A chaque récit son objectif

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A Chaque RĂŠcit son Objectif Adrien Le Falher

Contact : adrienlefalher.pro@gmail.com

Première publication : juin 2014.

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A chaque récit son objectif. - Adrien Le Falher - 2014

Avant Propos Parler de l’optique au cinéma est une entreprise ambitieuse : son histoire est encore plus vieille que l’histoire du cinéma, et rapidement les deux ont été liées. L’aspect technique des objectifs est complexe, et a connu lui aussi une évolution fulgurante sur plus d’un siècle. Vouloir tout traiter relève plus d’un livre que d’un fascicule qui doit se réduire à une cinquantaine de pages. C’est pour cela que j’ai choisi de traiter ce sujet, qui me passionne, sous la forme d’un manuel thématique, divisé en articles de vulgarisation : il n’est pas possible de parler des aspects les plus techniques des objectifs sans en traiter d’abord les bases, et j’ai donc choisi une approche à la fois historique, scientifique et artistique ; le but de ce fascicule n’est donc pas de livrer un manuel scientifique d’optique appliquée, mais plutôt d’instruire, en gardant toujours un œil vers le cinéma, à propos des objectifs, de leur évolution et de la façon dont ils ont influencé l’art cinématographique. Le lecteur intéressé aura alors tous les éléments pour approfondir sa recherche dans ce sujet si vaste, et éternel du cinéma. L’optique donne à voir au cinéma, je vous propose donc ici, de voir le cinéma à travers les optiques.

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Préambule

L’art photographique : capturer la lumière. Si ce fascicule se concentre sur l’image cinématographique, il ne faut pas oublier que l’image en mouvement est composée de photogrammes, qui ne sont en fait que des photographies prises pour être assemblées en séquences cohérentes, à une vitesse définie. Pour comprendre l’aspect technique de la prise de vue du cinéma, il est donc bon de se pencher d’abord vers la photographie. Photo-graphie : «Ensemble des techniques Photo-graphie : Ensemble des techniques permettantpermettant d’obtenir des d’obtenir des images permanentes grâce àoptique un dispositif optiqueune images permanentes grâce à un dispositif produisant 1 1 produisant une image réelle sur une surface photosensible» image réelle sur une surface photosensible . C’est l’écriture de. la C’est l’écriture de la lumière, sur un support. lumière, sur un support. Les premières recherches autour de la photographie ont mené à différentes solutions pour capturer la lumière, tant par l’outil utilisé que par le support d’écriture. Mais il reste tout de même une constante : il s’agit toujours de diriger une certaine quantité de lumière vers un support photosensible.

Pellicule, capteurs et optiques Il y a donc deux éléments essentiels à la capture photographique : la surface sensible, et la gestion temporelle et spatiale de la lumière sur cette dernière. Nous vivons une époque charnière pour les surfaces photosensibles. En effet, après quelques essais, la pellicule s’est peu à peu généralisée comme le support photosensible de prise de vue, d’autant plus pour le cinéma qui, jusqu’à peu, n’avait connu que cela. Le principe de base de la pellicule est simple :on utilise la propriété des halogénures d’argent, qui, une fois exposés à la lumière, créent une image latente invisible. Le bain de révélateur fait apparaître cette image : les sels d’argents se transforment alors en argent métallique visible. Cette technologie ancestrale cohabite aujourd’hui avec un autre procédé, qui n’est plus chimique mais électronique : les capteurs photosensibles. Sans entrer dans le détail technique de la différence 1 Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

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entre les deux types de capteurs, CMOS et CCD, il faut retenir que les capteurs sont composés de millions de petites surfaces photosensibles (des cellules photoélectriques), dont l’exposition à la lumière fait dégager une charge électrique, qui, analysée électroniquement, donne des informations d’intensité des couches rouges, vertes et bleues, à partir desquels un ordinateur peut recréer une image. Si ces technologies sont différentes dans leur exécution, leur fonction reste exactement la même : former une image après avoir été exposées à la lumière. Mais il reste encore à les exposer correctement. C’est le deuxième problème technique de la photographie : contrôler la lumière pour que celle-ci expose la surface sensible. Pour l’aspect temporel, des systèmes d’obturateurs ont été créés. Dans la photographie, on utilise des rideaux qui s’ouvrent et se ferment en un temps défini, ou des lames qui s’ouvrent et se ferment, dans le cinéma, on utilise un disque rotatif dont on choisit l’angle d’ouverture, et qui permet d’exposer plus ou moins longtemps la surface sensible. Les capteurs électroniques eux-mêmes peuvent aussi enregistrer ou non l’information reçue, c’est ce qu’on appelle l’obturateur électronique. Pour l’aspect spatial, deux solutions existent en photographie : le sténopé et les objectifs.

Sténopé et objectifs Une image se forme lorsque la lumière passe par un trou relativement petit. Les rayons lumineux sont alors dirigés vers la surface sensible et crées une image. Le système de sténopé reprend très simplement ce système. Le sténopé est un trou d’une certaine taille, fait sur une boite autrement hermétique à la lumière qui servira à la prise de vue et qui contiendra la surface sensible. La lumière passe à travers ce trou et viendra éclairer la surface photosensible, pendant un temps choisi par l’opérateur, qui viendra obstruer le trou en dehors du temps prévu de l’exposition. Cette méthode, ancestrale mais qui a fait ses preuves et qui est toujours d’actualité, reste toutefois limitée : il n’est possible de modifier la quantité de lumière qui expose la surface photosensible que par la gestion du temps de l’exposition, et la taille du trou cause généralement un phénomène qu’on appelle la diffraction.

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Diffraction : «Phénomène par lequel les rayons lumineux effectuent une déviation rasent leslumineux bords d’uneffectuent corps Diffraction : Phénomène parlorsqu’ils lequel les rayons 2 . Cela diminue la précision ded’un l’image formée sur2. le uneopaque» déviation lorsqu’ils rasent les bords corps opaque Cela support photosensible. diminue la précision de l’image formée sur le support photosensible. Pour améliorer la qualité de l’image formée, la solution a été trouvée de rajouter un système optique qui va contrôler plus précisément le chemin de la lumière. C’est la création des objectifs. Les objectifs sont des cylindres contenant une ou plusieurs plaques de verre incurvé, de manière convexe ou concave pour diriger les faisceaux de manière précise sur la surface photosensible. Ils sont aussi généralement munis de diaphragme, une série de lames qui forment un trou dont l’opérateur peut définir la taille. Cela permet de limiter la quantité de lumière qui expose la surface photosensible pour un temps donnée, et, nous le verrons, de modifier la profondeur de champs de l’image produite. Nous avons donc vu que l’image cinématographique a besoin d’un support, d’une surface photosensible, ainsi que d’un moyen de canaliser la lumière. Dans le cinéma, ce moyen de canaliser la lumière se matérialise sous la forme d’un objectif. Il est bon alors de se demander ce qu’est un objectif, s’ils sont différents, et, dans un contexte de création artistique, qui meut le cinéma, si leur choix est une décision artistique.

2 Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

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Qu’est-ce qu’un objectif ? Principe et utilité d’un objectif Le principe optique Comme on l’a vu plus haut, avant les objectifs étaient les sténopés. Première solution à la formation d’une image, les sténopés n’étaient que peu précis, et il a rapidement fallut trouver une évolution technique pour améliorer la qualité de l’image. Contrairement au procédé du sténopé, les objectifs sont composés de lentilles de verre ou de plastique, dont la frontale, qui est bien plus large qu’un trou de sténopé, permet de capturer bien plus de lumière, permettant ainsi des vitesses d’obturations bien plus rapides et appropriés à l’art cinématographique. Enfin, un objectif permet de diriger la lumière, de faire la mise au point sur un plan focal : le sténopé ne permet pas de faire le point. En effet, la mise au point est possible grâce à la réfraction, c’est à dire le changement de vitesse et d’angle des rayons lumineux lorsque ceux-ci passent d’une surface à l’autre, c’est à dire, dans notre cas, de l’air au verre. C’est le changement de surface qui modifiera la vitesse des rayons, tandis que c’est l’angle du verre qui en modifiera l’angle. Ainsi, en jouant sur la courbature des lentilles, internes et externes à l’objectif, on peut diriger les rayons lumineux d’une manière optimum à la création d’une image.1

Le cercle de confusion Prenons un exemple : Dans une pièce noire, une lampe allumée est pointée vers la camera et son objectif. La lampe crée ainsi un petit point de lumière. Si la mise au point est faite sur la lampe, le point de lumière est minuscule et net. En revanche, si le point est fait plus loin ou plus proche, se point grossira en un cercle aux bords flous. Ce cercle aux bords flous

1 Ansel Adams, The Camera, Little Brown, 1995, p.44 7


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est ce qu’on appelle le « cercle de confusion ».2 Le cercle de confusion est utilisé pour déterminer la profondeur de champ, c’est à dire de délimiter ce que l’on considère comme net et ce qui ne l’est pas. En ceci, le cercle de confusion est directement lié à la vision humaine, et à ses limites. En effet, aucun objectif n’est parfait, et un point net n’est jamais rendu comme ayant des bords parfaitement nets : cependant, si le diamètre de flou qui l’entoure est si petit qu’il n’est pas visible à l’œil nu, on considère que ce point est net. Bien sûr, la taille du cercle de confusion acceptable dépend donc de la taille de l’image perçue, ainsi que de la distance de visionnage de l’œuvre. En cinéma, il est communément admis que le cercle de confusion pour le super35mm est de 0,033mm, en sachant que l’image sera diffusée dans un écran de cinéma. Cependant, chaque assistant opérateur utilise ses propres valeurs selon la taille de la surface sensible (plus celle-ci est petite, plus elle sera agrandie pour une taille d’image identique) et de la diffusion finale. Il est important de choisir un cercle de confusion correct, puisque celui-ci va forcément déterminer la profondeur de champ pour une focale et un diaphragme donné.

2 Exemple extrait de Way Beyond Monochrome, de Ralph W. Lambrecht et Chris Woodhouse, Focal Press, 2010, p.133

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Ce qui différencie les objectifs

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Dans leur fabrication Focale L’élément principal qui différencie les objectifs est leur focales. La focale d’un objectif est la distance, en millimètre, entre le centre optique de l’objectif et le foyer, qui correspond à la distance à laquelle les rayons lumineux convergent quand le point est à l’infini. La convergence des rayons lumineux et la focale sont directement liés : ainsi, une courte focale sera peu convergente, tandis qu’une longue focale serait plus convergente.

Faisons un point sur ce qu’est une lentille optique. Une lentille optique est un morceau de verre (généralement) composée de deux surfaces courbées, qui laissent passer la lumière. Un dioptre est une surface séparant deux milieux homogènes Fig1 : Schéma du principe de la loi de la d’indices de réfraction différents. réflexion. Pris dans leur valeur absolue, les deux

L’indice de réfraction caractérise le comportement de la lumière dans angles son égaux. un milieu (air, verre, vide...) donné. Le vide a un indice de réfraction de 1, l’atmosphère terrestre a un indice un tout petit peu supérieur (1,000293), et les verres optiques vont de 1,48 à 1,74. Ainsi, la lumière n’est pas déviée lorsque l’indice de réfraction est de 1, et dévie de plus en plus à mesure que l’indice de réfraction augmente. Les lois de Snell-Decartes décrivent le comportement de la lumière à l’interface de deux milieux, c’est à dire au niveau du dioptre. Il en existe une pour la réflexion et une pour la réfraction.

Un rayon lumineux est dit incident avant d’avoir rencontré une surface Fig 2 : Schéma de la loi de la réfraction. réfléchissante, puis réfléchit après. Le rayon incident rencontre la surface réfléchissante au point d’incidence. La droite orthogonale au plan d’incidence (c’est à dire la surface réfléchissante), est appelée la normale. (cf. Fig 1) Ainsi, on observe deux angles : celui entre le rayon incident et la normale, et celui entre la normale et le rayon réfléchi. La loi de SnellDescartes pour la réflexion est simple : ces deux angles sont égaux en 10


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valeurs absolus. Comme on l’a vu, la lumière est réfractée lorsqu’elle rencontre un dioptre. Elle change alors de direction, et ralentit, au point d’incidence. (cf. Fig 2) L’indice de réfraction influe donc sur l’angle de réfraction, selon la formule :

Où n1 est l’indice de réfraction du milieu du rayon incident et n2 l’indice de réfraction du milieu du rayon réfracté.1

Revenons maintenant aux objectifs à proprement parler. Une lentille est l’association de deux dioptres : la lumière passe de son milieu initiale, au verre, puis en sort. Chaque lentille applique donc deux réfractions à la lumière incidente. On considère qu’il y a deux types de lentilles : les lentilles convergentes, et les lentilles divergentes. Les lentilles convergentes font converger les rayons qui passent à travers, c’est à dire qu’ils tendent à se croiser à un même point. Une lentille divergente au contraire, tend à écarter les rayons lumineux. Il existe plusieurs types de lentilles convergentes et divergentes, que l’on ne détaillera pas ici. Il faut par contre différencier les lentilles sphériques et les lentilles asphériques, qui sont aujourd’hui très utilisés dans les objectifs. Les lentilles sphériques sont, comme leur nom l’indique, sphériques : si elles peuvent être plates d’un côté, elles sont parfaitement sphérique sur au moins un côté. Les lentilles asphériques, en revanche, ne sont pas strictement sphériques : cela permet de réduire quelques aberrations optiques due aux lentilles sphériques, notamment en compensant les différences de convergence des rayons passant par le centre et ceux passant par les bords, qui n’est pas la même pour les lentilles sphériques. Cela a permis de grandement réduire le nombre de lentilles dans les objectifs pour corriger ces limites des lentilles sphériques, tout en améliorant les performances des optiques.2

1 Simplification de l’article : http://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_de_Snell-Descartes

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Ce que la focale change dans le cinéma. On sépare les objectifs de cinéma en trois catégories : les courtes focales, les focales normales, et les longues focales. Le concept de la « focale normale » est soumis à débat, notamment à cause de la différence entre la photographie et le cinéma. En effet, la méthode de calcul est en réalité différente pour la photographie et le cinéma : on considère qu’une focale normale est une focale qui donne un angle de vue, pour le spectateur, qui lui paraît naturel, c’est à dire proche de son propre rendu perspectif par rapport à l’œuvre. Or, c’est justement la distance par rapport à l’œuvre qui change entre la photographie et le cinéma. On considère que la distance optimale pour regarder une photographie est égale à la diagonale de la surface de l’œuvre. Pour le cinéma, on considère que la distance du spectateur est égale au double de la diagonale de l’écran3. On voit ainsi que la focale normale n’a finalement que peu de sens : les spectateurs dans un cinéma sont toujours placés à des distances différentes de l’écran. Si cette notion a du sens en photographie, il me semble qu’elle en a un peu moins au cinéma. On calcule donc la focale normale par rapport à la taille de la surface sensible. Ainsi, pour de la photographie en 35mm, la diagonale est de 43mm. Par facilité, on considère donc que la focale normale de la photographie est de 50mm. Pour le super35mm, avec piste sonore, la diagonale de l’image est de 27,2mm, que l’on multiplie donc par deux. On arrive ainsi à une focale de 50mm. On devine ainsi facilement ce qu’on appelle une courte focale et une longue focale : une longue focale est une focale qui est supérieure à la diagonale de la surface sensible, et inversement pour la courte focale. En pratique, ce changement de rapport perspectif est utilisé au cinéma pour créer des impressions particulières chez le téléspectateur. Les grands angles vont donner l’impression d’un espace plus grand qu’il ne l’est. Les images filmées au grand angle donne généralement une impression d’espace, et écarte les sujets entre eux, agrandit artificiellement les distances. Un réalisateur comme Wes Anderson, par exemple, est connu pour son utilisation récurrente des objectifs grand angle.

2 Explication de la base sur l’optique : http://fr.wikipedia.org/wiki/Lentille_optique 3 A propos des histoires de diagonale et de taille d’écrans : Anton Wilson, Anton Wilson’s Cinema Workshop, American Cinematographer, 2004

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La longue focale va écraser les perspectives et est souvent utilisée pour diriger l’œil du spectateur vers ce qui est net, généralement un visage.

Rushmore, de Wes Anderson (1998)

Usual Suspect, de Bryan Singer (1995)

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Formule optique La formule optique d’un objectif correspond au nombre de lentilles qu’il contient, et comment celles-ci sont disposées. En effet, un objectif ne contient jamais qu’une seule lentille, mais plusieurs, qui dirigent la lumière. Charles Chevalier fut un pionner dans la recherche optique. Opticien français du XIème siècle, il créa pour Nicéphore Niépce des objectifs pour ses premiers essais d’appareils photographique. Il créa en 1829 une formule optique achromatique (c’est à dure créée pour réduire les aberrations chromatiques ou sphériques, en faisant en sorte que deux longueurs d’ondes, généralement le bleu et le rouge, soient sur le même plan focal.) pour Daguerre, constitué de deux éléments optiques : du verre Crown convexe, qui a une faible réfraction et une faible dispersion chromatique, et du verre Flint concave, dont la grande réfraction et la haute dispersion1. Ces deux éléments optiques se compensaient donc, réduisant ainsi l’aberration chromatique : c’est l’invention de l’optique achromatique. Sur cette base, de nombreux designs vont être créés : le doublet Littrow, le doublet Fraunhofer, le doublet Clark... Ceux-ci varient principalement dans la différence de tailles entre les lentilles, et leur espacement. De nombreuses formules optiques virent le jour, toujours plus sophistiquées, pour obtenir une image de plus en plus fidèle, en essayant de corriger les principaux défauts optique : l’aberration chromatique, sphérique, le vignettage (phénomène optique qui concentre la lumière au centre de l’image, qui s’assombrit lorsqu’on approche des bords), l’erreur de coma (qui fait apparaître les points comme Fig. 1 : Objectif de Charles Chevalier, le « Verres Combaveux, comme des « comètes »), l’astigmatisme (quand les binés », objectif achromatique. rayons lumineux ont différents points focaux)... Mais une formule optique se tient au-dessus des autres : la formule Planar, une formule anastigmatique (corrigée contre l’aberration sphérique, l’erreur de coma et l’astigmatisme) créée par Paul Rudolph, un ingénieur de Carl Zeiss. La formule Planar originelle était purement symétrique, composée de six éléments assemblés en quatre groupes. (cf. fig. 2) Cette nouvelle formule, révolutionnaire parce qu’offrant un bon en qualité extraordinaire pour l’époque (c’est à dire la fin du XIème siècle) est encore utilisée aujourd’hui, dans une forme raffinée bien sûr, notamment pour les objectifs dit « normaux », c’est à dire de 50mm (par exemple le Zeiss 50mm f/2 ZM, un excellent objectif normal pour les Leica M).

