
illustre de façon remarquable les
part belle au pragmatisme. Ce détour
nelles, d’autre part. L’ouvrage
incohérences
par les sciences de l’action, qui s’in-
consacre le chapitre IV à la présen-
publiques, dans leur difficulté à chan-
des
politiques
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
99
LECTURES CRITIQUES
100
ger de référentiels d’analyse et d’ac-
d’action et décisionnels inédits pour
Thoreau doivent être les garants
tion.
le meilleur et pour le pire. Une des
de cette disposition au libre arbitre
Enfin, la dernière partie s’ouvre
solutions envisagées par les auteurs
permettant la fabrique d’une action
sur l’étranger et présente les nou-
est l’instauration de la résistance
collective, engagée dans la gestion
veaux enjeux planétaires en s’ins-
politique et de l’activisme local
des biens collectifs. D’où le rôle
pirant, entre autres, de la sociologie
comme principe d’action actif dans
important que doit jouer la natu-
de Giddens. L’entrée dans l’ère envi-
la déclinaison d’une éthique envi-
ralité, cette nature des profondeurs,
ronnementale “globalisée” boule-
ronnementale responsable. Les
dans la formation des caractères et
verse les cartes politiques et éco-
logiques d’intervention propres à
des dispositions individuelles enga-
nomiques internationales, produi-
l’action collective deviennent plus
gées dans la reconnaissance de l’en-
sant une réorganisation du monde.
complexes, ancrées dans des pro-
vironnement comme composante
Une gouvernance mondiale est en
cessus enchevêtrés de concertation,
fondamentale du vivre ensemble…
cours de construction dans cette
de participation et de dialogue.
Un livre incontournable pour tout
société de la mobilité et des inter-
Mais elles sont incontournables
ceux qui veulent se familiariser avec
actions multiples au sein de laquelle
pour limiter les jeux de pouvoir
l’histoire et la sociologie de l’envi-
“l’expert global” va occuper un
hégémoniques exprimés par les
ronnement en France.
rôle important dans le management
experts, les représentants de la
des vulnérabilités. Un néo bio-pou-
science formelle et les acteurs de la
voir est en train de se mettre en
sphère technocratique. Dès lors, la
JEAN CORNELOUP
place, en référence à la pensée de
réflexivité chère à Giddens et la
UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND
Foucault, qui va instaurer des cadres
capacité à résister exprimée par
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
n