1 Sidney F. Ray, Applied Photographic Optics: Lenses and Optical Systems for Photography, Film, Video, Electronic and Digital Imaging, Focal Press, 2002

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Mais la formule Planar est surtout connue pour avoir été utilisée dans la construction d’un objectif hors-norme : le fameux Planar 0,7/50, créé pour que la NASA puisse photographier la face cachée de la lune, mais surtout utilisée ensuite par Stanley Kubrick pour son film Barry Lyndon. Le Planar fut ensuite modifié, ce qui donna la formule Biotar, qui abandonnait l’aspect symétrique initial du Planar, et d’autres formules virent le jour, mais les objectifs « rapides » (c’est à dire à grande ouverture) sont aujourd’hui basés sur la formule Biotar.2 Les formules optiques ont aussi une autre influence sur l’esthétique d’une image. En effet, lorsque la lumière qui passe à travers l’objectif crée un flare, celui-ci éclaire toute les lentilles, si bien qu’elles sont visibles, individuellement, dans le flare. Fig. 2 : Schéma de la formule optique du

Cela donne lieu à une esthétique particulière mais parfois Planar 50/0,7 distrayante. Ainsi, les focales fixes, qui ont moins de lentilles internes, ont généralement des flares plus plaisant pour les chefs opérateurs, étant moins distrayant par leur présence.

Exemple de flare produit par un zoom : les différentes lentilles sont clairement visibles.

2 H.H. Nasse, Planar et Distagon, Biogon and Hologon, de édité par Carl Zeiss AG, Juillet 2011

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Coating Les premiers objectifs étaient basés sur des formules optiques qui comprenaient des verres non-traités. Cependant, tous les types de verre réfléchissent une partie de la lumière, entre 4 et 8 % : ainsi, selon le nombre de lentilles utilisées dans un objectif, la perte de luminosité pouvait s’élever jusqu’à 50 %. Si les premiers traitements chimiques apparurent chez Cooke en 19041, c’est Alexander Smakula, ingénieur chez Carl Zeiss dans les années 1930s, qui travailla sur un traitement optique permettant de diminuer la perte de lumière et les reflets: les traitements par interférence.2 Le fonctionnement des traitements optiques est relativement simple : la lumière est divisée en différentes ondes qui forment les couleurs. Lorsque la lumière touche la surface du verre, une partie de la lumière est réfléchie par le verre. Si la lumière réfléchie part ensuite dans la direction opposée au rayon principal, celle-ci garde la même longueur d’onde. Il s’agit donc de supprimer l’onde réfléchie. Il existe un autre domaine où il faut parfois supprimer des ondes parasites : en audio, on peut supprimer des sons en les déphasant, c’est à dire en leur appliquant une onde strictement inverse. On peut appliquer le même principe avec la lumière, qui, comme le son, est une onde. Ironiquement, il faut créer une seconde réflexion, à un endroit sensiblement différent de la première. Pour annuler l’onde parasite, il faut donc placer, pour la déphaser, une deuxième réflexion à une demi-onde Fig1. Schema du principe de base d’un traitement optique. d’écart. Pour se faire, le traitement doit créer une réflexion (c’est à dire avoir une épaisseur égale) à un quart de la longueur d’onde à supprimer : en effet, il faut compter le quart qui traverse et celui qui revient, soit une demi onde en tout. (cf. Fig.1) Cependant, la lumière n’est pas composée que d’une onde, mais d’une multitude, qui forme les couleurs, de 400nm (pour le violet) à 700nm (pour le rouge). Il a donc fallu choisir quelle serait l’épaisseur, et donc la longueur d’onde corrigée par le traitement. On choisit une valeur intermédiaire, 550nm, entre le jaune et le orange. Ainsi, non seulement les réflexions de cette couleur seraient complètement traitées, mais la 1 http://en.wikipedia.org/wiki/Anti-reflective_coatin 2 A propos de Alexander Smakula et le T* coating, lire : http://www.zeiss.com/ sports-optics/en_de/hunting/experience/competences/lens-coating.html#t-multi-layer-coating

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correction continuerait progressivement sur les autres ondes, jusqu’à n’être plus du tout efficace pour les ondes les plus éloignées. (cf. Fig.2) Si le traitement optique est principalement appliqué sur la lentille frontale, chaque lentille de l’objectif renvoi un peu de lumière. Ainsi, certains fabricants corrigent chaque lentille à l’intérieur de l’objectif. Le procédé décrit ci-dessus est appelé « single coating », par opposition au « multi-coating » : le principe de base est le même, si Fig2. Schema des couleurs en ce n’est que pour le multi-coating, plusieurs couches de Fluoride de fonction des longueurs d’onde Magnesium sont appliquées, de différentes épaisseurs, pour corriger toutes les réflexions correctement.3 Aujourd’hui, la vaste majorité des objectifs dans le commerce sont traités, avec des traitements de plus en plus performants. Cependant, le cinéma n’a commencé à utiliser des objectifs traités qu’à partir des années 1940. Il y a une esthétique particulière à ces objectifs sans traitement, ou avec des traitements simple, qui peut redonner un côté « organique » à l’image, en particulier pour des caméras numériques qui ont une image de plus en plus parfaite. Un traitement imparfait peut redonner de la vie à l’image cinématographique.4 Certains loueurs ou fabricant, comme Hawk avec sa série Vintage 74, cherchent à recréer ces effets, soient en enlevant le traitement avec du papier de verre, soient (dans le cas de Hawk) en travaillant les traitements pour garder une certain irrégularité tout en gardant les qualités optiques de leurs objectifs.5

Cooke Panchro traité : pas de flare

Cooke Panchro non traité : présence de flare

3 Pour plus d’informations techniques, lire le très bon article de Rick Oleson : http://rick_oleson.tripod.com/index-166.html

4 A lire, un article avec plusieurs liens vers des vidéos modernes filmés avec des

objectifs sans traitement optique : http://nofilmschool.com/2012/12/whats-specialabout-uncoated-lenses/

5 Test des Hawk Vintage 74 : http://vimeo.com/5824311 17


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Diaphragme Le diaphragme est la pièce à l’intérieur de l’objectif qui permet de limiter le nombre de rayons lumineux arrivant sur la surface sensible. Il existe plusieurs sortes de diaphragmes, dont deux principaux : les diaphragmes fixes et les diaphragmes à iris. Les diaphragmes fixes sont les plus anciens. Ces derniers ont connus plusieurs variantes : d’abord sous formes de disques troués, ils se mettaient devant l’objectif. Certains disques furent ensuite attachés à un pivot à l’avant de l’objectif, et pouvaient ainsi être abaissés devant la lentille frontale. Des disques ont été ensuite inventés, troués à plusieurs endroits de manière à faire passer plus ou moins de lumière, le disque étant lui-même intégré de manière décalé par rapport au centre de l’objectif. (cf. fig. 1) Enfin, vinrent les diaphragmes Waterhouse, du nom de leur Fig. 1 : Example de roue à diainventeur : des plaques oblongues, chacune trouées d’un trou plus phragme. ou moins grand, pouvaient être intégrées dans la fente de l’objectif. Ces diaphragmes furent beaucoup utilisés tout le long de la deuxième moitié du XIXème siècle, avant d’être supplantés par les diaphragmes à iris.1 (cf. Fig. 2) Si les diaphragmes fixent se font rares aujourd’hui, ils existent néanmoins dans quelques objectifs modernes dont la construction ne permet pas d’inclure des diaphragmes à iris. C’est le cas pour les objectifs lensbaby, qui utilisent des disques magnétiques à placer dans l’objectif pour réduire le passage de la lumière, ainsi que l’objectif Petzval recréé par Lomography, qui lui utilise des diaphragmes waterhouse. Fig. 2 : Example de diaphragme waterhouse.

Le diaphragme a plusieurs influences sur le rendu de l’image : tout d’abord, c’est en le gardant ouvert (c’est à dire avec un F-stop ou T-stop numériquement faible, comme 1.4 ou 2, plutôt que 8 ou 11) que l’on obtient la profondeur de champs la plus courte. L’ouverture du diaphragme entraîne aussi l’utilisation d’une plus grande surface des lentilles, notamment les parties les moins « parfaites » optiquement, créant ainsi des aberrations qui réduisent la qualité technique de l’image. En revanche, fermer le diaphragme cause la diffraction de la lumière. Enfin, le diaphragme a une grand importance sur le rendu du « bokeh », c’est à dire de la forme des points lumineux flous, qui prendront la Fig. 3 : Un objectif Lensbaby et ses disques de diaphragme. forme du diaphragme (à moins que l’objectif soit anamorphique, on y reviendra).

1 Sur l’historique des diaphragmes, le très bon site : http://www. earlyphotography.co.uk/site/lens_diaphragm.html

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Ainsi, dans le cas d’un objectif à pleine ouverture, le flou d’arrière -plan donnera des points lumineux totalement ronds. Mais une fois le diaphragme fermé, les points prendront la forme du trou créé par celui-ci.2 (cf. fig 4) Cette propriété a mené certains chefs opérateurs à jouer sur la forme du bokeh pour souligner des éléments de l’histoire. C’est le cas de Bill Pope, le directeur de la photographie de Scott Pilgrim VS. The World, qui, en découpant des formes et en les plaçant devant la surface sensible, a pu créer des formes à l’arrière plan, soulignant les dialogues des deux protagonistes. Fig. 4 : La forme du bokeh change selon le diaphragme.

Scott Pilgrim vs. the World, de Edwar Wright (2010) Des X apparaissent au fond de l’image quand Ramona parle de ses

Scott Pilgrim vs. the World, de Edwar Wright (2010) Tandis que des coeurs apparaissent derrière le pauvre Scott Pilgrim.

exes (X).

2 Illustrations : http://photographylife.com/reviews/nikon-50mm-f1-4g/3 19


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Ouverture maximum/minimum Tous les objectifs ont une ouverture (de diaphragme) maximum et minimum, plus ou moins élevés. Si l’ouverture minimum est rarement indiquée, c’est qu’elle est peu utilisée : en effet, fermer un objectif au maximum (pour faire rentrer moins de lumière donc, dans le cas où la luminosité serait très forte) augmente généralement la diffraction. On utilise dans le cinéma (et en photographie, mais moins depuis que les obturateurs ont gagné en vitesse) des filtres de densité neutre, uniformément gris, qui diminuent la lumière passant par l’objectif. Néanmoins, le diaphragme influençant la profondeur de champ, il est parfois utile de pouvoir fermer le diaphragme de façon à obtenir une très grande profondeur de champ. Ainsi, Gregg Toland, le directeur de la photographie de Citizen Kane et des , utilisa un Fig. 1 : Citizen Kane, de Orson Welles (1941) La profondeur de champ exceptionnelle de Citizen Kane diaphragme très fermé (allié à un objectif à courte nous donne à voir plusieurs actions simultanées. focale) pour certains des plans les plus iconiques de l’histoire du cinéma1. (cf. Fig.1) Une grande ouverture maximum (c’est à dire en dessous de T/2.8) résous deux problèmes techniques fréquents dans le cinéma : elle permet de tourner des scènes peu lumineuses, comme des scènes de nuit ou d’intérieur. Un des exemples les plus fameux, déjà cité ici, sont les scènes d’intérieur de Barry Lyndon. Stanley Kubrick voulant garder l’atmosphère lumineuse des châteaux de l’époque, le seul éclairage possible étaient celles des bougies, diégétiques. C’est en modifiant un objectif photographique créé pour la NASA et ouvrant à T/0,7 qu’il put filmer sans lumière additionnelle. Il dut quand même pousser la pellicule d’un « diaph » (c’est à dire allonger le développement pour doubler artificiellement sa sensibilité), pour obtenir le rendu souhaité, ce qui donne l’aspect granuleux du film2. Ouvrir le diaphragme permet aussi d’obtenir une profondeur de champ plus courte (celle-ci dépendant de la taille de la surface sensible, de la focale, et de l’ouverture du diaphragme). Cela permet, par un jeu de mise au point très sélective, de faire une sélection dans l’espace du sujet, et de choisir, ou non, de mettre en relation deux éléments à l’image. Nombre de films utilisent ce procédé, dont récemment un film de Lars Von Trier, qui utilisa la très courte profondeur de champ de manière particulièrement appuyée pour l’introduction de son film, Antichrist. 1 Article sur l’utilisation du “deep focus” chez Gregg Toland : http://library. creativecow.net/wilson_tim/Cinematic_Composition-DoF/1

2 Interview de John Alcott (directeur de la photographie de Stanley Kubrick) à propos de Barry Lyndon : http://www.visual-memory.co.uk/sk/2001a/bl/page1. htm Article de Ed Digiulio, qui créa et modifia les objectifs pour Kubrick : http:// www.visual-memory.co.uk/sk/ac/len/page1.htm

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Dans cette séquence, la courte profondeur de champ n’est pas seulement un procédé esthétique : elle fait sens avec la scène. En ne gardant net que le couple en train de faire l’amour, l’image ignore, comme eux, ce qui les entoure. La courte profondeur de champ isole le sujet mis au point par rapport à ce qui l’entoure (c’est aussi le cas dans Paranoid Park, de Gus Van Sant, qui utilise beaucoup ce procédé dans ce sens-là), mais peut aussi mettre en relation deux éléments, en faisant une bascule de point. Là encore, c’est une forme utilisée plusieurs fois dans la première séquence du film de Lars Von Trier, Antichrist.3

Antichrist, de Lars Von Trier (2009)

Antichrist, de Lars Von Trier (2009)

3 Pour en savoir plus sur la question, lire le très bon mémoire de Mathieu

Cassan, Technique et esthétique de l’utilisation d’un passage du net au flou tendant vers l’infini, A propos de quelques films récents employant une profondeur de champ particulièrement courte, (2011) disponible sur le site de l’école Louis Lumière.

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Anamorphose Le cinéma, depuis ses débuts, a toujours voulu être un spectacle exceptionnel. Attraction phare dans les foires, il perdit un peu de son prestige lorsque la télévision arriva dans les salons. Les producteurs, ingénieurs et studios firent beaucoup de recherches pour se différencier de la télévision. Il y eu plusieurs essais (l’odorama, la 3D stéréoscopique...), mais une invention a pris le pas sur les autres et a redéfini, plus que les autres, l’image cinématographique : l’anamorphose. L’anamorphose consiste en la production d’une image déformée (anamorphosée), que l’on ne peut voir correctement que lorsque celle-ci est déformée de nouveau, soit par un système optique, de miroir, ou tout simplement en se plaçant au bon endroit. On trouve des exemples d’anamorphose dès la renaissance, où le travail sur la perspective a naturellement mené à ce genre d’expérimentation. Le tableau Les Ambassadeurs (cf. Fig. 1) , de Hans Holbein le Jeune est probablement un des plus connus comprenant une anamorphose : la vanité anamorphosée au centre du tableau, qui, lorsqu’elle est regardée d’un point de vue rasant sur la Fig. 1 : Les Ambassadeurs, de Hans Holbein le toile, fait découvrir un crâne humain (cf. Fig. 2). Jeune, 1533.

Le cinéma a lui aussi utilisé la technique de l’anamorphose, On observe, en bas du tableau, une forme d’une façon légèrement différente. curieuse. Pendant la première guerre mondiale, l’ingénieur Henri Chrétien crée des lentilles anamorphiques, qui réduisent l’image dans leur horizontalité. Ces images sont ensuite désanamorphosées par le procédé inverse ; ainsi, l’image regardée offre un angle de vision plus large qu’avec des objectifs non anamorphiques. Cependant, cette technologie était alors surtout à but militaire, et si ce n’est quelques rares films (comme Construire un feu, de Claude Autant-Lara en 1927), le procédé n’a pas été utilisé dans le cinéma après la première guerre mondiale. Il fallut attendre le début des années 1950s, pour que la Twentieth Century Fox, qui faisait alors des recherches sur l’image anamorphique, rachète les objectifs d’Henri Chrétien, les fameux « hypergonar ». La Fox modifia un peu le procédé, et créa ainsi le Cinemascope. Le cinéma passa Fig. 2 : Le crâne, désanamorphosé. alors du format 1,37:1 (c’est à dire le côté horizontal 1,37 fois plus grand que le côté vertical) à 2,66:1. L’image sur la pellicule était ainsi anamorphosée, et n’était désanamorphosée que par l’optique anamorphique placée sur le projecteur, créant ainsi l’image large respectant les proportions « réelles » du sujet. Le premier film à bénéficier de ce procédé fut The Robe (La Tunique), 22


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de Henry Koster, avec Richard Burton, en 1953. La Fox ne fut pas la seule à s’intéresser à l’anamorphose, et bientôt tous les fabricants eurent leur série anamorphique. Panavision créa la fameuse série C, légère et peu contrastée, Hawk, Isco... Les objectifs anamorphiques se divisent en deux catégories : ce peut être des lentilles additionnelles qu’on ajoute sur l’objectif principal (les premières lentilles anamorphiques furent de ce type), mais pour des raisons pratiques, les constructeurs se sont rapidement mis à construire des objectifs anamorphiques en un seul bloc. Si aujourd’hui les films tournés en anamorphique le sont principalement avec des objectifs anamorphiques, l’attrait pour se format donne lieu à une recrudescence d’adaptateurs qui, une fois posés devant un objectif rectilinéaire (pas anamorphosé), anamorphose l’image. C’est le cas par exemple du Letus AnamorphX Adapter.1 En effet, aujourd’hui encore, l’image anamorphique garde une place particulière dans l’imaginaire collectif : ces objectifs avaient des défauts, qui leur procuraient un rendu particulier, que l’on retrouve dans certains grands films qui ont marqué l’histoire. Ainsi, les fameux « flare anamorphique » font aujourd’hui parti de l’esthétique de la science-fiction, Blade Runner, de Ridley Scott (1982) à cause notamment d’un film de Ridley Scott, Blade Runner. Ainsi, les caractéristiques de l’image anamorphique sont devenues aujourd’hui des figures de style. Les flares sont largement utilisés, artificiellement rajoutés2 dans les derniers films Star Trek, de JJ Abrams. Les lentilles anamorphiques changent aussi la forme du bokeh, donnant aux points lumineux une forme ovale plutôt que celle du diaphragme. Là encore, le bokeh anamorphique, pourtant résultant d’un « problème » optique, est aujourd’hui repris comme figure de style, même dans des films sans objectifs, comme le dernier The Lego Movie, de Phil Lord et Christopher Miller 2014 film d’animation Lego, qui utilise un logiciel spécifique pour recréer ce flou d’arrière-plan typique de l’anamorphique3.

1 http://letusdirect.com/cart/letus-anamorphx-adapter.html 2 Vidéo montrant JJ Abrams pointant une torche dans l’objectif pour créer artificiellement des flares pour Star Trek Into the Darkness : https://www. youtube.com/watch?v=vg8U3eNEzKg

3 Bokeh! le logiciel utilisé par The Lego Movie et d’autres : http://peregrinelabs. com/bokeh/ 23


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Système de décentrement La mise au point d’un objectif se fait traditionnellement en tournant la bague de mise au point, qui elle-même est reliée aux éléments flottants dans l’objectif qui avancent ou recule une ou plusieurs lentilles à l’intérieur du corps, voire toutes les lentilles. Ainsi, on règle la position de l’objectif et des lentilles en fonction de l’objet que l’on veut net, de façon à ce que les rayons lumineux émanant de l’objet convergent en même point, sur la surface sensible. Revenons en arrière un moment. Au début de la photographie, les appareils photographiques étaient des « chambres » (cf. Fig. 1), composés de deux parties : le corps arrière qui contient la surface sensible, et le corps avant qui supporte l’obturateur et l’objectif. Si les deux corps sont reliés par un soufflet, ils ont en revanche la possibilité de bouger indépendamment l’un de l’autre. Ainsi, pour faire la mise au point, le corps avant est avancé ou reculé, déplaçant le plan focal par rapport à la surface sensible. Cependant, les deux corps peuvent aussi basculer et se décentrer, et cela a un grand avantage pour la mise au point. En optique, le plan focal est généralement strictement parallèle Fig. 1 : Une chambre photographique. à la surface sensible (cf. Fig. 2). Ainsi, tous les objets à la distance de mise au point sont nets, et ceux avant ou après cette distance sont graduellement de plus en plus flous à mesure qu’ils s’éloignent. Pour obtenir une plus grande profondeur de champ, et ainsi obtenir de la netteté sur une plus grande distance, on ferme généralement le diaphragme. Mais les mouvements de l’objectif par rapport à la surface sensible permettent une autre solution. En effet, en basculant l’objectif, on bascule le plan focal par rapport à la surface sensible. Ainsi, seule une partie du plan focal intersecte avec la surface sensible, le reste du plan focal devenant ainsi flou. Cependant, d’autres rayons, à une distance différente de ceux qui sont à l’intersection du plan focal et de la surface sensible, peuvent aussi se rejoindre sur la surface sensible. Il s’agit en Fig. 2 : Fonctionnement ordinaire d’une caméra. Le plan focal est fait d’une application de la loi de Scheimpflug, parallèle à la surface sensible. simplement dessinée ci-après1. (cf. Fig. 3)

1 Diagrammes extrait de l’article Adjusting Depth of Field, publié dans

Shutterbug en Novembre 1992, écrit par Harold M. Merklinger. Une version préliminaire de son article est trouvable ici : http://www.trenholm.org/hmmerk/ HMArtls.html

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La loi de Scheimpflug est exprimée ainsi : « Lorsque l’un des trois plans est incliné, la netteté est assurée sur toute la surface de l’image si et seulement si les plans se coupent en une même droite ». En pratique, trigonométrie.

nul

besoin

de

Cette propriété est utilisée pour rendre net à l’image deux ou plusieurs sujets qui ne sont pas à la même distance. De fait, en basculant Fig. 3 : Schéma de la loi de Scheimpflug : le plan focal croise le plan de l’objectif, l’opérateur peut adapter le la surface sensible se croisent. plan focal à son sujet, celui-ci n’étant pas forcément parfaitement parallèle à la surface sensible. Ce type de situation est fréquent au cinéma, et parfois le chef opérateur essaie d’obtenir une profondeur de champ assez importante pour maintenir net deux sujets éloignés dans l’espace. Ce procédé de bascule a donc été adapté pour le cinéma, par Panavision et Arri notamment. (cf. Fig. 4) Fig. 4 : L’adaptateur tilt/shift de Il s’agit d’un adaptateur, qui s’attache sur la caméra sur la monture de l’objectif, celui-ci étant ensuite attaché à l’adaptateur. Ainsi, un soufflet sépare la caméra et l’objectif, qui est libre de basculer librement et précisément.2

Arri.

Le chef opérateur David Mullen a utilisé ce procédé à plusieurs reprises, pour par exemple garder deux personnages nets, bien qu’ils soient éloignés physiquement. Les Vestiges du Jour, de James Ivory (1993)

L’effet est moins visible de jour, lorsque l’on peut fermer un peu le diaphragme. En effet, même en utilisant cette technique, le diaphragme a toujours un effet important sur la profondeur de champ, ce qui est utile quand les sujets ne sont pas strictement placés en diagonale. Ici, un plan utilisant la bascule, avec un diaphragme fermé à F/113. Il se peut aussi que la bascule soit utilisée dans le but contraire, pour styliser une image. C’est ce qu’à fait Dion Big Love, éclairé par David Mullen (2006) 2 Documentation de Arri de leur adaptateur tilt/shift : http://www.arri-rental. com/fileadmin/media/arri.com/downloads/Camera/Lenses/Specialized_ Lenses/ARRI_Shift_and_Tilt_System/2008-09-18_Shift_and_tilt_System_ Manual_pdf_english.pdf

3 Sur l’utilisation des objectifs tilt/shift et les doubles foyers par David Mullen :

http://www.reduser.net/forum/showthread.php?73954-A-Dangerous-MethodTilt-Shift-Lenses

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Beebe pour le film de Jane Campion, In The Cut. L’effet a aussi été utilisé par Jeff Cronenweth, pour le film de David Fincher, The Social Network. Enfin, récemment, cette modification de la profondeur de champ a été utilisé pour donner une impression de miniaturisation. Cet effet joue avec notre connaissance innée de la In The Cut, de Jane Campion (2003) profondeur de champ et notre propre culture picturale. En effet, la profondeur de champ dépendant aussi de la distance de mise au point, les photographies de miniatures, de maquettes, ont généralement une profondeur de champ très courte. Ainsi, en reprenant l’angle de vue d’une photographie de maquette et en recréant artificiellement une très courte profondeur de champ, le spectateur analysera de manière innée l’image comme étant celle d’un modèle réduit. Cet The Social Network, de David Fincher (2010) effet est très à la mode depuis quelques années, on l’a notamment retrouvé dans une publicité en publicité, pour le Réseau Ferré de France4. Ici, l’effet de bascule donne l’impression que les voitures sont des miniatures. L’effet est renforcé ensuite par le rapport d’échelle avec la main.

Publicité pour le Réseau Ferré de France, de Thierry Poiraud (2012)

4 La publicité en question : https://vimeo.com/28985614 26


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Système de double foyer Il existe en optique une autre façon de jouer sur le point, et la profondeur de champ. On a vu que, pour Citizen Kane, Gregg Toland utilisa un objectif grand angle très fermé (un 24mm fermé à F8, voire F11 ou F161), ce qui lui permettait d’avoir naturellement une grande profondeur de champ. Mais il est possible de rechercher une grande profondeur de champ avec des focales plus longues. Notamment, lorsque l’on veut garder net un sujet très proche de l’objectif, et un autre plus éloigné. Il existe pour cela des systèmes de double foyer. La légende veut que ça soit Benjamin Franklin, dont la vue baissait, qui inventa les doubles foyers pour ses lunettes1. Le système est alors relativement simple : sur ses lunettes correctives, une deuxième lentille est apposée, recouvrant une partie des lunettes. Ces deuxièmes lentilles ayant un foyer plus rapproché, cela permet, en bougeant les yeux, d’avoir deux corrections différentes. C’est la Fig. 1 : Le genre de lentille que l’on genèse des lentilles progressives.

rajoute au bout d’un objectif cinéma.

Le système utilisé au cinéma est précisément le même que celui utilisé par Benjamin Franklin : il s’agit d’une lentille incurvée, que l’on fixe devant l’objectif. (cf. Fig. 1) Contrairement à la bascule, qu’on a vu précédemment, et qui offre un plan focal diagonal, le double foyer offre lui deux plans focaux indépendant. De fait, on crée ainsi un objectif bifocal. Quelques chefs opérateurs, ou couple chefs opérateurs/réalisateurs sont notoirement friand de cet effet. Brian de Palma par exemple fut remarqué pour son utilisation du double foyer (split diopter, en anglais), pour son film Blow Out, éclairé par Vilmos Zsigmond. L’utilisation du double foyer permet de rapprocher deux plans habituellement très distincts. Ainsi, dans un même plan, on peut observer un gros plan d’un côté, et Blow Out, Brian de Palma (1981) de l’autre un plan très large, tous les deux nets. Cependant, l’utilisation d’un double foyer ne fait pas disparaître la notion de profondeur de champ : en effet,

Un exemple typique : la chouette et le personnage ne pourraient pas être nets tous les deux sans le double foyer.

1 Robert L. Carringer, The Making of Citizen Kane, University of California Press , 1996 http://books.google. fr/books?id=WEJDyUCS3S4C&pg=PA128&lpg=PA12 8&dq=citizen+kane+split+­focus&source=bl&ots=smZb2Lalci&sig=S1G470f3s3Zv mZ8wtL0ONvU­6jEM&hl=en&sa=X&ei=gzecU7bfLc22PbuxgNgL&ved=0CDQQ 6AEwAg#v=onep­age&q=citizen%20kane%20split%20focus&f=false

2 The inventor of Bifocals, article de The College of Optometrists : http://www.

college-optometrists.org/en/college/museyeum/online_exhibitions/artgallery/ bifocals.cfm

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la partie du plan où le point est le plus proche aura une profondeur de champ plus courte que celle où le point est le plus court. Ainsi, la différence de profondeur de champ est parfois très visible. C’est le cas notamment dans Star Trek, le film (1979), réalisé par Robert Wise, le monteur de Citizen Kane. Star Trek, de Robert Wise (1979)

Si cela peut être une volonté artistique, les chef s opérateurs ont néanmoins rapidement cherché à masquer cet effet. Ainsi, la séparation entre la partie de l’image affectée par la lentille supplémentaire et celle qui ne l’est pas est souvent une ligne verticale forte, qui réduit l’impression de passage du net au flou. Une autre méthode est d’utiliser un fond abstrait où le changement de point n’est pas particulièrement visible, Pulp Fiction, de Quentin Tarantino (1994) comme dans Blow Out. Enfin, rien n’empêche d’utiliser plusieurs filtres pour créer plusieurs foyers. Dans ce plan de Star Trek, deux lentilles additionnelles sont ajoutées à gauche et à droite de l’image, tout en laissant le centre non-affecté, de façon à garder les trois personnages nets. Dans le même film, un filtre spécial a été utilisé, pour Blow Out, Brian de Palma (1981) n’affecter que la partie centrale de l’image : On sent bien ici l’influence de Citizen Kane sur l’esthétique de Robert Wise, et il est intéressant de voir que deux techniques très différentes ont été utilisées pour le même type d’effet (un point couvrant à la fois des sujets très proches et très éloignés), tout en créant finalement deux esthétiques assez distinctes : on sent déjà à quel point le choix de l’optique influe sur le rendu de l’image. Star Trek, de Robert Wise (1979)

Star Trek, de Robert Wise (1979)

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Construction du corps On l’a vu, le cinéma étant un dérivée de la photographie, les deux appareils de prisent de vue ont besoin d’objectifs. Si les objectifs pour la photographie sont traditionnellement séparés, l’avènement de la vidéo, et notamment de la prise de vue vidéo avec les réflexes numériques, comme le Canon 5DmkII, ont mené à l’utilisation des objectifs prévus pour la photographie pour de la vidéo. L’exemple du Canon 5DmkII n’est pas anodin : en effet, cet appareil photo fut le premier à lancer la « mode » de la prise de vue vidéo avec des appareils photo. Son prix relativement faible pour une caméra vidéo, mais surtout la taille de son capteur, et l’écosystème canon : avec la monture EF, le 5dmkII avait à sa disposition un très grand choix d’objectifs photographiques Canon, dont des objectifs optiquement exceptionnels. Devant un tel engouement, les caméras professionnelles ont emboîtées le pas : ainsi, la marque de caméra RED, utilisés aujourd’hui sur un grand nombre de longs métrages professionnels, propose une monture EF pour ses caméras, et non seulement la monture PL, qui est celle des objectifs Le Canon EF F/1.2L pour la photographie. cinéma. Fort de ce succès, Canon a décliné certains de ses objectifs photographiques et objectif cinéma. Dans les faits, ces deux objectifs sont optiquement identiques. Cependant, le Canon 50mm F/1.2L (la version photographie) coûte 1619$. La version cinéma, la CN-E 50mm T1.3 L F coûte elle 4950$. On constate donc ici que les qualités d’un objectif vont au-delà d’une bonne formule optique. En effet, les objectifs cinéma sont construits et pensés comme étant des outils adaptés aux tournages, qui ne sont pas les conditions que l’on retrouve en photographie. Le corps en premier lieu n’est pas le même. L’utilisation des matte box au cinéma donne lieu à une standardisation de la taille des objectifs : ainsi, Le Canon CN-E 50mm T1.3 L F, pour le cinéma. dans une même série, les objectifs cinéma sont construits de façon à tous utiliser la même matte box, et donc avec une lentille frontale de la même taille, plutôt qu’être le plus compact possible, comme en photographie. 30


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Ils ne s’allongent pas non plus en zoomant ou en faisant le point, contrairement à certains objectifs photo. Les objectifs cinéma sont construits pour résister à tout type de traitement : en effet, une journée de tournage coûtant extrêmement cher, les objectifs doivent être extrêmement fiables. Mais le soucis de qualité va bien au-delà de la solidité des objectifs. Les objectifs cinéma, contrairement aux objectifs photographiques récents, permettent de modifier l’ouverture du diaphragme à la main, directement sur l’objectif, grâce à une molette crantée, qui permet à l’assistant opérateur d’y accrocher une télécommande pour le diaphragme. De la même façon, la bague de mise au point est bien différente sur les objectifs cinéma : contrairement à la photographie, où celle-ci est extrêmement courte pour permettre de faire une mise au point (automatique) très rapide, elle est très longue sur les objectifs cinéma (environ 300° pour passer du point le plus proche à l’infini1), afin de permettre un point très précis, là encore par l’assistant opérateur qui s’en charge à la main, grâce à un follow-focus, qui se fixe sur la bague crantée. Les distances sont ainsi marquées très visiblement sur la bague, de manière précise et correcte, tandis que les objectifs photographiques, si elles les affichent, ne les affichent que très grossièrement. La mise au point diffère aussi au cinéma par rapport à la photographie en cela qu’elle est visible : en effet, les changements de point au cinéma sont fréquents, tandis que le point dans une photographie, par définition, est fixe. Ainsi, les objectifs cinéma sont optimisés pour réduire au minimum le « breathing », c’est à dire le très léger changement de focale lorsque le point change.2 Le diaphragme n’est pas exprimé de la même façon non plus : en photographie, on parlera de F-stop, tandis qu’on parlera de T-stop en cinéma. Les F-stop correspondent à l’ouverture du diaphragme, exprimé par le rapport entre la focale divisée par le diamètre de l’ouverture. Les T-stop, en revanche, prennent en compte la perte de lumière dans l’objectif, et compare la quantité de lumière arrivant effectivement sur la surface sensible. Ce qui explique que, pour des lentilles identiques, l’objectif photographique indique F1.2, tandis que l’objectif cinématographique indique T1.3. Là encore, la différence vient des spécificités des deux arts : la mesure de la lumière en photographie se fait généralement « à travers l’objectif », c’est à dire en prenant en compte la quantité de lumière frappant la surface sensible, car la cellule est généralement intégrée derrière 1 Spécifications du 50mm T.1.3 L F http://www.usa.canon.com/cusa/

professional/products/lenses/cinema_lenses/cinema_prime_lenses/cn_e50mm_ t1_3_l_f#Features 2 Test de breathing pour les objectifs Canon CN-E : https://vimeo.com/54731203

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l’objectif, dans le corps de l’appareil photographique. Au cinéma en revanche, où l’on utilise des cellules externes, celles-ci mesurent la lumière indépendamment d’un appareil de prise de vue. Il est donc essentiel de connaître quelle est la quantité exacte de lumière qui éclairera la surface sensible. De plus, cela permet une standardisation des objectifs, qui est cruciale : ainsi, tous les objectifs, fermés à T2.8, transmettront autant de lumière, quelques soient la marque, la focale, etc3. Les diaphragmes au cinéma sont aussi généralement optimisés pour avoir un bokeh rond, plus plaisants, même lorsqu’ils sont fermés. Ainsi, si les objectifs photographie et cinéma Canon gardent les mêmes optiques, le nombre de lames de diaphragme augmente dans les versions cinéma : le 50mm F/1.2 compte 8 lames, tandis que le 50mm T/1.3 en comptent 11, comme tous les autres de la série. Les objectifs cinéma ont aussi une logique de « série » : c’est à dire que, dans une série d’objectifs donnée (par exemple, les Canon CN-E, les Cooke Panchro, etc), les objectifs, quelques soient leurs focales, doivent réagir de la même façon, dans plusieurs domaines, notamment la résolution et la reproduction des couleurs.4 En effet, il est extrêmement courant dans une même séquence de changer d’objectifs : il faut donc que le rendu global soit le même selon les plans (sauf volonté artistique). Les objectifs cinéma sont donc traités de façon à avoir un rendu similaire, notamment au niveau de leur traitement optique, qui est généralement différent des traitements des objectifs photographiques, justement pour obtenir une homogénéité chromatique à travers la série d’objectifs.5 De même pour la résolution. Il existe cependant des objectifs photographiques qui ont un rendu particulier et qui ne n’ont pas d’équivalent en cinéma. Ils peuvent alors être adaptés pour le cinéma. Ce fut le cas pour le fameux 50mm utilisé par Kubrick pour Barry Lyndon, mais la pratique aujourd’hui est devenue plus courante grâce à des sociétés spécialisées, comme Duclos Lenses. La société propose une formule de « cine mod », qui modifie des objectifs existant pour les rendre plus aptes à un usage cinématographique : la standardisation de la taille de l’avant de l’objectif à 80mm, le passage à un diaphragme non cranté pour pouvoir changer de diaphragme de façon plus fluide pendant une prise, la mise de crans sur la bague de mise au point, le changement monture... Cependant, comme vu auparavant, rien ne peux être fait 3 Définition des F-stop et T-stop : http://www.scarletuser.com/showthread. php?t=882

4 Un long tests sur l’homogéinité de la série Panchro de Cooke, très instructif et complet, à lire ici : http://alfonsoparra-development.s3.amazonaws.com/ uploads/docx/file/137/panchro_test_eng_.pdf

5 A propos de la différence entre les objectifs cinéma et photographiques, avec un paragraphe sur l’homogénité chromatique : http://www.dvxuser.com/V6/ showthread.php?273326-Article-Why-We-Need-Cinema-Lenses

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après coup pour obtenir les bénéfices de véritables objectifs pour le cinéma. Cependant, il est parfois préférable, pour l’esthétique du film, de détourner des objectifs photographiques pour le cinéma.

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Dans leur rendu Distorsion géométrique Un objectif parfait devrait reproduire toutes les lignes droites comme droite. Malheureusement, aucun objectif n’étant parfait, chaque objectif souffre d’un minimum de distorsion géométrique. Il en existe trois sortes : la distorsion en barillet (barrel distortion), la distorsion en coussinet (pincushion distortion), et la distorsion en moustache (mustache distortion). La distorsion en barillet est caractéristique des grands angles (focale inférieure à 50mm). On voit bien sur l’image que la distorsion se fait plus à mesure que l’on approche du bord : c’est parce que le grandissement (optique) diminue vers les bords, tandis que l’axe optique (le centre de l’objectif) reste le même1. Ce type de distorsion peut aussi apparaître sur les focales normales, si le point est proche de l’objectif.

Distorsion en barillet

La distorsion en coussinet est l’inverse de la distorsion en barillet : elle est présente principalement chez les longues focales. L’angle de vue étant plus petit que le capteur, l’image doit être « étirée », si bien que les lignes apparaissent tirées vers les coins. Enfin, la distorsion en moustache est une combinaison des deux : une distorsion en barillet vers le centre de l’objectif, et une distorsion en coussinet vers les côtés. Ces distorsions sont aujourd’hui relativement rares, mais on les retrouves dans des objectifs plus anciens.

Distorsion en coussinet

Un autre type de distorsion est causée par les objectifs curvilinéaires : en effet, contrairement aux objectifs rectilinéaires (la plupart des objectifs), qui sont corrigés pour garder l’impression de lignes droites, les curvilinéaires ne sont pas corrigés. C’est le cas par exemple des objectifs « fish-eye », qui ont un angle de vision très large, proche de 180°, et une distorsion assumée. Ces distorsions peuvent et sont, dans tous les objectifs modernes, corrigés optiquement. Cependant, la correction optique, aussi bonne soit-elle, n’est jamais absolument parfaite. Heureusement, la distorsion est relativement simple à mesurer, et à corriger. Distorsion en moustache

Des sociétés tels que DXO ou Adobe ont mesurés les distorsions de 1 Article de vulgarisation sur les différentes distorsions optiques : http:// photographylife.com/what-is-distortion

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centaines d’objectifs et ont intégrés des profils de correction dans leurs logiciels (DXO optics, ou Adobe Lightroom, par exemple). Cependant, il est bon de pouvoir faire ses propres tests, d’autant plus que ces profils n’existent pas forcement pour tous les objectifs, surtout ceux utilisés au cinéma. La méthode est la suivante2 : Une grille, ou un damier, est produit de manière très précise : toutes les lignes sont droites, et perpendiculaires. Cette grille, éclairée uniformément, est ensuite photographiée, le plan film parallèle à la grille. Nous connaissons ainsi l’image de base, ainsi que l’image distordue. Les logiciels de compositing peuvent alors déduire, puis corriger automatiquement la distorsion. C’est le cas du logiciel de composition Nuke, de The Foundry, dont le nœud « Lens Distorsion » permet de calculer automatiquement la distorsion. Au-delà d’un aspect esthétique, qui peut être recherché, la connaissance et la reproduction de la distorsion est essentielle en VFX : en effet, pour qu’une image puisse Logiciel d’analyse de distorsion optique. correctement être intégrée dans une autre, il faut que celle-ci soit distordue de la même façon que le reste de l’image. Cela suppose donc de pouvoir lui enlever toute distorsion, si tant est qu’elle en a une, pour ensuite lui appliquer la distorsion de l’image principale.

2 Explication détaillée sur ce site, avec la grille en téléchargement : http://www. imatest.com/docs/distortion/

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Aberrations chromatiques On appelle aberrations chromatiques, les erreurs colorimétriques qui apparaissent dans une image. On ne parle pas ici de restitution fidèle des couleurs (qui dépend un peu de l’objectif, mais beaucoup plus de la surface sensible), mais plutôt de bords d’objets colorés. Il existe deux types d’aberrations chromatiques dues à l’optique : les aberrations longitudinales, et les aberrations transversales.

Les aberrations chromatiques longitudinales Les aberrations chromatiques longitudinales sont divisées en deux : les erreurs axiales et les erreurs transversales. Les erreurs axiales proviennent d’une erreur de point en fonction des longueurs d’ondes. En effet le phénomène de dispersion de la lumière implique que l’indice de réfraction change suivant les longueurs d’ondes. C’est pour cela que la lumière blanche, passant par un prisme, forme une lumière des couleurs de l’arc en ciel. Ainsi, en photographie, la lumière qui passe par une lentille se divise en ses différentes longueurs d’ondes, et celles-ci, de la même façon qu’à travers un prisme, se décalent sur l’axe focal.

Fig. 1 : Objectif parfait sans aberration chromatique.

On observe sur ce graphique (Fig. 2) par exemple, que seul le vert est mis au point sur la surface sensible. Ce phénomène est dû à un défaut optique, qui est généralement corrigé par un doublet de lentilles, c’est à dire l’ajout d’une lentille supplémentaire pour corriger l’aberration de la première.1 Comme on l’a vu précédemment, les propriétés contraires des verres de Crown et de Flint sont utiles pour contrebalancer les défauts de chacune. Ces deux lentilles sont parfois collées l’une à l’autre, on appelle alors cela un doublet achromatique. Cela permet de réduire Fig. 2 :Objectif avec aberration longiles aberrations chromatiques pour deux couleurs, et les doublets tudinale. sont énormément utilisés en optique moderne. Il existe aussi des triplets, que l’on appelle alors apochromatiques (souvent abrégé par les fabricants en APO, comme par exemple la série chez Leica de APO Summicron), qui corrigent alors trois couleurs.2 En pratique, l’aberration axiale dépend de la profondeur de champ : en effet, plus la profondeur de champ est grande, moins des erreurs de point entre les longueurs d’onde sont possibles. 1 Cf. Chapitre sur les formules optiques. 2 Sur les doublets et les triplets : http://hyperphysics.phy-astr.gsu.edu/hbase/ geoopt/aber2.html#c2

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Les aberrations chromatiques transversales Ce graphique montre la base de l’aberration chromatique transversale : ici, toutes les couleurs sont nettes, mais le grossissement de l’image dépend de la longueur d’onde, à cause d’un défaut optique. Plus l’on s’éloigne de l’axe optique, plus les couleurs sont séparées. Cela se traduit particulièrement sur les bords à fort contraste chromatique, par une frange colorée sur les bords : puisque toutes les couleurs sont déviées (et créent donc chacune une image indépendante), la zone où toutes les couleurs se rejoignent donne une image aux couleurs correctes. En revanche, les bords des objets (c’est à dire lorsque les images de différentes couleurs s’éloignent entre elles) permettent d’observer les couleurs séparément, et donc la frange de couleur.3 Comme ce problème provient d’un léger changement de focale selon les couleurs, fermer le diaphragme ne change rien. Il existe cependant des techniques de post-production pour réduire les aberrations chromatiques. En photographie, un logiciel comme Adobe Lightroom peut simplement, à partir d’une sélection de la couleur de la frange (une ou plusieurs), supprimer les aberrations chromatiques. En vidéo, des logiciels de compositing peuvent eux aussi être utilisés pour réduire ces phénomènes.

Exemple visible d’aberration chromatique transversale.

3 Explication détaillée des aberrations axiales et transversales : http://www. opticampus.com/cecourse.php?url=chromatic_aberration/

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Vignettage Le vignettage est caractérisé par une perte de luminosité sur les bords de l’image. Tous les objectifs, dans une certaine mesure, sont touchés par le vignettage. Il existe plusieurs types et plusieurs raisons au vignettage.

Le vignettage optique. Le vignettage optique produit un vignettage très graduel.

Vignettage naturel.

Il vient directement de la taille même de l’objectif, et de l’ouverture du diaphragme. En effet, lorsque le diaphragme est ouvert, l’image est constituée de rayons lumineux face et obliques. Ces rayons obliques peuvent alors être partiellement cachés par les bords de l’objectif. Le schéma ci-contre (fig. 1) montre bien le problème, et comment le résoudre. A gauche, l’objectif (un Zeiss Planar 50/1,4) est complètement ouvert. Si la lumière à toute la largeur de l’objectif pour rentrer de face, les rayons obliques eux sont obstrués par les Vignettage mécanique. bords de l’objectif. Cela se traduit de manière graduelle : plus les rayons sont obliques, plus ceux-ci sont obstrués, tandis que le centre ne l’est jamais. Cela explique le « point chaud » du vignettage : le centre, n’étant pas obstrué, reçoit le plus de lumière. En revanche, on remarque que, en fermant le diaphragme (ici, à 5.6), le problème est résolu : comme montré à droite, les rayons obliques ne sont plus bloqués par l’objectif. On comprend alors facilement que le problème de vignettage optique touche principalement les grands angles, c’est à dire les objectifs avec un très grand angle de vue : plus l’angle de vue est grand, plus il y a de rayons obliques. Fig. 1 : la cause du vignettage optique.

Le vignettage optique a aussi une autre incidence : il influe sur le bokeh. En effet, le bokeh prenant la forme de l’ouverture de l’objectif, il est aussi influencé par cette obstruction de la lumière. C’est ce qu’on appelle le bokeh « œil de chat ».

Example de bokeh en oeil de chat.

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Le bokeh œil de chat est un bokeh « évolutif », dans le sens où, contrairement au bokeh normal dont la forme est constante dans l’image, celui-ci change de forme à mesure qu’il s’éloigne du centre. C’est logique : plus les rayons s’éloignent du centre, plus ils sont obstrués. Ainsi, cela donne un effet tourbillonnant, qui donne un effet esthétique, utiles pour certains plans1.

Le vignettage naturel.

Démonstration du bokeh tourbillonant. Le vignettage naturel touche spécifiquement les grands angles. Comme le vignettage optique, celui-ci est graduel dans l’image. Il vient du trajet de la lumière dans l’objectif. (cf. fig. 2) La lumière qui arrive face à l’objectif trace une ligne droite vers le centre la surface sensible, et l’éclaire d’une certaine luminosité. Mais les rayons qui frappent la surface sensible sur les côtés ont un trajet plus long à traverser : ils perdent donc de la lumière. Pour un objectif « naturel », c’est à dire non corrigé pour ce type d’erreur, la perte de luminosité est égale à cos4alpha, où alpha est l’angle du rayon incident Fig. 2 : Le chemin de la lumière jusqu’à la surface sensible. par rapport au rayon central. Cependant, il existe des corrections pour ce type de vignettage : l’utilisation de l’effet Slyusarev, qui augmente l’illumination sur les bords, au prix d’une plus grande distorsion de l’image2, ou en postproduction, grâce à un profilage de l’objectif. Ce profilage est assez courant en photographie, il est intégré automatiquement dans les profils de corrections optiques de Adobe Lightroom (qui profile par la même occasion la distorsion de l’image), et est aussi observé par l’équipe de DXO labs pour tous les tests des objectifs.

1 Schémas et explication du vignettage optique : http://www.cs.cmu. edu/~sensing-sensors/readings/vignetting.pdf

2 Pour une explication plus précise sur l’effet Slyusarev, lire : http://

books.google.fr/books?id=39wYO0Y0XdkC&pg=PA167&lpg=PA1 67&dq=Slyusarev+effect&source=bl&ots=2-rsrudpX9&sig=E0Jit hSnifSdaX2foLSVRzOKsDg&hl=en&sa=X&ei=O5eqU8m0Hujv0gW8pYC4DA&ved=0CD0Q6AEwAw#v=onepage&q=Slyusarev%20 effect&f=false et http://fp.optics.arizona.edu/Sasian/2012opti517/2012/ L23_2012_OPTI517_Pupils.pdf

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Le vignettage mécanique. Le vignettage mécanique est d’une origine bien plus simple : il s’agit là d’élément obstruant directement le bord de l’image. Les deux cas les plus fréquents sont l’utilisation de filtres ou de pare-soleil non adapté à la focale. Le vignettage est alors très marqué, et très peu progressif. (Cf. Fig. 3) pour le vignettage d’une image par un pare-soleil trop grand. Néanmoins, l’utilisation d’une matte box au cinéma règle généralement ce problème, qui est plus commun en Fig. 3 : Vignettage mécanique du à un pare-sophotographie. leil trop grand.

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Rendu chromatique Bien que le rendu chromatique d’une image dépende surtout du type de surface sensible et des retouches en post-production, les objectifs ont eux aussi un rendu chromatique qui leur est propre. On l’a vu, si les objectifs photographiques ne sont pas complètement optimisés pour avoir exactement le même rendu chromatique, les séries d’objectifs au cinéma sont méthodiquement standardisés par série, de façon à ce que le passage d’un objectif à un autre, dans une même séquence, ne crée pas de différence chromatique, ce qui serait alors immédiatement visible, du fait de la proximité temporelle de la vision des images. On appelle CCI (colour contribution index) « la quantité de variation colorimétrique causée par la différence d’effet filtrant entre les lentilles »1. La norme CCI est une norme ISO permettant de mesurer le rendu chromatique correct des objectifs, et, le cas échéant, leur déviance. Elle est exprimée en une suite de trois chiffres, comme ceci : 0/5/4. Ces trois chiffres correspondent respectivement à la transmission des ondes bleues/violettes, verte et rouge des objectifs, les chiffres élevés correspondant à une plus haute transmission. Les objectifs sont généralement traités pour absorber les rayons ultraviolets, si bien que le premier chiffre est normalement 0, aucun une transmission nulle de ces rayons. La comparaison se fait ainsi sur les ondes vertes et rouges. Les valeurs correctes sont de 0/5/4, sans quoi l’objectif ne transmet pas des couleurs assez fidèles pour être perçues comme correctes. Dans les faits, ces chiffres ne sont jamais précisés au public. Cependant, la différence de couleur entre les objectifs est une phénomène observable et parfois recherché : les objectifs Cooke sont réputés comme étant plus « chauds » que les objectifs Zeiss, que l’on dit plus froid. Cependant, une bonne partie de ces réputations viennent de rumeurs ou d’arguments qui tiennent plus du marketing que de la science. Les différences pratiques sont relativement minces, et généralement invisible à moins d’une comparaison directe (comme lorsque l’on mélange des objectifs de séries différentes dans une même scène). Des mots de Roger Deakins (Chef Opérateur, Skyfall, les films des frères Coen...) lui-même, il y a bien d’autres éléments à prendre en considérations qui sont bien plus importants que ces différences dans le choix des objectifs2. 1 Sur le CCI : http://software.canon-europe.com/files/documents/EF_Lens_

Work_Book_10_EN.pdf 2 Roger Deakins sur son forum à propos de la différence entre les Cooke et les Zeiss. Il parle, on écoute. http://www.rogerdeakins.com/forum2/viewtopic. php?f=24&t=2980

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Contraste et micro contraste, ou piqué La résolution et la définition sont deux termes utilisés communément lorsque l’on parle de détails dans une image. Pourtant, ce sont deux termes très distincts qu’il est bon de savoir différencier. La résolution, d’un objectif ou d’une surface sensible, est égale au nombre de paires de lignes que l’on peut reproduire. Quand on parle de définition on parle d’une Effet de la capture d’une scène à la résolution supérieure à reproduction des détails. Une image bien définie l’objectif : les lignes sont indiscernables. est une image qui reproduit fidèlement et précisément des détails fins. On pourrait penser qu’une bonne résolution suffit à une bonne définition d’image, mais c’est un peu plus compliqué que cela. Le contraste joue tout autant que la résolution dans la

Commençons par la résolution d’un objectif. Un reproduction fidèle d’une scène. objectif peut résoudre, au maximum, le nombre de paire de lignes égale à sa résolution. Pour un nombre supérieur, les lignes ne sont plus différentiables. La résolution est donc une des données d’un objectif. Cependant, elle ne suffit pas pour déterminer la bonne définition de l’objectif. En effet, il faut aussi observer la transition entre ces lignes. C’est ce qu’on appelle l’acutance, ou piqué. Les informations à propos de la résolution d’un objectif donné sont rarement donnés. Cependant, il est bon pour l’assistant opérateur de pouvoir mesurer les performances de l’objectif choisi.

Représentation graphique de l’acutance.

Tout d’abord, il faut savoir que, de la même façon qu’aucun objectif n’est parfait, il n’y a pas deux objectifs rigoureusement identiques. Même entre deux même modèles, il existe toujours des variations possibles, il faut donc faire des tests avec l’objectif exact qui va être utilisé sur le plateau (ou bien sûr, mesurer plusieurs objectifs pour ne garder que le meilleur.). Le test de résolution commence par la prise de vue d’une charte spécifique. La charte de résolution USAF/1951 (cf. Fig. 1 ) est la charte de base pour calculer la résolution d’un système donné : que ce soit un scanner, un microscope, ou un objectif.

Fig. 1 : Charte de résolution USAF/1951

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Le test se conduit comme suit : - Placer le plan film à une distance connue, multiple de la focale (1x, 20x, etc) - Faire la prise de vue dans la meilleure qualité possible : ISO le plus faible, film le plus résolvant si applicable, résolution de prise de vue la plus élevée. Faire le point de manière extrêmement précise. - Observer l’image obtenue avec une loupe, ou à 100 % de Fig. 2 : Tableau de correspondance entre la sa résolution, et identifier quel est le plus petit groupe de charte USAF/1951 et la résolution en lp/mm. lignes encore discernable. - Il suffit ensuite de se rapporter au tableau si dessous et de multiplier le résultat par la multiple de la focale utilisé pour trouver la résolution de l’objectif, en paire de lignes par millimètres (lp/mm) Cette méthode, relativement simple à utiliser, permet une première comparaison des objectifs entre eux, et d’avoir une idée de la résolution pure d’un objectif donné. Cependant, comme on l’a vu plus haut, la résolution n’est rien sans une bonne acutance. De plus, le test précédent comporte un élément humain, et est donc sujet à des erreurs ou approximations, notamment dans ce qu’on considère comme étant la dernière paire de ligne discernable. Il a donc fallut inventer un système plus rigoureux pour tester les objectifs : un test qui ne prendrait pas en compte uniquement la résolution, mais aussi l’acutance et le contraste, et qui réduirait les erreurs humaines au minimum. On a ainsi inventé le test des courbes de modulation de transfert (MTF en français, ou Modulaion Transfer Function en anglais). Le procédé est relativement simple mais nécessite une grande rigueur : on place une charte en face de l’objectif, éclairé de manière absolument uniforme. De nombreuses chartes sont disponibles pour faire des mesures, on utilisera parfois la charte USAF/1951. Néanmoins, il est bon d’utiliser une charte qui couvrira toute l’image, (afin de mesurer les performances de l’objectif non seulement au centre de l’objectif, où il est le meilleur, mais aussi la modification de ses performantes au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre), mais aussi une qui comprendra Fig. 3 : Charte ISO12233 des lignes verticales, horizontales et diagonales (à 45° et -45° par rapport à la verticale de l’image, pour tester les performances méridionales et sagittales, on y reviendra). Une charte particulièrement complète et souvent utilisée pour tester les objectifs est la charte ISO12233. (cf. Fig. 3)

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Comme pour le test précédent, la prise de vue doit être la plus précise possible : sensibilité minimale, éclairage régulier, aucun mouvement ou flou de bouger, et un cadre qui correspond parfait aux bords de la charte. Une fois la prise de vue faite, l’observation n’est pas humaine comme le test précédent, mais purement mathématique. En effet, pour une charte donnée, on connaît la « fréquence » des différentes paires de lignes, que l’on peut exprimer en un cycle (fig. a). De la même façon, on peut exprimer les différentes paires présentes sur l’image en un cycle comparable (fig b). Les différentes paires de lignes ont des cycles connus (10 cycles/mm, 20, 40, etc, voir fig. c), permettant de mesurer la performance de l’objectif progressivement, et connaître la performance de l’objectif selon différentes fréquences spatiales (et non juste sa résolution maximum, comme le test précédent).1 Revenons un moment sur les lignes méridionales et les lignes sagittales. L’astigmatisme, on l’a vu, peut créer du flou horizontal ou vertical, à mesure que l’on s’éloigne du centre de l’objectif. Ainsi, il est bon de pouvoir calculer la perte de performance de l’objectif due à son astigmatisme. La performance des lignes sagittales (celles perpendiculaires à une ligne imaginaire tracé entre le centre de l’objectif et un des bords) se répercutera à l’image par une impression que l’objet touché par l’astigmatisme aura un flou (comme un flou de bouger) allant vers l’extérieur de l’image.2 La performance des lignes méridionales (celles parallèle à la ligne allant du centre au bord de l’image) donne l’indication pour un flou allant dans le sens inverse. La mesure de ces performance est utile, notamment en raison des corrections en post-production : il est possible d’augmenter

1 Chartes provenant de Way Beyond Monochrome, de Ralph W. Lambrecht et Chris Woodhouse, Focal Press, 2010, page 161

2 Sur les chartes MTF et l’astigmatisme : http://www.cambridgeincolour.com/ tutorials/lens-quality-mtf-resolution.htm

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artificiellement l’acutance d’une image en post-production, s’il n’y a pas de problème d’astigmatisme. En revanche, l’astigmatisme est bien plus dur à corriger. L’astigmatisme est en outre très visible lorsque des points sont visibles à l’image, comme des étoiles. Une fois la charte et l’image comparée, la charte MTF se présente comme ceci : voir Fig. 4. L’axe des ordonnées est le pourcentage, ici divisé par cent, de correspondance entre la charte originale et l’image. En somme, une correspondance parfaite entre les deux vaudrait 1, tandis qu’une performance nulle vaudrait 0. Fig. 4 : Charte du Canon EF 85mm F/1.8

On considère que les performances entre 0.8 et 1 sont excellentes, et acceptables entre 0.5 et 0.8. En dessous de 0.1, l’oeil ne distingue plus la différence entre les lignes, le contraste étant trop faible.

L’axe des abscisses donne la distance en millimètre par rapport au centre de l’image. (Elle donne parfois la fréquence spatiale) Pour une photo en full frame, la distance maximale est de 21.6mm. On observe ensuite qu’il y a des lignes de deux couleurs, deux épaisseurs, et de deux types. Couleurs

Bleu : Performance à F8 Noir : Performance à pleine ouverture

Epaisseur

Epais : 10lp/mm => micro-contraste Fin : 30lp/mm => résolution, détails fins

Type

Pleine : lignes sagittales Poitillées : lignes méridionales

Ainsi, analysons la charte précédente : Les deux lignes les plus hautes correspondent aux performances de l’objectif à F8, pour une résolution de 10lp/mm. Il n’est pas étonnant de trouver que cela correspond aux performances maximum de l’objectif : F8 est souvent l’ouverture optimale des objectifs, n’utilisant que la meilleure partie des lentilles sans aller vers la diffraction. 10Lp/ mm ne correspond pas vraiment à la limite de résolution de l’objectif, en revanche, on observe que le micro-contraste est très bon, si bien que le sujet donnera l’impression de bien se détacher du reste. On remarque aussi que les lignes sagittales ont une performance légèrement supérieure que les lignes méridionales. Cela veut dire que les objets vers les bords auront plus tendance, le cas échéant, à être un peu floutées, dans la direction des bords de l’image. Cependant, les performances de cet objectif sont telles que ce phénomène n’est

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en réalité pas un problème à F8. Ainsi, les tests MTF sont de précieux outils qui nous donnent un grand nombre d’information sur un objectif. C’est pour cela qu’elles sont communiquées régulièrement en photographie3. Cependant, il est aujourd’hui très rare de trouver ces données pour les objectifs cinéma. Si des tests de résolution sont communs dans le travail préparatoire d’un film, les tests MTF sont rarement fait et sont pourtant particulièrement efficaces, mais plus compliqué à mettre en place. Comme on l’a vu, un test de résolution ne suffit pas4.

3 Pour plus d’exemples de chartes MTF, Canon communique pour chacun de ses objectifs photographiques la courbe MTF correspondante.

4 A retrouver dans cet excellent test des objectifs cooke panchro d’Alfonso

Parra, AEC, des informations sur les performances des objectifs à partir d’un test de MTF avec une charte ISO 12332 : http://alfonsoparra-development. s3.amazonaws.com/uploads/docx/file/137/panchro_test_eng_.pdf

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Paroles de chefs opĂŠrateurs

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Nous avons vu que chaque objectif présentait des caractéristiques qui lui était propre. Cependant, le rôle du chef opérateur est de faire des choix esthétiques en cohésion avec le film. Plusieurs chefs opérateurs ont été interviewés à propos du matériel utilisés sur des films récents. Il est intéressant alors de constater sur quoi repose les choix d’un directeur de la photographie. Malgré l’impact esthétique du choix d’un objectif, ce n’est pas toujours ce qui prime dans le choix d’une série optique. Laurent Daillant, dans une interview donné en 20141, rappelle un aspect important du choix des objectifs, à savoir les contraintes de production : «ça dépend du budget, des accords. Les objectifs Panavision ne sont disponibles que chez Panavision, si le producteur a un accord avec un autre loueur, on n’aura pas les objectifs Panavision.» Le travail du chef opérateur est donc aussi, évidemment, un travail fait de compromis, tout en veillant toujours à fournir la meilleure image possible, le plus possible en accord avec le film et les volontés du réalisateur. Matthieu Poirot-Delpech (AFC), chef opérateur sur «Hors les murs», de David Lambert, nous racontent une anecdote similaire : le film, qui devait d’abord être tourné en Scope, avait bénéficié d’essais chez Panavision de vieux objectifs (Kowa, Cooke Techno...). Mais un changement de loueur l’a poussé à se rabattre sur une série Cooke S4, sphérique.2 Il y a aussi un aspect plus technique et pragmatique au choix des objectifs : Alain Marcoen (SBC), racontent à propos de son travail sur «Deux jours, une nuit», avoir fait son choix caméra et optique en fonction du type de plans récurrents dans le film : les frères Dardenne privilégiant une caméra mobile, épaule voire à bout de bras, la série Zeiss G.O a été privilégiée pour son côté compacte. De même, le choix des objectifs peut influencer le rythme d’un tournage : ainsi, Manuel Alberto (DDF), chef opérateur sur Nymphomaniac, a fait le choix des zooms Angénieux 28-76mm et Arri Lightweight 1545mm, pour pouvoir tourner rapidement et s’adapter en fonction de n’importe quelle situation. Tout le filtre a tout de même été filtré avec 1/8 de Promist pour éviter un rendu trop clinique. Cette logique de choix des objectifs pour leur praticité plutôt que leur rendu est aussi suivi par la chef opératrice Caroline Champetier, qui avoue dans son entretien à propos de Holy Motors, préférer choisir les optiques pour ce qu’elles sont physiquement, et travailler le rendu par la lumière et les filtres. 1 Voir l’entretien avec Laurent Daillant, en annexe 2 Le directeur de la photographie Matthieu Poirot-Delpech, AFC, parle de son travail sur “Hors les murs” de David Lambert, entretien AFC, en annexe

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Le passage au numérique a néanmoins beaucoup changé la donne dans le choix des objectifs : certains capteurs, comme celui de la RED, «est plus dédié au nombre de pixels qu’aux nuances»3, tandis que le capteur de l’Alexa est plus mou. Le choix des objectifs se fait donc aussi beaucoup en fonction de la caméra utilisée : on privilégiera des optiques plus anciens, avec un peu plus de «caractère» pour la RED, dont l’image présente une certaine raideur, tandis qu’on compensera la faible résolution de l’Alexa par des objectifs plus piqués, comme les Master Prime. Mais là encore, tout est question de choix, une série Master Prime sur une RED donnera une image extrêmement précise, et très clinique, qui peut aussi correspondre au sujet.

3 Voir l’entretien avec Laurent Daillant, en annexe 49


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Conclusion

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Le choix des objectifs est-il donc un choix artistique ? La réponse est en fait la même que celle sur le travail du chef opérateur : artiste premier de l’image mais aussi technicien, le chef opérateur connait tous les paramètres qui font une image. Son rôle, et ses choix, sont motivés autant par l’aspect artistique que l’aspect technique et pragmatique. Une image commence toujours par un sujet, et fini sur un écran. Le sujet est choisi par le réalisateur, arrangé par l’équipe décoration et maquillage, les acteurs jouent leur rôle, le chef opérateur les éclaire. Avant même que la lumière ne passe à travers l’objectif, c’est déjà une grande partie de l’image qui a été construite. Cependant, il n’y a pas de cinéma sans objectif : œil de la caméra, aucune image n’est projetée sans être passée par lui. Il est l’œil par lequel passe nos yeux, celui qui voit et celui qui donne à voir. Le choix d’un objectif est déterminant. Chaque objectif apporte son rendu, ses défauts, ses caractéristiques, qui seront imprimés à jamais dans le rendu de l’Image. L’objectif vit une vie avec le film, tendant vers l’immortalité comme lui : des plans à la profondeur de champ infinie de Citizen Kane, aux images à la fois sombres et lumineuses de Barry Lyndon, à la précision des images des films de Michael Haneke1, les objectifs sont les messagers de l’image autant que la surface sensible qui les porte. Le passage au numérique a amené avec lui une nouvelle esthétique, un nouveau rendu si différent des pellicules qu’il rend le choix des objectifs encore plus important qu’auparavant. Là où l’opérateur avait une multitude de pellicules et de rendu à sa disposition, sa palette est aujourd’hui écrasée par la dichotomie quasi-hégémonique RED (très piqué)/Alexa (assez mou). C’est par le choix de l’optique attachée, qui ira dans le sens ou au contraire à l’inverse des ces caractéristiques que le chef opérateur influencera son image. La lumière n’est mise en place que dans la perspective de ce passage à travers des lentilles, qui agissent comme de la magie noire sur l’image. Enfin, j’espère que la lecture de ce fascicule aura aidé à démystifier, débroussailler certains concepts, certaines rumeurs autour d’un objet autour duquel, nous, techniciens du cinéma, gravitons tous. Pour plus de précisions, je vous invite à lire en détail les différentes sources de ce fascicule que vous trouverez en bas de page, qui ont le plus souvent été légèrement simplifiés dans un but de vulgarisation. De plus, la section IMAGE de la CST (Commission Supérieure Technique de l’image et du son) prépare en ce moment un grand dossier sur l’optique qui ne manquera pas d’être passionnant et très 1 Voir l’entretien avec Darius Khondji, en annexe

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complet. Celui-ci occupera les membres de la CST pendant la fin de l’année 2014 et probablement 2015. Je vous invite, si le sujet de ce fascicule vous a plu, à suivre le développement de ces travaux, qui seront comme toujours avec la CST extrêmement précis. Merci d’avoir lu ce fascicule, j’espère vous avoir transmis, au moins un peu, ma passion pour le sujet.

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Bibliographie Essentiels • • • •

ADAMS Ansel, The Camera, Little Brown, 1995 ADAMS Ansel, The Negative, Little Brown, 1995 ADAMS Ansel, The Print, Little Brown, 1995 LAMBRECHT Ralph W. & WOODHOUSE Chris, Way Beyond Monochrome, Focal Press, 2010

Optique • SMITH Warren, Modern Optical Engeneering, McGraw-Hill Professional, 2007 • F.RAY Sidney, Applied photographic Optics : Lenses and Optical Systems for Photography, Film, Video and Electronic and Digital Imaging, Focal Press, 2002. • FAVRE François, Optique, principes et techniques, Dujarric, 1994.

Revues • Zeiss, Inovations, www.zeiss.com/innovation • Canon, EF Lens Work, http://www.canon-europe.com/Support/Documents/digital_ slr_educational_tools/en/ef_lens_work_iii_en.aspx

Sites Web • http://www.cambridgeincolour.com/ • http://www.rogerdeakins.com/

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Filmographie • Orson Welles, Citizen Kane, 1941 • Robert Wise, Star Trek, 1979 • Brian De Palma, Blow Out, 1981 • Ridley Scott, Blade Runner, 1982 • James Ivory, Les Vestiges du jour, 1993 • Quentin Tarantino, Pulp Fiction, 1994 • Bryan singer, Usual Suspects, 1995 • Wes Anderson, Rushmore, 1998 • Jane Campion, In The Cut, 2003 • Lars Von Trier, Antichrist, 2009 • David Fincher, The Social Network, 2010 • Edgar Wright, Scott pilgrim VS. The World, 2010 • Phil Lord & Christopher Miller, The Lego Movie, 2014

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Table des Matières Préambule

L’art photographique : capturer la lumière.

4 4

Pellicule, capteurs et optiques

4

Sténopé et objectifs

5

Qu’est-ce qu’un objectif ?

Principe et utilité d’un objectif

7 7

Le principe optique

7

Le cercle de confusion

7

Ce qui différencie les objectifs Dans leur fabrication

Focale

9 10 10

Formule optique

14

Coating

16

Diaphragme

18

Ouverture maximum/minimum

20

Anamorphose

22

Système de décentrement

24

Système de double foyer

28

Construction du corps

30

Dans leur rendu

Distorsion géométrique

34 34

Aberrations chromatiques

36

Vignettage

38

Rendu chromatique

41

Contraste et micro contraste, ou piqué

42

Paroles de chefs opérateurs Conclusion Bibliographie Filmographie

47 50 53 54

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Annexes

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Interview de Laurent Daillant Sur le Grand Méchant Loup, j’ai pris la décision avec le metteur en scène, mon premier film en numérique, j’ai fait des tests. Les metteurs en scène avaient une esthétique qui leur était propre. Je savais que j’allais tourner en RED, et j’avais une inquiétude à propos de la définition. Le capteur RED est plus dédié au nombre de pixels qu’aux nuances. On a fait des tests simples avec des Master Prime (Zeiss), ce qui se fait de mieux et de plus germanique, et avec des Hawk, des objectifs anamorphiques « discutables », qui ont leur qualité mais quand on recherche la définition c’est pas le mieux. C’était flagrant ! Même les producteurs qui étaient là ont dit « on tourne le film en scope ! ». Il y avait un côté ultra clinique, on avait l’impression qu’on n’avait pas une image avec les Master Prime. La seule à collapser était mon assistante, parce que faire du numérique réduit de facto la profondeur de champ, quand en plus on passe en scope... Mais elle s’est très bien débrouillée ! Ca dépend vraiment du projet... Du budget, et des accords. Les objectifs Panavision ne sont disponibles que chez Panavision, si le producteur a un accord avec un autre loueur, on aura pas les objectifs Panavision. Aujourd’hui, avec les caméras numériques et leurs différences, le choix des optiques devient plus important, et plus délicat. Pour le prochain film que je vais faire, j’ai du choisir entre l’Alexa et la Red, et dans ma liste matériel, je mettais les Master Prime pour l’Alexa, pour donner de la pêche au petit capteur 2K mou, et si je tourne en Red, je vais chercher la série Tony Miller : ce sont des vieux cooke S2 recarrossés, les lentilles sont traités, mais ce sont des objectifs anciens, qui ont 30 ou 40 ans, qui ont moins de dureté, de contraste, et de piqué que les masters prime. Maintenant, il faut vraiment faire attention. Le choix est forcément artistique, dans un deuxième temps. Il est technique au départ : il ne faut pas subir son choix pendant tout le film, il faut se poser la question. Mon prochain film, j’ai décidé de ne pas le faire en anamorphique, parce que je sais qu’on va être obligé de beaucoup improviser, dans des décors avec des lignes très visibles, avec une caméra qui bouge beaucoup : en scope, ça serait toujours déformé. Je vais tourner en Dragon (la nouvelle RED), je vais prendre des Tony Miller, s’ils sont disponibles !

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Entretiens AFC Le directeur de la photographie Matthieu Poirot-Delpech, AFC, parle de son travail sur “Hors les murs” de David Lambert Comment vous a-t-on proposé ce premier film ? Matthieu Poirot-Delpech : J’ai rencontré David Lambert par l’entremise de l’un de ses amis d’enfance, Temoudjine Janssens, qui fut le chef machiniste du film et avec lequel je travaille depuis cinq ans. Hors les murs est le premier long métrage de David en tant que réalisateur. Il a travaillé régulièrement comme scénariste (La Régate de Bernard Bellefroid) et avait réalisé précédemment un court métrage (Vivre encore un peu...). Quand on ne se connaît pas, la meilleure méthode, selon moi, reste encore de parler de cinéma, de ses films de chevet, pour voir si l’on parle bien des mêmes choses... En ce qui nous concerne, on a trouvé un terrain d’entente assez rapidement... Et puis je crois qu’il était plutôt rassuré de travailler avec quelqu’un qui ne serait pas embarrassé par le thème de l’homosexualité et les scènes parfois crues que nous serions amenés à tourner. Les premiers films sont-ils plus compliqués pour un opérateur ? MDP : Disons que c’est forcément plus facile de travailler avec des personnes que l’on connait déjà bien... Quand on travaille avec un réalisateur pour la première fois, ce n’est pas toujours simple d’être certain de faire les bons choix techniques. Ce sont des choses parfois très indicibles au départ, et c’est pour cette raison que le temps donné à la préparation sur un premier film reste pour moi essentiel. C’est le moment où l’on élabore l’outil-prototype qui va servir pour le tournage et qui déterminera en partie la forme du film. Pour que les choses se passent bien, il faut du temps. En ce qui nous concerne, on a pas mal discuté ensemble du format. Comme c’est une histoire très intime, j’avais le sentiment qu’il fallait militer pour un format à contre-emploi. C’est pour ça que j’ai suggéré le 2,35... David craignait que le CinémaScope soit perçu comme un “ format bourgeois “ sans doute à cause de la réputation de “ lourdeur “ de ce procédé. Mais entre-temps, le cinéma numérique est passé par là ! Les nouveaux capteurs à 800 ISO, nous permettent très

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bien de tourner avec des optiques anamorphiques sans pour autant augmenter la liste lumière. Du point de vue de l’image, j’avais le sentiment que pour donner un peu d’air à cette histoire intime le choix du Scope aiderait les comédiens à évoluer dans le cadre sans sans que la caméra ne soit trop chahutée, que le cadre ne soit trop aux aguets. Je pensais aussi que la prise de vues numérique s’agrémenterait bien des défauts optiques et de la fragilité ramenée par les optiques anamorphiques. Utiliser une caméra 4K comme la Red Epic avec des optiques de dernière génération donne à mon sens des images un peu trop lisses et sans “ âme “. Cette âme qu’on pouvait trouver à la prise de vue argentique en changeant de pellicule, ou d’optiques, et qui à mon sens s’est presque entièrement délocalisée vers l’étalonnage, avec le rajout de grain où les effets numériques abondent. Nous voulions une image “ fragile “. Quelles optiques avez-vous choisies ? MDP : En ce qui concerne le Scope, c’est Panavision Alga qui a la chance de posséder la gamme la plus étendue d’objectifs. C’est donc chez eux que je me suis installé pour faire des tests avec la Red Epic en comparant des séries anciennes (Kowa, Zeiss Techno, Cooke Techno, Panavision séries E et C...). Mais les impératifs de production nous ont en définitive contraints à prendre le matériel chez Eye-Light. Vu l’impossibilité d’obtenir des optiques anamorphiques plus anciennes que les Hawk chez ce loueur, je me suis rabattu sur une série Cooke S4 – donc sphérique – que j’ai décidé d’utiliser à pleine ouverture sur l’ensemble du film. Toujours dans cet esprit de fragilité de l’image, David voulait trouver un côté un peu instinctif dans le cadre, qui ne soit ni du Steadicam, ni de la caméra épaule. Pour cela j’ai utilisé un Jix, une sorte de bras de déport à pantographe, disponible chez KGS, qui permettait à la caméra de se déplacer dans les trois axes en restant suffisamment stable, en évitant surtout le flottement caractéristique des plans en Scope au Steadicam... Et en lumière comment avez-vous procédé ? MDP : J’ai essayé de garder un côté très cru. Le décor du squat par exemple est éclairé par une pauvre lampe récupérée sur un chantier. L’idée était de tourner le plus possible avec des lumières naturelles et “ d’arrondir “ un peu les angles en rajoutant çà et là quelques petites sources ou touches de lumière. Pour ça, j’utilise beaucoup les découpes britanniques Source Four de chez ETC, en les faisant “ taper “ sur des réflecteurs maison que je place facilement dans le décor grâce à leur légèreté et à leur taille.

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C’est vrai qu’on a plus l’habitude d’utiliser des projecteurs “ open face “ pour faire la lumière réfléchie, mais les découpes se prêtent également très bien à ce jeu : elles ne “ bavent “ pratiquement pas et on peut facilement les placer à 4 ou 5 mètres des réflecteurs. De plus, K5600 a mis au point des accessoires (les Bug-A-Beam) qui permettent de remplacer la tête d’origine de la découpe (en lumière tungstène) par des Joker-Bug 400 ou 800 watts. Cela permet d’avoir une liste lumière très compacte et qu’on peut faire basculer rapidement d’une température de couleur à l’autre... Pouvez-vous me parler un peu plus de ces réflecteurs ? MDP : Ce sont à la base des châssis à clés destinés aux artistes peintres sur lesquels, au lieu d’une toile de lin, on tend du film réflecteur “ soft “ argenté. On inclut dans le châssis en bois à l’arrière un pas de vis standard 1/4”, ce qui permet de lui visser un spigot compatible avec n’importe quel système d’accroche. Grâce aux clés, on peut retendre le châssis et avoir toujours un réflecteur le plus plat possible, ce qui est important pour la précision du travail. En pratique, je rajoute parfois des morceaux de Dépron sur les réflecteurs, ce qui les transforme en une sorte de Cocoloris très “ soft “. Ces petits outils sont vraiment très pratiques, car outre leur rapidité et leur légèreté de mise en œuvre, ils me permettent de contrôler aussi facilement la lumière qu’avec un Chimera ou un tube fluorescent avec une mise en œuvre moindre. À quelle sensibilité avez-vous utilisé la Red Epic ? MDP : J’ai utilisé la caméra a 1 000 ISO, car on tournait tout le temps avec l’obturateur électronique à 270°. Ce réglage ayant pour but de diminuer un petit peu les effets de stroboscopie que je trouve beaucoup moins fluides en numérique qu’en argentique. La chose étant dite, 1 000 ISO, c’est assez confortable quand on est en intérieur nuit, mais il m’a fallu souvent filtrer copieusement en ND15 minimum pour les ambiances jour, afin de pouvoir toujours tourner avec un diaphragme le plus ouvert possible. Dans ce cas de figure, j’ai aussi fait attention à couper les infrarouges avec un filtre IR, afin de ne pas me retrouver avec une dominante rouge dans les noirs et autres aberrations liées à la sensibilité particulière des capteurs numériques dans ces longueurs d’onde. Un beau capteur, des fichiers riches et une grande simplicité d’utilisation, voilà sans doute les points forts de la Red Epic. En revanche, on pourra déplorer son ergonomie inexistante et son retard d’affichage de 2 ou 3 images qui rend difficiles, voire impossibles, les suivis rapides... Comment s’est déroulé le tournage ? MDP : Je suis très attaché à ce que l’on pourrait appeler une “ 60


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stratégie de tournage “. Cette stratégie est impulsée par le réalisateur. Elle permet de tirer le meilleur parti du travail des acteurs et des techniciens en privilégiant l’essentiel : le film. David a parfaitement su, malgré sa courte expérience, tirer le maximum de son équipe tout en la ménageant. Je ne crois pas me souvenir que, sur les sept semaines du tournage, nous ayons dépassé une seule fois... En préparation, nous avions travaillé ensemble sur un découpage théorique qui déterminait les grandes lignes de ses intentions. En pratique, chaque journée commençait par des répétitions en “ plateau fermé “ (minimum de techniciens présents), puis nous ajustions le découpage préétabli dont David s’affranchissait facilement. Parlons de l’étalonnage... MDP : Les finitions du film se sont faites sur Scratch chez Micros Image Liège avec la complicité Christine Szymkowiak. Nous avons travaillé directement sur les fichiers natifs de la Red, la “ debayerisation “ s’est donc faite lors de cette ultime étape. L’étalonnage est le plus souvent global (sans “ patates “), avec des paramètres simples. La saturation est en moyenne de 105 %. Nous recherchions une image la plus naturaliste possible... C’est là où je me suis vraiment rendu compte de la qualité du capteur de la Red Epic, et notamment de la subtilité de son rendu des carnations. En comparant par exemple une scène tournée en lumière disponible dans le hall de l’hôtel Métropole, entièrement éclairé par des lampes basse consommation, j’ai très bien pu juger du manque cruel de nuances sur les visages en comparaison avec d’autres scènes tournées elles avec des sources de lumière équilibrées de qualité. C’est agréable de constater que les caméras de cinéma numérique font d’énormes progrès dans ce domaine, surtout quand on repense à la pauvreté des nuances des teintes chair que restituaient les premières caméras HD... Tourner en numérique n’est plus une punition ! (Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

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Entretien avec le directeur de la photographie Alain Marcoen, SBC, à propos de son travail sur “Deux jours, une nuit”, des frères Dardenne Deux jours, une nuit, c’est un peu le 12 hommes en colère des Dardenne..., non ? Alain Marcoen : C’est vrai qu’on peut trouver une parenté entre le film de Sydney Lumet et celui-ci. Le côté seul contre tous par exemple. Mais là où les deux films divergent selon moi, c’est sur l’importance du mouvement. Je m’explique : beaucoup de films des frères Dardenne voit le conflit du personnage principal se résoudre par son cheminement – comme dans Rosetta ou dans Le Gamin au vélo. Ça me fait penser au mythe fondateur de “ l’homme qui marche “ capté par Étienne Jules Marey ou Edward Muybridge, et c’est pour moi très émouvant. C’est assez rare dans le cinéma des Dardenne, mais cette fois-ci, le film est éclatant de soleil. Il a même presque un côté western dans le plan de fin... AM : Les frères voulaient un film estival. Nous avons tourné onze semaines au cœur de l’été 2013. Avec une météo particulièrement chaude pour la Belgique ! Ça se ressent dans le film, à travers l’image, les costumes... Ce débardeur rose que Marion porte pendant toute la première journée de narration. La sueur qu’on peut sentir sur les visages. Toute la difficulté a consisté pour moi et le chef électricien et le chef machiniste à gérer ce soleil très dur. Bien que Marion n’ait jamais formulé aucune exigence esthétique sur le film, j’ai tenu par galanterie à protéger son visage la plupart du temps, en montrant aux frères lors des essais que le soleil pouvait être trop dur à l’image. La plupart des séquences extérieures jour a donc été une bataille à coup de cadres de diffusion ou de grands vélums ou de filets de camouflage (comme dans la séquence dans l’arrière cour avec la meule) pour permettre de tourner n’importe quand, tout en conservant une certaine douceur sur les visages. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail de point formidable d’Amaury Duquesne, vu que j’avais choisi de tourner la plupart du temps à 4,5, de manière à isoler Marion dans le paysage. Une image radicalement différente de celle du Gamin au vélo, sur lequel j’avais choisi une image plus “ Polaroid “ avec des diaphragmes qui oscillaient entre 8 et 11. N’avez-vous pas rencontré des difficultés vu l’extrême différence de contraste ? AM : Quand on suit Marion en train de marcher dans la rue, je

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travaillais en corrigeant le diaph en cours de prise. Pour cela, je suis équipé d’une télécommande – comme déjà sur Le Gamin au vélo – et je fais tout en direct à l’œil, sans moniteur HF, en utilisant ma cellule. La séquence sur le stade de foot est capitale. On sent pour la première fois l’espoir renaître. C’est aussi la première fois que le dialogue est filmé en panoramique plutôt qu’en un plan unique... Parlez-moi de ce moment très intense à l’écran. AM : C’était un grand moment d’émotion. Et une performance comme pour tout le reste du film – de la part de Benoit Dervaux, le cadreur. Ce décor était très différent de ce qui se passe avant. Le personnage de Marion étant toujours séparé de son interlocuteur par un motif vertical dans le cadre, soit la plupart du temps par un encadrement de porte. Je pense que c’est pour tirer parti de l’horizontalité du terrain que les frères ont eu l’idée de ce panoramique. En lumière, la séquence a été compliquée à tourner car nous devions à la fois tenir compte du mouvement des comédiens et du soleil zénithal de ce milieu de journée. Pour la petite histoire, l’émotion de se retrouver face à Marion semblait très forte pour Timur, et l’intensité de sa réaction dans les premières prises était telle qu’il avait du mal à se retenir de fondre en larmes dès les premières répliques ! On était tous un peu entre les rires et les larmes... Et pour les intérieurs jours ? AM : Même souci. Dans l’appartement de Marion, le chef machiniste, Renaud Anciaux, et le chef électricien, Tanguy Delhez, ont construit des grandes casquettes de 3/4 en déport de chaque fenêtre pour les protéger du soleil direct, et nous permettre de conserver un peu de détails et de modelé sur les voilages par exemple. Éviter que ce soleil d’été ne vienne littéralement agresser l’image. En fait je me rends compte que le film entier a presque été un travail de réduction en lumière plutôt que de rajout ! Un film simple, dans un milieu simple mais avec des moyens compliqués qu’on ne voit jamais. C’est le premier film tourné en numérique par les frères Dardenne. Cela a-t-il changé leur manière de travailler ? AM : La méthode en tant que telle n’a pas vraiment changé. Par contre, c’est vrai que certaines séquences à la maison, et notamment des plans séquences très complexes à caler comme celui du dîner avec les enfants, n’auraient sans doute pas pu être obtenues en argentique. L’autonomie de la caméra numérique permettant une très grande souplesse dans le travail avec les comédiens et la possibilité d’enchainer les prises sans s’arrêter pour recharger ou vérifier la fenêtre. Pour les frères qui ne semblent pas aimer la technique mais qui sont en fait de grands techniciens, j’ai pu constater qu’ils étaient plus libres dans leur mise en scène, pouvant envisager les plans qu’ils ont dans la tête presque sans contrainte. En quelque sorte, ils savent à

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chaque fois adapter leur style à l’outil. Quelle configuration avez-vous choisie ? AM : Une fois que le numérique a été validé, le choix s’est vite porté sur l’Alexa M dont le corps peut être désolidarisé de l’enregistreur. Comme souvent, le film est majoritairement cadré à l’épaule ou à bout de bras comme l’affectionne Benoît. C’est surtout pour cette deuxième configuration que le choix de la M a été capital, l’allégement de l’ensemble capteur et optique rendant le travail à bout de bras presque incomparable avec ce qu’on pouvait faire, même avec une caméra légère en 35. Le choix des optiques s’est aussi fait en fonction de ce paramètre de poids, et nous avons tourné avec la série Zeiss G.O qui est l’une des plus compacte. Les séquences de voiture sont très réalistes. Je pense notamment à la séquence de nuit quand Sandra et Manu ramènent Anne qui vient de quitter son mari. Sur cette séquence, la caméra Alexa M est disposée sur un “ slider “ à l’arrière de la voiture, et Benoît s’est glissé dans une position très inconfortable dans un recoin pour parvenir à cadrer. Je suis très fier de ce moment car toute la lumière semble réellement provenir de la découverte, à savoir l’éclairage autoroutier en sodium. Le défi était de quand même faire ressortir les silhouettes et surtout lire le visage de Christelle Cornil qui est assise à l’arrière dans l’obscurité. Pour cela, j’ai utilisé des tubes fluorescents Micro Flo accrochés sur le plafond de l’habitacle. Une séquence qui n’est possible que grâce à la haute sensibilité de l’Alexa (1,4 et demi à 800 ISO), et qui, je crois, n’aurait pas pu être tournée de cette manière si nous avions choisi de rester en 35 mm. Une autre séquence capitale, celle-ci de nuit, est la dernière personne que Sandra doit rencontrer Alphonse. Ça se passe dans une laverie... AM : Pour la laverie, le lieu avait été repéré très en amont. On ne connaissait pas exactement la scénographie, et c’est au fur et à mesure des multiples répétitions avec la caméra que j’ai pu analyser les positions de chacun. Comme on le sait, travailler à l’image avec des carnations extrêmes, ce n’est pas toujours facile... J’ai donc ménagé une sorte de couloir de lumière avec des “ toplights “ pour redonner des brillances sur le visage de Serge Koto. Les peaux noires sont très belles mais il faut les éclairer avec des “ softlights “ très doux. Une mise en scène au cordeau qui tient compte précisément des places des comédiens à chaque réplique. Pas d’improvisation. (Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

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Entretien avec le directeur de la photographie Manuel Alberto Claro, DFF Charlotte Gainsbourg raconte que Lars Von Trier lui a annoncé son envie de faire un film porno avec elle en plein milieu d’un dîner cannois en 2011... Sans trop savoir si c’était du lard ou du cochon... Manuel Alberto Claro : C’est marrant parce que c’est aussi en réaction à une boutade de ma part (sur le tournage de Melancolia) que Lars Von Trier s’est lancé dans ce projet. Il a même évoqué cette anecdote lors de la fameuse conférence de presse polémique qu’il a donné à Cannes en mai 2011. Mais quelle était donc cette blague ? M.A.C. : Je lui avais dit en plaisantant que j’espérais ne pas le voir atteindre par le syndrome des grands réalisateurs qui, plus ils vieillissent, plus les comédiennes qu’ils filment rajeunissent et sont de moins en moins vêtues... Comme Bertolucci notamment qui s’est mis à offrir tardivement une vision de l’amour adolescent particulièrement toc à mon goût. Bien sur, son sang n’a fait qu’un tour. Et quelques jours plus tard il m’a dit : « Comment oses-tu me dire une chose pareille ? Tu n’es vraiment qu’un gars coincé et plein de préjugés. Je te préviens, non seulement je ne vais pas suivre ton conseil, mais je vais carrément faire tout l’inverse ! » Heureusement, Lars n’est pas rancunier et au contraire de se fâcher, il l’a très bien pris en me proposant de continuer à travailler avec lui sur ce film. Quelle était la ligne directrice en matière de mise en scène ? M.A.C. : Son idée était de faire un film assez brut. « Un marathon punk », selon sa propre expression. En aucun cas le film ne devait être lissé, élégant ou apprêté. Au contraire, il voulait qu’on donne l’impression que Nymphomaniac soit un peu comme un film d’école, avec ses approximations, ses libertés et son imperfection à l’image. Une énergie adolescente devait transpirer de la mise en scène, avec du noir et blanc, de la caméra épaule, de la caméra fixe en “ lockout “, du “ splitscreen “... On a quand même beaucoup préparé le film pendant trois mois à plein temps, pour trouver le grand nombre de décors, et surtout mettre au point toute la logistique avec les effets spéciaux pour pouvoir filmer les séquences pornographiques avec des comédiens qui ne feraient que semblant... Parlez-nous donc un peu de ces fameuses séquences... M.A.C. : De ce point de vue, Nymphomaniac est avant tout un incroyable chef-d’œuvre d’effets spéciaux réalistes. Bien sûr personne ne le remarque et le comble c’est que les trois quarts de ces 65


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plans truqués ont été expurgés de la version courte (deux fois deux heures) actuellement diffusée en salles. Quand la version longue de cinq heures sortira, vous vous apercevrez de la somme de travail et de la qualité époustouflante de l’assemblage entre les parties de plans tournées avec les comédiens et celles faisant appel aux “ body doubles “ X. Comment avez-vous préparé ce travail ? M.A.C. : Pour ces séquences, tout était storyboardé et on a dû passer pas mal de temps à expliquer à l’équipe technique comment on allait procéder pour éviter toute mauvaise surprise par la suite. La production a même dépeint à chaque acteur et chaque technicien un tableau assez noir de ce qui pouvait se passer... En tout cas bien plus trash que ce qu’on a pu rencontrer finalement sur le plateau... A la fin, il y a un mélange de techniques. Pas mal de plans composites mais aussi tout un ensemble de prothèses (fausses verges, faux sexes féminins...) plus réalistes les unes que les autres qui nous ont permis de tourner beaucoup de choses en direct. Par exemple la séquence de fellation entre Jean-Marc Barr et Charlotte Gainsbourg est filmée avec une prothèse. Pour le plan où l’on voit sa verge se redresser au fur et à mesure qu’elle lui raconte l’histoire pédophile, on a dû tourner ce plan en “ marche arrière “ car même pour le hardeur professionnel qui doublait JeanMarc, c’était impossible de jouer une érection progressive devant la caméra et une trentaine de personnes autour de lui ! Autre astuce de prise de vues, une cadence de 50 im/s sur toutes les séquences de sexe, ce qui a permis à Lars d’avoir une plus grande latitude au montage et obtenir le rythme et les raccords parfaits entre doublures et comédiens. Depuis Antichrist et Melancholia, le cinéma de Lars von Trier est associé visuellement à quelques plans oniriques en extrême ralenti... Pourquoi Nymphomaniac déroge-t-il à cette règle ? M.A.C. : Personnellement, j’avais adoré ces plans sur Melancholia. Pour moi, c’était vraiment une des signatures visuelles du cinéma actuel de Lars. Quand je lui ai demandé quand est-ce qu’on sortait la caméra grande vitesse sur Nymphomaniac, il m’a répondu : « Laisse tomber ça, je n’en ai plus envie pour le moment ». Pour autant, certaines séquences comme celle du miroir sont quand même très graphiques, très mise en scène visuellement avec ces plans fixes où la caméra reste comme figée dans l’espace, un peu comme ces plans ralentis. Dans la version courte, ce chapitre ne dure que quelques minutes. Mais dans la version longue vous verrez qu’il prend une toute autre dimension ! Le film regorge d’ambiance et de décors différents. Pour autant un décor unit le tout et, comme depuis Dogville, donne avec les chapitres en intertitre encore un côté très théâtral.

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M.A.C. : L’appartement et surtout l’allée sont les seules parties qui ont été tournées en studio. C’était un choix de Lars dès le début de la production. Il voulait vraiment un rendu scénique pour ces séquences, au point de forcer le trait sur les patines des murs, à un point que l’on n’oserait jamais faire sur un décor réaliste. C’est vrai que ça fait longtemps que Lars ne tourne plus en studio. Sur ces scènes, sans qu’on le sente de manière évidente, les feuilles mobiles de décor nous ont permis d’obtenir des cadrages sur les gros plans qui sortent un peu du style du reste du film. En termes de lumière, j’ai surtout utilisé des Space Light pour le décor de l’allée. Pour la chambre de Seligman, qui nous a pris cinq jours à tourner, ce sont surtout des lumières de figuration parfois dans le champ qui permettent éclairer les plans. C’est une constante chez Lars qui n’aime plus avoir de projecteur de cinéma à proximité des comédiens. Il y a une multitude d’ambiances dans ce lieu (la chute de neige, le soir, la nuit...) dont les nuances ont été chacune concrétisées à l’étalonnage. Pour la séquence finale avec ce long monologue entre les deux, on a décidé de faire monter graduellement la lumière. Pour cela des HMI était placés dehors pour la découverte et simuler le lever du jour. La première partie culmine littéralement avec l’apparition de Uma Thurman en femme trompée. Parlez-nous de ce tour de force. M.A.C. : La séquence de Mrs H. était déjà un peu à part dramatiquement à lecture du scénario. Elle surgissait, comme ça, dans toute sa force d’écriture sans crier gare. On a décidé de la filmer comme une sorte de truc à la Bergman ou à la Woody Allen, tout étant centré sur les comédiens, sur les répliques qui fusent... C’est aussi dans cette logique qu’on a eu l’idée de resserrer progressivement le rapport d’image, en partant du 2,35 qui est le format du reste du film est en terminant en 1,77. Moi, j’étais même partisan d’aller jusqu’aux 4/3, mais l’effet serait vu plus que ne se serait ressenti. Le tournage avec Uma a duré un jour seulement. Avec des prises qui duraient parfois 45 minutes. Vu l’autonomie de l’Alexa, mes assistants étaient forcés de recharger la caméra en cours de prise discrètement avec des cartes mémoire vierges ! C’était fou. Une autre séquence à part, très baroque est celle du flash-back avec l’ascension et l’orgasme spontané... M.A.C. : Pour cette séquence, la jeune actrice était allongée à plat sur la plate-forme d’une grue, la caméra en plongée juste au-dessus d’elle. Tandis que la grue s’élève, l’arrière-plan végétal s’éloigne d’elle et devient graduellement flou alors qu’il était net au début du plan. C’est filmé avec le zoom Arri Lightweight 15-45 mm utilisé à pleine ouverture (2,6). Les plans sur les deux saints qui apparaissent sont faits sur fond vert, avec un traitement d’image très brillant. Ce rendu à part nous fait nous poser la question : « Est ce la vérité ou bien celle

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imaginée par Seligman à partir des propos de Joe... ? » Quel a été votre configuration de prise de vues ? M.A.C. : Le film est tourné en Alexa ProRes. J’ai utilisé presque tout le temps le zoom Angénieux 28-76 mm en tandem avec le zoom Arri Lightweight 15-45 mm. Cette configuration permet d’aller très vite et de s’adapter à peu près à n’importe quelle situation en fonction des séquences. Seule la séquence du train a été filmée avec une série Zeiss GO 1,3, essentiellement pour des raisons d’encombrement dans le décor. L’intégralité du film est filtrée avec un huitième de Promist, ce qui m’a permis de casser un peu la trop grande définition que j’avais pu constater sur Melancolia. En outre, il y a eu un énorme travail de texture et de rajout de grain en fonction de chaque séquence sur Scratch à l’étalonnage. Ça c’est vraiment un atout du numérique, puisqu’on peut doser exactement chaque effet sans se soucier d’avoir à changer de pellicule ou de caméra à la prise de vues. La séquence où Joe gare la voiture à la place de Jérôme est marquée par des flares assez présents. Pourtant le soleil ne semble pas être là ! M.A.C. : J’ai tenté quelque chose sur cette séquence, ainsi que sur celle où l’interprète va aborder les deux hommes dans la rue. Les flares sont créés à partir d’une torche placée hors champ. J’avais le sentiment que ça dynamiserait un peu ces séquences qui me paraissaient un peu plates visuellement. En définitive, je ne suis pas très fan du résultat mais comme chacun sait, quand on tente des choses à la prise de vues, il vaut mieux être sûr de son coup ! Autrement, mieux vaut attendre l’étalonnage ou les effets spéciaux si on a les moyens ! En dehors des enjeux techniques, comment avez-vous abordé le tournage des séquences X ? M.A.C. : La plupart du temps, on tournait d’abord ces scènes avec les comédiens en sous-vêtements ou avec des prothèses en présence des doublures. Parfois ces derniers nous faisaient profiter de leur expérience sur les mouvements des corps pour faciliter le cas échéant l’interaction avec la caméra. Leur présence donnait un côté assez décontracté au travail et a permis à tout le monde de se sentir presque à l’aise malgré les nombreux plans X qu’on a dû filmer. Bizarrement ce ne sont pas les séquences de sexe à proprement parler qui étaient les plus difficiles à gérer. Les séquences de discussions entre les comédiens nus par exemple les mettaient bien plus mal à l’aise... Des imprévus, des crises ? M.A.C. : Bizarrement, l’une des difficultés qu’on a pu rencontrer, c’est la quasi généralisation de l’épilation dans le milieu des hardeurs.

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Je peux vous dire que le maquilleur a pas mal souffert tant il a été sollicité pour reconstituer quotidiennement les toisons pubiennes des hommes et des femmes sur le tournage ! Blague à part, le tournage s’est vraiment très bien déroulé, dans une réelle atmosphère de respect sans jamais que personne n’ait le sentiment d’avoir été poussé dans ses retranchements. A vrai dire, je crois que c’est surtout en dehors du tournage, et notamment dans les familles des interprètes que des questions, ou des tensions ont pu se poser. Personne ne savait trop de quoi Lars était capable et Shia LaBoeuf versait de l’huile sur le feu en déclarant à la presse qu’il n’allait pas être doublé… sans que les comédiennes ne soient au courant. Naturellement, tout ça n’était que de la provoc bien organisée ! (Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

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La directrice de la photographie Caroline Champetier, AFC, parle de son travail sur “Holy Motors” de Léos Carax Comment le film se compose-t-il ? Caroline Champetier : Le scénario est composé de dix segments se déroulant sur 24 heures. Une journée et une nuit qui peuvent également représenter la vie entière du personnage, du monstre au tueur, en passant par le père de famille et le vieil homme léguant sa fortune à une jeune nièce. Une variation sur la condition humaine, en même temps qu’une investigation de tous les possibles d’un acteur qui est Denis Lavant. De ce point de vue, il y a dans ce film une sorte d’hommage de la part de Léos Carax à Denis Lavant, son alter ego depuis Boy Meets Girl et à tous les acteurs et actrices. En matière photographique, le scénario était fait d’injonctions techniques plutôt contradictoires. Ce que nous avions mis en place comme dispositif d’images sur Merde, à savoir la vélocité et la disparition de la caméra, les prises de vues nocturnes dans les rues, la grotte, les effets spéciaux…, semblait cette fois-ci démultiplié. Il nous fallait trouver une caméra qui puisse à la fois puiser dans des obscurités quasi totales, saisir des extérieurs jours lumineux, des aubes, être en mouvement dans un petit habitacle sur une grue ou une voiture travelling, permettre les VFX. Le tout avec une ergonomie se rapprochant de celle d’un caméscope comme le DVX100 mais avec un grand capteur. A chaque nouvelle séquence, il fallait résoudre un défi technique qui était souvent en contradiction avec la scène précédente ! Et en termes d’ergonomie, le passage de la DVX100 à la Red Epic n’a pas posé de problème pour la mise en scène ? CC : Dans les séquences tournées à l’intérieur de la limousine, le poids et l’encombrement de la Red Epic ne m’ont jamais gênée. Au contraire, j’ai même retrouvé les mêmes sensations éprouvées lors du tournage de Merde, il y a quatre ans à Tokyo. Grâce à un travail de préparation avec mes assistants Stephen Mack et Bruno Raquillet sur la caméra, on a réussi à l’alimenter par câble en ne conservant que le strict nécessaire (optique et corps caméra), ce qui l’apparente en termes d’encombrement et de poids à un gros appareil photo numérique, les changements de dispositif étaient rapides. Je n’aime pas qu’une optique alourdisse une caméra, j’ai une grande nostalgie des petits Cooke dont j’aurais dû acheter une série. Pour Holy Motors, nous avons utilisé des anciennes optiques Zeiss T2,1 très légères et compactes dont je me suis beaucoup servi avec Jean-Luc Godard. A vrai dire, j’aime utiliser les optiques plus pour ce qu’elles sont physiquement que pour leur rendu que je retravaille par la lumière ou en filtrant. Un choix à l’opposé de l’engouement pour les optiques

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modernes comme les Master Prime ou les Cooke S5 qui semblent toutes concourir pour le titre des plus performantes. Mais ces performances peuvent être dangereuses avec les grands capteurs comme celui de l’Epic, extrêmement défini et sec en regard de la souplesse d’un négatif. La caméra idéale et les optiques idéales n’existaient pas pour Holy Motors et Léos Carax et moi avons longtemps caressé le rêve de tourner en argentique avec une Penelope et une A-Minima Super 16 dans la limousine. Léos et ses précédents directeurs de la photo, JeanYves Escoffier et Eric Gautier, avaient usé du double support, mais il y avait des contraintes financières, et les 500 ISO, plutôt 400, du Super 16 résistaient mal, en comparaison de la sensibilité du capteur de l’Epic en basse lumière et à son rendu des noirs. Et pour les nuits, n’avez-vous pas utilisé d’objectifs plus lumineux ? CC : Tout le film est quasiment en nuit, la question ne se posait pas en ces termes. Il y a un décor dans le film, une séquence qui nous imposait une lumière urbaine sur laquelle je pouvais peu intervenir : la terrasse de la Samaritaine. A part demander l’éclairage de certains bâtiments publics, ce que nous avons fait, je devais me plier à ce qui fait Paris la nuit : le sodium, entre autres, que j’ai amené vers le jaunedoré plus que vers l’orange. Pour cette scène en particulier, nous avons sorti les optiques grandes ouvertures, mais nous nous sommes aperçus que le capteur de la Red Epic n’accepte pas bien ce type d’objectifs quand ils sont utilisés au maximum de leur ouverture. On obtient alors des aplats dans les hautes lumières qui donnent une sensation de flou. Je pense que c’est dans la nature de la cible CMOS qui gère mal la réception de rayons marginaux inhérents aux grandes ouvertures. Quelles sources avez-vous privilégiées ? CC : La grande diversité des situations de prise de vues imposait un matériel électrique différent à chaque séquence. L’ouverture du film, par exemple, qui se déroule à l’aube, m’a imposé une bascule de diaph de 2,8 à 16. En ce qui concerne l’intérieur de la limousine, l’éclairage vient beaucoup de sources intégrées dans le décor et de petites sources LED rapportées. Dans la Samaritaine, qui est désormais un chantier aux allures de vaisseau déserté, nous avons, Stéphane Bourgoin et moi, construit la lumière en nous appuyant sur les sources existantes (des tubes fluos et des ampoules de chantier çà et là). Nous avons réparti des sources de même nature et nous avons travaillé à l’extérieur, rue de l’ArbreSec, sur la façade de Saint-Germain l’Auxerrois, et surtout sur la verrière. Il nous a fallu utiliser plus de 300 kW de lumière pour éclairer l’intégralité du décor, en comptant ce que nous avons disposé hors du lieu lui-même, puisque Léos Carax et moi souhaitions que la pénombre intérieure soit relevée par l’extérieur. Durant trois nuits

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nous avons utilisé un Softsun de 100 kW suspendu à une grue de 80 m, on le voyait depuis Ménilmontant. Albert Prévost, le directeur de production, nous a accompagnés dans ces choix parfois coûteux. A son échelle à lui aussi le film a été une construction savante et risquée. Pour la séquence Motion Capture, il a fallu créer, avec Anaïs Romand et son équipe, un costume lumineux pour le Denis Lavant acrobate, à base de boules phosphorescentes que nous avons éclairées en lumière noire... avec en plus des moments de lumière tungstène, d’où jeu d’orgue et variations de lumière... Léos Carax repousse toujours les limites de ce qui est possible techniquement, il y a du Cocteau en lui. Ces défis techniques sont aussi l’âme du film, comme les maquillages de Bernard Floch, l’esprit du cinéma soufflait pendant ce tournage comme rarement sur un plateau. Le film a dû demander une grande préparation. Comment Léos Carax procède-t-il ? CC : Le scénario de Holy Motors est un vrai outil de travail “ à l’ancienne “ que Léos Carax nourrit au fur et à mesure de la préparation en intégrant des photos prises sur place, avec les intentions de cadrage et d’ambiance. Chaque décor important a donné lieu à de nombreux repérages, puis des répétitions, la Samaritaine notamment, où après une dizaine de séances de repérages techniques, nous avons répété avec Kylie Minogue... Egalement, la séquence musicale de l’église Saint-Merri qui sert “ d’interlude “ au milieu du film, où cinq weekends successifs nous ont permis de mettre au point ce plan séquence au Steadicam qui finit sur une grue en couvrant presque l’intégralité du lieu. Certains décors repérés de longue date ont aussi disparu par la force des choses. C’est le cas de la séquence du double meurtre qui devait à l’origine se tourner en extérieur nuit sur la dalle de Tolbiac au cœur du quartier chinois dans le 13e arrondissement. Mais les difficultés posées par la copropriété qui gère le lieu nous en ont finalement empêchés, nous n’avons usé pour le double meurtre que des soussols infinis, sorte de ville souterraine faites de rues, de parking et d’entrepôts. Et le plan où Kylie Minogue enjambe la balustrade... CC : C’est la précision de l’angle, la hauteur et la focale qui nous ont permis de donner l’illusion du vide. En fait le surplomb sur lequel s’avance Kylie Minogue ne donne pas directement sur le vide, mais sur un simple décrochage du toit juste en dessous. Un matelas et un cascadeur en protection ont suffit pour l’effet. Une définition exacte du vertige qui se joue à quelques centimètres près. Pour les profondeurs nous avons choisi les bâtiments que nous voulions garder éclairés, l’un après l’autre, comme dans un jeu d’enfant. Comment avez-vous tourné les nombreux intérieurs voiture ?

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CC : Nous avons d’abord pensé tourner dans une vraie limousine. Les premiers essais avec Denis et la petite DVX 100 datent de mai 2011. Il en est sorti des images, jour et nuit, qui convenaient bien à Léos. S’est donc ensuite posée la question de tourner dans cette configuration, ou bien de faire faire un décor en studio... Vu le budget de 3,9 millions d’euros, le surcoût d’un tournage en studio était lourd. Mais vu le capharnaüm souhaité par Léos dans cet intérieur limo, l’espèce de “ grenier “ qu’il voulait en faire, nous avons conclu que la création sur mesure d’un faux habitacle était la seule solution viable. Florian Sanson, le chef décorateur s’est chargé de faire construire l’arrière de la limo, en la dilatant légèrement, en l’associant à une cabine avant réelle, ce qui nous permettait de récupérer, à moindre frais, le pare brise, l’ovale de communication et le poste de pilotage. En ce qui concerne les découvertes, mises en œuvre par Alexandre Bon et Christophe Grelié, à partir d’une idée proposée par JeanPierre Beauviala, un ingénieux système compact de projections frontales, à partir de cinq projecteurs vidéo HD suspendus, a pris place sur une structure au-dessus du toit de la limousine. Un sixième projecteur était placé en transparence dans l’axe du pare-brise pour obtenir une image un peu plus brillante. Pourquoi deux systèmes de projection différents ? CC : Pour simuler la différence de luminosité entre le pare-brise qui n’est pas équipé de vitre fumée et les vitres latérales qui, comme dans toute limousine, sont censées l’être. Pour des raisons optiques, on a préféré équiper entièrement la fausse voiture de vitres claires et diminuer en conséquence la luminosité des projections pour donner l’illusion des vitres fumées... Grâce à l’étalonnage des pelures (tournées en RED One) et la mise aux normes en perspective sur les six écrans, je crois que nous avons réussi à restituer le ton et l’esprit des images d’origine captées lors des essais dans la vraie limousine... images floues, allusives, plus poétiques que réalistes. Avez-vous filtré ? CC : A chaque nouvelle cible correspond une structure de filtre, le choix de la Red Epic a été tardif et je n’ai pas eu assez de temps pour faire tous les essais sérieux en la matière. Du coup, j’ai peu filtré, à l’exception de la séquence du Raphaël qui était l’une des plus “ classiques “ du film et pour laquelle je souhaitais ramener de la texture “ argentique “ à l’aide de Tiffen Glimmer. Sur le piqué intrinsèque de l’image, cette caméra, qu’elle soit en 4K ou en 5K, donne tout de même une sensation de surdéfinition qui m’a gênée, et plus encore sur le master vidéo sur lequel nous avons ajouté un effet “ Blur “ de manière à nous éloigner de cette sensation HD. Cela ne remet pas en cause le bon rendu des noirs et des carnations dont est capable la Red Epic.

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Avez-vous ressenti des déceptions sur certaines scènes ? CC : Le rendu des extérieurs jour est encore un problème... Les ciels par exemple qui, pour peu qu’ils soient tournés par temps lumineux, donnent l’impression de “ nuages peints “. Sur ce point, impossible d’atteindre la profondeur et l’échantillonnage de la pellicule, il n’ y a vraisemblablement pas de solution avec cette caméra... Cela me semble vraiment lié au capteur et, à part attendre la Penelope-Delta dont les essais sont très prometteurs sur les hautes lumières, je pense qu’on doit faire avec. A quelle sensibilité avez-vous utilisé la caméra ? CC : J’ai utilisé la caméra à 640 ISO en intérieurs et en nuit, et à 800 ISO en extérieurs jour. Cette méthode peut sembler inhabituelle, mais elle permet de préserver les basses lumières en nuit, et les hautes lumières en jour. Bien sûr, ça nécessite l’emploi de filtres neutres très denses qui coupent également l’infra rouge et qui vont jusqu’au ND24. Vous partagez les crédits photographiques avec Yves Cape, comment s’est passée cette collaboration ? CC : Comme le tournage avait démarré avec un peu de retard et que je m’étais déjà engagée sur un autre film à la suite, je n’ai pas pu achever Holy Motors. J’ai demandé à Yves Cape de venir me remplacer sur la fin des prises de vues, il l’a fait avec beaucoup d’intelligence et de souplesse. Une mission pas toujours évidente quand on arrive à la fin d’un film... Il connaissait une partie de l’équipe, dont le “gaffer“ Stéphane Bourgoin avec qui il avait déjà fait plusieurs films. Les séquences qu’il a été amené à tourner sont celles du Père Lachaise et celle de la grotte, sur laquelle Léos a souhaité poussé la Red Epic dans ses derniers retranchements en termes d’obscurité... Un décor avec très peu de contraste et très peu de lumière, ce qui ne facilite pas le travail du capteur ! Il me semble que ces capteurs de caméras numériques se nourrissent littéralement de la lumière. Il suffit juste d’un point lumineux parfois dans le cadre pour que l’image prenne vie, même dans l’obscurité la plus dense. Au contraire, un dégradé de gris en aplat affole la caméra et peut devenir préjudiciable à l’image, l’étalonnage devient donc un moment déterminant pour comprendre les limites de ces capteurs. Nous avons étalonné avec Alexandra Pocquet qui m’accompagne souvent depuis Un couple parfait de Nobuhiro Suwa. Comme souvent les (la plupart des ?) étalonneuses femmes, elle a une grande exactitude dans son rapport aux noirs, c’est la première chose sur laquelle je travaille sur une image, tout part de là. D’autant que nous espérions depuis le début finaliser en 4K. Je constate cependant, à l’heure où nous sortons les premières copies de série en argentique, que les noirs restent plus beaux en 35 mm, surtout projetés sur des

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écrans Silver… nous venons de faire un test comparatif dans la même salle pour l’ouverture de Paris Cinéma, étrangement personne n’avait fait ce comparatif avant. En conclusion ? CC : C’est toujours l’imaginaire de grands metteurs en scène comme Léos Carax qui fait avancer les nouveaux outils en les plaçant dans des situations telles qu’on aboutit à des images inédites. C’est passionnant à l’échelle d’un film de se retrouver confronté à autant de situations limites, autant d’occasions de créer une palette d’émotions visuelles qui devient le langage d’un film. J’aimerai préciser que l’équipe de tournage a été extraordinairement soudée autour des assistants de Léos, Julie Gouet et Yann Chemin, et que la monteuse Nelly Quetier n’a jamais relâché sa vigilance. Il y a aussi tous les prestataires qui nous ont suivis, soutenus techniquement et financièrement à grand risque parfois, tous ces gens rêvaient le film, c’est pour eux aussi que nous étions heureux et fiers qu’il soit projeté sur l’écran de 25 mètres de base de l’Auditorium Lumière. (Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

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Le directeur de la photographie Darius Khondji, AFC, ASC, parle de son travail sur “Amour” de Michael Haneke Comment avez-vous décidé des grands choix de photographie sur ce film en huis clos ? Darius Khondji : Amour est un film qui a été très préparé, avec un travail de découpage mûri à l’avance. Des cadres aux mouvements de caméra, tout est planifié par Michael Haneke, qui est un réalisateur extrêmement méticuleux en termes d’image et de lumière. Son choix de tourner le film en studio s’est imposé afin de mettre “ à l’aise “ ses comédiens. Il souhaitait que les conditions de tournage soient propices à un jeu le plus naturel qui soit. En ce qui me concerne, même si le studio est souvent associé à des choses très stylisées à l’image, voire expressionnistes, là, le parti pris était exactement à l’opposé. Rendre ce décor comme une sorte “ d’habitacle “ pour nos comédiens, et surtout ne jamais donner l’impression qu’on ne tournait pas en décors naturels… Pour renforcer l’illusion, l’intégralité des plans incluant une vue lisible sur la ville de Paris a été traitée en incrustation par l’équipe de Mikros, à partir de fonds verts placés sur chaque fenêtre dans le champ. Qu’est-ce qui a déterminé votre manière d’éclairer le décor ? DK : On a étudié avec précision la situation “ potentielle “ de l’appartement tel qu’il serait dans la réalité à Paris. En choisissant notamment pour les pièces principales qui donnent sur la ville (salon et chambre) une exposition nord-ouest. De cette façon, la lumière du jour rentrerait toujours de manière indirecte dans ces pièces, en se réfléchissant plus ou moins sur les immeubles voisins. Selon les saisons et les heures de la journée auxquelles se passent les différentes scènes du film, Thierry Baucheron, le chef électricien, et Cyril Kuhnholtz, le chef machiniste, ont mis au point une installation entièrement sur gradateur pour les projecteurs, de manière à pouvoir passer très vite d’une lumière de matin hivernale à une lumière d’après-midi en été ou vice versa selon les besoins du plan de travail (le film se déroulant en temps de narration sur environ un an). Cette configuration sans lutter contre les variations de la lumière solaire était, je le répète, entièrement au service des comédiens. Il y a tout de même une exception, cette scène de cauchemar nocturne… DK : Oui cette scène onirique est le seul écart à cette règle de réalité absolue. C’est peut-être la seule fois où l’on se doute d’une prise de vues en décor… mais c’est viscéralement l’écriture de la scène qui le veut.

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Et le choix de l’Alexa ? DK : C’est moi qui ai suggéré à Michael Haneke de tourner en numérique, un choix qu’il a littéralement embrassé, là encore pour le confort des comédiens. Mais au-delà de cet avantage auquel on pense souvent, j’avais moi-même le sentiment que la précision du numérique allait nous aider à “ enregistrer “ littéralement le temps. Une sorte de captation brute de la réalité, sans aucune stylisation comme peut en ramener la pellicule. En ce qui me concerne, c’est mon premier long métrage en numérique, même si Michael avait déjà filmé Caché de son côté avec des caméras HD. C’est l’apparition sur le marché de l’Alexa qui m’a fait me lancer dans un long métrage comme celui-là. Bien sûr, j’avais pu déjà tester cette caméra en pub ou sur des projets au format court comme des films que je fais pour des amis artistes contemporains. Des échos de tension avec Michael Haneke sur le film ont été relatés … Qu’en a-t-il été exactement ? DK : D’abord, je dois vous dire que vu l’exigence et le talent de Michael Haneke, il y a toujours une certaine tension sur tous ses films. C’était le cas, je me souviens, sur Funny Games US, et je crois savoir que c’est la même chose quand il travaille avec ses autres directeurs de la photo… Cette fois-ci, sur le plateau de Amour, il n’y a pas vraiment eu de tension. Tout s’est bien passé et l’ensemble de l’équipe image s’est, je crois, très bien entendue avec lui. Les soucis sont arrivés en postproduction. Comme nous étions l’un des tout premiers films à choisir de filmer en Raw, les premières tentatives de débayerisation des images ont abouti à des rushes dont la perte de netteté sur certaines valeurs de plan a sérieusement inquiété Michael Haneke. Après quelques semaines d’angoisse, Arri a pu enfin nous fournir une solution logicielle parfaitement au point pour effectuer l’opération. De retour à Paris après deux autres films, j’ai pu enfin découvrir le film traité à travers cette nouvelle chaîne, projeté en 4K au Studio Lincoln, et là j’ai été immédiatement rassuré sur la netteté des images. La netteté lui tient-elle à cœur tout spécialement ? DK : Il est vraiment très à cheval sur la définition de l’image. Je pense que s’il pouvait tourner en 70 mm, ou avec une caméra 8K, il le ferait ! Ses demandes en termes de mise au point et de profondeur de champ sont très précises sur le plateau, et c’est aussi pour cette raison que j’ai tourné presque l’intégralité du film à un diaph de 4. Ce qui correspond visuellement plus ou moins à 2,8 quand on tourne en film. Les optiques étaient des séries Cooke S4 et S5, des optiques dernières générations suffisamment piquées mais qui sont quand même moins chirurgicales dans la mise au point que les Master Prime qu’on avait utilisées ensemble sur le remake de Funny Games. Faire un film sans concession sur la vieillesse avec des visages de légende, et une telle demande sur la définition, n’est-ce pas un

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challenge ? DK : Effectivement, on a voulu filmer comme ça tous les personnages. Maintenant, le film achevé, c’est un rendu photographique que j’assume totalement, tout en reconnaissant que c’est d’abord la volonté de Michael Haneke. Peut-être y a-t-il eu un ou deux gros plans sur Isabelle Huppert que je n’aurais pas exactement traités comme ça, mais à la fin je dois reconnaître que c’est lui qui avait raison ! De toute manière, quand vous travaillez avec un réalisateur aussi exigeant dans ses demandes, vous portez littéralement son point de vue à l’écran. C’est peut-être un hasard, mais, dans ces quelques scènes, Isabelle Huppert est très souvent filmée dos aux fenêtres... DK : On s’est posé la question… mais notamment dans cette scène où elle revient sans prévenir rendre visite à ses parents, on trouvait que c’était plus juste de placer Jean-Louis face à la lumière…, d’un certain coté face à la vérité. Et contre toute attente, placer Isabelle assise dans l’ombre, en contre-jour, c’est finalement assez simple pour conserver une certaine douceur de la lumière sur son visage… Beaucoup d’opérateurs, cette année à Cannes, sont passés au numérique. Considérez-vous, comme certains, cette décision irréversible ? DK : Depuis Amour, j’ai eu l’opportunité de tourner deux autres longs métrages, tous deux en film (To Rome with Love de Woody Allen et le prochain film de James Gray). J’avoue que j’aimerais encore pouvoir choisir le plus longtemps possible l’une ou l’autre solution, en fonction des projets. Je regrette d’ailleurs que la généralisation de l’étalonnage et de la projection numérique ne nous laisse plus trop ce choix, surtout comme moi quand on tourne la plupart du temps en anamorphique. Le résultat final d’une prise de vues 35 Scope scannée – même en 4K – n’arrivant que rarement à reproduire l’image que je garde en mémoire issue de l’étalonnage photochimique. Quoi qu’il en soit, je demeure encore persuadé que le négatif film reste le moyen le plus simple et le plus sûr d’amener tel ou tel projet dans la direction photographique que j’ai ressentie à la lecture du scénario. Un sentiment de contrôle artistique qui me semble simplement moins tangible encore en numérique. En conclusion ? DK : Je tiens à saluer chaleureusement l’intégralité de l’équipe image avec qui j’ai travaillé sur ce film. Des techniciens dont le niveau de qualification et l’engagement n’ont vraiment rien à envier avec les équipes américaines avec qui j’ai plus souvent l’habitude de collaborer. Outre mes chefs machiniste et électricien déjà cités, je souhaite féliciter Joerg Widmer, qui a cadré le film, Julien Andreeti, le pointeur et Christophe Hustache Marmon qui a été notre ingénieur

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de la vision. (Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

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